Texte mis en page par Marc Szwajcer
CHAPITRE CCXLVComment la paix fut traitée entre le seigneur roi d’Aragon et le roi de Castille, à condition que le fils du roi En Jacques d’Aragon épouserait la fille du roi don Ferrand de Castille.Quand le seigneur roi d’Aragon eut enlevé le royaume de Murcie au roi de Castille, et eut fait ravager bonne partie de son pays, le seigneur infant don P. de Castille et autres hommes de Castille virent bien que la guerre avec l’Aragon ne leur était pas bonne, et particulièrement don Henri, qui était vieux et très expérimenté. Ils traitèrent donc de la paix avec le seigneur roi d’Aragon, et elle se fit de cette manière. Le fils aîné du seigneur roi d’Aragon, nommé l’infant En Jacques, devait prendre pour femme la fille du roi don Ferrand aussitôt qu’elle serait en âge ;[1] et dès le présent elle fut remise au seigneur roi d’Aragon qui la fit élever en Aragon ; et le seigneur roi d’Aragon rendit le royaume de Murcie au roi don Ferrand, à l’exception de ce qui était de la conquête, et que le seigneur roi En Jacques, son aïeul, avait donné en dot, avec une de ses filles, à don Manuel, frère du roi don Alphonse de Castille. Cette dame étant morte sans enfants, la terre devait dès lors retourner au seigneur roi d’Aragon ; mais par la grande amitié que le seigneur roi En Jacques portait au roi don Alphonse, son gendre, et à l’infant don Manuel, elle n’y retourna pas ; et maintenant le seigneur roi voulait la recouvrer ; et il eut grande raison, et c’était son droit. Ainsi par ce traité de paix il la recouvra. Et ce pays renferme Alicante, Elce, Asp, Petrer, le val d’Ella et de Novella, la Mola, Crivilten, Favanella, Callosa, Oriola et Guardamar. CHAPITRE CCXLVIComment il fut convenu entre le seigneur roi d’Aragon et le roi de Castille d’aller définitivement avec toutes leurs forces contre le roi de Grenade, qui avait rompu les trêves ; et comment le roi de Castille alla assiéger Algésiras et le roi d’Aragon Almeria.Quand la paix eut été signée, le seigneur roi d’Aragon pensa que, puisqu’il avait la paix avec tout le monde, il était bon d’aller sur les Sarrasins, c’est-à-dire sur le roi de Grenade, qui avait rompu les trêves au moment où le roi de Castille prit congé de lui, et voilà pourquoi il voulait absolument s’en venger. Il convint donc avec le roi de Castille de marcher définitivement sur le roi de Grenade, de manière que le roi de Castille, avec toutes ses forces, irait assiéger Algésiras Alhadra, et le seigneur roi d’Aragon la cité d’Almeria. Il fut arrangé et promis par chacun des deux rois que cela aurait lieu à jour fixe, et que nul ne pourrait renoncer à la guerre ni abandonner le siège sans l’aveu de l’autre ; et cela fut sagement arrangé afin que le roi de Grenade fût obligé de diviser ses forces. Ainsi fut-il accompli. Et le roi de Castille alla assiéger Algésiras et le seigneur roi d’Aragon Almeria, qui est une très belle cité. Le siège dura bien neuf mois, pendant lesquels le seigneur roi d’Aragon se servit tour à tour des trébuchets et des mangonneaux, et de tout autre appareil de guerre qui convient à tenir siège ; et le seigneur roi d’Aragon y vint, bien appareillé de sa personne et très puissamment accompagné d’un grand nombre de riches hommes et de barons de Catalogne et d’Aragon. Parmi eux y vint le seigneur infant En Ferrand, fils du seigneur roi de Majorque, très richement appareillé, avec cent chevaux bardés et un grand nombre de gens de pied, et avec des galères et des lins qui transportaient chevaux, vivres, hommes de suite et trébuchets, le seigneur roi de Majorque voulant que l’infant vînt au secours du seigneur roi d’Aragon bien équipé de tous points, en homme qui était de sa personne un des meilleurs chevaliers du monde. Et il y parut bien dans toutes les occasions qui se présentèrent à lui durant le siège. Et entre autres beaux faits d’armes, il eut trois fois de rudes engagements avec les Maures ; si bien que parmi tous, l’infant En Ferrand obtint le prix de bonne chevalerie. CHAPITRE CCXLVIIComment le roi de Castille leva le siège d’Algésiras à l’insu du roi d’Aragon ; comment le seigneur roi d’Aragon livra bataille à Almeria contre les Sarrasins ; comment l’infant En Ferrand tua le fils du roi de Cadix, Sarrazin ; et comment le roi de Grenade demanda une trêve au roi d’Aragon.Il arriva qu’un jour, veille de la Saint-Barthélemy, tous les Maures, autant qu’il s’en trouvait dans le royaume de Grenade, se disposèrent à attaquer tous ensemble le roi d’Aragon ; et ce fut la faute du roi de Castille, qui leva son siège sans en faire rien savoir au seigneur roi d’Aragon.[2] Et le roi de Castille fit là une grande faute de ne pas faire savoir au roi d’Aragon qu’il levait le siège ; car il mit en grand danger le seigneur roi d’Aragon, qui fut surpris tout à coup par une grande multitude d’hommes qui lui vinrent sus, sans qu’il pût s’en douter ; et toute la puissance de Grenade arriva à la fois, la veille de la Saint-Barthélemy, contre l’ost du seigneur roi d’Aragon. A la vue de cette armée si considérable, le seigneur roi d’Aragon fut grandement émerveillé, mais ne s’épouvanta en rien. Il ordonna que le seigneur infant En Ferrand se tînt avec toute sa compagnie près de la cité, en un lieu nommé l’Espero[3] d’Almeria, afin que, si les Sarrasins voulaient faire quelque sortie de la ville pour venir férir sur leur siège pendant qu’on serait à combattre, le seigneur infant pût s’y opposer. Je veux que vous sachiez que c’était le point le plus dangereux ; et voilà pourquoi le seigneur infant se chargea de garder ce lieu, car autrement il n’y serait pas resté. Que vous dirai-je ? Au moment où le seigneur roi était appareillé avec toute son ost à férir sur l’ost des Sarrasins, voilà que de l’intérieur d’Almeria, et précisément au point de l’Espero d’Almeria, s’élance, à travers l’eau de la mer qui allait jusqu’aux sangles des chevaux, le fils du roi de Cadix, avec bien quatre cents hommes à cheval et un grand nombre de gens à pied. L’alarme se répandit aussitôt dans les tentes du seigneur infant ; et lui, en bel et bon arroi, avec les hommes de sa suite, sortit en fort bon ordre à sa rencontre avec toute sa cavalerie. Et aussitôt que les Maures eurent franchi l’Espero, ce fils du roi maure, qui était un des beaux et des bons chevaliers du monde, s’avança tout le premier, l’archegaie en main, criant : « Ani ben a soltan ! » Et aucune autre parole ne lui sortait de la bouche que Ani ben a soltan ! Et le seigneur infant demanda : « Que dit-il ? » Et les truchements qui étaient près de lui lui répondirent : « Seigneur, il dit qu’il est fils de roi. — Eh bien ! répliqua l’infant, s’il est fils de roi, et moi aussi je suis fils de roi. » Et le seigneur infant brocha de l’éperon vers lui ; et avant de pouvoir l’aborder, il avait déjà tué de sa main plus de six cavaliers, et avait rompu sa lance ; et il mit l’épée à la main, et de son épée se fit jour jusqu’à celui qui criait : « Je suis fils de roi ! » Celui-ci le voyant venir, et sachant que c’était l’infant, chevaucha sur lui, et lui porta un tel coup d’épée qu’il lui abattit à terre le dernier canton de son écu. Et ce fut vraiment un merveilleux coup, et il s’écria : « Ani ben a soltan ! » Et le seigneur infant lui porta un tel coup de son épée sur la tête qu’il le pourfendit jusques aux dents et l’étendit mort. Aussitôt tous les Sarrasins furent déconfits ; ceux qui purent s’enfuir par l’Espero furent sauvés ; mais tous les autres périrent, et ainsi le seigneur infant vint à bout de ceux de la cité. Or, tandis que ce tumulte se faisait à l’Espero, l’ost des Maures se disposait à férir. Le seigneur roi d’Aragon voulut brocher de l’éperon contre eux, mais En Guillaume d’Anglesola et En Gilbert de Mediona mirent pied à terre, et, saisissant son cheval par la bride, lui dirent : « Seigneur, qu’est-ce à dire ? Cela ne sera pas. Il y a déjà dans notre avant-garde des gens pour férir sur eux, et ils suffisent pour terminer l’affaire. » Mais le seigneur roi était si impatient de s’élancer au milieu des ennemis qu’il s’en fallait peu que le cœur ne lui en brisât. Et je vous dis que si ce n’eût été de ces riches hommes et d’autres nobles hommes qui étaient là à le contenir, il n’y aurait pas tenu ; mais il ne put faire autrement. Ainsi donc l’avant-garde fondit si rudement sur les Maures qu’elle les fit plier. Et assurément ce jour-là les Maures eussent perdu toute leur cavalerie ; mais la crainte qu’on n’arrivât d’un autre côté sur les gens qui tenaient le siège empêcha de les poursuivre. Et néanmoins il périt un nombre infini de Maures, tant hommes de cheval qu’hommes de pied, si bien que ce fut le plus beau fait d’armes et la plus complète déroute qui fût jamais ; et de là en avant les Maures redoutèrent tellement les chrétiens qu’ils n’osaient plus tenir devant eux. Que vous dirai-je ? Le seigneur roi retourna avec grand bonheur et grande satisfaction vers les tentes, où ils apprirent que le seigneur infant En Ferrand avait fait d’aussi brillants faits d’armes qu’en eût pu faire Roland lui-même en personne s’il s’y fût trouvé. Le lendemain ils célébrèrent en grande pompe la fête du bienheureux saint Barthélemy l’apôtre. Quand le roi de Grenade eut vu les merveilleux faits d’armes du seigneur roi d’Aragon et des siens, il se regarda comme perdu ; car il n’aurait jamais cru qu’il y eût en eux tant de vigueur et d’intrépidité. Il envoya donc des messagers au seigneur roi d’Aragon, et lui fit dire qu’il le priait de vouloir bien lever son siège ; que l’hiver approchait ; qu’il devait bien voir qu’en persistant à le tenir, ce qu’il ferait il le faisait pour des gens dans lesquels il ne trouverait pas les mêmes vertus ; que les Castillans avaient abandonné le siège d’Algésiras afin qu’il pérît lui et ses gens ; que cette conquête ne le touchait nullement ; qu’ainsi il le priait de vouloir faire une trêve avec lui, l’assurant qu’en tout temps il lui serait en aide dans ses guerres contre qui que ce fût au monde ; et enfin que par bonne amitié pour lui il mettrait en liberté tous les captifs chrétiens qui étaient en son pouvoir et dont le nombre était considérable. Le seigneur roi ayant entendu ces propositions, fit assembler son conseil, et leur mit sous les yeux ce que le roi de Grenade lui avait envoyé dire. Et l’avis fut que, pour trois raisons principales, il devait rentrer sur ses terres : la première, parce que l’hiver s’approchait ; la seconde à cause de la grande déloyauté que venaient de montrer envers lui les Castillans, et la troisième parce que les esclaves chrétiens qu’on lui rendait étaient un avantage bien plus considérable que s’il eût pris deux cités comme Almeria. Cela fut ainsi décidé, et la trêve fut signée de nouveau.[4] Alors le seigneur roi fit embarquer tous ses gens avec tout ce qui leur appartenait, et ils s’en retournèrent, qui par mer, qui par terre, au royaume de Valence. Vous pouvez juger si le roi d’Aragon est désireux de faire croître et multiplier la sainte foi catholique, puisque dans Cette conquête, qui n’était point sienne, il alla tenir ce siége. Et soyez certain que, si le royaume de Grenade eût fait partie de ses terres de conquête, il y a longtemps que ce pays appartiendrait aux chrétiens. Lorsque tout ceci fut terminé et que le seigneur roi d’Aragon fut de retour à Valence, le seigneur infant En Ferrand, avec ses galères et ses gens, retourna en Roussillon auprès du seigneur roi son père qui eut grand plaisir à le voir, et surtout quand il sut qu’il avait fait de si belles prouesses. Je vais cesser en ce moment de vous parler du seigneur roi d’Aragon, et je vais vous entretenir de nouveau du seigneur roi de Sicile. CHAPITRE CCXLVIII.Comment En Roger de Loria, fils de l’amiral En Roger de Loria, avec l’aide du seigneur roi Frédéric de Sicile, alla faire lever le siège de Gerbes qui était assiégée par le roi de Tunis ; et comment, en passant à Naples, il mourut, et la terre passa à son frère En Charlet.Il est vérité que, pendant le temps où le seigneur roi d’Aragon allait à Almeria, le seigneur roi de Sicile ne demeurait point en paix ; car il éprouva la vérité du proverbe catalan : Qu’on ne sait pas souvent d’où vient mal ou tourment. Ainsi advint-il au seigneur roi de Sicile ; car il était en pleine paix, et il lui survint foison d’affaires et de soucis. Toutefois tout ce qui lui arriva il le prit en l’honneur de Dieu et de la sainte foi catholique. Je vais vous dire le fait. Il est vrai que, comme je vous l’ai déjà dit, l’amiral En Roger de Loria possédait l’île de Gerbes. Et quand l’amiral fut mort, En Roger son fils conserva la possession de cette île ; mais par la faute de ses officiers, l’île se révolta contre En Roger ; si bien qu’En Roger, aidé du roi de Sicile, qui l’avait fiancé avec une sienne fille qu’il avait eue de madame Sibille de Solmela avant de se marier, alla à Gerbes avec six galères et beaucoup de lins armés. Le château de Gerbes était alors assiégé, car le roi de Tunis y avait envoyé, avec une grande ost de chrétiens et de Sarrasins, le Lahieni, grand Moab de Tunis qui tenait le château assiégé et y tirait sans cesse avec quatre trébuchets ; et il continuait certainement ce siège depuis bien huit mois. Et quand En Roger fut arrivé à Gerbes avec ses galères, le Lahieni craignit qu’il ne s’embossât dans le passage qui est entre l’île et la terre ferme ; et il vit bien que, s’il le faisait et lui enlevait ce passage, c’en était fait d’eux tous. Il se hâta donc de lever le siége, sortit de l’île et retourna à Tunis. En Roger, le voyant parti, envoya chercher les anciens du pays, les amnistia, et châtia ceux qui y avaient faute. Il est vérité que Gerbes[5] est une île peuplée de braves hommes d’armes ; mais ils sont divisés en deux partis, dont l’un s’appelle Miscona, et l’autre Moabia[6] et ces partis sont à Gerbes ce que sont les Guelfes et les Gibelins en Toscane et en Lombardie. Et ces partis de Miscona et de Moabia s’étendent si loin qu’ils comprennent toute la terre ferme d’Afrique, aussi bien Alarps, que Moabs et Berbères ; et je suis persuadé qu’il a péri de part et d’autre plus de cent mille personnes. Le noyau de ces partis a toujours été à Gerbes ; c’est là qu’ils ont commencé, c’est là qu’ils se maintiennent encore, c’est de là que partent l’aide et la faveur que chacun donne à tous ceux qui sont siens. La maison des Ben Si-Momen est dans Gerbes à la tête de la Moabia ; ce sont tous des gens fort loyaux et fort amis des chrétiens. Lorsqu’En Roger eut pacifié l’île, il s’en retourna en Sicile pour y accomplir son mariage ; et alors le roi Robert manda à Naples pour lui prêter hommage, car En Roger avait bien vingt-trois châteaux dans la Calabre. Il partit donc pour Naples, et là il tomba malade et mourut. Ce fut un grand malheur, car, s’il eût vécu, il aurait fort ressemblé à l’amiral son père. Sa terre échut en partage à son frère Charlet, enfant de douze à quatorze ans, fort bon et fort sage relativement à son âge. CHAPITRE CCXLIX.Comment les gens du parti de Miscona unis à quelques-uns de ceux du parti de Moabia, assiégèrent le château de Gerbes ; et comment En Chanci, avec les secours du seigneur roi de Sicile, allant à Gerbes, en chassa toute la cavalerie et mourut peu de temps après ; et comment, s’étant révoltés une seconde fois, le seigneur roi envoya En Jacques de Castellar qui y mourut aussi.Quand les Sarrasins de Gerbes connurent la mort d’En Roger, les méchants hommes du parti de Miscona, et quelques méchants hommes du parti de Moabia, ainsi que la gabelle d’Elduyques, se révoltèrent contre les chrétiens et contre la maison de Ben Si-Momen ; si bien qu’ils introduisirent dans l’île la cavalerie de Tunis, et assiégèrent encore une fois le château. En Charlet, avec le secours du seigneur roi de Sicile et du roi Robert, se rendit à Gerbes avec cinq galères et lins, et parvint aussi à jeter hors de l’île toute la cavalerie de Tunis. D’après les conseils de la maison[7] de Ben Si-Momen il se réconcilia avec ceux de Miscona, et il leur pardonna. Ayant rétabli l’ordre dans l’île, il s’en retourna dans la Calabre, où il avait laissé madame Saurine d’Entença sa mère. Et à peu de temps de là il mourut aussi, et la terre passa au fils qui restait, et qui était fort petit, puisqu’il n’avait pas alors cinq ans. Il se nommait En Roger de Loria, ainsi que son frère aîné ; c’est-à-dire qu’on lui avait donné sur les fonts de baptême le nom de François, mais quand son frère fut mort, on changea son nom à l’époque de sa confirmation, et on lui donna celui d’En Roger de Loria. Et quand les méchants hommes de Miscona furent instruits de tous ces détails, ils se révoltèrent contre les chrétiens et contre ceux de Moabia, de sorte que la guerre se renouvela entre eux seulement, mais sans aide de cavalerie étrangère pour aucun des deux partis, si ce n’est qu’En Simon de Montoliu, capitaine de l’île, au nom d’En Roger, et ceux du château, donnaient aide à ceux de Moabia, en faveur de la maison de Ben Si-Momen. La guerre étant dans cet état, messire Conrad Llança,[8] de Château Ménart, qui était tuteur d’En Roger dans cette contrée, pria le seigneur roi de Sicile de vouloir bien permettre qu’En Jacques de Castellar, bon marin et très expérimenté, qui avait armé trois galères pour aller faire des courses en Romanie, tournât ses forces du côté de Gerbes, qu’il visitât le château de Gerbes et qu’il lui donnât toute aide possible, ainsi qu’à la maison de Ben Si-Momen. Le seigneur roi, par amitié pour messire Conrad Llança, et afin que le château en fût renforcé, y consentit ; et il fit venir En Jacques de Castellar, et lui commanda de faire une tournée par Gerbes, et de renforcer et aider ceux du château, disant qu’ensuite il irait à ses courses de mer, et ajoutant que ses galères seraient armées aux frais du seigneur roi. En Jacques de Castellar prit congé du seigneur roi, et s’en alla à Gerbes. Arrivé qu’il fut au château, on lui tourna la tête au point de le pousser à marcher, bannières déployées, avec toutes ses galères, et avec ceux du château, et une partie des chrétiens et ceux de la Moabia, contre le parti de Miscona ; mais ceux de Moabia furent vaincus, et En Jacques de Castellar y périt, ainsi que plus de cinq cents chrétiens, ce qui fut grande perte et grand dommage. Quand ces méchants hommes de Miscona eurent gagné cette bataille, ils n’en furent que plus endiablés et enflés d’orgueil. Et celui qui avait surtout la plus grande folie en tête était un traître de ceux de Miscona, qui était leur chef, et se nommait Alef. De sorte qu’après avoir fait cette déconfiture de leurs ennemis, ceux de Miscona se disposèrent tous à attaquer le château ; car ce traître voulait s’emparer complètement de l’île. CHAPITRE CCLComment En Simon de Montoliu requit les tuteurs d’En Roger, madame Saurine, le pape et le roi Robert de lui prêter aide et secours, et comment, sur leur refus, il s’adressa au seigneur roi de Sicile qui envoya, avec dix-huit galères, messire Pélegrin de Pati, lequel fut vaincu et pris.Quand le seigneur roi de Sicile apprit la mort d’En Jacques de Castellar et des autres, il en fut très fâché ; toutefois il prit courage, en pensant qu’ils avaient fait plus qu’il ne leur avait été ordonné, puisque le seigneur roi ne leur avait pas dit d’abandonner leurs galères et de se mettre à faire la guerre dans l’intérieur de l’île. A peu de jours de là, Simon de Montoliu, qui vit que les affaires de l’île allaient fort mal et surtout le château, et que les troupes du château demandaient à être payées, ce qu’il ne pouvait faire, puisqu’il ne retirait rien de l’île, laissa à sa place le bâtard En de Montoliu, son cousin germain, et vint en Calabre trouver madame Saurine,[9] et lui raconta l’état de l’île, du château et de la seigneurie, et la pria, elle et messire Conrad Llança, tuteur d’En Roger, de lui donner aide d’hommes et d’argent. Mais madame Saurine n’était pas à cette époque dans une situation très florissante ; elle était même endettée et fort embarrassée, par suite des dépenses faites pour la flotte d’En Charlet lorsqu’il était allé à Gerbes ; et elle ne recevait rien de ses revenus, car tous les revenus étaient assignées pour payer les dettes et obligations de l’amiral et d’En Roger. Il envoya également au pape pour lui demander aide, et le pape répondit non. Il envoya au roi Robert, qui de même répondit non. Enfin, à défaut d’eux tous, il s’en vint trouver le seigneur roi de Sicile et lui demanda secours ; et le seigneur roi, pour la gloire de Dieu, et afin de sauver ceux du château, qui étaient tous Catalans, consentit à prêter assistance à l’île de Gerbes aux conditions suivantes : madame Saurine, messire Conrad Llança et En Amiguccio de Loria, qui étaient les tuteurs de Roger, devaient s’arranger pour remettre entre les mains du seigneur roi de Sicile le château et toute l’île ; et tout ce qu’il avancerait serait hypothéqué sur l’île de Gerbes et sur l’île des Querquenes,[10] et il les retiendrait et posséderait comme sa propriété jusqu’à ce qu’il fut remboursé de tout ce qu’il aurait avancé ; et en attendant il en serait seigneur et maître. Et de toutes ces conditions ils firent de bonnes chartes. Et eux ordonnèrent à En Simon de Montoliu, qui était alors à Gerbes et qui la tenait, de lui livrer le château de Gerbes et la tour des Querquenes. Et ledit Simon fit serment et hommage au seigneur roi, et s’engagea à lui remettre ces possessions à tout instant où il les réclamerait, savoir : l’île et le château de Gerbes, et la tour des Querquenes. Cela étant ainsi réglé, le seigneur roi fit armer dix-huit galères, y mit cent hommes à cheval, Catalans de bonne race, et bien quinze cents hommes de pied de nos gens ; de sorte qu’ils partirent avec grande puissance. Et il leur donna pour capitaine messire Pélegrin de Pati, chevalier de Sicile et de la ville de Messine, et lui fit livrer autant d’argent qu’il était nécessaire pour payer aux gens du château et de la tour tout ce qui leur était dû. Et ainsi ils prirent congé du seigneur roi, et prirent terre dans l’île de Gerbes, en un lieu qu’on nomme l’île de l’Amiral, éloigné de cinq milles du château. Et au lieu d’aller aussitôt, comme ils le devaient, au château pour y reposer hommes et chevaux pendant deux ou trois jours, ils se mirent à parcourir l’île tout à fait en désordre, comme s’ils eussent pensé que la Barbarie tout entière n’eût osé se présenter devant eux. Et en effet, bien assurément, s’ils eussent marché bien serrés, ils n’eussent pas eu à craindre cinq fois autant d’hommes qu’il y en avait dans l’île ; mais par suite du mauvais arrangement qu’ils prirent ils s’en allèrent tout disséminés. Les Sarrasins de l’île, aussi bien ceux du parti de Miscona que ceux de Moabia, s’étaient retirés tous, à l’exception des anciens de la maison de Ben Si-Momen, qui s’étaient jetés dans le château. Mais quand ils virent les chrétiens s’avancer ainsi sur eux sans conserver aucun ordre, ils fondirent les premiers sur eux. Que vous dirai-je ? Ils les mirent aussitôt en déroute au moment où ils étaient bien à vingt-cinq milles du château. Que vous dirai-je ? Messire Pélegrin fut pris, et de tous les cavaliers chrétiens il n’en échappa que vingt-huit ; tous les autres furent tués, et quant aux hommes de pied, entre Latins et Catalans, il en mourut plus de deux mille cinq cents ; et tous furent ainsi déconfits. Et alors les méchants hommes de Miscona s’emparèrent de l’île, et cet Alef se constitua seigneur d’eux tous. Il envoya un message à Tunis, et le roi de Tunis lui fit passer trois cents cavaliers sarrasins. Alors ils assiégèrent le château, de manière qu’un chat ne pouvait en sortir sans être pris. Messire Pélegrin se racheta avec l’argent qu’il avait apporté pour payer les gens du château. Et ainsi les galères s’en retournèrent toute déconfites en Sicile, où la nouvelle de cette défaite causa grand deuil et grande douleur, surtout au seigneur roi. Messire Pélegrin et les vingt huit autres cavaliers qui avaient échappé à la mort en cette bataille restèrent dans le château. Et si vous vîtes jamais gens s’arranger mal avec autrui, ce furent bien ceux du château entre eux ; car tous les jours ils étaient sur le point de s’entre-égorger, et cela à cause des femmes et des maîtresses de ceux du château CHAPITRE CCLI.Comment En Simon de Montoliu cria merci au seigneur roi de Sicile, Frédéric, le suppliant de faire remettre à qui bon lui semblerait le château de Gerbes et la tour de Querquenes ; et comment le seigneur roi offrit à moi, Ramon Muntaner, la conquête de Gerbes ; et comment je me disposai à conquérir cette île.En Simon de Montoliu retourna en Sicile, au seigneur roi, lui criant merci et le priant de faire occuper le château et la tour de Querquenes par qui bon lui semblerait, et d’envoyer de l’argent pour payer la solde. Le seigneur roi ne trouva vraiment personne qui voulût accepter ce commandement ; je vous dirai même que le seigneur roi n’aurait trouvé personne qui voulût monter sur galère ou lin allant à Gerbes. Voyez donc dans quel embarras il se trouvait. Il est certain que moi, En Ramon Muntaner, j’arrivai à cette même époque de Romanie en Sicile, et je demandai au seigneur roi de Sicile la permission de me rendre en Catalogue, afin de prendre ma femme, que j’avais fiancée lorsqu’elle était encore enfant, il y avait dix ans, dans la cité de Valence ; et le seigneur roi me dit qu’il y consentait volontiers. Alors je fis armer une galère à cent rames qui était à moi ; et le seigneur roi me fit dire que, quand je l’aurais armée de matelots suffisants à l’équipage, j’allasse le joindre à Monte Albano, qui est dans la montagne, à treize lieues de Messine, et où il passait l’été ; et nous étions au mois de juillet. Il voulait envoyer des présents à madame la reine d’Aragon et aux infants, et désirait que je les leur portasse. Je lui dis que j’étais prêt à faire tout ce qu’il m’ordonnerait ; et à cette époque le seigneur roi et madame la reine étaient devant Almeria. Je fis donc armer mon lin pour me rendre en Catalogne ; j’achetai tout ce qui m’était nécessaire pour mes noces ; et quand toutes choses furent prêtes à Messine, et que tout l’équipage de matelots fut disposé, j’allai à Monte Albano près du seigneur roi pour prendre Congé de lui. Mais lorsque je fus arrivé à Monte Albano, le seigneur roi y avait fait venir En Simon de Montoliu ; et le lendemain de mon arrivée le seigneur roi me fit venir devant lui au palais. Là se trouvèrent le comte Mainfroi de Clermont, messire Damien de Palasi et messire Arrigo Rosso, et bien d’autres riches hommes de l’île de Sicile, et chevaliers catalans et aragonais, et bien d’autres notables gens ; de sorte qu’il y avait certainement au palais cent hommes de haut rang et beaucoup d’autres. Lorsque je fus venu devant le seigneur roi, il me dit : « En Muntaner, vous savez la grande perte, le grand dommage et le grand déshonneur que nous avons soufferts dans L’île de Gerbes ; et nous avons fort à cœur de pouvoir en tirer une prompte vengeance ; aussi avons-nous pensé en notre âme, qu’il n’est personne en tout notre royaume qui puisse, avec j’aide de Dieu, nous donner là-dessus aussi bon conseil que vous, et cela par bien des raisons : d’abord surtout, parce vous avez plus vu de guerres et plus ouï conter de faits de guerre qu’homme qui soit en notre royaume ; puis, parce que vous avez longtemps gouverné des gens d’armes et savez comment il faut les conduire ; puis vous connaissez la langue sarrasine, et vous pouvez ainsi, sans truchement, faire vos propres affaires, soit en ce qui concerne les espions, soit de toute autre façon, dans l’île de Gerbes ; et enfin par beaucoup d’autres bonnes raisons qui sont en vous. Voilà pourquoi nous désirons, et nous vous en prions chèrement, que vous veuillez être capitaine de l’île de Gerbes et des Querquenes, et que vous preniez cette affaire à cœur et de ferme volonté. Et nous, nous vous promettons que, si Dieu vous tire à honneur de cette guerre, nous vous ferons aller en Catalogne pour accomplir votre mariage, d’une manière beaucoup plus brillante que vous ne pourriez y aller en ce moment. Nous vous conjurons donc pour tout au monde de ne pas dire non. Et moi, voyant que le seigneur roi avait si grande confiance en moi dans cette circonstance, je me signai, allai m’agenouiller devant lui, et lui rendis mille et mille grâces de tout le bien qu’il avait bien voulu dire de moi, et de l’opinion où il était que je fusse homme à mener à bien d’aussi grandes affaires ; et je lui déclarai me soumettre à ses ordres en cette affaire et dans toutes les autres ; et j’allai lui baiser la main ; et bien des riches hommes et des chevaliers la lui baisèrent aussi pour moi. Et lorsque j’eus consenti à ce qu’il désirait, il appela En Simon de Montoliu et lui ordonna, en présence de tout le monde : de lui rendre le château de Gerbes et la tour des Querquenes, et de m’en faire remise en son nom, et de me prêter à l’instant même serment et hommage, en déclarant les tenir en mon nom, et de se rendre avec moi à Gerbes et aux Querquenes, et de me les remettre en personne. Et ainsi il le promit et m’en fit serment et hommage. Le seigneur roi en fit aussitôt dresser les actes, et me conféra la même autorité qu’il y possédait lui-même, sans se réserver même le droit d’appel ; et il me donna pouvoir de faire des concessions à perpétuité, de prendre à ma solde tel nombre de gens qu’il me paraîtrait bon, et de faire la guerre ou la paix avec quiconque je le jugerais à propos. Que vous dirai-je ? Il me revêtit de tout pouvoir. Je lui dis : « Seigneur, il vous reste encore à faire plus ; il faut que, par votre lettre, vous fassiez commandement au trésorier, au maître portulan, à tous leurs officiers, ainsi qu’à tous vos autres officiers à l’extérieur, que tout ce que je leur demanderai par mes lettres me soit à l’instant envoyé, soit argent, soit vivres, soit tous autres objets dont je puis avoir besoin, et que de plus vous ordonniez, dès ce moment, qu’on me charge une nef de froment et de farine, une autre d’avoine, de légumes et de fromages, et une troisième de vin, et qu’elles partent sans délai. « Et le seigneur roi ordonna que tout cela fût fait à l’instant même. Et je lui dis : Seigneur, je sais qu’en l’île de Gerbes on a grand faim et peu de vivres ; qu’il en est de même dans tout le pays et aussi sur le continent voisin ; de sorte qu’avec des vivres je les ferai combattre les uns contre les autres. Le seigneur roi comprit que j’avais raison ; aussi me fit-il pourvoir de toutes choses mieux que jamais seigneur ne pourvut aucun vassal, si bien que je ne manquai jamais de rien. Puis je pris congé de lui et me rendis à Messine. Quand je fus à Messine, je comptais partir aussitôt ; mais tous les Latins qui devaient me suivre me vinrent rendre l’argent qu’ils avaient reçu, me disant qu’ils ne voulaient pas aller mourir à Gerbes ; et leurs mères et leurs femmes venaient en pleurant me conjurer au nom de Dieu de reprendre mon argent, chacune se lamentant d’y avoir perdu père, frère ou mari. Il me fallut donc reprendre mon argent d’eux tous, et enrôler de nouveau d’autres Catalans. CHAPITRE CCLII.Comment moi, Ramon Muntaner, je me rendis à Gerbes, comme capitaine, et pris possession du château, et reçus hommage de tous ceux qui y étaient ; comment, par trois fois, je citai devant moi tous ceux de Miscona, et Alef leur chef, et les déliai, et les poussai dans un coin de l’île, où ils éprouvèrent une telle famine qu’ils faisaient du pain avec la sciure des palmiers.Dès que j’eus armé, je partis de Messine, et En Simon de Montoliu, monté sur son lin armé, partit en même temps que moi, et en peu de temps nous arrivâmes à l’île de Gerbes. Quand nous fumes au château, nous trouvâmes qu’il y avait devant ledit château quatre cents hommes à cheval des Maures du roi de Tunis, qui a’aient couru tout le pays ; tous les Maures de l’île y étaient aussi, et nous trouvâmes que la porte était fermée. Aussitôt nous débarquâmes au château et nous y entrâmes. Je puis vous assurer que je trouvai aussi grande guerre au dedans qu’au dehors, à savoir entre les chevaliers et écuyers qui avaient échappé à la déconfiture, et les gens du château. Avant de m’occuper de rien autre chose, je reçus le château et l’hommage de tous ceux qui y étaient ; puis je remis une lettre du seigneur roi à messire Pélegrin de Pati et aux autres chevaliers et écuyers. Le seigneur roi leur mandait qu’ils me fissent tous hommage de bouche et de mains, et qu’ils regardassent ma personne comme ils feraient la sienne. Et aussitôt ils accomplirent les ordres du seigneur roi. Quand tout ceci fut fait, je rétablis, soit de gré, soit de force, bonne paix parmi eux tous, et fis en sorte qu’à l’avenir nul ne portât dommage à l’autre, soit pour femme, soit pour autre chose. Cela fait je distribuai à chacun solde et approvisionnement. Cependant m’arrivèrent les trois nefs chargées que le seigneur roi m’avait envoyées, ainsi que je l’avais arrangé avec lui, Aussitôt que j’eus ces nefs, j’envoyai mon propre lin armé à Capis,[11] où étaient tous les anciens de la maison de Ben Si-Momen dans le château d’un Alarp leur ami, grand seigneur de ce pays, et nommé Jacob Ben Atia. Dès qu’ils eurent reçu les lettres que le seigneur roi leur adressait, ainsi que ma propre lettre, ils montèrent sur mon lin et vinrent à moi. Tandis que le lin était allé les trouver, j’avais fait placer des pieux devant le château à la distance d’un trait d’arbalète l’un de l’autre, et je défendis à qui que ce fût, sous peine de haute trahison, de dépasser ces pieux sans mon ordre. J’ordonnai aussi que, parmi ceux de l’intérieur, un homme armé d’un écu et un arbalétrier, devraient sortir pour escarmoucher ; et nous avions cela deux fois par jour. Nous étions dans le château trente cavaliers pesamment armés et quinze armés à la légère ; et dès lors nous commençâmes à nous défendre très bien et avec ordre, si bien qu’il y avait toujours quelqu’un de nous dehors, Cependant je citai devant moi les anciens de l’île de Gerbes, de la part du seigneur roi de Sicile, et les sommai de se présenter. J’écrivis à chacun d’eux, que le seigneur roi leur ordonnait de m’obéir en toutes choses comme à sa propre personne. Et tous les anciens de Moabia vinrent à moi, ceux qui étaient hors de l’île comme ceux qui étaient dedans ; et à chacun d’eux je pardonnai tout ce qu’il avait fait. Aussitôt je fis faire, en dehors du château, un retranchement avec un mur en pierre et en terre ; et dans l’espace compris entre le château et ce mur, le fis construire un grand nombre de petites maisons de planches, de nattes et de ramée ; et tous ceux de Moabia y passaient la nuit auprès de mi avec leurs femmes et leurs enfants ; et je leur distribuai des rations de farine, de légume et de fromage qui m’arrivaient avec abondance. Je fis dire ensuite au traître, c’est-à-dire à Alef, chef de ceux de Miscona, qu’il vînt à moi ; et il n’en voulut jamais rien faire. Cependant deux anciens de Miscona se présentèrent à moi ; mais leurs propres gens ne voulurent point se séparer des autres, et de ces deux l’un était Amar Ben Buceyt et l’autre Ben Barquet. Que vous dirai-je ? Il n’y avait pas encore un mois que j’étais arrivé à Gerbes, que déjà j’avais certainement sous mon pouvoir trois cents hommes de Moabia, avec leurs femmes et leurs enfants. Tout ceci fait, je citai par trois fois ledit Alef et ceux de Miscona, avant de leur faire aucun mal ; mais ils ne voulurent point venir à merci. Après les avoir cités par trois fois, et qu’ils eurent décliné de venir à merci, je les défiai, et plaçai dans l’île deux cents cavaliers des Alarps, tous bons cavaliers, amis de la maison de Ben Si-Momen, et qui étaient du parti de la Moabia ; je leur donnai à chacun un besant par jour, qui vaut trois sous quatre deniers barcelonais, de l’avoine et une ration de farine, de légumes et de fromage. Quand j’eus les deux cents cavaliers dans l’île, avec ceux de Moabia, je me disposai à faire des chevauchées contre eux, de telle sorte que pendant la nuit nous les détroussions partout. Que vous dirai-je ? Pendant quatorze mois nous continuâmes cette guerre, et il n’était pas de jour que nous n’eussions au moins une rencontre ; et, grâces à Dieu ! pendant ces quatorze mois, nous leur tuâmes ou prîmes plus de sept cents combattants, et nous les déconfîmes deux ou trois fois ; et cependant ils avaient bien quatre cents hommes de cheval. Que vous dirai-je ? A la fin nous les poussâmes dans un petit recoin de l’île, et il veut là telle famine parmi eux qu’ils en furent réduits à se servir de la sciure des palmiers pour faire du pain. CHAPITRE CCLIII.Comment Alef sortit de l’île et revint avec huit mille hommes à cheval et quatorze barques, avec quoi il déconfit les chrétiens de passage ; et comment moi, Ramon Muntaner, je les attaquai, les vainquis, leur enlevai dix-sept barques, et me rendis maure du passage.Un jour ledit Alef donna à entendre aux gens de Miscona qu’il allait leur chercher des secours. Il sortit de l’île, et alla à Selim Ben Margan, à Jacob Ben Alia et autres Alarps, et leur persuada que, s’ils venaient dans l’île, ils pourraient s’emparer de nous tous ; si bien qu’il eut jusqu’à huit mille hommes de cheval qui se présentèrent au passage. Là, je tenais deux lins armés et quatre barques, dont étaient capitaines En Raymond Goda et En Béranger d’Espingals, auxquels j’avais confie la garde du passage. Lorsque les Alarps furent là, ils demandèrent à Alef comment il leur serait possible d’entrer. Il répondit qu’il aurait bientôt déconfit ceux qui gardaient le passage, et qu’alors ils pourraient entrer. Que vous dirai-je ? Il se procura quatorze barques, et cette nuit même il fondit sui les chrétiens ; et à l’aube du jour les chrétiens furent si surpris qu’ils prirent la fuite et abandonnèrent ainsi le passage. Alef dit alors à Selim Ben Margan et aux autres de venir et d’entrer dans l’île ; mais eux répondirent qu’ils voulaient voir auparavant ce que je ferais, attendu que si, dès qu’ils seraient entrés, je venais à leur enlever le passage, ils seraient perdus, vu le peu de vivres qu’ils avaient ; en conséquence ils ne voulurent point entrer ce jour-là. Les nôtres arrivèrent bientôt au château tout à la débandade, et je fus si furieux que peu s’en fallut que je ne lisse pendre les comites. Je remis aussitôt le château à messire Simon de Val Guarnera, et le laissai en mon lieu et place, et moi je montai sur un de mes lins, de quatre vingt rames ; j’emmenai de plus les autres bâtiments et deux barques en sus, et arrivai ce jour-là même au passage. Le lendemain Selim Ben Margan et les autres dirent à Alef : « Que serions-nous devenus si nous fussions entrés dans l’île ? il nous aurait tous fiait prisonniers. Et Alef leur répondit : « Si je chasse une seconde fois ceux-ci du passage, entrerez-vous ? » Ils répondirent : « Oui, assurément. » Alors il arma vingt et une barques et arriva sur nous. Moi je fis placer tous les bâtiments derrière mon lin ; et dès que leurs barques furent approchées de moi et que je m’en vis assez près, je fondis au milieu d’eux avec une telle impétuosité que je coulai à fond vingt-sept de leurs barques et chargeai sur eux ; et nous allâmes férir de çà et de là sur les autres lins et barques et vaisseaux, qui bientôt vinrent s’échouer sur le rivage. Que vous dirai-je ? De leur vingt et une barques il n’en échappa pas plus de quatre, sur l’une desquelles ledit Alef s’enfuit sur la terre, c’est-à-dire dans l’île, car là se trouvait sa troupe, tandis que les Alarps étaient sur la terre ferme, et il n’avait osé fuir du côté des Alarps, qui l’auraient mis en pièces. Ce jour-là nous tuâmes plus de deux cents Maures, et nous nous emparâmes de dix-sept de leurs barques. Dès ce moment la terre fut à nous, car tous se tinrent pour morts ; et nous fumes maîtres du passage, car dès lors personne ne put entrer ni sortir sans ma volonté. Selim Bema Margan, Jacob ben Atia et autres, en voyant ce qui se passait, levèrent les mains au ciel, se félicitant de n’être point entrés dans l’île, et ils m’envoyèrent un homme à la nage pour me demander de vouloir bien conférer avec eux à terre sur leur foi, et qu’eux monteraient sur mon lin pour parler avec moi. J’y allai et je descendis à terre, où ils me rendirent beaucoup d’honneurs et me firent de grands présents. Ensuite ils me prièrent de laisser sortir de l’île cent hommes à cheval qui se trouvaient auprès d’Alef, et qui étaient parents et vassaux de Selim ben Margan, et ‘autant d’autres qui l’étaient de Jacob Ben Alla. Je me fis beaucoup prier, quoique j’eusse donné cinq mille onces pour qu’ils fussent déjà dehors. A la fin je leur accordai leur demande, en faisant semblant d’y consentir avec beaucoup de peine, et leur fis fort valoir cette concession comme un grand service de ma part. Je leur dis donc que je les conduirais loin de l’île moi-même avec mes barques, et que je voulais m’y trouver en personne ; et qu’ils me donnassent, lui Selim Ben Margan deux cavaliers, et Jacob Ben Atia deux autres, qui les reconnussent ; et qu’ils se gardassent bien d’en faire sortir d’autres que les leurs ; et ils me firent mille remerciements. Quand j’eus octroyé cette demande, il vint d’autres chefs les uns après les autres qui me demandaient l’un dix, l’autre vingt hommes ; et moi je ne voulais rien accorder ; et tous se jetaient à mes pieds, et j’avais plus d’occupation à donner ma main à baiser que si j’eusse été un roi faisant sa joyeuse entrée en son royaume ; et je finis par accéder à toutes leurs demandes. Que vous dirai-je ? Tous les chefs durent me promettre que jamais, sous aucun prétexte, ni eux ni les leurs ne me seraient contraires, et j’en fis dresser des actes écrits et signés ; et ils me promirent et jurèrent de m’être en aide de toute leur puissance contre qui que ce fût au monde. Et de tout cela Selim Ben Margan, Jacob Ben Atia, Abdallah Ben Bebet et Ben Marquet et les autres chefs, m’en firent serment et hommage. Que vous dirai-je ? Quand ceci fut conclu et signé, les quatre cents hommes à cheval qui étaient du parti de Miscona, et Alef, sortirent de l’île devant moi. CHAPITRE CCLIV.Comment tous ceux de Miscona, ainsi qu’Alef, voulurent se rendre à moi, En Ramon Muntaner ; comment le seigneur roi de Sicile envoya messire Conrad Llança avec vingt galères pour prendre vengeance de tout ce qui avait été fait, et comment la conduite de l’avant-garde fut confiée à moi, En Ramon Muntaner.Tout cela terminé, je me séparai d’eux en bon accord et bonne amitié ; je laissai le passage bien gardé, et retournai au château, regardant mon affaire comme gagnée ; ce qui était vrai. Arrivé au château, je reçus un message de ceux de Miscona, et de leur chef Alef, qui offraient de se rendre à moi ; mais avant de connaître les intentions du seigneur roi, je ne voulus point leur pardonner. J’envoyai donc une barque armée au seigneur roi Frédéric, pour savoir ce qu’il voulait que je fisse, lui disant : que tous seraient pris ou tués s’il le voulait, et que, s’il désirait prendre complète vengeance, c’était là le moment. Que vous dirai-je ? Le seigneur roi tint conseil et fut d’avis de ne consentir pour rien au monde à les recevoir à merci, attendu que ce serait grand déshonneur à lui s’il ne prenait entière vengeance de tout le mal qu’ils lui avaient fait. En conséquence il arma vingt galères et envoya messire Conrad Llança de Château Ménart avec deux cents chevaux bardés, de bonnes troupes, à Gerbes, et avec deux mille hommes de pied, sans y comprendre ceux des galères ; et il me fit dire par la barque que je lui avais expédiée : De ne les recevoir d’aucune manière à merci ; mais s’ils étaient pris de telle famine qu’ils en vinssent à n’avoir plus absolument rien, de leur faire donner secours de vivres par les Sarrasins qui étaient avec moi. Et il ordonnait cette disposition pour qu’il n’y en eût aucun qui, poussé par la faim, se sauvât à la nage pendant la nuit. J’exécutai fidèlement les ordres du seigneur roi. Nous autres du château, qui savions bien que le seigneur roi nous envoyait messire Conrad Llança avec ces troupes, nous expédiâmes au seigneur roi un messager sur une barque armée, pour le prier de nous confier l’avant-garde de la bataille, car nous le méritions, par la famine que nous avions soufferte pendant un an et demi, et que d’ailleurs les Maures savaient qui nous étions. Le seigneur roi nous accorda notre demande. Quand je sus que messire Conrad Llança était tout appareillé à venir nous joindre avec ses braves troupes, je payai tout ce qui était dû aux deux cents hommes de cheval des Alarps, qui avaient été avec moi pendant la guerre, et qui m’avaient servi aussi loyalement que jamais cavaliers servirent leur seigneur. Je leur donnai de plus à emporter, comme gratification, des vivres pour quinze jours, ainsi que des provisions pour leurs chevaux, et à chacun une casaque de drap de laine et une de toile, et à chacun des chefs une casaque de velours rouge et une de châlit,[12] et les fis tous transporter sur le continent africain. Ils s’en allèrent si satisfaits de moi qu’ils s’offrirent de m’être en aide contre qui que ce fût au monde. Je me défis ainsi de mes Alarps, pour que les gens de Miscona en conçussent plus de sécurité, d’autant mieux que j’avais ordonné que personne ne leur fit aucun mal. A peu de jours de là messire En Conrad Llança arriva à Gerbes avec toute sa bonne troupe, et prit terre au château. Ils débarquèrent leurs chevaux ; et leurs chevaux avaient tellement peur des chameaux qu’ils étaient tout hors d’eux dès qu’ils les voyaient ; si bien que nous convînmes, qu’entre deux chameaux nous mettrions un cheval pour qu’il s’habituât à prendre ainsi sa nourriture ; et cela nous donna la plus grande peine du monde. Toutefois, ils finirent par s’apprivoiser tellement entre ces deux chameaux qu’ils mangeaient ensemble. Que vous dirai-je ? Pendant treize jours nous laissâmes reposer hommes et chevaux ; et durant ces treize jours le traître Alef vint se mettre au pouvoir de messire En Conrad, qui lui promit de ne pas le faire mettre à mort et de le tenir en honnête prison. Ledit Alef était un grand maître en fausseté, et comme il tenait son affaire pour perdue, il préféra plutôt se rendre que de tomber entre les mains de nous autres du château, sachant bien qu’avec nous il n’aurait pu échapper à son sort. CHAPITRE CCLV.Comment nous livrâmes bataille aux Maures de Miscona, les battîmes, et primes douze mille personnes, celle femmes et enfants ; et comment le seigneur roi Frédéric de Sicile, de sa grâce spéciale, me fit don de lue et des Querquenes pour l’espace de trois ans.Le soir du jour de l’Ascension, nous sortîmes du château et allâmes camper à demi lieue des ennemis. Le lendemain matin nous allâmes à leur rencontre et les trouvâmes rangés en bel ordre de bataille. Ils avaient bien certainement dix mille hommes de pied, de bonnes troupes, et seulement vingt-deux hommes à cheval et pas plus. Ils avaient placé tous les vieillards, femmes et enfants, dans un beau fort situé à cet endroit ; et tous les hommes d’armes s’étaient placés sur la gauche, le genou en terre et couverts de leurs écus. Nous n’avions pas voulu qu’il y eût aucun Maure dans nos rangs ; et nous étions environ deux cent vingt hommes de cheval pesamment armés, trente armés à la légère, et environ mille hommes de pied, Catalans ; les autres troupes étaient sur les galères à garder le passage. L’ordre était donné parmi nous que, lorsque nous serions devant l’ennemi, au premier son de la trompette, chacun prendrait ses armes ; qu’à la seconde fois chacun se tiendrait prêt à férir ; et que, lorsque les trompettes et les nacaires se feraient entendre, toutes les troupes de pied et de cheval fondraient à la fois sur eux. Nous avions placé tous nos piétons à l’aile droite, et à gauche toute la cavalerie. Que vous dirai-je ? Lorsque les deux premiers signaux eurent été donnés, les Maures, comprenait bien qu’au troisième signal nous nous précipiterions sur eux, se hâtèrent de se relever en masse et vinrent férir sur notre infanterie si rudement que déjà ils la mettaient en déroute. Mais nous qui étions à l’avant-garde, nous fondîmes à l’instant sur eux, sans attendre le troisième signal, voyant bien que notre infanterie était perdue si nous n’attaquions à l’instant ; et nous férîmes sur eux avec tant d’impétuosité que nous pénétrâmes au milieu de cette masse. Messire Conrad et tous les autres firent à l’instant aussi leur attaque, et sans avoir le temps de donner leur troisième signal ; et en un clin d’œil nous fumes tous mêlés et confondus. Non, l’on ne vit jamais hommes aussi terribles que ceux-là. Que vous dirai-je ? En vérité on n’en eût pas trouvé un seul parmi eux qui ne cherchât la mort. Ils s’élançaient en aveugles parmi nous, comme un sanglier au milieu des chasseurs réunis pour le tuer, quand il voit sa mort certaine. Que vous dirai-je ? La bataille dura depuis la demi tierce jusqu’à l’heure de none ; enfin ils moururent tous, et de tous ceux qui étaient sur ce champ de bataille, il n’en échappa pas un seul. Ils nous tuèrent bien soixante chevaux et en blessèrent à mort soixante ; et nous eûmes parmi les chrétiens plus de trois cents hommes blessés ; mais, grâces à Dieu, il n’en mourut pas plus de dix-sept. Lorsque les Maures furent tous morts, nous marchâmes sur leur château fort et l’attaquâmes, et le prîmes enfin ; et nous mîmes à mort tout homme de l’âge de douze ans et au-dessus, et fîmes prisonniers douze mille femmes ou enfants ; après quoi nous levâmes le champ ; et chacun eut un grand butin et fit son profit. Puis nous retournâmes à notre château avec grande joie et satisfaction. Quant à messire Conrad, lui et tous ceux qui étaient avec lui, et de plus tous les chevaliers et fils de chevaliers qui se trouvaient à Gerbes, et qui avaient échappé à la bataille de messire Pélegrin, s’en retournèrent en Sicile, sains et joyeux, emmenant avec eux tous les captifs et les captives. Pour moi, je restai comme capitaine de l’île ainsi que je l’étais auparavant, et avec ceux qui étaient tenus du château.[13] Je m’occupai à peupler l’île d’hommes du parti de la Moabia ; et dans le cours de cette même année elle fut aussi bien peuplée qu’elle l’eût jamais été. Et nous restâmes tous en bonne paix, de sorte que le seigneur roi en retirait chaque année des revenus plus considérables qu’il en eût jamais retiré. Voyez l’honneur que Dieu accorda au seigneur roi, de tirer aussi complète vengeance des torts qu’on lui avait faits. Aussi les chrétiens en seront-ils à jamais plus redoutés et plus aimés dans cette contrée. Et je réduisis à un tel point de soumission l’île de Gerbes, et cela est encore ainsi, qu’un seul et faible chrétien pouvait emmener trente ou quarante Sarrasins liés avec une corde, sans trouver qui que ce soit qui lui dise que c’est mal fait. Aussi, dès que le seigneur roi eut appris par messire Conrad et les autres ce que j’avais fait à Gerbes, me donna-t-il de sa grâce spéciale l’île de Gerbes et l’île des Querquenes pour trois ans, avec tous droits et revenus, et le pouvoir d’en faire pendant ces trois années comme de ma propre chose. Il me fit dire aussi que je pouvais pourvoir à la garde du château et de l’île à mes dépens, et aller chercher ma femme ; car, en bon seigneur, il se rappela bien la permission qu’il m’avait donnée, Là-dessus je laissai à Gerbes mon cousin En Jean Muntaner, et aux Querquenes un autre cousin germain à moi, nommé En Guillaume Des-Fabreques. Je m’en vins aussitôt en Sicile, où j’armai une galère ; et de Sicile, muni du privilège bien libellé de cette concession, dont m’avait gratifié le seigneur roi, je m’en allai au royaume de Valence et j’abordai à la cité de Majorque, où je trouvai le roi En Jacques de Majorque et le seigneur infant En Ferrand. Et si jamais personne reçut de ses seigneurs des témoignages d’honneur, c’est bien moi en cette circonstance ; et tout cela ils me l’accordèrent d’eux-mêmes et par leur bonne grâce. Mais surtout le seigneur infant me fit le meilleur accueil possible, et ne savait que faire pour moi, tant il avait de plaisir à me voir. Et le seigneur roi son père lui répéta souvent, qu’en effet j’étais, après lui, la personne au monde qu’il devait le plus chèrement aimer. Le seigneur roi lui-même me combla de grâces et de faveurs. Ensuite je partis pour Valence, où j’allai prendre ma femme, et n’y demeurai pas plus de vingt-deux jours. Après quoi je la pris sur ma galère et fis voile avec elle vers Majorque. Là j’appris que le seigneur roi de Majorque était mort.[14] Le lendemain de mon départ il était tombé malade de la maladie dont il mourut. Dieu veuille en sa miséricorde avoir son âme et lui pardonner comme à un bon seigneur et droiturier qu’il était ! Je trouvai là le seigneur roi En Sanche, à qui son père avait laissé le royaume, en le substituant au seigneur infant En Ferrand, au cas où ledit roi En Sanche mourrait sans enfants. Si le seigneur roi leur père m’avait accueilli honorablement, le seigneur roi En Sanche me fit encore plus d’honneurs à moi et à ma femme. Le seigneur infant En Ferrand, toujours plein de bonnes grâces, envoya aussi à ma femme de riches présents ; et le seigneur roi de Majorque envoya sur ma galère soixante corbeilles de pain, force vin, des fromages, trois bœufs, vingt moutons et un grand nombre de poules ; si bien que jamais un humble individu tel que moi n’eut autant à se louer de si hauts seigneurs. Le seigneur infant En Ferrand envoya aussi de son côté sur ma galère tout un assortiment complet d’armes de son propre corps, ainsi que beaucoup d’autres objets. Je partis avec leur bonne grâce, et le seigneur infant En Ferrand me remit deux faucons de montagnes bien dressés[15] qui avaient appartenu au roi son père, et qu’il envoyait par moi au seigneur roi de Sicile. J’allai de là à Minorque ; et aussitôt que je fus arrivé à Mahon je trouvai que déjà m’avait précédé un message du seigneur roi de Majorque, qui ordonnait, qu’au cas où je me dirigerais de ce côté, on m’approvisionnât d’amples rafraîchissements ; et ses ordres furent parfaitement remplis par ses officiers. Je partis ainsi de Mahon et m’en allai en Sicile. Là j’abordai à Trapani, où je laissai ma femme, puis avec ma galère je me rendis à Messine. Le roi se trouvait à Monte Albano, lieu où il passait volontiers l’été ; et nous étions au mois de juillet. Je m’y rendis et remis au seigneur roi les deux faucons que le seigneur infant En Ferrand lui envoyait, et lui contai les nouvelles d’Occident que j’avais apprises par ces seigneurs ; puis je pris congé de lui. Avec sa bonne grâce ordinaire, il me fit beaucoup de présents et me traita très honorablement ; et sous son bon plaisir je partis pour Trapani sur la galère, emmenant avec moi deux barques que j’avais achetées à Messine. A Trapani je pris ma femme et l’emmenai, et m’en allai à Gerbes, où l’on nous fit grande fête à moi et à ma femme ; et on donna à elle et à moi deux mille besants de joyeuse entrée. Et ceux des Querquenes m’envoyèrent aussi leurs présents selon leurs moyens. Enfin, par la grâce de Dieu, nous passâmes en bonne paix, joyeux et satisfaits, les trois ans pendant lesquels le seigneur roi m’avait accordé le château de Gerbes. Mais cependant je dois vous conter en quels soucis et quelles peines fut jeté de nouveau l’île de Sicile et tous ceux qui appartenaient au seigneur roi. Je vais donc cesser maintenant de parler de l’île de Gerbes, et vous entretiendrai de nouveau des affaires qui s’accumulèrent sur le seigneur roi de Sicile. Je ne veux rien vous conter de beaucoup d’événements qui m’arrivèrent en Barbarie, car nul ne doit parler de soi, à moins que ce ne soit des faits relatifs à son seigneur. Ainsi je ne vous dirai rien des affaires qui me furent personnelles, que quand les choses qui me sont advenues auront rapport aux faits de mon seigneur. CHAPITRE CCLVI.Comment la guerre du seigneur roi de Sicile et du roi Robert recommença, et comment le seigneur roi de Sicile passa en Calabre et y prit châteaux et villes.Tous ces événements ainsi passés, il s’écoula peu de temps avant que se rompirent la paix et les trêves qui existaient entre le roi Frédéric et le roi Robert, et le tout par la grande faute du roi Robert.[16] Le roi Robert s’appareilla pour passer en Sicile. Le seigneur roi Frédéric, qui en fut informé, et qui vit que les galères du roi Robert lui avaient coupé ses thonaires[17] et avaient pris des lins de Sicile, passa dans la Calabre et prit de vive force la cité de Reggio, le château de Sainte Agathe, celui de Colanna, et La Motta,[18] et Stilo, et la Baynare,[19] et autres lieux ; et le roi Robert se disposa à passer en Sicile. CHAPITRE CCLVII.Comment l’infant En Ferrand de Majorque passa en Sicile pour la seconde fois, et des honneurs qu’on lui rendit ; comment En Béranger de Sarria se trouva avec sa suite à Palerme ; et cousinent En Dalmau de Castellnou passa en Calabre en qualité de capitaine, et se disposa à faire la guerre,Le seigneur infant En Ferrand, fils du seigneur roi de Majorque, sachant que son beau-frère le roi Robert[20] se disposait à passer en Sicile, appareilla lui-même une bonne troupe et arriva en Sicile. Le seigneur roi Frédéric eut un grand plaisir à le voir, car il ne l’avait pas vu depuis qu’il était allé en son nom dans la Romanie. Il lui fit un accueil tel qu’un père peut faire à son fils, et lui fit don de la cité de Catane avec droit de haute, moyenne et basse justice civile et criminelle, sa vie durant. Outre la cité de Catane, il lui donna encore deux mille onces de revenu annuel sur sa propre bourse. Ils vécurent ainsi ensemble avec grande joie et satisfaction jusqu’à ce que le roi Robert passât en Sicile. Et il y arriva avec de grandes forces ; car il avait certainement plus de quatre mille hommes de cheval en bonnes troupes, et des gens de pied sans nombre, et cent vingt galères, et une multitude sans compte de nefs et de lins.[21] Il est vrai qu’en ce temps-là étaient passés de Catalogne en Sicile Le noble En Béranger de Sarria avec trois cents hommes à cheval et bien mille hommes de pied, Catalans, Le noble En Dalmau de Castellnou avec cent hommes de cheval et deux cents de pied, et, en même temps qu’eux, plusieurs autres chevaliers. Et le roi de Sicile put bien dire que jamais homme ne fit plus pour son seigneur que ledit noble En Béranger de Sarria ne fit pour lui ; car, pour aller en Sicile, il renonça à l’amiralat du seigneur roi d’Aragon et mit en gage toute sa terre. Lorsque ces deux riches hommes furent en Sicile, le seigneur roi ordonna qu’En Béranger de Sarria se tint avec sa compagnie à Palerme et qu’En Dalmau de Castellnou commandât en Calabre. Il s’en alla donc à Reggio, et se disposa à guerroyer en Calabre, en homme qui était un des meilleurs chevaliers du monde. CHAPITRE CCLVIII.Comment le roi Robert passa en Sicile, prit terre à Palerme, s’empara de Castel a Mare et assiégea Trapani ; et comment le seigneur roi envoya l’infant En Ferrand au Mont Saint Julien, d’où il fit de grands dommages au roi Robert.Le seigneur roi Robert arriva en Sicile, prit terre à Palerme, et crut s’en emparer ; mais En Béranger de Sarria était dans cette ville avec sa troupe, et il la défendit de telle manière que le roi Robert comprit bien qu’il ne pourrait rien y faire. Il s’éloigna donc de Palerme, et s’en alla soit par mer, soit par terre, à un château qui se trouve entre Palerme et Trapani, surie rivage de la mer, et qu’on nomme Castel a Mare. Il y avait environ vingt hommes, qui se rendirent. Quand il eut pris ce châtelet, il se crut maître de toute la Sicile. Il le mit en état, et, tant par mer que par terre, alla ensuite assiéger Trapani. Dans Trapani se trouvait En Simon de Val Guarnera, chevalier de Péralade, brave, expert en fait d’armes, endurci aux fatigues et rompu à l’expérience de la guerre. Il s’y trouvait aussi le noble En Béranger de Vilaragut, et en outre mille Catalans, excellents hommes d’armes, tant de cheval que de pied, qui défendirent chevaleureusement la ville. Le roi Robert y mit donc le siège en règle. Le seigneur roi Frédéric, de son côté, envoya au Mont Saint-Junien, à un mille du siège, le seigneur infant En Ferrand, avec de bonne cavalerie et almogavarerie. D’un autre côté, il y vint En Béranger de Sarria avec toute sa troupe ; et de là ils faisaient passer de fort mauvaises journées à l’ost des ennemis, car toutes les heures ils les attaquaient et harcelaient, dix ou douze fois le jour, et ils leur enlevaient les convois et les hommes qui allaient au fourrage ou au bois ; de sorte qu’ils menaient fort mauvaise vie, car ceux de la cité leur faisaient aussi passer de mauvais jours et de mauvaises nuits ; et ils tiraient les uns sur les autres à l’aide de leurs trébuchets. CHAPITRE CCLIX.Comment moi, Ramon Muntaner, étant à Gerbes, le noble En Béranger Carros vint pour assiéger cette lie avec grandes forces pour le roi Robert ; et comment, lorsque je me disposais à la défense, il reçut à Pantanella un message du roi Robert, qui lui faisait dire de retourner à Trapani.Pendant que le siège de Trapani était en cet état, le roi Robert résolut d’envoyer contre moi, au château de Gerbes, le noble En Béranger Carros, avec soixante galères, quatre cents hommes à cheval et quatre trébuchets. Le seigneur roi de Sicile, qui en fut instruit, m’ennoya une barque armée pour me faire dire de débarrasser le château des femmes et enfants, et de songer à me bien défendre, car le roi Robert envoyait contre moi toute cette force. Aussitôt que j’eus reçus cette nouvelle, je nolisai en permanence une nef d’En Lambert de Valence, qui était à Capis et s’appelait la Bonne Aventure, et qui m’avait appartenu. Je lui donnai trois cents doublons d’or pour rester à ma disposition, et plaçai à bord de la nef ma femme et deux tout petits enfants que j’avais, l’un de deux ans et l’autre de huit mois ; et elle était enceinte de cinq mois. Et elle s’y trouva bien accompagnée, et avec un grand nombre de femmes du château. Et sur cette nef, que j’avais fait bien soigneusement armer, je l’envoyai à Valence, côtoyant la Barbarie ; et elles lurent trente jours en mer pour aller de Gerbes à Valence, où, grâces à Dieu, elles parvinrent sûrement. Lorsque j’eus envoyé ma femme et débarrassé le château de toutes menues gens, je pris les dispositions convenables à la défense du château ; je fis dresser les trébuchets et mangonneaux ; je fis remplir d’eau les citernes, ainsi qu’un grand nombre de jarres, et m’approvisionnai de tout ce qui m’était nécessaire. D’un autre côté j’eus des entrevues avec Selim Ben Margan, Jacob Ben Atia, Abdallah Ben Bebet et autres chefs des Alarps, avec lesquels j’avais des arrangements. Je leur dis : que le moment était venu pour eux de se rendre riches, et qu’en me servant ils pourraient gagner à jamais renom, récompenses et profits ; et je leur racontai quelles forces on envoyait contre moi. Et si jamais de braves gens prirent à cœur mes intérêts, ce furent bien eux qui le firent avec grande joie et grand plaisir. Et aussitôt ils me firent le serment, en me baisant à la bouche, que dans huit jours ils seraient à mes ordres, au passage, avec huit mille hommes à cheval ; et ils me dirent que, lorsque j’aurais vu ou appris que mes ennemis seraient dans ces eaux, je n’avais qu’à le leur faire savoir, et que tous passeraient dans l’île ; que, dès que lesdits ennemis auraient pris terre, tous à la fois donneraient sur eux ; et que, s’il en échappait un seul, je ne me fiasse plus à eux. Ils me promirent encore que les galères et tout ce qu’ils prendraient serait à moi, me disant qu’ils ne voulaient avoir pour eux que l’honneur, et surtout la satisfaction du seigneur roi de Sicile et la mienne. Et cet arrangement fut par moi conclu et arrêté avec eux. Que vous dirai-je ? Au jour même où ils en avaient pris l’engagement, ils se trouvèrent au passage avec plus de cinq mille hommes à cheval, bien équipés ; et vous pouvez être assurés qu’ils y venaient de tout cœur aussi bien que ceux de l’île. De mon côté j’avais échelonné quatre barques armées, depuis El Bey jusqu’à Gerbes, avec ordre à chacune lie venir vers moi dès qu’elle apercevrait cette flotte. Ainsi je fus prêt à tout événement. Le roi Robert prépara ses galères, ainsi que je vous l’ai déjà dit. En Bélanger Carros et les autres qui devaient venir, prirent congé du roi Robert et de la reine qui était là. Ils partirent du siège et arrivèrent à l’île de la Pantanella ; et le capitaine de cette île m’envoya une barque pour me faire savoir que les galères étaient à l’île de la Pantanella. Et j’en eus une grande joie et satisfaction ; et j’en informai sur-le-champ tous mes Maures de Gerbes qui s’en réjouirent aussi beaucoup. J’en fis également part aux Alarps, leur disant de se tenir prêts à passer de mon côté, au second message qu’ils auraient de moi ; et, pendant les moments d’attente, le jour leur paraissait une année. Mais au moment où En Béranger Carros venait de partir de la Pantanella, voici que lui arrivèrent en message deux lins armés de la part du roi Robert, qui lui ordonnait expressément de revenir vers lui à Trapani avec toutes les galères, attendu que le roi de Sicile avait armé soixante galères pour venir attaquer sa flotte. En Béranger Carros s’en retourna donc à Trapani. Voyez quel fut mon désappointement ; car s’ils fussent venus à Gerbes, jamais nul homme ne serait arrivé plus complètement que moi à l’exécution de ses plans. Comme j’ignorais ce message et que j’étais tout émerveillé de leur retard, j’envoyai une barque armée à la Pantanella ; et le commandant me fit savoir ce qu’il en était, et comment ils étaient partis sur cette nouvelle. J’envoyai aux Alarps force approvisionnements de casaques et de vivres, de sorte qu’ils s’en retournèrent chacun chez eux, fort satisfaits et tout prêts à venir à mon secours avec toutes leurs forces toutes les fois que j’en aurais besoin. CHAPITRE CCLXComment le seigneur roi de Sicile, Frédéric, fit armer soixante galères pour détruire toute la flotte du roi Robert ; et comment la reine, mère du roi Robert, et belle-mère du seigneur roi d’Aragon et du seigneur roi de Sicile, l’ayant appris, fit faire une trêve d’un an entre le seigneur roi de Sicile et le roi Robert.Il est vérité que le seigneur roi de Sicile fut instruit que dans l’ost du roi Robert il avait péri la majeure partie des meilleurs hommes d’armes, soit à cheval, soit à pied, ainsi que la meilleure partie des chevaux, et que la flotte était presque complètement hors d’armement, soit pour cause de mort, soit par l’effet de la maladie. Il fit donc armer soixante galères ; à Messine, Palerme, Syracuse et autres ports de la Sicile : et quand elles furent arrivées à Palerme, il y fit monter le noble En Béranger de Sarria, le noble En Dalmau de Castellnou, En Pons de Castellar et autres riches hommes et chevaliers. Le seigneur roi s’était rendu lui-même avec toutes ses forces au Mont Saint Julien, et il avait ordonné que les galères eussent à férir à la fois, tandis que lui-même avec le seigneur infant En Ferrand fériraient aussi avec toutes leurs forces sur le siège ; de telle sorte que le même jour tous les gens du roi Robert ne pouvaient manquer d’être pris ou tués. Et il était aussi aisé de faire cela qu’il le serait à un lion de dévorer trois ou quatre brebis ; et très certainement c’en était fait d’eux tous. A ce siège se trouvait madame la reine[22] mère du roi Robert et belle-mère du seigneur roi d’Aragon et du seigneur roi de Sicile, qui était là avec son fils, le roi Robert, et avec le prince.[23] Il s’y trouvait également madame la reine,[24] femme du roi Robert, sœur du seigneur infant En Ferrand, et cousine germaine du seigneur roi d’Aragon et du seigneur roi de Sicile. Elles surent ce qui avait été ordonné, et aussitôt elles envoyèrent des messagers au seigneur roi de Sicile et au seigneur infant En Ferrand, qui n’étaient qu’à deux milles fie là, les conjurant, que pour rien au monde ce grand malheur n’arrivât pas, et que, par amour pour Dieu et pour elles, ils voulussent bien consentir à une trêve d’un an. Dans le cours de cette année chacun serait tenu de faire observer tout ce que le seigneur roi d’Aragon aurait décidé pour établir la paix entre eux ; et elles se chargeaient de leur côté de faire approuver le tout par le roi Robert et par le prince, de manière que nul ne pût revenir là-dessus. Le seigneur roi et le seigneur infant En Ferrand ayant ouï le message, le seigneur roi fit réunir son conseil avec le seigneur infant et tous les riches hommes qui étaient présents, et fit dire à En Béranger de Sarria et à En Dalmau de Castellnou, qui étaient avec les galères au pied du Mont Saint Julien, de venir le trouver ; ce qu’ils firent. Quand tous furent réunis en conseil, le seigneur roi fit connaître les messages qu’il avait reçus des deux reines. Quand les membres du conseil eurent tout entendu, ils furent d’avis : que d’aucune manière on ne devait consentir à une trêve, mais qu’on devait attaquer sans délai ; que l’affaire était à jamais gagnée ; qu’il allait avoir par là, au moment même, toute la principauté de Calabre et tout le royaume ; et que, puisque Dieu avait porté les choses à ce point-là, c’était le moment de sortir à toujours d’embarras. Finalement, tout le conseil fut de cet avis. Le roi, ayant ainsi entendu leur avis, prit par la main le seigneur infant En Ferrand, le conduisit dans une chambre et lui dit : « Infant, cette affaire nous intéresse vous et moi au-dessus de tous les hommes du monde ; et aussi vous dis-je que par quatre raisons nous devons désirer que cette trêve se fasse : la première raison est, que nous devons la faire par reconnaissance envers Dieu, qui nous a fait et nous fait encore tant de faveurs, qu’il est bien juste que nous les reconnaissions en faisant que son peuple chrétien ne meure pas pour nous. La seconde, c’est que voilà ici deux reines avec lesquelles vous et moi nous sommes unis, madame la reine ma belle-mère, mère du roi Robert, et belle-mère de notre frère le roi d’Aragon, que je dois honorer comme une mère, et la reine femme du roi Robert, votre sœur, que nous devons aimer et honorer comme une sœur. Ainsi donc il est nécessaire que, par amour et par honneur pour elles, nous fassions ce qui leur est agréable. La troisième raison est que, bien que le roi Robert et le prince ne fassent pas envers nous ce qu’ils devraient faire, nous devons songer qu’ils sont oncles des fils du seigneur roi d’Aragon, qui est notre frère et notre aîné, lesquels fils sont nos neveux, que nous aimons aussi chèrement que nos enfants ; qu’ils sont aussi les oncles de nos enfants et les frères de la reine notre femme ; que, de plus encore, le roi Robert est notre beau-frère, que son fils est notre neveu, et que le roi est votre beau-frère à vous-même ; ainsi donc il nous semble que nous ne devons point vouloir qu’il soit tué ou pris ici, et y reçoive un si grand déshonneur ; car ce déshonneur retomberait sur nous, qui lui sommes attachés par tant de liens. Enfin, la quatrième raison est que, s’ils sont ce qu’ils doivent être, ils devront se garder à jamais de nous pourchasser trouble et dommage. Si bien que, par ces quatre raisons, je suis d’avis, si vous m’approuvez, d’accepter la trêve. » Le seigneur infant se rangea tout à fait de l’avis du seigneur roi, et aussitôt le seigneur roi envoya un message aux reines, et leur accorda la trêve, de manière pourtant qu’il ne se dessaisirait de rien de ce qu’il possédait en Calabre jusqu’à ce que le roi d’Aragon eût fait connaître sa décision ; et cela fut ainsi convenu. Que vous dirai-je ? La trêve fut signée de la main des reines, ainsi qu’il avait été arrêté.[25] Tous ceux du parti du seigneur roi de Sicile en furent très fâchés, et ceux du parti du roi Robert très satisfaits, en hommes qui voyaient bien qu’ils ne pouvaient éviter d’être tous tués ou pris. Le roi Robert et les reines s’embarquèrent et allèrent à Naples. Il y en eut quelques-uns qui se rendirent par terre jusqu’à Messine et passèrent de là en Calabre. Le seigneur roi envoya le noble En Béranger de Sarria à Castel a Mare, que le roi Robert avait mis en état de défense ; et le château lui l’ut livré. Ainsi le roi Robert s’était donné beaucoup de mal et avait fait beaucoup de dépenses, et le tout en vain, ainsi que cela aura lieu en tout temps, aussi longtemps que Dieu donnera vie au seigneur roi de Sicile et à ses enfants, car dans tout cœur sicilien est comme incorporé l’amour de la maison d’Aragon, du seigneur roi Frédéric et de ses enfants, et à tel point qu’ils se laisseraient plutôt écarteler que de changer de seigneur. Dans aucun temps vous n’avez trouvé roi qui enlevât le royaume à un autre roi, si les peuples eux-mêmes ne le lui enlèvent pas. Ainsi donc, en vain se tourmenterait le roi Robert pour y parvenir, il en sera toujours de même. Aussi lui réputerait-on à bien plus grande sagesse si pendant sa vie il cherchait à rapprocher son fils[26] de ses oncles et de ses cousins germains ; car s’il les laisse en discorde ensemble, il serait bien possible que du côté de l’Allemagne survînt un empereur qui voulût le déposséder ; ce qu’il ne songerait ni ne parviendrait jamais à faire, s’il le trouvait vivant en bonne intelligence avec la maison d’Aragon et de Sicile. |
[1] Cet arrangement matrimonial fut signé en décembre 1308, et se
retrouve dans les archives d’Aragon ; mais le mariage ne fut jamais consommé.
Éléonore, fille de Ferdinand de Castille, épousa plus tard Alphonse III,
second frère de Jacques, qui, en 1319, et du consentement de son père,
renonça à la couronne et à sa femme en faveur de son frère, et entra dans l’ordre
de Saint-Jean de Jérusalem.
[2] Voici comment Condé rend compte de la levée de ce siège. Ce
fut cette même année que le roi de Castille s’empara de Gibraltar. Dans la même
année, peu de mois après, Muhammad fut détrôné par une révolte des Maures de
Grenade qui portèrent sur le trône son frère Nazar.
[3] L’épaulement, le point avancé.
[4] Ce ne fut qu’en 1310, deux ans après le siège d’Algésiras,
que fut définitivement levé le siège d’Almeria par Jacques II, sous Nazar qui
avait détrôné Muhammad II.
[5] Voici comment
Abou Obaïd parle de cette île (voyez Notice des Manuscrits, t. XII, art.
de M. Etienne Quatremère, p. 464) : « Non loin de Kâbes est l’île de
Djerba qui renferme de vastes jardins et de nombreux plants d’oliviers. Les
habitants qui sont Kharedjis, exercent leurs brigandages sur terre et sur mer.
L’île est séparée du continent par un détroit. »
M.
Quatremère ajoute en note : « Au rapport de Burckhardt (Travels in Arabia, t. II, p. 44),
les habitants de Djerba sont soupçonnés d’être de la secte d’Ali. » Les
renseignements que Muntaner donne ici sur l’île de Gerbes et ses habitants sont
une preuve de plus de l’exactitude avec laquelle il a observé tout ce qui se
passait autour de lui.
[6] Ce sont là
deux partis religieux. Moawiah est le premier khalife de la dynastie des
Omeyyades, si célèbre en Occident par la protection qu’elle accorda aux arts
Après la mort d’Othman, Moawiah, fut choisi pour khalife de préférence à Ali,
gendre de Mahomet, qui avait été désigné d’abord pour succéder à Othman. C’est
à cette rivalité entre Ail et Moawiah, que remontent ces partis, comparés par
Muntaner à ceux des Guelfes et des Gibelins. Ils se donnèrent entre eux
plusieurs désignations diverses. Les Turcs, qui sont du parti de Moawiah sont
connus sous le nom de Sunnites ; les Persans, qui sont du parti d’Ali, sont
appelés par les Turcs chiites, sectaires, et une partie d’entre eux, Kharedjis,
schismatiques ou sortant de la droite voie. Ici Muntaner appelle les partisans
de Moawiah du nom de son fondateur ; quant au nom de Miscona pour
désigner les Kharedjis, il remonte peut-être à quelque fait local.
[7] Casa, famille,
et plus loin casada qui répond à l’albergo de Gênes.
[8] Les Llança
étaient une famille ancienne qui s’était fort agrandie depuis le temps du roi
Manfred, fils naturel de Frédéric II et de Bianca Lancia. Manfred conféra de
hautes dignités à la famille de sa mère. Gualvano Lancia, son oncle, fut fait
prince de Salerne et grand maréchal du royaume ; un autre Lancia fut créé comte
de Squillace. (Voyez pour tout ce qui concerne l’époque du roi Manfred, l’excellent
commentaire historique sur les Diurnali di Messer Mateo di Giovenazzo
par M. le duc de Luynes.)
[9] Mère du jeune
Roger de Loria, seigneur de Gerbes.
[10] Abou Obaïd,
dans sa description arabe de l’Afrique (Notice des Man., t. XII, article de M.
Quatremère, p. 406), parle en ces termes de Querquenes : « Vis-à-vis Safâkes, à
la distance d’environ 10.000 pas, est une île appelée Karkeneh, située au
milieu d’une mer stagnante, peu profonde et dont les eaux n’ont aucun
mouvement. En face de ce lieu, en pleine merci à l’entrée des bas fonds, à
environ 40 moles de ce continent, on voit un édifice élevé qui sert de point de
reconnaissance pour les navigateurs qui arrivent d’Alexandrie, de la Syrie et
de Bar ah. Lorsqu’ils aperçoivent le centre des bâtiments, ils se détournent et
font voile vers les lieux où ils doivent relâcher. » M. Quatremère ajoute en
note « C’est la même île que Marmol appelle Querquenes, et sur laquelle
il donne des détails assez étendus (l’Afrique de Marmol, t. II, p. 556, 557).
Shaw écrit Querkyness (Voyages, t. I, p. 248). L’an 491 de l’hégire, elle fut
conquise par Ternim Ben Moëzz, ainsi que l’île de Djerba Nowaïri, Man. 702, p.
430). Puisque j’ai occasion de nommer cette dernière (Djerba) je ferai observer
que les habitants conservèrent longtemps le caractère que leur attribue notre
auteur ; car nous voyons qu’à plusieurs reprises, l’an 430 et l’an 509 de l’hégire,
ils furent sévèrement punis de leur conduite odieuse et des brigandages qu’ils
commettaient sur mer (Nowaïri, Loc. land. fol. 58 r.). L’an 529,
cette île tomba au pouvoir des Francs (Ibid., fol .45 r.).
[11] Kâbes, port de
mer dont le territoire à quatre milles à l’entour abonde en mûriers et cannes à
sucre. (V. Quatremère, Notice des Manuscrits, t. XII, p. 462).
[12] Une aljaba de preset vermeyll e alra de Xalo.
[13] C’est-à-dire
qui avaient des obligations féodales envers le château.
[14] Jacques Ier,
deuxième fils de Jacques d’Aragon, dit le Conquérant, reçut par le testament de
son père, en 1262, l’île de Majorque conquise par son père, les comtes de
Roussillon et de Cerdagne, et la seigneurie de Montpellier avec te titre de roi
de Majorque. Il mourut vers la fin de juin soit dans sa 68e année,
laissant de sa femme Esclarmonde de Foix, fille de Roger II, comte de Foix,
quatre fils et deux filles. Le premier, nommé Jacques, se fit cordelier ; le
second, nommé Sanche, devint roi de Majorque après son père ; le troisième, Fernand,
est celui qui alla en Morée épouser une descendante des Villehardouin (voyez la
généalogie) et y mourut ; le quatrième, Philippe, se fit prêtre. Des deux
filles, l’une, l’aînée, épousa Robert roi de Naples, l’autre épousa le fils de
Manuel empereur de Constantinople.
[15] Dos falcons montarins gruees.
[16] Robert, duc de
Calabre, troisième fils de Charles II, était devenu roi de Naples en 1309.
Après la décision du pape en sa faveur, il quitta la Provence et arriva à Naples
en juin 1310. En 1313 l’empereur Henry VII forma le projet de le détrôner et s’allia
à cet effet à Frédéric de Sicile, et la guerre recommença entre lui et le roi
de Naples dès l’année suivante 1314.
[17] On appelle ainsi
de vastes filets destinés à la pêche du thon. Ces filets, fort dispendieux,
sont divisés en divers compartiments. On les emploie beaucoup en Sicile et en
Sardaigne.
[18] Motta San
Giovanni.
[19] Je ne puis
trouver sur cette côte un nom qui réponde à ce nom, défiguré par Muntaner ou
ses copistes.
[20] Robert avait
épousé Sancie, fille de Jacques de Majorque et sœur de Ferrand.
[21] Suivant l’Art
de vérifier les dates, Robert passa en Sicile en juillet 1314 à la tête d’une
armes de 4.000 hommes d’infanterie et d’une flotte composée de 5 galères,
galions, 50 vaisseaux de transport, 40 vaisseaux appelés sagittaires, et 160
barques couvertes.
[22] Marie, fille d’Etienne
v de Hongrie, femme de Charles II, et mère du roi Robert. Deux de ses
filles, Blanche et Eléonore, avaient épousé, l’une Jacques II, roi d’Aragon, la
seconde, Frédéric roi de Sicile.
[23] Philippe, prince de Tarente, frère du roi Robert et
empereur titulaire de Constantinople par son mariage avec Catherine de Valois
[24] Sancie, seconde femme du roi Robert, était fille de Jacques
Ier de Majorque, et par conséquent sœur de Fernand de Majorque et
cousine germaine de Jacques II d’Aragon. Les rois de Majorque, ceux d’Aragon et
ceux de Sicile descendaient tous de Jacques Ier d’Aragon
[25] Cette trêve, qui était de quinze mois, fut signée le 17
décembre 1314, et, conformément à une des clauses de ce traité, Robert quitta
la Sicile en février 1315.
[26] Ce fils, nommé aussi Robert, mourut un an avant son père,
en 1342.