Le coup
d'État parlementaire du 16 mai fut la réponse de la Curie au discours de
Gambetta et à l'ordre du jour sur les menées ultramontaines. M. Jules Simon
fut brusquement congédié par le maréchal, et M. de Broglie fut rappelé aux
affaires avec la mission de dissoudre la Chambre. MM. de Fourtou, Brunet, de
Meaux, Caillaux et Decazes étaient les complices du duc de Broglie dans cette
aventure. La
lettre du maréchal de Mac-Mahon à M. Jules Simon ne produisit qu'une seule
impression de colère et d'indignation. Le renvoi du cabinet du 13 Décembre,
c'était la revanche de l'ordre du jour sur la répression des menées
ultramontaines ; c'était le défi lancé par les revenants du 2i mai et de
l'Empire à la démocratie progressiste et libérale, c'était le cléricalisme
aux affaires, et le cléricalisme, c'était bien l'ennemi. Car il n'avait pas
seulement pour objet d'arrêter en France la marche de la Révolution, il était
une cause d'inquiétudes pour l'Europe entière : sa victoire d'un jour avait
provoqué en Italie une vive agitation et des armements contre les projets
supposés de restauration du pouvoir temporel. Donc, « il fallait le combattre
et l'abattre » ; il fallait, sans perdre une heure, reformer contre lui
l'union féconde de toutes les fractions de la gauche, il fallait signifier
sans retard au maréchal de Mac-Mahon que la France, à qui il avait fait appel
contre le Parlement, serait avec le Parlement contre toute tentative de
pouvoir personnel et de gouvernement ultramontain. Les
journaux républicains du mois de mai furent unanimes dans l'expression de ces
sentiments. En province, comme à Paris, ils tinrent tous le même langage très
ferme et très calme. Un accord tacite confia à Gambetta la direction du
mouvement de résistance. Une heure de péril avait suffi à refaire l'union de
tout le parti républicain. Gambetta
fut chargé de développer devant la Chambre l'interpellation des quatre
groupes de gauche : Messieurs, il faut en finir avec cette situation,
et il vous appartient d'y mettre un terme par une attitude à la fois virile
et modérée. Demandez, la Constitution à la main, le pays derrière vous,
demandez qu'on dise enfin si l'on veut gouverner avec le parti républicain
dans toutes ses nuances, ou si, au contraire en rappelant des hommes
repoussés trois ou quatre fois par le suffrage populaire, on prétend imposer
à ce pays une dissolution qui entraînerait une consultation nouvelle de la
France. Je vous le dis, quant à moi, mon choix est fait, et le choix de la
France est fait aussi : si l'on se prononçait pour la dissolution, nous
retournerions avec certitude et confiance devant le pays qui nous connaît,
qui nous apprécie, qui sait que ce n'est pas nous qui troublons la paix au
dedans, ni qui inquiétons la paix au dehors. Je le répète, le pays sait que
ce n'est pas nous, et, si une dissolution intervient, une dissolution que
vous aurez machinée, que vous aurez provoquée, prenez garde qu'il ne s'irrite
contre ceux qui le fatiguent et l'obsèdent ! Prenez garde que, derrière des
calculs de dissolution, il ne cherche d'autres calculs et ne dise : La
dissolution, c'est la préface de la guerre ! Criminels seraient ceux qui la poursuivraient dans
cet esprit ! L'ordre
du jour des gauches fut voté par 347 voix contre 147 ; les Chambres furent
prorogées le surlendemain pour un mois (18 mai)[1]. La
prorogation n'était que la préface de la dissolution. La dissolution ne
pouvait profiter à la coalition cléricale que par l'organisation méthodique,
d'un bout à l'autre du pays, de la candidature officielle. Le cabinet du 17
mai ne perdit pas une heure à commencer la campagne. Huit jours lui suffirent
à remettre en place le haut personnel administratif et judiciaire du 24 Mai.
Il menaça de révocation tous les petits fonctionnaires suspects d'attachement
à la République. Il invita les tribunaux à poursuivre avec la dernière
rigueur la presse républicaine, à traquer sans pitié les colporteurs de tout
écrit hostile au nouveau gouvernement. Il se déclara le très-humble serviteur
du parti clérical. M. de Fourtou ouvrit les portes aux chefs les plus
insolents du bonapartisme, et le duc de Broglie, qui n'avait été, au 24 Mai,
que le protégé de l'empire, en devint publiquement le plagiaire et le patron. Mais le
parti républicain était décidé à n'opposer qu'une propagande légale aux
violences du nouveau gouvernement de combat. Cette propagande fut
admirablement organisée. Dès que la dissolution de la Chambre devint
imminente, Gambetta réunit les directeurs politiques des grands journaux de
Paris, et créa avec eux un comité général de résistance et de propagande. Un
second comité, composé de fonctionnaires révoqués par M. de Fourtou et de
jeunes avocats, eut mission d'expédier en province des milliers de journaux
et de brochures. Les 363 signataires du manifeste du 18 mai furent invités à
former dans chaque chef-lieu de canton des comités républicains, à grouper
les électeurs, à leur enseigner la nature de leurs droits contre les abus du
pouvoir, à répandre les journaux envoyés de Paris. Thiers se crut revenu à
1830, à la grande lutte des 221 contre le ministère Polignac. Les bureaux de
la République française, comme jadis ceux du National, devinrent le quartier
général de l'armée républicaine et libérale. Les plus vieux lutteurs
descendirent dans l'arène avec une ardeur nouvelle. Crémieux et M. Sénard
prirent l'initiative d'un comité de consultation juridique. Henri Martin
présida le comité de propagande. Montalivet rentra au Journal des Débats.
Emile de Girardin commença dans la France la superbe campagne pour laquelle
il lui sera tant pardonné dans l'histoire... Thiers, qui venait d'atteindre
sa quatre-vingtième année, était le plus ardent de tous et le plus impatient.
On l'a entendu accuser Gambetta d'être trop modéré. Trois
admirables discours de Gambetta, pleins de courage, de sagesse et de foi dans
la victoire du droit, marquèrent la période de la prorogation : — discours
aux étudiants de Paris, discours d'Amiens et d'Abbeville. — Je n'ai aucune inquiétude sur la réponse de la
France. Allons plus avant, Messieurs, et voyons comment la
question qui nous occupe a été jugée au dehors, car, pour le dire en passant,
nous avons eu, à la grande douleur de nos adversaires, cette consolation
d'avoir pour nous l'assentiment unanime de l'Europe, qu'elle fût monarchique
ou républicaine, vivant sous un pouvoir absolu ou sous un pouvoir pondéré.
Sans distinction de partis ni de nuances, nous avons vu tous les organes de
l'Europe blâmer ce qui s'est fait le 16 mai, et condamner cette politique
dans des termes qui dépassaient en vivacité tous ceux que nous employons
nous-mêmes. C'est là première fois qu'on a rencontré, pour un acte semblable,
un pareil arrêt rendu avec une telle unanimité par l'Europe tout entière.
C'est là un fait grave contre lequel on a essayé de réagir d'abord en
raillant, puis en supposant des correspondances qui se sont trouvées fausses,
mais, en fin de compte, il a bien fallu s'incliner : le jugement de l'Europe
est là, il demeure comme un verdict sans appel. Aujourd'hui, où en sommes-nous ? Nous en sommes à
entendre dire, par les coupe-jarrets de Décembre qui subsistent encore, qu'on
ne sortira de là qu'en allant jusqu'au bout, et que le bout ce serait un coup
de violence, c'est-à-dire le crime. Messieurs, je ne fais pas à de pareils
polémistes, à de semblables insensés l'honneur de discuter avec eux. Je ne crois pas que personne, dans ce pays, puisse
penser à un coup de force, et, dans tous les cas, je le dis, c'est un coup de
force qui serait condamné à one terrible expiation. (Abbeville, 10
juin.) Le
Parlement rentra en session le 16 juin, la Chambre des députés pour discuter
l'interpellation des bureaux des gauches sur la constitution du cabinet, le
Sénat pour recevoir communication du message présidentiel qui demandait la
dissolution de la Chambre. Gambetta
soutient avec MM. Bethmont, Jules Ferry, Louis Blanc, Antonin Proust et Léon
Renault l'interpellation des gauches. La droite était furibonde et
l'insultait, l'interrompait à chaque phrase. Il ne se laissa pas troubler, il
dit hardiment toute la vérité : — Car il faut bien s'expliquer. Nous sommes en face
d'hommes qui ne sont pas ancrés dans la Constitution ; nous n'avons pas
devant nous des hommes qui la défendent avec des tendances particulières,
mais conformes à l'esprit de la Constitution. Non ! non ! Si cela était, s'il
y avait un parti whig et un parti tory dans la République, nous pourrions
discuter, et faire de la politique parlementaire ; nous pourrions croire que
le Président n'obéit qu'à des tendances constitutionnelles. Mais tout le
monde sait qu'il n'en est pas ainsi ; tout le monde sait qu'il vous serait
impossible de dire avec sincérité que, parmi vous, il y en a un seul qui
n'ait pas un idéal politique différent de la forme qui nous régit
aujourd'hui... Il faut que la France sache ce qui est résulté de
ce-jour mémorable du 4 mai, pendant que M. Jules Simon était à la tribune et
qu'il parlait de cette captivité du saint père, et qu'il osait dire que
c'était là une invention, et qu'il lui donnait sa véritable épithète, en
l'appelant une invention mensongère. Ah ! Messieurs, deux jours après, du
fond du Vatican, un relevait le mot du ministre républicain, et personne
n'ignore que c'est de là qu'est parti le coup qui a renversé lé cabinet. Personne ne s'y est trompé, et, puisqu'il faut tout
dire, un cri a traversé la France. un cri que vous entendrez bientôt, un cri
qui reviendra, qui sera la libération, qui sera le châtiment, le cri : C'est
le gouvernement des prêtres ! C'est le ministère des curés, disent les
paysans ! Le pays sait toutes ces choses ; le pays nous
jugera vous et nous. J'ai eu la témérité, il y a quinze mois et
davantage, — mais vous allez voir si c'était une témérité. et si les
conservateurs, s'il en reste encore quelques-uns, égarés sur ces bancs,
n'auraient pas mieux fait de m'écouter, — j'ai eu la témérité, à l'ancienne
Assemblée nationale, de soutenir contre M. Buffet et contre M. Dufaure le
scrutin de liste. Je disais que ce scrutin était réellement politique, que
j'en désirais l'application, bien que je fusse assuré d'avance que nous
aurions peut-être plus de triomphes électoraux par le scrutin
d'arrondissement que par le scrutin de liste. J'avais beau accumuler ce que
j'avais de raisons dans mon esprit, je me heurtais contre le parti pris de la
défiance, et c'est en vain que je m'avançais jusqu'à prédire que l'état-major
seul du parti conservateur se sauverait peut-être aux élections par la
candidature officielle dans certains arrondissements, mais que tout le reste
serait à peu près submergé. Ma prédiction s'est accomplie, et au-delà. Le
chef même du cabinet d'alors est resté quatre fois sur le carreau. Eh bien, retenez bien ceci : nous allons aux
élections, et j'ose affirmer que, de même que, en 1830, on était parti 221,
on est revenu 270, de même en 1877, nous partons 363, nous reviendrons 400 ! Et
cette prédiction fut réalisée. Les 363 signataires du manifeste du 18 mai
votèrent l'ordre du jour de défiance contre le cabinet de Broglie, ils se
présentèrent devant le suffrage universel dans la plus admirable union, et le
suffrage universel les renomma[2]. Le
Sénat ayant voté la dissolution, la mort dans l'âme, la Chambre se
sépara le 25 juin et le pays fut livré à quatre mois de dictature. Gambetta
resta l'organisateur et le chef de la résistance républicaine. Ce fut lui qui
maintint l'accord de tous les républicains. Ce fut lui qui soutint et exalta
les courages par la fierté impassible de son attitude, par sa constante belle
humeur, par les discours de Versailles (24 juin), de Lille (15 août), du Château-d'Eau (1er octobre). Il dit à Lille : Messieurs, qu'a fait le pays ? Il a été admirable ;
il l'est encore, et il le restera devant ce désordre. Car il y a désordre,
car déjà la rupture est dans leurs rangs. L'appétit du pouvoir pouvait bien
les réunir contre la République, mais après avoir obtenu le pouvoir, ils
devaient se diviser sur la question du' sort à faire à la France, au moment
du partage de ses dépouilles. On s'est donc divisé. La rupture s'est produite et,
aujourd'hui, on parle de faire rentrer le Centre gauche, comme une brebis
égarée, dans le bercail du gouvernement. Vous savez quelle réponse a été
faite à ces avances par ce groupe politique qui a pris une si grande part des
sympathies de l'opinion. Il a répondu : Je ne vous connais pas, ou plutôt je
ne vous connais plus. Et aussitôt il a eu à essuyer les outrages de la presse
à gages. Le pays est resté calme en face de toutes les
provocations. On lui a enlevé toutes les commodités de l'existence politique.
On a fermé les cercles, interdit les réunions, empêché la circulation des
journaux dans les lieux où on avait l’habitude de les rencontrer. On a épuisé
contre l'opinion tous les moyens qui pouvaient faire espérer de la réduire ou
de l'étouffer. Je n'énumérerai pas devant vous cette longue liste d'excès de
pouvoir, d'abus d'autorité qui ont été déférés aux tribunaux et qui attendent
la fortune diverse de la justice ordinaire ou de la justice administrative.
Non, ce serait là un exposé fastidieux ; mais je tiens à prendre acte de ces
nombreux procès, de ces résistances judiciaires et légales, opposées sur tous
les points de la France à la politique à outrance du 24 mai. Non pas qu'il
soit très bon, très encourageant pour l'avenir, de voir l’autorité discutée
dans les prétoires du pays ; mais la nécessité est la loi de la politique et,
lorsque, dans une grande démocratie où les émotions légitimes peuvent se
transformer si aisément en mouvements populaires désordonnés, où l'on est si
prompt à ne pas s'en rapporter aux lois et à la raison ; où l'on a peut-être
trop sacrifié, dans le passé, à un besoin de générosité et de courage à tout
propos contre les vexations du pouvoir, — je dis qu'il est notable, qu'il est
heureux de voir que, sous le coup des provocations qui se sont produites dans
ces derniers temps, la démocratie française ait pris définitivement pour
méthode la résistance légale et juridique aux empiétements du pouvoir
personnel. Il
terminait par ces mots : Quand la France aura fait entendre sa voix
souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre. Et
cette formule devint le cri électoral. Le duc
de Broglie, exaspéré, ordonna de poursuivre Gambetta. Les tribunaux rendaient
tous les services qui leur étaient demandés. L'orateur
républicain fut condamné par défaut à trois mois de prison et 2.000 francs
d'amende, (10e Chambre du tribunal de la Seine, I1 septembre.) Cependant
une grande épreuve était réservée au parti républicain. Le 3 septembre,
Thiers mourut subitement à Saint-Germain, au moment même où il venait
d'arrêter avec Gambetta son plan de campagne pour le lendemain de la victoire
électorale. Comme il sentait assuré de reprendre la plus éclatante revanche
du 24 mai, il avait fait choix de Gambetta comme son premier collaborateur A
toute époque, la mort d'un homme tel que Thiers eût été pour le parti libéral
une perte cruelle. A la veille des élections générales d'octobre, alors que
Thiers était, dans la pensée de de tous, le candidat désigné pour remplacer à
la présidence de la République le maréchal de Mac-Mahon vaincu par le
suffrage universel, il sembla d'abord que cette mort serait une catastrophe
pour la démocratie. Elle paraissait destinée à ramener à la réaction les voix
des conservateurs les plus récemment convertis à la République. Elle pouvait
susciter dans le camp des 363 des compétitions dangereuses Elle rendait au
gouvernement du 16 mai la confiance qui commençait à lui manquer. C'est
dans la grave situation créée par la mort de Thiers que le parti républicain
montra vraiment qu'il était le seul digne de gouverner la France. S'il fut
effrayé par la disparition soudaine de son chef le plus illustre, il ne le
fut qu'un jour. Dès le lendemain, à la voix de Gambetta, il se rallia et
continua sans d'hésitation la lutte contre le Seize mai. Il paya à Thiers le
tribut d'hommages et de regrets que méritait la mémoire du premier président
de la République et du libérateur du territoire. Il lui fit de magnifiques
funérailles et il se mit à l'œuvre, pour la défense de la République et des
conquêtes de 1789, montrant ainsi que les leçons de ses orateurs patriotes
n'avaient pas été perdues pour lui. Ce fut
Gambetta qui conduisit ce second mouvement, comme il venait de diriger,
d'accord avec Thiers, celui du 17 mai, et il débuta par un acte de grande
sagesse et de plus grand désintéressement. Comme la réaction cherchait à
exploiter la mort de Thiers pour poser la question électorale entre Gambetta
et le maréchal, Gambetta n'hésita pas : chef reconnu de la résistance
républicaine, maître d'une popularité immense que le procès intenté contre
lui pour le discours de Lille avait encore décuplée, il pouvait aspirer, dans
le cas probable de la victoire des 363, à la succession de M. de Mac-Mahon,
il s'effaça devant M. Jules Grévy. Il fut le premier à prononcer le nom de
l'ex-président de la Chambre des députés comme celui du candidat éventuel du
parti républicain à la présidence de la République. « M. Grévy !
s'écriait le Français, journal du duc de Broglie. Mais il ne compte pas en
Europe 1 il n'est pas connu dans nos villages ! » Ce fut Gambetta qui dit,
dans son discours du 9 octobre, quel était M. Grévy, quels étaient alors ses
titres à la confiance du parti républicain, — et la voix de Gambetta fut
entendue. Les
élections du 14 octobre donnèrent la victoire à la cause républicaine. Les
députés républicains qui avaient signé le manifeste des 363 étaient réélus au
nombre de 327. Toute la pression officielle n'avait augmenté la minorité
cléricale que de 3fi voix. Gambetta
avait été élu dans le XX0 arrondissement de Paris par 13.913 voix sur 15.720
votants et 18.586 électeurs inscrits. Le
Sénat et la Chambre des députés se réunirent le 7 novembre. La majorité
républicaine constitua aussitôt un comité de 18 membres, chargé de préparer
pour elle et au besoin de prendre en son nom les résolutions que pourraient
rendre nécessaires les périls de la situation. Gambetta était l'âme de ce
comité[3]. La
Chambre se constitua en trois jours. Après avoir validé sans débat les
élections des députés républicains et des quelques députés de droite qui
avaient refusé l'affiche blanche, elle renomma tout l'ancien bureau, pour
bien marquer qu'elle se considérait comme la continuation de la Chambre de
1876 et la lutte contre le cabinet du 17 mai commença aussitôt. Le 12
novembre, M. Albert Grévy déposa au nom du comité des Dix-huit un projet de
résolution tendant à la nomination d'une commission de 32 membres pour faire
une enquête parlementaire sur les actes du gouvernement. Gambetta défendit
cette proposition dans un éclatant réquisitoire contre la politique
bonapartiste et cléricale qui avait été suivie depuis six mois. Les amis du
duc de Broglie annonçaient partout que le Sénat voterait une seconde
dissolution de la Chambre ; Gambetta répliqua : Si le Sénat, que je suis bien loin d'accuser de ces
excès d'ambition, qui peut-être se trouvera un de ces jours le premier
intéressé à barrer la route à vos entreprises, si le Sénat s'arrogeait un
pareil droit de réviser les élections du suffrage universel, de déchirer les
titres de la Chambre des députés, après que le conflit a été soumis au pays
et résolu par lui, alors le Sénat ne serait plus une chambre haute : ce
serait une Convention ; il serait cette Convention dont vous parlez tant, et
parce que ce serait une Convention blanche, ce ne serait ni la moins
redoutable, ni la moins criminelle. Mais, Messieurs, j'ai confiance. Je me rappelle
parfaitement dans quelles circonstances le Sénat a été créé. Je sais par
quels hasards, par quel jeu cruel de la mort, la majorité a pu s'y déplacer
au profit de nos adversaires naturels, je sais toutes ces choses, il en est
une autre que je sais également : c'est que le Sénat, comme la constitution
elle-même, est sorti d'un éclair de patriotisme. Je connais les hommes qui
ont fait cette constitution, à laquelle vous ne vous êtes ralliés qu'à la
dernière heure pour l'exploiter et la retourner contre la France ; ceux-là je
les adjure, et comme conservateurs, et comme parlementaires, et comme
libéraux, et comme patriotes, de prendre en main une dernière fois et le soin
de leur propre cause et le soin de la cause de la liberté. Je les adjure, il
en est temps encore, de faire justice de cette politique qui vient dire ici
qu'elle avait donné sa démission, et qui l'a reprise. Arrière ces défaites !
La vérité, c'est que vous vous cramponnez au pouvoir ; la vérité, c'est que
vous n'hésitez pas à perdre celui-là même dont vous exploitez le point
d'honneur contre son devoir constitutionnel, — et vous n'hésitez point pour
sauver quelques heures de cette domination dont vous n'avez pas l'ambition,
mais dont vous avez la gloutonnerie ! (15 novembre). Le
projet de résolution du comité des Dix-Huit fut alors adopté par 312 voix
contre 205 et M. de Broglie se retira le 19 novembre. Cependant
le maréchal ne voulut point encore s'incliner et il tenta une dernière
résistance. Le cabinet du 23 novembre, présidé par le général de Rochebouet,
fut composé uniquement de personnages étrangers au parlement et presque tous
engagés à fond avec la réaction. Ce ministère était une menace de dissolution
violente. Gambetta ne se laissa pas intimider. Sur sa proposition, le comité
des Dix-Huit chargea M. de Marcère de signifier au cabinet que la Chambre
refusait d'entrer en rapport avec lui. Et cela fut fait, à la majorité de 215
voix contre 204, le 2i novembre. Ce vote
courageux était le rappel de la fameuse alternative du discours de Lille : « Se
soumettre ou se démettre ». Mais le maréchal s'obstina. Il repoussa
durement les avis de tous ceux, sénateurs du centre droit ou députés
républicains, qui le suppliaient, au nom de l'intérêt public, de se résigner
et de former un cabinet de gauche. La coterie de l'Elysée lui persuada que sa
soumission serait la mort du parti conservateur et la ruine du pays. Des
bruits de complot militaire furent mis en circulation. Puisque les amis du
duc d'Audiffret-Pasquier et de M. Bocher refusaient de prêter leur concours à
une nouvelle dissolution de la Chambre, M. de Fourtou et le général de Rochebouet
se firent les avocats d'un coup d'État. On sommerait la Chambre de voter le
budget, et si la Chambre refusait, on passerait outre, les contributions
directes seraient promulguées par décret, on proclamerait l'état de siège, on
arrêterait Gambetta et ses collègues du comité des Dix-Huit, le général
Ducrot balaierait la Chambre. Tels étaient les projets criminels que la
presse bonapartiste prônait tous les jours et que des conseillers factieux
osaient apporter à l'Élysée. Le maréchal ferma sa porte aux députations de
l'industrie et du commerce qui demandaient à l'entretenir des souffrances
croissantes du pays, des affaires arrêtées, de l'inquiétude générale. La
crise, d'heure en heure, devint plus aiguë. On put se croire pendant quelques
jours à la veille d'une guerre civile. Dans
ces redoutables circonstances, le comité des Dix-Huit., dirigé par Gambetta,
fit preuve d'une sagesse et d'un courage à tout épreuve. Ce fut lui qui
maintint, à travers les agitations de la crise, l’union de la majorité
républicaine de la Chambre et qui ne cessa d'opposer à la résurrection du
pouvoir personnel la volonté souveraine du suffrage universel, telle quelle
s'était manifestée au 14 octobre* Il sut le faire sans faiblesse comme sans
violence, tout en préparant, dans l'éventualité d'un coup d'État, la
résistance par la force. Et la République fut sauvée. Le 4
décembre, la Chambre prit une résolution énergique. Elle décida, après avoir
entendu Gambetta et M. Jules Ferry, de ne se dessaisir de l'arme suprême du
budget qu'en faveur d'un cabinet républicain. Le
discours de Gambetta se terminait par ces mots : Après l'interruption absolument impolitique et
illégale que la France a subie dans sa vie parlementaire depuis le i6 mai,
nous avons essayé, dans la mesure de nos forces, de ne pas priver le pays des
ressources qu'il prodigue et sur lesquelles il est en droit de compter pour
le fonctionnement de ses affaires publiques ; ce budget général, nous l'avons
préparé ; les rapports sont là ; nous les déposons sur la tribune du corps
législatif. Alors, en règle avec nos devoirs, prêts à la
discussion et au vote de tous ces budgets, nous adressant encore au pays,
nous ajouterons : Nous, nous sommes prêts ; mais nous ne livrerons notre or,
nos charges, nos sacrifices, le produit de notre dévouement, que lorsqu'on se
sera incliné devant la volonté qui a été exprimée le 14 octobre, à savoir si,
en France, c'est la nation qui gouverne ou un homme qui commande. Le 5
décembre, en présentant la candidature d'Emile de Girardin aux électeurs du
IXe arrondissement de Paris, Gambetta fit un nouvel appel à la calme énergie
de ses amis. Ce discours produisit une immense impression, et le maréchal
commença enfin à hésiter. Il négocia encore en pure perte, pendant quelques
jours, avec les chefs de la droite. Mais ces chefs eux-mêmes devenaient
indécis, effrayés par l'attitude intrépide du parti républicain. L'armée
était fidèle à la loi. L'Europe se montrait de plus en plus antipathique aux
projets de résistance. M. Duclerc, M. Grévy et le duc Pasquier firent de
pressantes démarches à l'Élysée. Et le maréchal se laissa convaincre : il se
soumit et M. Dufaure fut chargé de former un nouveau gouvernement (13
décembre). Le 16 mai était définitivement vaincu ; il l'avait été surtout par Gambetta. |
[1]
Le jour même de la prorogation, les bureaux des gauches rédigèrent, sous forme
d'appel au pays, une protestation solennelle contre l'acte du Seize Mai. Ce
manifeste lut signé par 363 députés républicains.
[2]
Après les élections partielles qui suivirent l'invalidation des députés nommés
uniquement grâce à la pression officielle, la chambre compta 394 républicains
contre 141 réactionnaires.
[3]
MM. Gambetta, Bethmont, Jules Ferry, Louis Blanc, Léon Renault, Floquet, Madier
de Montjau, Clemenceau, Proust, Goblet, Albert Grévy, Lockroy, Tirard, Brisson,
de Marcère, Horace de Choiseul, Germain et Lepère furent désignés comme membres
de ce comité.