LÉON GAMBETTA

 

CHAPITRE II. — LA DÉFENSE NATIONALE.

 

 

Le 15 juillet, le gouvernement impérial déclarait la guerre à la Prusse.

Le plaidoyer pour Delescluze avait révélé dans Gambetta l'orateur de premier ordre ; le discours contre le plébiscite avait montré dans le jeune tribun l'homme d'État le plus puissant de son parti : il apparut, à partir de l'ouverture des hostilités contre l'Allemagne, comme le plus admirable patriote de son pays.

D'abord, après avoir joint ses efforts les plus éloquents à ceux de Thiers pour obtenir du ministère une preuve, même la plus faible, que la France avait été réellement insultée par le roi de Prusse dans la personne de son ambassadeur, que cette guerre était vraiment une guerre nationale et non une guerre dynastique, Gambetta se sépara avec éclat de ceux de ses collègues qui refusèrent de voter les demandes de subsides. « Quand la guerre sera déclarée, avait dit Gambetta, nous ne verrons devant nous qu'une seule chose : le drapeau de la patrie. » Et en effet, il ne vit plus autre chose. Après les désastres de Wœrth et de Spickeren, s'il fut le premier à signer avec Jules Favre la demande d'un comité de gouvernement élu par le Corps législatif « pour repousser l'invasion étrangère », — demande qui, si elle avait été adoptée dès le 10 août, aurait pu sauver la patrie, — Gambetta fut aussi le plus énergique à repousser avec colère les avances des démagogues qui ne cherchaient dans les malheurs de l'armée qu'une occasion de trouble et d'insurrection. L'échauffourée de la Villette fut flétrie par lui en termes indignés (séance du 17 août), et le ministre de la guerre n'eut pas d'avocat et même de collaborateur plus dévoué que lui, pour toutes les mesures qui avaient trait à l'organisation de la défense et à l'expulsion de l'étranger.

Il montait presque chaque jour à la tribune du Corps législatif pour y prononcer des paroles dont la sagesse et le patriotisme allaient droit au cœur de la France. Le 10 août, il réclama l'armement immédiat de la garde nationale ; le 12, l'armement immédiat de Paris ; le 13, la discussion et l'adoption de la proposition de Jules Favre :

Il faut savoir si, ici, nous avons fait notre choix entre le salut de la patrie ou le salut de la dynastie.

 

Puis ce fut lui qui annonça au Corps législatif l'entrée des Prussiens à Nancy (14) ; il demanda la permanence de l'Assemblée (15), réclama l'application énergique de la loi sur les étrangers (17), insista avec énergie pour le projet de loi relatif à l'activité des militaires de tous grades et la proposition des gauches de mettre le recrutement et l'armement de la garde nationale de Paris dans les attributions du général Trochu (27 et 29). Le gouvernement cachait les nouvelles de la guerre, il les réclama avec passion :

Savez-vous, Messieurs, ce que je pense ? c'est que vous êtes fout à fait patriotes, mais aveugles, je le dis dans la sincérité de mon âme. Eh bien ! j'estime que nous avons fait assez de concessions, que nous nous sommes assez tus, qu'on a trop longtemps jeté devant ce pays un voile sur les événements qui se précipitent et fondent sur nous. J'ai la conviction intime que ce pays court vers l'abîme sans en avoir conscience.

 

Il roula en effet au gouffre : l'armée, emprisonnée dans Sedan, fut livrée par l'Empereur au Roi de Prusse.

Ce tut dans la nuit du 2 au 3 septembre que le ministère reçut la première dépêche de la capitulation de Sedan, et la nouvelle se répandit le lendemain dans Paris. Le patriotisme de Gambetta grandit avec le désastre. Comprenant à merveille quelle serait, en face de l'invasion triomphante, la faiblesse originelle d'un gouvernement issu d'une insurrection, il aurait voulu que le Corps législatif eût le courage de proclamer lui-même la vacance du pouvoir et de nommer, en dehors de toute préoccupation de parti, un gouvernement de défense nationale. Thiers et Jules Favre eurent le même sentiment, mais les efforts de ces bons citoyens, qui étaient des politiques perspicaces, furent inutiles. Le Corps législatif ne sut pas se décider à temps ; le général de Palikao s'obstina à poursuivre une lieutenance chimérique de l'Empire, et cependant tout le peuple de Paris se mit en mouvement. Il n'y eut pas, à proprement parler, de révolution. Le Corps législatif fut envahi malgré les efforts de Gambetta, et l'Empire disparut. Lorsqu'il fut bien avéré que la majorité du Corps législatif perdait son temps à ne rien décider, Gambetta s'élança à la tribune :

Citoyens l attendu que la patrie est en danger ; attendu que tout le temps nécessaire a été donné à la représentation nationale pour prononcer la déchéance ; attendu que nous sommes et que nous continuons le pouvoir régulier issu du suffrage universel libre, nous déclarons que Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont à jamais cessé de régner sur la France.

 

La foule réclame la République. « Oui ! vive la République ! réplique Gambetta. Citoyens, allons la proclamer à l'Hôtel-de-Ville. » Et il partit au milieu d'une escorte enthousiaste de gardes nationaux. A l'Hôtel-de-Ville, ce fut lui qui proclama la République. Les députés de Paris se constituèrent en gouvernement de la Défense nationale sous la présidence du général Trochu, et le ministère de l'intérieur fut confié à Gambetta.

Il est impossible de résumer, dans le cadre étroit de cette notice, le rôle de Gambetta pendant la Défense nationale, à Paris d'abord, jusqu'au 7 octobre, alors qu'il renouvelait en quelques heures tout le personnel administratif, qu'il adressait au peuple les admirables proclamations du 23 septembre et du 3 octobre, qu'il insistait en vain pour la translation du gouvernement en province, — puis, à Tours et à Bordeaux, jusqu'au 6 février, lorsque s'étant échappé en ballon de Paris assiégé[1], il prit en main l'organisation de la résistance dans les départements et qu'il réussit à sauver l'honneur de la patrie, après avoir mérité d'en sauver l'intégrité. L'histoire de Gambetta pendant la Défense nationale, c'est celle de la France même, de la France qu'il retira de sa prostration, qu'il électrisa par l'éloquence enflammée de ses discours, qu'il remplit pour quelques semaines de son enthousiasme et de son héroïsme, dont il fit enfin une nation armée qui disputa pied à pied le sol sacré du territoire contre les plus fortes troupes du monde. L'Europe fut émerveillée, et les militaires allemands, le général de Moltke le premier, rendirent à Gambetta le plus éclatant hommage. Ministre de l'intérieur, il avait réprimé toutes les tentatives factieuses, domptant la commune dans Lyon par son intervention hardie aux funérailles du commandant Arnaud, brisant la ligue du Midi par la vigueur d'une prompte répression, arrêtant les dissidences monarchistes par la dissolution des conseils généraux. Ministre de la guerre, il fit de la France un immense camp retranché et il lança coup sur coup, au secours de Paris, quatre armées. Quand Gambetta avait débarqué au milieu de la forêt d'Épineuse, près de Montdidier, la France manquait de tout. Un mois après, grâce au génie du jeune dictateur, elle était debout et les Allemands vaincus évacuaient Orléans.

Il avait débuté à Tours par une proclamation où il signalait aux citoyens des départements le double devoir d'écarter tout autre souci que celui de la guerre à outrance et d'accepter fraternellement, jusqu'à la paix, le commandement du pouvoir républicain sorti de la nécessité et du droit :

Le temps manque, disait-il ; j'ai mandat, sans tenir compte ni des difficultés, ni des résistances, de suppléer, à force d'activité, avec le concours de toutes les libres énergies, à l'insuffisance des détails. Les hommes ne manquent pas ; ce qui a fait défaut, c'est la résolution, la décision, la suite dans l'exécution des projets. Ce qui a fait défaut ce sont les armes.

 

Et il annonçait que l'on concluait des marchés pour accaparer tous les fusils disponibles sur le marché du globe. Il peignait en traits de feu ce qui était à faire pour mettre en œuvre toutes les immenses ressources du pays, pour inaugurer la guerre nationale :

La République fait appel au concours de tous. C'est sa tradition à elle, d'armer les jeunes chefs ; nous en ferons !

 

Et il en faisait. A côté des d'Aurelle et des Faidherbe, il découvrit Chanzy, Billot, Clinchant, Farre, Crémer ; il prit à la marine Jauréguiberry, Jaurès, Gougeard :

Non, il n'est pas possible que le génie de la France se soit voilé pour toujours, que la grande nation se laisse prendre sa place dans le monde par une invasion de 500.000 hommes 1 Levons-nous en masse, et mourons plutôt que de subir la honte du démembrement.

 

Et il formait les deux armées de la Loire, l'armée du Nord, l'armée de Normandie, l'armée des Vosges, l'armée de l'Est. Il avait accepté le concours de Garibaldi ; il reçut avec joie celui de Cathelineau, de Stofflet, de Charette. Il choisit l'ingénieur Charles de Freycinet pour son délégué à la guerre, le colonel Thoumas comme directeur de l'artillerie, et le général Loverdo comme directeur de l'infanterie et de la cavalerie. Clément Laurier conclut à Londres un emprunt de 250 millions. Il appela à lui toutes les forces, tous les courages, tous les patriotismes[2].

Mais le destin nous avait condamnés ; Metz capitule, tout semble perdu, et les plus vaillants désespèrent. Gambetta, presque seul, ne se laisse point abattre :

Français ! s'écria-t-il dans une proclamation qui semble écrite de lave ardente, Français, élevez vos âmes et vos résolutions à la hauteur des effroyables périls qui fondent sur la patrie. Il dépend encore de vous de lasser la mauvaise fortune et de montrer à l'univers ce qu'est un grand peuple qui ne veut pas périr et dont le courage s'exalte au sein même des catastrophes. Metz a capitulé ! Un général sur qui la France comptait, même après le Mexique, vient d'enlever à la patrie en danger plus de cent mille de ses défenseurs. Le maréchal Bazaine a trahi ; il s'est fait l'agent de l'homme de Sedan, le complice de l'envahisseur, et, au mépris de l'honneur de l'armée dont il avait la garde, il a livré, sans même essayer un suprême effort, cent vingt mille combattants, vingt mille blessés, ses fusils, ses canons, ses drapeaux et la plus forte citadelle de France : Metz, vierge jusqu'à lui des souillures de l'étranger. Un tel crime est au-dessus même des châtiments de la justice...

 

Presque au lendemain de cet héroïque appel le général d'Aurelles de Paladines rentrait dans Orléans. Le mouvement militaire qui fut couronné par cette victoire avait été indiqué par Gambetta. Le ministre de la guerre avait même insisté pour que l'opération eût lieu quinze jours plus tôt, et il avait vu juste. Les retards nécessités par l'inutile voyage de Thiers à Versailles et l'hésitation du général d'Aurelles après la bataille, permirent à l'armée du prince Frédéric-Charles de rejoindre les Bavarois défaits et d'entrer en ligne. Orléans fut repris par les troupes allemandes, et dès lors la série des désastres, interrompue pendant quelques jours à Coulmiers et à Bapaume, recommença. Pourtant ni la perte de la bataille du Mans, ni la défaite de Saint-Quentin ne purent altérer la confiance inaltérable de Gambetta dans un retour final de la fortune. Les troupes, en effet, s'aguerrissaient à vue d'œil ; l'admirable retraite de Chanzy, la campagne de Faidherbe dans le Nord, des combats comme ceux de Dijon, Nuits et Villersexel, témoignaient que la France allait bientôt tenir une véritable armée.

Mais Paris affamé capitule, un armistice est signé à Versailles, l'armée de l'Est est perdue par l'erreur fatale de Jules Favre, le gouvernement de Paris convoque les électeurs pour la nomination d'une Assemblée nationale... Gambetta persiste à vouloir lutter. Tout en s'inclinant devant la décision qui convoque les électeurs pour le 8 février, la Délégation rend le fameux décret qui frappe d'inéligibilité tous ceux qui ont exercé sous l'Empire les fonctions de ministre, de sénateur, de conseiller d'État, tous ceux qui ont été présentés aux populations comme candidats officiels, qu'ils aient ou non réussi à se faire élire députés. Ce décret, dans lequel l'histoire verra une grande pensée de justice et de moralisation politique, fut accueilli par les vives protestations de M. de Bismarck. Le chancelier, « au nom de la liberté des élections stipulées par l'armistice » déclara que le scrutin, « dans de telles conditions d'oppression », ne pourrait créer une représentation légale du pays. Gambetta répond par quelques paroles indignées à cette immixtion de l'étranger dans nos affaires intérieures. Mais le gouvernement de Paris est dominé par d'autres sentiments ; il annule le décret de Bordeaux, et M. Jules Simon est envoyé auprès de la délégation, avec mission de faire exécuter dans sa plénitude le décret de convocation. Gambetta résiste avec énergie. M. Jules Simon s'obstine, il s'abouche avec des officiers, et alors, quand il devient évident que l'attitude de l'envoyé de Paris menace d'ajouter aux horreurs de la guerre étrangère la honte d'une lutte civile, Gambetta donne sa démission de tous les pouvoirs réunis en sa personne.

Il fut élu représentant dans neuf départements : à Paris, par 202.399 voix, par 56.621 dans le Bas-Rhin, par 51.917 dans le Haut-Rhin, par 57.047 dans la Moselle, par 47.211 dans la Meurthe, par 18.530 dans Seine-et-Oise, par 62.739 dans les Bouches-du-Rhône, par 12.425 à Alger, et par 6.142 à Oran. Il opta pour le Bas-Rhin et vota contre les préliminaires de paix (1er mars).

Quand le traité de démembrement eut été adopté par 516 voix contre 107, Gambetta signa la déclaration suivante, qui fut portée par M. Grosjean à la tribune de l'Assemblée nationale :

Les représentants de l'Alsace et de la Lorraine ont déposé, avant toute négociation de paix, sur le bureau de l'Assemblée nationale, une déclaration affirmant de la manière la plus formelle, au nom de ces provinces, leur volonté et leur droit de rester françaises.

Livrés, au mépris de toute justice et par un odieux abus de la force, à la domination de l'étranger, nous avons un dernier devoir à remplir.

Nous déclarons encore une fois nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement.

La revendication de nos droits reste à jamais ouverte à tous et à chacun dans la forme et dans la mesure que notre conscience nous dictera.

Au moment de quitter cette enceinte où notre dignité ne nous permet plus de siéger, et malgré l'amertume de notre douleur, la pensée suprême que nous trouvons au fond de nos cœurs, est une pensée de reconnaissance pour ceux qui, pendant six mois, n'ont pas cessé de nous défendre, et d'inaltérable attachement à la patrie dont nous sommes violemment arrachés.

Nous vous suivrons de nos vœux et nous attendrons, avec une confiance entière dans l'avenir, que la France régénérée reprenne le cours de la grande destinée.

Vos frères d'Alsace et de Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune, conserveront à la France, absente de leurs foyers, une affection filiale jusqu'au jour où elle viendra y reprendre sa place.

Bordeaux, le 1er mars 1871.

Signée : L. Chauffour, E. Teutsch, André, Ostermann, Schneegans, E. Keller, Kablé, Melsheim, Bail, Titot, Albrecht, Alfred Kœchlin, A. Saglio, Humbert, Kuss, Rencker Deschange, Bœrsch, A. Tachard, Th. Noblot, Dornès, Ed. Bamberger, Bardon, Léon Gambetta, Frédéric Hartmann, Jules Grosjean.

 

Puis les députés de l'Alsace Lorraine quittèrent la salle, des séances, le président de l'Assemblée restant muet au fauteuil. Le soir même mourait Kuss, le dernier maire français de Strasbourg, et ses obsèques, célébrées le lendemain au milieu d'une affluence énorme, permettaient à Gambetta d'adresser un suprême adieu à l'Alsace :

La force nous sépare, mais pour un temps seulement, de l'Alsace, berceau traditionnel du patriotisme français. Nos frères de ces contrées malheureuses ont fait dignement leur devoir, et, eux du moins, ils l'ont fait jusqu'au bout. Eh bien ! qu'ils se consolent en pensant que la France, désormais., ne saurait avoir d'autre politique que leur délivrance ; pour atteindre ce résultat, il faut que les républicains, jurant à nouveau une haine implacable aux dynasties et aux Césars qui ont amené tous nos désastres, oublient leurs divisions et s'unissent étroitement dans la pensée patriotique d'une revanche qui sera la protestation du droit et de la justice contre la force et l'infamie.

 

Épuisé par les fatigues surhumaines de la Défense, Gambetta se rendit à Saint-Sébastien pour reprendre quelques forces et attendre les élections complémentaires qui lui permettraient de rentrer à l'Assemblée. Les événements des trois mois sinistres, mars, avril et mai, le plongèrent dans une profonde tristesse. Il flétrit hautement les excès et les crimes de la Commune.

 

 

 



[1] Dans le ballon l'Armand Barbès, avec M. Eugène Spuller, qui devait être, à Tours et à Bordeaux, sans titre officiel, son collaborateur de tous les instants.

[2] Les principaux commissaires de la République et préfets s'appelaient Challemel-Lacour, Testelin, Grosjean, Valentin, Gent, Paul Bert, Allain-Targé, Desseaux, Ténot, Lechevalier, Ricard, Martin Nadaud, Charton, La Forge, Pierre Lefranc, Girot-Pouzol, Cornil, Camescasse ; l'amiral Fourichon était ministre de la marine, M. de Chaudordy délégué aux affaires étrangères, M. Cazot secrétaire général à l'intérieur, M. Ranc directeur de la sûreté générale, M. Lecesne président de la commission d'armement, M. Steenackers directeur des postes et télégraphes, M. Isambert chargé du service de la presse.