LÉON GAMBETTA

 

CHAPITRE VII. — LE PROGRAMME DE ROMANS.

 

 

Mais alors, presque immédiatement, commença pour lui la période la plus difficile de sa vie politique. En effet, le chef reconnu, acclamé de la démocratie républicaine ne pouvait pas être, quoi qu'il fit, un président de la commission du budget comme un autre. « Tant vaut l'homme, tant vaut la fonction » est un vieux proverbe. Les circonstances contribuèrent naturellement à grandir l'autorité de Gambetta comme directeur du principal comité parlementaire, et ses qualités personnelles la grandirent encore : le zèle et l'activité qu'il mettait à s'informer par lui-même des moindres détails, l'énergie d'impulsion qu'il apporta à l'œuvre tout entière de la commission, la hardiesse avec laquelle il poursuivit l'accomplissement des réformes démocratiques, la fermeté dont il fit preuve à chaque occasion pour la défense des droits essentiels de l'Etat et des prérogatives indispensables du pouvoir. Alors même qu'il avait été dans l'opposition, Gambetta s'était montré résolument, dans toute la force du mot, un homme de gouvernement. Maintenant, dans un pays où l'idée de gouvernement avait subi, depuis plusieurs années, de très rudes atteintes, il put sembler parfois qu'une partie de l'État s'incarnait en lui. Comme il était l'ami personnel de tous les collègues de Dufaure et qu'il avait publiquement approuvé, dans son ensemble, le programme politique du cabinet du 14 décembre, comme ses conseils étaient recherchés par tous et généralement estimés sages, compétents et judicieux, comme il était reconnu qu'on se trouvait bien de suivre ses avis parce qu'ils répondaient d'ordinaire, d'une manière exacte, aux nécessités de la situation et aux aspirations du pays, un courant régulier de communication s'établit entre les ministres et lui, et Gambetta fut consulté sur presque toutes les grandes affaires.

Tout cela assurément était loin de constituer pour le développement des institutions républicaines une situation défavorable. Dans les conditions du moment, entre la mauvaise humeur de l'Élysée vaincu et l'hostilité sourde de la majorité réactionnaire du Sénat, c'était même le seul modus vivendi qui permît d'employer d'une manière efficace, au service de la démocratie, toutes les bonnes volontés et toutes les influences. Et l'immense majorité du parti républicain le comprenait ainsi. Mais comme cette situation ne répondait pas à la vérité parlementaire et comme la bonne foi n'est pas sans mélange dans le monde politique, il arriva qu'elle donna lieu à des méprises volontaires, à des soupçons perfides et aux accusations les plus injustes. L'influence aussi légitime que féconde de Gambetta fut traitée amèrement de pouvoir occulte. Les ministres furent accusés de marcher servilement à sa remorque. On recommença ainsi la légende mensongère qui avait été l'un des prétextes du 16 mai. La réaction battue aux élections et de plus en plus impopulaire y apporta toutes ses rancunes et tous ses dépits. Il se trouva des républicains qui se firent, d'abord en cachette, puis avec moins de pudeur, les collaborateurs de la réaction dans cette noble entreprise. Ce n'était apparemment ni l'envie ni la jalousie, ni aucun sentiment mesquin qui guidaient ces hommes. Faire passer des ministres de la République qui s'appelaient Léon Say, Pothuau, Teisserenc de Bort, Waddington et Bardoux pour les complaisants serviles d'un homme d'État démocrate et présenter ce patriote pour un ambitieux sans scrupule, désireux avant tout d'avoir les avantages du pouvoir sans la responsabilité, c'était sans doute une œuvre très républicaine ! ...

Ainsi commença la savante campagne du « parti bâtard » contre Gambetta et son premier résultat fut d'affaiblir, dès la fin de l'année 1878, le ministère Dufaure. Des rumeurs de crise circulèrent, et, vers le mois de décembre on prêta couramment au maréchal de Mac-Mahon l'intention de faire un grand pas en avant et d'appeler Gambetta à la première occasion. Le maréchal y songea, en effet, mais seulement pendant quelques jours. Pour Gambetta, averti parle bruit public, il déclara à ses amis qu'il était décidé à se rendre à l'appel éventuel du président de la République avec un exemplaire du récent discours de Romans comme programme. C'eût été fort logique et sans doute très heureux. Cela ne fut pas.

L'année 1878 compta plusieurs discours importants de Gambetta, tant comme président de la commission du budget que comme chef de la majorité républicaine. Lorsque l'amiral Touchard demanda des modifications au règlement sur la validation des pouvoirs des députés, ce fut Gambetta qui lui répondit pour flétrir, comme il devait le faire encore quelques jours plus tard, à Belleville, la honte des candidatures officielles et des pressions gouvernementales :

J'ai horreur, disait-il, des représailles en politique ; je ne les veux pas plus chez nous qu'on ne les supporte chez les autres. Ce n'est pas par esprit de représailles que nous agissons ; non, non ! c'est par esprit d'enseignement. Il faut que dans le dernier hameau de France on sache à quels attentats on avait osé se porter contre la souveraineté nationale. Il faut que le suffrage universel connaisse l'étendue de ses droits et l'étendue des insultes qu'il a failli subir. C'est là l'éducation publique et politique, et, dans ce pays qui n'existe, qui n'a d'ordre, de stabilité et de puissance que par l'exercice du suffrage universel, instruire, moraliser le suffrage universel, c'est ins, traire, moraliser la nation, c'est assurer le présent, c'est fonder l'avenir.

 

Et pendant qu'il poursuivait cette campagne, il soutenait résolument le gouvernement contre les impatiences de quelques-uns de ses amis, contribuant ainsi pour une large part à assurer un magnifique succès à l'Exposition universelle et à asseoir la République sur d'inébranlables bases. Il reprenait encore, à chaque occasion, sa politique favorite, la grande et noble politique de réconciliation nationale ; il dit ainsi au centenaire de Voltaire :

Quant à moi, je me sens l'esprit assez libre pour être à la fois le dévot de Jeanne la Lorraine, et l'admirateur et le disciple de Voltaire.

 

Enfin, pendant les vacances parlementaires, il donna à Romans le 18 septembre, à Grenoble et au banquet des commis voyageurs, à Paris, l'ensemble du programme qui devait être, à son avis, celui de la démocratie républicaine. Il y montra comment la constitution du 24 février, quelque imparfaite qu'elle fût, s'imposait au respect de tous, et il exhortait ses amis à préparer de toutes leurs forces la victoire décisive, celle des élections du 5 janvier pour le renouvellement du tiers du Sénat. La deuxième étape du parti républicain devait être employée à résoudre ces questions : l'épuration des administrations, de façon à ce qu'on cessât de voir un gouvernement voulu et acclamé par tout le pays, mais contrarié constamment par ses fonctionnaires, — l'organisation définitive des forces nationales, l'armée représentation fidèle de la patrie, ne servant plus qu'à son honneur et à son indépendance, tenue à l'écart de toute politique, au-dessus de l'arène des partis, — la réforme de la magistrature avec une investiture nouvelle pour assurer la triple protection de l'État, du citoyen et du juge, — les rapports de l'Église et de l'État, réglés conformément aux vrais principes du Concordat :

Que n'a-t-on pas dit à ce sujet ? On est descendu dans le domaine inviolable de nos consciences, et on a voulu interpréter notre politique à la lueur de notre philosophie. Je n'admets pas plus cette interprétation que je n'admets que, contre un adversaire politique, je puisse m'emparer des sentiments intimes de sa conscience religieuse pour combattre sa thèse politique. Mais j'ai le droit de dénoncer le péril que fait courir à la société française, telle qu'elle est constituée et qu'elle veut l'être, l'accroissement de l'esprit non-seulement clérical, mais vaticanesque, monastique, congréganiste et syllabiste, qui ne craint pas de livrer l'esprit humain aux superstitions les plus grossières en les masquant sous les combinaisons les plus subtiles et les plus profondes, les combinaisons de l'esprit d'ignorance cherchant à s'élever sur la servitude générale.

Nous ne pouvons donc nous dispenser de poursuivre la solution ou au moins la préparation de la solution des rapports de l'Eglise, — je sais bien que, pour être correct, je devrais dire des Églises, — avec l'État ; mais si je ne dis pas des Églises, c'est que vous l'avez senti, je vais toujours au plus pressé. Or il faut rendre justice à l'esprit qui anime les autres Eglises, et s'il y a chez nous un problème clérical, ni les protestants, ni les juifs n'y sont pour rien : le conflit est fomenté uniquement par les agents de l'ultramontanisme.

J'ai le droit de dire, en montrant ces cléricaux, servis par 400.000 religieux, en dehors du clergé séculier, ces maîtres en l'art de faire des dupes et qui parlent du péril social : le péril social, le voilà ! Et savez-vous quelles réflexions m'a depuis longtemps inspirées cet antagonisme ? C'est que cet État français, dont je vous parlais tout à l'heure, on l'a soumis à un siège dans les règles et que chaque jour on fait une brèche dans cet édifice. C'était la mainmorte, aujourd'hui c'est l'éducation. En 1849 c'était l'instruction primaire, en 1850 c'était l'instruction secondaire, en 1876, c'était l'instruction supérieure. Tantôt c'est l'armée, tantôt c'est l'instruction publique, tantôt c'est le recrutement de nos marins.

Partout où peut glisser l'esprit jésuitique, les cléricaux s'infiltrent et visent bientôt à la domination, parce que ce ne sont pas des gens à abandonner la tâche.

Quand l'orage gronde, ils se font petits, et il y a ceci de particulier dans leur histoire, que c'est toujours quand la patrie baisse que le jésuitisme monte ! Eh bien, Messieurs, savez-vous ce que disent les défenseurs de l'ultramontanisme ? Ils disent que nous sommes les ennemis de toute religion, de toute indépendance de la conscience, que nous sommes des persécuteurs, que nous avons soif de faire des martyrs, et si je proteste ici, ce n'est pas sans un sentiment de honte d'avoir à relever de pareilles inepties, mais, puisque j'y suis condamné par la bassesse de mes adversaires, je vais m'y résigner.

Non, nous ne sommes pas les ennemis de la religion, d'aucune religion : nous sommes, au contraire, les serviteurs de la liberté de conscience, respectueux de toutes les opinions religieuses et philosophiques.

Je ne reconnais à personne le droit de choisir, au nom de l'État, entre un culte et un autre culte, entre deux formules sur l'origine des mondes ou sur la fin des êtres. Je ne reconnais à personne le droit de me faire ma philosophie ou mon idolâtrie : l'une ou l'autre ne relève que de ma raison ou de ma conscience ; j'ai le droit de me servir de ma raison et d'en faire un flambeau pour me guider après des siècles d'ignorance, ou de me laisser bercer par les mythes des religions enfantines.

 

La fin de l'année 1878 fut marquée par deux incidents. Gambetta se battit en duel avec M. de Fourtou dont il avait traité les assertions de « mensonges »[1] (18 novembre), et il reparut au Palais, comme avocat de M. Challemel-Lacour, dans le procès intenté par son ami au journal légitimiste, la France Nouvelle, qui l'avait bassement calomnié. Il réclama dans son plaidoyer la transformation de la pénalité des délits de presse, par la substitution, suivant la mode anglaise, de fortes amendes à l'emprisonnement.

Le 5 janvier 1879, le renouvellement triennal du Sénat donna une majorité imposante au parti républicain, et le 20 du même mois, le maréchal de Mac-Mahon adressa aux Chambres sa démission de président de la République.

Gambetta refusa alors les avances de ses amis qui voulaient poser sa candidature à la succession du maréchal et il fut avec éclat le grand électeur de M. Jules Grévy. L'opinion s'attendait à le voir appelé aux affaires. Il n'en fut rien. Le nouveau président de la République ne sut pas comprendre où étaient la vérité et la logique parlementaire ; il ajourna les offres de service de Gambetta, il lui suggéra l'un des premiers l'idée de se porter candidat à la présidence de la Chambre des députés, et l'homme nouveau qui fut chargé de former le cabinet, ce fut M. Waddington.

Gambetta fut nommé président de la Chambre par 314 voix sur 405 votants.

 

 

 



[1] Chambre des députés, séance du 17 novembre.