Le
cabinet du 14 novembre fut un cabinet d'Union républicaine : MM. Cazot, Paul
Bert, Allain-Targé, Waldeck-Rousseau, Devès, Rouvier, Raynal, Cochery,
Proust, Spuller, Blandin, Martin-Feuillée, Félix Faure, Chalamel et Lelièvre,
en furent les principaux membres. Le
général Campenon fut nommé à la guerre et M. Gougeard à la marine. Ce
ministère était jeune, actif, homogène. Il fut médiocrement accueilli par
l'opinion, malgré l'éclat du nom de Gambetta et la valeur de ses auxiliaires. Depuis
quatre mois, le public avait été séduit par l'annonce d'un soi-disant
« grand ministère », qui devait comprendre, sous Gambetta, tous les
présidents et anciens présidents, M. Ferry, M. Léon Say, M. Brisson, M. de
Freycinet, et la réclame de cette combinaison artificielle avait été telle
qu'elle s'était même imposée à Gambetta. Il dut commencer par -essayer de
former « le grand ministère », et il y consacra en effet tous ses efforts
pendant trois jours. Mais Al. Say ne put se mettre d'accord avec lui sur les
questions économiques, et M. de Freycinet, après une première acceptation, se
déroba. Gambetta eût pu alors, se récuser, dénoncer au pays la coalition qui
était déjà toute formée contre lui. Il aima mieux lutter. Le
ministère Gambetta ne dura pas trois mois. Entré en fonctions le 14 novembre
avec une déclaration qui disait fièrement : « Notre politique sera celle
de la France », il tomba le 26 janvier parce qu'il avait été fidèle à
cette déclaration. Gambetta
pensait que la République une fois fondée devait cesser d'être une petite
chapelle ouverte seulement à ceux de la veille, qu'elle devait devenir un
vaste édifice ouvert A tous les Français qui se rallieraient à ses
institutions et où seraient admis tous ceux, militaires ou civils, qui
pourraient servir utilement sous des ministres républicains. Le général de
Miribel fut nommé chef de l'état-major général, le maréchal Canrobert fut
appelé avec le général de Galiffet au conseil supérieur de la guerre, M.
J.-J. Weiss fut nommé directeur politique aux affaires étrangères, M. de
Chaudordy et M. de Courcel furent envoyés comme ambassadeurs à
Saint-Pétersbourg et à Berlin. — Les journaux intransigeants crièrent à la
dictature et annoncèrent que Gambetta préparait un coup d'État. Gambetta
pensait que la République devait tenir haut et ferme devant l'étranger le
drapeau national et pratiquer une politique digne et forte, tout en restant
pacifique. L'organisation de la Tunisie fut préparée sur un plan nouveau —
discours prononcés à la Chambre et au Sénat le 1er et le 10 décembre — ; M.
Roustan fut renvoyé à son poste malgré le triste verdict de quelques
bourgeois effrayés ; l'intervention collective de la France et de
l'Angleterre en Egypte pour y rétablir l'ordre et la paix contre les
insurrections de la soldatesque, fut solidement nouée par la note du 7
janvier. — Les chefs de la « campagne de la peur » proclamèrent que
Gambetta voulait la guerre. Gambetta
pensait que le pouvoir n'est pas un vain titre et qu'il n'est qu'une manière
digne de l'exercer, c'est de gouverner, d'appliquer un programme, de ne pas
fuir les responsabilités. L'énergique circulaire du ministre de l'intérieur
mit un frein aux empiétements scandaleux des députés d'arrondissement sur
l'administration. La création des deux ministères nouveaux de l'agriculture
et des arts fut défendue à la tribune des deux Chambres comme étant
l'exercice d'une prérogative essentielle du pouvoir exécutif. Le président du
conseil fut un vrai chef de gouvernement. Les droits de l'Etat cessèrent
d'être méconnus. — La même coalition des révolutionnaires et des
réactionnaires cria que la liberté était confisquée, que les
« autoritaires » projetaient de ramener le pays aux plus mauvais
jours de l'Empire. Gambetta
avait pensé qu'il ne devait obéissance qu'à la volonté de la nation, telle
qu'elle résultait des votes du 21 août — élections législatives — et du 8
janvier — élections pour le renouvellement du tiers du Sénat —. Les électeurs
du suffrage restreint comme ceux du suffrage universel n'avaient pas réclamé
d'autre révision qu'une rénovation sagement limitée à l'élargissement de la
base électorale du Sénat, au changement du mode d'élection des inamovibles et
à la suppression des prérogatives financières de la haute assemblée. Un
projet fut préparé à cet effet. Mais aussitôt, la coalition nomma une
commission de 33 membres, qui réclama pour le Congrès le droit de réviser
toute la Constitution. C'était une réclamation contraire à l'esprit même de
la Constitution. C'était le retour à la politique néfaste du « tout ou
rien ». Et la révision fut effectivement enterrée. Gambetta
pensait enfin que la France républicaine ne pouvait être dignement
représentée que par des hommes indépendants, capables de voir haut et loin,
et, pour que la France eut cette assemblée qui la sauverait de toute anarchie
comme de tout despotisme, pour affranchir la Chambre du 21 août du joug des
comités de clocher, il proposait l'inscription du scrutin de liste dans la
charte constitutionnelle. C'était la sagesse et la prévoyance mêmes. Mais la
Chambre avait perdu tout sang-froid ; une tempête éclata, les accusations les
plus folles furent lancées dans le public, et la chute du ministère fut
décidée. Gambetta
fut en effet renversé le 26 janvier par un vote où toute la droite sans
exception était unie à l'extrême gauche et à la gauche radicale. Le président
du conseil avait exposé dans son discours le mécanisme réel de la
Constitution, la raison politique de son projet de révision et l'impérieuse
nécessité du scrutin de liste. Il avait annoncé le dépôt immédiat des
nombreux projets de lois préparés par ses collègues et par lui, et qui
donnaient aux aspirations de la démocratie le contentement le plus large. Il
finissait par une superbe protestation contre les accusations de dictature
mises en circulation contre lui : Eh bien, Messieurs, aujourd'hui, avec ce sentiment
profond de responsabilités que vous m'avez imposées, je vous dis à vous-mêmes
: Je crois, j'estime que si vous êtes assurés de sortir dans quatre ans d'ici
par la porte du scrutin de liste, de ne relever, à ce moment, que du
département tout entier, je dis que votre politique changera, et je dis que
c'est là la consécration essentielle de notre projet. J'entends bien qu'on me dit : Non ! Eh bien, vous
verrez, Messieurs, qu'un avenir prochain démontrera la justesse de nies
paroles, et cela parce que j'ai la conviction intime et profonde, quand je
vous résiste, quand je lutte contre vous, d'avoir le douloureux et impérieux
devoir de vous déclarer que c'est une nécessité de gouvernement. Si, quand je vous dis ces choses, si, quand
j'invoque le vote que vous avez rendu il y a six mois à peine, quand je vous
fais voir la nécessité de l'exécution de ces engagements, quand je vous
démontre l'utilité de réviser l'article 1er, paragraphe 2, afin d'arriver,
avec le concours du Sénat, à une révision partielle, quand je dis cela, si
vous ne m'écoutez pas, si vous croyez que je rêve l'amoindrissement et la
dissolution prématurée de la Chambre, je ne puis vous convaincre. Je ne puis mettre en face de vos appréhensions que
ma loyauté, que la sincérité de mes paroles, que les projets que nous avons
préparés, enfin que mon passé. et je fais appel à
vos consciences. Oui, je pense que cette légion républicaine avec
laquelle j'ai débuté, avec laquelle j'ai passé à travers les luttes et les
épreuves, ne nous fera pas plus défaut au jour du succès qu'elle ne nous a
fait défaut au jour de la bataille. Dans tous les cas, ce sera sans amertume,
surtout sans l'ombre d'un sentiment personnel blessé, que je m'inclinerai
sous votre verdict. Car, quoi qu'on en ait dit, il y a quelque chose
que je place au-dessus de toutes les ambitions, fussent-elles légitimes,
c'est la confiance des républicains, sans laquelle je ne pourrais accomplir
ce qui est, — j'ai bien quelque droit de le dire, — ma tâche dans ce pays :
le relèvement de la patrie. Une heure après le vote de la chambre, Gambetta remettait sa démission au président de la République. Le 30 janvier, M. de Freycinet forma une nouvelle administration. |