Mais
alors, presque immédiatement, commença pour lui la période la plus difficile
de sa vie politique. En effet, le chef reconnu, acclamé de la démocratie
républicaine ne pouvait pas être, quoi qu'il fit, un
président de la commission du budget comme un autre. « Tant vaut
l'homme, tant vaut la fonction » est un vieux proverbe. Les
circonstances contribuèrent naturellement à grandir l'autorité de Gambetta
comme directeur du principal comité parlementaire, et ses qualités
personnelles la grandirent encore : le zèle et l'activité qu'il mettait à
s'informer par lui-même des moindres détails, l'énergie d'impulsion qu'il
apporta à l'œuvre tout entière de la commission, la hardiesse avec laquelle
il poursuivit l'accomplissement des réformes démocratiques, la fermeté dont
il fit preuve à chaque occasion pour la défense des droits essentiels de
l'Etat et des prérogatives indispensables du pouvoir. Alors même qu'il avait
été dans l'opposition, Gambetta s'était montré résolument, dans toute la
force du mot, un homme de gouvernement. Maintenant, dans un pays où l'idée de
gouvernement avait subi, depuis plusieurs années, de très rudes atteintes, il
put sembler parfois qu'une partie de l'État s'incarnait en lui. Comme il
était l'ami personnel de tous les collègues de Dufaure et qu'il avait
publiquement approuvé, dans son ensemble, le programme politique du cabinet
du 14 décembre, comme ses conseils étaient recherchés par tous et
généralement estimés sages, compétents et judicieux, comme il était reconnu
qu'on se trouvait bien de suivre ses avis parce qu'ils répondaient
d'ordinaire, d'une manière exacte, aux nécessités de la situation et aux
aspirations du pays, un courant régulier de communication s'établit entre les
ministres et lui, et Gambetta fut consulté sur presque toutes les grandes
affaires. Tout
cela assurément était loin de constituer pour le développement des
institutions républicaines une situation défavorable. Dans les conditions du
moment, entre la mauvaise humeur de l'Élysée vaincu et l'hostilité sourde de
la majorité réactionnaire du Sénat, c'était même le seul modus vivendi qui
permît d'employer d'une manière efficace, au service de la démocratie, toutes
les bonnes volontés et toutes les influences. Et l'immense majorité du parti
républicain le comprenait ainsi. Mais comme cette situation ne répondait pas
à la vérité parlementaire et comme la bonne foi n'est pas sans mélange dans
le monde politique, il arriva qu'elle donna lieu à
des méprises volontaires, à des soupçons perfides et aux accusations les plus
injustes. L'influence aussi légitime que féconde de Gambetta fut traitée
amèrement de pouvoir occulte. Les ministres furent accusés de marcher
servilement à sa remorque. On recommença ainsi la légende mensongère qui
avait été l'un des prétextes du 16 mai. La réaction battue aux élections et
de plus en plus impopulaire y apporta toutes ses rancunes et tous ses dépits.
Il se trouva des républicains qui se firent, d'abord en cachette, puis avec
moins de pudeur, les collaborateurs de la réaction dans cette noble
entreprise. Ce n'était apparemment ni l'envie ni la jalousie, ni aucun
sentiment mesquin qui guidaient ces hommes. Faire passer des ministres de la
République qui s'appelaient Léon Say, Pothuau, Teisserenc de Bort, Waddington
et Bardoux pour les complaisants serviles d'un homme d'État démocrate et
présenter ce patriote pour un ambitieux sans scrupule, désireux avant tout
d'avoir les avantages du pouvoir sans la responsabilité, c'était sans doute
une œuvre très républicaine ! ... Ainsi
commença la savante campagne du « parti bâtard » contre Gambetta et
son premier résultat fut d'affaiblir, dès la fin de l'année 1878, le
ministère Dufaure. Des rumeurs de crise circulèrent, et, vers le mois de
décembre on prêta couramment au maréchal de Mac-Mahon l'intention de faire un
grand pas en avant et d'appeler Gambetta à la première occasion. Le maréchal
y songea, en effet, mais seulement pendant quelques jours. Pour Gambetta,
averti parle bruit public, il déclara à ses amis qu'il était décidé à se
rendre à l'appel éventuel du président de la République avec un exemplaire du
récent discours de Romans comme programme. C'eût été fort logique et sans
doute très heureux. Cela ne fut pas. L'année
1878 compta plusieurs discours importants de Gambetta, tant comme président
de la commission du budget que comme chef de la majorité républicaine.
Lorsque l'amiral Touchard demanda des modifications au règlement sur la
validation des pouvoirs des députés, ce fut Gambetta qui lui répondit pour
flétrir, comme il devait le faire encore quelques jours plus tard, à
Belleville, la honte des candidatures officielles et des pressions
gouvernementales : J'ai horreur, disait-il, des représailles en
politique ; je ne les veux pas plus chez nous qu'on ne les supporte chez les
autres. Ce n'est pas par esprit de représailles que nous agissons ; non, non
! c'est par esprit d'enseignement. Il faut que dans le dernier hameau de
France on sache à quels attentats on avait osé se porter contre la
souveraineté nationale. Il faut que le suffrage universel connaisse l'étendue
de ses droits et l'étendue des insultes qu'il a failli subir. C'est là
l'éducation publique et politique, et, dans ce pays qui n'existe, qui n'a
d'ordre, de stabilité et de puissance que par l'exercice du suffrage
universel, instruire, moraliser le suffrage universel, c'est ins, traire,
moraliser la nation, c'est assurer le présent, c'est fonder l'avenir. Et
pendant qu'il poursuivait cette campagne, il soutenait résolument le
gouvernement contre les impatiences de quelques-uns de ses amis, contribuant
ainsi pour une large part à assurer un magnifique succès à l'Exposition
universelle et à asseoir la République sur d'inébranlables bases. Il
reprenait encore, à chaque occasion, sa politique favorite, la grande et
noble politique de réconciliation nationale ; il dit ainsi au centenaire de
Voltaire : Quant à moi, je me sens l'esprit assez libre pour
être à la fois le dévot de Jeanne la Lorraine, et l'admirateur et le disciple
de Voltaire. Enfin,
pendant les vacances parlementaires, il donna à Romans le 18 septembre, à
Grenoble et au banquet des commis voyageurs, à Paris, l'ensemble du programme
qui devait être, à son avis, celui de la démocratie républicaine. Il y montra
comment la constitution du 24 février, quelque imparfaite qu'elle fût,
s'imposait au respect de tous, et il exhortait ses amis à préparer de toutes
leurs forces la victoire décisive, celle des élections du 5 janvier pour le
renouvellement du tiers du Sénat. La deuxième étape du parti républicain
devait être employée à résoudre ces questions : l'épuration des
administrations, de façon à ce qu'on cessât de voir un gouvernement voulu et
acclamé par tout le pays, mais contrarié constamment par ses fonctionnaires,
— l'organisation définitive des forces nationales, l'armée représentation
fidèle de la patrie, ne servant plus qu'à son honneur et à son indépendance,
tenue à l'écart de toute politique, au-dessus de l'arène des partis, — la
réforme de la magistrature avec une investiture nouvelle pour assurer la
triple protection de l'État, du citoyen et du juge, — les rapports de
l'Église et de l'État, réglés conformément aux vrais principes du Concordat : Que n'a-t-on pas dit à ce sujet ? On est descendu
dans le domaine inviolable de nos consciences, et on a voulu interpréter
notre politique à la lueur de notre philosophie. Je n'admets pas plus cette
interprétation que je n'admets que, contre un adversaire politique, je puisse
m'emparer des sentiments intimes de sa conscience religieuse pour combattre
sa thèse politique. Mais j'ai le droit de dénoncer le péril que fait courir à
la société française, telle qu'elle est constituée et qu'elle veut l'être, l'accroissement
de l'esprit non-seulement clérical, mais vaticanesque, monastique,
congréganiste et syllabiste, qui ne craint pas de livrer l'esprit humain aux
superstitions les plus grossières en les masquant sous les combinaisons les
plus subtiles et les plus profondes, les combinaisons de l'esprit d'ignorance
cherchant à s'élever sur la servitude générale. Nous ne pouvons donc nous dispenser de poursuivre
la solution ou au moins la préparation de la solution des rapports de
l'Eglise, — je sais bien que, pour être correct, je devrais dire des Églises,
— avec l'État ; mais si je ne dis pas des Églises, c'est que vous l'avez
senti, je vais toujours au plus pressé. Or il faut rendre justice à l'esprit
qui anime les autres Eglises, et s'il y a chez nous un problème clérical, ni
les protestants, ni les juifs n'y sont pour rien : le conflit est fomenté
uniquement par les agents de l'ultramontanisme. J'ai le droit de dire, en montrant ces cléricaux,
servis par 400.000 religieux, en dehors du clergé séculier, ces maîtres en
l'art de faire des dupes et qui parlent du péril social : le péril social, le
voilà ! Et savez-vous quelles réflexions m'a depuis longtemps inspirées
cet antagonisme ? C'est que cet État français, dont je vous parlais tout à
l'heure, on l'a soumis à un siège dans les règles et que chaque jour on fait
une brèche dans cet édifice. C'était la mainmorte, aujourd'hui c'est
l'éducation. En 1849 c'était l'instruction primaire, en 1850 c'était
l'instruction secondaire, en 1876, c'était l'instruction supérieure. Tantôt
c'est l'armée, tantôt c'est l'instruction publique, tantôt c'est le
recrutement de nos marins. Partout où peut glisser l'esprit jésuitique, les
cléricaux s'infiltrent et visent bientôt à la domination, parce que ce ne
sont pas des gens à abandonner la tâche. Quand l'orage gronde, ils se font petits, et il y a
ceci de particulier dans leur histoire, que c'est toujours quand la patrie
baisse que le jésuitisme monte ! Eh bien, Messieurs, savez-vous ce que disent
les défenseurs de l'ultramontanisme ? Ils disent que nous sommes les ennemis
de toute religion, de toute indépendance de la conscience, que nous sommes
des persécuteurs, que nous avons soif de faire des martyrs, et si je proteste
ici, ce n'est pas sans un sentiment de honte d'avoir à relever de pareilles inepties,
mais, puisque j'y suis condamné par la bassesse de mes adversaires, je vais
m'y résigner. Non, nous ne sommes pas les ennemis de la religion,
d'aucune religion : nous sommes, au contraire, les serviteurs de la liberté
de conscience, respectueux de toutes les opinions religieuses et
philosophiques. Je ne reconnais à personne le droit de choisir, au
nom de l'État, entre un culte et un autre culte, entre deux formules sur
l'origine des mondes ou sur la fin des êtres. Je ne reconnais à personne le
droit de me faire ma philosophie ou mon idolâtrie : l'une ou l'autre ne
relève que de ma raison ou de ma conscience ; j'ai le droit de me servir de
ma raison et d'en faire un flambeau pour me guider après des siècles
d'ignorance, ou de me laisser bercer par les mythes des religions enfantines. La fin
de l'année 1878 fut marquée par deux incidents. Gambetta se battit en duel
avec M. de Fourtou dont il avait traité les assertions de « mensonges »[1] (18 novembre), et il reparut au Palais, comme
avocat de M. Challemel-Lacour, dans le procès intenté par son ami au journal
légitimiste, la France Nouvelle, qui l'avait bassement calomnié. Il réclama
dans son plaidoyer la transformation de la pénalité des délits de presse, par
la substitution, suivant la mode anglaise, de fortes amendes à
l'emprisonnement. Le 5
janvier 1879, le renouvellement triennal du Sénat donna une majorité
imposante au parti républicain, et le 20 du même mois, le maréchal de
Mac-Mahon adressa aux Chambres sa démission de président de la République. Gambetta
refusa alors les avances de ses amis qui voulaient poser sa candidature à la
succession du maréchal et il fut avec éclat le grand électeur de M. Jules
Grévy. L'opinion s'attendait à le voir appelé aux affaires. Il n'en fut rien.
Le nouveau président de la République ne sut pas comprendre où étaient la
vérité et la logique parlementaire ; il ajourna les offres de service de
Gambetta, il lui suggéra l'un des premiers l'idée de se porter candidat à la
présidence de la Chambre des députés, et l'homme nouveau qui fut chargé de
former le cabinet, ce fut M. Waddington. Gambetta fut nommé président de la Chambre par 314 voix sur 405 votants. |