LÉON GAMBETTA

 

CHAPITRE VI. — LE SEIZE MAI.

 

 

Le coup d'État parlementaire du 16 mai fut la réponse de la Curie au discours de Gambetta et à l'ordre du jour sur les menées ultramontaines. M. Jules Simon fut brusquement congédié par le maréchal, et M. de Broglie fut rappelé aux affaires avec la mission de dissoudre la Chambre. MM. de Fourtou, Brunet, de Meaux, Caillaux et Decazes étaient les complices du duc de Broglie dans cette aventure.

La lettre du maréchal de Mac-Mahon à M. Jules Simon ne produisit qu'une seule impression de colère et d'indignation. Le renvoi du cabinet du 13 Décembre, c'était la revanche de l'ordre du jour sur la répression des menées ultramontaines ; c'était le défi lancé par les revenants du 2i mai et de l'Empire à la démocratie progressiste et libérale, c'était le cléricalisme aux affaires, et le cléricalisme, c'était bien l'ennemi. Car il n'avait pas seulement pour objet d'arrêter en France la marche de la Révolution, il était une cause d'inquiétudes pour l'Europe entière : sa victoire d'un jour avait provoqué en Italie une vive agitation et des armements contre les projets supposés de restauration du pouvoir temporel. Donc, « il fallait le combattre et l'abattre » ; il fallait, sans perdre une heure, reformer contre lui l'union féconde de toutes les fractions de la gauche, il fallait signifier sans retard au maréchal de Mac-Mahon que la France, à qui il avait fait appel contre le Parlement, serait avec le Parlement contre toute tentative de pouvoir personnel et de gouvernement ultramontain.

Les journaux républicains du mois de mai furent unanimes dans l'expression de ces sentiments. En province, comme à Paris, ils tinrent tous le même langage très ferme et très calme. Un accord tacite confia à Gambetta la direction du mouvement de résistance. Une heure de péril avait suffi à refaire l'union de tout le parti républicain.

Gambetta fut chargé de développer devant la Chambre l'interpellation des quatre groupes de gauche :

Messieurs, il faut en finir avec cette situation, et il vous appartient d'y mettre un terme par une attitude à la fois virile et modérée. Demandez, la Constitution à la main, le pays derrière vous, demandez qu'on dise enfin si l'on veut gouverner avec le parti républicain dans toutes ses nuances, ou si, au contraire en rappelant des hommes repoussés trois ou quatre fois par le suffrage populaire, on prétend imposer à ce pays une dissolution qui entraînerait une consultation nouvelle de la France. Je vous le dis, quant à moi, mon choix est fait, et le choix de la France est fait aussi : si l'on se prononçait pour la dissolution, nous retournerions avec certitude et confiance devant le pays qui nous connaît, qui nous apprécie, qui sait que ce n'est pas nous qui troublons la paix au dedans, ni qui inquiétons la paix au dehors. Je le répète, le pays sait que ce n'est pas nous, et, si une dissolution intervient, une dissolution que vous aurez machinée, que vous aurez provoquée, prenez garde qu'il ne s'irrite contre ceux qui le fatiguent et l'obsèdent ! Prenez garde que, derrière des calculs de dissolution, il ne cherche d'autres calculs et ne dise : La dissolution, c'est la préface de la guerre !

Criminels seraient ceux qui la poursuivraient dans cet esprit !

 

L'ordre du jour des gauches fut voté par 347 voix contre 147 ; les Chambres furent prorogées le surlendemain pour un mois (18 mai)[1].

La prorogation n'était que la préface de la dissolution. La dissolution ne pouvait profiter à la coalition cléricale que par l'organisation méthodique, d'un bout à l'autre du pays, de la candidature officielle. Le cabinet du 17 mai ne perdit pas une heure à commencer la campagne. Huit jours lui suffirent à remettre en place le haut personnel administratif et judiciaire du 24 Mai. Il menaça de révocation tous les petits fonctionnaires suspects d'attachement à la République. Il invita les tribunaux à poursuivre avec la dernière rigueur la presse républicaine, à traquer sans pitié les colporteurs de tout écrit hostile au nouveau gouvernement. Il se déclara le très-humble serviteur du parti clérical. M. de Fourtou ouvrit les portes aux chefs les plus insolents du bonapartisme, et le duc de Broglie, qui n'avait été, au 24 Mai, que le protégé de l'empire, en devint publiquement le plagiaire et le patron.

Mais le parti républicain était décidé à n'opposer qu'une propagande légale aux violences du nouveau gouvernement de combat. Cette propagande fut admirablement organisée. Dès que la dissolution de la Chambre devint imminente, Gambetta réunit les directeurs politiques des grands journaux de Paris, et créa avec eux un comité général de résistance et de propagande. Un second comité, composé de fonctionnaires révoqués par M. de Fourtou et de jeunes avocats, eut mission d'expédier en province des milliers de journaux et de brochures. Les 363 signataires du manifeste du 18 mai furent invités à former dans chaque chef-lieu de canton des comités républicains, à grouper les électeurs, à leur enseigner la nature de leurs droits contre les abus du pouvoir, à répandre les journaux envoyés de Paris. Thiers se crut revenu à 1830, à la grande lutte des 221 contre le ministère Polignac. Les bureaux de la République française, comme jadis ceux du National, devinrent le quartier général de l'armée républicaine et libérale. Les plus vieux lutteurs descendirent dans l'arène avec une ardeur nouvelle. Crémieux et M. Sénard prirent l'initiative d'un comité de consultation juridique. Henri Martin présida le comité de propagande. Montalivet rentra au Journal des Débats. Emile de Girardin commença dans la France la superbe campagne pour laquelle il lui sera tant pardonné dans l'histoire... Thiers, qui venait d'atteindre sa quatre-vingtième année, était le plus ardent de tous et le plus impatient. On l'a entendu accuser Gambetta d'être trop modéré.

Trois admirables discours de Gambetta, pleins de courage, de sagesse et de foi dans la victoire du droit, marquèrent la période de la prorogation : — discours aux étudiants de Paris, discours d'Amiens et d'Abbeville. —

Je n'ai aucune inquiétude sur la réponse de la France.

Allons plus avant, Messieurs, et voyons comment la question qui nous occupe a été jugée au dehors, car, pour le dire en passant, nous avons eu, à la grande douleur de nos adversaires, cette consolation d'avoir pour nous l'assentiment unanime de l'Europe, qu'elle fût monarchique ou républicaine, vivant sous un pouvoir absolu ou sous un pouvoir pondéré. Sans distinction de partis ni de nuances, nous avons vu tous les organes de l'Europe blâmer ce qui s'est fait le 16 mai, et condamner cette politique dans des termes qui dépassaient en vivacité tous ceux que nous employons nous-mêmes. C'est là première fois qu'on a rencontré, pour un acte semblable, un pareil arrêt rendu avec une telle unanimité par l'Europe tout entière. C'est là un fait grave contre lequel on a essayé de réagir d'abord en raillant, puis en supposant des correspondances qui se sont trouvées fausses, mais, en fin de compte, il a bien fallu s'incliner : le jugement de l'Europe est là, il demeure comme un verdict sans appel.

Aujourd'hui, où en sommes-nous ? Nous en sommes à entendre dire, par les coupe-jarrets de Décembre qui subsistent encore, qu'on ne sortira de là qu'en allant jusqu'au bout, et que le bout ce serait un coup de violence, c'est-à-dire le crime. Messieurs, je ne fais pas à de pareils polémistes, à de semblables insensés l'honneur de discuter avec eux.

Je ne crois pas que personne, dans ce pays, puisse penser à un coup de force, et, dans tous les cas, je le dis, c'est un coup de force qui serait condamné à one terrible expiation. (Abbeville, 10 juin.)

 

Le Parlement rentra en session le 16 juin, la Chambre des députés pour discuter l'interpellation des bureaux des gauches sur la constitution du cabinet, le Sénat pour recevoir communication du message présidentiel qui demandait la dissolution de la Chambre.

Gambetta soutient avec MM. Bethmont, Jules Ferry, Louis Blanc, Antonin Proust et Léon Renault l'interpellation des gauches. La droite était furibonde et l'insultait, l'interrompait à chaque phrase. Il ne se laissa pas troubler, il dit hardiment toute la vérité :

— Car il faut bien s'expliquer. Nous sommes en face d'hommes qui ne sont pas ancrés dans la Constitution ; nous n'avons pas devant nous des hommes qui la défendent avec des tendances particulières, mais conformes à l'esprit de la Constitution. Non ! non ! Si cela était, s'il y avait un parti whig et un parti tory dans la République, nous pourrions discuter, et faire de la politique parlementaire ; nous pourrions croire que le Président n'obéit qu'à des tendances constitutionnelles. Mais tout le monde sait qu'il n'en est pas ainsi ; tout le monde sait qu'il vous serait impossible de dire avec sincérité que, parmi vous, il y en a un seul qui n'ait pas un idéal politique différent de la forme qui nous régit aujourd'hui...

Il faut que la France sache ce qui est résulté de ce-jour mémorable du 4 mai, pendant que M. Jules Simon était à la tribune et qu'il parlait de cette captivité du saint père, et qu'il osait dire que c'était là une invention, et qu'il lui donnait sa véritable épithète, en l'appelant une invention mensongère. Ah ! Messieurs, deux jours après, du fond du Vatican, un relevait le mot du ministre républicain, et personne n'ignore que c'est de là qu'est parti le coup qui a renversé lé cabinet.

Personne ne s'y est trompé, et, puisqu'il faut tout dire, un cri a traversé la France. un cri que vous entendrez bientôt, un cri qui reviendra, qui sera la libération, qui sera le châtiment, le cri : C'est le gouvernement des prêtres ! C'est le ministère des curés, disent les paysans !

Le pays sait toutes ces choses ; le pays nous jugera vous et nous.

J'ai eu la témérité, il y a quinze mois et davantage, — mais vous allez voir si c'était une témérité. et si les conservateurs, s'il en reste encore quelques-uns, égarés sur ces bancs, n'auraient pas mieux fait de m'écouter, — j'ai eu la témérité, à l'ancienne Assemblée nationale, de soutenir contre M. Buffet et contre M. Dufaure le scrutin de liste. Je disais que ce scrutin était réellement politique, que j'en désirais l'application, bien que je fusse assuré d'avance que nous aurions peut-être plus de triomphes électoraux par le scrutin d'arrondissement que par le scrutin de liste. J'avais beau accumuler ce que j'avais de raisons dans mon esprit, je me heurtais contre le parti pris de la défiance, et c'est en vain que je m'avançais jusqu'à prédire que l'état-major seul du parti conservateur se sauverait peut-être aux élections par la candidature officielle dans certains arrondissements, mais que tout le reste serait à peu près submergé. Ma prédiction s'est accomplie, et au-delà. Le chef même du cabinet d'alors est resté quatre fois sur le carreau.

Eh bien, retenez bien ceci : nous allons aux élections, et j'ose affirmer que, de même que, en 1830, on était parti 221, on est revenu 270, de même en 1877, nous partons 363, nous reviendrons 400 !

 

Et cette prédiction fut réalisée. Les 363 signataires du manifeste du 18 mai votèrent l'ordre du jour de défiance contre le cabinet de Broglie, ils se présentèrent devant le suffrage universel dans la plus admirable union, et le suffrage universel les renomma[2].

Le Sénat ayant voté la dissolution, la mort dans l'âme, la Chambre se sépara le 25 juin et le pays fut livré à quatre mois de dictature. Gambetta resta l'organisateur et le chef de la résistance républicaine. Ce fut lui qui maintint l'accord de tous les républicains. Ce fut lui qui soutint et exalta les courages par la fierté impassible de son attitude, par sa constante belle humeur, par les discours de Versailles (24 juin), de Lille (15 août), du Château-d'Eau (1er octobre). Il dit à Lille :

Messieurs, qu'a fait le pays ? Il a été admirable ; il l'est encore, et il le restera devant ce désordre. Car il y a désordre, car déjà la rupture est dans leurs rangs. L'appétit du pouvoir pouvait bien les réunir contre la République, mais après avoir obtenu le pouvoir, ils devaient se diviser sur la question du' sort à faire à la France, au moment du partage de ses dépouilles.

On s'est donc divisé. La rupture s'est produite et, aujourd'hui, on parle de faire rentrer le Centre gauche, comme une brebis égarée, dans le bercail du gouvernement. Vous savez quelle réponse a été faite à ces avances par ce groupe politique qui a pris une si grande part des sympathies de l'opinion. Il a répondu : Je ne vous connais pas, ou plutôt je ne vous connais plus. Et aussitôt il a eu à essuyer les outrages de la presse à gages.

Le pays est resté calme en face de toutes les provocations. On lui a enlevé toutes les commodités de l'existence politique. On a fermé les cercles, interdit les réunions, empêché la circulation des journaux dans les lieux où on avait l’habitude de les rencontrer. On a épuisé contre l'opinion tous les moyens qui pouvaient faire espérer de la réduire ou de l'étouffer. Je n'énumérerai pas devant vous cette longue liste d'excès de pouvoir, d'abus d'autorité qui ont été déférés aux tribunaux et qui attendent la fortune diverse de la justice ordinaire ou de la justice administrative. Non, ce serait là un exposé fastidieux ; mais je tiens à prendre acte de ces nombreux procès, de ces résistances judiciaires et légales, opposées sur tous les points de la France à la politique à outrance du 24 mai. Non pas qu'il soit très bon, très encourageant pour l'avenir, de voir l’autorité discutée dans les prétoires du pays ; mais la nécessité est la loi de la politique et, lorsque, dans une grande démocratie où les émotions légitimes peuvent se transformer si aisément en mouvements populaires désordonnés, où l'on est si prompt à ne pas s'en rapporter aux lois et à la raison ; où l'on a peut-être trop sacrifié, dans le passé, à un besoin de générosité et de courage à tout propos contre les vexations du pouvoir, — je dis qu'il est notable, qu'il est heureux de voir que, sous le coup des provocations qui se sont produites dans ces derniers temps, la démocratie française ait pris définitivement pour méthode la résistance légale et juridique aux empiétements du pouvoir personnel.

Il terminait par ces mots :

Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre.

 

Et cette formule devint le cri électoral.

Le duc de Broglie, exaspéré, ordonna de poursuivre Gambetta. Les tribunaux rendaient tous les services qui leur étaient demandés.

L'orateur républicain fut condamné par défaut à trois mois de prison et 2.000 francs d'amende, (10e Chambre du tribunal de la Seine, I1 septembre.)

Cependant une grande épreuve était réservée au parti républicain. Le 3 septembre, Thiers mourut subitement à Saint-Germain, au moment même où il venait d'arrêter avec Gambetta son plan de campagne pour le lendemain de la victoire électorale. Comme il sentait assuré de reprendre la plus éclatante revanche du 24 mai, il avait fait choix de Gambetta comme son premier collaborateur A toute époque, la mort d'un homme tel que Thiers eût été pour le parti libéral une perte cruelle. A la veille des élections générales d'octobre, alors que Thiers était, dans la pensée de de tous, le candidat désigné pour remplacer à la présidence de la République le maréchal de Mac-Mahon vaincu par le suffrage universel, il sembla d'abord que cette mort serait une catastrophe pour la démocratie. Elle paraissait destinée à ramener à la réaction les voix des conservateurs les plus récemment convertis à la République. Elle pouvait susciter dans le camp des 363 des compétitions dangereuses Elle rendait au gouvernement du 16 mai la confiance qui commençait à lui manquer.

C'est dans la grave situation créée par la mort de Thiers que le parti républicain montra vraiment qu'il était le seul digne de gouverner la France. S'il fut effrayé par la disparition soudaine de son chef le plus illustre, il ne le fut qu'un jour. Dès le lendemain, à la voix de Gambetta, il se rallia et continua sans d'hésitation la lutte contre le Seize mai. Il paya à Thiers le tribut d'hommages et de regrets que méritait la mémoire du premier président de la République et du libérateur du territoire. Il lui fit de magnifiques funérailles et il se mit à l'œuvre, pour la défense de la République et des conquêtes de 1789, montrant ainsi que les leçons de ses orateurs patriotes n'avaient pas été perdues pour lui.

Ce fut Gambetta qui conduisit ce second mouvement, comme il venait de diriger, d'accord avec Thiers, celui du 17 mai, et il débuta par un acte de grande sagesse et de plus grand désintéressement. Comme la réaction cherchait à exploiter la mort de Thiers pour poser la question électorale entre Gambetta et le maréchal, Gambetta n'hésita pas : chef reconnu de la résistance républicaine, maître d'une popularité immense que le procès intenté contre lui pour le discours de Lille avait encore décuplée, il pouvait aspirer, dans le cas probable de la victoire des 363, à la succession de M. de Mac-Mahon, il s'effaça devant M. Jules Grévy. Il fut le premier à prononcer le nom de l'ex-président de la Chambre des députés comme celui du candidat éventuel du parti républicain à la présidence de la République. « M. Grévy ! s'écriait le Français, journal du duc de Broglie. Mais il ne compte pas en Europe 1 il n'est pas connu dans nos villages ! » Ce fut Gambetta qui dit, dans son discours du 9 octobre, quel était M. Grévy, quels étaient alors ses titres à la confiance du parti républicain, — et la voix de Gambetta fut entendue.

Les élections du 14 octobre donnèrent la victoire à la cause républicaine.

Les députés républicains qui avaient signé le manifeste des 363 étaient réélus au nombre de 327. Toute la pression officielle n'avait augmenté la minorité cléricale que de 3fi voix.

Gambetta avait été élu dans le XX0 arrondissement de Paris par 13.913 voix sur 15.720 votants et 18.586 électeurs inscrits.

Le Sénat et la Chambre des députés se réunirent le 7 novembre. La majorité républicaine constitua aussitôt un comité de 18 membres, chargé de préparer pour elle et au besoin de prendre en son nom les résolutions que pourraient rendre nécessaires les périls de la situation. Gambetta était l'âme de ce comité[3].

La Chambre se constitua en trois jours. Après avoir validé sans débat les élections des députés républicains et des quelques députés de droite qui avaient refusé l'affiche blanche, elle renomma tout l'ancien bureau, pour bien marquer qu'elle se considérait comme la continuation de la Chambre de 1876 et la lutte contre le cabinet du 17 mai commença aussitôt.

Le 12 novembre, M. Albert Grévy déposa au nom du comité des Dix-huit un projet de résolution tendant à la nomination d'une commission de 32 membres pour faire une enquête parlementaire sur les actes du gouvernement. Gambetta défendit cette proposition dans un éclatant réquisitoire contre la politique bonapartiste et cléricale qui avait été suivie depuis six mois. Les amis du duc de Broglie annonçaient partout que le Sénat voterait une seconde dissolution de la Chambre ; Gambetta répliqua :

Si le Sénat, que je suis bien loin d'accuser de ces excès d'ambition, qui peut-être se trouvera un de ces jours le premier intéressé à barrer la route à vos entreprises, si le Sénat s'arrogeait un pareil droit de réviser les élections du suffrage universel, de déchirer les titres de la Chambre des députés, après que le conflit a été soumis au pays et résolu par lui, alors le Sénat ne serait plus une chambre haute : ce serait une Convention ; il serait cette Convention dont vous parlez tant, et parce que ce serait une Convention blanche, ce ne serait ni la moins redoutable, ni la moins criminelle.

Mais, Messieurs, j'ai confiance. Je me rappelle parfaitement dans quelles circonstances le Sénat a été créé. Je sais par quels hasards, par quel jeu cruel de la mort, la majorité a pu s'y déplacer au profit de nos adversaires naturels, je sais toutes ces choses, il en est une autre que je sais également : c'est que le Sénat, comme la constitution elle-même, est sorti d'un éclair de patriotisme. Je connais les hommes qui ont fait cette constitution, à laquelle vous ne vous êtes ralliés qu'à la dernière heure pour l'exploiter et la retourner contre la France ; ceux-là je les adjure, et comme conservateurs, et comme parlementaires, et comme libéraux, et comme patriotes, de prendre en main une dernière fois et le soin de leur propre cause et le soin de la cause de la liberté. Je les adjure, il en est temps encore, de faire justice de cette politique qui vient dire ici qu'elle avait donné sa démission, et qui l'a reprise. Arrière ces défaites ! La vérité, c'est que vous vous cramponnez au pouvoir ; la vérité, c'est que vous n'hésitez pas à perdre celui-là même dont vous exploitez le point d'honneur contre son devoir constitutionnel, — et vous n'hésitez point pour sauver quelques heures de cette domination dont vous n'avez pas l'ambition, mais dont vous avez la gloutonnerie ! (15 novembre).

 

Le projet de résolution du comité des Dix-Huit fut alors adopté par 312 voix contre 205 et M. de Broglie se retira le 19 novembre.

Cependant le maréchal ne voulut point encore s'incliner et il tenta une dernière résistance. Le cabinet du 23 novembre, présidé par le général de Rochebouet, fut composé uniquement de personnages étrangers au parlement et presque tous engagés à fond avec la réaction. Ce ministère était une menace de dissolution violente. Gambetta ne se laissa pas intimider. Sur sa proposition, le comité des Dix-Huit chargea M. de Marcère de signifier au cabinet que la Chambre refusait d'entrer en rapport avec lui. Et cela fut fait, à la majorité de 215 voix contre 204, le 2i novembre.

Ce vote courageux était le rappel de la fameuse alternative du discours de Lille : « Se soumettre ou se démettre ». Mais le maréchal s'obstina. Il repoussa durement les avis de tous ceux, sénateurs du centre droit ou députés républicains, qui le suppliaient, au nom de l'intérêt public, de se résigner et de former un cabinet de gauche. La coterie de l'Elysée lui persuada que sa soumission serait la mort du parti conservateur et la ruine du pays. Des bruits de complot militaire furent mis en circulation. Puisque les amis du duc d'Audiffret-Pasquier et de M. Bocher refusaient de prêter leur concours à une nouvelle dissolution de la Chambre, M. de Fourtou et le général de Rochebouet se firent les avocats d'un coup d'État. On sommerait la Chambre de voter le budget, et si la Chambre refusait, on passerait outre, les contributions directes seraient promulguées par décret, on proclamerait l'état de siège, on arrêterait Gambetta et ses collègues du comité des Dix-Huit, le général Ducrot balaierait la Chambre. Tels étaient les projets criminels que la presse bonapartiste prônait tous les jours et que des conseillers factieux osaient apporter à l'Élysée. Le maréchal ferma sa porte aux députations de l'industrie et du commerce qui demandaient à l'entretenir des souffrances croissantes du pays, des affaires arrêtées, de l'inquiétude générale. La crise, d'heure en heure, devint plus aiguë. On put se croire pendant quelques jours à la veille d'une guerre civile.

Dans ces redoutables circonstances, le comité des Dix-Huit., dirigé par Gambetta, fit preuve d'une sagesse et d'un courage à tout épreuve. Ce fut lui qui maintint, à travers les agitations de la crise, l’union de la majorité républicaine de la Chambre et qui ne cessa d'opposer à la résurrection du pouvoir personnel la volonté souveraine du suffrage universel, telle quelle s'était manifestée au 14 octobre* Il sut le faire sans faiblesse comme sans violence, tout en préparant, dans l'éventualité d'un coup d'État, la résistance par la force. Et la République fut sauvée.

Le 4 décembre, la Chambre prit une résolution énergique. Elle décida, après avoir entendu Gambetta et M. Jules Ferry, de ne se dessaisir de l'arme suprême du budget qu'en faveur d'un cabinet républicain.

Le discours de Gambetta se terminait par ces mots :

Après l'interruption absolument impolitique et illégale que la France a subie dans sa vie parlementaire depuis le i6 mai, nous avons essayé, dans la mesure de nos forces, de ne pas priver le pays des ressources qu'il prodigue et sur lesquelles il est en droit de compter pour le fonctionnement de ses affaires publiques ; ce budget général, nous l'avons préparé ; les rapports sont là ; nous les déposons sur la tribune du corps législatif.

Alors, en règle avec nos devoirs, prêts à la discussion et au vote de tous ces budgets, nous adressant encore au pays, nous ajouterons : Nous, nous sommes prêts ; mais nous ne livrerons notre or, nos charges, nos sacrifices, le produit de notre dévouement, que lorsqu'on se sera incliné devant la volonté qui a été exprimée le 14 octobre, à savoir si, en France, c'est la nation qui gouverne ou un homme qui commande.

 

Le 5 décembre, en présentant la candidature d'Emile de Girardin aux électeurs du IXe arrondissement de Paris, Gambetta fit un nouvel appel à la calme énergie de ses amis. Ce discours produisit une immense impression, et le maréchal commença enfin à hésiter. Il négocia encore en pure perte, pendant quelques jours, avec les chefs de la droite. Mais ces chefs eux-mêmes devenaient indécis, effrayés par l'attitude intrépide du parti républicain. L'armée était fidèle à la loi. L'Europe se montrait de plus en plus antipathique aux projets de résistance. M. Duclerc, M. Grévy et le duc Pasquier firent de pressantes démarches à l'Élysée. Et le maréchal se laissa convaincre : il se soumit et M. Dufaure fut chargé de former un nouveau gouvernement (13 décembre).

Le 16 mai était définitivement vaincu ; il l'avait été surtout par Gambetta.

 

 

 



[1] Le jour même de la prorogation, les bureaux des gauches rédigèrent, sous forme d'appel au pays, une protestation solennelle contre l'acte du Seize Mai. Ce manifeste lut signé par 363 députés républicains.

[2] Après les élections partielles qui suivirent l'invalidation des députés nommés uniquement grâce à la pression officielle, la chambre compta 394 républicains contre 141 réactionnaires.

[3] MM. Gambetta, Bethmont, Jules Ferry, Louis Blanc, Léon Renault, Floquet, Madier de Montjau, Clemenceau, Proust, Goblet, Albert Grévy, Lockroy, Tirard, Brisson, de Marcère, Horace de Choiseul, Germain et Lepère furent désignés comme membres de ce comité.