Léon
Gambetta naquit à Cahors le 2 avril 1838. Son
père, originaire de Gênes, était épicier. Sa mère Orasie Massabie, descendait
d'une vieille famille bourgeoise du Quercy. Il était par excellence un fils
de ces nouvelles couches sociales dont il devait proclamer et diriger
l'avènement avec tant d'éclat. Après
avoir fait de rapides et brillantes études d'abord au petit séminaire de
Monfaucon, puis au lycée de sa ville natale, Léon Gambetta vint à Paris pour
suivre les cours de l’École de droit et se livrer, selon le désir de sa mère
qui lui avait appris à lire dans les œuvres d'Armand Carrel, à sa passion
déjà dominante pour la politique. Inscrit au barreau en 1860, il débuta
bientôt avec succès, mais sans se laisser éblouir par ses premiers triomphes
oratoires, et continua à développer par d'immenses lectures une instruction
qu'il sentait incomplète. On a beaucoup glosé sur les longues stations du
jeune avocat au café Procope, et de nombreuses légendes plus ou moins
inexactes ont couru sur les années d'apprentissage de Gambetta. On n'a
presque rien dit du travail acharné auquel il s'appliqua sans relâche dans le
modeste appartement que tenait son excellente tante et où il ne recevait que
des amis d'élite. C'est pourtant ce labeur passionné et méthodique à la fois
qui sera digne de fixer un jour l'attention d'un véritable historien. Dans
les cafés, à la conférence Molé dont il fut deux fois président, à la
conférence du stage dont il fut le troisième secrétaire, Gambetta ne faisait
guère qu'ouvrir une écluse aux pensées qui s'agitaient dans son ardent cerveau.
Mais ce n'était que la moindre partie de son existence. Peu d'hommes sont entrés
mieux armés que lui dans la vie publique. Et c'est lui-même qui s'arma. Il
n'a réellement paru sur la scène qu'après avoir parachevé une éducation
littéraire, historique, économique, politique et militaire qui faisait, dès
1865, l'admiration des vieux hommes d'État, de Thiers qui eut pour lui, de
très bonne heure, un goût très vif, de Crémieux dont il fut le secrétaire
favori, de Jules Favre. Il suivait avec assiduité les séances du Corps
législatif, dont il rendit compte, pendant quelque temps, dans l'Europe. Il
s'appliquait à connaître et à comprendre les hommes importants de tous les
partis. Il voyagea deux fois en Orient, et ne voyagea pas en simple touriste.
Il voulut toujours voir et savoir par lui-même, et méditant profondément sur
les causes qui avaient fait échouer la tentative républicaine de 1848, il
s'appliqua à dégager des nuages une conception claire et pratique de la
démocratie. Ce fut
aux élections générales de 1863 que Gambetta lit son premier acte de
politique un peu éclatant, en soutenant avec énergie dans le sixième
arrondissement, qui était le quartier des Écoles, la candidature, simplement
libérale, de Paradol. Il a toujours été très-fier de cet acte d'indépendance
qui lui créa, dès lors, une place à part dans le camp républicain. Cette
campagne n'a pas été moins caractéristique de son tempérament d'homme d'État
et de sa ligne générale de conduite que ne le fut, quelques années plus tard,
sa foudroyante intervention dans l'affaire Baudin. Le
procès Baudin porte la date du 14 novembre 1868. M. Pinard, ministre de
l'intérieur, avait fait poursuivre devant la police correctionnelle MM.
Challemel-Lacour, rédacteur en chef de la Revue Politique, Peyrat, rédacteur
en chef de Y Avenir National, Delescluze, rédacteur en chef du Réveil,
Charles Quentin, rédacteur du même journal, Duret, gérant du journal la
Tribune, Gaillard père et fils, et Abel Peyrouton, « sous l'inculpation
d'avoir tous les huit, à Paris, dans le but de troubler la paix publique et
d'exciter à la haine et au mépris du gouvernement, pratiqué des manœuvres à
l'intérieur. » Ces manœuvres résultaient du fait d'avoir ouvert une
souscription pour élever un monument à l'héroïque représentant qui avait été
tué sur les barricades de Décembre. Delescluze savait que Gambetta, véritable
chef de la jeunesse française, avait plaidé avec un grand talent l'affaire
des Sociétés secrètes, dite procès des 54, et l'affaire des correspondants
mexicains. Il se souvenait que Gambetta avait gagné contre lui-même, en 1865,
après un remarquable plaidoyer, un procès littéraire très-curieux qui
engageait le droit de réponse. Il le désigna comme avocat l'avant-veille de
l'audience. Les défenseurs des autres accusés étaient Crémieux, Clément
Laurier, Jules Favre, M. Emmanuel Arago et M. Leblond. L'attente
de Delescluze ne fut pas trompée ; le discours de son jeune avocat fut un
chef-d’œuvre : Un pareil procès a-t-il jamais été agité à aucune
époque parmi les hommes ? Non ! jamais ! Remontez jusqu'au temps d'Athènes,
jusqu'au temps de Rome, cherchez s'il y a jamais eu un procès comparable à
celui dont vous êtes saisis ? Quant à moi, je le dis avec toute l'énergie des
forces qui vibrent dans mon être, j'ai beau interroger nies souvenirs,
consulter l'histoire, jamais, non jamais, je n'ai rencontré un pareil duel
entre le droit et le despotisme, entre la loi et la force, jamais je ne les
ai vus si ouvertement ni si injustement aux prises dans cet éternel drame
dont se compose l'humanité. Je ne sais si je me fais illusion, mais il me
semble que le dernier endroit pour soutenir de telles thèses, pour glorifier
de tels attentats, c'est le prétoire du juge, car ici la loi seule doit
parler et être entendue. Seule elle doit être l'intérêt et la passion du
magistrat, puisque sans elle il n'y a rien de durable et de respecté, que
toute certitude sociale disparaît, et qu'on aboutit fatalement à l'anarchie
avec tout ce qu'elle entraîne de désordres et de lâchetés. Je me demande si
c'est dans cette enceinte particulière du droit qu'il sera permis de me
contredire ? Rappelez-vous ce que c'est que le 2 Décembre ? Rappelez-vous
ce qui s'est passé ? Les actes viennent d'être repris, racontés par M. Ténot,
dans leurs épisodes navrants : vous avez lu ce récit, qui se borne aux faits
et d'une impartialité d'autant plus vengeresse ; vous savez tout ce qu'il y a
de sang et de douleurs, de larmes dans cette date ; mais ce qu'il faut dire
ici, ce qu'il faut toucher du doigt, c'est la machination, c'est la
conséquence, c'est le mal causé à la France, c'est le trouble apporté dans
les consciences par cet attentat : c'est là ce qui constitue la véritable
responsabilité. C'est cela seulement qui pourra vous faire apprécier jusqu'à
quel point vous nous devez aide et protection quand nous venons honorer la
mémoire de ceux qui sont tombés pour avoir défendu la loi et la Constitution
qu'on égorgeait. Oui ! le 2 Décembre, autour d'un prétendant, se
sont groupés des hommes que la France ne connaissait pas jusque-là, qui
n'avaient ni talent, ni honneur, ni rang, ni situation, de ces gens qui, à
toutes les époques, sont les complices des coups de la force, de ces gens
dont on peut répéter ce que Salluste a dit de la tourbe qui entourait
Catilina, ce que César dit lui-même en traçant le portrait de ses complices,
éternels rebuts des sociétés régulières : Ære alieno obruti et vitiis onusti, Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes, comme traduisait Corneille. C'est avec ce personnel
que l'on sabre depuis des siècles les institutions et les lois, et la
conscience humaine est impuissante à réagir, malgré le défilé sublime des
Socrate, des Thraséas, des Cicéron, des Caton, des penseurs et des martyrs
qui protestent au nom de la religion immolée, de la morale blessée, du droit
écrasé sous la botte d'un soldat. Mais ici, il ne peut pas en être de la sorte ;
quand nous venons devant vous, magistrats, et que nous vous disons ces
choses, vous nous devez aide et protection. Ces hommes ont prétendu avoir
sauvé la France. Il est un moyen décisif de savoir si c'est une vérité ou une
imposture. Quand un pays traverse réellement une crise suprême, qu'il sent
que tout va succomber, jusqu'à l'assiette même de la société, alors
savez-vous ce qui arrive ? C'est que ceux que la nation est habituée à
compter à sa tête, parce qu'ils se sont illustrés par leurs talents et leurs
vertus, accourent pour la sauver. Si je compte, si je dénombre, si j'analyse
la valeur des hommes qui ont prétendu avoir sauvé la patrie au 2 Décembre, je
ne rencontre parmi eux aucune illustration, tandis que de l'autre côté, je
vois venir au secours du pays des hommes comme Michel de Bourges, Charras,
morts depuis, - Ledru était déjà exilé, - et tant d'autres, pris dans l'élite
des partis les plus divers : par exemple, notre Berryer, ce mourant illustre,
qui, hier encore, nous envoyait cette lettre d'un homme de cœur, testament
d'indignation qui prouve que tous les partis se tiennent pour la
revendication de la morale. Où étaient Cavaignac, Lamoricière, Changarnier,
Leflô, Bedeau, et tous les capitaines, l'honneur et l'orgueil de notre armée
? Où étaient M. Thiers, M. de Rémusat, les
représentants autorisés des partis orléaniste, légitimiste, républicain, où
étaient-ils ? A Mazas, à Vincennes : tous les hommes qui défendaient la loi !
En route pour Cayenne, en partance pour Lambessa, ces victimes spoliées d'une
frénésie ambitieuse ! Voilà, Messieurs, comment on sauve la France ! Après
cela, pensez-vous qu'on ait le droit de s'écrier qu'on a sauvé la société,
uniquement parce qu'on a porté la main sur le pays ? De quel côté était le génie, la morale, la vertu ? Tout
s'était effondré sous l'attentat ! . . . . . Mais il y a déjà quelque chose qui juge nos
adversaires. Écoutez, voilà dix-sept ans que vous êtes les maîtres absolus,
discrétionnaires de la France, — c'est votre mot ; — nous ne recherchons pas
l'emploi que vous avez fait de ses trésors, de son sang, de son honneur et de
sa gloire ; nous ne parlerons pas de son intégrité compromise, ni de ce que
sont devenus les fruits de son industrie, sans compter que personne n'ignore
les catastrophes financières qui, en ce moment même, sautent comme des mines
sous nos pas ; mais ce qui vous juge le mieux, parce que c'est l'attestation
de vos propres remords, c'est que vous n'avez jamais osé dire : Nous
célébrerons, nous mettrons au rang des solennités de la France le 2 Décembre
comme un anniversaire national 1 Et cependant tous les régimes qui se sont
succédé dans ce pays se sont honorés du jour qui les a vus naître. Ils ont
fêté le 14 Juillet, le 10 Août ; les journées de Juillet 1830 ont été fêtées
aussi, de même que le 24 Février ; il n'y a que deux anniversaires : le 18
Brumaire et le 2 Décembre, qui n'ont jamais été mis au rang des solennités
d'origine, parce que vous savez que si vous vouliez les y mettre, la
conscience universelle les repousserait. Eh bien ! cet anniversaire dont vous n'avez
pas voulu, nous le revendiquons, nous le prenons pour nous ; nous le fêterons
toujours, incessamment ; chaque année, ce sera l'anniversaire de nos morts jusqu'au
jour où le pays, redevenu le maître, vous imposera la grande expiation
nationale au nom de la liberté, de l'égalité, de la fraternité. — S'adressant
à M. l'Avocat impérial : — Ah ! vous levez les épaules ! M. L'AVOCAT IMPÉRIAL.
— Mais ce n'est plus de la plaidoirie. Me GAMBETTA. — Sachez-le, je ne redoute pas plus vos dédains
que vos menaces. En terminant, hier, votre réquisitoire, vous avez dit : Nous
aviserons ! Comment ! avocat impérial, magistrat, homme de loi, vous
osez dire : « Nous prendrons des mesures ! » Et quelles mesures ? Ne sont-ce pas
là des menaces ? Eh bien ! écoutez, c'est mon dernier mot : Vous pouvez nous
frapper, mais vous ne pourrez jamais ni nous déshonorer, ni nous abattre ! Le
plaidoyer pour Delescluze produisit un effet immense ; il retentit à travers
toute la France comme un coup de canon. Jamais un plus terrible réquisitoire
contre l'Empire n'avait été prononcé dans un plus magnifique langage. Jamais
encore le régime de Décembre n'avait été dénoncé avec plus de colère à la
haine de tous les amis du droit et de la justice. Ce fut réellement le signal
avant-coureur de la chute prochaine des Bonaparte. « La veille du
procès, écrivait M. Henri Brisson dans la Revue politique, on parlait
de Sadowa, du Mexique, du pape. Le lendemain, on ne parla plus que du
Deux-Décembre, et dévoilé, flétri dans son origine criminelle, l'Empire était
condamné. » Léon Gambetta passa ainsi du premier coup au premier rang
des républicains qui étaient l'espoir du pays. Berryer étant mort, les
électeurs de Marseille offrirent sa succession à Gambetta. Le gouvernement
impérial s'effraya et il fut décidé qu'à la veille des élections générales,
toutes les élections partielles seraient ajournées. Ce ne
fut pour Gambetta qu'un très-court retard. Deux circonscriptions, la première
du département de la Seine, et la première des Bouches-du-Rhône, l'envoyèrent
au Corps législatif le 23 mai et le 6 juin 1869. Il fut élu à Marseille
contre MM. Thiers, Ferdinand de Lesseps et Barthélémy, et à Paris, contre M. Carnot,
comme candidat irréconciliable avec l'Empire. Le principe directeur de mes opinions et de nies
actes politiques, disait-il dans sa profession de foi aux électeurs de
Belleville, c'est la souveraineté du peuple, organisée d'une manière
intégrale et complète ; il faut tout lui rapporter et il en faut tout
déduire, les institutions, les lois, les intérêts et les mœurs mêmes ;
scientifiquement appliqué, ce principe peut seul achever la Révolution
française, et fonder pour toujours l'ordre réel, la justice absolue, la
liberté plénière, et l'égalité véritable. Gambetta
devint rapidement l'un des chefs de la minorité républicaine du Corps
législatif. Recherché par tous ses collègues sans exception pour la grâce
charmante de son esprit et l'irrésistible attrait de son talent, il était par
excellence, et même aux heures de l'opposition la plus violente, l'homme de
gouvernement dans son parti : Il faut surtout, écrivait-il le 24 avril 1870,
s'attacher à dissiper les calomnies dont on couvre nos doctrines et nos
aspirations. Il faut dire, redire et prouver que, pour nous, le triomphe de
la démocratie fondée sur les libres institutions, c'est la sécurité et la
prospérité assurée, aux intérêts matériels, la garantie rendue à tous les
droits, le respect de la propriété, la protection des droits sacrés et
légitimes des travailleurs, l'amélioration et la moralisation des déshérités,
sans atteinte, sans péril pour les favorisés de la fortune et de
l'intelligence. Dites bien que notre passion, c'est uniquement d'amener la
justice et la paix sociale parmi les hommes ; démontrez sans trêve, sans
repos, que, seul entre tous les partis, le parti démocratique est réellement
conservateur, libéral et progressif. Avec le triomphe de nos idées et
seulement par ce triomphe, la France pourra clore l'ère des révolutions, et
développer, au sein d'une démocratie régénérée et maîtresse d'elle-même, les
admirables ressources de la patrie française. Et dans
une autre lettre de la même époque : Je crois pouvoir résumer en deux lignes toute ma
politique : faire prédominer la politique tirée du suffrage universel dans
l'ordre intérieur aussi bien que dans la conduite des affaires extérieures ;
pour tout dire, au point de vue des circonstances actuelles, prouver que la
République est désormais la condition même du salut de la France au-dedans,
et de l'équilibre européen. Il
avait dit de même dans sa profession de foi : Démocrate radical, dévoué avec passion aux
principes de liberté et de fraternité, j'aurai pour méthode politique, dans
toutes les discussions, de relever et d'établir, en face de la démocratie
césarienne, la doctrine, les droits, les griefs et aussi les incompatibilités
de la démocratie loyale. Et il
tint parole dans ses actes comme dans tous les discours qu’il prononça depuis
son entrée au Corps législatif, dans celui du 10 janvier 1870 où il dit aux
ministres du prétendu Empire libéral et à leurs clients : Vous n'êtes qu'un pont entre la République de 1848
et la République à venir, et ce pont, nous le passons. Dans la
magnifique harangue du 18 janvier, contre les prétentions insolentes de M.
Ollivier à la confiance des républicains : Il y a quelque chose que vous ne pourrez expliquer,
pour la moralité française, c'est que votre changement d'opinion a coïncidé
avec votre fortune. Dans le
charmant discours au banquet de la jeunesse, et surtout dans le discours du 5
avril contre le plébiscite. Ce jour-là, devant le ministère accablé, et au
milieu de l'admiration générale de l'Assemblée pour le merveilleux génie de
politique et d'orateur qui éclatait devant elle, Gambetta proclama sans
ambages la République contre l'Empire. Il avait déjà dit le 10 janvier : Ce que nous voulons, c'est qu'à la place de la
monarchie, on organise une série d'institutions conformes au suffrage
universel, à la souveraineté nationale ; c'est qu'on nous donne, sans
révolution, pacifiquement, cette forme de gouvernement dont vous savez tous
le nom : la République. Il le
répéta le 5 avril avec plus de force encore et d'éclat : Oui, je dis qu'il faut faire du nouveau, et ne
croyez pas que dans ces paroles il y ait une contradiction ou une espèce
d'impiété filiale contre la Révolution française. A coup sûr, quand je dis
qu'il y a une forme par excellence pour assurer la liberté, cette forme, vous
ne me permettriez pas de la taire, parce qu'elle est sur mes lèvres, dans mon
cœur, c'est la forme républicaine. Si elle n'a pas assuré l'ordre avec la
liberté, est-ce que vous entendez que je le nierai, que je ne le confesserai
pas ? En aucune façon. Seulement je dis qu'en dehors de cette forme, qui
est la seule qui soit corrélative, qui soit harmonique, qui soit, passez-moi
un mot un peu scolastique, mais juste, qui soit adéquate au suffrage
universel. Oui, en dehors de la réalisation de la liberté par
la République, tout ne sera que convulsion, anarchie ou dictature. Il ne s'agira cependant pas de changer le mot, et
peu m'Importerait, quant à moi, que le premier magistrat de la République fût
ou ne fût pas décoré du nom de président ou du nom de roi, si c'est toujours
le même système, si c'est toujours la même législation, si c'est toujours la
même exclusion de ceux qui ont le droit de participer à la direction des
affaires publiques. Non, non, je ne veux pas d'une république
mensongère, je veux d'une république réelle, et si l'on ne l'a pas essayée,
c'est une raison de plus pour le faire. Et c'est ici qu'il est nécessaire de déclarer que
la souveraineté nationale ne saurait exister que dans une certaine
institution politique, et c'est cette preuve que je vous demande la
permission d'essayer. Qu'est-ce que c'est que la souveraineté nationale ?
Bien des gouvernements qui ne sont pas la République, bien des politiques qui
appartiennent à des écoles différentes, ont dit, ont affirmé, ont prétendu
qu'ils représentaient la souveraineté nationale : qu'y avait-il de fondé dans
leurs prétentions ? Il n'y a moyen de se rendre compte de la légitimité
de leurs prétentions qu'en examinant le fond même de l'idée de la
souveraineté nationale. Pour moi, je la définis d'une façon expérimentale,
et je dis : La souveraineté nationale n'existe, n'est reconnue, n'est
pratiquée dans un pays que là où le parlement, nommé par la participation de
tous les citoyens, possède la direction et le dernier mot dans le traitement
des affaires politiques . . . . . Eh bien il faut choisir entre les conditions, — oh
! très dures ! — entre les conditions de combats, de luttes perpétuelles et
de victoires nécessaires que font aux gouvernements les démocraties libres,
et les quiétudes stériles et périlleuses de la monarchie. Mais si l'on veut
être sincère, et si, lorsqu'on proclame la souveraineté nationale, on veut
son application, il faut reconnaître que tout ce qui a aujourd'hui un
caractère permanent et héréditaire dans le pouvoir est désormais caduc, et
que l'exécutif monarchique, dynastique, est condamné à être éliminé, à être
expulsé. Voilà la vérité démocratique. Il faut choisir entre le suffrage universel et la
monarchie ; quand on fait de la politique et des institutions, il faut faire
des institutions conformes aux principes qu'on veut faire triompher. Quand vous ferez de la monarchie, entourez-vous
d'institutions monarchiques. Quand vous ferez de la république, et c'est un
changement que je prends la liberté de recommander à ceux qui, au dehors et
au dedans, pensent comme moi, faites des institutions républicaines. Cela est
nécessaire, si vous voulez faire œuvre durable. Mais si vous associez deux opinions jalouses l'une
de l'autre, dont les intérêts sont manifestement contraires, attendez-vous à
des conflits, attendez-vous à la neutralisation des forces vives du pays, à
un duel insensé, et il faudra de deux choses l'une : ou que la liberté du
suffrage et l'universalité du droit succombent devant les satisfactions et
les désirs d'un seul, ou que la puissance d'un seul disparaisse devant la
majorité du droit populaire. Je me demande maintenant, Messieurs, jusqu'à quel
point le sénatus-consulte ou la charte nouvelle qu'on propose correspond à
ces idées, à ces principes fondamentaux de l'organisation démocratique, et je
ne peux pas, en vérité, m'arrêter à cette objection qu'on nous faisait hier,
à savoir : que lorsque le peuple a délégué sa puissance à un homme, Rousseau
s'oppose à ce qu'il la reprenne. Rousseau a tort, Messieurs ; et quant à moi,
je ne me fais aucune espèce de scrupule de déclarer hautement que les théories
et les doctrines de ce grand esprit ne sauraient convenir aux théories, aux
doctrines et aux espérances de la démocratie contemporaine. Rousseau, — et c'est là peut-être l'explication de
son avènement, en même temps que celui des disciples qu'il fit et rencontra
sur les bancs de la Convention, — Rousseau, dis-je, écrivait contre un ordre
de choses appelé l'ancien régime, qui avait été la concentration de la
puissance du gouvernement dans les mains d'un seul, le tout fondé sur la
grâce et le droit divin, et il était peut-être nécessaire de trouver un
penseur et des hommes d'État qui, pour briser ce vieil appareil de la
monarchie et de la centralisation de l'ancien régime, eussent, à leur tour,
un principe et un esprit de gouvernement analogues dans leurs procédés,
analogues dans leurs aspirations, et différents dans leurs résultats. La politique tirée de l'Écriture sainte, étant le
code véritable de l'ancienne monarchie, code si magnifiquement écrit par
Bossuet, il était peut-être nécessaire qu'un grand esprit, enivré du culte de
l'antiquité, mit son éloquence passionnée de républicain genevois au service
de la politique tirée du Contrat social. Mais aujourd'hui il faut bien avouer que la nation française
est complètement changée et que la démocratie n'y est plus seulement impartie
: la démocratie, elle est le soi-même de la France, elle est partout, et par
conséquent, ces théories et ces procédés anciens ne sauraient lui convenir. Le suffrage universel est son arche sainte ; c'est
de ce principe du suffrage universel qu'il faut désormais faire découler
toute la politique. Il faut que, nous aussi, nous ayons un Code
politique, et que ce Code politique soit intitulé : De la politique tirée du
suffrage universel. Les avertissements de Gambetta furent perdus pour le suffrage universel comme pour le Corps législatif. Un ordre du jour de confiance fut voté au cabinet du 2 janvier et le sénatus-consulte fut approuvé le 8 mai par 7.359.142 oui, contre 1.538.825 non et 112.975 bulletins nuls. L'appel des gauches à la nation et à l'armée, à la veille du plébiscite, avait été rédigé par Gambetta. Les députés républicains disaient : « La Constitution qu'on vous propose, c'est votre abdication qu'on vous demande. » Ce fut par l'abdication que le suffrage universel répondit, égaré et trompé une dernière fois par les hommes néfastes qui lui répétaient que l'Empire, c'était la paix. |