LÉON GAMBETTA

 

CHAPITRE V. — SÉPARATION DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE. - CHAMBRE DES DÉPUTÉS.

 

 

L'Assemblée nationale se sépara le 31 décembre, et Gambetta fut alors, pour les élections sénatoriales comme pour les élections à la Chambre des députés, le leader du parti républicain ; ce fut lui qui dirigea le mouvement, acclamé presque partout comme le plus sage inspirateur et le guide le plus prudent de la démocratie. Parmi les belles leçons qui furent données par Gambetta à la démocratie, il faut placer au premier rang ses discours de cette période alors que, voyageur infatigable, il sillonna la France pendant six semaines, sans repos, toujours alerte, toujours plein de belle humeur et de foi, toujours heureux de répandre à travers le pays la manne bienfaisante de sa parole.

A Lille, le 6 février 1876 :

Quand je dis qu'il faut que vos candidats soient des démocrates, j'entends dire qu'ils doivent être pénétrés, avant tout, de la nécessité de l'amélioration intellectuelle et morale du plus grand nombre et qu'ils ne doivent pas cesser de poursuivre, dans l'administration comme dans la législation, les moyens pratiques d'éclairer les esprits et de faire arriver à la lumière les capacités intellectuelles que recèle la masse entière du peuple, laquelle est tenue à l'écart, et qui, comme une mine non exploitée, renferme peut-être des trésors de facultés et d'aptitudes que la misère et l'ignorance étiolent, que l'obscurantisme asservit ou corrompt au détriment de la patrie. Ce que j'entends par démocrates, ce sont des hommes qui sont persuadés que la souveraineté doit s'exercer dans le sens du plus grand nombre, et jamais au profit d'une collection d'individus, d'une caste ou d'une famille ; ce sont des hommes qui comprennent que l'administration de l'État, que son budget et sa force ne doivent être qu'un moyen de développement général, et non pas la mense, la feuille de bénéfice de quelques-uns. Ce sont des hommes qui ne sont préoccupés, avant tout, que de la meilleure distribution des forces financières, industrielles, économiques du pays ; ce sont des hommes qui, ne sacrifiant rien au hasard, ne vont que du connu à l'inconnu, avec patience, avec méthode, ne tentant que ce qui est possible et reconnaissant qu'il y a toujours quelque chose à faire, même dans le meilleur des mondes possible.

Le démocrate enfin n'est pas celui qui n'est uniquement préoccupé que de reconnaître des égaux, car tous les jours, dans la société, on reconnaît des égaux, mais là n'est pas la démocratie vraie. Ce qui constitue la vraie démocratie, ce n'est pas de reconnaître des égaux, c'est d'en faire.

 

A Avignon, trois jours plus tard :

Il suffit de déchirer les divers décrets, mesures et ordonnances qu'ont pris nos ministres depuis trois ans, pour établir une politique de liberté qui est le premier besoin du pays et, notamment, le premier besoin des populations de ce Midi de la France, qu'on a systématiquement diffamées pour pouvoir mieux les refouler et les mater. Oui, le premier besoin de ces populations, avant d'entreprendre des réformes plus ou moins délicates et lointaines, c'est de redevenir maîtresses d'elles-mêmes, c'est de ressaisir la liberté d'écrire, de se réunir, de s'associer, la liberté de choisir leurs maires ; le premier besoin de ces populations, c'est d'avoir des fonctionnaires, qui, au lieu d'être des ennemis tracassiers, des esprits hostiles et chagrins constamment en conflit réglé avec les populations, soient des fonctionnaires soucieux de la paix et du bon ordre des populations, en même temps que de la dignité de l'administration dans un pays qui n'est avide que d'apaisement, de concorde et de travail, et qui n'exige que le règne de la loi, à la place des fantaisies et des caprices d'une poignée d'ambitieux infatués de leurs mérites.

 

Le 13, à Bordeaux :

On a donc fait la Constitution, et, grâce à elle, on a évité la dictature décorée du nom de septennat, on a évité cette égalité de prétendants de tous les partis, et le suffrage universel, qui se prononcera le 20 do ce mois, n'a pas à écouter les sollicitations de Napoléon IV, de Chambord ou d'Orléans ; il n'a qu'une chose à faire : maintenir et consacrer l'édifice républicain, à l'abri duquel l'ordre et les développements progressifs des droits de tous sont assurés. Voilà t'œuvre du 25 février 1875 ; c'est une œuvre de patriotisme, et, quand on dit qu'elle est le fruit de la conciliation, c'est le plus bel éloge qu'on en puisse faire. Oui, elle est le fruit de la conciliation. Mais est-ce que vous connaissez une politique qui soit plus désirable que la conciliation entre des Français venant à la République, abjurant leurs anciennes idées, vous apportant l'influence de leurs noms et de leur situation sociale ? Non pas, s'ils ne sont pas sincères ; non pas, s'ils sont hypocrites ; mais nous, avons fait ce classement, nous savons ceux qui mentent en parlant, ceux qui sont sincères en votant ; le vote est là, c'est un critérium décisif. Eh bien ! je dois dire que de tous ceux qui, à la suite de M. Thiers, de M. Casimir Perier, de M. Léon de Maleville, se sont détachés de leurs vieilles idées et, sous l'influence d'un patriotisme éclairé" sont venus à la République, pas un seul n'a fléchi ; il n'en est pas un qui n'ait été le plus ferme, le plus vigilant, le plus soucieux, le plus jaloux défenseur des liber tés publiques.

Le pays a vu se réaliser enfin la pensée de ce rapprochement tant recherché, qui, s'il s'était opéré il y a soixante ans, il y a quarante ans, ou même trente ans, aurait achevé le cycle de la Révolution française. Qu'est-ce qu'ont voulu, en effet ; nos prédécesseurs, les auteurs de la Déclaration des Droits ? Qu'est-ce qu'ont voulu Mirabeau, Saint-Just lui-même, Robespierre, ces esprits rendus exclusifs par la passion et par cette étroitesse d'esprit qui fait les com- battants ? Ils ont surtout voulu, dans leur jour de sérénité, fonder une immense démocratie dans laquelle les frères aînés, c'est-à-dire ceux qui sont arrivés, seraient les initiateurs, les parents, les guides, les protecteurs de ceux qui, placés au-dessous, n'avaient pu recevoir les bienfaits de l'éducation, de la fortune, mais qui avaient leurs droits, eux aussi. C'est précisément cette alliance, cette union, ce concordat pacifique entre la bourgeoisie et le peuple, qui a été accompli dans la Constitution du 25 février, c'est ce qui en fait un gage pour l'avenir ; ce qui fait qu'elle vivra en dépit d'attaques que j'admets, que je comprends et que je m'explique pour des hommes de théorie. Pour moi, je ne suis pas un homme de théorie, je suis un homme de pratique, voué à la défense des idées démocratiques ; je n'ai qu'une passion, celle de réaliser tous les jours un progrès dans les lois et les institutions de mon pays.

 

A Paris, le 15, proclamant la candidature de Victor Chauffour dans le VIIIe arrondissement :

A toutes ces qualités qui suffiraient à en faire le modèle de la candidature réellement républicaine dans notre parti, Victor Chauffour joint un autre titre qui n'a jamais laissé et qui ne laissera jamais Paris insensible. Il est de ceux qui expient parmi nous, avec nous, les conséquences de cette odieuse servitude impériale supportée pendant dix-huit ans et qui a abouti à le priver, lui, de son berceau et nous, de nos meilleures provinces.

Eh bien ! il serait douloureux, devant une assemblée de Français, de patriotes, de Parisiens, d'insister longuement sur un pareil deuil et de toucher à cette blessure toujours saignante. Je n'ajouterai qu'un mot. Quand on a devant soi un homme aussi dévoué à nos idées, ayant cet ineffaçable et auguste caractère d'être un fils de l'Alsace frappée par l'étranger, on n'a qu'à se dire : Ne pouvant pas avoir la terre, prenons les hommes.

 

Après le vote du 30 janvier qui avait envoyé au Sénat une forte minorité républicaine, le vote du 20 février justifia toutes les espérances des républicains et récompensa tous leurs efforts. Comme M. Challemel-Lacour l'avait annoncé dans l'une des dernières séances de l'Assemblée nationale, la France se rendit au scrutin comme à une fête de délivrance, et la fête fut superbe. Le premier tour de scrutin donna au parti républicain 300 sièges contre 135 ; le second devait lui en donner 56 contre 49. — Résultat significatif : pendant que Gambetta était élu à Paris, à Lille, à Marseille et à Bordeaux, M. Buffet était battu dans les quatre circonscriptions où il s'était fait porter : à Castelsarrasin, à Bourges, à Commercy et à Mirecourt. La défaite était si écrasante que M. Buffet refusa d'attendre la réunion des Chambres pour se retirer. Il donna sa démission dès le 23 février et fut remplacé à la présidence du conseil par Dufaure.

Gambetta fut le chef incontesté de la majorité républicaine de la nouvelle Chambre. Il essaya d'abord de provoquer la cohésion en un seul groupe des diverses fractions de la gauche : « Il faut, disait-il, que chacun de nous puisse parler au nom de la majorité toute entière, d'une majorité qui n'est pas seulement celle des Assemblées, mais qui est aussi celle de la nation. » Ce conseil perspicace ne fut malheureusement pas écouté, la gauche se divisa et ce fut là, comme Gambetta l'avait annoncé, l'origine de difficultés sans nombre.

En dehors de l'impulsion générale donnée à la marche des affaires pour l'affermissement progressif delà République, deux grandes questions occupèrent principalement Gambetta : celle des finances et celle des empiétements du clergé. Nommé président de la commission du budget le 5 avril, il révéla tout de suite dans cette nouvelle direction des qualités hors ligne. Après avoir annoncé dans son allocution d'ouverture qu'il fallait travailler à dissiper « les appréhensions intéressées des esprits chagrins et hostiles », il porta son attention sagace sur tous les chapitres du budget, et particulièrement sur celui de la guerre. La passion qu'il avait apportée de longue date à toutes les questions qui intéressent la force, la grandeur et le bien-être de l'armée lui avait créé dans ses rangs de vives sympathies. Ces sympathies redoublèrent quand on le vit se constituer dans la commission du budget comme à la Chambre l'avocat infatigable des intérêts et des réformes militaires.

C'est ainsi que la discussion du budget pour l'exercice 1877, fut l'une des plus remarquables de notre histoire économique - et politique. Gambetta y prononça quinze discours, (budgets de la guerre, de la marine, de l'intérieur, des affaires étrangères,) et il se montra dans tous également supérieur, soit qu'en combattant la suppression de l'ambassade auprès du Saint-Siège, il rendit hommage à la clientèle catholique de la France dans le monde, soit qu'il discutât les détails techniques du budget de la guerre, soit qu'il défendit la République contre les insolentes prétentions des bonapartistes :

Et ne dites pas qu'on n'a pas consulté la nation ! La nation a été consultée le 20 février, et la nation a répondu, par toutes les voix que vous connaissez, qu'il y avait un décret de déchéance ; la nation a répondu comme vous allez répondre vous-mêmes : qu'on peut bien se rire des décrets de déchéance mais qu'il y a une chose qu'on n'effacera pas, une tache indélébile qu'on n'arrivera jamais à supprimer. (Bruyantes exclamations.) Non ! jamais ! et cette chose, cette tâche, c'est un crime ! (Cris et interruptions ci droite.) Un crime ! un crime ! (Nouveaux cris à droite. — Applaudissements à gauche.) Et ce crime, vous ne l'effacerez pas de la mémoire de la France ! Elle dira. (Les exclamations partant d'une partie du côté droit deviennent de plus en plus bruyantes et finissent par couvrir la voix de l'orateur.) Messieurs, vous direz ce qu'a dit la nation, ce qu'a déjà dit l'histoire, c'est qu'il y a une honte et un crime que vous n'effacerez jamais : un crime, le 2 Décembre ! et une honte, la perte de l'Alsace et de la Lorraine ! (Bravo ! bravo ! et applaudissements à gauche et au centre.)

 

Dans les premiers jours du mois de mai, Gambetta avait proposé à la commission du budget de rédiger, outre le rapport général sur l'exercice 1877, un second rapport ayant pour objet spécial l'exposé des réformes à introduire dans les exercices suivants. Cette proposition ayant été accueillie, la République française publia une grande étude préparatoire sur la réforme de l'impôt dans un sens démocratique (16 octobre). Gambetta y préconisait l'impôt sur le revenu, et son travail fut considéré comme l'avant-projet d'une très belle et très hardie constitution financière de la République.

Ce fut dans le même esprit politique que Gambetta défendit contre M. Jules Simon, successeur de Dufaure à la présidence du conseil, les droits de la Chambre en matière de budget (27 décembre). La majorité eut la faiblesse, dont elle se repentit six mois plus tard, de ratifier les empiètements du Sénat.

Fortifié chaque jour par l'adhésion de plus en plus chaleureuse du parti républicain grandissant, Gambetta engagea résolument la lutte contre le cléricalisme. Après avoir donné de nouvelles preuves de sa modération et de sa sagesse en flétrissant à Belleville (26 octobre) « les hommes tarés qui avaient exploité le mouvement de désespoir de la Commune » et en développant à chaque occasion les solides principes de de la politique des résultats — vote pour l'amnistie partielle, discours contre l'opportunité de la proposition demandant la réduction du service militaire à deux ans, discours pour la proposition de cessation des poursuites —, il s'appliqua à démontrer l'urgence de réprimer par des moyens légaux l'agitation du parti ultramontain. Dès le 24 mars, à l'occasion de l'invalidation de M. de Mun, il avait dit :

Il ne s'agit pas ici de défendre la religion que personne n'attaque ni menace. Quand nous parlons du parti clérical, nous ne nous adressons ni à la religion, ni aux catholiques sincères, ni au clergé national. Ce qui nous préoccupe est de ramener le clergé dans l'Église, et de ne pas permettre qu'on transforme la chaire en tribune politique ; c'est de faire respecter la liberté électorale ; c'est d'assurer le libre combat aux opinions politiques qui n'ont rien à voir avec les questions cléricales.

 

Mais le discours capital fut celui du 4 mai 1877 sur les interpellations des gauches. Il y montrait comme le parti clérical était avant tout aux ordres de Rome, insistait sur l'intransigeance dans les classes bourgeoises, signalait le mépris croissant où était tenue la déclaration de 1682 :

Le plus clair résultat du concile de 1870 a été précisément d'ébranler le concordat, de mettre en question ce traité, ce contrat synallagmatique qui règle le rapport du sacerdoce et de l'empire, de l'État et de l'Eglise, en dehors duquel il n'y a que deux solutions : ou l'exclusion ou la séparation.

Or, comme nous estimons que tout vaut mieux que ces deux solutions, nous voulons ramener au respect du concordat et des articles qui l'accompagnent, à l'application rigoureuse, permanente, répressive des lois qui figurent sur nos codes pour la défense de nos libertés et pour la protection de notre indépendance ecclésiastique. Il faut choisir, c'est un dilemme que je pose : ou vous cesserez d'être Français, ou vous obéirez à la loi.

En tenant ce langage, sommes-nous trop exigeants ? sommes-nous des hommes passionnés ?

Sommes-nous, dis-je, des hommes passionnés, quand nous venons demander l'application des lois qui ont été appliquées par M. de Vatimesnil, par Mgr Frayssinous, par le gouvernement de Charles X, par le gouvernement de Louis Philippe, par l'Empire ? Proclamez donc qu'à vos yeux, il n'y a que la République qui ne soit pas en état de légitime défense. Dites-le, ayez ce courage ! Et alors, avouez que vous n'êtes qu'une faction politique, montant à l'assaut du pouvoir.

D'ailleurs, j'en ai assez dit ; le sentiment de la Chambre est fait, et je dois dire que, quelque précision qu'elle mette dans sa sentence, elle ne satisfera qu'à moitié la conscience nationale indignée, révoltée d'être ainsi périodiquement agitée par des hommes qui ne relèvent que de l'étranger.

Vous sentez donc, vous avouez donc, qu'il y a une chose qui, à l'égal de l'ancien régime, répugne à ce pays, répugne aux paysans de France, c'est la domination du cléricalisme I Vous avez raison, et c'est pour cela que du haut de cette tribune je le dis, pour que cela devienne précisément votre condamnation devant le suffrage universel ! et je ne fais que traduire les sentiments intimes du peuple de France en disant du cléricalisme ce qu'en disait un jour mon ami Peyrat : « Le cléricalisme ? voilà l'ennemi ! »