Les
élections complémentaires ayant été fixées au 3 juillet, Gambetta accepta une
triple candidature dans la Seine, le Var et les Bouches-du-Rhône : On pose aujourd'hui à la France, sous des noms
divers, la même question : veut-elle, une fois encore, abdiquer et verser
dans l'ornière des dynasties ? Non,
répondait le discours de Bordeaux (26 juin), et promettant à Thiers, sans marchander,
son appui le plus désintéressé, Gambetta ajoutait : Je crois que, grâce à l'union faite entre les
diverses nuances de l'opinion républicaine, nous pouvons donner à la France
le spectacle d'un parti discipliné, ferme en ses principes, laborieux,
agissant et résolu à tout pour arriver à convaincre la France de ses facultés
gouvernementales, en un mot, un parti acceptant la formule : Le pouvoir au
plus sage et au plus digne... Il faut donc être les plus sages. Gambetta
traçait ensuite les grandes lignes de sa politique : d'abord, il faut
maintenir et appuyer la République, considérer quiconque la menace comme un
factieux ; puis, il faut changer le caractère de l'opposition : L'opposition, sous un gouvernement républicain,
doit presser et contrôler et non détruire ; l'âge héroïque, chevaleresque du
parti est passé depuis la réalisation d'une partie de ses espérances. Enfin,
pour achever la Révolution, il faut donner l'éducation à tous, car c'est
l'infériorité de notre éducation nationale qui nous a conduits au revers : Il faut que notre action soit double, qu'elle porte
sur le développement de l'esprit et du corps, que dans... que
homme elle nous donne une intelligence réellement servie par des
organes. Je ne veux pas seulement que cet homme pense, lise et raisonne je
veux qu'il puisse agir et combattre. Il faut mettre partout, à côté de
l'instituteur, le gymnaste et le militaire, afin que nos enfants, nos
soldats, nos concitoyens soient tous aptes à tenir une épée, à manier un
fusil, à faire de longues marches, à passer les nuits à la belle étoile, à
supporter vaillamment toutes les épreuves pour la patrie. Il faut pousser de
front ces deux éducations : autrement, vous ferez une œuvre de lettrés, vous
ne ferez pas une œuvre de patriotes. En un mot, rentrons dans la vérité, et que, pour
tout le monde, il soit bien entendu que, lorsqu'on France un citoyen est né,
il est né un soldat ; et que quiconque se dérobe à ce double devoir
d'instruction civile et militaire, soit impitoyablement privé de ses droits
de citoyen et d'électeur. Faisons entrer dans l'âme des générations actuelles
et de celles qui vont naître la pensée que quiconque, dans une société
démocratique, n'est pas apte à prendre sa part de ses douleurs et de ses
épreuves, n'est pas digne de prendre part à son gouvernement. Par-là, je le répète, vous rentrez dans la vérité
des principes démocratiques, qui est d'honorer le travail, qui est de faire
du travail et de la science les deux éléments constitutifs de toute société
libre. Ah ! quelle nation on ferait avec une telle discipline, religieusement
suivie pendant des années avec les admirables aptitudes de notre race à produire
des penseurs, des savants, des héros et de libres esprits ! C'est en
pensant à ce grand sujet qu'on s'élève vite au-dessus des tristesses du
présent pour envisager l'avenir avec confiance. Messieurs, je le dis avec orgueil, sur le terrain
de la science, la France peut soutenir la rivalité avec le monde entier ; et,
malgré l'affaiblissement du niveau de l'esprit public, il est constamment,
grâce au ciel, resté dans notre pays une élite d'hommes qui, tous les jours,
ont reculé les limites de la science, qui, tous les jours, ont avancé les
progrès de l'esprit humain : et c'est par là que la France, quels que soient,
quels qu'aient été les désastres qui ont accablé le pays, reste le guide du
monde. Savez-vous ce qu'on disait, pendant la guerre, à
l'étranger ? « Il n'y a plus de livres ! » Et, en effet, tout
entière occupée à sa défense, la France ne produisait plus rien pour
l'intelligence des peuples. Mais, ce que je demande, c'est que de la science,
sortent des livres, des bibliothèques, des académies et des instituts ; je
demande que ceux qui la détiennent la prodiguent à ceux qui en ont besoin ;
je veux que la science descende sur la place publique qu'elle soit donnée
dans les plus humbles écoles. Oui, on peut établir, preuves en main, que c'est
l'infériorité de notre éducation nationale qui nous a conduits aux revers.
Nous avons été battus par des adversaires qui avaient mis de leur côté la
prévoyance, la discipline et la science : ce qui prouve, en dernière
analyse, que, même dans les conflits delà force matérielle, c'est l'intelligence
qui reste maîtresse. Et à l'intérieur, n'est-ce pas l'ignorance dans
laquelle on a laissé croupir les masses qui engendre, presque à époque fixe,
ces crises, ces explosions effroyables qui apparaissent dans le cours de
notre histoire comme une sorte de mal chronique, à ce point qu'on pourrait
annoncer à l'avance l'arrivée de ces vastes tempêtes sociales ? « Oh ! il faut nous débarrasser du passé.
Il faut refaire la France. » Hélas ! tel fut le cri qui, au lendemain de nos
désastres, est sorti de toutes les poitrines. Pendant trois mois on a entendu
ce cri sacré, illumination subite d'un peuple qui ne voulait pas périr. Ce
cri, on ne l'entend plus. On n'entend plus parler aujourd'hui que de complots
et d'intrigues dynastiques ; il n'est plus question que de savoir quel
prétendant s'attribuera les débris de la patrie en péril. Il faut que cela
cesse ; il faut écarter résolument ces scandaleuses convoitises et ne plus
penser qu'à la France. Il faut se retourner vers les ignorants et les
déshérités, et faire du suffrage universel, qui est la force par le nombre,
le pouvoir éclairé par la raison. Il faut achever la Révolution. Oui, quelque calomniés que soient aujourd'hui les
hommes et les principes de la Révolution française, nous devons hautement les
revendiquer, poursuivre notre œuvre, qui ne sera terminée que lorsque la
Révolution sera accomplie ; mais j'entends, Messieurs, par ce mot : la
Révolution, la diffusion des principes de justice et de raison qui
l'inspiraient, et je repousse de toutes mes forces l'assimilation perfide,
calculée, de nos adversaires avec les entreprises de la violence. La
Révolution a voulu garantir à tous la justice, l'égalité, la liberté ; elle
proclamait le règne du travail, et voulait en assurera tous les légitimes
fruits ; mais elle a subi des retards, presque des éclipses. Les conquêtes
matérielles nous sont restées en partie, mais les conséquences morales et
politiques sont encore à venir pour les plus nombreux : les ouvriers et les
paysans ; ces derniers, surtout, n'en ont retiré que des bénéfices matériels,
précieux assurément, dignes de tous nos respects et de toute notre
sollicitude, mais insuffisants toutefois à en faire de libres et complets
citoyens. Gambetta
fut élu dans les trois départements où sa candidature avait été posée : il
avait eu contre lui tous les royalistes sans exception et, parmi les
républicains, tous ceux qui n'avaient pas encore compris la grandeur de la
défense nationale en province et continuaient à voir en lui un fou furieux.
Il avait eu pour lui tous les patriotes ardents et l'élite enthousiaste des
républicains. Ainsi, il rentrait à l'Assemblée, — et c'était à la fois sa
force et sa faiblesse, — comme étant par excellence l'homme de la revanche et
l'homme de la république radicale. A
l'Assemblée, il poursuivit deux buts : préparer le relèvement de la patrie en
refaisant l'éducation civique et militaire de la nation ; faire du parti
républicain un parti de gouvernement. Thiers ayant compris que la République
seule pouvait rendre à la France sa force et son prestige, Gambetta lui
apporta son concours, contenant les impatiences des députés de
l'extrême-gauche, répandant-avec les idées de liberté et les principes de
démocratie les idées et les principes de gouvernement, imposant à ses adversaires
le respect de son talent, de son travail acharné et de son caractère.
L'Assemblée, se croyant en état de rétablir la monarchie, se déclarait
constituante : Gambetta nia qu'elle en eût le droit et combattit la
proposition Rivet (30 août). Mais s'il estimait que l'Assemblée, élue
uniquement pour trancher la question de paix ou de guerre, avait pour devoir
de se dissoudre et de faire place à une Assemblée vraiment constituante, il
ne pensait pas qu'il convînt aux représentants du parti républicain à l'Assemblée
de se mettre en grève. Il jugeait au contraire que ses amis de l'Union
Républicaine ne devaient pas négliger une occasion d'apporter leur pierre à
l'œuvre commune de la régénération nationale, il le dit et le répéta
hautement, il les persuada à la longue, et quant à lui, il tint à honneur
d'intervenir souvent dans les débats et, sur les questions politiques comme
sur les questions d'affaires, avec une grande modération. La compétence de
ses discours pratiques sur les traités de commerce, la réorganisation du
conseil d'État, le recrutement de l'armée et la responsabilité ministérielle
produisit une vive impression sur les esprits. Il se révéla bientôt comme le
premier des manœuvriers parlementaires et des tacticiens de couloir, habile à
intervenir au meilleur moment, toujours prêt à profiter de la moindre faute
de ses adversaires, prompt à se décider dans les moments de crise et à
s'emparer de la position la plus forte, confiant et inspirant la confiance,
sachant se dégager aussi bien que s'engager, de tous les leaders politiques
le plus vigilant et le plus sûr. Thiers renonça rapidement aux préventions
injustes qui lui avaient été inspirées contre lui. Quant aux violentes
attaques dont la délégation de Tours était l'objet de la part des meneurs de
la droite, Gambetta ne leur opposa jamais que le plus fier dédain. Sa
déposition devant la commission d'enquête sur les actes du gouvernement de la
Défense et son discours sur le rapport fait au nom de la commission des
marchés réduisirent à néant les calomnies de la réaction. Pour
travailler, en dehors de l'Assemblée, à la constitution du parti républicain
et à la régénération de la patrie, Gambetta entreprit une double tâche. Il
fonda la République française[1] (5 novembre 1871). Il commença au banquet de
Saint-Quentin la campagne de propagande et d'éducation démocratique qu'il
devait continuer, avec une activité prodigieuse, dans cinquante discours[2]. L'apparition
de la République française fut un événement politique d'une grande portée. Au
lendemain de la guerre et de la Commune, en plein régime de l'état de siège,
ce n'avait pas été sans malice que l'autorisation de publier un journal avait
été accordée à la première demande de Gambetta. On s'attendait à une feuille
révolutionnaire, âpre et violente, qui eût discrédité son fondateur. Ce fut
le Journal des Débats de la démocratie qui parut et la surprise fut générale.
« La politique pratique tint autant de place à la République française que
l'exposition de la doctrine. Chaque jour les collaborateurs de Gambetta s'y
appliquèrent, sous son inspiration, à faire comprendre les incidents de la
journée, à exposer la véritable question, souvent fort différente de la
question apparente, à découvrir la tactique des adversaires, à montrer par
quel mouvement les républicains y devaient répondre. Aucun incident, même
secondaire, ne fut omis, aucune difficulté ne fut dissimulée, et, pour que la
propagande fût complète et parvînt jusqu'aux plus humbles, bientôt à la République
la Petite République française vint s'adjoindre : le lecteur ne
s'intéressa plus seulement aux débats retentissants de la tribune ; il suivit
les mouvements des couloirs, il fut initié au travail des commissions, aux
discussions des bureaux ; et cet exemple, auquel s'associa toute la presse
républicaine, eut pour effet de répandre par toute la France la vie
politique. Chaque électeur, tenu au courant des faits et gestes de ses
mandataires, de leurs votes, des moindres agitations des partis, comprit peu
à peu ce qui est l'art de la politique et à quelles conditions on y remporte
la victoire[3]. » Mais ce
fut surtout par ses promenades oratoires à travers la France que Gambetta se
révéla comme le plus puissant des éducateurs du suffrage universel. Avant
lui, on avait vu des tribuns populaires, des leaders politiques, s’adresser
dans leurs harangues à telle ou telle fraction de la démocratie, de
préférence aux électeurs de leur circonscription. Gambetta voulut se mettre
en communication directe avec la démocratie tout entière ; il eut cette
ambition que sa parole, éclatant tour à tour dans toutes les parties du
territoire, formerait à une seule et même politique les populations les plus
diverses par l'éducation, les besoins et les mœurs. Ouvriers et bourgeois des
villes, paysans et fermiers des campagnes, il aspirait à les amener tous à la
République à la fois progressiste et conservatrice, mais patriote avant tout,
qui était son idéal. Aucune peine, aucun sacrifice ne devait lui coûter pour
la réalisation de cette œuvre. Vexé et tracassé à chaque instant par une
administration réactionnaire, injurié et calomnié toujours par une presse
violemment hostile, il ne se lassa jamais. Du Nord au Sud et de l'Est à
l'Ouest, chaque fois que les vacances parlementaires lui en donnaient le
loisir, il allait répandre dans un merveilleux langage ses fortes et saines
doctrines, les principes et les règles d'une sage conduite politique, et
toujours le principe le plus important à comprendre, la règle la plus utile à
pratiquer à l'heure où il parlait, recommander la patience et le courage,
démontrer la nécessité et l'excellence du gouvernement républicain, semer à
pleines mains le patriotisme et l'espoir. Une démocratie nouvelle naquit sous
sa parole. Il aimait le peuple d'un ardent amour, mais comme il l'estimait
autant qu'il l'aimait, il ne s'abaissa jamais à le flatter. Il était à la
tribune comme à la barre pour dire toute la vérité. Il la dit toujours. Tous
les discours de ce grand prédicateur laïque sont des enseignements, et par
conséquent des actes ; chacune de ses campagnes oratoires marque une étape en
avant dans la marche de la République. Lorsque Gambetta voyageait ainsi, Rome
n'était plus dans Rome : elle était toute avec lui, chez les rudes
montagnards du Dauphiné et de la Savoie comme aux banquets commémoratifs de
la naissance de Hoche, quand il faisait pénétrer au plus profond des cœurs
naguère encore défiants le culte passionné de l'armée et quand il apprenait à
des campagnards à peine affranchis du joug des moines les bienfaits de la
Révolution. Voici
quelques extraits de ces discours : A
Saint-Quentin (16 novembre 1871) : Il faut que la France soit constamment penchée sur
cette œuvre de régénération. Il lui faut un gouvernement qui soit adapté à
ses besoins du moment et surtout à la nécessité qui s'impose à elle, de
reprendre son véritable rôle dans le monde. Là-dessus, Messieurs, soyons très
réservés, ne prononçons jamais une parole téméraire, cela ne conviendrait pas
à notre dignité de vaincus ; car il y a aussi une dignité du vaincu, quand il
est tombé victime du sort et non pas de sa propre faute. Soyons gardiens de cette
dignité, et ne parlons jamais de l'étranger, mais que l'on comprenne que nous
y pensons toujours. Alors vous serez sur le véritable chemin de la revanche,
parce que vous serez parvenus à vous gouverner et à vous contenir vous-mêmes. A
Angers (7
avril 1872) : Ce qui ajoute à ma foi dans l'avenir, c'est qu'il
me semble que celui qui est à la tête du gouvernement ne peut oublier ni son
origine, ni ses études, ni les leçons de l'expérience ; il sait, il doit
savoir qu'il y a quelque chose de plus beau que d'avoir écrit les annales de
la Révolution française, c'est de l'achever, en couronnant son œuvre par la
loyauté et la sincérité de son gouvernement. Au
Havre (18
avril 1872) : Il y a même des gens, je puis dire des hommes
d'esprit, ma foi ! qui ont cru en faire preuve en m'appelant
commis-voyageur ! Cela n'est pas fait pour m'humilier. S'ils ont cru
toucher en quoi que ce soit ma vanité ou mon amour-propre, en répétant cette
plaisanterie, ils se sont cruellement... j'allais dire grossièrement trompés
1 Je n'en rougis pas ; je suis, en effet, un voyageur et le comtois de la
démocratie. C'est ma commission, je la tiens du peuple. Tant pis pour ceux
qui passent leur vie à débiter ces misères. Et
encore, dans le même discours, à la grande colère des socialistes de 1848 : Mais tenons-nous en garde contre les utopies de
ceux qui, dupes de leur imagination ou attardés dans leur ignorance, croient
à une panacée, à une formule qu'il s'agit de trouver pour faire le bonheur du
monde. Croyez qu'il n'y a pas de remède social, parce qu'il n'y a pas une
question sociale. Il y a une série de problèmes à résoudre, de difficultés à
vaincre, variant avec les lieux, les climats, les habitudes, l'état
sanitaire, problèmes économiques qui changent dans l'intérieur d'un même pays
; eh bien ! ces problèmes doivent être résolus un à un et non par une
formule unique. C'est par Je travail, par l'étude, par l'association, par
l'effort toujours constant d'un gouvernement d'honnêtes gens, que les peuples
sont conduits à l'émancipation. Il n'y a pas, je le répète, de panacée
sociale, il y a tous les jours un progrès à faire, mais non pas de solution
immédiate, définitive et complète. A la
Ferté-sous-Jouarre, le 14 juillet 1872 : Eh bien, que s'est-il passé après l'émancipation
légale des citoyens, après ce don magnifique de joyeux avènement de la
Révolution française, qui prend dans son sillon, où il croupissait comme une
bête de somme, le paysan, qui le redresse et lui fait figure humaine, — que
dis-je ? qui lui fait figure civile et politique et qui lui dit : Cette terre
est à toi ; c'est ta passion dominante, tu l'aimes, tu la travailles, tu la
fécondes , tu sens là toutes les joies qui appartiennent à l'homme sur son
propre fonds, chaque jour tu ornes cette maîtresse, tu la surveilles avec des
soins jaloux ne permettant d'empiétement à personne, mais cherchant toujours
à l'agrandir, à l'amplifier, mettant constamment dans chaque pli, dans chaque
recoin, l'empreinte de ta personnalité avec celle de ton travail ; eh bien,
ce travail de chaque jour, ce travail accumulé, ce travail associé à ta
personne, c'est ton bien, c'est ta propriété, il est à toit A
Thonon : Eh bien, il faut réfléchir quand on parle du
patrimoine de la France. La France, vous avez eu raison de le dire, sera
d'autant plus attrayante, qu'elle ne sera régie que par la loi, qu'elle sera
aux mains de tous les citoyens et non plus aux mains et soumise aux caprices
d'un seul. Ah ! oui, la France glorieuse et replacée,
sous l'égide de la République, à la tête du monde, groupant sous ses ailes
tous ses enfants désormais unis pour la défendre au nom d'un seul principe et
présentant au monde ses légions d'artistes, d'ouvriers, de bourgeois et de
paysans ; ah 1 oui, il est bon de faire partie d'une France pareille, et il
n'est pas un homme qui, alors, ne se glorifiât de dire, à son tour : Je suis
citoyen français ! Mais il n'y a pas que cette France, que cette
France glorieuse, que cette France révolutionnaire, que cette France
émancipatrice et initiatrice du genre humain, que cette France d'une activité
merveilleuse et, comme on l'a dit, cette France nourrice des idées générales
du monde ; il y a une autre France, que je n'aime pas moins, une autre France
qui m'est encore plus chère, c'est la France misérable, c'est la France
vaincue et humiliée, c'est la France qui est accablée, c'est la France qui
traîne son boulet depuis quatorze siècles, la France suppliante, vers la
justice et vers la liberté, la France qui crie, suppliante, vers la justice
et vers la liberté, la France que les despotes poussent constamment sur les
champs de bataille, sous prétexte de liberté, pour lui faire verser son sang
par toutes les artères et par toutes les veines ; la France que, dans sa
défaite, on calomnie, que l'on outrage ; oh ! cette France-là, je l'aime comme
on aime une mère ; c'est à celle-là qu'il faut faire le sacrifice de sa vie,
de son amour-propre et de ses jouissances égoïstes ; c'est de celle-là qu'il
faut dire, là où est la France, là est la patrie ! Enfin,
à Grenoble, dans le célèbre discours du 26 septembre 1872 : On se demande si ces hommes ont bien réfléchi sur
ce qui se passe ; on se demande comment ils ne s'aperçoivent pas des fautes
qu'ils commettent et comment ils pensent plus longtemps conserver de bonne
foi les idées sur lesquelles ils prétendent s'appuyer ; comment ils peuvent
fermer les yeux à un spectacle qui devrait les frapper. N'ont-ils pas vu
apparaître depuis la chute de l'Empire une génération neuve, ardente, quoique
contenue, intelligente, propre aux affaires, amoureuse de la justice, soucieuse
des droits généraux. Ne l'ont-ils pas vu faire son entrée dans les conseils
municipaux, s'élever, par degrés dans les autres conseils électifs du pays,
réclamer et se faire sa place de plus en plus grande dans les luttes
électorales ? N'a-t-on pas vu apparaître sur toute la surface du pays, — et
je tiens infiniment à mettre en relief cette génération nouvelle de la
démocratie, — un nouveau personnel du suffrage universel ? N'a-t-on pas vu
les travailleurs des villes et des campagnes, ce monde du travail à qui appartient
l'avenir, faire son entrée dans les affaires politiques ? N'est-ce pas
l'avertissement caractéristique que le pays, après avoir essayé bien des
formes de gouvernement, — veut enfin s'adresser à une autre couche sociale
pour expérimenter la forme républicaine. Oui ! je pressens, je sens, j'annonce la venue
et la présence, dans la politique, d'une couche sociale nouvelle, qui est aux
affaires depuis tantôt dix-huit mois, et qui est loin, à coup sûr, d'être
inférieure à ses devancières. Cette
prédiction de l'avènement des nouvelles couches sociales a été l'un des
points les plus lumineux de la carrière politique de Gambetta ; et non
seulement il a annoncé cet avènement, mais il l'a préparé, il l'a conduit ;
c'est lui, plus que tout autre, qui l'a mené au but. Ce jour-là, la colère
des vieux partis réactionnaires fut vraiment clairvoyante et, en effet,
depuis la grande parole de Bonaparte : « La carrière est ouverte au talent »,
aucun mot d'une pareille portée politique et sociale n'avait été prononcé en
France. M. J.-J. Weiss a dit à ce sujet dans l'un de ses plus beaux articles : Ils sont nombreux, ceux qui, n'étant pas de la même
doctrine philosophique ni du même parti politique que M. Gambetta se sont
toujours sentis du même parti social. On demande quelquefois ce que c'est que
les « nouvelles couches ». Je vais le dire. Il y a toute une génération
politique sortie des derniers rangs de la foule, fils de petits boutiquiers,
de petits fonctionnaires, de simples soldats, d'ouvriers à la tâche,
d'artistes plus riches de talent que d'argent ; cette génération s'était
formée à force de travail solitaire ; elle s'était abreuvée aux sources les
plus pures. Les poètes, les romanciers, les dramaturges, les constructeurs
d'utopies du règne de Louis-Philippe l'avaient illuminée, dès l'adolescence,
d'un rêve éblouissant. Tout ce qu'il y avait de plus grand dans le monde
n'aurait pas rempli son cœur. Elle avait vingt ans, elle s'élançait,
lorsqu'elle fut tout à coup arrêtée et refoulée par la nuit de Décembre. Il
lui a fallu attendre une aurore jusqu'en son âge mûr. M. Gambetta s'est fait
son homme. L'occasion l'a porté : mais il a pu saisir l'occasion. Il nous a
réalisé, au moment où nous n'espérions plus, le rêve de notre jeunesse.
Croyants ou philosophes, monarchistes ou républicains, qu'importe. Nous
n'avons tous fait qu'un avec le fils de l'épicier de Cahors, s'élevant tout à
coup au premier rang, commandant les armées et incarnant la France. Sa
fortune a été littéralement la nôtre. Nous débordions en lui, après la trop
longue compression de 1832. Voilà ce qu'a été pour nous M. Gambetta. |
[1]
Il y eut pour principaux collaborateurs politiques, MM. Spuller,
Challemel-Lacour, Isambert, Allain-Targé, Paul Bert, Ranc, Louis Combes, de
Freycinet, Proust, et un peu plus tard, MM. Girard de Rialle, Colani, Marcellin
Pellet, Thomson, Joseph Reinach, Barrère, Dépassé. La Petite République
française, journal populaire à cinq centimes, ne fut fondée qu'en 1876.
[2]
Discours de Saint-Quentin, Angers, le Havre, Versailles, la Ferté-sous-Jouarre,
Firminy, Chambéry, Albertville, Grenoble, Pontcharra, Thonon, Bonneville, la
Roche, Annecy, Saint-Julien, Nantes, Versailles, Périgueux, la Borde, Auxerre,
Aix, Lille, Avignon, Bordeaux, Lyon, Amiens, Abbeville, Lille, Château-Chinon,
Marseille, Valence, Romans, Grenoble, Cherbourg, Cahors, Tours, le Neubourg,
Lisieux, Honfleur, Pont-l’Evêque, Quillebœuf et tous les discours prononcés à
Paris, (réunions publiques du XXe arrondissement, conférences populaires,
banquets des voyageurs de commerce, des débitants de vin, des chambres
syndicales, etc., etc.)
[3]
Bigot, La fin de l'anarchie, p, 266, sq.