La
période électorale fut signalée par deux discours-programmes de Gambetta, le
premier à Tours, le second à Ménilmontant, XXe arrondissement de Paris, où il
était candidat, ayant décliné toute autre candidature. A Tours, Gambetta se
déclara pour une révision limitée de la Constitution, révision que le vote du
9 juin avait rendue inévitable. En effet, dès le lendemain du rejet du
scrutin de liste et de la loi sur l'instruction laïque, il s'était produit
dans toute la démocratie un irrésistible mouvement pour renouveler et
rajeunir la haute Assemblée. Élargir les bases du Sénat, en donnant aux
communes une représentation proportionnelle dans les collèges sénatoriaux,
telle était la réforme le plus généralement réclamée. Gambetta accepta cette
révision, comme MM. Jules Ferry, Brisson, Léon Say et Freycinet l'acceptèrent
alors ou bientôt. Il pensait encore qu'on pouvait profiter de l'occasion pour
assurer d'une manière définitive l'avenir du scrutin de liste, pour en
inscrire le principe, avec celui de l'élection sénatoriale, dans l'arche de
la Constitution. Ainsi la révision était la conséquence logique du rejet de
la réforme électorale. « Comme un député qui aspire à influer sur la
direction de la chose publique ne peut apparemment rester en l'air, comme
c'est une nécessité qu'il s'appuie sur quelqu'un et quelque chose, que
pouvait faire Gambetta repoussé gratuitement d'un côté, si ce n'est se
rejeter de l'autre ? » Il se rejeta donc de cet autre côté, mais avec une
modération extrême, et il y trouva une force beaucoup plus entraînante, un
mouvement beaucoup plus large et profond qu'il n'avait supposé. La
question de la révision ainsi traitée à Tours, Gambetta, dans le discours du
12 août, aborda successivement les autres points de son programme politique.
C'était, dans ce magistral programme : la réforme judiciaire par la
réorganisation des cours et des tribunaux, par la suppression progressive des
tribunaux d'arrondissement et l'extension de la compétence des juges de paix
; la décentralisation administrative, mais sans détriment de la centralité
politique et de l'unité nationale ; la suppression du volontariat d'un an ;
la réduction du service militaire, mais seulement lorsque la composition des
cadres de sous-officiers aurait permis de l'effectuer sans porter atteinte à
la sécurité nationale ; l'établissement d'un impôt sur le revenu ; le
maintien du concordat, mais en respectant strictement ses clauses, en
supprimant notamment le traitement alloué aux desservants, pour le remplacer
par une simple indemnité ; la suppression des biens de main-morte, — et, à
l'extérieur, la politique « des mains libres et des mains nettes » : Chers concitoyens, il me semble, quant à moi, que
lorsque je vois la société française progresser dans le calme, dans la
liberté, dans le travail, il viendra bien un jour où les problèmes posés se
résoudront peut-être par le progrès du droit des gens et par le triomphe de
l'esprit pacifique. Il n'y a pas que l'épée pour délier les nœuds gordiens ;
il n'y a pas que la force pour résoudre les problèmes extérieurs : l'esprit
de droit et de justice est bien aussi quelque chose. Et qui donc oserait dire
qu'il ne viendra pas un jour de consentement mutuel pour la justice dans
cette vieille Europe dont nous sommes les aînés ? Qui donc oserait dire que
c'est là un espoir chimérique ? Je ne crois pas dépasser là
mesure de la sagesse et de la prudence politiques en désirant que mon
gouvernement, que ma République, la République démocratique que vous savez,
soit attentive, vigilante, prudente, toujours mêlée avec courtoisie aux
affaires qui la touchent dans le monde, mais toujours éloignée de l'esprit de
conflagration, de conspiration et d'agression. Et alors je pense, j'espère
que je verrai ce jour où, par la majesté du droit, de la vérité et de la
justice, nous retrouverons, nous rassemblerons les frères séparés. La
réunion de Ménilmontant — première circonscription du XXe arrondissement —
avait été absolument calme et digne. La réunion de Charonne (deuxième
circonscription), qui eut lieu quelques jours plus tard et où Gambetta
comptait traiter des questions sociales, fut tout le contraire (17 août). Gambetta y fut accueilli par
les clameurs furibondes d'un clan d'intransigeants et de réactionnaires. Il
ne put parler. Après avoir protesté contre la « servitude par le silence »
qu'inauguraient « ces esclaves ivres », il se retira. Il y eut en
France, sauf dans les partis extrêmes, un immense cri d'indignation contre
ces honteuses scènes de violence et contre cette basse ingratitude. Le 21
août, Gambetta fut élu dans la première circonscription de Belleville par 4.510
voix contre 3,536 données au candidat intransigeant. En ballotage dans la
seconde où il avait réuni cependant une forte majorité relative, il se
désista. L'ensemble
des élections donnait 457 députés républicains et 90 réactionnaires, dont 45
bonapartistes. Les élections
furent aussi bonnes qu'elles pouvaient l'être avec le petit scrutin. Si le
parti révolutionnaire gagna quelques sièges dans les grandes villes, la
réaction perdit environ le tiers des siens dans les campagnes. Comme
composition, c'était en somme la Chambre de 1876 et de 1877 qui était réélue
pour la troisième fois. Mais comme esprit, elle avait beaucoup changé.
L'Assemblée républicaine du 14 octobre n'avait pas en effet été ramenée par
le scrutin d'arrondissement : elle l'avait été « par le scrutin de liste
élevé à sa plus haute pression, l'unité de liste, » et c'était précisément
cette impersonnalité du scrutin originel qui lui avait permis de mener à
bonne fin une part si importante de son mandat. Elle n'hésita, ne marcha d'un
pas incertain, que le jour où les liens de l'arrondissement commencèrent à
s'appesantir sur elle, et sa majorité l'avait si bien senti que c'était
surtout pour en éviter l'aggravation dans l'avenir qu'elle avait voté le
projet de M. Bardoux. Au contraire la Chambre du 21 août était, dans toute la
force du terme, une Chambre d'arrondissement. Cela fut visible dès les
premiers jours. Cette Chambre n'était évidemment pas l'image franche et nette
de la France républicaine. Le même homme, député du scrutin d'arrondissement
ou député du scrutin de liste, n'est pas du tout le même député. C'était le
moins bon député qu'on avait. Cependant
la manifestation électorale du 21 août disait d'une voix que le petit scrutin
n'avait que légèrement affaiblie : « Ce que veut la France républicaine,
c'est un gouvernement fort et stable, un gouvernement qui ait une volonté. Et
le suffrage universel ajoutait, en dépit de la campagne personnelle qui avait
été si violemment menée contre Gambetta, en dépit du détachement injuste,
mais fatal, qu'elle avait produit dans un grand nombre d'esprits : « Au
début de la nouvelle législature, c'est Gambetta qui doit prendre les
affaires. » D'aucuns, hommes d'expérience et de froid bon sens, eurent
beau dire : « Mais on a rejeté le scrutin de liste, Gambetta ne peut pas
gouverner sans lui ; ç'est à ceux qui se flattent de pouvoir gouverner avec
le scrutin d'arrondissement qu'il faut s'adresser. » On fit semblant de
ne pas comprendre. On trouvait tout naturel que M. Jules Ferry renonçât au
pouvoir dans un état de choses qui n'était com promis, à l'intérieur comme à
l'extérieur, que par son erreur ou par la faute de ses amis. On eût trouvé
tout simple que M. Say, M. Henri Brisson, M. de Freycinet ou M. Clémenceau
eussent refusé une situation si obérée, en alléguant que la situation était
incompatible avec leur manière d'entendre le gouvernement. Mais si Gambetta
eût répondu à ceux qui lui offraient la direction des affaires dans des
conditions aussi défavorables, alors qu'au beau temps on s'était bien gardé
de lui faire appel : « Je ne me charge pas de gouverner quand on m'en a
préalablement refusé les moyens. Le pouvoir m'est offert comme un piège. Je
refuse le piège et le pouvoir », on aurait déclaré, d'une voix presque
unanime, que ce refus si justifié était chose monstrueuse. Donc
tous disaient, les uns parce qu'ils étaient animés de généreuses espérances,
les autres parce qu'ils cachaient des desseins un peu moins élevés : il faut
que Gambetta soit premier ministre. Plus la situation empirait par
l'exploitation des fautes commises en Tunisie, par l'odieuse campagne des
meetings « d'indignation », par le retard capricieux apporté à la
convocation des Chambres, — plus on proclamait de toutes parts la nécessité
d'appeler Gambetta. L'opération savamment menée réussissait à souhait : le « dictateur
était bien acculé à la porte du conseil ». Gambetta
vit parfaitement quel était le jeu de ses adversaires coalisés. Mais, s'il ne
se fit aucune illusion sur les suites de ces manœuvres, il vit surtout que
l'immense majorité du pays comptait sincèrement sur lui, qu'elle attendait de
lui seul les garanties de gouvernement qui faisaient défaut. Qu'il y eût
quelque naïveté dans cette attente et surtout une complète ignorance de la
coalition souterraine, cela était certain. Mais Gambetta pensa qu'il est des
appels auxquels un patriote ne saurait se dérober, et il prit gaîment son
parti. Il fit entendre dans son discours du Neubourg, dès le 4 septembre, et
plus tard, vers la fin d'octobre, au Havre, que si la chambre le désignait au
choix du président de la République, il ne déclinerait pas le pouvoir. Il se
produisit aussitôt dans le pays un immense mouvement de confiance. Les
discours de Honfleur et de Pont-l'Évêque (6 et 7 septembre), du Havre et de Quillebœuf (25 et 26
octobre), furent
consacrés à l'étude des questions ouvrières, industrielles et commerciales. Enfin la
chambre se réunit le 28 octobre et, le même jour, une majorité aussi
imposante qu'hétérogène nomma Gambetta président provisoire. Gambetta déclara
le lendemain, dans une courte allocution, « qu'il s'efforcerait de se
rendre digne de la manifestation politique que la Chambre avait voulu faire,
qu'il n'en méconnaissait ni le caractère ni la portée ». Il ne
méconnaissait pas non plus les vraies dispositions de la Chambre, et les
séances du 6 au 9 novembre où furent discutées les interpellations sur les
affaires tunisiennes ne furent pas pour lui prouver qu'il s'était trompé. Appelée
à ratifier la rapide campagne qui nous valait une admirable annexe de
l'Algérie et rétablissait, devant le monde, notre prestige affaibli, la
Chambre ne sut prendre aucun parti. Dans cette grande affaire française, elle
n'avait qu'à parler français. Et deux heures durant elle se montra incapable
de le faire, cherchant à concilier dans une même formule ce qui était
inconciliable : l'honneur du pays et les lâches prétentions de quelques
comités. Après le rejet fiévreux de vingt propositions diverses, il fallut,
pour que la lumière se fit, que Gambetta, paraissant à la tribune, rappelât
vigoureusement l'Assemblée au sentiment de la patrie ; il proposa l'ordre du
jour suivant : La Chambre résolue à l'exécution intégrale du
traité souscrit par la nation française le 12 mai 1881, passe à l'ordre du
jour. Gambetta descendit de la tribune au milieu des acclamations et, aussitôt, heureuse, délivrée du cauchemar, sauvée d'elle-même, la majorité adopta par 355 voix l'ordre du jour français. Le lendemain, M. Jules Ferry remit entre les mains du président de la République la démission du cabinet, et Gambetta, appelé sur l'heure à l'Elysée, accepta la mission de former une nouvelle administration. M. Grévy donna carte blanche à Gambetta. Gambetta prévint le Président que, s'il y avait révision constitutionnelle, il demanderait l'autorisation de défendre le scrutin de liste devant le congrès. |