LÉON GAMBETTA

 

CHAPITRE IX. — LES ÉLECTIONS DE 1881.

 

 

La période électorale fut signalée par deux discours-programmes de Gambetta, le premier à Tours, le second à Ménilmontant, XXe arrondissement de Paris, où il était candidat, ayant décliné toute autre candidature. A Tours, Gambetta se déclara pour une révision limitée de la Constitution, révision que le vote du 9 juin avait rendue inévitable. En effet, dès le lendemain du rejet du scrutin de liste et de la loi sur l'instruction laïque, il s'était produit dans toute la démocratie un irrésistible mouvement pour renouveler et rajeunir la haute Assemblée. Élargir les bases du Sénat, en donnant aux communes une représentation proportionnelle dans les collèges sénatoriaux, telle était la réforme le plus généralement réclamée. Gambetta accepta cette révision, comme MM. Jules Ferry, Brisson, Léon Say et Freycinet l'acceptèrent alors ou bientôt. Il pensait encore qu'on pouvait profiter de l'occasion pour assurer d'une manière définitive l'avenir du scrutin de liste, pour en inscrire le principe, avec celui de l'élection sénatoriale, dans l'arche de la Constitution. Ainsi la révision était la conséquence logique du rejet de la réforme électorale. « Comme un député qui aspire à influer sur la direction de la chose publique ne peut apparemment rester en l'air, comme c'est une nécessité qu'il s'appuie sur quelqu'un et quelque chose, que pouvait faire Gambetta repoussé gratuitement d'un côté, si ce n'est se rejeter de l'autre ? » Il se rejeta donc de cet autre côté, mais avec une modération extrême, et il y trouva une force beaucoup plus entraînante, un mouvement beaucoup plus large et profond qu'il n'avait supposé.

La question de la révision ainsi traitée à Tours, Gambetta, dans le discours du 12 août, aborda successivement les autres points de son programme politique. C'était, dans ce magistral programme : la réforme judiciaire par la réorganisation des cours et des tribunaux, par la suppression progressive des tribunaux d'arrondissement et l'extension de la compétence des juges de paix ; la décentralisation administrative, mais sans détriment de la centralité politique et de l'unité nationale ; la suppression du volontariat d'un an ; la réduction du service militaire, mais seulement lorsque la composition des cadres de sous-officiers aurait permis de l'effectuer sans porter atteinte à la sécurité nationale ; l'établissement d'un impôt sur le revenu ; le maintien du concordat, mais en respectant strictement ses clauses, en supprimant notamment le traitement alloué aux desservants, pour le remplacer par une simple indemnité ; la suppression des biens de main-morte, — et, à l'extérieur, la politique « des mains libres et des mains nettes » :

Chers concitoyens, il me semble, quant à moi, que lorsque je vois la société française progresser dans le calme, dans la liberté, dans le travail, il viendra bien un jour où les problèmes posés se résoudront peut-être par le progrès du droit des gens et par le triomphe de l'esprit pacifique. Il n'y a pas que l'épée pour délier les nœuds gordiens ; il n'y a pas que la force pour résoudre les problèmes extérieurs : l'esprit de droit et de justice est bien aussi quelque chose. Et qui donc oserait dire qu'il ne viendra pas un jour de consentement mutuel pour la justice dans cette vieille Europe dont nous sommes les aînés ? Qui donc oserait dire que c'est là un espoir chimérique ? Je ne crois pas dépasser mesure de la sagesse et de la prudence politiques en désirant que mon gouvernement, que ma République, la République démocratique que vous savez, soit attentive, vigilante, prudente, toujours mêlée avec courtoisie aux affaires qui la touchent dans le monde, mais toujours éloignée de l'esprit de conflagration, de conspiration et d'agression. Et alors je pense, j'espère que je verrai ce jour où, par la majesté du droit, de la vérité et de la justice, nous retrouverons, nous rassemblerons les frères séparés.

 

La réunion de Ménilmontant — première circonscription du XXe arrondissement — avait été absolument calme et digne. La réunion de Charonne (deuxième circonscription), qui eut lieu quelques jours plus tard et où Gambetta comptait traiter des questions sociales, fut tout le contraire (17 août). Gambetta y fut accueilli par les clameurs furibondes d'un clan d'intransigeants et de réactionnaires. Il ne put parler. Après avoir protesté contre la « servitude par le silence » qu'inauguraient « ces esclaves ivres », il se retira. Il y eut en France, sauf dans les partis extrêmes, un immense cri d'indignation contre ces honteuses scènes de violence et contre cette basse ingratitude.

Le 21 août, Gambetta fut élu dans la première circonscription de Belleville par 4.510 voix contre 3,536 données au candidat intransigeant. En ballotage dans la seconde où il avait réuni cependant une forte majorité relative, il se désista.

L'ensemble des élections donnait 457 députés républicains et 90 réactionnaires, dont 45 bonapartistes.

Les élections furent aussi bonnes qu'elles pouvaient l'être avec le petit scrutin. Si le parti révolutionnaire gagna quelques sièges dans les grandes villes, la réaction perdit environ le tiers des siens dans les campagnes. Comme composition, c'était en somme la Chambre de 1876 et de 1877 qui était réélue pour la troisième fois. Mais comme esprit, elle avait beaucoup changé. L'Assemblée républicaine du 14 octobre n'avait pas en effet été ramenée par le scrutin d'arrondissement : elle l'avait été « par le scrutin de liste élevé à sa plus haute pression, l'unité de liste, » et c'était précisément cette impersonnalité du scrutin originel qui lui avait permis de mener à bonne fin une part si importante de son mandat. Elle n'hésita, ne marcha d'un pas incertain, que le jour où les liens de l'arrondissement commencèrent à s'appesantir sur elle, et sa majorité l'avait si bien senti que c'était surtout pour en éviter l'aggravation dans l'avenir qu'elle avait voté le projet de M. Bardoux. Au contraire la Chambre du 21 août était, dans toute la force du terme, une Chambre d'arrondissement. Cela fut visible dès les premiers jours. Cette Chambre n'était évidemment pas l'image franche et nette de la France républicaine. Le même homme, député du scrutin d'arrondissement ou député du scrutin de liste, n'est pas du tout le même député. C'était le moins bon député qu'on avait.

Cependant la manifestation électorale du 21 août disait d'une voix que le petit scrutin n'avait que légèrement affaiblie : « Ce que veut la France républicaine, c'est un gouvernement fort et stable, un gouvernement qui ait une volonté. Et le suffrage universel ajoutait, en dépit de la campagne personnelle qui avait été si violemment menée contre Gambetta, en dépit du détachement injuste, mais fatal, qu'elle avait produit dans un grand nombre d'esprits : « Au début de la nouvelle législature, c'est Gambetta qui doit prendre les affaires. » D'aucuns, hommes d'expérience et de froid bon sens, eurent beau dire : « Mais on a rejeté le scrutin de liste, Gambetta ne peut pas gouverner sans lui ; ç'est à ceux qui se flattent de pouvoir gouverner avec le scrutin d'arrondissement qu'il faut s'adresser. » On fit semblant de ne pas comprendre. On trouvait tout naturel que M. Jules Ferry renonçât au pouvoir dans un état de choses qui n'était com promis, à l'intérieur comme à l'extérieur, que par son erreur ou par la faute de ses amis. On eût trouvé tout simple que M. Say, M. Henri Brisson, M. de Freycinet ou M. Clémenceau eussent refusé une situation si obérée, en alléguant que la situation était incompatible avec leur manière d'entendre le gouvernement. Mais si Gambetta eût répondu à ceux qui lui offraient la direction des affaires dans des conditions aussi défavorables, alors qu'au beau temps on s'était bien gardé de lui faire appel : « Je ne me charge pas de gouverner quand on m'en a préalablement refusé les moyens. Le pouvoir m'est offert comme un piège. Je refuse le piège et le pouvoir », on aurait déclaré, d'une voix presque unanime, que ce refus si justifié était chose monstrueuse.

Donc tous disaient, les uns parce qu'ils étaient animés de généreuses espérances, les autres parce qu'ils cachaient des desseins un peu moins élevés : il faut que Gambetta soit premier ministre. Plus la situation empirait par l'exploitation des fautes commises en Tunisie, par l'odieuse campagne des meetings « d'indignation », par le retard capricieux apporté à la convocation des Chambres, — plus on proclamait de toutes parts la nécessité d'appeler Gambetta. L'opération savamment menée réussissait à souhait : le « dictateur était bien acculé à la porte du conseil ».

Gambetta vit parfaitement quel était le jeu de ses adversaires coalisés. Mais, s'il ne se fit aucune illusion sur les suites de ces manœuvres, il vit surtout que l'immense majorité du pays comptait sincèrement sur lui, qu'elle attendait de lui seul les garanties de gouvernement qui faisaient défaut. Qu'il y eût quelque naïveté dans cette attente et surtout une complète ignorance de la coalition souterraine, cela était certain. Mais Gambetta pensa qu'il est des appels auxquels un patriote ne saurait se dérober, et il prit gaîment son parti. Il fit entendre dans son discours du Neubourg, dès le 4 septembre, et plus tard, vers la fin d'octobre, au Havre, que si la chambre le désignait au choix du président de la République, il ne déclinerait pas le pouvoir. Il se produisit aussitôt dans le pays un immense mouvement de confiance.

Les discours de Honfleur et de Pont-l'Évêque (6 et 7 septembre), du Havre et de Quillebœuf (25 et 26 octobre), furent consacrés à l'étude des questions ouvrières, industrielles et commerciales.

Enfin la chambre se réunit le 28 octobre et, le même jour, une majorité aussi imposante qu'hétérogène nomma Gambetta président provisoire. Gambetta déclara le lendemain, dans une courte allocution, « qu'il s'efforcerait de se rendre digne de la manifestation politique que la Chambre avait voulu faire, qu'il n'en méconnaissait ni le caractère ni la portée ».

Il ne méconnaissait pas non plus les vraies dispositions de la Chambre, et les séances du 6 au 9 novembre où furent discutées les interpellations sur les affaires tunisiennes ne furent pas pour lui prouver qu'il s'était trompé. Appelée à ratifier la rapide campagne qui nous valait une admirable annexe de l'Algérie et rétablissait, devant le monde, notre prestige affaibli, la Chambre ne sut prendre aucun parti. Dans cette grande affaire française, elle n'avait qu'à parler français. Et deux heures durant elle se montra incapable de le faire, cherchant à concilier dans une même formule ce qui était inconciliable : l'honneur du pays et les lâches prétentions de quelques comités. Après le rejet fiévreux de vingt propositions diverses, il fallut, pour que la lumière se fit, que Gambetta, paraissant à la tribune, rappelât vigoureusement l'Assemblée au sentiment de la patrie ; il proposa l'ordre du jour suivant :

La Chambre résolue à l'exécution intégrale du traité souscrit par la nation française le 12 mai 1881, passe à l'ordre du jour.

 

Gambetta descendit de la tribune au milieu des acclamations et, aussitôt, heureuse, délivrée du cauchemar, sauvée d'elle-même, la majorité adopta par 355 voix l'ordre du jour français. Le lendemain, M. Jules Ferry remit entre les mains du président de la République la démission du cabinet, et Gambetta, appelé sur l'heure à l'Elysée, accepta la mission de former une nouvelle administration. M. Grévy donna carte blanche à Gambetta. Gambetta prévint le Président que, s'il y avait révision constitutionnelle, il demanderait l'autorisation de défendre le scrutin de liste devant le congrès.