M.
Jules Simon a sévèrement, mais justement résumé l'histoire du cabinet du 30
janvier : « A l'intérieur, pas de gouvernement : à l'extérieur, pas de
France. » En effet, à l'intérieur une seule politique : la politique de
déférence ; à l'extérieur, la politique d'abdication. M. de Freycinet
abandonna gratuitement la note collective du 7 janvier ; l'entente
franco-anglaise en Egypte fut dissoute par une série lamentable de fautes et
le drapeau français fut impunément insulté à Alexandrie. Cependant
Gambetta était l'objet de la plus odieuse campagne de calomnies et
d'outrages. Intransigeants et réactionnaires, toujours unis, le poursuivaient
des plus basses injures et le débordement d'ingratitude fut effrayant.
Gambetta resta dédaigneux, impassible, confiant dans la justice de
l'histoire. Il avait repris la direction de la République française. Il
acheva et fit achever la rédaction des divers projets préparée pendant son
ministère et il les déposa sur le bureau de la Chambre. C'étaient les propositions
sur le recrutement de l'armée, la réforme de l'organisation judiciaire, la
relégation des récidivistes, la liberté d'association, les rapports des
Compagnies de chemin de fer avec leurs agents commissionnés, l'organisation
administrative de l'enseignement primaire, la retraite assurée aux
instituteurs et institutrices, la suppression des facultés de théologie
catholique, l'exercice public du culte catholique en France, les caisses de
retraite pour les vieillards, les caisses d'assurances en cas de décès et
d'incapacité de travail et les associations de secours mutuel. Gambetta,
nommé président de la commission chargée de réviser la loi sur le recrutement
de l'armée, consacra à cette tâche tous ses efforts et tout son labeur. Ce
fut la dernière qui l'occupa passionnément jusqu'à l'accident fatal du mois
de novembre. Mais
bientôt la politique étrangère de M. de Freycinet le ramena au fort de la
mêlée. La République française dénonça le ministre « imprévoyant,
irrésolu et incapable » qui perdait la Méditerranée, et Gambetta reparut
à la tribune pour crier à M. de Freycinet la terrible apostrophe de Berryer :
« On ne parle pas ainsi de la France ! » M. de
Freycinet, vivement troublé par cette redoutable intervention, essaya de se
disculper, puis retomba dans la série de ses hésitations et faiblesses
habituelles. Il demanda cependant le 15 juillet des crédits pour l'armement
de la flotte. Gambetta, alors reprit la parole pour appuyer la demande de
crédits, mais aussi pour expliquer au service de quelle politique il fallait
employer cet argent, la politique de l'alliance anglaise et non la politique
du soi-disant concert européen qui n'était que le plus misérable des leurres
: Ah ! je sais bien qu'on dit : M. de Bismarck,
il a à la fois toutes les habiletés et toutes les suggestions ; toutes les
fois que la France a un intérêt, ou un dessein, ou un désir, s'il se trouve,
par hasard, que la politique allemande n'y est pas directement contraire, il
faut se méfier. Le piège consiste à présenter à la France comme le résultat
d'un encouragement et comme une exhortation de la politique allemande ce qui
est la défense traditionnelle, antique, de ses plus grands intérêts. Messieurs, il y a eu un temps où cette politique
existait, et cependant alors il n'y avait pas de Prusse. L'histoire est là
pour en déposer : toutes les fois qu'une nation militaire a conquis une
certaine hégémonie dans le monde, elle se mêle volontiers de beaucoup de
choses ; mais c'est justement un hommage à rendre à ce politique aussi ferme
et aussi maître de lui-même qu'audacieux à certaines heures, qu'il ne
s'occupe que des choses qui se rapportent directement à l'intérêt allemand. Or, il a dit et répété bien souvent que toutes ces
querelles « ne valaient pas les os de la carcasse d'un Poméranien ». On
l'oublie trop. Il ne faut pas mettre M. de Bismarck dans toutes les
combinaisons et dans toutes les affaires. N'agissez que d'après votre intérêt
mûrement étudié, mûrement délibéré : quant à l'étranger, on en parle beaucoup
trop et dans des sens trop divers pour la détermination des calculs de la
politique qui doit le mieux servir les intérêts de la France. Eh bien, quand vous serez allés là-bas comme les
mandataires de la conférence, qu'est-ce que vous y ferez ? Vous me dites : Oh
! nous n'irons pas sans précautions ni sûreté, comme vous le croyez : nous
avons pris nos garanties, nous en prendrons encore : nous dirons au concert
européen : Vous nous désirez pour exécuteurs de vos hautes-œuvres, mais
vous ignorez peut-être qu'il y a en Égypte un parti national. Oui, on a découvert que ce peuple qui, comme le
disait Bonaparte, depuis quarante siècles est esclave, est à la veille de
créer ou de retrouver les principes de 1789 dans les hypogées des Pyramides. Et précisément, — je livre toute ma pensée, car je
n'ai rien à cacher, — précisément ce qui me sollicite à l'alliance anglaise,
à la coopération anglaise dans la Méditerranée et en Egypte, c'est que ce que
je redoute le. plus, entendez-le bien ! — outre
cette rupture néfaste, — c'est que vous ne livriez à l'Angleterre, et pour
toujours, des territoires, des fleuves et des passages où notre droit de
vivre et de trafiquer est égal au sien. Ce n'est donc pas pour humilier, pour abaisser,
pour atténuer les intérêts français, que je suis partisan, de l'alliance
anglaise ; c'est parce que je crois Messieurs, qu'on ne peut efficacement les
défendre que par cette union, par cette coopération. S'il y a rupture, tout
sera perdu. Voilà, Messieurs, dans quel esprit je voterai les
crédits : c'est parce que vous avez dit que vous reveniez à l'alliance et à
la coopération anglaise, et que vous avez mis hier la signature de la France
au bas d'une convention nouvelle avec l'Angleterre Je vous donne cet argent ; — je crois qu'il sera insuffisant,
mais je vous le donne avec cette conviction que la Chambre ratifie
aujourd'hui, non pas un vote de crédit, mais un vote de politique et
d'avenir, la Méditerranée restant le théâtre de l'action française, et l’Égypte
étant arrachée au fanatisme musulman, à ces chimères de révolutions, à ces
entreprises d'une soldatesque de caserne, pour rentrer dans l'orbite de la
politique européenne. Voilà pourquoi je donne l'argent, et voilà pourquoi mes
amis peuvent voter avec moi. Les
crédits furent votés. Mais si la première demande de crédits semblait tendre
à une reprise de l'entente anglaise, la seconde demande, déposée quelques
jours plus tard, sous-entendait tout le contraire. M. de Freycinet réclamait
l'autorisation de n'aller qu'au canal de Suez, mais pourquoi ? Pour garder
les derrières des Anglais opérant hardiment contre Arabi, à l'intérieur de
l'Egypte ? Pour surveiller et entraver les Anglais ? L'union républicaine
refusa d'engager sa responsabilité à la suite d'une pareille politique ; la
majorité effrayée proclama l'abstention générale, et le cabinet du 30 janvier
fut renversé. La prédiction de Gambetta se réalisait : M. de Freycinet venait
de livrer à l'Angleterre « des territoires, des fleuves et des passages
où notre droit de vivre et de trafiquer était égal au sien. » Le
discours du 18 juillet 1882 fut le dernier que prononça Gambetta. Le
ministère Freycinet ayant été remplacé par le ministère du 7 août,
gouvernement de dignité à l'extérieur et de réconciliation politique à
l'intérieur, Gambetta soutint énergiquement M. Duclerc et ses collaborateurs.
Il passa la plus grande partie des vacances parlementaires à Paris,
travaillant sans relâche avec ses amis ; puis, à la rentrée des Chambres, il
reprit avec ardeur ses fonctions de président de la commission de l'armée. L'opinion,
si injustement égarée sur son compte pendant quelques mois, lui revenait
alors de toutes parts. Les incidents révolutionnaires de Montceau et de Lyon
démontrèrent la nécessité, tant réclamée par lui, d'un gouvernement fort. La
facile victoire des Anglais en Egypte prouva combien il avait vu clair, dès
la première heure, dans cette malheureuse affaire. On comprit que la défaite
de Gambetta au 26 janvier avait été le recul de la République, de la patrie.
On comprit que sa politique était seule vraiment nationale. On se prit à
espérer que, sous peu, il pourrait reprendre directement en main les affaires
du pays. Et ce fut à ce moment même, à l'heure où il retrouvait ainsi toute
sa popularité d'autrefois, que survint l'accident de Ville-d'Avray (27 novembre).
Gambetta se blessa à la main droite en maniant un révolver et l'accident,
sérieux en lui-même, fut encore aggravé par l'état général de sa santé. Le 17
décembre, une inflammation de l'intestin se déclara, et le progrès du mal fut
effrayant. Gambetta allait mourir de sa vie dépensée sans compter depuis
quinze années au service de la nation ; il succombait pour avoir trop présumé
des forces qu'il avait consacrées tout entières au relèvement de la patrie.
Les journaux intransigeants et réactionnaires continuèrent cependant à
l'injurier jusque sur son lit d'agonie, et il fallut que la presse prussienne
rappelât ces « cannibales de Paris » à la pudeur. Gambetta
ne se vit pas mourir. Il avait un sentiment trop profond de la mission qu'il
lui restait à accomplir, pour soupçonner que la mort brutale pût l'arrêter à
mi-route. Il continua presque jusqu'au dernier jour à s'informer de tous les
grands intérêts qui lui étaient confiés, à donner des conseils, à s'inquiéter
des moindres circonstances de la politique. Les forces pourtant s'en allaient
graduellement. Le 3 décembre, à minuit moins cinq, il s'éteignit sans
souffrance. Il n'avait pas survécu à cette année 1882, si cruelle pour lui et
pour la France. Aussitôt
une immense douleur s'empara de la patrie et devant cette mort tragique dans
la pauvre bicoque de Ville-d'Avray, transformée en lieu de pèlerinage, les
dernières calomnies s'évanouirent. Beaucoup qui l'avaient
méconnu s'inclinèrent tristement devant son cercueil. Il entra de plain-pied
dans la sereine immortalité de l'histoire. Le gouvernement de la République décréta des obsèques nationales à l'organisateur de la défense, et le peuple entier prit le deuil. Le jour de ses funérailles, ce fut derrière son cercueil, une fédération de toute la France, de la France civile et de la France militaire. Il n'y eut pas une ville française qui ne fût représentée : Strasbourg, Metz et Colmar marchaient en tête du cortège. |