Texte mis en page par Marc Szwajcer
CHAPITRE CXCIXComment frère Roger commença à s’occuper du passage de Romaine et envoya des messagers à l’empereur de Constantinople pour lui faire savoir qu’il était prêt à passer auprès de lui avec les Catalans, et pour lui demander de lui donner en mariage sa nièce, fille du roi Assen, avec le titre de mégaduc, ce qui lui fut accordé par l’empereur.Au milieu du bruit de cette fête si brillante, et au moment où tout le monde ne songeait qu’à se réjouir, frère Roger était en grande pensée sur ce qui devait advenir tôt ou tard, et il était le plus habile homme du monde à voir venir les choses de loin ; il se disait donc ainsi en lui-même : « C’en est fait de ce seigneur aussi bien que des Catalans et des Aragonais, car je vois bien qu’il ne leur pourra rien donner, et eux lui feront souffrir de grands embarras. Tout le monde sait ce qu’ils sont. Or, nul ne peut vivre sans manger et boire ; et comme ils n’obtiendront rien du seigneur roi, ils seront forcés de prendre ; et à la fin ils ravageront tout le pays, et eux-mêmes finiront par y périr tous un à un. Il faut donc, puisque tu as si bien servi jusqu’ici le seigneur roi, qui de son côté t’a accorde tant d’honneurs, que tu lâches de lui enlever ces gens de dessus les bras, à son honneur et à l’avantage de tous tant qu’ils sont. » Il pensa aussi à lui-même, et se dit : qu’il ne serait pas bon pour lui de rester en Sicile ; que, du moment où le seigneur roi était en paix avec l’Église, le grand-maître du Temple, appuyant sa propre insistance de la mauvaise volonté que lui portaient le roi Charles et le duc, ne manquerait pas de le réclamer du pape, et qu’alors le seigneur roi aurait à faire de deux choses l’une : ou de le livrer pour obéir au pape, ou de s’exposer à une nouvelle guerre, et qu’il lui serait bien pénible que le roi éprouvât un tel affront à cause de lui. Après s’être fait tous ces raisonnements, qui étaient justes, il alla trouver le seigneur roi, le prit à part dans une chambre et lui communiqua toutes les pensées qui lui étaient venues à l’esprit ; et quand il les lui eut racontées il ajouta : « Seigneur, j’ai pensé que, si vous vouliez m’aider de votre côté, je pourrais du mien vous tirer d’affaire, vous et tous ceux qui vous ont servi, et moi-même. » Le seigneur roi lui répondit qu’il avait pour agréable tout ce qu’il avait imaginé, et qu’il le priait d’y pourvoir de telle manière que lui y fût sans blâme, et que cela tournât à profit à ceux qui l’avaient servi ; que du reste il était disposé et prêt à lui donner toute l’assistance qu’il pourrait. « Eh bien ! Donc, seigneur, dit frère Roger, sous votre bon plaisir, j’enverrai deux chevaliers sur une galère armée auprès de l’empereur de Constantinople, et je lui ferai savoir que je suis disposé à aller vers lui avec telle compagnie de cheval et de pied qu’il voudra, tous Catalans et Aragonais, pourvu qu’il leur donne entretien et solde. Je sais qu’il a grand besoin de ce secours, car les Turcs lui ont pris plus de trente journées de pays ; et avec aucune autre troupe il ne fera autant qu’avec les Catalans et Aragonais, et surtout avec ceux-ci qui ont fait cette guerre contre le roi Charles. » Le seigneur roi lui répondit : « Frère Roger, vous vous connaissez mieux que nous en ces affaires ; il nous paraît toutefois que votre idée est bonne ; ainsi, ordonnez tout ce qu’il vous plaira ; et tout ce que vous ordonnerez, nous nous en tiendrons pour satisfait. » Sur cela frère Roger baisa la main au seigneur roi, le quitta, retourna en son logis, et y. resta tout le jour à mettre ordre à ses affaires. Et le seigneur roi et les autres se livraient aux plaisirs et aux divertissements de la fête. Quand vint le lendemain, il fit appareiller une galère, choisit deux chevaliers dans lesquels il avait confiance, et leur raconta tout ce qu’il avait médité. Il leur dit de plus, que les conditions formelles sur lesquelles ils avaient à négocier étaient : qu’on lui donnât en mariage la nièce de l’empereur ;[1] qu’on le créât de plus mégaduc de l’empire ;[2] que l’empereur fît payer quatre mois d’avance à tous ceux qu’il emmènerait, à raison de quatre onces le mois par cheval armé, et d’une once le mois par homme de pied ; qu’il leur continuât cette solde pour tout le temps qu’ils voudraient rester, et que l’argent de la première solde se trouvât à Malvoisie. Il leur donna acte de toutes ces conditions dressées article par article, tant de ces premières bases que de tout ce qu’ils auraient à faire. Et je suis informé de tous ces détails parce que moi-même j’assistai à la rédaction et à l’ordonnance desdits articles. Et par sa procuration il leur donna pouvoir suffisant de signer toutes choses en son nom, aussi bien le mariage que toutes les autres affaires. Et certes, les chevaliers dont il avait fait choix étaient pleins de sagesse et d’expérience. Dès qu’ils eurent compris ce dont il s’agissait, peu d’explications leur suffirent ; tout fut cependant dressé avec ordre. Aussitôt qu’ils furent expédiés, ils prirent congé de frère Roger, qui tint la chose pour faite, parce qu’il avait grand renom en la maison de l’empereur, et qu’au temps où il conduisait la nef de l’Ordre du Temple nommée le Faucon, il avait rendu de nombreux services aux nefs de l’empereur qu’il avait rencontrées outre-mer, et qu’il parlait fort couramment le grée. Ce qui avait encore ajouté à sa réputation en deux et par tout le monde, était l’aide qu’il avait donnée si efficacement au seigneur roi de Sicile. Il s’appliqua donc sérieusement à se procurer des compagnons. En Béranger d’Entença, qui était avec lui en fraternité d’armes, lui promit d’abord de le suivre, puis En Ferrand Ximénès d’Arénos, En Ferrand d’Aunes, En Corberan d’Alet, En Martin de Logran, En P. d’Aros, En Sanche d’Aros, En Béranger de Rocafort, et beaucoup d’autres chevaliers catalans et aragonais. Quant aux almogavares, il en eut bien quatre mille, qui, depuis le temps du seigneur roi En Pierre jusqu’à ce jour, avaient continué à faire la guerre en Sicile ; si bien qu’il en fut très satisfait. Et cependant il secourait chacun de ce qu’il pouvait, pour qu’ils pussent patiemment attendre. La galère alla si bien qu’en peu de jours elle arriva à Constantinople, où elle trouva l’empereur Kyr[3] Andronic, et son fils aîné, Kyr Michel. Quand l’empereur eut entendu le message, il en fut très satisfait, et il accueillit fort bien les envoyés. Enfin la chose advint comme frère Roger l’avait demandée, c’est-à-dire que l’empereur consentit à ce que frère Roger eût pour femme sa nièce, fille du roi Assen ;[4] et aussitôt l’un de ces chevaliers en signa le contrat au nom de frère Roger. Après quoi il consentit que toute la troupe qu’amènerait frère Roger, fût à la solde impériale, à raison de quatre onces par cheval armé, deux onces par cheval équipé à la légère, et une once par homme de pied ; quatre onces aux comités de la chiourme, une once aux nochers, vingt tarins aux arbalétriers et vingt-cinq tarins aux chefs de proue.[5] Cette solde devait être régulièrement payée de quatre mois en quatre mois ; et en tout temps, si quelqu’un voulait s’en retourner en Occident, il devait faire son compte, recevoir ce qui lui était dû, et avoir en sus deux mois de solde pour frais de retour. Frère Roger devait être mégaduc de tout l’empire ; et l’office de mégaduc équivaut à prince et seigneur de tous les soldats de l’empire, et confère autorité sur l’amiral et sur toutes les îles de la deux, ainsi que sur toutes les places maritimes. L’empereur envoya à frère Roger, pour lui et ses descendants mâles, le privilège de cet office de mégaduc, par une bulle d’or bien signée, et lui fit porter en même temps le bâton du mégaducat, la bannière et le chapeau ; car tous les grands officiers de deux ont un chapeau particulier, et nul autre n’ose en porter de semblable. Il fut aussi convenu qu’à Malvoisie ils trouveraient la paie stipulée et tout ce dont ils pourraient avoir besoin à leur arrivée. CHAPITRE CCComment les envoyés de frère Roger revinrent de Constantinople à Messine, munis de tous actes nécessaires et de tous privilèges ; comment il fut fait mégaduc de toute la deux ; et comment le seigneur roi Frédéric de Sicile lui fit donner dix galères et deux lins, et le fournit d’argent et de provisions suffisants.Les envoyés joyeux et satisfaits s’en retournèrent ainsi en Sicile avec tous leurs contrats signés en bonne forme. Ils trouvèrent frère Roger à Alicata, lui rendirent compte de tout ce qu’ils avaient fait et lui remirent les privilèges de toutes choses, et le bâton, et le chapeau, et la bannière, et le sceau du mégaducat. Nous lui donnerons donc désormais le nom de mégaduc. Quand le mégaduc eut reçu toutes ces choses, il alla vers le seigneur roi, qu’il trouva à Palerme avec madame la reine, et leur rendit compte de tout ce qui avait été fait. Le seigneur roi en fut très joyeux ; et incontinent il fit donner au mégaduc dix galères de l’arsenal et deux lins, et les fit radouber et appareiller pour lui. Le mégaduc en avait déjà huit qui lui appartenaient en propre ; et ainsi il eut dix-huit galères et deux lins. Il nolisa de plus trois grandes nefs et un grand nombre de térides et autres lins, et fit publier de tous côtés : que tout homme qui devait faire l’expédition avec lui eût à se rendre à Messine : Le seigneur roi fournit à chacun tout ce qu’il put d’argent, et donna, par chaque personne à tout homme, femme ou enfant qui s’en allait avec le mégaduc, soit Catalan, soit Aragonais un quintal de biscuit et dix livres de fromage par chacun ; et pour quatre personnes, un bacon[6] salé, des aulx et des oignons. CHAPITRE CCIComment frère Roger, mégaduc de deux, prit congé du seigneur roi de Sicile, et passa, avec deux mille cinq cents cavaliers armés, et cinq mille almogavares et piétons, en Romanie.Ainsi tous se réunirent avec leurs femmes et leurs enfants, joyeux et satisfaits du seigneur roi, car jamais ne fut seigneur qui se conduisit avec les gens qui l’avaient suivi mieux qu’il ne le fit, en tant qu’il était en son pouvoir, et encore plus ; car chacun doit savoir que le seigneur roi n’avait pas de trésor, et qu’il sortait de guerres si rudes que rien ne lui restait. Les riches hommes et les chevaliers s’embarquèrent, et les chevaliers et autres hommes de cheval eurent double ration de toute chose. En Béranger d’Entença ne put être prêt à cette époque, non plus qu’En Béranger de Rocafort, parce qu’En Béranger de Rocafort occupait dans la Calabre deux châteaux, qu’il n’avait pas voulu rendre à la paix, avant d’être payé de la solde due à lui et à sa troupe. Il ne put donc s’embarquer aussitôt que les autres ; mais Fernand Ximénès d’Arénos, En Ferrand d’Aunes, En Corberan d’Alet, En Pierre d’Aros, En Pierre de Logran et beaucoup d’autres chevaliers et adalils[7] et almogavares, s’embarquèrent en ce moment ; et quand tous furent embarqués, il y avait bien, entre galères, lins, nefs et térides, environ trente-six voiles. Il y avait mille cinq cents hommes de cheval inscrits, pourvus de toutes choses, excepté de chevaux, et bien quatre mille almogavares, et mille hommes de pied, sans y comprendre les rameurs et matelots qui faisaient partie de la flotte. Tous ces derniers étaient Catalans ou Aragonais, et emmenaient avec eux leurs femmes ou leurs maîtresses et leurs enfants. Ainsi ils prirent congé du seigneur roi, et partirent à la bonne heure de Messine avec grande joie et satisfaction.[8] CHAPITRE CCIIComment le mégaduc prit terre à Malvoisie et passa à Constantinople, où il fut bien accueilli par l’empereur et son fils, et comment les Catalans et les Génois curent une querelle, dans laquelle moururent trois mille Génois.Dieu leur donna un bon temps, et en peu de jours ils prirent terre à Malvoisie. Là ils trouvèrent qu’on leur fit grand accueil, et on leur fournit de grands rafraîchissements de toutes sortes. Ils y trouvèrent aussi un ordre de l’empereur, de se rendre directement à Constantinople ; et ainsi firent-ils. Ils partirent de Malvoisie et s’en allèrent à Constantinople. Et lorsqu’ils furent à Constantinople, l’empereur le père et son fils les reçurent avec grande joie et grand plaisir, aussi bien que tous les gens de l’empire. Mais si ceux-là étaient satisfaits, les Génois en étaient très fâchés, parce qu’ils voyaient bien que, si ces gens s’établissaient dans l’empire, c’en était fait des honneurs et de la domination qu’ils y exerçaient eux-mêmes[9] car jusque-là l’empereur n’avait rien osé faire que ce qui leur plaisait, et de là en avant on ne ferait plus aucun cas d’eux. Que vous dirai-je ? Les noces se firent. Le mégaduc prit pour femme la nièce de l’empereur, qui était une des belles filles et des plus sages personnes du monde, et qui avait environ seize ans. Ces noces se célébrèrent avec grande joie et grande satisfaction ; et on paya à chaque homme sa solde pour quatre mois. Tandis que cette fête se célébrait avec si grande pompe, les Génois par leur orgueil soulevèrent des rixes avec les Catalans, si bien qu’il s’ensuivit une mêlée fort vive ; et un méchant homme, nommé Roso de Finale, prit la bannière des Génois et vint devant le palais des Blachernes. Nos almogavares et nos hommes de mer sortirent à leur rencontre, et jamais le mégaduc, ni les riches hommes, ni les chevaliers, ne purent les retenir.[10] Ils arrivèrent au dehors de la ville avec un pennon royal ; et avec eux allèrent seulement environ trente écuyers sur des chevaux armés à la légère. Et quand ils turent les uns près des autres, les trente écuyers brochèrent des éperons et allèrent férir là où était la bannière, et abattirent à terre ce Roso de Finale, et les almogavares férirent alors au milieu d’eux. Que vous dirai-je ? Ce Roso de Finale et plus de trois mille Génois y périrent. Et tout cela l’empereur le voyait de son palais, et il en avait grande joie et plaisir ; si bien qu’il dit devant tous : « A présent, les Génois qui « se sont soulevés avec tant d’orgueil ont trouvé « leurs adversaires ; et c’est fort bien que les « Catalans se soient armés pour punir les fautes « des Génois. » Lorsque la bannière des Génois eut été abattue à terre et que Roso fut mort, ainsi que d’autres hommes notables, les almogavares, toujours tuant leurs ennemis, se disposaient à aller ravager Péra, qui est une ville particulière des Génois,[11] et dans laquelle étaient tous leurs trésors et toutes leurs marchandises. Quand l’empereur vit qu’ils s’en allaient ravager Péra, il appela le mégaduc et lui dit : « Mon fils, allez « à vos gens, et faites-les revenir. S’ils ravagent « Péra, c’en est fait de l’empire, car ces Génois « ont beaucoup à nous, aux barons et aux au-« très personnes de l’empire. » Aussitôt le mégaduc monta à cheval, et, la masse d’armes en main, suivi de tous les riches hommes et chevaliers qui étaient venus avec lui, il s’avança vers les almogavares, qui se disposaient déjà à envahir Péra, et les fit revenir ; et l’empereur en demeura fort satisfait et joyeux. Le lendemain il leur fit donner à tous une nouvelle solde et leur fit dire de se disposer à passer la Bouche-d’Avie[12] pour marcher contre les Turcs, qui sur ce point avaient enlevé à l’empereur plus de trente journées de pays, avec beaucoup de bonnes cités, villes, châteaux, qu’ils avaient soumis et rendu tributaires. Et ce qui était plus douloureux encore était que, si un Turc voulait avoir pour femme la fille du plus notable habitant de ces cités, villes ou châteaux qui leur étaient soumis, il fallait que le père, la mère et les amis la lui donnassent ; et lorsqu’il naissait des enfants, si c’étaient des mâles ils les faisaient Turcs et les faisaient circoncire, comme le sont les Sarrasins, et si c’étaient des filles elles pouvaient choisir la foi qu’elles voulaient. Voyez en quelle douleur et en quel abaissement ils étaient, au grand déshonneur de la chrétienté. Par là vous pouvez connaître s’il était urgent que cette compagnie y passât ; et surtout en voyant, qu’en vérité les Turcs avaient tant conquis, qu’ils venaient jusque devant Constantinople en ost réglée, et qu’il n’y avait entre deux qu’un bras de mer qui n’a pas plus de deux milles de large ; et ils tiraient leurs épées et menaçaient l’empereur, et l’empereur pouvait voir tout cela. Jugez dans quelle douleur il devait vivre ; car si les Turcs avaient eu des bâtiments pour passer ce bras de mer, ils auraient certainement conquis Constantinople. CHAPITRE CCIIIComment le mégaduc passa dans l’Anatolie, et prit terre au cap d’Artaki, à l’insu des Turcs. Comment il les combattit, et arracha à la captivité tomes les terres qui avaient été soumises par les Turcs, et alla hiverner à Artaki.Voyez quels gens sont les Grecs, et combien Dieu était courroucé contre eux ! Kyr Michel, fils aîné de l’empereur, était passé à Artaki[13] avec douze mille hommes à cheval et bien cent mille hommes de pied, et cependant ils n’osèrent jamais livrer bataille aux Turcs, et il dut s’en retourner avec grande honte. En ce même lieu d’Artaki où il avait été, et d’où il avait dû revenir, l’empereur envoya le mégaduc avec sa compagnie, qui n’était pas de plus de mille cinq cents hommes à cheval et de quatre mille hommes de pied. Avant leur départ de Constantinople, le mégaduc voulut que l’empereur donnât une sienne parente à En Ferrand d’Aunes et le fit amiral de l’empire. Et le mégaduc fit cette demande afin d’être sûr que ses galères seraient toujours montées par les hommes de mer qu’il avait amenés, et que les Génois ni autres n’osassent rien tenter contre les Catalans dans tout l’empire, et que, quand il ferait avec son ost quelque expédition parterre, les galères se trouvassent au lieu désigné, munies de vivres et de provisions fraîches. Tout fut si bien ordonné par lui que personne n’aurait pu y ajouter aucune amélioration ; ainsi, au moyen des galères, il tirait des îles et des autres terres et lieux maritimes, tout ce qui était nécessaire à lui et à sa troupe. Lorsque tout fut ordonné, ils prirent congé de l’empereur, s’embarquèrent et se rendirent au cap d’Artaki sur le continent opposé,[14] pour le protéger contre les Turcs qui voulaient absolument s’en emparer, car c’est un lieu fort agréable. Tout ce cap est défendu par un mur construit sur le cap d’Artaki, du côté du continent d’Asie, où il n’y a pas un demi-mille de largeur d’une mer à l’autre. Au-delà de ce détroit, le cap se prolonge sur une assez grande étendue où se trouvent plus de vingt mille habitations, fermes, métairies ou maisons. Les Turcs maintes fois étaient venus pour attaquer ce mur et s’ils eussent pu s’en rendre maîtres ils auraient ravagé tout le cap ;[15] c’est pourquoi le mégaduc avec toute sa troupe prit terre en cet endroit, et les Turcs n’en surent rien. Dès qu’ils eurent pris terre, ils apprirent que les Turcs y étaient venus combattre ce même jour. Le mégaduc demanda s’ils étaient loin de là, et on lui dit qu’ils étaient à deux lieues environ, et se trouvaient placés entre deux fleuves. Aussitôt le mégaduc fit publier que chacun se tînt prêt le lendemain matin à suivre sa bannière. Il faisait porter avec la cavalerie sa bannière et celle de l’empereur ; les almogavares portaient un pennon aux armes du seigneur roi d’Aragon, et l’avant-garde de la colonne un pennon aux armes du roi Frédéric. Ainsi les portèrent-ils lorsqu’ils firent hommage au mégaduc. Le matin, avec bonne volonté et grande joie, ils se levèrent de si bonne heure qu’à l’aube du jour ils arrivèrent au torrent, le long duquel les Turcs étaient campés avec leurs femmes et leurs enfants ; et ils férirent avec une telle impétuosité sur eux, que les Turcs furent bien émerveillés de ces gens, qui avec leurs dards leur portaient de tels coups que rien ne pouvait y résister. Que vous dirai-je ? Dès que les Turcs se furent armés, la bataille fut terrible ; mais que leur servit leur courage ? Le mégaduc, avec sa troupe à cheval et à pied, s’était jeté si rudement sur eux qu’ils ne purent résister. Toutefois, ils ne voulaient pas fuir, à cause des femmes et enfants qu’ils avaient là, ce qui leur perçait le cœur, et ils préféraient mourir ; si bien qu’on ne vit jamais hommes faire de telles prouesses. Cependant, à la fin, tous, avec leurs femmes et leurs enfants, furent faits prisonniers, et il périt ce jour-là, parmi eux, plus de trois mille hommes de cheval et plus de deux mille de pied.[16] Ainsi le mégaduc et ses gens prirent possession du champ, et ne laissèrent en vie nul homme au-dessus de dix ans ; puis ils s’en retournèrent à Artaki pleins de joie. Ils mirent sur les galères les esclaves mâles et femelles, ainsi que beaucoup d’objets précieux, dont la plus grande partie était destinée à l’empereur. Lui, il envoya les esclaves et un grand nombre de choses précieuses à l’impératrice et au fils de l’empereur, ainsi qu’à sa femme ; et chacun des riches hommes, adalils et almogavares, envoya aussi ses présents à madame la belle-mère du mégaduc. Et cela eut lieu le huitième jour après qu’ils eurent quitté l’empereur ; de sorte que ce fut une grande joie et une grande satisfaction pour tout l’empire, et principalement pour l’empereur, pour madame, belle-mère du mégaduc, et pour madame sa fille ; et tout le monde en effet devait s’en réjouir. Mais si ceux-là en ressentirent de la joie, les Génois en eurent grande douleur ; et Kyr Michel, fils aîné de l’empereur, en conçut aussi grand déplaisir et grande envie, si bien que dès ce jour en avant il couva sa colère contre le mégaduc et sa compagnie,[17] et il eût préféré perdre l’empire plutôt que de les avoir vu remporter une telle victoire ; car lui-même y était allé avec un nombre considérable d’hommes et avait été repoussé deux fois. Ce n’est pas qu’il ne fût de sa personne un des bons chevaliers du monde, mais Dieu a frappé les Grecs d’une telle malédiction que tout homme peut les confondre. Et cela provient de deux péchés signalés qui dominent en eux : l’un est, qu’ils sont les hommes les plus orgueilleux du monde, et il n’y a personne au monde dont ils fassent cas en rien, si ce n’est d’eux-mêmes, qui ne valent pourtant absolument rien ; l’autre est, qu’ils ont pour leur prochain moins de charité que qui que ce soit dans ce monde ; car, lorsque nous étions à Constantinople, les gens qui fuyaient d’Anatolie devant les Turcs erraient et gisaient sur le fumier à Constantinople, et criaient famine ; et il n’y avait aucun des Grecs qui, pour l’amour de Dieu, voulût leur rien donner ; cependant il y avait abondance de toutes sortes de vivres ; les almogavares seuls, émus de grand’ pitié, partageaient avec eux tout ce qu’ils avaient à manger. Si bien qu’à cause de ces charités que nos gens leur faisaient, partout où les nôtres transportaient leur ost, plus de deux mille pauvres Grecs, dépouillés de tout par les Turcs, suivaient l’ost par-derrière, et venaient partout avec nous. Ainsi vous pouvez comprendre combien Dieu est irrité contre les Grecs. Le proverbe d’usage dit : « Ceux à qui Dieu veut mal, il leur enlève d’abord la raison.[18]» Ainsi les Grecs sont frappés par la colère de Dieu ; car, puisque ne valant absolument rien ils croient cependant autant valoir que tous les autres gens du monde, puisque de plus ils n’ont aucune charité envers leur prochain, il paraît bien par là que Dieu leur a entièrement enlevé toute raison. Quand ceci fut fait, le mégaduc, avec toute sa compagnie, se prépara à marcher sur les Turcs par l’Anatolie, afin d’arracher à l’esclavage les cités, châteaux et villages que les Turcs avaient subjugués. Lorsque le mégaduc et ses gens furent prêts à partir d’Artaki, c’était le premier jour de novembre,[19] et il commença à faire le plus rigoureux hiver possible, tant de pluies et de vent que de froid et de mauvais temps ; et les fleuves grossirent tellement que nul homme ne pouvait les passer. Il tint donc son conseil et se décida à passer la saison d’hiver dans ce lieu d’Artaki, qui est un endroit délicieux en toutes choses ; car dans le reste du pays il fait le plus grand froid du monde, et il y tombe plus de neiges que partout ailleurs, puisqu’à dater des premiers jours de neige jusqu’en avril, il ne fait rien autre chose que neiger. En décidant donc d’hiverner en ce lieu d’Artaki, il eut la meilleure idée qu’on pût avoir. Il commença par faire choix de six hommes notables du pays et de deux chevaliers catalans, deux adalils et deux almogavares, et ces douze étaient chargés de fixer à tout riche homme, puis ensuite aux chevaliers et aux almogavares, un logement convenable à chacun ; et ils ordonnèrent que l’hôte de chacun devait fournir pain, vin, avoine, viande salée, fromage, légume, lit, et tout ce dont ils avaient besoin. A l’exception de la viande fraîche et des assaisonnements ils devaient enfin les fournir de tout. Ces douze hommes fixèrent un prix raisonnable à chaque chose et ordonnèrent que chaque hôte eût une taille[20] pour toutes choses avec celui qui logerait en sa maison, et que cela se continuât ainsi depuis le premier du mois de novembre jusqu’à la fin du mois de mars. A la fin de mars chacun aurait à compter avec son hôte, devant les douze ou l’un d’eux ; et autant ils auraient pris, autant on leur décompterait sur leur solde ; et ce serait la caisse militaire qui rembourserait le bonhomme, maître de la maison ; si bien que les hommes de la compagnie et les Grecs furent également satisfaits de cette mesure. Et ils reçurent ordre de passer ainsi leur saison d’hiver. Le mégaduc envoya à Constantinople pour chercher la mégaduchesse, et ils passèrent là l’hiver avec grande joie et grand plaisir. Ensuite le mégaduc ordonna que l’amiral avec ses galères et tous les hommes de mer allât hiverner à l’île de Chio, qui est une île très agréable ; c’est là que se fait le mastic, et on n’en fait en aucun autre lieu du monde. Il les envoya hiverner en ce lieu, parce que les Turcs, avec leurs barques, parcouraient ces îles. Et ainsi ils gardèrent toute cette contrée et allaient visitant toutes les îles. De cette manière ils passèrent tout cet hiver en joie, déduit et soulas les uns et les autres.[21] Et lorsque le mois de février fut passé, le mégaduc fit publier par tout le pays d’Artaki, que chacun comptât avec son hôte, en y comprenant tout le mois de mars, et qu’il fût prêt à suivre la bannière le premier jour d’avril. CHAPITRE CCIVComment le mégaduc s’en alla à Constantinople pour y laisser la mégaduchesse ; comment il reçut de l’empereur la paie pour quatre mois, et des grands dons qu’il fit à toute la compagnie.Chacun compta donc avec son hôte ; et il y en eut qui avaient si follement mené leur affaire, qu’ils avaient à décompter avec leur hôte pour plus de la valeur d’une année de paie ; ceux qui étaient plus sages avaient vécu avec meilleur ordre ; mais néanmoins il n’y en avait aucun qui n’eût reçu pour bien au-delà de sa solde pendant le temps qu’ils y avaient demeuré. Tandis que le compte se faisait, au mois de mars, le mégaduc prit quatre galères, et avec la mégaduchesse, avec sa belle-mère, sœur de l’empereur, qui avait passé l’hiver avec lui, et avec deux frères de sa femme, il partit pour Constantinople afin de laisser la mégaduchesse dans cette ville et prendre congé de l’empereur. Lorsqu’il fut à Constantinople on lui fit grande fête et grands honneurs, et il reçut de l’empereur la paie de quatre mois pour les besoins de la compagnie, ce que nul ne soupçonnait, pour la grande dépense qu’ils avaient faite pendant l’hiver, et sur laquelle chacun redevait beaucoup. Ainsi il laissa la mégaduchesse à Constantinople et prit congé d’elle, de sa belle-mère, de ses beaux-frères et de ses amis, puis il prit enfin congé de l’empereur, s’embarqua avec ses quatre galères, et fut de retour à Artaki le quinzième jour de mars. Tous eurent grand plaisir à le revoir. Le mégaduc demanda si chacun avait compté avec son hôte, et on lui répondit que oui. Là-dessus il fit publier : que tout homme eût à se trouver le lendemain sur une place, devant la maison qu’habitait te mégaduc, et qu’il apportât la note de ce qu’il devait à son hôte ; car, le compte une fois réglé, les douze prud’hommes avaient prescrit qu’on en fit une note en double, répartie par A, B, C, pour que l’une fût remise à l’hôte et que le soudoyer conservât l’autre. Ces comptes étaient scellés du sceau du mégaduc. Quand chacun fut venu le lendemain avec sa note, le mégaduc s’assit sur un siège qu’on lui avait préparé sous un arbre qu’on appelle un orme, et il fit venir devant lui chacun par ordre avec sa note ; et il trouva que tous avaient reçu outre mesure, en considérant le temps qu’ils avaient passé à hiverner. Et quand il eut reçu toutes les notes et les eut déposées sur un tapis devant lui, il se leva et dit : « Braves gens, j’ai beaucoup à vous remercier de ce qu’il vous a plu de m’avoir pour chef et seigneur, et de m’avoir suivi là où j’ai voulu vous conduire. A présent, je trouve que vous avez reçu ici beaucoup plus, et deux fois autant qu’il ne vous revenait pour le temps que vous avez été à hiverner ; il y en a même qui ont reçu trois fois autant ; d’autres quatre fois autant ; de telle sorte que je vois bien que, si la caisse militaire voulait décompter à la rigueur avec vous, vous auriez à passer un temps de grande détresse. C’est pourquoi, en l’honneur de Dieu et en l’honneur de l’empire, et aussi par la grande affection que je vous porte, moi, par faveur toute spéciale, je vous fais don de tout ce que vous avez dépensé cet hiver et je veux que rien n’en soit déduit sur votre paie ; et, dès à présent, j’ordonne que soient brûlées toutes les notes que vous m’avez ici apportées. Les Grecs n’ont qu’à porter les leurs à notre trésorier et il se chargera de les satisfaire. » Aussitôt il fit apporter du feu et fit brûler toutes les notes en présence de tous. Chacun se leva et alla lui baiser la main, et lui rendit mille grâces ; et ils devaient bien le faire, car c’était le plus beau présent que jamais seigneur fit à ses vassaux depuis plus de mille ans ; et très certainement le tout s’élevait bien à la solde de huit mois l’un dans l’autre ; car pour les hommes à cheval seulement, cela allait à cinquante mille onces d’or, et pour les hommes de pied à près de soixante mille onces d’or ; de telle sorte, qu’en y comprenant ce qu’avaient reçu les riches hommes, on calculait que le tout pouvait bien s’élever à cent mille onces d’or, ce qui fait six millions. Quand il eut tout réglé il voulut les satisfaire encore davantage ; il ordonna donc que chacun se trouvât le lendemain sur ladite place pour recevoir en bel or la paie de quatre mois. Et ainsi vous pouvez comprendre quelle joie il y avait dans toute l’ost et de quel cœur ils le servirent de là en avant ; et ainsi le lendemain il leur fit donner la paie de quatre mois, pour que chacun s’appareillât bien à se mettre en campagne.[22] CHAPITRE CCVComment le mégaduc eut, avec sa compagnie, un second combat contre la gabelle de Cesa et de Tiu ; comment il les vainquit et les tua près de Philadelphie.Ainsi, le premier jour d’avril,[23] par la grâce de Dieu, la bannière sortit et chacun songea à la suivre, et ils entrèrent aussitôt dans le royaume d’Anatolie. Les Turcs furent bientôt prêts à leur faire tête, savoir : les gabelles de Cesa et de Tiu, parents de ceux que la compagnie avait tués à Artaki ; si bien que lorsque la compagnie fut près d’une cité qu’on nomme Philadelphie, qui est une noble cité et des grandes du monde, et qui a bien dix-huit milles de tour, c’est-à-dire autant que Rome ou Constantinople, elle trouva près de cette cité, à une journée, les deux gabelles Ses Turcs, qui étaient en tout huit mille hommes à cheval et douze mille à pied, et ils s’ordonnèrent aussitôt en bataille rangée. Le mégaduc et sa compagnie en eurent grand plaisir, si bien qu’à l’instant, avant que fussent lancées les flèches des archers turcs, ils se précipitèrent au milieu d’eux, les hommes en brochant de l’éperon contre leurs gens à cheval, et les monde contre les gens à pied. Que vous dirai-je ? La bataille fut très vigoureusement disputée et dura depuis le soleil naissant jusqu’à l’heure de nonne, tellement que les Turcs furent tous tués ou pris, et qu’il n’en échappa pas mille de cheval et cinq cents de pied.[24] Le mégaduc et sa compagnie s’emparèrent du camp avec grande joie, n’ayant pas perdu plus de quatre-vingts hommes à cheval et cent à pied et ayant fait un butin immense. Après avoir pris possession du champ, ils restèrent bien huit jours, leurs tentes dressées, en ce lieu qui était fort bon et fort délicieux, et ils s’en vinrent à ladite cité du Philadelphie où ils furent reçus avec grande joie et grande allégresse. Ainsi la nouvelle se répandit par tout le pays d’Anatolie, que les gabelles de Cesa et de Tiu avaient été défaites par les Francs,[25] et on en eut grande joie ; et ce n’est pas merveille, car tous eussent été captifs si ce n’eût été des Francs. Ainsi le mégaduc et sa compagnie restèrent dans la cité de Philadelphie pendant quinze jours, et puis partirent et allèrent à la cité de Nif,[26] et puis à Magnésie, et ensuite ils prirent le chemin de la cité de Thyrra.[27] CHAPITRE CCVIComment les Turcs furent vaincus à Thyrra par un Corberan d’Alet, qui y fut blessé d’une flèche et mourut ; et comment En Béranger de Rocafort vint à Constantinople avec deux galères et deux cents cavaliers, et à Ephèse où est le tombeau de monseigneur saint Jean l’évangéliste.Lorsqu’ils furent dans la cité de Thyrra, ceux des Turcs qui avalent échappé à la bataille, avec d’autres qui s’étaient réunis à eux et qui étaient de la gabelle de Mondexia,[28] se rendirent à Thyrra, dans l’église où repose le corps de monseigneur saint Georges, qui est une des belles églises que j’aie jamais vues et qui est située près de Thyrra, à environ deux milles. A l’aube du jour, les Turcs vinrent à de et ne savaient pas que les Francs y lussent ; et dès qu’on les vit prendre leur course, l’alarme se répandit dans tout le pays. Le mégaduc regarda et vit que c’étaient les Turcs ; et il était facile de les voir, car ils étaient tous dans la plaine, et la cité de Thyrra est sur une hauteur. Il envoya sur-le-champ dire à En Corberan d’Alet, sénéchal de l’armée, de marcher sur eux avec tous ceux de la compagnie qui voudraient le suivre. La compagnie prit les armes en toute hâte ; et En Corberan, avec environ deux cents hommes à cheval et mille à pied, alla fondre sur eux ; si bien qu’il les eut bientôt mis en déroute ; et il leur tua plus de sept cents hommes à cheval et un grand nombre de gens à pied ; et il les eût tous tués ; mais comme la montagne était toute voisine, ils prirent le parti de laisser là leurs chevaux et de s’enfuir à pied par la montagne. En Corberan d’Alet, qui était bon chevalier et d’une ardeur extrême dans ses volontés, descendit lui-même de cheval et se mit à les poursuivre à pied par la montagne. Les Turcs, qui les virent monter ainsi après eux, afin de les retarder, tirèrent leurs flèches, et par malheur une flèche vint férir ledit En Corberan, qui, à cause de la chaleur et de la poussière, s’était désarmé de sa salade ; et là il périt, ce qui fut une grande perte ; si bien que les chrétiens s’arrêtèrent autour de lui, et les Turcs se sauvèrent. Quand le mégaduc l’apprit, il en fut très affligé parce qu’il l’aimait beaucoup ; il l’avait fait sénéchal et l’avait fiancé à une fille qu’il avait eue d’une dame de Chypre et qui était restée auprès de madame la mégaduchesse à Constantinople, et les noces devaient se faire à leur retour à Constantinople. En Corberan fut enterré dans l’église de Saint-Georges, en grand honneur, avec dix autres chrétiens morts avec lui, et on leur fit faire de beaux monuments ; car le mégaduc et l’ost s’y arrêtèrent huit jours, afin que la tombe d’En Corberan fût faite riche et belle. Et de Thyrra le mégaduc envoya des ordres à Smyrne,[29] et de Smyrne à Chio, à l’amiral En Ferrand d’Aunes pour qu’il vînt à la cité d’Ania[30] avec toutes ses galères et tous les hommes de mer qui étaient avec lui ; et ainsi fit-il. Et au moment où il appareillait pour partir de Chio, En Rocafort venait d’arriver à Constantinople avec deux galères, amenant avec lui deux cents hommes de cheval, bien équipés de tout leur harnais, moins les chevaux, et bien mille almogavares, et il était venu trouver l’empereur. L’empereur lui avait aussitôt ordonné d’aller se réunir au mégaduc partout où il pourrait le trouver ; et c’est ainsi qu’il arriva à l’île de Chio et que l’amiral et lui partirent ensemble de Chio et se rendirent à la cité d’Ania. Ils y étaient déjà arrivés depuis environ huit jours lorsqu’ils reçurent la nouvelle que le mégaduc venait, et ils en eurent grande joie ; et ils envoyèrent au mégaduc deux messagers qui le trouvèrent encore à la cité de Thyrra. Et le mégaduc en fut très satisfait, et voulut que j’allasse jusqu’à Ania pour y prendre En Béranger de Rocafort et l’amener jusqu’à la ville d’Ayasaluck,[31] que l’Ecriture nomme Ephèse. Dans ce dit lieu d’Ephèse est le tombeau dans lequel monseigneur saint Jean l’évangéliste se plaça quand il eut pris congé du peuple ; et puis on vit un nuage comme de feu ; et la croyance chrétienne est que ce fut dans ce nuage qu’il monta au ciel en corps et en âme. Et cela paraît bien, par le miracle que l’on voit chaque année à ce même tombeau. Le tombeau dudit saint est en forme de carré et est placé au pied de l’autel ; au-dessus est une belle pierre de marbre qui a bien douze palmes de long et cinq de large ; et au milieu de la pierre sont percés neuf trous fort petits ; et chaque année, le jour de saint Etienne, à l’heure des vêpres, et au moment même où, ledit jour de saint Etienne, on commence à dire les vêpres de saint Jean, de chacun de ces neuf trous il sort une manne sablonneuse qui s’élève bien à un pied au-dessus de la pierre, et qui en découle ainsi qu’un filet d’eau. Et cette manne sort et commence à sortir, ainsi que je vous ai dit, tout aussitôt qu’on commence à chanter les vêpres de saint Jean, le jour de saint Etienne ; et cela continue toute la nuit, et puis tout le jour de saint Jean, jusqu’à ce que le soleil soit couché ; si bien que, quand le soleil est couché et que cette manne a cessé de sortir, il y en a bien certainement trois quarterades de Barcelone. Cette manne est merveilleusement bonne pour beaucoup de bonnes choses ; c’est à savoir que, qui en boit quand il sent venir la fièvre, jamais cette fièvre ne lui vient ; et d’autre part, si une femme est en travail d’enfant et ne peut accoucher, elle n’a qu’à en boire avec de l’eau ou avec du vin, et elle est aussitôt délivrée ; et d’autre part, celui qui est assailli en mer par une tempête n’a qu’à en jeter trois fois dans la mer, au nom de la très sainte Trinité, de madame sainte Marie et du bienheureux saint Jean l’évangéliste, et aussitôt la tempête cessera ; et de plus encore, si quelqu’un a mal à la vessie, il n’y a qu’à en boire audit nom de la sainte Trinité de madame sainte Marie et du bienheureux saint Jean évangéliste, et aussitôt il sera guéri. On donne de cette manne à tous les pèlerins qui y viennent, et elle ne sort que d’année en année. CHAPITRE CCVIIComment le mégaduc alla à Ayasaluck, et créa sénéchal de l’ost En Béranger de Rocafort ; et comment ils mirent en déroute les Turcs de la gabelle d’Atia[32] qui, s’étant réunis à tous les autres Turcs, furent une seconde fois défaits ; et comment il en périt bien dix-huit mille à la Porte de Fer.Je pris aussitôt congé du mégaduc et de la compagnie, et j’emmenai avec moi vingt chevaux pour le service d’En Rocafort, et afin qu’il pût chevaucher et venir avec moi à la cité d’Ephèse, appelée aussi Théologos en langue grecque,[33] et afin de protéger cette ville contre les Turcs qui y faisaient tous les jours des incursions. Il passa non sans grand danger, à cause de beaucoup d’attaques que lui firent les Turcs, et il amena avec lui cinq cents almogavares ; les autres restèrent à la cité d’Ania, avec l’amiral En Ferrand d’Aunes. Et quand En Béranger et les siens furent arrivés à Ayasaluck, au bout de quatre jours le mégaduc vint l’y rejoindre avec toute l’ost, et fit le meilleur accueil audit En Béranger de Rocafort ; de telle sorte qu’il le fit sénéchal de l’armée, ainsi qu’était En Corberan d’Alet, et le fiança aussi avec cette même fille à lui qu’il avait fiancée auparavant audit En Corberan. En Béranger de Rocafort entra aussitôt en fonction de sa charge. Et le mégaduc lui donna cent chevaux, et lui compta la paie de quatre mois, pour lui et ceux qui étaient venus avec lui. Le mégaduc demeura huit jours dans la dite cité d’Ayasaluck ;[34] et puis vint avec toute l’ost dans la cité d’Ania, et laissa En Pierre d’Aros pour commandant dans la cité de Thyrra, et lui donna trente hommes de cheval et cent hommes de pied. Dès que le mégaduc fut entré dans la cité d’Ania, l’amiral et tous les hommes de mer, et tous ceux qui étaient avec En Rocafort, sortirent au-devant de lui en armes pour le recevoir, si bien que le mégaduc en eut un grand plaisir, parce qu’ils renforçaient l’armée ; et pendant son séjour à Ania, le mégaduc renouvela la paie de toute la troupe. Un jour, pendant qu’il se trouvait dans cette ville, l’alarme se répandit dans tout le pays, sur le bruit que les Turcs, qui faisaient partie de la gabelle d’Atia, étaient venus faire des incursions dans les environs d’Ania. Aussitôt l’ost exécuta une sortie et avec une telle impétuosité qu’elle atteignit les Turcs et fondit au milieu d’eux. Si bien que, ce jour-là, nos gens tuèrent bien aux Turcs environ mille hommes de cheval et deux mille de pied. Les autres s’enfuirent ; la nuit les arracha à nos mains, sans quoi tous eussent été tués ou pris. La compagnie s’en retourna à la cité d’Ania avec grande joie et plaisir, et avec le bon butin qu’elle avait fait. Et ainsi le mégaduc resta avec l’ost à la cité d’Ania bien quinze jours, et puis fit sortir la bannière, et voulut achever de parcourir le royaume d’Anatolie, si bien que l’armée alla jusqu’à la Porte de Fer. C’est une montagne sur laquelle se trouve un passage appelé la Porte de Fer, qui sépare l’Anatolie du royaume d’Arménie. Et quand on fut à la Porte de Fer, on y rencontra les Turcs de cette gabelle d’Atia, qui avaient été déconfits à la porte d’Ania, et tous les autres Turcs qui étaient restés vivants des autres gabelles, et qui tous s’étaient réunis et avaient pris position sur cette montagne. Et ils étaient certainement en tout dix mille hommes de cheval et vingt mille hommes de pied ; et à l’aube du jour, le jour de madame sainte Marie d’août, en belle bataille rangée, ils vinrent à la rencontre du mégaduc. Les Francs à cette vue se disposèrent au combat avec telle joie et satisfaction qu’il paraissait bien que Dieu les soutenait, comme en réalité il le faisait à cette époque ; et les almogavares poussèrent aussitôt leur cri de : » Aiguisez les fers ! Le mégaduc avec sa cavalerie fondit sur les hommes à cheval, et En Rocafort avec les almogavares sur les hommes de pied ; et là vous auriez pu voir des faits d’armes tels que jamais nul homme n’en vit de pareils. Quo vous dirai-je ? La bataille fut fort cruelle, mais enfin tous les Francs poussèrent un cri, et s’écrièrent : « Aragon ! Aragon ! » Ce cri les ranima d’une vigueur telle qu’ils battirent complètement les Turcs. Et ainsi battant et chassant, leur poursuite dura jusqu’à la nuit, et la nuit seule vint interrompre cette poursuite. Toutefois il resta certainement morts plus de six mille Turcs à cheval et plus de douze mille hommes de pied. Et ainsi la compagnie eut une bonne nuit ; et les Turcs perdirent toutes leurs provisions et leurs bestiaux. Le lendemain les Francs prirent possession du champ, et l’ost y resta bien huit jours pour prendre cette possession, et le butin qu’elle y fit fut immense. CHAPITRE CCVIIIComment l’empereur de Constantinople envoya dire au mégaduc que, toutes affaires cessantes, il retournât à Constantinople pour le venir secourir contre le frère du roi Assen, qui avait usurpé la royauté.Après cela le mégaduc fit publier que chacun suivît la bannière et allât à la Porte de Fer ; là il demeura trois jours, et puis il se proposa de retourner à la cité d’Ania. Et tandis qu’il s’en retournait à Ania, des envoyés lui vinrent de la part de l’empereur, qui lui faisait dire que, toutes affaires cessantes, il s’en retournât à Constantinople avec toute l’ost, parce que le roi Assen, père de la mégaduchesse, était mort et avait laissé le royaume à ses fils, qui étaient deux frères de la mégaduchesse et neveux de l’empereur ; et leur oncle, frère de leur père, s’était emparé de la royauté ; et pour cela l’empereur de Constantinople, attendu que le royaume de Bulgarie appartenait à ses neveux, avait envoyé ordre à l’oncle de laisser le royaume à ces jeunes gens qui étaient ses neveux, et auxquels il appartenait ; mais celui-ci lui avait fait une très dure réponse ; si bien qu’une grande guerre commença, entre l’empereur de Constantinople et celui qui s’était fait roi de Bulgarie, tellement que l’empereur de Constantinople faisait chaque jour des pertes dans la guerre, et ainsi il adressa des messages au mégaduc pour qu’il vint le secourir. CHAPITRE CCIXComment le mégaduc, ayant reçu le message de l’empereur de Constantinople, tint conseil sur ce qu’il devait faire, et comment il résolut d’aller sur-le-champ trouver l’empereur.Le mégaduc fut très fâché de devoir en ce moment abandonner le royaume d’Anatolie, qu’il avait entièrement reconquis et soustrait au malheur et aux mains des Turcs ;[35] mais sur le message qu’il avait reçu et les prières pressantes que lui faisait l’empereur il fit réunir le conseil et dit à toute la compagnie le message qu’il avait reçu, en les priant de le conseiller sur ce qu’il devait faire. Finalement le conseil lui fut donné de se porter sans retard au secours de l’empereur, selon qu’il en était besoin, et de revenir au printemps en Anatolie. Le mégaduc tint cet avis pour bon et reconnut que la compagnie l’avait bien conseillé ; et bientôt ils se disposèrent, préparèrent les galères, mirent dessus tout ce qu’ils avaient pris, et l’ost s’achemina le long de la côte, de telle sorte que les galères étaient chaque jour près de l’ost ; et le mégaduc laissa dans chaque lieu bon renfort, bien qu’avec peu de renfort on en eût eu suffisamment, car ils avaient si bien nettoyé le pays des Turcs qu’aucun d’eux n’osait paraître dans tout le royaume, de telle sorte que ce royaume était entièrement rétabli. Et quand il eut mis ordre à tout dans le pays, il s’en vint par ses journées à la Bouche-d’Avie ; et quand il fut à l’endroit où on passe le détroit, il envoya un lin armé à l’empereur à Constantinople, pour savoir ce qu’il voulait qu’il fit. Lorsque l’empereur sut que les Francs étaient arrivés au passage, il fut très content et satisfait ; il fit faire de grandes fêtes à Constantinople, et fit dire au mégaduc qu’il passât à Gallipoli, et qu’au cap de Gallipoli il fit reposer ses gens. Le cap de Gallipoli a bien certainement quinze lieues de long, et n’a nulle part plus d’une lieue de large, et de chaque côté la mer vient le battre. C’est le plus agréable cap du monde et le plus fertile en bons grains, en bons vins et en toute espèce de fruits en grande abondance ; et à l’entrée du cap il y a un bon château qui a nom Examile, qui veut dire Six-milles, et il a ce nom-là parce qu’en ce lieu le cap n’a pas plus de six milles de large ; et au milieu est ce château pour garder tout le cap. Et d’un côté du cap est la Bouche-d’Avie et de l’autre le golfe de Mégarix ; et ensuite dans l’intérieur du cap se trouve la ville de Gallipoli, puis Polamos, Sestos et Madytos. Chacun de ces endroits est un bon lieu, et sans compter ces lieux il s’y trouve beaucoup de maisons et très belles. Là le mégaduc répartit toute son ost dans ces habitations, qui sont pourvues de toutes choses, et ordonna que chaque habitant fournît à son hôte ce qui lui était nécessaire, et que chacun écrivît ou fit des tailles et en tînt compte. CHAPITRE CCXComment, sur la nouvelle de l’arrivée du mégaduc, le roi des Bulgares traita avec l’empereur de Constantinople en se soumettant à faire tout ce qu’il voudrait ; et comment le débat se mit entre l’empereur de Constantinople et le mégaduc.Lorsque toute l’ost eut pris ses quartiers, le mégaduc s’en alla avec cent hommes de cheval à Constantinople voir l’empereur, et madame sa belle-mère et sa femme ; et à son entrée à Constantinople, on lui fit de grandes fêtes et de grands honneurs. Et tandis qu’il était à Constantinople, le frère du roi Assen,[36] qui faisait la guerre à l’empereur de Constantinople, ainsi que vous l’avez déjà entendu, sachant que le mégaduc y venait d’arriver avec toute son ost, regarda sa cause comme perdue. Il envoya donc sur-le-champ des messagers à l’empereur, et se soumit à faire tout ce qu’il voulait. Ainsi l’empereur, au moyen des Francs, obtint tout ce qu’il désirait dans cette guerre. Et quand cette paix fut faite, le mégaduc dit à l’empereur qu’il donnât la paie à sa troupe ; et l’empereur dit qu’il le ferait ; et il fit battre monnaie en imitation du ducat de Venise, qui vaut huit deniers barcelonais ; et il en fit aussi fabriquer une autre espèce qu’on appelait des vintilions, et qui ne valaient pas trois deniers chacun[37]. Et il voulut qu’ils eussent cours pour le même prix que ceux qui valaient huit deniers. Et il ordonna que les Francs se feraient fournir par les Grecs les chevaux, mules, mulets, vivres et autres choses dont ils auraient besoin, et qu’ils les paieraient ensuite avec cette monnaie. Et l’empereur agit ainsi à mauvaise intention, c’est-à-dire afin de faire naître débat et mésintelligence entre les habitants et l’ost ; car, après avoir obtenu le succès qu’il voulait de toutes ses guerres, il aurait désiré que tous les Francs fussent morts et hors de l’empire. CHAPITRE CCXIComment le noble En Béranger d’Entença vint en Romanie joindre la compagnie, et fut fait mégaduc par frère Roger.Le mégaduc refusa de prendre cette monnaie ; et tandis qu’ils étaient en contestation, En Béranger d’Entença arriva en Romanie, et amena trois cents hommes de cheval et mille almogavares. Et quand il fut à Gallipoli, il trouva que le mégaduc était allé à Constantinople, et il lui envoya deux cavaliers pour savoir ce qu’il voulait qu’il fit ; et le mégaduc lui fit dire de venir à Constantinople. L’empereur l’accueillit très bien et le mégaduc encore mieux ; et lorsqu’il y fut resté un jour, le mégaduc s’en vint à l’empereur et lui dit : « Seigneur, ce riche homme est un des plus nobles hommes d’Espagne qui ne soit pas fils de roi ; c’est un des bons chevaliers du monde ; il est avec moi comme frère ; il est venu vous servir pour votre honneur et par amitié pour moi ; il est donc nécessaire que je lui fasse un plaisir signalé ; et ainsi, avec votre permission, je lui donnerai le bâton du mégaducat et le chapeau, afin que de là en avant il soit mégaduc. » Et l’empereur lui dit que cela lai faisait plaisir. Et quand il vit la générosité du mégaduc, qui voulait se dépouiller du mégaducat, il dit en soi-même qu’il fallait que cette générosité lui comptât. Le lendemain, devant l’empereur et toute la cour plénière, le mégaduc ôta de dessus sa tête le chapeau du mégaducat et le plaça sur la tête d’En Béranger d’Entença, et puis lui donna le bâton, le sceau et la bannière du mégaducat, de quoi chacun s’émerveilla.[38] CHAPITRE CCXIIComment, après quatre cents ans que l’empire avait été sans césar, frère Roger fut créé César par l’empereur de Constantinople ; et comment il alla hiverner à Philadelphie ; et comment, selon ce qui avait été convenu, il se disposa à passer en Anatolie.Et dès qu’il eut l’ait cela, l’empereur, devant tous, fit asseoir frère Roger en sa présence et lui donna le bâton, le chapeau, la bannière, le sceau de l’empire, le revêtit des habits distinctifs d’un nouveau rang, et le créa César de l’empire.[39] Le privilège de l’office de césar est tel : que le césar prend place sur un siège à côté du siège de l’empereur, et qui n’est pas une demi palme plus bas ; et il a dans l’empire la même autorité que l’empereur ; et il peut concéder des dons à perpétuité ; et il peut mettre la main au trésor ; et il peut lever des impôts, faire pendre, confisquer ; et finalement tout ce que l’empereur fait, il le fait aussi. Il signe : César de notre empire ; et l’empereur lui écrit : César de ton empire. Que vous dirai-je ? De l’empereur au césar il n’y a aucune différence, sinon que le siège du césar est plus bas d’une demi palme que celui de (‘empereur ; et l’empereur porte un chapeau rouge et tous ses habits rouges, et le césar porte un chapeau bleu et ses habits bleus, à bordure d’or étroite. Et ainsi fut créé césar frère Roger ; et depuis quatre cents ans il n’y avait pas eu de césar dans l’empire de Constantinople ; aussi l’honneur en fut-il plus grand. Et lorsque tout ceci eut été fait en grande solennité et grande fête, de là en avant En Béranger d’Entença eut le nom de le et frère Roger celui de césar. Et avec grande allégresse ils s’en retournèrent à Gallipoli vers leurs compagnies,[40] et le césar amena avec lui sa belle-mère, madame sa femme et deux frères de sa femme, dont l’aîné était roi des Bulgares. Quand ils furent à Gallipoli, ils donnèrent ordre d’y passer l’hiver, car on avait passé l’omnia sanctorum[41]. Et le césar et madame sa femme, madame sa belle-mère et ses beaux-frères, et le mégaduc, passèrent l’hiver au milieu des plaisirs. Et quand on eut passé les fêtes de Noël, le césar alla à Constantinople, pour s’entendre avec l’empereur sur ce qu’ils devaient faire, attendu que le printemps approchait ; et le mégaduc resta à Gallipoli. Et quand le césar fut arrivé à Constantinople, ils furent d’accord que le césar et le mégaduc passeraient dans le royaume d’Anatolie ; et le césar convint aussi avec l’empereur, que l’empereur lui donnerait tout le royaume d’Anatolie et toutes les îles de Romanie ; qu’il passerait donc en Anatolie et partagerait les cités, villes et châteaux entre ses vassaux, de telle sorte que chacun serait tenu de lui fournir un certain nombre de chevaux armés sans qu’on fût tenu de leur donner aucune solde.[42] Ils se disposaient donc à partir ; et de là en avant l’empereur ne fut tenu de payer de solde à aucun des Francs ; mais le césar devait y pourvoir. Cependant l’empereur avait à faire payer sur-le-champ quatre mois, ce qui avait été stipulé à l’avance. Alors le césar prit congé de l’empereur, et l’empereur lui donna de cette mauvaise monnaie pour faire ses paiements ; et le césar la prit car il pensa que, puisqu’il passait en Anatolie, il n’aurait à faire que peu de cas du mécontentement des habitants de la Romanie. Ainsi, avec cette monnaie, il vint à Gallipoli, et commença à en donner pour la solde, et chacun paya son hôte avec ladite monnaie. CHAPITRE CCXIIIComment le césar résolut d’aller prendre congé de Kyr Michel, malgré sa belle-mère et sa femme, qui étaient bien assurées de l’envie que lui portait Kyr MichelTandis qu’on faisait cette paie, le césar dit à madame sa belle-mère et à madame sa femme qu’il voulait aller prendre congé de Kyr Michel, fils aîné de l’empereur ; et sa belle-mère et sa femme le prièrent qu’il n’en fit absolument rien, attendu qu’elles savaient bien qu’il était grandement son ennemi, et qu’il lui portait une telle envie que certainement, s’il se trouvait en un lieu où il eût un plus grand pouvoir que lui, il le ferait périr, lui et tous ceux qui seraient avec lui. Et le césar répondit : que pour rien au monde il ne s’en dispenserait ; que grande honte serait à lui, s’il partait de Romanie et entrait au royaume d’Anatolie, avec l’intention d’aller se fixer à jamais dans le voisinage des Turcs qu’il aurait à combattre, sans avoir pris congé de lui, et que cela lui serait compté à mal. Que vous dirai-je ? Sa belle-mère, sa femme et ses beaux-frères étaient si affligés de sa détermination, qu’ils réunirent tout le conseil de l’ost et lui firent demander que pour rien au monde il n’allât en ce voyage. Et ce fut en vain qu’ils le dirent ; car rien ne put le décider à s’en dispenser.[43] Si bien que quand sa belle-mère, sa femme et ses beaux-frères virent que pour rien il ne voulait rester, ils le prièrent de leur livrer quatre galères ; car eux tous voulaient aller à Constantinople. Le césar appela donc l’amiral En Ferrand d’Aunes, et lui dit de transporter à Constantinople sa belle-mère, sa femme et ses beaux-frères. Et la femme du césar ne devait pas passer en Anatolie, parce qu’elle était enceinte de sept mois et que sa mère voulait qu’elle accouchât à Constantinople. Et ainsi fut-il ordonné ; et la dame resta à Constantinople,[44] et en son temps elle accoucha d’un beau garçon, qui vivait encore quand j’ai commencé ce livre. Or je cesse de vous parler de sa femme et de son fils, et je reviens au césar. CHAPITRE CCXIVDans lequel on raconte quelle est la terre de Gallipoli, quelles forces il y a, et où on fait aussi mention de l’histoire de Paris et d’Hélène.La vérité est que, comme je vous ai déjà dit, l’ost était à Gallipoli et autres lieux environnants. Et je veux que vous sachiez que Gallipoli est la capitale du royaume de Macédoine, dont Alexandre fut seigneur et où il naquit. Et ainsi Gallipoli est sur la marine la capitale du royaume de Macédoine, comme Barcelone la capitale de la Catalogne sur la marine et Lérida dans la terre ferme. Dans l’intérieur du pays, il y a une autre très bonne cité au royaume de Macédoine, qui a nom Andrinople ; et il y a de Gallipoli à Andrinople cinq journées ; et à Andrinople était Kyr Michel, fils aîné de l’empereur. Et encore je veux que vous sachiez que le cap de Gallipoli est sur une langue déterre de la Bouche-d’Avie,[45] du côté du ponant. Et sur une autre langue de terre, au levant, est le cap d’Artaki, où le mégaduc avait hiverné l’année précédente avec l’armée ; et à ce lieu d’Artaki était une des portes de la cité de Troie,[46] et l’autre porte était à un port situé au milieu de la Bouche-d’Avie, et auquel port est un fort château, très beau, qui a nom Paris, que fit construire Paris, fils du roi Priam, quand il eut pris Hélène,[47] femme du duc d’Athènes, à main armée dans l’île de Ténédos, qui est à cinq milles de la Bouche-d’Avie. Et dans cette île de Ténédos, et dans ce temps-là, il y avait une idole ; et là venaient à un certain mois de l’année tous les nobles hommes et toutes les nobles dames de Romanie en pèlerinage. Et ainsi il arriva en ce temps, qu’Hélène, femme du duc d’Athènes, y vint en pèlerinage avec cent chevaliers qui l’accompagnèrent. Et Paris, fils du roi Priam de Troie, y était venu aussi en pèlerinage, et avait avec lui environ cinquante chevaliers ; et là il vit dame Hélène, et fut tellement troublé de cette vue qu’il dit à ses gens qu’il fallait qu’il eût dame Hélène et l’emmenât avec lui. Et ainsi qu’il se le mit au cœur, ainsi le fit-il. Et il se revêtit de ses bonnes armures, lui et toute sa compagnie, et il s’empara de la dame et voulut l’emmener ; mais les chevaliers qui étaient avec elle voulurent la défendre contre son ravisseur ; et finalement tous les cent périrent, et Paris emmena la dame. Et cela fut cause que depuis s’alluma si grande guerre qu’à la fin la cité de Troie, qui avait trois cents milles de tour, après avoir été assiégée pendant treize ans, fut enlevée d’assaut, prise et détruite[48]. Et au cap de la Bouche-d’Avie, en dehors du passage, du côté de l’Anatolie, est un cap que l’on appelle le cap d’Adramitti, qui était une autre porte de la cité de Troie. Voyez donc comme la Bouche-d’Avie était garnie de toutes parts de lieux excellents et agréables ; car vous saurez que sur chaque rive il y avait, au temps où nous y sommes allés, beaucoup de bonnes villes et beaucoup de bons châteaux ; mais tout cela, a été détruit et ravagé par nous, ainsi que vous l’entendrez bientôt, au grand tort de l’empereur et à notre bon droit. CHAPITRE CCXVComment le césar vint en la cité d’Andrinople pour prendre congé de Kyr Michel, lequel fit tuer le césar et tous les siens par Gircon, capitaine des Alains ; comment il n’en échappa que trois, et comment il envoya à Gallipoli des troupes pour courir le pays et exterminer toute la compagnie du césar.A présentée reviendrai à vous parler du césar qui, avec trois cents hommes à cheval et mille hommes de pied, se disposait à se rendre à Andrinople pour voir Kyr Michel, fils aîné de l’empereur, et cela malgré tous ses amis et ses vassaux. Et il agissait ainsi par la grande loyauté qu’il portait en son cœur, et par le délicat amour et la droite foi qu’il avait en l’empereur et en son fils ; et il pensait que, de même que lui il était plein de loyauté, l’empereur et ses fils fussent de même ; mais c’était tout le contraire, comme cela se prouvera par la suite et ainsi que vous l’apprendrez. En s’éloignant de l’ost, le césar laissa pour capitaine et commandant le mégaduc En Béranger d’Entença, et pour sénéchal de l’ost En Béranger de Rocafort. Et ainsi par ses journées il arriva à la cité d’Andrinople ;[49] et le fils de l’empereur, Kyr Michel, sortit au-devant de lui, et le reçut avec grand honneur. Et ce fut pure méchanceté, car ce n’était que pour voir avec quelle suite il venait. Et quand il fut entré à Andrinople, le fils de l’empereur, à la joie et au plaisir que le césar témoignait de le voir, répondait par le faux-semblant d’une joie et d’un plaisir semblables. Et après qu’il eut resté six jours avec lui, le septième jour Kyr Michel fit venir à Andrinople Gircon, capitaine des Alains, et Melich, capitaine des Turcopules, de manière qu’entre tous ensemble il y eut neuf mille hommes à cheval. Ce jour-là il invita le césar ; et, dès qu’ils eurent mangé, ce Gircon, capitaine des Alains, entra dans le palais où était Kyr Michel et sa femme et le césar ; ils tirèrent leurs épées et mirent en pièces le césar et tous ceux qui étaient avec lui ;[50] et puis, parti courant la cité, ils tuèrent tous ceux qui étaient venus avec le césar ; et il n’en échappa que trois qui montèrent en un clocher, et de ces trois l’un était En Raimond Alquier, fils d’En Gilbert Alquier, chevalier de Catalogne, natif de Castellon d’Ampurias ; l’autre, un fils d’un chevalier de Catalogne nommé G. de Tous ; et le troisième Béranger de Roudor, qui était du Lobrégat. Et ceux-ci furent attaqués dans le clocher et s’y défendirent tant, que le fils de l’empereur dit que ce serait un crime de les faire périr ; ainsi il leur donna sauf-conduit, et ce furent les seuls qui échappèrent. Ledit Kyr Michel fit encore une méchanceté bien plus grande ; car il ordonna que ces Turcopules avec un nombre désigné des Alains allassent à Gallipoli, et, le jour où le césar fut tué, il leur enjoignit de ravager Gallipoli et toutes les habitations environnantes. Ce jour-là nous avions envoyé tous nos chevaux au pâturage et les hommes étaient dispersés dans les habitations. Que vous dirai-je ? Ils nous surprirent hors de nos gardes, nous prirent tous les chevaux répandus çà et là dans les habitations et nous tuèrent plus de mille personnes. Ainsi il ne nous resta que deux cent six chevaux ; et quant aux hommes, nous ne restâmes pas plus de trois mille trois cent sept hommes d’armes, entre gens de cheval, de pied, de mer et de terre. Bientôt ils nous assiégèrent ; et il vint sur nous si grand nombre de gens qu’ils étaient bien quatorze mille hommes à cheval, entre Turcopules, Alains et Grecs, et environ trente mille hommes de pied. Si bien que le mégaduc En Béranger d’Entença ordonna que nous fissions des retranchements et que nous entourassions de ces retranchements tout le faubourg de Gallipoli ; ainsi fîmes-nous. Que vous dirai-je ? pendant quinze jours nous fûmes serrés de si près, que tous les jours nous avions des engagements avec eux, deux fois le jour, et chaque jour nous était désastreux, car nous perdions du monde en nous battant contre eux. Que vous dirai-je ? étant ainsi assiégés comme nous l’étions, En Béranger d’Entença fit préparer cinq galères et deux lins,[51] et malgré nous tous tant que nous étions, il dit qu’il voulait aller faire une sortie, afin de pouvoir rafraîchir la troupe de vivres et d’argent. Nous lui dîmes tous que cela ne convenait pas, et qu’il valait mieux que nous combattissions tous ensemble contre ceux qui nous assiégeaient. Mais lui, comme un brave et expérimenté chevalier qu’il était, voyait le danger d’une telle bataille, et pour rien au monde ne voulait y consentir ; mais il résolut d’aller faire une attaque du côté de Constantinople, dans l’intention, lorsqu’il l’aurait faite, de revenir à Gallipoli. Si bien qu’à la fin il en fut de cela ce qu’il voulait. Et avec lui s’embarquèrent tant de gens qu’il ne resta à Gallipoli qu’En Béranger de Rocafort, qui était sénéchal de l’ost, et moi, Ramon Muntaner, qui étais commandant de Gallipoli ; et il ne demeura avec nous que cinq chevaliers, savoir : En G. Sischar, chevalier de Catalogne, En Ferrand Gorri, chevalier d’Aragon, En Jean Péris de Caldès de Catalogne, et En Ximénès d’Albero. Et quand En Béranger d’Entença fut parti de Gallipoli, nous reconnûmes notre nombre et nous trouvâmes que nous étions, entre gens de cheval et gens de pied, mille quatre cent soixante-deux hommes d’armes, parmi lesquels deux cent six hommes de cheval qui n’avaient pas de chevaux, et mille deux cent six hommes de pied. Et nous restâmes en tel souci, que tous les jours, du matin jusqu’au soir, nous avions à soutenir l’attaque de ceux qui nous entouraient.[52] A présent, je vais cesser de vous parler de nous autres de Gallipoli, car je saurai bien y revenir, et je vais vous parler d’En Béranger d’Entença, qui s’en alla et prit la cité d’Héracléa,[53] qui est à vingt-quatre milles de Constantinople ; et là il fit un butin tel que ce fut sans fin. Et cette cité est celle où était Hérode quand il fit massacrer les Innocents. Et je vous conterai ici un miracle que tout le monde peut reconnaître comme tel. Dans ce lieu d’Héracléa il y a un golfe qui va jusqu’à l’île de Marmora ; et c’est dans cette île de Marmora que se taille tout le marbre employé en Romanie. Et dans ce golfe il y a deux bonnes cités : l’une a nom Planido et l’autre Rodosto. Et il vous faut savoir que, dans cette cité de Rodosto, il nous fut fait la plus grande méchanceté qui jamais fut faite à aucunes gens ; et afin que vous sachiez quelle fut cette méchanceté, je vais vous la conter. CHAPITRE CCXVIComment la Compagnie du césar décida de défier l’empereur, et comment l’empereur de Constantinople fit tuer l’amiral En Ferrand d’Aunes, ainsi que tous les Catalans et Aragonais qui étaient à Constantinople.La vérité est que, quand ils eurent tué le césar, eurent fait leurs courses sur nous et nous eurent tenus assiégés dans Gallipoli, nous fûmes d’accord : qu’avant que nous fissions mal à l’empereur, nous devions le défier et l’accuser de foi mentie pour tout ce qu’il avait fait envers nous ; et aussi que cette accusation et ce défi se devaient faire dans Constantinople même, en présence de ceux de la commune de Venise, et qu’en tout nous devions procéder par chartes publiques. Il fut donc ordonné qu’En Sischar, chevalier, Pierre Lopès, adalil, et deux chefs d’almogavares, et deux comités, s’y rendraient, sur une barque à vingt rames, de la part d’En Béranger d’Entença et de toute la Compagnie ; et ainsi fut-il fait. Et ils s’en allèrent à Constantinople. Et là, devant les hommes de la commune ci-devant désigné, ils défièrent l’empereur, et puis ils l’accusèrent de foi mentie, et déclarèrent que dix contre dix, et cent contre cent, ils étaient prêts à prouver : que, mauvaisement et faussement il avait fait tuer le césar et les autres gens qui l’avaient accompagné, et qu’il avait fait faire des courses sur la Compagnie sans défi préalable, et qu’ainsi il avait menti à sa foi et qu’à dater de ce jour ils se détachaient de lui. Et de cela ils firent des lettres patentes, réparties par A, B, C, qu’ils emportèrent et dont ils laissèrent copie conforme et authentique aux mains des dites gens de la dite commune. Et l’empereur s’excusa, protestant qu’il ne l’avait point fait. Et voyez comme il pouvait s’excuser ! Et ce jour même il fit tuer tout ce qu’il y avait de Catalans et Aragonais à Constantinople, et aussi l’amiral[54] En Ferrand d’Aunes. CHAPITRE CCXVIIComment les messagers envoyés à Constantinople vers l’empereur pour le délier furent pris et écartelés dans la ville de Rodosto ; et du miracle du golfe de Marmora, où furent égorgés un grand nombre d’innocents par Hérode.Quand cela fut fait, ils se séparèrent de l’empereur et demandèrent qu’il leur donnât une escorte qui les guidât jusqu’à ce qu’ils fussent à Gallipoli ; et on leur donna l’escorte. Mais quand ils furent dans la ville de Rodosto, l’escorte les fit tous arrêter, vingt-sept qu’ils étaient, Catalans et Aragonais, et ils les écartelèrent tous dans la boucherie, et les pendirent en quartiers. Et vous pouvez comprendre de quelle cruauté se souilla par là l’empereur, et cela envers des hommes qui avaient le caractère de messagers publics. Mais que votre cœur se réconforte, car plus tard vous entendrez que de ceci fut tirée si éclatante vengeance par la Compagnie, avec l’aide de Dieu, que jamais si éclatante vengeance n’eut lieu. Or en ce golfe est tel miracle que, de tout temps, vous y trouverez des traînées de sang qui sont aussi grandes que des couvertures ; et il y en a de plus grandes et de plus petites ; et ce golfe est de tout temps plein de telles traînées de sang vif ; et ensuite, quand vous êtes hors de ce golfe, vous n’en trouvez pas trace. Et les mariniers recueillent de ce sang qu’ils portent d’un bout du monde à l’autre comme reliques ; et cela provient du sang des Innocents qui y fut répandu. Et cela est ainsi en ce lieu depuis ce temps, et y sera toujours de même. Et ceci est la vérité, car j’en ai recueilli moi-même de ma propre main. CHAPITRE CCXVIIIComment En Béranger d’Entença, après avoir ravagé Héracléa fut rencontré par dix-huit galères des Génois, et fut pris par eux, étant leur hôte sur leur foi ; et comment moi, En Ramon Muntaner, je voulus donner dix mille perpres d’or pour qu’ils me le livrassent.Quand En Béranger d’Entença eut ravagé la cité d’Héracléa, ce qui fut un des plus beaux faits du monde, il s’en retourna avec grand butin. Mais comme il s’en retournait à Gallipoli, dix-huit galères des Génois venaient à Constantinople pour de là entrer dans la mer Majeure ;[55] et elles se trouvèrent avec lui dans les eaux de la plage qui est entre Planido et le cap de Ganos. Et En Béranger d’Entença fit armer ses gens, tourner la proue vers la terre, et se tint la poupe en dehors du côté des cinq galères. Et les Génois le saluèrent, et puis, avec une barque, ils allèrent vers lui pour lui donner sauf-conduit ; et le capitaine des galères l’invita à manger à bord de sa galère. Et En Béranger d’Entença, malheureusement pour ses affaires, se fia à lui et alla dans la galère du capitaine. Et tandis qu’ils mangeaient et que la troupe d’En Béranger d’Entença était désarmée, ils arrivèrent par-derrière, et prirent les quatre galères, et firent tous les hommes prisonniers, et en tuèrent bien deux cents ; mais la galère sur laquelle était En Béranger de Vila-Mari et d’autres chevaliers ne voulut point rendre les armes. Que vous dirai-je ? sur cette galère se livra une telle bataille, qu’il y périt bien trois cents Génois ; et ceux de la galère furent tous tués, de sorte qu’il n’en échappa pas un seul. Et voyez quel beau festin surent faire les Génois à En Béranger d’Entença ! Et ils l’emmenèrent prisonnier à Constantinople lui et tous ceux des siens qui survécurent ; et ils eurent tout ce qu’En Béranger d’Entença avait gagné à la cité d’Héracléa. Cela prouve que, bien fou est tout seigneur ou tout autre homme qui se fie à homme des communes ; car, qui ne sait ce qu’est la foi, ne peut la respecter.[56] Ainsi ils emmenèrent En Béranger d’Entença prisonnier, ainsi que tous les siens, et les tinrent fort mal à l’aise à Péra, qui est une ville des Génois devant Constantinople. Et il se passa bien un mois avant que leurs galères fussent entrées dans la mer Majeure et en fussent sorties ; et puis ils l’emmenèrent alors à Gènes, et ils passèrent avec lui par Gallipoli. Et moi, le voyant, je voulus donner dix mille perpres d’or, qui valent chacun dix sous barcelonais,[57] pour qu’ils nous le laissassent, et ils ne voulurent pas le faire. Et quand nous vîmes que nous ne pouvions pour rien l’avoir, nous lui donnâmes, pour subvenir à ses propres dépenses, mille perpres d’or ; et ainsi ils l’emmenèrent à Gènes.[58] Et ici je cesse de vous parler d’En Béranger d’Entença ; je saurai bien y revenir en temps et lieu, et je reviens en attendant à vous parler de nous autres qui étions restés à Gallipoli. CHAPITRE CCXIXComment nous autres à Gallipoli, ayant su la prise d’En Béranger d’Entença et la mon de nos envoyés, nous décidâmes en conseil de défoncer nos galères et tous nos bâtiments, afin que nul ne deux songer à échapper ni fuir sans combattre.La vérité est que, lorsque nous sûmes qu’En Béranger d’Entença avait été pris, ainsi que tous ceux qui étaient avec lui, et que tous étaient morts ou prisonniers, nous fûmes fort troublés ; et il en fut de même quand nous apprîmes la mort d’En Sischar et des autres messagers que nous avions envoyés à l’empereur. Un jour nous nous réunîmes en conseil pour savoir ce que nous ferions ; et, comme je vous l’ai déjà dit, nous trouvâmes que nous n’étions restés, que deux cent six hommes de cheval et douze cent cinquante-six hommes de pied. Les avis furent partagés ; les uns disaient que nous devions partir avec tout ce que nous possédions et nous en aller dans l’île de Metelin qui est une île bonne et opulente ; que nous avions encore quatre galères, environ douze lins armés et beaucoup de barques, et une nef à deux ponts ; qu’ainsi nous pouvions nous embarquer en toute sécurité, et qu’une fois établis dans cette île nous ferions la guerre à l’empereur. L’autre avis était que grande honte serait à nous si, après avoir perdu deux hauts seigneurs et tant de braves gens qu’on nous avait tués par si grande trahison, nous ne les vengions pas, ou si nous ne mourions pas avec eux ; qu’il n’y avait personne qui ne dût nous en lapider, surtout étant gens de si haute réputation comme nous étions, et la justice étant de notre côté ; et qu’ainsi il valait mieux mourir avec honneur que de vivre avec déshonneur. Que vous dirai je ? Le résultat du conseil fut qu’il fallait décidément combattre et poursuivre la guerre, et que tout homme qui dirait autrement devait mourir. Que vous dirai-je ? Afin de garantir encore mieux notre résolution, il fut arrêté que, sur chacune de nos galères, lins, barques, et sur notre nef, nous enlèverions deux planches du fond, afin que nul ne deux faire compte de se sauver par mer, et qu’ainsi chacun songeât à bien faire ; et tel fut le résultat de notre conseil. Ainsi nous allâmes aussitôt défoncer tous nos bâtiments. Et je fis faire sans délai une grande bannière en l’honneur de saint Pierre de Rome, pour être placée sur notre tour ; et je fis faire aussi une bannière royale aux armes du seigneur roi d’Aragon, une autre aux armes du roi de Sicile, et une autre en l’honneur de saint Georges ; ces trois-là pour les porter au combat, et celle de saint Pierre pour rester à notre maîtresse tour. Et du jour au lendemain elles furent faites. CHAPITRE CCXXComment la Compagnie délibéra de combattre contre ceux que Kyr Michel avait envoyés sur Gallipoli, et comment la Compagnie les vainquit et en tua bien vingt-six mille, entre gens de pied ou de cheval.Quand vint le vendredi à l’heure de vêpres, vingt-trois jours avant la Saint-Pierre de juin, nous nous réunîmes tous bien armés à la porte de fer du château ; et à la maîtresse tour je fis placer dix hommes. Et un marinier, qui avait nom En Béranger de Ventayola, qui était du Lobregat, entonna le cantique du bienheureux saint Pierre, et tous nous lui répondîmes les larmes aux yeux. Et quand il eut fini le cantique et que la bannière de saint Pierre fut élevée, nous commençâmes tous à chanter le Salve Regina. Et il faisait beau temps et clair, de sorte qu’il n’y avait pas un seul nuage au ciel. Et quand la bannière fut élevée, un nuage passa sur nous et nous couvrit tous d’eau au moment ou nous étions agenouillés, et il dura autant que dura le chant du Salve Regina ; et quand cela fut fait, le ciel redevint aussi clair qu’il était auparavant. Nous en eûmes tous une grande joie, et nous ordonnâmes qu’à la nuit chacun se confessât, et que le matin suivant, à l’aube du jour, chacun communiât, et qu’au lever du soleil, quand l’ennemi se présenterait pour nous attaquer, chacun fût prêt à férir ; et ainsi fîmes-nous. Et nous confiâmes la bannière du seigneur roi d’Aragon à En Guillaume Péris de Caldès, chevalier de Catalogne, et la bannière du roi de Sicile à En Ferrand Gori, chevalier, et la bannière de saint Georges à En Ximénès d’Albero ; et En Rocafort remit sa propre bannière à un fils de chevalier nommé Guillaume de Tous. Et nous disposâmes l’ordre de bataille de cette manière : nous ne formâmes ni front, ni centre, ni réserve ; mais les hommes à cheval furent placés sur l’aile gauche et les piétons sur la droite. Lorsque nous l’eûmes ordonné ainsi, les ennemis en furent informés. Il est vrai que l’ost des ennemis était campée près de nous, sur une colline déterre toute labourée, qui était à deux milles de nous. Et dès que vint le matin du samedi, vingt-deux jours avant la fête de Saint-Pierre de juin, ils arrivèrent au nombre de huit mille hommes à cheval ; et nous, nous étions tous appareillés pour le combat. Ils en laissèrent deux mille avec leurs hommes de pied auprès des tentes ; car ils ne doutaient pas que ce ne fût pour eux bataille gagnée. Aussitôt que le soleil fut levé, nous nous présentâmes en dehors de nos tranchées, tous prêts à combattre, et rangés comme il a été dit. Et nous ordonnâmes : que chacun se gardât bien de faire le moindre mouvement, avant que le mot d’ordre fût prononcé par En Béranger de Ventayola ; et qu’aussitôt qu’il serait prononcé, les trompettes et les nacaires sonnassent, et que tous férissent à la fois ; et ainsi fut-il fait. Les ennemis se tenaient lance sur cuisse, prêts à frapper. Et lorsque le signal ordonné fut fait, nous attaquâmes tous en masse, et donnâmes si vigoureusement au milieu d’eux qu’il semblait que notre fort lui-même s’écroulât tout entier. Ils nous heurtèrent aussi très vigoureusement. Que vous dirai-je ? Pour leurs péchés et notre bon droit ils furent vaincus ; et à peine leur avant-garde fut-elle battue que tous tournèrent le dos à la fois. Et nous autres nous nous mîmes à férir sur eux de telle sorte que nul ne levait les mains sans entamer chair d’homme. Et nous arrivâmes ainsi, toujours férant battant, jusqu’à la colline où était postée leur ost. Et si jamais on vit gens venir en bonne contenance recevoir une ost, certes ce furent leurs gens de cheval et de pied qui venaient recevoir les leurs et leur porter aide, et si bien qu’à ce moment nous crûmes qu’il y aurait trop à faire pour nous. Mais une voix s’éleva parmi nous ; et tous ensemble, quand nous fûmes au pied de la colline, nous criâmes à la fois : « En avant ! En avant ! Aragon ! Aragon ! Saint Georges ! Saint Georges ! » Ainsi nous reprîmes vigueur, et allâmes férir rudement sur eux ; et ils cédèrent, et alors nous n’eûmes plus qu’à frapper. Que vous dirai-je ? Autant le jour dura, autant dura la poursuite, qui se continua bien pendant vingt-quatre milles, si bien qu’il était nuit noire avant que nous les quittassions. Et à la nuit nous eûmes à nous en retourner ; et il était minuit avant que nous fussions de retour à Gallipoli.[59] Le lendemain, nous reconnûmes notre compagnie, et nous vîmes que nous n’avions perdu qu’un homme de cheval et deux de pied ; et nous allâmes prendre possession du champ de bataille ; et nous trouvâmes qu’ils avaient bien certainement perdu plus de six mille hommes de cheval et plus de vingt mille de pied. Et ce fut la colère de Dieu qui tomba sur eux ; car nous ne pouvions nullement supposer qu’il y eût autant d’hommes morts, et nous crûmes qu’ils avaient dû s’étouffer les uns les autres. Il périt également beaucoup de monde sur les barques ; car il existait un grand nombre de ces barques tirées à terre sur la côte, et toutes étaient démantelées ; et eux les mataient, et puis ils s’y plaçaient en si grande quantité que, lorsqu’ils étaient en mer, elles chaviraient avec eux tous et ils se noyaient ; et il périt ainsi beaucoup de monde. Que vous dirai-je ? Le butin que nous fîmes en cette bataille fut si grand que nul ne pouvait en faire le compte. Nous passâmes bien huit jours à lever le champ. Nous n’étions occupés qu’à enlever l’or et l’argent que ces gens portaient sur eux ; car toutes les ceintures des gens de cheval, les épées, les selles et les freins, et toutes leurs armes sont garnies d’or et d’argent ; et chacun d’eux portait de la monnaie d’or et d’argent et les gens de pied aussi. Et ainsi ce que l’on gagna fut sans fin et sans nombre. Nous y trouvâmes aussi environ trois mille chevaux vivants ; les autres étaient morts ou erraient par les champs, traînant leurs entrailles. Ainsi nous eûmes tant de chevaux qu’il y en eut bien trois pour chacun. Lorsque le champ fut dépouillé, je pris à merci quatre Grecs que je trouvai dans une maison ; c’étaient de pauvres gens qui étaient de Gallipoli ; et je leur dis que je leur ferais beaucoup de bien s’ils voulaient me servir d’espions. Ils acceptèrent avec grande joie. Je les vêtis fort bien à la grecque, et je leur donnai à chacun un des chevaux que nous avions auparavant ; et ils jurèrent qu’ils me serviraient activement et loyalement. Aussitôt j’envoyai deux d’entre eux à Andrinople, pour voir ce que faisait le fils de l’empereur, et les deux autres à Constantinople. Peu de jours après, ceux qui étaient allés vers le fils de l’empereur s’en revinrent, et me dirent, que le fils de l’empereur marchait contre nous avec dix-sept mille hommes à cheval et bien cent mille hommes à pied, et qu’il était déjà parti d’Andrinople. CHAPITRE CCXXIComment la Compagnie, ayant su l’approche de Kyr Michel, fils aîné de l’empereur, décida de férir sur son avant-garde, qu’elle vainquit, et comment Kyr Michel s’échappa, blessé au visage par un épieu ferré.Sur cela nous nous réunîmes tous en conseil pour savoir ce que nous ferions ; et le résultat de notre conseil fut tel, que nous dîmes : que Dieu et les bienheureux seigneurs saint Pierre, saint Paul et saint Georges, qui déjà nous avaient fait obtenir la victoire, nous feraient triompher encore de ces pervers, qui, par une si grande trahison, avaient tué le césar ; qu’ainsi nous ne devions d’aucune manière nous arrêter plus longtemps à Gallipoli ; que Gallipoli était une place très forte ; que nous avions tant gagné que cela pourrait nous amollir le cœur, et que pour rien au monde nous ne devions nous laisser assiéger ; que de plus, le fils de l’empereur ne pouvait marcher avec toute son armée réunie, mais qu’il fallait qu’il formât une avant-garde ; et que nous autres, qui nous rencontrerions avec cette avant-garde, nous devions chevaleureusement férir sus ; et que si nous détruisions l’avant-garde, ils seraient tous battus ; que nous ne pouvions ni monter au ciel, ni descendre dans les abîmes, ni nous en aller par mer ; qu’il nous fallait donc bien passer à travers leurs mains ; et qu’ainsi il était bon que notre cœur ne fléchît, ni pour rien que nous eussions gagné, ni pour aucune force que nous rencontrassions devant nous. Ainsi donc nous décidâmes de marcher sur eux, et à cette résolution nous nous accordâmes tous. Nous laissâmes le château avec cent hommes et les femmes, et nous partîmes. Quand nous eûmes fait trois journées, nous dormîmes, ainsi qu’il plut à Dieu, au pied d’une colline, et les ennemis passèrent la nuit de l’autre côté ; et nous n’en savions rien ni les uns ni les autres, jusqu’à ce qu’il fût minuit et que nous vîmes une grande clarté occasionnée par les feux qu’ils faisaient. Nous envoyâmes à la découverte, et on rencontra deux Grecs qu’on nous amena ; et nous sûmes d’eux, qu’en ce lieu était campé le fils de l’empereur avec six mille hommes de cheval, et que, de grand matin, ils se mettraient en route pour venir sur Gallipoli ; et qu’à cause de l’eau qui là ne pouvait suffire à tous, l’autre partie de leur ost était à environ une lieue loin de lui, et qu’elle s’approchait. Et le fils de l’empereur était logé en un château qui était en cette plaine, et nommé Apros. C’était un bon et fort château avec une grande ville ; et nous fûmes très satisfaits quand nous sûmes qu’il y avait là château et ville ; car nous faisions compte que la lâcheté de ces gens était si grande, que leur premier soin serait de courir se réfugier comme ils pourraient au château ou à la ville d’Apros. Quand vint l’aube du jour, nous nous confessâmes et nous communiâmes tous ; et tous, bien armés et en bataille rangée, nous nous mimes à monter la colline qui était toute de terre labourée. Quand nous fûmes parvenus en haut, et que le jour parut, ceux de l’ost ennemie nous virent, et ils s’imaginèrent que nous venions nous rendre à merci au fils de l’empereur. Mais le fils de l’empereur ne prit pas cela pour un jeu, et se revêtit bel et bien de ses armes ; car il était bon chevalier, et rien ne lui manquait, si ce n’est la loyauté. Ainsi, bien armé et équipé de son corps, il vint sur nous avec toute sa troupe, et nous marchâmes sur lui. Quand nous en fûmes à férir, une grande partie de nos almogavares descendirent de cheval, se sentant plus de confiance en eux-mêmes à pied qu’à cheval ; et tous nous nous mîmes à férir vigoureusement sur eux, et eux à férir fièrement sur nous. Que vous dirai-je ? Il plut à Dieu que leur avant-garde pliât, comme à la précédente bataille. Le fils de l’empereur, avec environ cent cavaliers, se démenait au milieu de nous, si bien que se faisant jour, il dirigea ses coups sur un marin qui avait nom Béranger, lequel était sur un bon cheval qu’il avait gagné à la précédente bataille, et qui portait aussi une très belle cuirasse qu’il avait également gagnée ; mais il n’avait pas d’écu, parce qu’il ne savait pas bien s’en servir à cheval. Et le fils de l’empereur pensa que c’était un homme de grande affaire, et lui donna un tel coup de son épée au bras gauche qu’il le blessa à la main. Celui-ci, qui se vit blessé, et qui avait été huissier d’honneur[60] et était très vigoureux, le serra dans ses bras ; et d’un épieu ferré qu’il tenait, il lui en donna bien treize coups ; un de ces coups le blessa au visage et le défigura. Le fils de l’empereur perdit, alors son écu et tomba de cheval, mais les siens l’enlevèrent de la mêlée qui était épaisse ; et nous, nous ne savions pas qui il était, et ses gens l’emportèrent au château d’Apros. Le combat se continua ensuite avec un acharnement terrible jusqu’à la nuit ; et Dieu, auteur de tout bien, nous dirigea si bien que le voisinage du château d’Apros fit que tous furent déconfits ; car chacun prenait la fuite de ce côté, et s’y réfugiait qui pouvait. Cependant il ne s’en échappa pas tellement qu’il ne pérît ce jour-là plus de deux mille hommes de cheval, et des gens de pied sans fin. Quant aux nôtres, nous ne perdîmes pas plus de neuf hommes de cheval et vingt-sept hommes de pied. La nuit, nous restâmes sur le champ de bataille tout armés ; et le lendemain, quand nous pensions qu’ils nous livreraient encore bataille, nous n’en trouvâmes pas un seul au champ. Nous nous dirigeâmes à l’instant sur le château, nous l’attaquâmes et y restâmes bien huit jours ; ensuite nous levâmes le champ et nous emmenâmes notre butin sur dix chariots, et chacun d’eux était tiré par quatre buffles. Nous emmenâmes aussi une si grande quantité de bestiaux, qu’ils couvraient toute la contrée, et nous fîmes un butin immense, et bien plus considérable encore qu’à la précédente bataille.[61] Dès lors toute la Romanie fut soumise ; et nous leur avions mis tellement la peur au corps qu’on ne pouvait pas crier : les Francs ! qu’ils ne prissent aussitôt la fuite. Et ainsi nous retournâmes pleins de joie à Gallipoli ; et puis tous les jours nous faisions des chevauchées jusqu’aux portes de Constantinople. Un jour il arriva qu’un almogavare à cheval nommé Perich de Naclara, ayant perdu au jeu, prit ses armes, et avec ses deux fils, sans autre compagnie, alla cheminant jusqu’à Constantinople ; et dans un jardin de l’empereur il trouva deux marchands génois qui chassaient aux cailles ; il les prit et les emmena à Gallipoli, et obtint pour leur rançon trois mille perpres d’or ; et une perpre vaut dix sous barcelonais. Et tous les jours on faisait beaucoup de semblables chevauchées. CHAPITRE CCXXIIComment la Compagnie ravagea la cité de Rodosto et celle de Panido, et fit aux habitants de Rodosto ce qu’ils avaient fait à nos envoyés ; et comment, lorsqu’ils étaient entre Rodosto et Panido, En Ferrand Ximénès d’Arénos vint les trouver.Toutes ces choses faites et tout le pays ainsi ravagé par nos courses journalières, la compagnie prit à cœur d’aller ravager la ville de Rodosto, qui était celle où nos envoyés avaient été tués, coupés en quartiers et suspendus dans la boucherie. Et ainsi qu’ils se le mirent en tête, ainsi le firent-ils, si bien qu’un matin, à l’aube du jour, ils entrèrent dans cette ville ; et tous ceux qu’ils y trouvèrent, hommes, femmes et enfants, ils leur firent ce qu’on avait fait aux envoyés. Et il fut impossible à qui que ce fût de les arrêter dans ce massacre. C’était assurément une grande cruauté, mais enfin c’était une vengeance qu’ils tiraient. Quand ils eurent terminé, ils allèrent prendre une autre cité, qui est à une demi-lieue de celle-ci et qu’on nomme Panido[62]. Quand ils eurent ces deux cités, ils jugèrent à propos de s’y transporter tous, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs maîtresses, excepté moi, qui dus rester à Gallipoli avec les hommes de mer, cent almogavares et cinquante hommes à cheval. Et ce qui les décida à se transporter entre Panido et Rodosto, c’est qu’ainsi ils n’étaient qu’à soixante milles de Constantinople. Et quand la Compagnie se fut ainsi établie, En Ferrand Ximénès d’Arénos, qui s’était séparé du mégaduc à Artaki, le premier hiver, par suite d’une discussion qu’il avait eue avec lui, et qui s’en était allé trouver le duc d’Athènes, dont il avait été reçu avec beaucoup d’honneur, apprenant que nous étions ainsi victorieux de nos ennemis, en bon et expert chevalier qu’il était, pensa que nous avions besoin de renfort, et vint à nous de la Morée sur une galère, et amena jusqu’à quatre-vingts hommes, entre Catalans et Aragonais. Nous en eûmes un grand plaisir ; ils furent tous bien pourvus, et nous leur donnâmes tant, que lui et sa troupe furent montés de bons chevaux ; et nous les fournîmes de toutes sortes de choses, comme nous aurions fait pour mille, s’ils eussent été mille. CHAPITRE CCXXIIIComment En Ferrand Ximénès d’Arénos fit une excursion jusqu’auprès de Constantinople, et, en plein jour, attaqua et prit d’emblée le château de Maditos et comment la Compagnie se divisa en trois bandes.Selon qu’il lui fut ordonné, En Ferrand Ximénès prit un jour environ cent cinquante hommes à cheval et trois cents hommes de pied, et il alla faire une excursion jusqu’à la cité de Constantinople. Et comme il s’en revenait, ramenant avec lui les gens et les bestiaux qu’il avait pris, l’empereur avait envoyé à un passage par lequel il devait passer huit cents hommes à cheval et deux mille hommes de pied. En Ferrand Ximénès, qui les vit, harangua ses gens et les exhorta à bien faire, et tous ensemble allèrent férir sus. Que vous dirai-je ? Entre morts et prisonniers, il y eut plus de six cents hommes de cheval et plus de deux mille hommes de pied. Ce fut un bon et honorable fait d’armes. Et il fit un tel butin, lui et sa troupe, qu’au moyen de ce gain il alla assiéger un château qui est à l’entrée de la Bouche-d’Avie, et qui s’appelle Maditos. Or sachez que, pour faire ce siège, ils n’étaient pas plus de quatre-vingts hommes de cheval et deux cents hommes de pied ; et dans la ville se trouvaient plus de sept cents hommes d’armes grecs. Et en vérité ce riche homme était plutôt assiégé en réalité que ne l’étaient ceux du château ; car tout le pain que mangeait sa troupe, c’était moi qui le lui envoyais de Gallipoli sur des barques ; et il y a vingt-quatre milles de Gallipoli à Maditos, et il en était de même de tous les approvisionnements que j’étais obligé de lui l’aire passer. Il tint bien ce siège pendant huit mois ; et il y tirait sur la ville de nuit et de jour avec ses trébuchets. Et je lui avais envoyé dix échelles de corde avec des crocs, et plusieurs fois ils se crurent bien dispersés sur les murs à dormir, et tout le monde sur le point de l’enlever définitivement ; mais ils ne pouvaient y parvenir. Or, je veux vous raconter la plus belle aventure qui leur arriva, et la plus belle en vérité qui n’arriva jamais[63] ! Un jour de juillet, c’était un jour de grande fête, tous les habitants du château se laissaient aller avec sécurité, qui à chercher les ombrages, qui à dormir, qui à se reposer, qui à converser ; et comme c’était un grand jour de repos et que chacun succombait réellement à la chaleur, beaucoup se livraient au sommeil ; mais qui que ce fût qui dormît, En Ferrand Ximénès veillait, en homme qui avait grande charge et grande responsabilité. Il regarde du côté des murailles et n’entend aucune voix, et ne voit aucun homme apparaître ; il s’approche du mur et fait semblant d’y appliquer une échelle, et personne ne se présente. Il s’en retourne aussitôt à ses tentes, et, de proche en proche et sans bruit, il fait avenir chacun de se tenir prêt. Il prend cent hommes jeunes et robustes, et avec les échelles ils s’approchent des murailles, les dressent le long du rempart, et puis sur chaque échelle montent cinq hommes l’un après l’autre, et tout doucement, tout doucement ils arrivent jusqu’au haut du mur sans avoir été entendus ; puis d’autres montent après eux, et si bien qu’il y en eut jusqu’à soixante. A l’instant ils s’emparent de trois tours, et En Ferrand Ximénès arrive à la porte du château avec l’autre partie de ses gens armés de haches pour briser les portes. Au bruit que font ceux qui étaient montés sur les murs en tuant ceux qu’ils rencontraient, l’alarme se met dans la ville et tout le monde accourt à la muraille ; et pendant ce temps eux abattent les portes. Or, aussitôt que les soixante hommes avaient été montés sur la muraille, ils avaient commencé à égorger ceux qui étaient dispersés sur les murs à dormir et tout le monde accourait pour s’opposer à eux ; et pendant ce temps En Ferrand Ximénès était à la porte et songeait à briser le portail, et personne ne se trouva là pour s’opposer à lui. Les portes une fois brisées, ils se jetèrent dans la ville et tuèrent et détruisirent tout ce qui se rencontra devant eux. C’est ainsi que fut pris le château ; et ils y trouvèrent tant et tant d’argent que de là en avant En Ferrand Ximénès et sa troupe ne manquèrent de rien et furent tous riches. Vous avez entendu la plus étrange aventure dont vous ayez jamais ouï parler, qu’en plein jour on prit d’emblée un château qui avait été assiégé pendant huit mois. Et lorsque ceci fut fait, la Compagnie se sépara en trois corps, échelonnés les uns après les autres, savoir : En Ferrand Ximénès, à Maditos ; moi, Hamon Muntaner, à Gallipoli, avec tous les hommes de mer et autres ; car Gallipoli était le point central de tout, et là venaient tous ceux qui avaient besoin de vêtements, d’armes ou autres choses, et c’était en cette cite qu’ils trouvaient tout ce dont ils avaient besoin ; et là venaient et demeuraient tous les marchands quels qu’ils fussent ; et à Rodosto et à Panido était Rocafort avec tout le reste de la troupe. Et tous nous étions riches et très à l’aise ; nous ne semions ni ne labourions, ni ne cultivions les vignes, ni ne les taillions ; et cependant nous recueillions chaque année autant de vin qu’il nous en fallait pour notre usage, et autant de froment et autant d’avoine. Et ainsi vécûmes-nous, pendant cinq ans, à bouche-que-veux-tu. Et nous Taisions les plus merveilleuses chevauchées qu’on puisse imaginer ; tellement que, si on vous les racontait toutes, aucune écriture ne pourrait y suffire.[64] CHAPITRE CCXXIVComment sire Georges, de Christopolis, au royaume de Salonique, fondit sur Gallipoli avec quatre-vingts hommes de cheval, lesquels je défis, moi, Ramon Muntaner, avec quatorze hommes de cheval.La vérité est qu’un baron qui était royaume de Salonique, et qui avait nom Sire Georges de Christopolis, vint du royaume Salonique vers l’empereur, à Constantinople. Et quand il fut près de Gallipoli, il dit à sa troupe, qui était d’environ quatre-vingts hommes, bien équipés et bien montés : que, puis qu’ils étaient près de Gallipoli, il voulait la ravager ; qu’il savait qu’il n’y avait pas d’hommes à cheval et qu’il y avait fort peu d’hommes de pied, et qu’ainsi ils s’empareraient des attelages et des chariots qu’on envoyait au dehors pour chercher du bois. Tous tinrent sa proposition pour bonne ; et ainsi à l’heure de tierce ils furent à Gallipoli. Et moi, tous les jours j’envoyais deux chariots et deux attelages pour chercher du bois, et je les faisais accompagner d’un homme à moi, qui était arbalétrier à cheval et avait nom Marco. Quand ils furent arrivés là où ils devaient prendre du bois, ceux-ci leur coururent sus. L’écuyer, qui les vit, ordonna aux quatre hommes qu’il avait de monter à une tour qui était là, mais sans porte, et de se défendre avec des pierres ; et que lui cependant courrait à Gallipoli, et que bientôt ils auraient du secours. Ainsi firent-ils. Et les Grecs s’emparèrent aussitôt des chariots et des attelages, et l’écuyer courut à Gallipoli, et cria alarme. Et nous sortîmes ; et en vérité nous n’étions pas plus de six chevaux bardés et huit armés à la légère ; car, tout le reste de nos cavaliers, nous les avions envoyés en chevauchée avec En Rocafort. Et les ennemis vinrent jusqu’à nos barrières ; et nous tous, tant hommes de cheval qu’hommes de pied, nous nous serrâmes ; et ils en firent autant. Et ainsi que nous l’avions fait dans les autres combats, nous férîmes sur eux tous en une masse, hommes de cheval et hommes de pied. Si bien qu’il plut à notre Seigneur vrai Dieu que nous fussions vainqueurs. Et nous leur tuâmes ou primes trente-sept hommes à cheval ; et nous les poursuivîmes jusqu’à la tour où étaient mes quatre hommes, qui se trouvaient avec les chariots et attelages, et nous recouvrâmes nos quatre hommes ; puis nous laissâmes aller les Grecs à leur male heure, et nous nous en retournâmes à Gallipoli. Le lendemain nous fîmes un encan des chevaux et des hommes et de tout notre butin, et nous en partageâmes le profit entre nous ; si bien que nous eûmes, par cheval bardé vingt-huit perpres d’or ; par cheval armé à la légère quatorze, et par piéton sept. Ainsi chacun eut sa part. Et je vous ai raconté cette belle aventure afin que chacun de vous sache qu’il n’y a d’autre pouvoir que le pouvoir de Dieu ; car tout cela ce n’était pas par notre courage que nous le faisions, mais bien par la vertu et la grâce de Dieu. CHAPITRE CCXXVComment En Rocafort fit une excursion à Stenayre, et y brûla et incendia toutes les nefs, galères et térides qui s’y trouvaient ; comment la Compagnie délibéra d’aller combattre les Alains, et comment le sort tomba sur moi, En Ramon Muntaner, pour rester à la garde de Gallipoli.Tandis que cela s’était passé, En Rocafort était allé courir bien à une journée de là, en un lieu qui est dans la mer Majeure,[65] et qui a nom Stenayre, où se font toutes les nefs, térides et galères qui se construisent en Romanie ; et il y avait à Stenayre plus de cent cinquante lins, entre uns et autres ; et les nôtres les prirent et les brûlèrent tous ; et ils incendièrent toute la ville et toutes les maisons de campagne du pays, et ils s’en retournèrent avec d’immenses prises ; et ils y firent un tel butin que ce fut sans fin et sans compte. Peu de jours après, nous nous mîmes en tête, En Rocafort, En Ferrand battant, moi et les autres, que tout ce que nous avions fait n’était rien, si nous n’allions combattre les Alains qui nous avaient tué le césar. Et finalement l’accord fut pris, et nous mîmes à l’instant la chose en œuvre. Et il fut décidé que ceux de la Compagnie qui étaient à Panido et à Rodosto avec femmes et enfants, retourneraient à Gallipoli avec leurs femmes, leurs maîtresses, leurs enfants, et tout ce qui était à eux, qu’ils les y laisseraient avec tout leur avoir, et que c’était de là que sortiraient les bannières. Cela se fit ainsi, parce que Gallipoli était le chef-lieu de toute l’armée. Et moi, j’étais à Gallipoli avec toute ma maison et tous les secrétaires de l’ost, et j’étais capitaine de Gallipoli ; et, tant que l’armée y était, tous devaient reconnaître mon autorité, du plus grand au plus petit. J’étais de plus chancelier et maître rational[66] de toute l’armée, et tous les secrétaires de l’ost restaient toujours avec moi ; de telle sorte qu’en nul temps, ni en aucune heure, aucun de ceux qui étaient dans l’ost ne savait combien nous étions, excepté moi. Et je tenais écriture pour savoir pour combien de chevaux bardés et pour combien de chevaux armés à la légère chacun prenait part, et il en était de même des hommes de pied ; si bien que c’était d’après mon registre que se réglaient les chevauchées. Et j’avais le cinquième du profit de toutes les courses, aussi bien courses de mer que chevauchées. Je tenais aussi le sceau de la compagnie ; car, aussitôt que le césar eut été tué et En Béranger d’Entença fait prisonnier, la Compagnie avait fait faire un grand sceau sur lequel était le bienheureux saint Georges, et l’inscription portait : Sceau de l’ost des Francs qui règnent sur le royaume de Macédoine. Et ainsi Gallipoli fut toujours le chef-lieu de cette compagnie, savoir, pendant sept ans que nous en fûmes les maîtres, après que le césar eut été tué, et durant cinq ans desquels nous y vécûmes à bouche-que-veux-tu, mais sans jamais semer, planter ni labourer. Et lorsque toute la compagnie fut réunie dans cette ville, le sort tomba sur moi pour rester à la garde de Gallipoli, des femmes, des enfants et de tout ce qui appartenait à la Compagnie. On me laissa deux cents hommes d’armes à pied et vingt à cheval de ma compagnie, et il fut décidé qu’ils me donneraient le tiers du cinquième de ce qu’ils gagneraient, qu’un autre tiers serait partagé entre ceux qui restaient avec moi, et que l’autre tiers serait pour En Rocafort. CHAPITRE CCXXVIComment la Compagnie partit pour aller combattre les Alains ; comment ils tuèrent Gircon leur chef, abattirent ses bannières et massacrèrent toute sa troupe ; et ce qui advint à un cavalier des Alains qui voulut délivrer sa femme des mains de notre Compagnie.Et avec la grâce de Dieu l’ost résolut de sortir de Gallipoli ; et toutefois il y avait bien douze journées de là jusqu’au lieu où étaient les Alains, sur les terres du roi des Bulgares. Et si quelqu’un de vous me demande pourquoi ce cinquième de butin, on le partageait de manière que les deux cents hommes qui devaient rester avec moi en eussent un tiers, je vous dis que cela fut ainsi fait, parce qu’autrement nous n’aurions trouvé personne qui voulût rester. Que vous dirai-je ? Pendant la nuit, de ceux qui devaient rester, il en partit tant qu’il ne demeura avec moi que cent trente-trois hommes de pied, soit hommes de mer, soit almogavares, et sept chevaux bardés qui étaient de ma maison quant aux autres il me fallut bien leur donner congé par force, et ils, promirent de partager par moitié tout le butin que Dieu leur accorderait avec ces sept chevaux bardés qui restaient avec moi. Et ainsi je restai mal accompagné d’hommes, mais bien accompagné de femmes ; car il resta très certainement plus de deux mille femmes, entre unes et autres, avec moi. L’ost s’en alla donc à la bonne heure ; et ils allèrent tant par leurs journées qu’ils entrèrent dans le royaume de Bulgarie en une belle plaine. Et là se trouvait Gircon, chef des Alains, qui de ses mains avait tué le césar à Andrinople, et il avait avec lui jusqu’à trois mille hommes de cheval et six mille de pied. Et tous avec eux avaient leurs femmes et leurs enfants ; car les Alains vivent à la manière des Tartares, vont toujours avec tout leur avoir, et ne se logent jamais en cité, ville ou lieu habité. Et quand les nôtres furent près d’eux, ils attendirent bien un jour sans les approcher de près, afin de se préparer et de se mettre bien en état pour la bataille ; car les Alains sont regardés comme la meilleure cavalerie qui soit dans le Levant. Quand ils se furent reposés un jour, ils vinrent le lendemain camper près des Alains, à une lieue ; puis ils se levèrent de grand matin, et dès l’aube du jour furent sur eux et férirent à travers leurs tentes. Les Alains avaient été informés de notre approche ; mais ils ne pensaient pas que nous fussions si près d’eux. Il y avait déjà cependant mille de leurs hommes à cheval tout appareillés au combat. Que vous dirai-je ? La bataille fut forte et dura tout le jour ; si bien qu’à l’heure de midi leur chef Gircon fut tué, sa tête coupée, ses bannières abattues, et que bientôt tous les Alains se mirent en déroute. Que vous dirai-je ? De tous les Alains, il n’en échappa pas, soit hommes à cheval, soit hommes de pied, plus de trois cents ; et ils voulurent ainsi mourir tous, tant leur cœur se brisait à la pensée de perdre leurs femmes et leurs enfants. Et je vous conterai ici ce qui advint à un cavalier de ceux-là. Ce cavalier donc emmenait sa femme, et il était sur un bon cheval et sa femme sur un autre ; mais trois hommes à cheval des nôtres s’attachèrent à leur poursuite. Que vous dirai-je ? Le cheval de la femme faiblissait, et lui, l’épée à la main, le hâtait devant lui en le frappant vigoureusement. Enfin nos hommes à cheval atteignaient déjà le cavalier alain ; et lui, qui se vit atteint et que sa femme allait être perdue pour lui, brocha de l’éperon en avant d’elle ; et la femme poussa un grand cri. Et lui se retournant à l’instant vers elle la serra dans ses bras, la baisa, et l’ayant bien tendrement baisée, de son épée il lui donna une si ferme estocade sur le cou qu’il lui fit sauter la tête à l’instant. Cela fait, il se retourna contre nos cavaliers qui déjà s’emparaient du cheval de la femme, et de son épée asséna un tel coup à l’un d’eux, nommé G. de Bellver, que le bras gauche lui partit de ce seul coup et qu’il tomba mort à l’instant. A cette vue les deux autres cavaliers s’élancèrent sur lui et lui sur eux. L’un avait nom A. Miro ; c’était un adalil qui était un bon homme d’armes, et l’autre se nommait Béranger de Ventayola. Que vous dirai-je ? Je vous déclare que jamais il ne voulut s’éloigner du corps de sa femme et qu’il fallut le mettre tout en pièces. Voyez combien ce cavalier tint bon ; car après avoir tué ce G. de Bellver il blessa grièvement les deux autres. Vous voyez aussi qu’il mourut en bon chevalier, et que ce n’était que la grande douleur qui l’avait fait agir ainsi. Et ce fut de la même manière que moururent la plus grande partie des Alains ; car, ainsi que je vous l’ai déjà dit, il n’en échappa que trois cents hommes d’armes, et tous les autres périrent. Et les nôtres prirent les femmes et les enfants, et tout ce qu’ils avaient bêtes et bestiaux ;[67] et ils voulurent alors reconnaître combien eux-mêmes avaient perdu de monde, entre leurs gens de pied et de cheval ; et ils trouvèrent que c’était quarante-quatre hommes, et qu’ils avaient un grand nombre de blessés. Ainsi, avec un boa butin, ils s’en retournèrent bien joyeux de la vengeance qu’ils avaient tirée de la mort du césar. Ils se mirent en route, et après avoir pris un bon repos ils s’en revinrent à Gallipoli. CHAPITRE CCXXVIIOù il raconte le traité que Ser Antoine Spinola fit avec l’empereur de Constantinople ; et comment il défia la Compagnie de la part de toute la commune de Gênes, et vint assiéger Gallipoli, où il fut tué, et tous les siens mis en déroute.En ce moment je cesse de vous parler de nos compagnons qui s’en revinrent après tant de travaux et de fatigues, et je reviens à vous parler de nous autres qui étions restés à Gallipoli, où nous n’eûmes pas moins de peines qu’eux ; car, pendant que la Compagnie s’éloignait de Gallipoli pour marcher sur les Alains, l’empereur fut informé de leur départ. Par hasard, à ce moment même arrivèrent à Constantinople dix-huit galères de Génois, dont était capitaine Ser Antoine Spinola,[68] qui était venu de Gênes à Constantinople pour en ramener en Lombardie le plus jeune fils de l’empereur, qui devait être marquis de Montferrat. Si bien que le dit Ser Antoine Spinola dit à l’empereur que, s’il voulait que son fils ledit marquis de Montferrat prît pour femme la fille de messire Opicino Spinola, lui ferait la guerre pour l’empereur aux Francs de la Romanie. L’empereur lui dit que cet arrangement lui plaisait. Et là-dessus ledit Ser Antoine s’en vint avec deux galères à Gallipoli et nous défia de la part de la commune de Gênes. Et son défi fut ainsi conçu : il nous mandait et ordonnait, de la part de la commune de Gênes, que nous eussions à sortir de leur jardin (c’était l’empire de Constantinople qu’ils appelaient le Jardin de la commune de Gênes), et que, si nous n’en sortions pas, il nous défiait au nom de la commune de Gênes et de tous les Génois du monde. Moi je lui répondis que nous n’accepterions pas son défi ; que nous savions bien que sa commune avait été et était amie de la maison d’Aragon et de Sicile et de Majorque ; et qu’ainsi il n’y avait pas de raison pour qu’il nous fit ce défi et pour que nous nous dussions le recevoir. Il fit faire une charte publique de tout ce qu’il avait dit, et moi j’en fis faire une autre de ce que j’avais répondu au nom de la Compagnie. Et puis il revint une seconde fois avec le même défi ; et moi je lui répondis de la même manière, et ou en fit faire d’autres chartes publiques. Et puis il revint une troisième fois à la charge ; et moi je lui répondis : qu’il disait mal en signant de son nom de tels défis, car c’était de la part de Dieu et pour l’exaltation de la sainte foi catholique que j’étais venu en Romanie ; qu’il cessât donc de semblables défis, et que moi, au nom de notre Saint-Père le pape, de qui nous tenions notre bannière, comme il pouvait le voir, pour marcher contre l’empereur et ses gens qui étaient des schismatiques et qui en grande trahison avaient tué nos chefs et nos frères au moment où ils venaient servir avec nous contre les infidèles, je le sommais au contraire lui-même, au nom dudit Saint-Père, et du roi d’Aragon et du roi de Sicile, qu’ils nous prêtassent aide pour accomplir notre vengeance et que, s’ils ne voulaient pas nous être en aide, au moins ils ne nous nuisissent pas ; et que dans le cas contraire, s’il ne voulait pas révoquer ses défis, je protestais au nom de Dieu et de la sainte foi catholique, que c’était sur sa tête à lui qui avait fait un tel défi, et sur la tête de tous ceux qui l’avaient soutenu en cette affaire, que retomberait tout le sang qui coulerait de notre côté et du leur par suite de son défi, et que nous, nous en serions sans péché et sans tache, et que Dieu et le monde pourraient voir comment nous avions été forcés de le recevoir et de nous défendre ; et tout cela je le fis rédiger en forme d’acte public. Lui toutefois persista dans ses défis. Et il agissait ainsi, parce qu’il avait donné à entendre à l’empereur que, dès que leur commune nous aurait donné son défi, nous n’oserions point rester en Romanie. Il connaissait mal le fond de notre cœur, car nous avions bien fermement pris à cœur la résolution de ne partir jamais, au grand jamais, avant d’avoir accompli notre entière vengeance. Il s’en retourna donc à Constantinople et dit à l’empereur ce qu’il avait fait, et ajouta qu’à l’instant même il allait lui livrer et le château, et moi, et nous autres tous tant que nous étions. Il fit embarquer son monde à bord de ses dix-huit galères, et de sept de l’empereur, dont était amiral le génois André Morisco ; et ils prirent avec eux le fils de l’empereur, pour le conduire au marquisat de Montferrat. Et ils arrivèrent devant nous à Gallipoli, un samedi, avec leurs vingt-cinq galères. Tout le jour et toute la nuit ils firent des échelles et autres machines pour attaquer Gallipoli, sachant bien que la Compagnie s’était éloignée de nous, et que nous n’étions restés que fort peu d’hommes d’armes. Pendant qu’ils préparaient leurs batailles pour donner sur nous le lendemain, moi je préparai ma défense durant toute la nuit. Et voici comment je disposai la défense : je fis revêtir d’armures toutes les femmes que nous avions avec nous, car pour des armures nous n’en avions que trop ; et je les fis placer sur les murailles ; et à chaque partie des murailles je fis placer un marchand de Gallipoli, de ces marchands Catalans que nous avions parmi nous, et lui donnai le commandement des femmes. Je fis placer dans toutes les rues des demi-tonneaux de vin bien trempé, avec du vinaigre et beaucoup de pain, afin que mangeât et but qui voudrait, sachant bien que nos ennemis en dehors étaient si forts qu’ils ne nous laisseraient pas le temps d’aller manger chez nous. J’ordonnai que chaque homme fût bien cuirassé, parce que je savais que les Génois allaient toujours bien fournis de traits et qu’ils en feraient une grande consommation, car leur usage est de ne faire que tirer, et ils emploient plus de carreaux[69] en une bataille que ne le feraient les Catalans en dix. Ainsi je revêtis chaque homme d’une bonne armure, et je fis laisser ouvertes toutes les portes des barbacanes (car toutes les barbacanes étaient treillagées), afin que nous pussions accourir là où il serait le plus besoin. D’un autre côté, j’ordonnai que des médecins se tinssent tout prêts à panser les gens aussitôt qu’ils seraient blessés, de telle sorte qu’ils pussent aussitôt retourner au combat. Et quand j’eus pris toutes ces précautions et fixé à chacun l’endroit où il devait se tenir et ce qu’il aurait à faire, avec vingt hommes, j’allai et courus çà et là, partout où je voyais qu’était le plus grand besoin. Cependant le jour arriva, et les galères vinrent prendre terre. Et avec un bon cheval que J’avais, moi troisième de chevaliers bardés de cuirasses et de pourpoints de mailles, j’empêchai les matelots de prendre terre jusqu’à l’heure de tierce. Et à la fin, dix galères prirent terre fort loin de nous ; et au moment où elles prenaient terre, mon cheval s’abattit, et un mien écuyer s’approcha et me donna son cheval. Mais, pour tant que je pusse me hâter, entre le cheval qui était à terre et moi nous reçûmes treize blessures. Toutefois, aussitôt que je fus monté sur l’autre cheval, je pris mon écuyer en croupe ; et ainsi je me retirai au château avec cinq blessures pour ma part, mais dont je me ressentis très peu, à l’exception d’une que j’avais reçue tout le long du pied, d’un coup d’épée. Cette blessure ainsi que les autres, je les fis aussitôt panser, mais j’y perdis mon cheval. Dès que les gens des galères virent que j’étais tombé, ils s’écrièrent : « Le capitaine est mort ! Droit sur eux ! Droit sur eux ! » Alors ils prirent terre tous ensemble. Et ils avaient fort bien ordonné leurs batailles, car de chaque galère il sortit une bannière avec la moitié de la chiourme. Ils le firent ainsi, pour que, si quelqu’un de ceux qui allaient au combat avait faim ou soif, ou était blessé, ils pussent le renvoyer à la galère ; de telle sorte que si c’était un arbalétrier, un autre arbalétrier sortait pour le remplacer ; et de même si c’était un lancier, il était remplacé par un lancier, et ainsi des autres ; et de cette manière le nombre de ceux qui combattaient ne pouvait diminuer, soit qu’ils allassent manger ou qu’ils s’éloignassent pour toute autre cause ; et ils pouvaient livrer leur bataille de plein en plein. Et ils débarquèrent ainsi ordonnés ; et chacun d’eux se prépara à combattre avec leur chiourme ; et ils se disposèrent à nous attaquer vigoureusement et nous à nous défendre. Ils nous lançaient tant et tant de carreaux qu’ils empêchaient presque de voir le ciel ; et ce jet dura jusqu’à nonne, tellement que tout le château en était rempli. Que ne vous dirai-je pas ? Tous ceux de nous qui nous aventurâmes au dehors, nous fûmes blessés ; et un mien cuisinier qui était à la cuisine à faire cuire des poules pour les blessés, fut atteint d’un trait qui lui arriva par la cheminée et qui lui pénétra bien de deux doigts dans les muscles. Que vous dirai-je ? La bataille fut vigoureuse ; et nos femmes à l’aide de grosses pierres et de mœllons que j’avais fait apporter sur les murailles, défendaient si obstinément les barbacanes que c’était merveille. Et en vérité il y avait telle femme qui était blessée au visage de cinq coups de traits, et qui se défendait encore comme si elle n’eût eu aucun mal. Et cette bataille dura jusqu’à l’heure de la matinée. Et quand arriva cette heure de la matinée, le capitaine, Ser Antoine Spinola que je vous ai déjà nommé et qui avait fait les défis, s’écria : « O hommes sans cœur ! Comment ! Trois teigneux qui sont là dedans se défendront contre nous ! Vous êtes bien lâches ! » Et alors avec quatre cents hommes de famille[70] qu’il avait avec lui, et qui étaient tons des meilleures familles de Gênes, et il se disposa à sortir des galères. On vint à l’instant m’en avertir moi et les six autres cavaliers bardés que j’avais. Et quand nous fûmes en bon arroi et bien appareillés, de telle sorte qu’il n’y manquât rien, je fis venir cent hommes, des meilleurs que nous avions dans le château. Je leur fis quitter leurs armures, parce qu’il faisait grand chaud, car nous étions au milieu du mois de juillet, et d’ailleurs je m’étais aperçu que les traits avaient cessé et que les ennemis n’en lançaient plus, car ils les avaient tous employés. Et en chemise et en braies, chacun armé d’un écu, la lance à la main, l’épée à la ceinture, le poignard au côté, je leur ordonnai de se tenir prêts ; et aussitôt que le capitaine Ser Antoine Spinola, avec tous ses braves et ses cinq bannières, fut arrivé à la porte de fer du château et qu’ils eurent combattu vivement un certain espace de temps, tellement que la plupart d’entre eux en sortaient la langue de soif et de chaleur, je me recommandai à Dieu et à madame sainte Marie, je fis ouvrir la porte, et avec les six chevaux bardés et mes hommes de pied ainsi légèrement équipés, nous fondîmes sur les bannières, si rudement, que du premier choc nous en abattîmes quatre. Et quand ils virent que nous ferions si vigoureusement, tant hommes de cheval qu’hommes de pied, ils lâchèrent pied, et nous ne vîmes bientôt plus que leurs épaules.[71] Que vous dirai-je ? Ser Antoine Spinola laissa sa tête là même où il avait fait les défis, et avec lui tous les gentilshommes qui étaient sortis à sa suite. Enfin il y mourut bien certainement plus de six cents Génois. Et je vous dis que, sur les échelles mêmes de leurs galères, nos gens montaient confondus avec eux ; et en vérité, si nous eussions eu seulement cent hommes de troupes fraîches, de leurs galères nous en aurions retenu plus de quatre. Mais nous étions tous ou blessés ou harassés ; et nous les laissâmes aller à leur maie heure. Ils n’étaient pas plutôt tous embarqués, et non pas sans qu’à leur embarquement il n’y en eut un bon nombre qui tombèrent dans la mer et s’y noyèrent, que me parvint l’avis que, sur une colline voisine, il en était resté jusqu’à quarante ; et nous y courûmes ; le chef de ces quarante était l’homme le plus vigoureux de Gênes nommé Antoine Boccanegra. Que vous dirai-je ? Tous ses compagnons périrent ; et lui tenait en main une épée droite à deux tranchants, et en lançait de tels estocs que nul n’osait s’en approcher. Moi, lui voyant faire de si grandes choses, j’ordonnai que qui que ce soit se gardât de le férir, et je lui dis de se rendre, et je l’en priai plusieurs fois ; mais jamais il n’en voulut rien faire. Alors j’ordonnai à un mien écuyer, qui était sur un cheval bardé, de brocher de l’éperon contre lui ; et il le fit volontiers ; et il alla donner d’une telle force contre lui avec le poitrail de son cheval, qu’il l’abattit à terre ; et à l’instant on fit de son corps plus de cent pièces. Ainsi les galères des Génois mises en déroute s’enfuirent après avoir eu beaucoup de leurs gens tués et détruits, et retournèrent à Gênes avec le marquis de Montferrat, et les galères de l’empereur retournèrent à Constantinople. Et chacun s’en alla fort maltraité ; et nous, nous restâmes gais et satisfaits. Le lendemain, nouvelle étant parvenue à la Compagnie que nous étions assiégés, ceux d’entre eux qui étaient bien montés se hâtèrent de pousser leurs chevaux, si bien qu’en une nuit et un jour ils firent plus de trois journées, aussi le lendemain au soir il nous arriva plus de quatre-vingts hommes de cheval ; et au bout de deux jours toute l’ost arriva, et nous trouva moulus et blessés ; et ils eurent grand regret de ne s’être pas trouvés là. Cependant nous nous réjouîmes tous ensemble, et nous fîmes des processions pour rendre grâces à Dieu des victoires qu’il nous avait fait obtenir ; et nos compagnons nous firent large part de ce qu’ils avaient gagné ; de sorte que, grâce à Dieu, nous fûmes tous plus que riches. CHAPITRE CCXXVIIIComment le Turc Isaac Méleck voulut se joindre à notre Compagnie avec quatre-vingts hommes à cheval ; et comment notre dite Compagnie fut grossie de dix-huit cents Turcs à cheval.Pendant que tous ces faits se passaient, les Turcs que nous avions jetés hors de l’Anatolie, furent informés de la mort du césar et de la prise d’En Béranger d’Entença. Ils apprirent les victoires que Dieu nous avait accordées et surent que nous étions peu nombreux ; ils retournèrent donc en Anatolie et se soumirent toutes les cités, villes et châteaux des Grecs, et ils les pressurèrent bien autrement que nous ne l’avions fait quand nous y étions allés. Voyez le bien qui résulta des males œuvres de l’empereur, et de leurs trahisons envers nous ! On en perdit toute l’Anatolie que nous avions délivrée, et ils eurent en même temps et les Turcs et nous autres qui épuisâmes toute la Romanie ; car, sauf les villes de Constantinople, Andrinople, Christopolis et Salonique, il n’y eut cité, ni ville, qui ne fût mise par nous à feu et à sang, aussi bien que tout autre lieu, si ce n’est les forts placés dans les montagnes. Si bien donc que, de la part des Turcs, nous vint à Gallipoli un chef nommé Isaac Méleck ; et il demanda à parlementer et nous dit, que, si cela nous faisait plaisir, il se rendrait dans Gallipoli pour parler avec nous. Je lui envoyai un lin armé, et il vint avec dix cavaliers qui étaient ses parents. Il déclara devant En Rocafort, En Ferrand Ximénès et moi : qu’il était prêt, avec sa suite, et sa femme et ses enfants, à se rendre auprès de nous ; qu’il nous ferait serment et hommage d’être avec nous comme frère, lui et toute sa suite, ‘et de nous être en aide contre tous les hommes du monde ; qu’ils mettraient entre nos mains leurs femmes et leurs enfants ; qu’ils voulaient être en tout et partout à notre commandement comme les plus dévoués de" notre Compagnie, et qu’ils nous remettraient la cinquième partie de leur butin. Sur cela nous nous mîmes en accord et conseil avec toute notre Compagnie ; et tous tinrent pour bon que nous les accueillissions. Nous accueillîmes donc cet Isaac Méleck, qui se réunit à nous avec huit cents hommes à cheval et deux mille hommes de pied. Et si jamais gens furent soumis à leurs seigneurs, ce fut bien ces hommes-là envers nous. Et si jamais hommes furent loyaux et vrais, ce furent bien ceux-là de tout temps envers nous. Et ils furent aussi fort bons hommes d’armes et en tout autre fait. Ils restèrent donc avec nous comme des frères, et toujours réunis en corps séparé ils se tinrent près de nous.[72] Après qu’ils se furent réunis à nous, il ne, resta plus à l’empereur que mille hommes à cheval de troupes turques, qui étaient soldés par lui ; ils étaient ordinairement au nombre de quatre mille à cheval ; mais à la première bataille nous lui en avions tué bien trois mille, et ainsi il ne lui restait plus que ces mille qui à leur tour vinrent se mettre en notre pouvoir avec leurs femmes et leurs enfants, comme avaient fait les autres Turcs ; et ceux-ci furent en tous temps comme les autres, bons, loyaux et dociles. De manière que nous accrûmes notre nombre de dix-huit cents Turcs à cheval, et que nous tuâmes ou enlevâmes à l’empereur tous les stipendiés qu’il avait. Ainsi nous dominâmes tout le pays et chevauchâmes partout l’empire à notre fantaisie. Et quand les Turcs et Turcopules allaient en chevauchées, ceux des nôtres qui le souhaitaient allaient avec eux ; et ils traitaient les nôtres avec beaucoup d’honneurs, et ils faisaient en sorte qu’ils revinssent toujours avec deux fois autant de butin qu’ils n’en avaient eux-mêmes. Enfin il n’advint jamais qu’entre eux et nous il y eût aucune altercation. CHAPITRE CCXXIXComment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon fit sortit En Béranger d’Entença de sa prison ; comment celui-ci alla vers le pape et vers le roi de France pour leur demander aide ; et comment, aide lui étant refusée, il passa à Gallipoli ; et du différend qui s’éleva entre lui et En Rocafort.Je vais cesser quelques instants à présent de vous parler de nous, et je vais vous entretenir d’En Béranger d’Entença, que les Génois avaient emmené à Gênes. A la fin, le seigneur roi d’Aragon le tira de sa prison ; et quand ce riche homme fut en liberté, il alla trouver le pape et le roi de France, afin de négocier pour que la Compagnie obtînt secours d’eux. Et il aurait eu beau se donner de la peine, je ne pense pas que le pape et la maison de France eussent jamais pu désirer que tous les infidèles du monde fussent conquis par le bras des hommes du seigneur roi d’Aragon. Aussi, sur ces demandes de secours, l’un et l’autre répondirent-ils non, de la même manière que, quand le ‘roi d’Aragon était à Alcoyll, le pape leur avait donné aussi un non. Vous pouvez vous imaginer s’ils eussent pu vouloir que la maison d’Aragon allât toujours en avant, et par leur propre secours ! Ainsi donc ce riche homme, voyant qu’il ne pouvait obtenir de secours ni du pape ni du roi de France, retourna en Catalogne, et engagea et vendit une grande partie de ses terres ; puis nolisa un navire d’En P. Saolivela de Barcelone, y mit, entre hommes de parage et autres, mais tous gens de cœur, bien cinq cents hommes, et s’en alla en Romanie. Quand il fut arrivé à Gallipoli, je le reçus fort honorablement, en homme que je devais regarder comme chef et supérieur ; mais En Rocafort ne voulut point, lui, le reconnaître pour chef et supérieur, et il prétendit que c’était lui-même qui était chef et devait être chef ; et le débat fut grand entre eux. Et moi, ainsi que les douze chefs du conseil de l’ost, nous les raccommodâmes de manière qu’ils fussent entre eux comme frères, et que, toutes les fois par exemple qu’En Béranger d’Entença voudrait faire une chevauchée se parée, le suivrait qui voudrait ; et de même pour En Rocafort ; et de même aussi pour En Ferrand Ximénès. Mais En Rocafort, en homme plein d’expérience, s’attacha tellement les almogavares que tous lui faisaient comme une garde ; et il en avait fait de même avec les Turcs et Turcopules, par la raison qu’ils étaient venus se joindre à nous au moment où En Rocafort était le chef et le plus fameux de notre ost, de sorte que, de là en avant, ils ne connurent aucun seigneur en opposition à lui. Pour traiter de cette paix et concorde entre eux, j’essuyai beaucoup de peines, de soucis et de périls, car il me fallait aller sans cesse des uns aux autres ; et pour cela j’avais à passer devant des forteresses ennemies qui nous faisaient frontière. Que vous dirai-je ? En Rocafort, avec les Turcs et une grande partie de l’Almogavarerie, alla mettre le siège devant la cité d’Aine, qui est bien à soixante milles de Gallipoli ; et En Béranger d’Entença alla assiéger un château nommé Mégarix, placé à égale distance entre Gallipoli et le lieu dont En Rocafort avait formé le siège ; et En Ferrand Ximénès resta avec En Béranger d’Entença, ainsi que tous les Aragonais qui se trouvaient dans l’ost et une partie des hommes de mer catalans ; et chacun d’eux tenait son siège à part ; tous avaient leurs trébuchets pour battre les lieux qu’ils tenaient assiégés.[73] CHAPITRE CCXXXComme le très haut seigneur infant En Ferrand de Majorque vint en Romanie, à Gallipoli, où était la Compagnie, avec certains accords au nom du seigneur roi Frédéric de Sicile ; comment il fut reçu, et comment on lui prêta serment comme chef et seigneur, excepté En Rocafort et ceux de sa compagnie, qui voulaient être commandés par En Rocafort et non par le seigneur roi de Sicile.Les choses étant ainsi, voici qu’arrive en Romanie le seigneur infant En Ferrand, fils du seigneur roi de Majorque, avec quatre galères ;[74] et il venait de la part du seigneur roi Frédéric de Sicile, qui l’envoyait avec cet arrangement convenu entre eux, savoir : que le seigneur infant ne pourrait prendre la seigneurie de la Compagnie ni d’aucunes cités, villes, châteaux ou autres lieux, qu’au nom du seigneur roi de Sicile ; que de plus il ne pourrait se marier en Romanie sans la connaissance et l’aveu du seigneur roi de Sicile. Et des lettres explicatives de cet arrangement furent expédiées par le roi de Sicile à En Rocafort, et d’autres semblables à moi ;[75] et de toute l’ost il n’y eut nul autre qui le sut. Ainsi le seigneur infant vint à Gallipoli, et apporta un diplôme écrit, adressé à En Béranger d’Entença, à En Ferrand Ximénès, à En Rocafort et à moi, de la part du seigneur roi de Sicile, pour que nous reçussions le seigneur infant Ferrand pour chef et seigneur, comme si c’était lui-même. Un tel diplôme fut également transmis au corps entier de la Compagnie. Je reconnus donc et fis reconnaître, par tous ceux qui étaient à Gallipoli, ledit seigneur infant comme chef supérieur au nom dudit seigneur roi de Sicile, et je lui livrai mon hôtel en entier ; et j’achetai pour lui cinquante chevaux et des attelages autant qu’il en eut besoin, et des mules et mulets pour chevaucher selon ses besoins ; et tout ce qui était nécessaire pour se mettre en route, je le lui donnai, ainsi que tous autres harnais indispensables en voyage à un tel seigneur. J’envoyai aussitôt deux hommes à cheval à En Béranger d’Entença qui faisait le siège de Mégarix, à trente milles de Gallipoli, et deux autres à En Rocafort, à la cité d’Aine,[76] qu’il tenait aussi assiégée, et qui était située à soixante milles de Gallipoli ; et deux autres à En Ferrand Ximénès, qui était à son château de Maditos, à vingt-quatre milles de Gallipoli. Aussitôt En Béranger d’Entença arriva à Gallipoli avec sa compagnie et laissa le siège ; et il reconnut, lui et tous ceux qui étaient avec lui, le seigneur infant pour chef et pour seigneur au nom du seigneur roi de Sicile. Et de même vint à Gallipoli En Ferrand Ximénès d’Arénos avec toute sa compagnie, et il reconnut le seigneur infant pour chef et seigneur au nom du seigneur roi de Sicile. Et ainsi, nous autres tous, nous obéîmes aux ordres du seigneur roi de Sicile, et reconnûmes ledit seigneur infant pour chef, commandant et seigneur. Et nous eûmes tous grande joie et grande satisfaction de son arrivée, et regardâmes notre cause comme gagnée, puisque Dieu nous avait envoyé ledit seigneur infant, qui était de la droite lignée d’Aragon, étant fils du seigneur roi de Majorque, et de sa personne l’un des quatre chevaliers du monde les meilleurs, les plus expérimentés et les plus disposés à maintenir droite justice. Et par maintes raisons un tel seigneur nous arrivait fort à propos. Et quand nous eûmes prêté tous serment audit seigneur infant, nous reçûmes un message d’En Rocafort qui nous faisait dire : qu’il ne pouvait abandonner le siège auquel il était occupé, mais qu’il suppliait ledit seigneur infant de vouloir bien se rendre en ce lieu, car toute sa compagnie avait grande joie de son arrivée. Le seigneur infant prit conseil là-dessus, et tous nous lui conseillâmes d’y aller, et lui promîmes de l’y suivre, à l’exception d’En Béranger d’Entença et d’En Ferrand Ximénès qui resteraient à Gallipoli, parce que l’un et l’autre étaient mal avec En Rocafort ; mais en assurant qu’aussitôt que le seigneur infant aurait eu son entrevue avec En Rocafort et sa compagnie, ils iraient le joindre. Ainsi donc ledit seigneur infant, avec moi et toute la Compagnie qui était à Gallipoli, sauf un très petit nombre qui restèrent avec ces deux riches hommes, nous allâmes là où était En Rocafort, c’est-à-dire là où il tenait le siège. Et quand ceux-ci surent que le seigneur infant venait, ils le reçurent avec de grands honneurs, et en eurent grande joie et satisfaction. Lorsqu’il eut demeuré deux jours avec eux en grands festoiements, il remit à la Compagnie les diplômes dont il était porteur. En Rocafort, qui seul savait l’accord qui existait entre le seigneur roi de Sicile et le seigneur infant, pensa bien que, ce seigneur étant issu de si haut lignage et étant si loyal et si franc de cœur, il ne voudrait pour rien au monde manquer à l’accord qu’il avait fait avec le roi de Sicile. Il songea donc à son avantage et non à celui de la Compagnie en général ; et il se dit à lui-même : « Si ce seigneur reste ici pour chef et seigneur, tu es perdu ; car voici qu’En Béranger d’Entença et En Ferrand Ximénès l’ont reçu avant toi ; et l’un et l’autre sont nobles ; et toujours, et dans les conseils comme en toutes autres affaires, l’infant les honorera plus qu’il ne fera de toi ; et ils te veulent mal de mort, et ils te pourchasseront tout le dommage qu’ils pourront de sa part. Et aujourd’hui tu es chef et seigneur de cette ost, et tu as sous toi la majeure partie des Francs, soit à cheval, soit à pied, parmi ceux qui se trouvent en Romanie ; d’un autre côté tu as les Turcs et Turcopules, qui ne reconnaissent autre seigneur que toi. Et étant seigneur comme tu l’es, comment pourrais-tu te mettre en situation de revenir à n’être plus rien ? Il est donc nécessaire que tu trouves voie pour empêcher que ce seigneur ne reste ici. Mais en cela il te faudra agir avec grande habileté ; car tous ici ont grande joie de son arrivée, et tous le veulent pour chef et commandant. Or donc, que feras-tu ? Tu n’as qu’une voie à prendre ; c’est de faire en sorte, sous l’apparence de tout bien, qu’il ne demeure point ici. » Et vous allez entendre quelle tournure il prit ; et je ne crois pas que jamais il y ait eu personne qui prît aussi secrètement une résolution qu’il le fit. Le seigneur infant, en homme qui avait en lui toute confiance, lui raconta tout son fait et lui dit de réunir le conseil général, attendu qu’il voulait communiquer à la Compagnie les diplômes qu’il apportait de la part du seigneur roi de Sicile. Quant à ceux qui étaient adressés à En Rocafort, il les lui avait déjà remis. En Rocafort lui répondit que le lendemain même il réunirait le conseil général. Dans l’intervalle, En Rocafort réunit séparément près de lui tous les chefs des compagnies, tant de cheval que de pied, et leur dit : « Prud’hommes, le seigneur infant veut que demain nous assemblions le conseil, parce qu’il désire vous remettre les chartes qu’il vous apporte de la part du seigneur roi de Sicile, et il veut vous dire de sa propre bouche pourquoi il est venu ici. Imposez-vous par bienséance à vous-mêmes et imposez à vos compagnies de bien l’écouter. Et quand il aura cessé de parler, que personne ne lui réponde, mais moi je lui répondrai en votre nom : que vous avez bien entendu les chartes et ses bonnes paroles, et qu’il peut retourner à son logement, et que nous autres nous aurons conseil sur ce qu’il a déclaré devant nous. " Le seigneur infant alla donc au conseil, et tous s’y trouvèrent ; et il remit ses diplômes, et il dit de bonnes et sages paroles à la Compagnie, Et ils lui répondirent ce qu’En Rocafort leur avait ordonné, c’est-à-dire qu’ils allaient se mettre d’accord. Le seigneur infant se retira, et le conseil resta en place. Que vous dirai-je ? En Rocafort leur dit : Barons, cette affaire ne peut être traitée par tous ; faisons choix de cinquante prud’hommes qui conviendront de la réponse à faire ; et, après qu’ils seront tombés d’accord, ils vous la communiqueront à tous, pour savoir si elle vous semble bonne ; si vous la trouvez telle ils la feront, et s’il faut la modifier on le fera. » Tous approuvèrent ce qu’En Rocafort avait dit ; et avant de se séparer ils élurent leurs cinquante ; et, quand ces cinquante furent élus, ils se jurèrent le secret. Après quoi En Rocafort leur dit : « Barons, Dieu nous a témoigné un grand amour en nous envoyant un tel seigneur. Et le monde n’avait rien qui tant pût nous valoir, car celui-ci est de la droite lignée de la maison d’Aragon, et c’est un des meilleurs chevaliers qui soient au monde et qui aiment le plus justice et vérité ; je suis donc d’avis que nous le reconnaissions en tout et pour tout comme seigneur. Il nous a dit de le recevoir au nom du seigneur roi de Sicile ; gardons-nous en bien, car mieux nous vaut que celui-ci soit notre seigneur que non pas le seigneur roi de Sicile ; car n’ayant ni terre ni royaume, il sera toujours avec nous et nous avec lui. Quant au roi de Sicile, vous savez déjà quel guerdon il nous a rendu des services que nous lui avons faits, et nous et nos pères ; lorsqu’il eut obtenu la paix, il nous jeta hors de Sicile avec un quintal de pain par homme. Et c’est là ce que nous devons tous avoir présent à la mémoire, et ce qui doit nous faire répondre tout clairement au seigneur infant : que pour rien au monde nous ne le recevrons au nom du roi Frédéric, mais que nous sommes prêts à le recevoir en son propre nom, comme étant le petit-fils de notre seigneur naturel,[77] et que nous nous en tenons pour fort honorés, et que nous sommes tout prêts à lui faire foi et hommage. Il nous en saura grand gré, et nous lui aurons rendu ce que nous lui devons. Nous donnerons ainsi à connaître au roi de Sicile, que nous n’avons point oublié sa conduite envers nous aussitôt qu’il eut obtenu la paix. » Pour fin décompte, tous répondirent qu’il avait bien dit ; mais nul d’entre eux, excepté En Rocafort, ne savait les conventions qui existaient entre le seigneur roi Frédéric et le seigneur infant. Pour lui, il n’ignorait pas qu’elles étaient si fortes entre eux que, sous aucun prétexte, l’infant dans son voyage ne pouvait recevoir en son propre nom seigneurie de cité, ville ou château, ni seigneurie de rien en un mot. Et si la Compagnie l’eût su, elle ne l’eût certainement pas laissé partir, et l’aurait au contraire bien volontiers reçu au nom du seigneur roi de Sicile. Mais En Rocafort leur disait : « Barons, s’il vous dit non, et que pour rien au monde il n’acceptera votre seigneurie en son nom, ne vous en inquiétez pas ; bien certainement à la fin il la prendra pour lui. » Que vous dirai-je ? Tout ainsi que les cinquante en étaient convenus entre eux, ils soumirent leur avis à toute la communauté réunie en conseil, et racontèrent au long tout ce qui vient de se dire ; mais ce ne fut pas En Rocafort qui prit la parole ; ce furent deux des cinquante, désignés à cet effet, qui parlèrent au nom de tous ; et la Compagnie s’écria : « Bien dit î bien dit ! » La réponse fut donc ainsi faite au seigneur infant. Et lorsque le seigneur infant l’eut reçue, il lui sembla d’abord que c’était seulement pour lui faire honneur qu’ils s’étaient exprimés ainsi. Que vous dirai-je ? Ils le tinrent pendant quinze jours en pourparlers sur ce sujet. Et quand le seigneur infant vit qu’ils tenaient bon dans leur première intention, il leur répondit : qu’ils eussent à regarder comme bien certain que, si ce n’était pas au nom du seigneur roi de Sicile qu’ils consentaient à le recevoir, il s’en retournerait en Sicile. Après cette réponse faite, le seigneur infant voulut prendre congé ; mais En Rocafort et toute sa compagnie le prièrent de ne point se séparer d’eux jusqu’à ce qu’ils fussent au royaume de Salonique, lui disant que jusque-là ils le regarderaient comme leur seigneur, et que, pendant ce temps, il pourrait prendre ses arrangements, et qu’eux pourraient en faire autant, et que, sous le bon plaisir de Dieu, il ramènerait entre eux tous la concorde. Et alors on lui fit part de la désunion qui existait entre En Rocafort, En Béranger d’Entença et En Ferrand Ximénès, et on le pria de vouloir bien y porter remède ; et il répondit qu’il le ferait avec plaisir. CHAPITRE CCXXXIComment ledit seigneur infant et la Compagnie partirent du royaume de Macédoine, abandonnèrent Gallipoli et le château de Maditos, y mirent le feu et s’en allèrent au royaume de Salonique, pour guerroyer.Il est vrai que nous avions séjourné au cap de Gallipoli et dans cette contrée pendant sept ans, depuis la mort du césar. Nous y avions vécu pendant cinq ans à bouche-que-veux-tu, et en même temps nous avions dévasté toute la contrée, à dix journées à la ronde, et nous avions détruit tous les habitants, si bien qu’on ne pouvait plus rien y recueillir. Il nous fallait donc forcément abandonner ce pays-là ; et cela était une chose convenue par En Rocafort et ceux qui étaient avec lui, tant chrétiens que Turcs et Turcopules. Tel était aussi l’avis d’En Béranger d’Entença, d’En Ferrand Ximénès et de tous les leurs, aussi bien que le mien et celui des hommes qui étaient avec moi à Gallipoli ; mais nous n’osions bouger, de crainte que de nouvelles rixes ne vinssent nous mettre aux prises les uns avec les autres, con me nous avions en effet toute raison de le craindre. Ainsi donc le seigneur infant parla à chacun en particulier, et il fut convenu : que tous ensemble nous abandonnerions ce pays, et que moi, sur les vingt-quatre lins que nous avions (parmi lesquels se trouvaient quatre galères, et les autres étaient des lins armés), j’embarquerais tous les hommes de mer, toutes les femmes et tous les enfants, et que je m’en irais avec eux tous par mer jusqu’à la ville de Christopolis, qui est à l’entrée du royaume de Salonique, et qu’avant de partir je démolirais et incendierais le château de Gallipoli, le château de Maditos et tous les lieux dont nous étions les maîtres. Ainsi je pris congé d’eux et m’en vins à Gallipoli ; j’exécutai les ordres que j’avais reçus, et avec trente-six voiles, entre galères, lins armés, barques armées et barques de rivière, je sortis de la Bouche-d’Avie et fis route vers Christopolis. CHAPITRE CCXXXIIComment la Compagnie se mit en marche pour aller au royaume de Salonique, ut comment, étant à deux journées de Christopolis, une querelle s’éleva parmi ceux de la Compagnie, où Béranger d’Entença fut tué par les gens de la compagnie d’En Rocafort.Lorsque l’infant et toute la Compagnie eurent reçu la nouvelle que j’avais brûlé et démantelé toutes les places et châteaux et que j’étais sorti sans accident de la Bouche-d’Avie, ils donnèrent de leur côté l’ordre du départ. Et les dispositions prises par le seigneur infant furent telles : En Rocafort et ceux qui étaient avec lui, ainsi que les Turcs et Turcopules, devaient devancer d’un jour le reste de l’ost, de sorte que, là où ils coucheraient une nuit, le lendemain le seigneur infant, avec En Béranger d’Entença et En Ferrand Ximénès, et toute leurs compagnies, y coucheraient ; de telle sorte que toujours ils étaient à une journée de distance les uns des autres. Et ils marchèrent ainsi à petites journées et en fort bon ordre. Et lorsqu’ils furent à deux journées de Christopolis le diable, qui ne fait jamais que du mal, arrangea tellement les choses que l’ost d’En Béranger d’Entença se leva de fort grand matin, à cause der extrême chaleur qu’il faisait. Et précisément ce jour-là les gens d’En Rocafort ne s’étaient levée qu’au grand jour, parla raison qu’ils avaient lassé la nuit dans une plaine tonte parsemée de jardins dans lesquels abondaient tous les excellents fruits qui mûrissent à cette saison de l’année, et toute arrosée de belles eaux, et aussi fort bien fournie de bons vins qu’ils allaient chercher dans toutes les maisons. Or donc, trouvant leur gîte excellent, ils avaient retardé le plus possible leur départ. Les autres avaient eu une chance toute contraire, ce qui les avait fait lever de très grand malin ; de sorte que l’avant-garde de l’ost du seigneur infant atteignit l’arrière-garde de l’ost d’En Rocafort. Et dès que ceux d’En Rocafort les aperçurent, une voix du diable s’éleva parmi eux, qui cria : « Aux armes ! Aux armes ! Voici la compagnie d’En Béranger d’Entença et d’En Ferrand Ximénès qui vient pour nous tuer. » Ce cri passa de file en file jusqu’à l’avant-garde. En Rocafort fit barder les chevaux et tous se tinrent appareillés, Turcs et Turcopules. Que vous dirai-je ? Le bruit en vint au seigneur infant, à En Béranger d’Entença et à En Ferrand Ximénès. Aussitôt En Béranger d’Entença sauta sur son cheval, vêtu de sa robe et sans aucune armure qu’une épée à la ceinture et un épieu de chasse en main, et ne pensant qu’à contenir et corriger les siens et à les faire revenir en arrière. Et il allait les contenant comme il pouvait, car il ignorait la cause de ce tumulte ; et il les contenait en riche homme expérimenté et en bon chevalier. Et voilà qu’arrive sur un cheval bardé de tout point En Gilbert de Rocafort, frère plus jeune d’En Béranger de Rocafort, puis En Dalmas Saint-Martin, leur oncle, aussi sur son cheval tout bardé ; et de front ils s’avancent sur En Béranger d’Entença qui était à contenir ses gens, et eux croyaient qu’il les excitât. Et tous deux de front arrivent sur lui ; et En Béranger d’Entença s’écrie : « Qu’est-ce que cela ? » Et tous les deux le frappent à la fois, et le trouvant désarmé, lui passent leur lance de part en part au travers du corps, et si bien qu’ils le tuèrent. Et ce fut grand dommage et grand malheur qu’ils le tuassent ainsi au moment où il faisait bien. Et dès qu’ils l’eurent tué, ils allèrent à la recherche des autres et particulièrement d’En Ferrand Ximénès. En Ferrand Ximénès, en brave et expérimenté chevalier, était aussi sorti à ce bruit tout dépouillé d’armures, et il était monté à cheval, et il s’en allait cherchant à les contenir. Mais lorsqu’il vit que les gens d’En Rocafort avaient tué En Béranger d’Entença, sachant aussi qu’avec eux se trouvaient les Turcs et Turcopules qui faisaient tout ce qu’on leur commandait, et qu’il vit qu’on tuait tout, il se réfugia avec trente hommes à cheval en un château qui appartenait à l’empereur. Voyez à quel péril il s’exposait en allant, ainsi forcé, se mettre au pouvoir de ses ennemis ! Ceux-ci, qui étaient témoins de cette rixe le reçurent volontiers. Que vous dirai-je ? Ils allèrent ainsi férant et tuant, jusqu’au lieu où se trouvaient la bannière du seigneur infant et sa compagnie. Et le seigneur infant s’en vint tout armé sur son cheval et la masse d’armes en main, et s’en alla cherchant aussi à les contenir comme il pouvait. Et dès qu’En Rocafort et sa compagnie le virent, ils se rangèrent autour de lui, afin que nul ne pût lui faire aucun mal, ni Turcs, ni Turcopules. Que vous dirai-je ? Du moment où le seigneur infant fut avec eux le conflit s’arrêta ; mais il eut beau s’arrêter, il n’y en avait pas moins cette journée bon nombre des nôtres de tués, c’est-à-dire de la compagnie d’En Béranger d’Entença et d’En Ferrand Ximénès, plus de cent cinquante hommes de cheval et cinq cents de pied.[78] Voyez si ce ne fut pas belle œuvre du diable ! Car si ce pays eût été peuplé de gens qui vinssent en bataille à ce moment contre eux, ils auraient tué et ceux-là et ceux même qui restaient. Lorsque le seigneur infant fut arrivé au lieu où En Béranger d’Entença gisait mort, il descendit de cheval, commença à faire grand deuil et le baisa à plus de dix reprises ; et tous ceux de l’armée en firent autant. En Rocafort lui-même s’en montra très affligé et versa des larmes, ainsi que son frère et son oncle qui l’avaient tué. Et lorsque le seigneur infant les accusa de ce meurtre, ils s’excusèrent en disant qu’ils ne l’avaient point reconnu. Ils eurent grand tort, et ce fut un grand péché que le meurtre de ce riche homme et celui de tous les autres. Le seigneur infant fit séjourner l’ost en ce lieu pendant trois jours ; et le corps dudit En Béranger d’Entença fut enseveli dans l’église d’un ermitage de Saint-Nicolas qui se trouvait en ce lieu. On lui fit chanter des messes, et il fut placé dans un beau monument auprès de l’autel. Dieu veuille avoir son âme ! Car ce fut un vrai martyr, puisque pour empêcher que mal ne se fit, il reçut la mort. Tout ceci terminé, l’infant apprit qu’En Ferrand Ximénès était en ce château avec ceux qui l’avaient suivi, et qu’après lui, environ soixante-dix autres s’y étaient rendus, de telle sorte qu’il y avait bien certainement dans ce château cent vaillants hommes d’armes de l’ost. L’infant lui envoya dire de revenir auprès de lui ; mais En Ferrand Ximénès lui fit dire : qu’il le priait de l’excuser, et qu’il n’était pas en son pouvoir de le faire ; car une fois qu’il avait pris refuge dans le château, son devoir était de paraître devant l’empereur avec toute sa compagnie[79] ; et le seigneur infant le tint pour excusé, lui et tous ceux qui étaient avec lui. A ce moment les quatre galères du seigneur infant, dont étaient capitaines En Dalmas Serran, chevalier, et En Jacques Des-Palau, de Barcelone, arrivaient au lieu même où se trouvait l’ost. Le seigneur infant me les avait envoyée, avec ordre de m’accompagner ; mais elles ne voulurent pas se hasarder à pénétrer dans la Bouche-d’Avie, par crainte des galères des Génois ; et ainsi, sans moi, elles se rendirent au lieu ou elles savaient que se trouvait l’ost. CHAPITRE CCXXXIIIComment En Rocafort fit persister sa compagnie dans la résolution de ne reconnaître d’aucune manière le seigneur infant En Ferrand, au nom du seigneur roi Frédéric de Sicile, mais seulement en son propre nom, sur quoi le seigneur infant se sépara de la Compagnie et s’en retourna en Sicile, et avec lui moi, En Ramon Muntaner.Quand le seigneur infant vit ses galères, il en éprouva grande joie. Il pût assembler le conseil général et leur demanda à quoi ils s’étaient accordés, à savoir s’ils voulaient le recevoir comme seigneur au nom du seigneur roi de Sicile, parce que dans ce cas il demeurerait parmi eux, mais que, dans le cas contraire, il ne resterait point. En Rocafort, qui se tenait pour beaucoup plus grand par la mort d’En Béranger d’Entença et l’absence d’En Ferrand Ximénès, fit persister la Compagnie dans la résolution de ne recevoir d’aucune manière le seigneur infant au nom du seigneur roi de Sicile, mais bien en son propre nom. Là-dessus le seigneur infant prit congé d’eux, s’embarqua sur ses galères, et s’en vint dans une île qui a pour nom Tassos, voisine de six milles de ce lieu.[80] Le hasard fit, que ce même jour, j’arrivai avec toute ma compagnie dans cette île, ne sachant aucunes nouvelles de l’ost. Là je trouvai le seigneur infant, qui eut grand plaisir à me voir. Il me raconta tout ce qui s’était passé, ce dont je fus très mécontent et très affligé, ainsi que tous ceux qui étaient avec moi ; et le seigneur infant me requit, au nom du seigneur roi de Sicile et en son nom, de ne point me séparer de lui. Et je lui répondis : que j’étais tout prêt à lui obéir entièrement, comme à celui que je regardais comme mon seigneur ; mais je le priai de m’attendre dans l’île de Tassos, jusqu’à ce que, avec tous ceux que j’emmenais avec moi, je me fusse rendu près de la Compagnie ; et il me répondit qu’il le trouvait bon. Et aussitôt, avec les trente-six voiles, je m’en allai vers la Compagnie, que je trouvai à une journée de Christopolis. Et lorsque je fus arrivé, avant de prendre terre, je fis donner par En Rocafort des sauf-conduits en règle pour tous hommes, femmes, enfants, en un mot pour tout ce qui appartenait à En Béranger d’Entença ou à sa compagnie, et j’en fis autant pour tout ce qui concernait En Ferrand Ximénès ; puis je débarquai. Et tous ceux ou celles qui voulurent aller là où était En Ferrand Ximénès y allèrent ; et je les fis accompagner par cent hommes à cheval des Turcs et autant de Turcopules, et cinquante cavaliers chrétiens ; et je leur fis prêter des chariots pour porter leurs effets. Ceux qui voulurent rester avec l’ost y restèrent ; et ceux qui ne voulurent pas y rester, je leur donnai des barques pour les transporter en sûreté à Nègrepont. Après avoir donné ordre à tout cela et retenu à cet effet l’ost pendant deux jours dans ce lieu, je fis réunir le conseil général ; je leur reprochai avec fermeté tout ce qui s’était passé, et les forçai de rappeler à leur souvenir tout ce qu’ils devaient au riche homme qu’ils avaient tué, aussi bien qu’à En Ferrand Ximénès, qui avait, par amour pour eux, quitté le duc d’Athènes, de qui il était traité avec grand honneur ; et en présence de tous je leur rendis le sceau de la communauté dont j’étais le gardien, ainsi que tous les registres, et leur laissai aussi tous les secrétaires de l’ost, et je pris congé d’eux tous. Alors ils me prièrent de ne pas les quitter, et surtout les Turcs et Turcopules, qui vinrent à moi en pleurant et me conjurant de ne pas les abandonner, car ils me regardaient comme un père ; et la vérité est qu’ils ne m’appelaient jamais que le Ata, qui en langue turque signifie père. Et je dirai aussi qu’en vérité je leur portais moi-même plus d’affection qu’à aucuns, car c’était sous mon autorité qu’ils avaient été placés à leur entrée, et ils avaient toujours eu plus de confiance en moi qu’en aucun autre de l’ost des chrétiens. Je leur répondis : que pour rien au monde je ne consentirais à rester, ne pouvant faillir dans ma foi au seigneur infant, qui était mon seigneur. Si bien qu’enfin je pris congé de chacun ; et avec un lin armé de soixante-dix rames qui m’appartenait, et deux barques armées, je me séparai d’eux et m’en vins à Tassos, où je trouvai le seigneur infant qui m’attendait. Et quand je me fus éloigné de l’ost, la Compagnie passa, non sans beaucoup de peine, le pas de Christopolis, et puis par ses journées elle arriva à un cap nommé Cassandria, qui est un promontoire à cent vingt milles de la ville de Salonique.[81] Ils campèrent à l’entrée de ce cap, et de là ils faisaient des incursions jusqu’à la ville de Salonique et par tout le pays, car ils trouvèrent que c’était une contrée toute neuve à exploiter. Ils résolurent donc d’épuiser ce pays comme ils avaient fait des cantons de Gallipoli, de Constantinople et d’Andrinople. Je cesserai de vous parler ici de la Compagnie, et je veux vous narrer une belle aventure qui m’advint à Gallipoli ; car voici le moment venu de la raconter. CHAPITRE CCXXXIVComment Ser Ticino Zaccaria vint à Gallipoli me prier, moi, Ramon Muntaner, de lui donner aide pour aller de compagnie ravager le château et la ville de Phocée, où se trouvaient trois reliques que monseigneur saint Jean laissa sur l’autel quand il se renferma dans le tombeau à Ephèse.Il est vérité qu’avant que le seigneur infant arrivât à Gallipoli, il s’y présenta un prud’homme génois, nommé Ser Ticino Zaccaria, qui était neveu de messire Benoît Zaccaria.[82] Ml s’en vint avec un lin armé de quatre-vingts rames, armé au complet. Quand il fut à Gallipoli, il demanda sauf-conduit et dit qu’il voulait avoir un entretien avec moi. Je lui donnai sauf-conduit, et il me dit : « Capitaine, vous saurez que j’ai tenu pendant cinq ans le château de Phocée, au nom de mon oncle messin ; Benoît Zaccaria. A présent messire Benoît est mort, et son frère à qui il a légué le château et qui est aussi mon oncle, est venu pour prendre possession de Phocée accompagné de quatre galères, et m’a demandé de lui rendre mes comptes. Moi je lui ai rendu mes comptes ; mais sur ce compte nous ne nous sommes pas fort bien entendus. Si bien que j’ai appris que maintenant il revient avec quatre autres galères, et qu’il veut s’emparer de ma personne, et placer un autre capitaine à Phocée. Et j’ai reçu une lettre de son fils, qui me dit : que pour rien au monde je ne l’attende, car bien certainement, s’il peut me prendre, il m’emmènera à Gênes. Voilà pourquoi je suis venu auprès de vous, tout prêt, ainsi que tous ceux qui m’ont accompagné, à vous faire foi et hommage, afin d’être admis dans votre compagnie. » Et moi qui savais que c’était un homme notable, et qui le vis si plein de prévoyance et de courage, je le reçus et lui donnai un logement bon et convenable, et le fis inscrire pour dix chevaux armés sur le registre de l’ost de notre compagnie, car j’avais ce pouvoir sur toute la compagnie ; et nul autre que moi ne le possédait. Et quand il fut inscrit dans notre compagnie il m’engagea à faire armer une galère que j’avais au port, ainsi que deux lins, et à lui donner des compagnons, et m’assura qu’il agirait de manière que lui s’emparerait du château de Phocée et que nous nous y gagnerions les plus beaux trésors du monde. Je fis donc aussitôt armer la galère et son lin, puis deux autres lins armés et une barque armée. Ainsi il eut en tout cinq lins, et nous y fîmes monter toute sa compagnie, composée de bien cinquante hommes tous braves et adroits, et j’y mis pour capitaine un mien cousin germain, nommé Jean Muntaner, auquel je donnai pouvoir de tout faire comme je le ferais par moi-même ; et dans tout ce qu’il ferait, il devait toujours s’entendre avec ledit Ticino Zaccaria et avec quatre autres prud’hommes catalans que je lui assignai pour conseillers ; et ils partirent ainsi de Gallipoli le lendemain de la fête des Rameaux. Que vous dirai-je ? Ledit Ticino Zaccaria fit ainsi : il disposa les choses de manière qu’ils arrivassent au château de Phocée la nuit de la fête de Pâques, et à l’heure des matines, ils dressèrent contre le mur les échelles qu’ils portaient toute préparées ; car il savait précisément combien ces murs avaient de hauteur, sans plus ni moins. Que vous dirai-je ? avant d’avoir été entendu du château, il avait l’ait escalader nos hommes par un tel lieu, que trente hommes des siens et cinquante des nôtres étaient arrivés sur la muraille bien armés et bien appareillés. Au moment où ceux-ci étaient déjà parvenus en haut, le jour parut. Lui, pendant ce temps, avec tout le reste de la compagnie, alla frapper à grands coups de haches aux portes. A peine ceux qui étaient dedans eurent-ils entendu le bruit qu’ils coururent aux armes ; mais les nôtres brisèrent les portes et massacrèrent tous ceux qui étaient sur les murailles aussi bien que ceux qu’ils trouvèrent dans les tours. Que vous dirai-je ? Ils tuèrent bien cent cinquante personnes et firent tous les autres prisonniers, et il y avait bien là-dedans cinq cents combattants. Quand ils se furent emparés du château, ils firent une sortie contre la ville occupée par les Grecs, qui étaient bien au nombre de trois mille personnes et s’occupaient à la fabrique de l’alun, qui se fait dans ce lieu. Ils saccagèrent toute la ville et pillèrent et ravagèrent tout, comme bon leur sembla. Que vous dirai-je ? Le butin qu’ils firent fut immense, et dans ce butin se trouvèrent les trois reliques du bienheureux saint Jean l’évangéliste, qu’il avait laissées sur l’autel d’Ephèse, en se renfermant dans le tombeau. Et quand les Turcs s’étaient emparés de ce lieu d’Ephèse, ils en avaient apporté ces trois reliques et les avaient mises en gage à Phocée pour avoir du blé. Les trois reliques étaient celles-ci : la première un morceau de la vraie croix que monseigneur saint Jean évangéliste enleva, de sa propre main, de la vraie croix et de la place même où Jésus-Christ avait appuyé sa précieuse tête ; et ce morceau de la vraie croix était richement enchâssé dans de l’or et entouré de pierres précieuses d’une valeur immense. Vous auriez peine à me croire si je vous racontais toutes les choses précieuses qui l’enchâssaient ; et le tout était suspendu à une chaînette d’or que monseigneur saint Jean portait toujours à son cou. L’autre relique était une chemise très précieuse et sans aucune couture, que madame sainte Marie fit de ses mains bénites et qu’elle lui donna ; et c’était toujours cette chemise que portait monseigneur saint Jean quand il disait sa messe. La troisième relique était un livre qui s’appelle l’Apocalypse, qui était écrit en lettres d’or de la propre main du bienheureux monseigneur saint Jean ; et sur les couvertures il y avait aussi une grande multitude de pierres précieuses. Et ainsi, entre autres choses, ils gagnèrent ces trois reliques ; et ils les gagnèrent parce que Ser Ticino Zaccaria savait d’avance où elles étaient. Et avec un grand butin ils retournèrent à Gallipoli, où ils partagèrent tout ce qu’ils avaient gagné. Nous tirâmes au sort les reliques : la vraie croix m’échut en partage, et à Ser Ticino la chemise et le livre ; et le reste fut partagé comme il devait l’être. Vous voyez comme il nous en prit bien de la compagnie de Ser Ticino Zaccaria. Depuis, Ser Ticino, au moyen de ce qu’il avait gagné, arma son lin de ses gens et des nôtres, et s’en vint à l’île de Tassos, où était un bon château, et il s’empara de ce château et de la ville, et il le mit en état. Et ce fut dans ce château que j’arrivai et que je retrouvai le seigneur infant avec quatre galères ; et ce fut là qu’il m’attendit quand j’allai vers la Compagnie prendre congé d’elle ; et ce fut là aussi que je retournai près du seigneur infant. Et si vous vîtes jamais un brave homme bien accueillir son ami, ce fut ainsi que m’accueillit messire Ticino Zaccaria. Et incontinent il me livra le château et tout ce qu’il renfermait, et nous traita magnifiquement, le seigneur infant et nous tous, pendant les trois jours que nous y demeurâmes ; puis il m’offrit et sa personne et le château, et tout ce qu’il possédait. Moi, de mon côte, je lui fis toutes sortes de présents, et lui fis don d’une barque armée de vingt-quatre rames, et lui laissai bien quarante hommes, qui consentirent à rester avec lui à sa solde ; et ainsi je le laissai bien fourni et bien équipé. Aussi le proverbe du Catalan est bien vrai qui dit : Oblige et ne regarde pas qui ; car, en ce lieu où je ne pensais jamais me trouver, j’éprouvai un grand plaisir, et le seigneur infant par moi, ainsi que toute notre compagnie. Et, s’il en eût été besoin, nous pouvions dans ce château nous mettre tous en sûreté, et même, à l’aide de ce château, pousser en avant des conquêtes. CHAPITRE CCXXXVComment le seigneur infant En Ferrand fit voile vers le port d’Armiro, et brûla et rasa tout ce qu’il y avait, d’où il alla à l’île de Scopelos dans laquelle il attaqua le château et ravagea la ville ; et comment il arriva au cap de l’Ile de Nègrepont où il fut pris par les Vénitiens, contre la foi jurée.Ainsi prîmes-nous congé de Ser Ticino Zaccaria, et nous partîmes de l’île de Tassos avec le seigneur infant. Et le seigneur infant me fit livrer la meilleure galère après la sienne, laquelle avait, nom l’Espagnole ; et avec ses quatre galères, mon lin armé et une barque à moi, nous fîmes route pour le port d’Armiro, qui est dans le duché d’Athènes, et où le seigneur infant, avant d’entrer en Romanie, avait laissé quatre hommes pour faire du biscuit. Mais nous n’y trouvâmes ni hommes ni biscuit, car les gens du pays avaient tout détruit. Et s’ils lui avaient tout détruit, nous nous en vengeâmes bien, car nous mîmes tout à feu et à sang. Puis nous partîmes d’Armiro et nous en allâmes à l’île de Scopelos ; là nous nous battîmes contre les gens du château, et ravageâmes toute l’île ; puis nous allâmes au cap de l’île de Nègrepont. Le seigneur infant dit qu’il voulait passer par la cité de Nègrepont’ ; et nous tous nous lui dîmes qu’il n’en fît absolument rien. Il est vrai qu’il y avait passé à son entrée en Romanie, et qu’on lui avait fait soûlas et bonne compagnie, et il s’imaginait qu’ils en feraient tout autant à cette heure. Ainsi donc, malgré tout le monde, il décida qu’on passerait par là. A la male heure nous primes cette route, et nous nous mîmes la corde au cou, de notre pleine science. C’est toujours grand danger de marcher avec fils de roi quand il est jeune ; car ils se trouvent de si bon sang qu’ils ne peuvent se persuader que pour rien au monde aucun homme ne doive leur faire de la peine. Et assurément cela devrait être ainsi, si le monde connaissait ses devoirs ; mais il les connaît si peu que bien rarement il rend à prince tout ce qu’il lui doit. Et il faut dire aussi que ce sont des seigneurs tels, qu’on n’ose s’opposer à rien de ce qu’ils veulent décider ; et c’est ce qui nous advint, et il nous fallut consentir à notre propre destruction. Nous nous rendîmes donc à la ville de Nègrepont, et là nous trouvâmes qu’il venait d’arriver dix galères et un lin de Vénitiens, armés, dont étaient capitaines Jean Tari et Marc Miyot. Ils allaient au nom de messire Charles de France,[83] pour qui on gardait l’empire de Constantinople, trouver la Compagnie. Il se trouvait là, pour messire Charles, un noble homme français, nommé messire Thibaut de Cepoy.[84] Le seigneur infant demanda sauf-conduit pour lui et tous ses gens, et les seigneurs de Nègrepont nous le donnèrent, aussi bien que le firent les capitaines des galères, et ils convièrent le seigneur infant. Et lorsqu’il fut à terre, les galères des Vénitiens coururent sur les nôtres, et principalement sur la mienne, parce qu’il était bruit que j’emportais de Romanie tous les trésors du monde. Et en montant à bord ils me tuèrent plus de quarante hommes, et ils m’auraient aussi tué si je me fusse trouvé là ; mais je ne m’éloignai point d’un pas du seigneur infant. Et ils pillèrent ma galère et tout ce qui s’y trouvait, ce qui était fort grande affaire. Puis ils arrêtèrent le seigneur infant et dix des gens les plus considérables qui étaient avec lui. Et ayant fait cette trahison, messire Thibaut de Cepoy livra le seigneur infant à messire Jean de Nixia,[85] seigneur de la troisième partie de Nègrepont, pour qu’il le conduisît au duc d’Athènes, afin que celui-ci le gardât aux ordres de messire Charles, et en fit ce qu’il lui manderait. Ainsi ils l’envoyèrent avec huit cavaliers et quatre écuyers à la cité de Thèbes, et il le fit mettre et bien garder dans le château de cette ville qui s’appelle Saint-Omer.[86] Des hommes de Nègrepont donnèrent à entendre à messire Thibaut de Cepoy que, si l’on voulait rien obtenir de la Compagnie, il fallait me renvoyer auprès d’elle ; car j’emportais avec moi une bonne partie du trésor des hommes de notre compagnie ; qu’ainsi ils feraient deux bonnes choses : premièrement ils feraient plaisir à la Compagnie, et d’un autre côté ils savaient très bien que la Compagnie me mettrait à mort aussitôt, et qu’ainsi il n’y aurait plus personne pour réclamer ce qu’ils m’avaient pris. Ils conseillèrent d’y renvoyer aussi Garcia Gomès Palasin, à qui En Rocafort voulait plus de mal qu’à homme du monde, pensant qu’on ferait ainsi grand plaisir à En Rocafort. Et ainsi qu’on le leur conseillait ils le firent, car ils renvoyèrent à la Compagnie Garcia Gomès et moi. Aussitôt qu’ils furent arrivés, ils présentèrent Garcia Gomès à En Rocafort, qui en eut grande joie. Rocafort arriva aussitôt sur la poupe de la galère ; et dès que Gomès eut été débarqué, sans autre sentence et en présence de tous, En Rocafort lui fit couper la tête. Ce fut assurément là un grand malheur et un grand dommage, car en vérité c’était un des meilleurs chevaliers du monde à tout égard. CHAPITRE CCXXXVIComment la Compagnie fut charmée de me voir de retour, moi Ramon Muntaner ; et comment En Rocafort résolut de se rapprocher de messire Charles de France, et, à son grand dam, fit reconnaître par serment, pour capitaine de toute la Compagnie, Thibaut de Cepoy, au nom de messire Charles de France.Quand tout cela eut été fait, ils me débarquèrent ; et aussitôt que ceux de la Compagnie me virent, En Rocafort et tous les autres, ils vinrent me baiser et m’embrasser ; et ils pleurèrent tous sur les pertes que j’avais faites. Et les Turcs et Turcopules accoururent tous, et voulurent me baiser les mains et commencèrent à pleurer de joie, pensant que je venais pour rester avec eux. Et aussitôt En Rocafort et eux tous qui m’accompagnaient me conduisirent dans la plus belle maison qui fut là, et me la firent livrer. Dès que je fus établi dans mon logement, les Turcs m’envoyèrent vingt chevaux et mille perpres d’or, et les Turcopules autant. En Rocafort m’envoya un bon cheval, une mule, cent cafises[87] d’avoine, cent quintaux de farine, de la viande salée et des bestiaux de toutes sortes. Enfin il n’y eut ni adalil, ni chef d’almogavares, ni le moindre individu de quelque valeur, qui ne m’envoyât ses présents ; de telle sorte que, ce qu’ils m’envoyèrent dans l’espace de trois jours, on pourrait bien estimer que cela valait quatre mille perpres d’or. Si bien que Thibaut de Cepoy et les Vénitiens se trouvèrent fort déçus de m’avoir ramené là. Tout cela fait, Thibaut de Cepoy et les chefs des galères entrèrent en pourparler sur leurs affaires avec la Compagnie. La première chose que firent les nôtres fut d’exiger que les Vénitiens me fissent satisfaction du dommage qu’ils m’avaient causé, et qu’ils s’engageassent à cela par serment ; car la Compagnie leur déclara : que j’avais été leur père et leur gouverneur depuis qu’ils étaient partis de Sicile, et que jamais mal n’avait pu s’élever entre eux tant que j’avais été présent, et que, si j’avais été avec eux, le malheur d’En Béranger d’Entença et des autres ne serait point arrivé. Ce fut là le premier article qu’ils durent promettre et jurer ; et ils tinrent mal et peu loyalement leurs serments. Aussi Dieu mit-il à mal tous leurs faits, ainsi que vous l’apprendrez plus tard. Que vous dirai-je ? En Rocafort voyant qu’il s’était aliéné les maisons de Sicile, d’Aragon et de Majorque, ainsi que toute la Catalogne, résolut de se rapprocher de messire Charles ; et ainsi il prêta et fit prêter serment par toute la Compagnie à la bannière de messire Charles de France ; et ce fut au grand dam d’une partie comme de l’autre. Et dès qu’ils eurent fait serment et hommage à Thibaut de Cepoy au nom de messire Charles, ils jurèrent de reconnaître en qualité de capitaine messire Thibaut de Cepoy, qui d’une main bien douce tint la bride de sa capitainerie, car il voyait bien qu’il ne pouvait en agir autrement. Que vous dirai-je ? Quand messire Thibaut eut été reconnu et juré comme capitaine, il s’imagina que nul autre que lui n’oserait commander ; mais En Rocafort n’en faisait pas plus de cas que d’un chien ; et il se fit faire un sceau portant un cavalier et une couronne d’or, car il croyait se faire couronner roi de Salonique. Que vous dirai-je ? Quand ceci eut été fait, Thibaut fut capitaine du vent de la même manière que l’était son seigneur. Et comme son seigneur avait été roi du chapeau[88] et du vent, quand il accepta la donation du royaume d’Aragon, de même Thibaut fut capitaine du chapeau et du vent. Lorsque les capitaines des galères eurent vu ces arrangements, ils pensèrent qu’ils avaient terminé ce pour quoi ils étaient venus, puisqu’ils avaient placé Thibaut à la tête de la Compagnie ; ils prirent donc congé et voulurent s’en retourner. Toute la Compagnie, ainsi que les Turcs et les Turcopules, et Thibaut lui-même, me prièrent de rester. Moi, je leur répondis que pour rien au monde je n’y consentirais. Et quand ceux de la Compagnie virent qu’ils n’y pouvaient rien faire ni obtenir de moi autre chose, ils firent venir les capitaines des galères et les prièrent chèrement de me bien traiter. Ensuite ils me firent donner une galère où pût aller toute ma suite ; mais messire Tari, principal capitaine, voulut que j’allasse sur sa galère. Et messire Thibaut écrivit ses lettres à Nègrepont pour que tout homme, sous peine de punition de corps et de biens, eût à me rendre ce qui était mien. Et moi je fis don de tous mes chevaux, attelages et chariots, à ceux qui avaient été de ma compagnie. Je pris alors congé d’eux tous et m’embarquai à bord de la galère de messire Jean Tari. Et si jamais homme reçut honneurs d’un autre gentilhomme, ce fut bien moi qui les reçus de lui ; car il voulut que je couchasse avec lui dans le même lit, et lui et moi nous mangions ensemble à une table séparée CHAPITRE CCXXXVIIComment les galères des vénitiens quittèrent la Compagnie, et moi, Ramon Muntaner, avec eux, pour recouvrer ce qu’on m’avait pris ; et comment j’allai à la cité de Thèbes pour prendre congé du seigneur infant En Ferrand, et pour obtenir qu’on le traitât avec honneur.Ainsi vînmes-nous à la cité de Nègrepont, Et quand nous fûmes arrivés dans la ville, les capitaines des galères dirent au bailli des Vénitiens[89] défaire publier, que tout homme qui avait eu quoi que ce soit du mien eût à me le rendre, sous peine de corps et de biens ; et messire Jean de Nixia et messire Boniface de Vérone,[90] après avoir vu la lettre de Thibaut de Cepoy, en firent autant. Que vous dirai-je ? Ils se montrèrent fort désireux que je me contentasse du vent, mais quant aux effets nous ne pûmes rien en recouvrer. Je priai donc messire Jean Tari de me permettre d’aller à la cité de Thèbes, voir le seigneur infant. Il me répondit que, par amitié pour moi, il m’attendrait quatre jours, ce dont je lui sus bon gré. Je me procurai alors cinq montures et me rendis à la cité de Thèbes, qui est à vingt-quatre milles de Nègrepont, et j’y trouvai le duc d’Athènes malade ;[91] et tout malade qu’il était il m’accueillit très bien, et me dit qu’il était bien fâché du dommage que j’avais souffert, et qu’il se mettait à ma disposition pour que je lui indiquasse à quoi il pourrait m’être utile, et qu’il aurait grand plaisir à m’être en aide. Je lui fis beaucoup de remerciements, et lui dis que, le plus grand plaisir qu’il pût me faire, c’était de traiter avec toute sorte d’honneurs le seigneur infant. Il me répondit qu’il s’y sentait tenu par lui-même, et qu’il était bien fâché d’avoir à prêter ses services dans une telle circonstance. Je le priai de vouloir bien me permettre de le voir. Il me répondit que oui, et non seulement le voir, mais rester à ma volonté auprès de lui ; et que, par honneur pour moi, tant que je serais avec lui, tout homme pourrait entrer dans sa prison et manger avec lui ; et que même, s’il voulait monter achevai, il le pouvait. Il fit aussitôt ouvrir les portes du château de Saint-Omer, où était détenu le seigneur infant, et j’allai le voir. Si ma douleur fut vive quand je le vis au pouvoir d’autrui, ne me le demandez pas ; mais lui, par sa grande bonté, me conforta. Que vous dirai-je ? Je demeurai deux jours auprès de lui, et le priai de vouloir bien me permettre de m’arranger avec le duc d’Athènes pour qu’il m’autorisât à rester auprès de lui. Il me répondit, qu’il n’était nullement nécessaire que je restasse, mais bien que je me rendisse en Sicile, et qu’il me remettrait une lettre de créance pour le seigneur roi de Sicile, car il ne voulait écrire à nul autre. Il fit aussitôt faire la lettre, et m’expliqua tout son message, et tout ce que je devais dire, et tout ce que je devais faire ; il ajouta qu’il savait que nul autre au monde n’était aussi bien que moi instruit de ce qui lui était arrivé en Romanie ; et assurément il disait la vérité. CHAPITRE CCXXXVIIIComment moi, Ramon Muntaner, je pris congé du seigneur infant En Ferrand pour venir en Sicile ; comment les galères des Vénitiens se rencontrèrent avec celles d’En Raimbaud Des-Far ; comment ils envoyèrent le seigneur infant au roi Robert ; et comment il fut mis hors de sa prison.Après que j’eus demeuré deux jours à Thèbes, je pris congé de lui avec grandi : douleur ; car peu s’en fallut que mon cœur ne s’en brisât. Je lui laissai une partie du peu d’argent que j’avais ; et je me dépouillai de quelques habillements que je portais, et les donnai au cuisinier que le duc lui avait fourni, et pris à part ledit cuisinier, et lui dis qu’il se gardât bien de souffrir que rien fût mis dans ses mets qui pût lui faire aucun mal, et que s’il y donnait bonne garde il en recevrait de bonnes récompenses de moi et d’autres. Et je lui fis mettre les mains sur l’Évangile, et jurer en ma présence : qu’il se laisserait plutôt couper la tête que de souffrir qu’il arrivât malheur à l’infant pour avoir mangé d’aucuns mets préparés par lui. Ces précautions prises, je le quittai. J’avais déjà pris congé du seigneur infant et de sa compagnie ; j’allai aussi prendre congé du duc, qui avec bonne grâce me fit don de quelques riches et beaux joyaux. Nus partîmes satisfaits de lui, et retournâmes à Nègrepont, où se trouvaient les galères qui n’attendaient plus que moi. Nous nous embarquâmes aussitôt et partîmes de Nègrepont, et allâmes rafraîchir à l’île de Spetzia, puis à la Cidia,[92] à Malvoisie, à Malée, à Saint Annel,[93] à Porto Quaglio, et puis à Coron ; et de Coron nous nous en allâmes à l’île de Sapienza. Cette nuit nous couchâmes dans l’île ; et quand le jour parut, nous regardâmes et vîmes venir quatre galères et un lin, du même côté par lequel nous étions venus. Nous cessâmes aussitôt de manœuvrer à l’ouest, et fîmes route à leur rencontre. Et eux qui nous virent venir prirent aussi les armes. Je regardai et vis reluire leurs salades de fer et leurs épieux de chasse, et nous pensâmes alors que c’étaient les galères d’En Raimbaud Des-Far, car nous avions eu langue qu’ils étaient dans ces parages. Je le dis aussitôt à notre capitaine, et les Vénitiens s’armèrent. Après quelques instants arriva à nous le lin armé d’En Raimbaud Des-Far, avec En P. Ribalta sur la poupe. Je le reconnus aussitôt, et il s’approcha. En me voyant il eut une grande joie ; et il monta à moi sur la galère, et me dit que ces galères étaient celles d’En Raimbaud Des-Far. Les capitaines vénitiens me tirèrent à part, et me dirent de les éclairer sur le compte de ce chevalier, si c’était un mauvais homme, et s’il avait jamais fait du mal aux Vénitiens. Je leur répondis, que c’était un homme loyal, et qui pour rien au monde ne ferait du mal à qui que ce soit qui fût ami du roi d’Aragon, et je les priai au contraire de le traiter avec affection et honneur tant qu’il serait avec eux. Alors ils firent désarmer les galères, et me prièrent de lui donner toute garantie de leur part, et de lui dire qu’ils étaient les bienvenus. Je montai donc sur le lin avec En P. Ribalta, et nous allâmes trouver En Raimbaud Des-Far, qui fit aussitôt débarrasser tous ses gens de leurs armures, et nous revînmes ensemble aux galères. Là, tous les bâtiments se firent le salut réciproque, et tous ensemble nous retournâmes à l’île de Sapienza. Nous mîmes toutes nos échelles à terre ; et nos capitaines convièrent En Raimbaud Des-Far et tous les autres chefs. Nous restâmes là toute la journée jusqu’au soir, et le soir nous partîmes tous ensemble et allâmes à Modon,[94] où nous rafraîchîmes toutes les galères et primes de l’eau. Le lendemain nous allâmes à la plage de Matagrifon, où nous prîmes aussi de l’eau, et puis à Glarenza. A Glarenza, les Vénitiens durent s’arrêter, afin de prendre leurs arrangements pour quatre galères qu’ils y devaient laisser en dépôt. Là, je changeai de bord pour passer avec En Raimbaud Des-Far, qui me fit livrer une galère pour moi et ma suite ; et messire Jean Tari, capitaine des Vénitiens, me donna deux tonneaux de vin, et une provision suffisante de biscuit et de viande salée et du tout ce qu’il avait pour ses gens, et moi-même je fis acheter à Glarenza tout ce dont j’avais besoin. Je pris ensuite congé d’eux ; et En Raimbaud Des-Far et moi nous décidâmes de nouveau d’aller à Corfou ; puis nous partîmes de Corfou, traversâmes la mer et allâmes prendre terre au golfe de Tarente, c’est-à-dire à la pointe du cap de Leuca, et puis nous côtoyâmes la Calabre, et vînmes à Messine. Là, En Raimbaud Des-Far désarma, et lui et moi nous allâmes vers le seigneur roi, que nous trouvâmes à Castro Nuovo. Le seigneur roi accueillit fort bien En Raimbaud et lui fit des présents ; puis En Raimbaud s’en alla, et je demeurai auprès du seigneur roi. Je lui remis la lettre du seigneur infant et lui rendis compte de mon message. Le seigneur roi fut très fâché de la prise du seigneur infant ; et aussitôt il en instruisit par un message le seigneur roi de Majorque et le seigneur roi d’Aragon. Dans l’intervalle, il parvint un message de messire Charles[95] au duc d’Athènes pour qu’il eût à envoyer le seigneur infant au roi Robert.[96] Le duc d’Athènes envoya donc aussitôt l’infant à Brindes, et de Brindes ils allèrent par terre à Naples et de Naples le seigneur infant fut mis en prison courtoise. Il était gardé, mais chevauchait avec le roi Robert, et mangeait avec lui et avec madame la reine, femme du roi Robert, laquelle était sœur de l’infant. Que vous dirai-je ? Pendant plus d’un an le seigneur infant resta prisonnier. Après quoi le seigneur roi son père traita avec le roi de France[97] pour qu’on le lui renvoyât. Et le roi de France et messire Charles expédièrent au roi Charles, qui vivait encore,[98] ainsi qu’au roi Robert,[99] des messagers pour leur dire de le renvoyer au seigneur roi son père. En effet, il fut renvoyé au seigneur roi son père ; il prit terre à Collioure ; et son père et sa mère, et tout ce qu’il y avait d’habitants dans les états du roi de Majorque, en firent de grandes réjouissances ; car tous l’aimaient plus qu’aucun autre enfant du seigneur roi. Je laisse le seigneur infant se réjouir, sain et sauf, auprès du seigneur roi son père, et je reviens à vous parler de la Compagnie jusqu’à ce que je vous les aie amenés au duché d’Athènes où ils sont aujourd’hui. CHAPITRE CCXXXIXComment En Rocafort fut arrête par la Compagnie et livré à Thibaut de Cepoy, lequel, à l’insu de la Compagnie, l’emmena et le livra au roi Robert, qui le fit mettre en un cachot à Aversa où il mourut de faim.Quand En Rocafort eut fait faire le sceau, il s’empara tellement de l’ost qu’on y reconnaissait moins Thibaut de Cepoy qu’on n’eût fait un simple sergent ; si bien que Thibaut en fut très dolent et se regarda comme bafoué. Et En Rocafort se méconnut si bien, qu’il ne mourait pas un homme dans l’armée qu’il ne s’emparât de tout ce qu’il laissait. D’un autre côté, si quelqu’un avait une belle femme, une belle fille ou une belle maîtresse, il fallait qu’il l’eût ; de sorte qu’on ne savait que faire. Si bien qu’enfin tous les chefs des compagnies allèrent secrètement trouver Thibaut de Cepoy, et lui demandèrent quel conseil il avait à leur donner relativement à En Rocafort, car ils ne pouvaient plus le souffrir. Il leur répondit que quant à leur donner aucun conseil, c’est ce qu’il ne ferait pas, attendu qu’il était leur seigneur ; que, s’ils voulaient réellement bien faire, ils n’avaient qu’à réfléchir de leur côté, et lui réfléchirait du sien sur ce qu’il y avait à faire. Et Thibaut s’exprimait ainsi, craignant qu’ils ne voulussent le décevoir et le trahir. Thibaut alla donc trouver En Rocafort, le prit à part et lui fit des remontrances ; mais lui ne prit point cela en bonne part. Thibaut avait déjà envoyé son fils à Venise, pour qu’on lui armât six galères, et il les attendait ; et à peu de jours de là elles arrivèrent avec son fils, qui les commandait ; et quand les galères furent arrivées, il se regarda comme sauvé. Il envoya en secret aux chefs des compagnies pour leur demander ce qu’ils avaient résolu au sujet d’En Rocafort. Ils répondirent : qu’ils étaient d’avis que messire Thibaut fît convoquer le conseil général, et que, quand ils seraient réunis en conseil, ils lui diraient ce qu’ils voulaient, et que là ils l’arrêteraient en personne et le lui livreraient. Ainsi fut-il fait, pour leur malheur ; car le lendemain, étant au conseil, ils l’accusèrent d’avoir porté le désordre parmi eux, et sur cette accusation ils l’arrêtèrent et le livrèrent à Thibaut ; en quoi ils firent la plus grande faute que jamais gens aient commise, de l’avoir ainsi livré aux mains d’autrui, au lieu d’en tirer vengeance par eux-mêmes, s’ils avaient à cœur de le faire. Que vous dirai-je ? Dès que messire Thibaut tint entre ses mains En Béranger de Rocafort et En Gilbert son frère (car leur oncle ainsi qu’En Dalmau de Saint-Martin étaient morts de maladie depuis peu de temps), les chefs des compagnies coururent au logement et aux caisses d’En Rocafort, et trouvèrent tant de perpres d’or qu’ils eurent treize perpres d’or en partage pour chaque homme. Et enfin ils pillèrent tout ce qu’il avait. Thibaut, une fois qu’il eut en son pouvoir En Rocafort et son frère,[100] une belle nuit s’embarqua tout secrètement sur ses galères avec toute sa compagnie, et mit à son bord En Rocafort et son frère, et fit force de rames, et laissa là la Compagnie sans prendre congé de personne. Le matin, quand la Compagnie ne vit plus messire Thibaut, et apprit qu’il était parti emmenant avec lui En Rocafort, ils en furent tous fort dolents et se repentirent de ce qu’ils avaient fait ; puis une rumeur si violente s’éleva entre eux qu’ils coururent aux armes et percèrent à coups de lance les quatorze chefs des compagnies qui avaient consenti à l’affaire. Puis ils choisirent entre eux deux cavaliers, un adalil et un chef d’almogavares pour les commander jusqu’à ce qu’ils eussent un chef. Et de cette manière leurs quatre élus restèrent chargés de la direction de la Compagnie, d’accord avec le conseil des douze.[101] Thibaut de Cepoy s’en alla à Naples et livra En Rocafort et son frère au roi Robert, qui leur voulait plus grand mal qu’à homme du monde, à cause de ces châteaux de Calabre qu’il n’avait pas voulu rendre comme l’avaient fait les autres. Et quand le roi Robert les eut en son pouvoir, il les envoya au château d’Aversa, et fit jeter les deux frères dans un cachot, où il les laissa mourir de faim ; car du moment où ils y furent nul ne leur donna à boire ni à manger. Vous pouvez voir par là que celui qui mal fait n’éloigne pas pour cela le mal de soi, et que plus est élevé l’homme, plus patient et plus droiturier doit-il être. Mais ne parlons plus d’En Rocafort, son temps est accompli, et revenons à notre Compagnie. CHAPITRE CCXLComment le duc d’Athènes laissa le duché au comte de Brienne, et comment ledit comte, étant défié par le despote d’Arta et par le seigneur de la Vlaquie, et par l’empereur, appela la Compagnie à son secours, et recouvra toute sa terre, et voulut faire périr ladite Compagnie ; mais il périt lui-même et les siens.A ce moment arriva que le duc d’Athènes mourut de maladie ; il n’avait ni fils ni fille ; et laissa le duché au comte de Brienne, qui était son cousin germain.[102] Pendant son enfance, le comte de Brienne avait été longtemps élevé en Sicile, au château d’Agosta, où il avait été envoyé en otage par son père, lorsqu’il avait été pris ; et il avait ensuite été mis à rançon ; voilà pourquoi il se faisait aimer des Catalans, et comment il parlait la langue catalane. Lorsqu’il fut parvenu au duché, le despote d’Arta le défia, ainsi que l’Ange, seigneur de la Valachie, et l’empereur lui-même, de manière que chacun d’eux lui donnait fort à faire.[103] Il envoya donc ses messagers à la Compagnie, promettant, si elle venait à son aide, de lui payer la solde de six mois, et de leur continuer ensuite la même solde, c’est-à-dire quatre onces par mois pour chaque homme de cheval bardé, deux par cheval armé à la légère, et une once par homme de pied ; et de cela ils en firent un traité, et les chartes en furent jurées de part et d’autre. Là-dessus la Compagnie partit de Cassandria et se rendit en Morée, après avoir souffert de grands maux en traversant la Valachie, qui est le plus redoutable pays du monde.[104] Lorsqu’ils furent au duché d’Athènes, le comte de Brienne les accueillit fort bien et leur donna aussitôt la solde de deux mois ; et ils commencèrent à combattre les ennemis du comte, si bien qu’en peu de temps ils en eurent nettoyé toute la frontière. Que vous dirai-je ? Chacun rechercha avec grande joie à faire paix avec le comte, et le comte recouvra plus de trente châteaux qu’on lui avait enlevés, et il traita honorablement avec l’empereur, avec Ange et avec le despotat. Ceci fut fait dans l’intervalle de six mois, et il n’avait compté que la solde de deux mois. Et quand il vit qu’il avait la paix avec tous ses voisins, il conçut un mauvais dessein : c’est à savoir qu’il chercha comment il pourrait faire périr la Compagnie.[105] Il choisit jusqu’à deux cents hommes à cheval, des meilleurs de l’armée, et environ trois cents hommes de pied ; et ceux-là il les mit de sa maison, leur donna franchement et quittement des terres et possessions, et quand il crut se les être bien assurés, il ordonna aux autres de s’éloigner de son duché. Ceux-ci lui répondirent qu’il eût à leur donner leur solde pour le temps pendant lequel ils l’avaient servi ; et il leur répondit qu’il leur donnerait un gibet. Et en attendant il avait fait venir, soit de la terre du roi Robert, soit de la principauté de Morée, soit de tous les pays environnants, bien sept cents cavaliers français. Quand il les eut tous réunis, il rassembla également vingt-quatre mille Grecs, hommes de pied de son duché ; et alors en bataille rangée il marcha sur la Compagnie. Mais ceux-ci, qui le surent, sortirent avec leurs femmes et leurs enfants, et se rangèrent dans une belle plaine près de Thèbes. Et dans ce lieu se trouvait un marais, et de ce marais la Compagnie se fit comme un bouclier. Mais quand les deux cents hommes à cheval catalans et les trois cents hommes de pied virent que tout cela était sérieux, ils allèrent tous ensemble trouver le comte, et lui dirent : « Seigneur, ici sont nos frères, et nous voyons que vous voulez les détruire à tort et à grand péché ; c’est pourquoi nous vous déclarons que nous voulons aller mourir avec eux. Et ainsi, nous vous défions, et nous nous dégageons envers vous. " Et le comte leur dit qu’ils s’en allassent à la male heure, et que cela était bon qu’ils mourussent avec les autres. Et alors tous réunis allèrent se confondre avec le reste de la Compagnie, et ils se disposèrent tous au combat. Les Turcs et les Turcopules allèrent se réunir en un lieu voisin, ne voulant point se mêler avec la Compagnie, s’imaginant que cela ne se faisait que par un accord des uns avec les autres et pour les détruire ; et ainsi tous voulurent se tenir ainsi agglomérés, pour voir ce qui allait se passer. Que vous dirai-je ? le comte, en belle bataille rangée, avec deux cents chevaliers français, tous aux éperons d’or[106] et avec beaucoup d’autres cavaliers du pays et avec les gens de pied, marcha sur la Compagnie. Lui-même se plaça à l’avant-garde avec sa bannière, brocha des éperons, et alla férir sur la Compagnie, et la Compagnie férit aussi sur lui. Que vous dirai-je ? Les chevaux du comte, au bruit que firent les almogavares, s’enfuirent du côté du marais, et là le comte tomba avec sa bannière. Tous ceux qui formaient l’avant-garde arrivèrent alors. Les Turcs et Turcopules voyant que l’affaire était fort sérieuse, brochèrent à l’instant des éperons, et allèrent férir sur eux, et la bataille fut terrible. Mais Dieu, qui en tout temps aide au bon droit, aida si bien la Compagnie que de tous les sept cents chevaliers il n’en échappa que deux. Tous les autres périrent, ainsi que le comte et les autres barons de la principauté de la Morée, qui tous étaient accourus pour anéantir la Compagnie. De ces deux, l’un fut messire Boniface de Vérone, seigneur de la tierce partie de Nègrepont, qui était fort prud’homme et loyal, et avait toujours aimé la Compagnie ; aussi dès que les nôtres le reconnurent ils le sauvèrent. L’autre fut messire Roger Des-Laur, qui était un chevalier de Roussillon, envoyé plusieurs fois en message auprès de la Compagnie. Et la périrent aussi tout ce qu’il y avait d’hommes de cheval du pays ; et des gens de pied il en mourut plus de vingt mille. La Compagnie s’empara du champ, et gagna avec cette bataille tout le duché d’Athènes. Après la prise du champ, ils prièrent messire Boniface d’être leur chef, mais il refusa absolument ; ils nommèrent alors pour leur chef messire Roger Des-Laur, et ils lui donnèrent pour femme la veuve du seigneur de La Sola, avec le château de La Sola.[107] Alors ils se distribuèrent entre eux la ville de Thèbes, ainsi que toutes les villes et châteaux du duché, et donnèrent les femmes en mariage à ceux de la Compagnie ; et à chacun, selon qu’il était homme notable, ils lui donnaient si noble dame qu’il n’aurait pas dédaigné de lui présenter l’eau à laver les mains. De cette manière ils assurèrent leur position, et arrangèrent si bien leur nouvelle existence que, s’ils veulent continuer à se conduire avec sagesse, eux et les leurs y recueilleront honneur à jamais. CHAPITRE CCXLIComment les Turcs se séparèrent de la Compagnie, et comment ceux qui étaient restés près de Gallipoli furent tués par l’empereur de Constantinople.Les Turcs et Turcopules, voyant que dorénavant la Compagnie tenait à ne plus s’éloigner du duché d’Athènes, et ayant un butin immense, dirent qu’ils voulaient s’en aller. Les Catalans leur dirent qu’ils leur donneraient trois ou quatre endroits du duché, ou plus encore, là où il leur serait le plus agréable, et qu’ils les priaient de vouloir bien y rester auprès d’eux. Mais ceux-ci répondirent que pour rien au monde ils ne consentiraient à s’y fixer, et que, puisque Dieu leur avait fait du bien et que tous étaient riches, ils voulaient s’en retourner au royaume d’Anatolie et près de leurs amis. Ainsi ils se séparèrent, en grande affection et concorde les uns pour les autres, et se promirent mutuellement aide en cas de besoin. Ils s’en retournèrent donc en toute sécurité et à petites journées à Gallipoli, mettant à feu et à sang tout ce qui se présentait à eux, et ne craignant pas que qui que ce soit leur fit obstacle, après l’état dans lequel les Catalans avaient réduit l’empire. Et lorsqu’ils furent à la Bouche-d’Avie, dix galères génoises vinrent à eux pour traiter avec eux de la part de l’empereur, et leur offrirent de leur faire passer le détroit de la Bouche-d’Avie, qui n’a pas dans cet endroit plus de quatre milles de largeur. Alors ils firent leurs arrangements avec les Génois ; et les Génois leur jurèrent sur les saints Évangiles de les transporter sains et saufs au-delà du détroit de la Bouche-d’Avie, qui, comme je viens de le dire, n’a pas là plus de quatre milles de largeur. A un premier embarquement ils transportèrent tout ce qu’il y avait de la plus menue gent. Et quand les notables hommes eurent vu qu’on avait bien effectué ce passage de leurs gens, ils entrèrent eux-mêmes dans les galères. Et lorsqu’ils furent dans les galères, dès leur entrée on leur ôta leurs armes, car il avait été convenu d’avance que les Turcs livreraient leurs armes aux Génois ; et les Génois mirent toutes les armes en une galère. Puis, lorsque les Turcs furent tous embarqués sur les galères et se trouvèrent sans armes, les gens de mer se précipitèrent sur eux, en tuèrent bien la moitié et jetèrent les autres à fond de cale. Ainsi prirent-ils la plus grande partie de ceux qui étaient braves, et ils les conduisirent à Gènes ; puis ils allèrent les vendant en Pouille, en Calabre, à Naples, enfin partout. Et de ceux qui étaient demeurés dans les environs de Gallipoli, il n’en échappa pas un ; car l’empereur y envoya beaucoup de troupes de Constantinople qui les tuèrent tous. Voyez donc avec quelle fourberie, avec quelle déloyauté les Turcs furent exterminés par les Génois,[108] de sorte qu’il n’en échappa que ceux qui avaient été transportés dans la première traversée. Et les hommes de notre compagnie en furent très affligés quand ils l’apprirent. Et voilà quelle fut la fin de ces malheureux qui, à leur male heure, se séparèrent de la Compagnie. CHAPITRE CCXLIIComment la Compagnie élut pour chef l’infant Manfred, second fils du roi de Sicile, et lui prêta serment comme à son chef et seigneur, et comment, l’infant étant si jeune encore, le seigneur roi leur envoya pour capitaine, au nom de l’infant. En Béranger Estanyol, qui gouverna longtemps l’ost avec sagesse.Quand les Catalans se virent ainsi établis dans le duché d’Athènes et seigneurs du pays, ils décidèrent tous d’adresser un message au seigneur roi de Sicile, lui disant que, s’il voulait bien leur envoyer l’un de ses enfants, ils jureraient de le reconnaître pour seigneur et lui livreraient toutes les forces qu’ils possédaient, car ils voyaient bien qu’ils ne pouvaient s’établir convenablement sans avoir un seigneur. Et le seigneur roi de Sicile tint conseil et trouva bon de leur donner pour seigneur son second fils, c’est-à-dire l’infant Manfred ; et ils s’en tinrent pour très satisfaits. Toutefois le roi leur répondit que l’infant était encore si jeune[109] qu’il n’était pas temps de le leur envoyer ; mais qu’ils eussent cependant à jurer de le reconnaître pour seigneur, et qu’au nom de l’infant il y enverrait un chevalier pour être leur capitaine en son lieu. Les envoyés accédèrent à cet arrangement, et dans toute la Compagnie on prêta serment de reconnaître l’infant pour seigneur. Le seigneur roi désigna alors un chevalier, nommé En Béranger Estanyol, pour remplir cet office de protection ; et il fut décidé qu’il partirait avec les envoyés pour être capitaine de l’ost, et qu’il recevrait de tous foi et hommage. Le seigneur roi les fit partir tous ensemble avec bien cinq galères. Et lorsque les envoyés furent de retour près de la Compagnie, tous furent très satisfaits de leur message et de voir qu’En Béranger Estanyol venait comme leur capitaine et seigneur au nom de l’infant Manfred. Or, ledit En Béranger Estanyol gouverna l’ost très longtemps, très bien et très sagement, en chevalier expérimenté qu’il était, et y fit beaucoup de beaux faits d’armes ; et il arrangea les affaires de la Compagnie de manière qu’elle était en état de résister, comme cela lui était nécessaire, à de grandes puissances ; c’est à savoir au marquisat[110] et aux forteresses et autres lieux appartenant à l’empereur ; et non seulement au marquisat, mais aussi à Ange, seigneur de Valachie, et de l’autre côté du marquisat, au despotat d’Aria, et aussi d’un autre côté au prince de la Morée.[111] Et En Béranger Estanyol arrangeait les choses de manière à n’avoir jamais une guerre qu’avec l’un d’eux, et à être en trêve avec les autres ; et puis quand il avait épuisé le pays avec lequel il était en guerre, il s’arrangeait avec ceux-là et allait guerroyer contre les autres. Et c’est encore la vie qu’ils mènent, car sans la guerre ils ne pourraient subsister. CHAPITRE CCXLIIIComment En Béranger Estanyol étant mort, le seigneur roi de Sicile envoya à la Compagnie, au nom de l’infant Mainfroi, Alphonse-Frédéric son fils ; et comment, l’infant Mainfroi étant mort, ils reconnurent pour chef et seigneur Alphonse-Frédéric, et comment on lui donna pour femme la fille de messire Boniface de Vérone.A quelque temps de là En Béranger Estanyol mourut de maladie ; et ils en firent part au seigneur roi de Sicile pour qu’il leur envoyât un gouverneur ; et le seigneur roi fit venir de Catalogne son fils En Alphonse-Frédéric[112] qu’il faisait élever auprès du seigneur roi d’Aragon et de Catalogne. Et En Alphonse-Frédéric emmena avec lui une compagnie de chevaliers, des fils de chevaliers et autres gens ; et de Barcelone il vint en Sicile ; et ce fut grande joie au seigneur roi son père de le voir si grand et si bien fait.[113] Il le munit fort bien de tout, et avec dix galères il l’envoya comme chef et commandant de la Compagnie, au nom du seigneur infant Manfred. Quand il fut arrivé auprès de la Compagnie, tous en eurent grande joie et le reçurent avec grand honneur. Il les régit et gouverna, et les gouverne encore bien et sagement. A peu de temps de là, l’infant Manfred mourut, et le seigneur roi leur fit dire que, puisque l’infant Manfred était mort, ils reconnussent dorénavant pour chef et commandant En Alphonse-Frédéric. Et ceux-ci en furent très satisfaits ; et bientôt ils lui cherchèrent une femme ; et ils le marièrent avec la fille de messire Boniface de Vérone, à laquelle était échu en héritage tout ce qui avait appartenu à messire Boniface, c’est-à-dire la troisième partie de la cité, de la ville et de l’île de Nègrepont, et bien treize châteaux sur la terre ferme, au duché d’Athènes. Il eut ainsi pour femme cette damoiselle, fille de ce noble homme, qui fut, je crois, le plus habile et le plus courtois riche homme qui ait jamais vécu. Et pour faire bien connaître tout ce qu’il valut, je vous raconterai plus loin quels honneurs lui fit le bon duc d’Athènes. Ainsi En Alphonse-Frédéric eut pour femme cette gentille damoiselle, qui, par son père et par sa mère, est issue du plus noble sang qui soit en Lombardie. La mère, qui était femme de messire Boniface, était issue des plus nobles hommes de la Morée ; et ce fut par sa femme " que messire Boniface devint possesseur de la troisième partie de Nègrepont. Et de cette dame, En Alphonse Frédéric eut beaucoup d’enfants ; et il en est issu la plus belle dame et la plus sage qui ait jamais existé en ce pays. C’est assurément une des plus belles chrétiennes du monde ; je la vis dans la maison de son père lorsqu’elle n’avait guère que huit ans, et ce fut au moment où nous fûmes faits prisonniers le seigneur infant et moi, et mis en garde dans la maison de messire Boniface. D’ores-en-avant je vais cesser de vous parler d’En Alphonse-Frédéric et de la Compagnie. Et je ne me hasarderai pas à vous en parler, parce que, depuis que je suis revenu en Catalogne, ils se trouvent si éloignés de moi que j’aurais tort de vouloir parler de leurs faits, et moi je ne veux en ce livre insérer que ce qui est la vraie vérité. Dieu veuille les laisser bien faire et bien dire ; quant à moi, d’ores-en-avant je ne me mêlerai plus de leurs faits. Toutefois, avant d’en finir, je veux vous conter les honneurs que le bon duc d’Athènes, qui laissa sa terre au comte de Brienne, fit un jour à messire Boniface de Vérone ; et je veux vous le conter, afin que les rois, fils de rois et riches hommes, y prennent bon exemple. CHAPITRE CCXLIVOù il raconte ce que fut messire Boniface de Vérone et sa lignée ; et comment le duc d’Athènes reçut l’ordre de chevalerie dudit messire Boniface de Vérone, et lui fit de grands dons et honneurs le jour qu’il fut armé chevalier.Il est de toute vérité que le duc d’Athènes était un des plus nobles hommes qui fussent dans l’empire de Romanie, et des plus grands qui ne fussent pas rois. Il y eut anciennement deux frères, fils du duc de Ray-mont,[114] qui firent le passage d’outre-mer pour la sainte Église romaine, avec un grand nombre de chevaliers et beaucoup d’autres gens et sur leurs nefs. Ils s’étaient embarqués à Brindes et à Venise ; et l’hiver les atteignit au port de Glarentza. Alors les gens de ce pays étaient rebelles à l’Église romaine ; et ces deux seigneurs envoyèrent dire au pape que, s’il voulait leur donner la principauté de la Morée, ils en feraient la conquête cet hiver-là, car aussi bien ils ne pouvaient aller plus avant. Et le pape le leur octroya avec grand plaisir ; si bien que ces deux frères conquirent toute la principauté de Morée et le duché d’Athènes ; l’aîné fut prince de Morée[115] et le plus jeune duc d’Athènes, et chacun d’eux eut sa terre franche et quitte. Et ils donnèrent à leurs chevaliers, châteaux, maisons et terres ; de telle sorte qu’il s’y établit bien certainement mille chevaliers français, qui tous firent venir de France leurs femmes et leurs enfants. Depuis ce temps ceux qui y sont issus d’eux ont pris pour femmes les filles des plus hauts barons de France ; et ainsi en droite lignée ils sont tous nobles hommes et de noble sang. Il arriva donc un jour que le bon duc d’Athènes, celui qui, ainsi que je vous l’ai déjà dit, laissa sa terre au comte de Brienne, voulut prendre l’ordre de chevalerie ; et il fit convoquer les cortès de toute sa terre, et ordonna que, le jour de la saint Jean de juin, tout ce qu’il y avait de nobles hommes dans son duché se trouvât dans la ville de Thèbes,[116] où il voulait recevoir l’ordre de chevalerie. Il convoqua également les prélats et tous autres bonnes gens. Ensuite il fit publier dans tout l’empire, dans tout le Despotat et toute la Valachie : que tout homme qui désirerait y venir, n’eût qu’à se présenter, et qu’il recevrait de lui grâces et présents. Et cette cour plénière fut proclamée bien six mois avant sa réunion. Il est vérité que le seigneur de Vérone, bonne cité de Lombardie, eut trois fils ; l’un, qui était l’aîné, il le fit héritier de Vérone ;[117] à celui qui venait après, il lui donna bon arroi de trente chevaliers et de trente fils de chevaliers, et l’envoya en Morée, au duché d’Athènes. Et celui qui était duc d’Athènes, père de ce duc dont je vous parle ici,[118] le reçut avec la plus grande bienveillance, lui donna beaucoup du sien, et le fit un puissant riche homme ; puis il lui donna une femme avec de grandes richesses et le fit chevalier. Et de cette femme il eut deux fils et deux filles. Et quand ses frères surent qu’il lui advenait si bien, messire Boniface qui, était le plus jeune de tous, dit à son frère aîné qu’il voulait aller joindre son frère en Morée. Et ce projet plut beaucoup au frère aîné, et il l’aida du mieux qu’il pût. Or messire Boniface n’avait qu’un château que son père lui avait laissé, et il le vendit afin de mieux s’équiper ; et ainsi il s’équipa lui et dix chevaliers et dix fils de chevaliers. Et il prit l’ordre de chevalerie des mains de son frère aîné, parce qu’il valait mieux pour lui de partir comme chevalier que comme écuyer ; car dans ces pays, aucun fils de riche homme n’est considéré jusqu’à ce qu’il soit chevalier ; voilà pourquoi il se fit armer chevalier des mains de son frère. Ainsi il partit de Lombardie, s’embarqua à Venise, et s’en vint au duché d’Athènes. Et quand il fut arrivé dans le duché, il se présenta devant le duc, qui l’accueillit fort bien. Il trouva que son frère était mort, il n’y avait pas encore un mois, et qu’il avait laissé deux fils et une fille. Ainsi ce riche homme se regarda comme ruiné ; car le bien de ses neveux ne pouvait lui profiter en rien, et ceux qui étaient chargés de leur tutelle ne pouvaient rien faire en sa faveur. Vous comprenez donc bien comment il se regarda comme entièrement ruiné. Et le bon duc d’Athènes, qui le vit ainsi déconforté, le réconforta, et lui dit de ne point s’affliger, qu’il le mettrait de sa maison et de son conseil, lui avec tous ceux qui étaient venus avec lui. Ainsi ce riche homme fut entièrement réconforté, et le duc d’Athènes le fit inscrire pour une ration belle et bonne pour lui et sa compagnie. Que vous dirai-je ? Il vécut de ce genre de vie pendant bien sept ans, de telle sorte que jamais il n’y eut homme à la cour du duc qui se vêtît plus élégamment et plus richement que lui et sa compagnie, et nul qui se présentât partout en meilleur arroi ; si bien qu’il ornait toute cette cour. Et le bon duc d’Athènes remarquait son bon sens et son intelligence, quoiqu’il n’en fit pas semblant ; et d’autre part il le trouvait plein de sagesse dans le conseil. A l’époque donc où le duc avait convoqué sa cour plénière, chacun s’empressa de se faire faire de beaux habillements pour soi-même et pour sa suite et aussi pour en distribuer aux jongleurs,[119] afin de donner plus de lustre à la cour. Que vous dirai-je ? Le jour de la cour plénière arriva, et dans toute la cour il n’y eut personne plus élégamment et plus noblement vêtu que messire Boniface et sa compagnie. Il avait bien cent brandons marqués de ses armes.[120] Il emprunta de quoi subvenir à toutes ces dépenses en engageant d’avance la solde qui devait lui revenir plus tard. Que vous dirai-je ? La fête commença d’une manière splendide. Et lorsqu’on fut arrivé dans la grande église où le duc devait recevoir l’ordre de chevalerie, l’archevêque de Thèbes dit la messe, et sur l’autel étaient déposées les armes du duc. Tout le monde attendait avec anxiété le moment où le duc allait recevoir l’ordre de chevalerie, et ils s’imaginaient, comme grande merveille, que le roi de France et l’empereur se le seraient disputé et auraient tenu à grand honneur que le duc voulût bien recevoir l’ordre de chevalerie de leurs mains. Et au moment où tous étaient ainsi dans l’attente, il fit appeler messire Boniface de Vérone. Celui-ci se présenta à l’instant, et le duc lui dit : « Messire Boniface, asseyez-vous ici tout près de l’archevêque, car je veux que vous m’armiez chevalier. » Messire Boniface lui dit : « Ah ! Seigneur, que dites-vous ? Assurément vous vous moquez de moi. —Non, dit le duc, car je veux que cela soit ainsi. » Et messire Boniface, voyant qu’il parlait du fond du cœur, s’avança vers l’autel, auprès de l’archevêque, et donna au duc l’ordre de chevalerie. Et quand il l’eut créé chevalier, le duc dit en présence de tous : « Messire Boniface, l’usage est que toujours ceux qui reçoivent un chevalier lu : fassent un présent. Eh bien ! Je veux faire tout le contraire ; vous, vous m’avez fait chevalier, et moi je vous donne, à dater d’aujourd’hui, cinquante mille sols tournois de revenu, à posséder à jamais, pour vous et les vôtres, et le tout en châteaux et autres bons lieux, et en franc aleu, pour en faire toutes vos volontés. Je vous donne aussi pour femme la fille de tel baron qui est demeurée sous ma main, et qui est dame de la tierce partie de l’île et de la cité de Nègrepont.[121] » Voyez comment en un jour et en une heure il lui donna bel héritage. Et certes ce fut le plus noble don que depuis bien longtemps ait fait en un seul jour aucun prince. Et ce fut chose nouvelle et étrange. Et messire Boniface vécut riche et opulent. Et le duc en mourant lui recommanda son âme, et le fit son fondé de pouvoir dans le duché jusqu’à ce qu’arrivât le comte de Brienne. Vous savez maintenant de qui était fille la femme d’En Alphonse-Frédéric. A présent je ne vous parlerai plus de ce qui se passa en Romanie, et je vais vous parler de nouveau des seigneurs rois d’Aragon, de Majorque et de Sicile. |
[1] Marie, fille d’Assen,
roi des Bulgares, et d’Irène, sœur d’Andronic. Muntaner estropie le nom du roi
Assen en celui de Cantzaura et Lantzaura. Du reste les
Grecs ont fait subir les mêmes mutilations aux noms catalans.
[2] Grand-duc ; c’était la quatrième dignité de l’empire de
Byzance. La première était celle de sebastocrator, la seconde celle de césar,
la troisième celle de protovestiaire.
[3] Muntaner fait habituellement précéder les noms des hauts
personnages grecs du titre d’honneur Kyr, seigneur qu’il écrit Xor, de
la même manière qu’il place En devant les noms des Catalans, et Don devant
les noms des Castillans.
[4] Filla del emperador lantzaura, dit Muntaner. Assen, beau-frère d’Andronic
et père de Marie, était non empereur, mais roi des Bulgares
[5] J’ai donné, d’après les clauses d’un traité de Michel
Paléologue avec les Génois les noms de ces divers offices maritimes et leur
solde respective. Cet acte et les divers traités de saint Louis avec les Génois
que j’y ai ajoutés, d’après les manuscrits des Archives du royaume que j’y
publie pour la première fois, donnent les renseignements les plus curieux sur l’état
de la marine à cette époque.
Voici,
suivant un traité de 1261, comment les provisions étaient fixées pour
chaque bâtiment :
90 Q. de biscuit valant 14.000 liv. de Romanie ; 10 muids de
fèves, selon le muid de Constantinople ; 6 Q. de Gênes de chair salée valant
960 liv. de Romanie ; 1 de fromage de 1.000 liv. de Romanie ; 210 mitres de
vin, mesure de Nisi en Romanie.
[6] vieux
mot français pour porc. On appelle encore ainsi dans plusieurs parties de la
France la viande de porc salée.
[7] Les adalils
étaient les guides des almogavares. Ce mot vient de l’arabe dalil.
[8] Suivant Pachymère, l’empereur avait recommandé à Roger de
lui amener non seulement les siens, mais tout ce qu’il pourrait outre cela
recruter ; et il y en eut une telle quantité, attirés par l’espoir de la bonne
paie de l’empereur, que Roger n’eut ni assez de vaisseaux pour les transporter,
ni assez d’argent pour noliser les bâtiments nécessaires, et qu’il fut forcé de
s’adresser aux Génois. En leur exhibant les diplômes de l’empereur, il en
obtint environ mille écus d’or, qu’il s’engagea à leur rembourser aussitôt
après son arrivée à Constantinople. Les Génois ne lui remirent pas tout cet
emprunt en argent, mais ils en imputèrent une bonne partie sur le nolis des
bâtiments de transport qu’ils lui fournissaient. Roger arriva avec les siens à
Constantinople au mois de septembre 1303.
Voici comment Nicéphore
Grégoras rend compte de ces premiers arrangements.
« Ces arrangements convenus, les deux
rois Charles II de Naples et Frédéric de Sicile déposèrent les armes et
conclurent la paix. Les auxiliaires de Frédéric (les Catalans) durent donc
songer comment ils trouveraient désormais à gagner leur vie ; car ils ne possédaient
ni maisons ni terres qui réclamassent les soins de leur présence ; c’étaient
des gens venant de divers lieux, pauvres et besogneux, qui, menant sur les mers
une existence vagabonde, s’étaient réunis pour vivre de la vie des pirates.
Leur chef Roger conçut l’idée d’envoyer à l’empereur Andronic des messagers
pour lui annoncer que, s’il le trouvait bon, ils étaient prêts à s’engager à
son service contre les Turcs. Cette offre ayant été agréée avec empressement
par l’empereur, Roger partit aussitôt de Sicile emmenant avec lui deux mille
hommes, dont mille étaient appelés Catalans, parce que la plupart étaient de la
Catalogne, et les autres mille étaient des almogavares ; c’est le nom que les
Latins donnent à leurs troupes de pied, et que Roger donna aussi ceux qu’il
amenait avec lui. Aussitôt son arrivée, l’empereur lui donna en mariage sa
nièce Marie, fille d’Assen, et lui conféra la dignité de grand-duc. Mais peu de
temps après, un autre Catalan, nommé Béranger d’Entença, ayant été appelé par
Roger, il donna à Roger la dignité de César, et à Béranger d’Entença celle de
grand-duc. Quant aux dépenses qu’il fit, soit pour l’habillement, les présents
et les approvisionnements, soit pour la solde d’eux tous, elles dépassèrent
tellement toute mesure que le trésor en fut promptement épuisé.
[9] Gênes avait
obtenu dès 1135 un comptoir à Constantinople.
[10] Suivant pachymère,
au moment où les Catalans allaient partir pour Cyzique leurs créanciers génois
se présentèrent à Roger et lui réclamèrent le remboursement de leur
emprunt. Roger les renvoya à l’empereur. Les Génois déclarèrent qu’ils ne
connaissaient que lui et qu’il était un débiteur de mauvaise foi ; l’empereur,
qui jusqu’alors avait fait difficulté de payer la dette, apprenant ce qui se
passait, se hâta de tout promettre et envoya le drongaire de sa flotte, Etienne
Muzalon, pour empêcher une rixe ; mais déjà on était aux mains, et Muzalon, qui
se présenta a cheval au milieu d’eux, périt lui-même dans la mêlée. Les
Catalans avaient transformé le monastère de Saint Côme en une citadelle dont
ils faisaient leurs sorties et où ils opéraient leur retraite. Les Génois, à l’aide
de tables, de tonneaux, de boucliers, de sable et de tout ce qu’ils purent
trouver, se retranchèrent sur le rivage, et ce fut avec beaucoup de peine qu’après
un grand carnage de part et d’autre l’empereur et Roger purent rétablir l’ordre.
[11] Les Génois n’avaient pas pris part, comme leurs rivaux les
Vénitiens, à la conquête de Constantinople par les Francs en 1204 ; aussi, dès
que Michel Paléologue fut rentré dans cette ville en 1361, ils firent valoir
leurs services et succédèrent à tous les avantages dont avaient joui jusque-là
les Vénitiens. Ce fut alors qu’ils fondèrent leurs établissements de Pera et de
Galata sur les terres que leur céda Paléologue.
[12] Détroit d’Abydos.
[13] A Cyzique. Michel, fils d’Andronic, qui avait vu avec peine
l’arrivée des Catalans, avait quitté cette ville, et il revint à Constantinople
en juin 1304. (Pachymère, livre V, ch. 17)
[14] L’ancienne presqu’île de Cyzique.
[15] Pachymère (livre V, ch. 16) trace le tableau le plus
déplorable des malheurs qui affligeaient l’empire et surtout Constantinople.
Tous les jours on voyait arriver à Constantinople des Grecs qui venaient du
continent voisin d’Asie, chassés par la terreur de l’épée des Turcs, et allant
chercher un abri, soit dans les villes et places fortes de l’empire, soit dans
les îles de l’Archipel ; et Constantinople était pendant ce temps dévastée par
la famine et toutes les maladies qui arrivent à la suite de la misère.
[16] Ni le Hardi ni Nicéphore ne parlent de cette première
bataille des Catalans, bien qu’il soit facile de voir par leur texte qu’elle
doit avoir eu lieu, et doit avoir tourné, comme le rapporte Muntaner, à l’avantage
des Catalans. Il paraît seulement par leur récit que, si les Catalans étaient
terribles contre leurs ennemis, ils n’étaient guère moins redoutables à leurs
nouveaux amis ; « car, dit Nicéphore, ils regardaient la propriété d’autrui
comme la leur et traitaient hommes et femmes en esclaves. »
[17] Pachymère mentionne aussi cette sourde haine qui commençait
à naître entre Michel et le Catalan Roger, et il l’attribue à la conduite
désordonnée tenue par la compagnie catalane envers les habitants de Cyzique,
après l’avantage l’emporté sur les Turcs.
[18] Quos vult perdere Deus demaniat.
[19] Ils étaient arrivés en septembre 1303, c’est-à-dire six
semaines auparavant.
[20] Comme les
boulangers en ont encore une ; c’est un morceau de bois divisé dans sa longueur
en deux parties que l’on rapproche pour y marquer par une entaille commune ce
que l’on donne ou ce que l’on reçoit.
[21] Il paraît que cette grande satisfaction des Catalans n’allait
pas de pair avec la satisfaction des habitants.
« Là, dit Pachymère, admis dans l’intérieur des murs de Cyzique,
ils se conduisirent pis que ne l’auraient fait des ennemis, extorquant l’argent,
pillant les provisions, violant les femmes des habitants, et les traitant
eux-mêmes comme des esclaves achetés a prix d’argent. Les désordres allèrent si
loin que Ferrand Ximénès lui-même, honteux de ce qui se passait, après avoir
fréquemment réprimandé ces barbares en leur montrant et ce qu’ils devaient aux
bienfaits de l’empereur et l’indignité de leur conduite, voyant qu’il ne
pouvait rien obtenir d’eux, soutenus qu’ils étaient par leur chef, ne put pas y
tenir, et rassemblant ses troupes sur les nefs qui lui appartenaient, il
retourna chez lui. Les autres n’en resteront que plus libres de se livrer à
tous leurs excès. »
[22] Ce séjour à Cyzique et les préparatifs de mise en campagne
sont racontés d’une manière fort différente par Pachymère. Il représente les
Catalans, et surtout les et, dont le nom lui semble venir de ce qu’ils sont
issus des anciens Avares, comme se livrant sans frein à tous les excès pillant
les propriétés, insultant les habitants, violant femmes et filles, et pendant
ceux qui leur refusaient l’argent qu’ils demandaient.
« Cette licence dont les soldats usaient, dit Pachymère, procédait
tant de la reconnaissance que leur commandant leur voulait témoigner de ce qu’ils
s’étaient volontairement soumis à son obéissance, que de l’appréhension qu’il
avait qu’ils ne désertassent s’il les empêchait de s’enrichir dans le temps qu’il
s’était enrichi lui-même par les faveurs de l’empereur. Voilà le véritable
motif pour lequel il leur donna une entière liberté de tout faire, bien qu’ils
reçussent la paie de l’empereur sans lui rendre aucun service. Au printemps,
une grande partie ne pouvant plus faire autre chose dans ce pays-là que ce qu’ils
avaient déjà fait, ils mirent sur des vaisseaux leur équipage, leur blé et d’autres
provisions et suivirent les soldats de Ferrand Ximénès qui étaient partis les
premiers. Ils étaient allés prendre service du duc d’Athènes, se souciant fort
peu d’observer le traité par lequel ils s’étaient engagés à servir le mégaduc.
Les autres demeurèrent inutiles à Cyzique, dans l’espérance de recevoir de l’empereur
la solde de trois mois, dès que ces trois mois seraient accomplis. Leur
commandant ayant honte lui-même du peu de services qu’ils avaient rendus, vint
à Constantinople pour y faire des excuses, et il fut si heureux que non
seulement l’empereur se contenta de ses raisons, mais qu’il lui donna de l’argent
pour lever des Alains, qu’il disait être d’une valeur invincible et d’une
fidélité plus éprouvée que ceux de sa nation. Roger reçut une partie de cet
argent sur-le-champ, l’autre lui ayant été assigna : sur le revenu des Iles.
Quarante jours après qu’il fut retourné à Cyzique on lui donna des chevaux et l’argent
qu’il avait demandé pour les Alains, et il en fit la distribution. Il donna aux
Latins deux et trois onces d’or par mois, et aux Alains trois écus seulement,
des chevaux et quelque peu d’équipages, et il excita par cette inégalité une
furieuse jalousie entre eux. Il donna après cela à un officier qu’ils appellent
Amiral le commandement de douze vaisseaux qu’il remplit de soldats latins, de
leurs femmes et du butin dont ils s’étaient enrichis, et leur commanda de faire
voile vers les îles et de se rendre à Anaea près d’Adramiti où il leur promit
de les aller trouver. Il tâcha aussi de persuader aux autres troupes qui
étaient à Cyzique d’aller à un autre endroit, mais elles n’en voulurent rien
faire. L’empereur appréhendait de recevoir des nouvelles de ce pays-là, parce
qu’elles étaient toujours fâcheuses et qu’elles portaient des marques évidentes
de la colère du ciel. Il eut recours à la prière et passâtes nuits avec le
patriarche à réciter des prières. »
[23] Pachymère dit que ce fut au mois de mai. Il y avait 6.000
Catalans qu’il appelle Italiens, 1.000 Alains et plusieurs milliers de Grecs,
et toutes ces troupes étaient placées sous le commandement supérieur de Roger.
[24] Pachymère raconte ainsi la levée du siège de Philadelphie.
Je me sers ici de la traduction de Cousin.
« L’armée de Roger s’approcha
de Cermi avec une extrême présomption et en se vantant de se signaler bientôt
par quelque exploit considérable. Au premier bruit de cette nouvelle les Turcs
abandonnèrent leur fort par une fuite également lâche et honteuse, Roger
profita du bagage des Turcs, et, s’il est permis de le croire, il fit pendre,
selon l’usage des Latins, quelques-uns de ses soldats pour avoir repris ce qui
était à eux. On dit même qu’étant tout transporté de colère, il donna un coup d’épée
à leur commandant, Bulgare de nation, homme de cœur, honoré de la charge de
chiaoux. Il avait été pris dans la guerre contre Lacane, sous le règne de l’empereur
Michel Paléologue, et mis en liberté depuis longtemps par l’empereur Andronic.
Roger, non content de cet outrage, commanda de le pendre ; et cet ordre cruel
eut été exécuté, sans les instantes prières de plusieurs personnes qui lui
demandèrent sa grâce. Il passa après cela le long de Chtiara et de quelques
autres places pour aller au secours de Philadelphie qui était fort pressée.
Tripoli avait été prise quelque temps auparavant, et les forts d’alentour
avaient été obligés, contre leur inclination, de recevoir une garnison
de Carmanes, les plus puissants d’entre les Turcs ; et ils envoyèrent exposer à
Roger la nécessité ou ils avaient été réduits de se rendre à ces conditions et
le supplier de les délivrer du joug de cette domination étrangère, avec
promesse de joindre leurs armes aux siennes, des qu’il paraîtrait pour les
secourir. Il eut leur députation fort agréable, leur promit de leur mener des
secours et se prépara à donner une bataille. Les Turcs, qui n’ignoraient rien
de son dessein, s’y préparèrent aussi de leur côte. La bataille fut donnée
proche d’Aulaques ; mais il ne s’y passa rien qui fût digne du nombre des deux
armées ni de leurs grands préparatifs. On dit néanmoins qu’Alisuras ayant été
blessé, et que sa blessure l’ayant obligé de quitter la place, les Turcs
suivirent son exemple et se retirèrent en désordre. L’armée de Roger étant
divisée en trois bandes, cela fut cause qu’aucun n’osa s’engager à la poursuite
des Turcs de peur qu’ils n’eussent posé quelque embuscade ; il y en eut
néanmoins plusieurs qui furent tués en se retirant. Leur retraite donna moyen
aux habitants de Philadelphie de respirer et les délivra de la famine qui les
pressait. On parla de la levée de ce siège comme d’un exploit fort remarquable,
bien qu’il ne répondît en rien aux préparatifs qui avaient été faits pour cet
effet. Alisuras, qu’on avait publié être blessé à mort, se sauva en tremblant
avec les tiens vers Amourion.
« Le duc Roger ayant séjourné quoique temps à Philadelphie et y
ayant amassé de grandes sommes d’argent, songea à son retour, et aussitôt qu’il
eut pourvu à la sûreté des places, il se rendit a Magnésie, ville assise sur l’Herme.
»
[25] Muntaner se sert ici du mot de Francs pour désigner les
Catalans.
[26] C’est la ville de Ninfée dans laquelle fut signé le traité
de 1251 en allant de Philadelphie à Magnésie les troupes de Roger durent suivre
les bords de l’Herme ; et l’ancienne capitale de la Lydie, Sardes, se trouve a
moitié chemin entre les deux villes ; cet ville n’est plus aujourd’hui qu’un
amas de ruines. Le pays dont Roger allait délivrer les Turcs est peut-être
celui qui offre le plus grand nombre de villes magnifiques rapprochées dans un
plus court espace de terrain ; c’est la que se trouvaient, dit-on, ces sept
Églises chrétiennes de l’Apocalypse de saint Jean. Ainsi, villes chrétiennes et
païennes, on y reconnaît Pergame, Thyatira, les deux Magnésie, Smyrne, Sardes,
Philadelphie, Ephèse, Antioche, Tripolis, Hiérapolis, Laodicée, Sagalassus,
Apamée, Colosses, Métropolis.
[27] Il l’appelle La Tira, c’est l’ancienne Tyrreum.
[28] Je ne puis retrouver ce nom, l’x se prononce ch.
[29] Il l’appelle Esmira.
[30] On retrouve cette ville d’Ania indiquée sur l’atlas catalan
de 1375.
[31] Muntaner défigure ce nom en celui d’Altoloch, et plus loin
il dit que les Grecs l’appellent Théologos (épithète de saint Jean). L’ancienne
Ephèse s’étendait jusqu’à la moderne Ayasaluck, bien que les ruines principales
soient à un mille de là. La grande mosquée a été, dit-on, bâtie sur les ruines
de l’église de Saint-Jean, enrichie elle-même des ruines du temple de Diane. C’est
près du mont Prion qu’est le champ des tombeaux dans lequel la tradition
rapporte que fut enterré Timothée et que se passa la scène des Sept Donnants.
[32] probablement Aïdin. Le mot gabella en catalan peut désigner ici la garde
mise à la défense d’une frontière, et quelquefois ce mot répond à celui de tribu.
[33] Du nom de saint Jean l’Evangéliste, désigné en grec sous-la
simple Epithète de Le Théologien.
[34] Pachymère rend compte, ainsi qu’il suit de là conduite de
Roger et de ses troupes, je me sers de la traduction de Cousin. Bien que
tronquée et fort imparfaite, elle suffit pour reproduire l’enchaînement des
faits.
Alisuras (après s’être emparé de Tripoli par mer), s’en servit
comme d’un lieu de retraite pour faire des courses avec les Carmanes, et, s’y
tenant en pleine sûreté, il méprisa les menaces du grand-duc Roger, voyant que
c’était une peine inutile que de poursuivre les Carmanes, revint au fort de
Coula où il fit pendre plusieurs soldats pour avoir manqué à leur devoir, et en
usa de la même sorte au fort de Fournes. Comme ce n’était que par contrainte
que les habitants s’étaient rendus aux Turcs, ils ne virent pas sitôt leurs
libérateurs qu’ils les reçurent à bras ouverts et leur témoignèrent un cuisant
repentir d’avoir été réduits à la duré nécessité de subir le joug des ennemis.
Le grand-duc pardonna à plusieurs et ne châtia que ceux qui lui parurent les
plus coupables. Il condamna le gouverneur à avoir la tête tranchée et d’autres
à d’autres supplices. Il fit pendre un vieillard qui était de marque ; comme il
languissait, sans perdre la respiration ni la vie, un homme qui était présent
coupa la corde, soit par ordre ou de lui-même, et le sauva. Roger retourna
ensuite à Philadelphie où il pilla des sommes immenses, sans être retenu par
aucun respect. Il exerça de semblables brigandages à Pyrgion et à Ephèse, si bien
qu’on pouvait dire de ceux qui étaient tombés entre ses mains, après avoir
évité celles des ennemis, que pour se délivrer de la fumée ils s’étaient jetés
dans le feu. Ceux qui donnèrent leur bien eurent peine à sauver leur vie. Les
îles ressentirent ses cruels traitements aussi bien que la terre ferme. Chio,
Lemnos et Mytilène n’en furent pas exemptes ; quiconque fut soupçonné d’avoir
de l’argent, soit qu’il fit profession de la vie monastique, ou qu’il fût élevé
aux ordres sacrés, ou qu’il eût l’honneur d’être connu et chéri de l’empereur,
ne fut pas pour cela délivré des plus insupportables tourments. Les menaces d’une
mort prochaine faisaient trouver ce qu’il y avait de plus caché sous la terre ;
ceux qui le donnaient rachetaient leur vie par leur bien ; ceux qui refusaient
de le donner étaient châtiés de ce refus par la mort. Ce fut le malheureux sort
de Maname à Mytilène. (Ici Pachymère raconte un exemple particulier de ces
tyranniques vexations de Roger.) On peu avant que ceci arrivât, les habitants de
Magnésie se soulevèrent contre Roger. Il leur promettait dans son cœur les
mêmes traitements que le cyclope à Ulysse, et, n’ayant dessein de les ruiner
que les derniers, il leur avait confié la garde de son argent et de son
équipage. Les trésors qu’ils avaient entre leurs mains, les provisions de blé
et d’autres grains, les troupes qui leur étaient arrivées depuis peu, leur
donnèrent la hardiesse de se garantir du danger dont ils se voyaient menacés.
Attaleiote, chef de l’entreprise, ayant donné sa foi et son serment à ses
compagnons et les ayant reçus d’eux, ils fondirent sur les Latins qu’ils
avaient en garnison, en firent passer quelques-uns au fil de l’épée et mirent
les autres eh prison ; ils s’animèrent après cela réciproquement à se défendre
jusqu’à l’extrémité, dans l’assurance qu’ils n’éviteraient pas la mort s’ils
tombaient entre les mains du grand-duc. Ils fermèrent donc leurs portes et
déclarèrent leur révolte. Le grand duc était d’un naturel trop impatient et
trop cruel pour apprendre la nouvelle d’une rébellion semblable à celle-ci sans
concevoir à l’heure même le dessein de la punir. Ayant donc amassé à la hâte
ses troupes latines et grecques, et ayant obligé quelques Alains à le suivre,
malgré qu’ils en eussent, il mit le siège devant la ville de Magnésie, la
battit avec toutes sortes de machines et fit paraître une incroyable ardeur de
l’emporter, qui était allumée par les piquantes railleries des assiégés. Comme
l’eau est fort nécessaire durant un siège, ils enfermèrent le champ de Macar où
il y avait une source. Les assiégeants ayant voulu couper un aqueduc qui
conduisait dans la ville les ruisseaux qui descendaient des montagnes, il les
en empêchèrent et conservèrent l’aqueduc ; ils tirèrent incessamment du haut de
leurs murailles et repoussèrent les assiégeants. Roger leur ayant offert de
lever le siège, s’ils voulaient lui rendre son argent, ils rejetèrent cette
condition avec ta dernière fierté.
[35] Nicéphore dit que telle fut la terreur imprimée aux Turcs
par la discipline militaire, l’attaque violente, les brillantes armes, l’impétuosité
des passions de ces francs, qu’ils s’éloignèrent, non seulement de
Constantinople, mais au-delà des frontières de l’antique empire romain.
[36] Muntaner fait
tour à tour de Lancaura un nom d’homme et un nom de pays, et dit l’emperador
Lantzaura et l’imperide Lantzaura. Il faut se rappeler qu’il s’agit
d’Assen, roi des Bulgares, dont Roger avait épousé la fille, Marie, nièce d’Andronic
par sa sœur mariée à Assen.
[37] Pachymère rend compte ainsi de cette altération de la
monnaie (VI, 8). Je traduis ce morceau qui demande plus d’exactitude que n’en a
la traduction de Cousin.
« L’empereur altéra alors la monnaie pour fournir au nécessités du
moment. L’altération de la monnaie d’or avait commencé sous Jean micas qui n’avait
laissé aux monnaies qu’une moitié d’or pur ; cet usage s’était continué depuis
cette époque. Enfin Michel Paléologue, après avoir recouvré Constantinople, se
voyant forcé de donner de nombreux présents partout, et en particulier de
fournir des subsides aux italiens (c’est-à-dire aux Siciliens et au roi d’Aragon
pour amener les Vêpres siciliennes), résolut de changer les types anciens en
faisant mettre l’effigie de Constantinople au revers, et, à cette occasion, il
altéra de nouveau les monnaies, de manière que sur vingt-quatre parties il y en
eut quinze d’alliage et qu’il n’en resta que neuf d’or pur. Après ce temps il y
eut quelque amélioration, car on réduisit les parties d’alliage à quatorze, et
celles d’or pur furent portées à dix. Dans cette dernière occasion, on enleva
encore une moitié de ces dix parties d’or pur, pour y substituer une
augmentation d’alliage. De là la perte de la confiance et de la fortune
publique. »
[38] Voici ce que dit Pachymère sur l’arrivée de Béranger d’Entença
:
En ce temps-là un autre
Catalan, nommé Béranger, arriva nu port de Madytos avec neuf grandes nefs, soit
qu’il y fût attiré par l’éclat des récompenses que le grand-duc recevait de l’empereur,
ou qu’il y fût invité par les lettres du grand-duc lui-même ; des qu’il fut
arrivé, le grand-duc se rendit auprès de l’empereur, et Béranger se rendit
lui-même à Constantinople sur la fin du mois d’octobre (1304). Le grand-duc
parla en faveur de Béranger à l’empereur et lui demanda pour lui et pour ses
troupes jusqu’à la somme de 300.000 écus, n’oubliant rien de ce qui pouvait
contribuer à le rendre recommandable. Il releva la grandeur de sa naissance et
de sa valeur, qui le rendaient digne des bonnes grâces de l’empereur, et fit
entendre : qu’il n’était pas juste qu’il reçut d’un si grand prince une
récompense qui fût au-dessous de son alterne ; qu’il était prêt à servir par
ses conseils et par ses actions et qu’il méritait de jouir des premières
dignités et de posséder le titre de grand-duc plus que lui, puisqu’il le
surpassait par l’ancienneté de sa noblesse. L’empereur reçut froidement cette
recommandation et demanda seulement comment il était venu sans être mandé.
Roger lui ayant répondu qu’il était venu sur le bruit de ses libéralités, l’empereur
ne dit rien davantage, fort fâché qu’on lui eût demandé des sommes si
extraordinaires. A quelques jours de là, l’empereur montrant un visage fort
sévère au grand-duc et témoignant de l’indignation de ce qu’il demandait des
sommes si excessives pour le paiement de ses troupes (bien que quelques-uns
assurent qu’il n’en usait ainsi que par intelligence avec le grand-duc même qui
l’en avait prié, afin de faire voir à ses gens jusqu’à quel point il les
aimait, puisque, pour leur intérêt, il se mettait en danger de déplaire à l’empereur),
il fit signe à ceux qui étaient présents de s’approcher, et ayant le sénat d’un
autre côté, il éleva la voix et fit un long discours dont le sens était :
» Qu’il n’avait jamais
désiré un secours aussi nombreux que celui que Roger avait amené, mais
seulement 1.000 hommes d’infanterie et 800 de cavalerie, comme il paraissait
par ses lettres scellées de la bulle d’or ; que néanmoins lorsqu’ils étaient
arrivés, il n’avait pas voulu les renvoyer, mais les avait reçus pour un temps, à
la charge de servir moyennant une certaine solde ; que sa libéralité avait
dépassé toutes les bornes ; que le grand-duc savait qu’il lui avait donné des
sacs pleins d’argent, afin qu’il les distribuait lui-même à ses gens, selon la
connaissance qu’il avait de leurs mérites et de leurs services ; qu’il n’avait
point voulu leur donner d’autre chef que lui, afin
que lui obéissant comme ils avaient accoutumé, ils observassent une discipline
plus exacte ; que cependant, après avoir épuisé son épargne pour les enrichir,
il n’en avait tiré aucun fruit ; qu’ils avaient passé l’hiver à Cyzique où ils
avaient fait beaucoup plus de mal que de bien ; qu’il était aisé d’apprendre ce
qu’ils avaient fait dans les autres villes, par les plaintes que les habitants
faisaient retentir de tous côtés, avec un éclat plus puissant que n’était la
voix de Stentor ; que le siège de Magnésie, durant lequel ils avaient tourné
leurs armes contre les Grecs, ne se pouvait excuser ; qu’il avouait franchement
qu’ils avaient rendu un service considérable en secourant Philadelphie ; que
quand cette action aurait valu toutes les récompenses qu’ils avaient reçues,
ils en avaient terni la gloire par les désordres qu’ils avaient commis depuis ;
enfin qu’il n’avait pas besoin d’un si grand nombre de troupes et que l’empire
ne les pouvait entretenir ; qu’il était épuisé par les dépenses qu’il avait
souffertes ; qu’il souhaitait que ceux qui étaient présents en avertissent les
absents et principalement le nouveau chef qui était arrivé le dernier, afin qu’il
ne lui demandât point ce qu’il ne lui pouvait donner et qu’il ne se trompât
point lui-même par une vaine espérance »
« Voilà ce que dit l’empereur,
et plusieurs choses semblables. Les Catalans n’ayant rien dit au contraire, s’emportèrent
de colère contre leur chef qui les avait emmenés. »
Après avoir raconté les
offres faites par les Génois à l’empereur, de l’aider à maintenir les Catalans
en ordre, Pachymère ajoute :
Le grand-duc n’espérant plus recevoir
de l’empereur les sommes immenses qu’il lui avait demandées, modéra ses demandes,
se contenta de fort peu de chose et promit d’apaiser ses Latins. Il l’assura
même qu’il en avait envoyé une partie se joindre à l’empereur Michel son fils
(contre Eltimir et Sphenthislave ou Venceslas), et que quant à lui il était
prêt d’aller servir en Orient ; que quant à Béranger d’Entença, il n’y avait
point d’apparence de le renvoyer et de tromper l’espérance qu’ il avait conçue
de sa libéralité ; qu’il le suppliait de lui permettre de le venir saluer et de
l’assurer d’un accueil favorable et d’un retour libre ; qu’après cela il irait
secourir le jeune empereur et servirait très fidèlement. L’empereur persuadé de
ces raisons, fit expédier à Béranger des lettres scellées de la bulle d’or
portant sauf-conduit, fit donner de riches présents au grand-duc et lui assigna
une partie des impositions qui se levaient sur les grains. A l’égard de
Béranger, il résolut de le recevoir avec la magnificence qu’il souhaitait ; et,
pour en trouver les fonds, il retrancha le tiers des pensions qu’il payait aux
officiers d’Occident, car longtemps auparavant il avait déjà retranché les
gages des officiers de sa maison, et de plus il altéra les monnaies d’or par un
nouvel alliage. L’empereur appliquant tous ses soins à bien recevoir Béranger d’Entença,
envoya plusieurs fois à Gallipoli où le bruit courait qu’il était prêt d’arriver,
pour le prier de ne pas manquer de venir le trouver, et il lui fit expédier des
lettres scellées de la bulle d’or, par lesquelles il lui promettait, avec des
serments formidables, de le recevoir avec de sincères témoignages d’une
parfaite amitié, et quand il désirerait s’en retourner, de lui en laisser une
entière liberté, et pour le combler de riches présents. Aussitôt que Béranger
eut ces lettres entre les mains, il aborda avec deux de ses vaisseaux au port
de Constantinople et ne se hâta point toutefois de descendre de son vaisseau,
mais envoya avertir l’empereur de son arrivée ; et quoique l’empereur lui
envoyai des chars pour le conduire, il demeura aussi fortement attaché à son
vaisseau que le vaisseau était fortement attaché au rivage avec ses ancres, et
refusa constamment d’en sortir jusqu’à ce que l’empereur lui eut donné son fils
Jean en dépôt pour otage. Mais lorsque la fête de Noël approcha (car Béranger n’était
venu a Constantinople qu’au milieu de décembre), l’empereur envoya le prier de
se contenter de son serment sans lui demander d’otage. Béranger se rendit enfin
après de longues irrésolutions, visita souvent l’empereur et se retira tous les
soirs dans son vaisseau comme dans une citadelle où lui et les siens
consommaient les vivres que l’empereur y faisait porter en abondance. Ce bon
traitement l’adoucit de telle sorte et le rendit si familier avec l’empereur qu’il
témoigna n’être point éloigné de lui faire serment de fidélité. On choisit pour
cet effet le jour de la fête de Noël, et, en présence du sénat et de toute la
ville, on le déclara mégaduc, et on lui donna le bâton enrichi d’or et d’argent
pour marque de sa dignité, selon la nouvelle coutume instituée par l’empereur
Andronic ; puis il prit place sur les hauts sièges et revêtit l’habit de
cérémonie et porta le scaramange (chapeau d’honneur). Après cela il ne fit plus
difficulté de sortir de ses vaisseaux et de venir loger au monastère de Saint
Côme avec les principaux de sa suite dont quelques-uns furent honorés par l’empereur
de la qualité de chevaliers. Il se mit en grande considération auprès de l’empereur
et eut un rang fort illustre dans ses conseils. Lorsqu’il fut question des
termes dans lesquels les serments devaient être conçus, et qu’il fallut que
Béranger se déclarât, selon la coutume, ami de tous les amis et ennemi de tous
les ennemis de l’empereur, il dit franchement, par une certaine affectation de
paraître sincère dans ses traités et constant dans l’amitié, qu’il était obligé
d’excepter Frédéric, à qui il avait promis dès auparavant fidélité et service,
et à qui il ne pouvait manquer de les rendre, puisqu’il n’y avait jamais manqué
de sa part, mais que, celui-là seul excepté, il servirait l’empereur contre
tous les autres. Quelques-uns jugeaient qu’il avait quelque dessein caché, mais
l’empereur aima mieux attribuer sa conduite à la générosité qu’à la fourberie,
et jugea qu’il lui serait fidèle, puisqu’il l’était à Frédéric. »
[39] Voici, suivant Pachymère, ce qui prépara l’élévation de
Roger au poste de césar. Il est
évident que, comme le dit Muntaner, la concession des deux dignités fut
négociée à la fois.
« Au même instant que
Béranger d’Entença venait de partir pour Gallipoli pour s’y réunir à Roger, l’empereur
reçut des avis qui lui rendirent suspecte la fidélité de Roger lui-même. Il
apprit qu’il se retranchait à Gallipoli, qu’il rompait les chaînes, qu’il
faisait saler des viandes, qu’il faisait provision de blé et de biscuit, qu’il
agissait en toutes rencontres avec une fierté et une hauteur extraordinaires,
et qu’enfin il méditait une révolte quoiqu’il dissimulât. L’empereur, désirant
éclaircir ses soupçons et voulant essayer ou de changer ses sentiments ou au
moins de les connaître, avait envoyé Marule le prier de sa part, et prier aussi
sa sœur, de venir célébrer avec lui la fête de l’Epiphanie (6 janvier 1307.)
Elle s’en était excusée surtout indisposition, et lui, il avait refusé
ouvertement par mépris, et avait demandé l’argent qui était dû aux Catalans, et
avait ajouté que, si on ne le leur payait promptement, il était en danger de
souffrir de leur part quelque violence. L’empereur envoya vers lui une seconde
fois, pour le prier de se contenter de ce qu’il pouvait présentement lui payer
et de passer en Orient aussitôt qu’il l’aurait reçu. Roger usa de détours et de
prétextes pour faire entendre qu’il aimerait mieux passer l’hiver en Occident,
où il y avait abondance de provisions, qu’en Orient où ses troupes périraient
de faim L’empereur, appréhendant la révolte et n’osant plus l’irriter, parce qu’il
voyait bien qu’il n’obéirait pas, le flatta par l’espérance des récompenses et
des honneurs, et offrit de lui donner la dignité de césar, de lui abandonner l’Orient
pour y commander avec un pouvoir absolu, excepté dans les grandes villes, de
pourvoir aux besoins de ses troupes pourvu qu’elles rassurassent de leur
fidélité, et de leur donner 20.000 écus d’or et 300.000 muids de blé aussitôt
qu’elles seraient en Orient, et d’avoir soin qu’elles ne manquassent de rien à
l’avenir. Les envoyés répétèrent plusieurs fois ces propositions et en firent
part à la sœur de l’empereur, afin qu’elle contribuât de son côté à gagner
Roger. La nécessité de l’état obligeait à descendre à ces prières, aussi bien
que les fâcheuses nouvelles par lesquelles on apprenait que la ville de
Philadelphie était si fort pressée par les Turcs qu’on était contraint par la
faim d’y manger des corps morts. Cependant Roger ne parlait que d’argent et ne
répondait rien autre chose, sinon que les troupes étaient au désespoir, qu’il
ne les pouvait plus retenir, et qu’au milieu d’elles il n’était pas lui-même en
sûreté avec les marques de la dignité dont on l’avait honoré dans l’empire, et
que ces marques ne servaient qu’a les aigrir lorsqu’ils ne ressentaient point
les effets de la faveur qu’elles semblaient leur promettre. Il n’était que trop
aisé de juger par ses réponses qu’il était très attaché aux intérêts de ses
soldats, et que quiconque entreprendrait de l’en détacher le trouverait
furieux, vu qu’il n’était pas encore accoutumé à l’obéissance Après que de la
cour on lui eût envoyé plusieurs personnes, on n’eu trouva pas de plus propre
pour rapporter ses réponses que Cannabure, officier de sa femme, lequel fit
plusieurs fois le voyage et enfin rapporta : que Roger demandait des gages et
des assurances de l’exécution des promesses de l’empereur, et qu’il souhaitait
qu’il fit serment en présence de l’image de la mère de Dieu. La nouvelle qui
était venue que le frère naturel de Frédéric (il veut sans doute parler de
Fernand de Majorque) courait la mer avec treize vaisseaux, et entretenait
grande intelligence avec les Catalans, obligea l’empereur à accorder les
conciliions que demandait Roger sans contester sur aucun point. Théodore Cumne
fut envoyé vers Roger pour lui porter les marques de la dignité de césar, les
lettres scellées de la bulle d’or, 50.000 écus d’or pour le paiement de ses
troupes, et pour l’assurer que le blé qui leur avait été promis serait bientôt
prêt, et que s’il manquait quelque chose, il serait fourni aussitôt qu’ils
seraient arrivés en Orient. (Ici de longs discours de Roger et de l’empereur.)
Pour entretenir l’amitié de Roger son parent par toutes sortes de bons offices,
il le fit proclamer césar. Sa femme portait déjà les ornements convenables à
cette dignité, par où il tâchait de la séparer des intérêts de ceux de sa
nation, desquels il témoignait détester l’insolence. »
Et plus loin :
« Cependant Roger qui, bien que Latin de nation, avait l’honneur d’être
parent de l’empereur, continua à le tromper par ses artifices et reçut de sa
libéralité les ornements qui sont les marques de la dignité de césar, le jour
que l’un célèbre la mémoire de la résurrection de Lazare. Il reçut aussi 11.000
écus d’or de la même libéralité, et on lui avait promis de lui donner 100.000
muids de blé de la mesure du pays. Il avait promis de sa part, de ne retenir
que 3.000 hommes, de passer avec eux en Orient et de licencier tout le reste ;
mais il ne manqua pas d’éluder cette promesse par ses ruses ordinaires, et au
lieu de les licencier comme il l’avait promis, il en envoya une partie à
Cyzique, une autre partie à Piga et une autre à Lopadion. Entretenant toujours
ses liaisons avec Béranger et avec le frère naturel de Frédéric (probablement
Fernand de Majorque), Il donna permission aux Siciliens de courir la mer jusqu’à
Mytilène, et retint les Catalans, sons le vain prétexte qu’ils n’avaient pas
touché leur paie, contre la parole qu’il avait donnée de les renvoyer. Il usa
encore de mauvaise foi pour prendre une plus grande quantité de blé que celle
qui lui avait été promise. A mesure que les officiers de l’empereur le
fournissaient, il le faisait enlever, sous prétexte que les troupes en avaient
besoin, mais en effet pour ôter la connaissance de ce qui avait été fourni et
pour avoir sujet d’en demander toujours, sans qu’on en sût jamais le compte.
[40] Pachymère
raconte différemment le départ de Béranger d’Entença pour Gallipoli :
Le mégaduc Béranger, transporté d’une
furieuse jalousie de ce que les Catalans qui n’étaient recommandables ni par
leur noblesse ni par leur valeur, avaient touché, soit de gré soit de force,
des sommes si prodigieuses (mille milliers d’écus d’or), au lieu que lui, qui
était illustre par sa naissance et qui avait amené des troupes si belliqueuses
et si formidables, n’osait espérer de récompense qui approchât de bien loin de
celle-là, commença à se dispenser peu à peu de l’assiduité et du service, et de
songer à remonter sur ses vaisseaux. Ayant donc fait voile vers le quartier des
Blachernes, il passa devant la porte du palais de l’empereur, étant toujours
dans l’incertitude et dans le doute et retenant encore les marques de la
dignité dont il avait été honoré, et environ trente plats d’or et d’argent qui
avaient servi à lui porter des présents et des viandes le jour précédent. L’empereur,
doutant toujours de la résolution de Béranger et ne pouvant croire qu’il voulût
se retirer de la sorte, envoya plusieurs fois l’inviter à venir passer la fête
des Rois (6 janvier de l’an 1307), avec les marques convenables à sa dignité ;
mais il se moqua de cette dignité et de ces marques, et se servit, en présence
de ceux que l’empereur avait envoyés, de son vase à manger comme d’un vase à
puiser de l’eau de mer et les renvoya en raillant, de sorte qu’il était évident
qu’il était déterminé à s’en retourner en son pays où à aller trouver Frédéric,
son cher allié. Il passa trois jours et trois nuits à se disposer de la sorte à
son départ, et renvoya auparavant à l’empereur sa vaisselle d’or et d’argent.
Quelques Monembasiotes qui servaient l’empereur sur mer, brûlaient du désir de
le poursuivre, tant pour reprendre un vaisseau qu’ils lui avaient prêté que
pour châtier l’insolence avec laquelle il méprisait l’empereur ; mais l’empereur
ne le voulut pas, soit qu’il en fût empêché par le respect des serments avec
lesquels il avait contracté son alliance, ou qu’il eût encore quelque reste d’espérance
de lui voir changer de sentiment, ou qu’il appréhendât le succès du combat, ou
enfin qu’il affectât la résolution d’être doux et modéré. Il est certain qu’il
ne souhaitait rien avec tant d’ardeur que d’avoir cette réputation ; mais au
lieu de faire paraître sa douceur envers ses fidèles sujets, il la faisait
paraître envers de perfides étrangers, de peur d’être inculpé de cette rupture.
Un vent propice s’étant élevé dans la nuit, Béranger s’enfuit avec une
impétuosité pareille à celle d’un taureau furieux qui gagne la forêt, et il
arriva à Gallipoli. »
[41] Nom du dimanche qui suit l’Epiphanie.
[42] C’est-à-dire que Roger voulait y instituer des fiefs
militaires conformément aux usages de l’Occident.
[43] Pachymère fait dire sur ce sujet à Roger parlant à ses
troupes : « Qu’il apprenait que l’empereur Michel venait à la tête dos troupes
grecques pour le combattre ; que le serment de fidélité par lequel il s’était
lié à l’empire l’obligeait à aller au-devant de lui pour le saluer avec respect
et à mettre un genou en terre à quarante pas ; mais qu’il aurait soin de sa
conservation et de celle de ses soldats, et qu’il serait prêt à tuer ou à
mourir ; qu’il ne fallait pas que les siens se missent en peine de leur chef ;
qu’il ne convenait pas à un homme de cœur de se laisser arrêter par une crainte
semblable, et qu’il fit ainsi, pour ainsi dire, naufrage au port. »
Les craintes des soldats
de Roger n’étaient pas sans fondement, si ou en juge par ce qui se passa et qui
avait été probablement préparé par l’empereur, d’après l’aveu de Pachymère
lui-même.
« L’empereur ordonna aux troupes que son fils commandait, de se
camper près d’Apros et de combattre les Catalans et les almogavares s’ils le
venaient attaquer. »
[44] Pachymère mentionne aussi ce fait : « Il eut l’adresse d’envoyer
sa belle-mère et sa femme, bien qu’elle fût grosse, à Constantinople, pour représentera
l’empereur, qu’il lui était impossible de faire traverser ses troupes qu’on ne
leur eût auparavant accordé ce qu’elles demandaient. »
[45] Le passage des
Dardanelles. Avie est là pour Abydos.
[46] Par cité de Troie, Muntaner entend ici, non une seule ville,
mais un canton, comprenant la ville et ses dépendances. Il étend cette cité sur
tout l’espace compris entre Abydos au nord et Adramilli au sud.
[47] Il l’appelle Arena.
[48] Ce petit récit de la guerre de Troie, d’après Muntaner,
rappelle le récit des aventures du chevalier Acléon et de dama Diane, dans le
bon Froissart
[49] Il y arriva, suivant Pachymère le 28 mars 1303.
[50] Nicéphore
Grégoras est fort succinct : « Laissant tout le reste
de son aimée pour la défense de Gallipoli, le césar Roger, avec deux cents
hommes d’élite parmi les siens, alla au-devant de l’empereur Michel qui était
alors avec toute son armée à Oresliade en Thrace, dans l’intention de requérir
de lui la solde convenue pour ses troupes, et, s’il était nécessaire, d’y
employer les menaces. Cette démarche ayant encore rallumé le courroux que l’empereur
Michel avait conçu contre lui, plusieurs soldats l’entourèrent et le tuèrent
devant le palais impérial, aussi bien que quelques-uns de ceux qui l’avaient
accompagné. La plus grande partie se déroba au danger par la fuite, et sans s’arrêter
dans leur course allèrent annoncer aux Latins de Gallipoli l’événement qui
venait de se passer. »
Pachymère est plus
détaillé et cherche à détourner les soupçons qui désignaient le jeune empereur
:
« Ayant choisi cent cinquante hommes parmi ceux auxquels il se
fiait le plus, Roger alla à Andrinople sous prétexte de rendre ses respects à l’empereur
Michel qu’il n’avait pas encore eu l’honneur de voir, et de prendre congé de
lui avant que de passer la mer, mais en effet dans le dessein de reconnaître
son armée, à laquelle il n’ignorait pas qu’il s’était rendu suspect et odieux
par les violences qu’il avait exercées. Il est vrai aussi que les Alains et les
Turcs, qu’on appelle Côme, qui étaient alors commandés, par Boësilas, Bulgare
de nation, et les Grecs, commandés par Cassien, grand primicier, et par Bucas
grand hétériarque, s’étaient empares des forts que les habitants du pays
avaient abandonnés en Macédoine et se tenaient prêts à réprimer l’insolence des
Latins, en cas qu’ils fissent aucune entreprise contre le service de l’empire.
Le vingt-huitième jour du mois de mars (1305), Assen, beau-frère de l’empereur
Michel, lui apporta la nouvelle de l’arrivée du césar, au moment où il était
occupé à faire la revue de ses troupes. L’empereur, surpris de cette nouvelle,
envoya demander le sujet de cette arrivée, si c’était par l’ordre de l’empereur
son père ou s’il venait de lui-même. Il fit réponse qu’il venait pour l’assurer
de ses respects et pour prendre congé de lui avant que de passer en Orient. Le
jeune empereur le reçut le quatrième jour de la semaine que les Grecs appellent
de saint Thomas, lui fit l’honneur de l’admettre à sa table et entra avec lui à
Andrinople. Ce jour-là et le suivant il lui fit toutes les caresses possibles
et le conjura de ne plus exercer de tyrannie contre les Grecs. Roger reçut fort
bien sa prière et le quitta avec de grands témoignages d’affection. Les Alains
étaient extrêmement aigris contre lui par Georges, dont le fils avait été tué à
Cyzique par l’ordre de Roger, et cherchaient continuellement une occasion
favorable pour se venger ; ils
trouvèrent cette occasion au moment où il entrait seul dans l’appartement de l’impératrice,
ayant laissé ses gardes en dehors. Lorsqu’il fut sur le seuil de la porte,
Georges lui enfonça son épée dans les reins, comme pour aller chercher jusque
dans son corps le sang de son fils injustement répandu. A l’heure même il tomba
mort, ce barbare injuste et insolent, mais ardent et intrépide. Les Orientaux,
animés de rage par le souvenir des cruautés qu’il avait exercées sur leurs
proches, déchirèrent son corps en pièces. L’empereur Michel, tout hors de
lui-même, demanda avant toutes choses si l’impératrice était sauvée. Quand il
eut appris qu’elle n’avait pas eu de mal, il déplora le malheur de Roger ;
ruais comme il était fort prudent, il défendit de dire aux cent cinquante
Latins qui étaient dehors ce qui était arrivé, et commanda de les entourer, de
leur faire ôter leurs armes et de les mettre en prison. Les auteurs de la mort
du césar s’en excusèrent à Michel, sur ce qu’en le tuant ils n’avaient fait que
venger les peuples qu’il avait opprimés et prévenir la rébellion qu’il méditait
contre les empereurs ; d’autres, transportés d’une fureur impétueuse, et principalement
les Alains, montèrent à cheval et coururent de tous côtés à dessein de
poursuivre les Catalans. Le jeune empereur, appréhendant que les troupes
dispersées de la sorte ne fussent défaites, envoya promptement Théodore, son
oncle, pour les ramener ; mais, quelque diligence qu’il fit, il ne put en venir
à bout, ni empêcher qu’ils ne tuassent tous les Catalans qui tombèrent entre
leurs mains. »
[51] Le mot lin désignait parfois tout bâtiment en
général et parfois un long bâtiment de transport ;
[52] Pachymère confirme aussi par son témoignage l’authenticité
du récit de Muntaner.
« Les Catalans se rassemblèrent en un moment dans Gallipoli dont
il y avait longtemps qu’ils étaient maîtres, et en entrant firent passer les Grecs
au fil de l’épée, sans épargner les enfants. Ayant néanmoins fait réflexion que
plusieurs de leur nation, qui s’étaient engagés à la suite du césar, pourraient
recevoir un pareil traitement à Constantinople et aux environs, ils en
gardèrent quelques-uns, et proposèrent au frère naturel de Frédéric (toujours
Ferrand de Majorque, ainsi que je le pense) de se joindre avec eux contre nous
; mais n’ayant pu s’accorder touchant les conditions, ils lui laissèrent la
mer, et se renfermèrent dans leur place, résolus de s’y bien défendre. L’empereur
Michel, bien loin cependant d’abandonner le soin des affaires, dans le temps
que la trêve faite avec les Bulgares lui donnait un peu de repos, envoya le
grand primicier (Cassien) assiéger le fort de Gallipoli. Il y réussit d’abord
assez heureusement ; mais depuis il y fut fort incommodé par les fréquentes
sorties des assiégés, auxquelles la négligence des nôtres ne donna que trop de
lieu. Béranger trompa l’empereur Andronic par de fausses protestations de
services, par lesquelles ayant obtenu de lui une suspension d’armes pour les
assiégés, ils s’en prévalurent de telle sorte que, non seulement ils réparèrent
leurs fortifications, mais qu’ayant mis des troupes sur sept grands vaisseaux
et sur neuf petits, ils attaquèrent d’abord le port de Cyzique, sans y pouvoir
remporter aucun avantage à cause de la rigoureuse résistance que firent les
habitants. Le vingt-huitième jour du mois de mai (130 ?), ils abordèrent à
Périnthe, tuèrent les personnes qui étaient au-dessus de l’âge de puberté,
mirent tout à feu et à sang dans le pays, de sorte que ceux qui avaient pu
éviter de tomber entre leurs mains accoururent en foule à Constantinople dont
les portes étaient ouvertes pour les recevoir. Ce jour même ils descendirent à
terre et y firent des courses.
[53] Recrea, dit Muntaner ;
l’ancienne Périnthe.
[54] Voici comment Pachymère raconte le meurtre de l’amiral En
Ferrand d’Aunes :
« L’empereur avait reçu favorablement un Catalan qui s’était venu rendre
à lui, et comme, par le changement qu’il avait fait et d’habit et de sentiment,
il l’avait pleinement persuadé de sa fidélité, il l’avait honoré de la charge d’amiral,
et lui avait fait épouser une personne d’une illustre famille, la fille de
Raoul, surnommé le Gros. Il avait dessein de lui confier un vaisseau latin
chargé de soldats salariés, et après ce vaisseau d’en envoyer encore d’autres.
Comme il était prêt de partir, le comité vint avertir l’empereur qu’il avait
aperçu plus de cinquante almogavares armés couchés dans le fond du vaisseau ;
ce qu’on trouva être véritable, et ce qui découvrit la perfidie de l’amiral.
Là-dessus on l’arrêta et on arrêta pareillement les cinquante soldats, à la
réserve de quelques-uns qui s’échappèrent au moment du tumulte. Le bruit de la
trahison s’étant répandu dans la ville y excita les plaintes de ceux qui
avaient souffert la plus grande partie des violences que les Catalans avaient
exercées et fit attribuer tout le mal au peu de soin qu’on avait eu d’entretenir
des vaisseaux, ce qui avait obligé d’avoir recours aux étrangers. Cependant les
étrangers qui habitaient à Constantinople, s’étant assemblés au bruit des
tristes nouvelles qui à chaque moment arrivaient de toutes parts et auxquelles
ils ne pouvaient apporter de remède, ne trouvèrent pas d’autre moyen de se
venger que de faire main basse sur les Catalans. Mais comme ceux qui s’étaient
retirés chez les Génois étaient en sûreté, ils coururent en foule vers la
maison de Raoul, où ils savaient qu’on en gardait quelques-uns. Ils les
demandèrent, et, ne pouvant forcer aisément la maison, ils y mirent le feu et
la réduisirent en cendres. Les Catalans se défendirent courageusement ; mais
rien ne pouvant arrêter la fureur de la multitude, ils périrent tous par le fer
ou par le feu. »
[55] Mer Noire.
[56] Nicéphore raconte en peu de mots la prise de ; Béranger.
Je traduis littéralement :
« Aussitôt que les Latins
qui étaient à Gallipoli apprirent le meurtre du césar, ils commencèrent par
égorger tout ce qui se trouvait de gens de tout âge dans l’intérieur de
Gallipoli, et après avoir bien fortifié les murailles, s’en firent un lieu
assuré de retraite. Ensuite ayant divisé leur armée en deux parties, ils
complétèrent d’abord l’équipage et l’armement des trente galères qu’ils avaient
et dont ils donnèrent le commandement à Béranger d’Entença, en le chargeant d’intercepter
par des embûches dans les déniés de l’Hellespont tous les vaisseaux de charge
grecs qui montaient ou descendaient. L’autre partie des troupes s’arma et se
répandit dans la Thrace, en y exerçant nuit et jour ses pillages. Quant à la
flotte de Béranger d’Entença, elle fut, grâce au ciel, peu de temps après
entièrement détruite ; car ayant été rencontrée par seize galères génoises bien
armées, dans la crainte des pirates, ils furent tous en partie submergés, en
partie tués. Béranger, le commandant de cette flotte, fut pris lui-même avec
quelques-uns des siens et rendu à prix d’argent à ses compatriotes. »
Le récit de Pachymère est
beaucoup plus circonstancié ; on y voit évidemment la perfidie intéressée des
Génois envers les Catalans, dont ils avaient longtemps vu l’influence avec
envie.
« Seize vaisseaux chargés
de marchandises furent doucement poussés au port par un vent du midi, en un
temps auquel on ne les attendait pas. Les Catalans et les almogavares avaient
attaqué nos matelots dans le port de Rhégio, et, pour leur imprimer une plus
grande terreur, avaient empalé quelques-uns de leurs enfants, avaient brûlé
quelques homme ?, et après s’être servi des autres pour conduire leur bagage,
les avaient cruellement massacrés, ils jouissaient du fruit de leur barbare
inhumanité, lorsqu’ils aperçurent de loin lus vaisseaux génois, qu’ils prirent
d’abord pour des vaisseaux siciliens qui venaient à leur secours, et, emportés d’une
vaine joie, ils se promettaient qu’aussitôt qu’ils se seraient joints à eux ils
prendraient Constantinople. Mais quand ils eurent reconnu à leurs pavillons qu’ils
étaient génois, ils perdirent leur confiance sans tomber pour cela dans le
désespoir. Au contraire, ils se promirent d’entrer en conférence avec eux et de
s’accorder sans peine, parce qu’ils ne pensèrent pas qu’entretenant un grand
commerce sur les mers-là, ils voulussent s’exposer à y être souvent attaqués.
De plus, ils se souvinrent que les Génois avaient retiré de leurs gens et les
avaient préservés de la fureur populaire ; qu’ils leur avaient envoyé un
vaisseau chargé de vivres, et en haine de ce qu’il avait été pris par les
Grecs, ils avaient tué le chef des galères de l’empereur ; ce dont ce prince
eût tiré une cruelle vengeance, si les conjonctures du temps, telles qu’il ne
pouvait se passer de leur service, ne l’eussent obligé à dissimuler ces
injures. Dans cette espérance les almogavares reçurent les Génois, fort étonnés
de voir des ruines de maisons et des restes d’incendie. Lorsqu’ils furent au
port, Béranger fit un long récit aux commandants de la flotte génoise de tout
ce qui lui était arrivé, et tâcha de leur persuader qu’ils étaient obligés par
leur ancienne alliance d’en rechercher la réparation ; que l’empereur Andronic
était extrêmement irrité contre eux, et qu’il leur avait fait fermer les portes
de la ville en haine du secours qu’ils avaient donné aux moines de leur nation.
Les Génois, au lieu d’ajouter foi à ces discours, usèrent de la sage précaution
d’envoyer la nuit une galère à Constantinople pour s’informer de la vérité et
pour apprendre les sentiments de l’empereur.
« Béranger se servait de ce prétexte pour aigrir les Génois contre
l’empereur, soit qu’il ignorât que l’empereur était réconcilié avec eux, ou qu’il
feignit de l’ignorer. La galère des Génois étant arrivée la nuit, et les
députés ayant appris le véritable étal des affaires, les Génois résolurent de
se déclarer contre les étrangers. L’empereur ne voulant pas être spectateur
oisif du combat, commanda aux troupes de se tenir prêtes pour en partager les
hasards et la gloire. Les députés des Génois portèrent cette résolution à ceux
de leur parti. L’empereur mit dix mille hommes sous les armes, et ces dix mille
hommes remplissaient une flotte qui couvrait toute la mer qui s’étend depuis
Constantinople jusqu’à Rhégio. Avant que ceux que les Génois avaient envoyés
vers l’empereur fussent de retour, les deux partis en vinrent dès le matin au
combat, par la nécessité de l’avis qu’on avait reçu, que Béranger, désespérant
d’obtenir la paix, avait offert de grands secours d’argent aux commandants de
la flotte pour se comporter lâchement. Les almogavares furent poussés du
premier choc et engagés à combattre, plusieurs furent tués et plusieurs furent
blesses de côté et d’autre ; mais les Génois demeureront victorieux et prirent
tous les vaisseaux, excepté un. Béranger, voyant qu’il ne pouvait venir à bout
de ses desseins, se rendit au général de l’armée ennemie, qui le cacha au fond
d’un vaisseau, où il demeura seul en sûreté pendant que les autres couraient
les hasards du combat. Le même jour, qui était le dernier du mois de mai
(1307), on vit passer en plein midi la flotte victorieuse le long du port avec
une pompe et une magnificence convenables à la grandeur de l’avantage qu’elle
venait de remporter, ses pavillons étendus et les vaisseaux des vaincus en
désordre et en mauvais équipage, sans pavillons et sans enseignes. Lorsque la
flotte fut arrivée à la citadelle, au lieu d’aller droit à Galata, ils prirent
le milieu de la côte de Saint Phocas et s’y arrêtèrent. Le jour suivant ils
gardèrent les vaisseaux des vaincus, et allèrent trouver l’empereur qui les
reçut fort civilement, fit distribuer de magnifiques habits aux chefs et des
vivres aux soldats". Ils ne voulurent rien lui abandonner ni des
prisonniers, ni du butin, à moins qu’on ne leur en payât le prix. L’empereur
leur proposa d’aller faire lever le siège de Gallipoli. Ils ne s’éloignèrent
pas de le servir ; mais ayant néanmoins contesté louchant la paix, ils firent
voile vers la mer Lazique (Mer Noire), par le conseil de quelques-uns de leurs
chefs, qui avaient traité auparavant avec les Catalans, et ils n’envoyèrent qu’une
galère à ceux de leur pays pour les informer de ce qui s’était passé. L’empereur
était d’autant plus en peine de secourir Gallipoli que le bruit courait que les
assiégeants attendaient un renfort et avaient mandé les Turcs. On disait aussi
que le frère naturel de Frédéric paraîtrait bientôt en mer avec une flotte.
[57] Suivant Serra (Storia di Genova), un perpre ou
hyperpère était évalué à quinze sous génois. Vingt sous génois formaient une
livre, équivalant à une once d’or ; et une once d’or valait environ cent livres
d’aujourd’hui
[58] Pachymère mentionne, en passant, l’offre faite par les
Catalans de Gallipoli de racheter Béranger qu’on emmenait à Gènes, mais sans
nommer Muntaner.
« Béranger, après avoir été fait prisonnier par les Génois, fut
emmené à Trébizonde, puis de là ramené à Gallipoli par les mêmes vaisseaux qui
l’avaient pris, et après y être demeuré pendant deux mois, il fut emmené à
Gènes, quelque sollicitation que les Catalans pussent faire pour sa délivrance.
[59] pachymère
est fort peu circonstancié sur cette affaire.
« Le jeune empereur, bien loin d’abandonner le soin des affaires,
partit d’Andrinople et alla à Pamphilie où il envoya Ducas, grand hétériarque,
Hubert, grand-chiaoux, et Bœsilas, avec des troupes et des provisions
suffisantes pour combattre les almogavares qui assiégeaient Gallipoli. Ces
trois capitaines s’étaient campés près de Branchiale, et ne cherchaient que l’occasion
d’en venir aux mains. Les almogavares commencèrent par se délivrer de la
crainte qu’ils avaient d’être trahis par les habitants, en les mettant sur des
barques avec tous leurs meubles, et les faisant garder en cet état dans le
port. Ils usèrent ensuite de ce stratagème, de laisser dehors des troupeaux et
de poser fort proche des soldats en embuscade pour fondre sur ceux qui les
voudraient enlever. Le désir du butin détacha de l’armée grecque plusieurs
soldais qui coururent sans ordre vers le troupeau ; et à l’heure même les
almogavares sortirent de l’embuscade en bon ordre, chaque cavalier ayant deux
hommes de pied à ses deux côtés, armés de lances qu’on appelait autrefois
ancônes. Les Grecs soutinrent vaillamment le choc, de sorte que plusieurs
fuient tucs de côté et d’autre ; mais enfin la victoire demeura aux almogavares
qui poursuivirent les nôtres en tuant jusqu’à Monocastane. On dit que nous
perdîmes deux, cents hommes en cette rencontre ; plusieurs chefs y furent
blessés. L’empereur Andronic, ayant appris par les lettres de l’empereur son
fils la nouvelle de cette défaite, se repentit de n’avoir pas engagé les Génois
à secourir Gallipoli ; ils avaient demandé 6.000 écus ; et, au lieu de les leur
donner, il leur avait envoyé de l’or en lingots. Ils le pesèrent, et, ne
trouvant pas le compte, ils changèrent de sentiment et le renvoyèrent ; l’empereur
ayant offert de fournir ce qui manquait à la somme, ils refusèrent ses offres
et partirent sous prétexte de l’intérêt de leur commerce. L’empereur employa
alors cet argent à payer les troupes et à équiper des vaisseaux. Les forces de
l’Etat n’étaient pas tout à fait abattues, quoiqu’elles fussent fort
languissantes ; l’autorité de commander, qui est comme l’âme, avait encore
toute sa vigueur, mais les troupes, qui sont comme les membres, se ressentaient
de la faiblesse de l’enfance et n’avaient que des mouvements imparfaits qui
faisaient pitié. »
[60] Macip, concierge, portier
ou huissier des châteaux loyaux. Ils portaient une masse aux armes royales.
[61] pachymère
raconte ainsi cette bataille : « La généreuse ardeur de l’empereur Michel ne
lui donnait pas de repos jusqu’à ce qu’il eût effacé la honte de la dernière
défaite et qu’il se fût vengé des maux que les Catalans, ces peuples altérés de
sang, avaient fait souffrir à ses sujets. Renonçant donc à tout autre soin, il
assembla son armée, et étant parti d’Andrinople il s’approcha du fort d’Apros,
à dessein de donner bataille à la pointe du jour suivant. Il rangea son armée
proche d’un lieu nommé Himéri. Il mit les Alains et les Turcopules à l’avant-garde,
sous la conduite de Bœsilas ; il mit derrière les Macédoniens, commandés par le
grand primicier, et ensuite des troupes venues d’Orient et commandées par
Théodore, son oncle ; il plaça à l’arrière-garde les Vlaques et les volontaires
que le grand hétériarque commandait. Il avait à ses côtes Constantin, despote,
son frère, et Sennachérim l’Ange, échanson ; ce dernier n’avait voulu se
charger de la conduite d’aucun corps, pour ne veiller qu’à la défense de l’empereur.
L’armée grecque était composée de cinq légions, celle des ennemis l’était de
quatre, dont il y en avait une de Turcs que les Catalans avaient appelés à leur
secours. Les Alains et les Turcopules commencèrent le combat et fondirent les
premiers sur les Catalans, qui demeurèrent aussi fermes que des tours ; puis
les Alains se détournèrent comme s’ils eussent voulu lâcher le pied par le
désespoir de remporter la victoire. Quelques-uns se doutent que, n’ayant pas
été payés, ils avaient résolu de ne pas courir le hasard de la bataille ; d’autres
assurent que Tuctais les avait rappelés et qu’il avait écrit à l’empereur pour
le supplier de les lui renvoyer ; enfin ils se retirèrent lâchement et leur
retraite abattit le courage des autres. Le jeune empereur, qui voyait, de l’arrière-garde
où il était, la fuite des Alains, et qui appréhendait qu’elle ne fût suivie de
la déroute de toute l’armée, fut contraint de combattre lui-même et de s’acquitter
du devoir de soldat. Au moment où il se préparait, le cheval sur lequel il
était près de monter délit sa bride, s’échappa des mains de l’écuyer et s’enfuit
vers les ennemis sans qu’on ait jamais su d’où cela procédait. L’empereur, étant
monté sur un autre cheval, prit sa lance à la main et perça le premier qui
parut devant lui et en tua un autre avec son épée. Deux des ennemis, couverts
de leurs boucliers, s’étant avancés sur lui, il courut le dernier danger, dont
il fut délivré par la valeur de l’échanson et d’un jeune homme qui avait été
élevé à la cour. Comme il était remarquable par son habillement, plusieurs lui
portaient des coups dont il lui demeura des marques, bien que ses gens ne se
défendissent plus qu’en se retirant, il demeurait ferme au milieu du péril,
sans vouloir déférer aux remontrances de ceux qui le poussaient à se retirer.
Il jeta des larmes, comme on dit qu’Agamemnon en jeta autrefois en pareille
occasion, s’arracha les cheveux et eut envie de retourner à la charge, bien que
ce fût une entreprise aussi téméraire que périlleuse. Dieu voulut bien
permettre que nos ennemis fussent saisis d’une terreur panique qui leur fit
croire que nos gens s’étaient placés en embuscade pour fondre sur eux, ce qui
les empêcha de les poursuivre. Chacun se sauva comme il put de côté ou d’autre.
L’empereur arriva à Pamphilia avec beaucoup de peine. La renommée n’eut pas
sitôt répandu le bruit de notre défaite qu’il ne demeura aucun paysan à la
campagne, bien que ce fût la saison de la moisson ; on les voyait courir en
grand nombre comme des fourmis vers Constantinople et y porter leurs meubles
sur des chariots, sans se soucier des grains qui pendaient par les racines ou
de ceux qui étaient déjà serrés dans la grange. Bien que les ennemis se fussent
arrêtés, comme je l’ai dit, par l’appréhension de quelque embuscade, ils ne
laissèrent pas, lorsque cette appréhension fut dissipée, de ravager la campagne
et d’attaquer le fort d’Apros où ils savaient que plusieurs Grecs s’étaient
réfugiés depuis leur défaite ; mais n’ayant pu le prendre ils se retirèrent. »
A la suite du récit de
cette bataille Pachymère ajoute un trait de bravoure des Catalans qui
mériterait de se trouver dans la chronique de Muntaner.
« Les soixante catalans
qui avaient été enfermés à Andrinople lorsque le césar y fut assassiné, ayant
entendu le bruit de la défaite du jeune empereur qui était répandu partout, n’oublièrent
pas de songer à leur liberté, et, ayant rompu leurs chaînes, monteront au haut
de la tour et eu jetèrent quantité de pierres en bas, pour écarter ceux qui
pouvaient les empêcher de descendre ; mais tous leurs efforts furent inutiles ;
car les habitants étant accourus au secours des soldats de la garnison, la
plupart des prisonniers furent contraints de se rendre, et il n’y en eut qu’un
bien petit nombre qui aimèrent mieux mourir en désespérés que de tomber entre
les mains de leurs ennemis. Enfin les habitants apportèrent quantité de bois
pour brûler la tour et ceux qui étaient demeurés dedans ; mais toute la violence
du feu ne fut pas capable d’ébranler la fermeté de leur courage. Ils jetèrent d’abord
leurs habits pour l’éteindre ; mais quand ils virent que cela ne servait de
rien, ils s’embrassèrent pour se dire le dernier adieu, se fortifièrent par le
signe de la croix et se jetèrent tout nus au milieu des flammes. Deux frères,
mais qui l’étaient encore plus de cœur que de corps, s’étant serrés très
étroitement, se précipitèrent du haut en bas et moururent de leur chute ; avant
que de se jeter ils aperçurent un jeune homme qui paraissait ébranlé par l’appréhension
du précipice et du feu, et qui semblait plus disposé à se soumettre à une
honteuse servitude qu’à subir un si cruel genre de mort ; ils le jetèrent au
milieu de l’embrasement, et crurent le sauver en le perdant. Voilà la cruelle
extrémité où les porta le désespoir. »
Le récit de la bataille d’Apros
par Nicéphore Grégoras est plus animé et plus varié que celui de Pachymère.
Nicéphore mériterait d’être publié en français. Je traduis son récit en entier.
C’est un témoignage de plus en faveur de la fidélité et de la véracité de
Muntaner.
« Les Catalans, avec ceux des Turcs qui avaient fait alliance avec
eux, s’étaient arrêtés entre deux petites villes, Cypsella et Apros. L’empereur
Michel qui marchait sur eux, vint camper lui-même avec toute son armée,
composée de Thraces et de Macédoniens, et des phalanges alliées des Massagètes
et des Turcopules, dans la plaine qui s’étend autour d’Apros. Les mille
Turcopules de cette armée étaient le reste des Turcopules qui avaient suivi le
sultan Azatine lorsqu’il avait passe dans les rangs grecs, et qui ne l’avaient
pas suivi quand il avait été emmené par les Scythes d’Europe, et qui, ayant
embrassé à la fois les coutumes grecques et la religion du pays, s’étaient fait
tous baptiser et faisaient depuis ce temps partie de l’armée grecque. Peu de
jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée de l’empereur, lorsque des espions
annoncèrent aux Grecs l’approche de l’ennemi. L’empereur se leva aussitôt,
ordonna à son armée de prendre les armes, et aux généraux et autres
chefs de se tenir prêts et de mettre toutes les troupes en ordre de bataille.
Ayant aperçu que l’ennemi avait distribué son armée en trois corps, pour
égaliser les chances de la lutte ils adoptèrent la même répartition en trois
corps. A l’aile gauche ils placèrent les Turcopules et Massagètes, à l’aile
droite la cavalerie d’élite des Macédoniens et des Thraces ; au centre fut
placé le reste de la cavalerie avec toute l’infanterie ; et l’empereur,
chevauchant à travers tous les rangs, encourageait chacun à se conduire avec
bravoure. Dès le lever du soleil les ennemis commencèrent leur mouvement. Leurs
troupes turques avaient été placées à l’extrémité des deux ailes, et les
troupes pesamment armées des Catalans occupaient le centre à cause du poids de
leurs armures. A ce moment les Massagètes, qui déjà préparaient leur défection,
soit qu’ils ne pussent se faire aux mœurs grecques, soit qu’ils voulussent se
rendre a l’appel secret que leur avaient fait les Scythes européens,
découvrirent hautement leur trahison dès le commencement de la bataille, car,
aussitôt que le signal eût été donné, ils se séparèrent du corps de bataille et
se tinrent à part sans prendre parti ni pour ni contre les Grecs. Les
Turcopules en firent tout autant, soit que cette démarche eut été d’avance
convenue entre eux, soit que l’exemple les eût gagnés. Une telle défection au
moment du combat fut désastreuse pour les Grecs et procura une victoire facile
à leurs ennemis. Cette perte si inattendue de leurs auxiliaires jeta une telle
terreur dans l’âme des soldats grecs, et excita un tel tumulte et un tel
désordre dans tous les rangs, qu’on peut la comparer à l’effet produit par la
tempête qui, assaillant un convoi marchand en haute mer, brise mats et voiles
et précipite tout au fond des abîmes. En voyant tout à coup tous les rangs de
son armée jetés dans un tel désordre et s’ébranler pour se mettre en fuite, l’empereur,
chevauchant en toute hâte autour des rangs, appelle par leur nom les généraux
et officiers de tout grade, les conjure les larmes aux yeux de tenir ferme et
de ne pas livrer ainsi la fortune des Grecs aux mains de leurs ennemis ; mais
eux, peu sensibles à ses reproches, ne firent que précipiter leur fuite. Voyant
les affaires réduites à un tel état de désespoir, et déjà la plus grande partie
de son infanterie écrasée et égorgée par l’ennemi, l’empereur comprit
que le temps était venu de dédaigner les dangers personnels et de s’exposer à
tout, afin que sa conduite devint le blâme le plus sévère de celle de son
armée. Se tournant donc vers ceux qui l’entouraient, et qui étaient en bien
petit nombre : « Maintenant, s’écrie-t-il, braves compagnons, voici le moment
où la mort est préférable à la vie, et où vivre est plus douloureux que de
mourir. » A ces mots, et après avoir imploré l’assistance divine, il se
précipite avec eux sur les ennemis, tue les premiers qui s’opposent à son
passage, enfonce les rangs et répand une grande terreur parmi les soldats
ennemis. Lui et son cheval furent à l’instant frappés d’une grêle de traits ;
aucun ne le blessa cependant, mais son cheval fut blessé et renversé, et il fut
en grand danger de se voir entouré de tous cotés par les ennemis ; et peut-être
les affaires en seraient-elles venues à cette extrémité d’infortune, si l’un
des siens, poussé par son affection, n’eût sacrifié sa vie pour sauver celle de
l’empereur, et ne lui eût donné son propre cheval. L’empereur put ainsi
échapper au danger dont il était menacé ; mais celui qui avait démonté de son
cheval pour sauver l’empereur fut écrasé par les ennemis et y laissa la vie. L’empereur
partit aussitôt pour Didymotique et fut vivement réprimandé par son père, de ce
qu’étant empereur, il n’avait pas songé dans cette guerre à la dignité de l’empire,
mais en exposant ainsi sa propre vie, avait mis en péril la fortune des Grecs
qui reposait sur le salut de sa personne. De leur côté les ennemis se mirent à
la poursuite des fuyards, égorgèrent les uns et firent les autres prisonniers,
jusqu’à ce qu’enfin la nuit qui arrivait mit fin à leur poursuite. Le jour
suivant, ils dépouillèrent les morts, et, se partageant en différentes bandes,
mirent impunément à feu et à sang les villages de la Thrace. A peu de jours de
là, les Turcopules, dont j’ai déjà parlé, passèrent dans les rangs des
Catalans. Ils furent accueillis avec empressement et répartis dans les corps d’armée
de Chalil ; c’était ainsi que s’appelait le chef de leurs alliés turcs. »
[62] Pachymère rend ainsi compte du motif qui les engagea à s’éloigner
de Gallipoli en laissant dans cette ville garnison suffisante.
« Il arriva dans ce temps aux Catalans une chose fort avantageuse
a leurs intérêts. Les Turcs qui étaient associés avec eux prétendaient avoir la
moitié du butin qu’ils avaient remporté dans les guerres communes. Les Catalans
qui étaient à cheval ne jugèrent pas que des fantassins dussent être partagés
comme eux et ne leur donnèrent que ce qu’il leur plut, dont ils furent si
sensiblement piqués que la plupart se détachèrent et résolurent de passer la
mer. Ils firent marché avec un navarque grec. Dans le trajet, ils rencontrèrent
André Murisque qui épargna les Grecs et fit passer les Turcs au fil de l’épée.
La nouvelle de ce malheur fit perdre aux autres Turcs l’envie de retourner en
leur pays et les obligea de se rejoindre aux Catalans et d’aller avec eux
courir et ravager la Thrace. Murisque (Morisco), s’en étant retourné à
Constantinople et y ayant été honoré de la charge d’amiral en récompense de ses
exploits. Les Turcs et les Catalans, délivrés de la terreur de la flotte
grecque, laissèrent à Gallipoli garnison suffisante pour la garder et vinrent
ravager nos terres, massacrer les hommes, entraîner les femmes et les enfants,
emmener les troupeaux, enlever une quantité prodigieuse de meubles et de
richesses, cl, après avoir rempli leur insatiable avidité, ils laissèrent
encore une infinité de biens, de fruits, de grains qu’ils ne purent emporter. »
[63] Pachymère raconte ainsi la prise de Maditos : les Sainte,
après avoir longtemps couru et pillé les terres de l’empire, assiégèrent le
fort de Biadyle assez proche du fleuve Sige ; mais tous leurs efforts ayant été
inutiles, ils se résolurent de la réduire par famine. En effet les assiégés se
trouvèrent tellement pressés par la faim qu’on dit qu’ils furent contraints de
manger des choses qui faisaient horreur. Enfin, ne pouvant plus subsister, ils
s’accordèrent de rendre la place pour sauver leur vie. Quand ils furent sortis
ils se dispersèrent de côtés et d’autres, et les vainqueurs se servirent de ce
fort pour faire des courses par toute la Thrace.
[64] Les chapitres 1, 2, 11 et 12 du livre VII de Pachymère font
bien connaître l’état de désordre dans lequel les courses des Catalans jetaient
tout l’empire. « Le vieil empereur n’osant espérer de dompter les battant,
peuples dévoués à la mort, et à qui ce n’est qu’un jeu d’exposer leur vie aux
hasards, chercha les moyens de les gagner. Ce qui le confirma le plus dans ce
dessein, ce fut l’avis qu’il reçut que les Turcs étaient en mauvaise
intelligence avec eux, qu’ils étaient près de repasser en Asie, si l’empereur
avait agréable de leur prêter ses vaisseaux, qu’ils n’avaient plus la liberté d’entrer
comme auparavant dans la ville de Gallipoli, et qu’il y avait une telle
division parmi les Catalans mêmes, que quelques-uns ne souhaitaient rien avec
une si ardente passion que de se soumettre à l’obéissance l’empereur, pourvu qu’ils
pussent le faire avec sûreté. Tendant qu’il roulait ces pensées dans son
esprit, on surprit fort à propos un nommé Jacques qui avait été autrefois
serviteur de Roger, et qui, depuis sa mort, avait été envoyé en Sicile par les
Catalans pour y demander des secours, et d’où il revenait avec des lettres avec
lesquelles il fut mené devant l’empereur. Ce prince l’ayant interroge fut
confirmé par ses réponses dans la créance, qu’à moins que les Catalans ne
reçussent des secours de Sicile, ils se porteraient volontiers à la paix. Il
choisit Jacques même pour cette ambassade, à cause qu’il était fort intelligent
dans les affaires, et dans les intérêts des Catalans ; et il crut que, s’il lui
donnait des collègues il ne pourrait favoriser ses ennemis, quelque dessein qu’il
en eût. Il prit son serment. Pour plus grande assurance on lui donna pour
collègue Corone, interprète de la langue latine ; et outre eux deux, l’empereur
en nom ma depuis trois autres. Ces ambassadeurs s’étant rendus en diligence à
un fort, envoyèrent donner avis aux Catalans de leur arrivée et les prier de
leur envoyer des otages et cinq chevaux. Ils leur envoyèrent à chacun un homme
pour les suivre, sous prétexte à empêcher qu’ils reçussent aucun mauvais
traitement sur les chemins, mais en effet de peur qu’ils ne s’instruisissent
trop exactement de l’état de leurs affaires. Quand ils eurent été introduits,
ils parlèrent de la sorte. (Ici l’apologie de l’empereur et le blâme des
Catalans ; ce sont des phrases sans faits et qu’il est par conséquent inutile
de rapporter ici.) Les ambassadeurs ayant achevé leur discours, les Catalans,
au lieu d’accepter des conditions raisonnables, firent une réponse pleine de l’insolence
qui est ordinaire à leur nation. « Si l’empereur, dirent-ils, veut que nous
nous retirions sans exercer aucun acte d’hostilité, il faut : qu’il nous paie
ce qu’il nous doit pour nos services ; qu’il mette en liberté ceux de notre
nation qui sont prisonniers à Constantinople ; qu’il rachète nos vaisseaux que
les Génois ont pris ; qu’il prenne les chevaux que nous ne saurions emmener, le
butin et les prisonniers, et qu’il nous en donne le prix ; s’il n’en veut rien
faire, qu’il sache que nous n’aurons ni peine ni honte a prendre les armes, et
que nous ne délibérerons pas si nous devons préférer la vertu à la vie. »
« Les battant, devenus
plus hardis par la disgrâce de l’amiral des Grecs, traitèrent avec les Turcs,
commandés par Alyre, et en transportèrent en Europe jusqu’à deux mille auxquels
se joignirent plusieurs Grecs d’Orient, et ils se rendirent formidables. Ils s’emparèrent
des passages du mont Ganos et y mirent de fortes garnisons, et firent des
courses jusqu’à Chiorli, tuant tout ce qui se présentait devant eux, couvrant
tous les champs de carnage, emmenant les troupeaux et même les bœufs qui
servaient au labourage. Ne pouvant prendre Héraclée, que les habitants avaient
ruinée par le désespoir de la conserver, ils allèrent à Rodosto, tuèrent
impitoyablement tout ce qu’ils trouvèrent hors des murailles, de sorte que
toute la campagne fut couverte de corps morts. Ils assiégèrent une tour où
plusieurs personnes s’étaient enfermées, et ne l’ayant pu prendre de force ils
lâchèrent de la prendre par composition ; mais les assiégés leur ayant refusé
de capituler, ils se retirèrent
« L’impératrice Irène étant partie en
ce temps-là de Thessalonique, et ayant fait environ dix petites journées, l’empereur
lui manda de s’en retourner parce que les incursions continuelles des barbares
ne laissaient pas de sûreté sur les chemins. A l’heure mémo il envoya Marule,
avec le peu de troupes que le malheur des temps lui put permettre d’amasser,
pour s’opposer aux Turcs qui s’étaient emparés du fort d’Hexamille et qui s’étaient
fortifiés par l’arrivée du Catalan Rocafort. Dès que Marule se fut campé à
Apros, Rocafort lui manda secrètement : qu’il avait dessein de se rendre à l’empereur
avec deux cents hommes, et que, pour preuve de sa fidélité, il déferait tous
les Turcs d’occident pourvu qu’on lui donnât une somme de 8.000 écus. Marule
lui envoya des présents et lui demanda comment il pourrait défaire une si
prodigieuse multitude de Turcs. Il répondit qu’il les diviserait et les
attaquerait séparément, et pour assurance de sa promesse, il envoya les têtes
de plusieurs qu’il avait déjà tués. Il eut trompé Marule par cet artifice, si
une femme n’eût reconnu la tête de son mari, et si l’on n’eût jugé, qu’au lieu
d’envoyer les tôles des Turcs, il envoyait les têtes des Grecs qui avaient été
tués dans les dernières rencontres.
[65] Mer Noire.
[66] Dignité de la couronne d’Aragon qui réunissait à la fois
les droits de Trésorier et de Chancelier du royaume
[67] Pachymère parle de cette entreprise contre les Alains, sur
les frontières de Bulgarie.
« Les Catalans ne s’abstinrent pas un moment d’exercer des actes d’hostilité.
Bien qu’ils semblassent s’accorder sur ce point, ils étaient de différents avis
touchant la manière de faire la guerre. Les uns étaient d’avis de porter la
dévastation entre Branchiale et Constantinople, et, quand ils seraient au pied
de cette dernière ville, de demander l’argent que l’empereur leur devait ; et,
s’il refusait de les payer, d’en entreprendre le siège. Les autres, et
principalement les Turcopules, proposèrent de marcher plutôt contre les Alains
pour délivrer tes prisonniers de leur nation, et faisaient voir qu’ils avaient
assez de provisions sur leurs chariots pour cette entreprise. Les Alains s’étant
séparés des Grées, avaient envoyé supplier Venceslas, qui tenait Anchiale,
Blésembrie, Agathopolis et des bourgs aux environs, de leur envoyer des
Bulgares avec lesquels ils pussent attaquer les Grecs. Venceslas leur en ayant
envoyé mille, ils coururent et ravagèrent ensemble tout le pays, puis allèrent
trouver Venceslas avec leurs femmes et leurs enfants. Les Turcopules ayant eu
nouvelles de ce voyage furent extrêmement fichés que leurs ennemis leur
échappassent de la sorte, et qu’ils emmenassent avec eux des prisonniers de
leur nation qui leur étaient très chers. Voilà pourquoi ils tachèrent de porter
les Catalans à fondre sur eux à l’improviste, pendant qu’ils étaient fatigués d’un
long voyage ; et ils leur promettaient qu’ils remporteraient un butin
inestimable. Étant transportés eux-mêmes par le désir de remporter ce butin,
mais plus encore par celui de délivrer leurs prisonniers, ils coururent les
premiers et furent suivis par les autres, à la réserve de ceux qui demeurèrent
en garnison, tant dans la ville de Madyte, qu’ils venaient de prendre par
famine, qu’en celle de Gallipoli. Les nôtres, ne se trouvant pas assez forts
pour paraître à la campagne et pour résister à une si prodigieuse multitude d’ennemis,
demeurèrent dans les places, les uns sous Marule et les autres sous l’empereur
Michel. L’empereur Andronic fit entrer tous les blés qui étaient sur la terre
aux environs de Constantinople, où il n’y avait plus de paysans pour faire la
récolte, depuis que les étrangers en avaient tué en très peu de temps jusqu’au
nombre de cinq mille, comme on l’avait appris d’eux-mêmes. Les Turcopules et
les Catalans poursuivirent let Alains avec quatre cents chariots, et les
attaquèrent sur les frontières de Bulgarie. Les Alains se défendirent
vaillamment et préférèrent l’honneur à la vie. Ayant néanmoins tiré tous leurs
traits et tué quantité de Turcopules et de Catalans, ils furent enfin
contraints de prendre la fuite et d’abandonner le bagage, les femmes et les
enfants. »
[68] Voici comment Pachymère rend compte de l’arrivée de la
flotte génoise sous le commandement de Spinola.
« Dix-neuf vaisseaux arrivèrent de Gênes au commencement du
printemps (1308). Mais au lieu que l’empereur n’avait demandé que des vaisseaux
de guerre pour le secourir contre ses ennemis, les Génois ayant calculé la
dépense de l’équipage et de l’armement, avaient appréhendé qu’il ne fit la
paix, et, dans cette appréhension, ne lui avaient envoyé que des vaisseaux
marchands avec un peu plus de soldats que de coutume. Ils leur avaient ordonné
de tout quitter pour secourir l’empereur, s’il avait besoin de leur secours, et
de se contenter de la paie qu’il aurait agréable de leur donner. Spinola,
Génois, beau-père de Théodore despote, avait ménagé ces conditions
avantageuses. L’empereur ayant créé despote Démétrius, le plus jeune de ses
fils, l’avait envoyé en Italie. L’impératrice jugeant que Théodore avait plus
de droit, par la prérogative de l’âge, que Démétrius aux biens et aux dignités
qui appartenaient de son côté à ses enfants en ce pays-là, y envoya Théodore.
Celui-ci y étant mort sans enfants, les grands supplièrent l’empereur d’envoyer
Jean pour succéder aux droits de Théodore son frère. Les Génois, étant arrivés,
suivirent les ordres qu’ils avaient reçus, et se mirent en peine de savoir la
volonté de l’empereur pour y obéir. Il leur témoigna qu’il était beaucoup plus
disposé à la paix qu’à la guerre, et qu’il serait bien aise d’employer tout son
bien pour épargner le sang de ses alliés. Quand ils virent qu’ils lui étaient
inutiles, ils le supplièrent de leur faire compter l’argent qui leur était dû,
et de leur permettre de s’en retourner. Ils prétendirent qu’il leur était dû
jusqu’à 300.000 écus. Ceux qui avaient été nommés par la commune de Gènes pour
soutenir ses droits étaient sur les vaisseaux ; mais comme ils étaient pressés
de partir pour aller vendre dans la mer Noire les marchandises dont ils étaient
chargés, ils laissèrent quatre députés pour examiner leurs droits. L’empereur n’ayant
retenu que quatre de leurs galères pour garder le détroit d’Abydos et pour
donner la chasse aux corsaires, permit aux autres de s’en aller. Il défendit
néanmoins à celles qu’il retint de faire aucun acte d’hostilité durant vingt
jours, durant lesquels il serait fait un traité de paix. Pour cet effet, il
envoya demander la paix aux Catalans, et leur offrit jusqu’à 100.000 écus. Il
donna même ordre à ses ambassadeurs d’en offrir davantage, s’ils le jugeaient à
propos ; mais ces ambassadeurs ne firent rien, parce que, les plus
considérables des Catalans étalent absents (pour leur expédition en Bulgarie).
»
[69] vieux
mot français pour trait. Il s’est conservé en parlant de la foudre : le
carreau vengeur.
[70] Muntaner donne le nom de casada, maison, à ce que les
Génois appellent aussi alberghi, les hôtels, pour désigner les familles
illustres.
[71] Pachymère raconte d’une manière fort succincte cette
attaque infructueuse des Génois sur Gallipoli.
« Avant que les Catalans,
qui étaient allés contre les Alains fussent de retour à Gallipoli, les Génois
revinrent de Trébizonde et des environs à Constantinople, à dessein de
retourner en leur pays ; et bien que l’empereur n’eût pas jugea propos de les
retenir, parce qu’ils ne voulaient pas servir sur terre, ils s’offrirent
néanmoins à servir partout où il lui plairait. L’empereur ayant proposé d’attaquer
Gallipoli, ils s’en approchèrent et brûlèrent un moulin qui était au dehors.
Mais la mort d’un des principaux de leur nation, la blessure d’André Murisque
et la contenance que les assiégés firent de vouloir faire une sortie, les
étonneront si fort qu’ils plièrent bagage et s’en retournèrent en leur
pays. »
[72] Suivant Pachymère, Isaac Méleck n’était pas aussi fidèle
aux Catalans que se le représente ici Muntaner. Je réunis ici tout ce qu’en dit
Pachymère :
« Un Turc, nommé Isaac Méleck, envoya, sur ces entrefaites, offrir
secrètement à l’empereur de passer dans son parti et de faire pour son service
tout ce qui dépendrait de lui. L’empereur, ne trouvant pas d’autre moyen de remédier
aux maux qui croissaient de jour en jour, que d’affaiblir par adresse la
puissance des ennemis, accepta ses offres, et lui promit de lui donner en
mariage la fille d’un autre Méleck et de lui faire des présents si
considérables en faveur de ce mariage, qu’il en serait satisfait. Parmi les
paroles qui furent portées de part et d’autre, Méleck fit dire à l’empereur :
qu’il serait aisé de détacher les Turcopules de l’intérêt des Catalans, s’il
avait agréable de leur rendre leurs femmes et leurs enfants. Cette négociation
ayant été découverte, Rocafort accusa Méleck de trahison et quelques-uns de ses
complices. Ils se défendirent, en disant qu’ils n’avaient fait semblant de
vouloir passer dans le parti de l’empereur que pour retirer les femmes et les
enfants des Turcopules qu’il avait entre les mains, et ils furent assez heureux
pour faire en sorte que les Catalans se contentassent de cette excuse. Isaac
Méleck envoya une seconde fois, sans la participation des Catalans, offrir a l’empereur
Andronic d’embrasser son parti, pour qu’il lui fit épouser la fille de cet
autre Méleck, et proposa plusieurs autres conditions avantageuses au bien, de l’empire,
comme de faire en sorte que les Turcopules se déclarassent pour lui, à la
charge pourtant qu’il leur rendrait leurs femmes et leurs enfants qui avaient
été pris par les Mains et envoyés à Constantinople. L’empereur, qui ne
souhaitait rien tant que d’affaiblir les Catalans, accepta la proposition avec
joie et chercha le moyen de la faire réussir. (Pachymère raconte ici l’origine
de cette jeune fille demandée par Isaac Méleck ; comment son père Méleck, fils
du sultan Azatine, se voyant, ainsi que son père, déçu par l’empereur, s’était
aussi enfui de Constantinople ; comment sa fille et son fils Constantin y
étaient restés en otage et avaient été élevés auprès de l’empereur qui les
avait faits chrétiens ; et comment enfin l’empereur envoya la jeune fille à son
père en Asie, pour que le mariage se fit avec son cousin germain Isaac Méleck.)
On prépara en même temps des vaisseaux pour porter en Asie les Turcs qu’Isaac
Méleck avait promis de disposer à ce voyage. Comme les Catalans et les Turcs
étaient devant Rodosto, et qu’ils souhaitaient avec passion de s’en rendre
maîtres pour foire des courses en Thrace, l’empereur envoya deux vaisseaux pour
en tirer toutes les personnes inutiles. Les Turcs s’opposèrent à l’exécution de
ce dessein et l’empêchèrent, jusqu’à ce que, ayant appris ce que l’empereur
voulait faire en leur faveur, ils firent semblant de fuir, et donnèrent moyen d’emmener
toutes les personnes incapables de porter les armes et qui n’étaient propres qu’à
consommer les vivres de la place. Les assiégés, ayant pris courage, firent des
sorties et obligèrent les assiégeants à se retirer et à décharger leur colère
sur la campagne et sur ceux qui y étaient restés. Isaac Méleck, à qui l’on
devait mener sa fiancée à Piga, ville maritime, et qui, en reconnaissance,
devait retirer les Turcs de l’alliance des Catalans et les mettre dans celle de
l’empereur, prit les plus considérables de cette nation et traversa l’Hellespont
dans ce dessein. Il n’eut pas de peine à persuader aux Turcs, avec lesquels il
avait une habitude particulière, de se séparer des Catalans. Ils attaquèrent
hardiment les Catalans qui les commandaient, les tuèrent, et coururent vers le
rivage, à dessein de monter sur des vaisseaux de l’empereur pour passer en
Asie. Le bruit de ce meurtre et de leur fuite étant venu trop tôt aux oreilles
des Catalans, ils les poursuivirent vivement, les attaquèrent, en tuèrent plus
de deux cents et les réduisirent sous leur puissance. Les Turcs, réduits de la
sorte, offraient de servir comme auparavant ; mais les Catalans refusèrent de
les recevoir et de se lier à eux qu’ils n’eussent livré isaac Méleck, Tacantziaris, qui commandait en particulier aux
Turcopules, et le frère de Méleck, qu’ils soupçonnaient de le savoir portés à
la révolte. Lorsqu’on les leur eut mis entre les mains, ils ordonnèrent qu’on
coupât la tête à Isaac et à son frère. En les dépouillant, on trouva sous le
bras d’Isaac une lettre de l’empereur, par laquelle il invitait les Turcs à
embrasser son parti. Ils apportèrent sur-le-champ tant de raisons pour leur
justification qu’au lieu de les tuer on se contenta de les mettre sous sûre
garde. »
[73] pachymère
parle ainsi du retour de Béranger d’Entença en Grèce, et de leur décision de
tenir à la fois différents sièges :
« Ce qui redoublait la
joie éprouvée par les Grecs (pour les dissensions qui avaient éclaté entre les
Turcs et les Catalans), c’était que Ferrand Ximénès, attiré par d’éclatantes
promesses, semblait en résolution d’embrasser le parti de l’empereur ; mais au
moment même où il allait exécuter cette résolution, Béranger arriva sur un
grand vaisseau chargé de cavalerie, et ralentit son ardeur, par l’espérance de
récompenses qu’il lui présenta de la part de Frédéric (roi de Sicile), en cas
qu’il demeurât attaché à ses intérêts. Ferrand Ximénès se ménageait néanmoins
avec l’empereur et témoignait de l’affection à son service. L’empereur envoya
aussitôt deux galères pour lui amener Ferrand Ximénès. Ces deux galères ayant
rencontré un vaisseau qui portait Béranger, et s’étant mises en devoir de l’attaquer,
Ferrand Ximénès protesta : que les hommes qui étaient dessus étaient à lui ; qu’il
n’était pas juste d’exercer des actes d’hostilité dans le temps qu’on parlait d’accord
; que la nuit suivante il retirerait ses gens de dessus lu vaisseau, et qu’après
cela les galères pourraient, si elles le voulaient, l’attaquer. Et pour les
tromper plus aisément, il leur donna en gage, des coffres où il disait qu’étaient
ses trésors. La nuit suivante il fit entrer dans le vaisseau un ai bon nombre d’officiers
que les galères n’osèrent plus l’attaquer. Cette perfidie fit souhaiter de voir
ce qui était dans ses coffres. Quand on les eut ouverts on n’y trouva que du
sable et des pierres, ce qui obligea les deux galères de revenir à
Constantinople. Les Catalans étaient pressés par la famine ; et ils n’avaient
garde qu’ils n’en fussent pressés, puisqu’ils ne prenaient aucun soin ni de
semer ni de recueillir, et ils étaient d’ailleurs extrêmement incommodés par la
puanteur insupportable d’une quantité prodigieuse de corps morts. Ils
quittèrent donc Rodosto, Panies et les environs du mont Ganos, et vinrent à
Gallipoli, où, ayant laissé une suffisante garnison, ils se répandirent avec
impétuosité autour d’Ainé et de Mégarix. La disette les obligea en cet endroit
d’eu venir aux mains avec ceux du pays. Le bruit était, qu’ils avaient dessein
de traverser le fleuve Maritza, et que, parce qu’il est peu profond à son
embouchure, ils l’avaient remonte vers sa source, où il est guéable. Leur
arrivée jeta la consternation dans le pays et dissipa les habitants, qui se
retirèrent dans leur fort, laissant leurs moissons et leurs terres au pillage.
»
Nicéphore Grégoras
mentionne la querelle de. Béranger d’Entença et de Ferrand Ximénès avec
Rocafort.
« Peu de temps après la défection du turc Chalil, dit-il, il
arriva une grave dissension entre Ferrand Ximénès et Béranger d’Entença d’une part,
et leur chef Rocafort de l’autre. Ils prétendirent qu’il était indigne d’eux,
hommes bien nés, d’avoir pour chef un homme de basse origine et d’humble
condition. Pour ne pas multiplier les paroles, ils en appelèrent aux armes de
la décision de leur débat. Béranger d’Entença fut tué dans le combat. Quant à
Ferrand Ximénès, il se réfugia auprès de l’empereur Andronic. Là il fut
accueilli bien au-delà de ses espérances ; de sorte qu’il fut élevé à la
dignité de mégaduc, et qu’on le maria à Théodore, fille d’une sœur de l’empereur,
et qui était veuve en ce moment. »
[74] Pachymère parle de l’arrivée de Fernand de Majorque, mais
sans bien s’en rendre compte :
« Gui, neveu de Frédéric, ayant appris qu’il y avait de la
division parmi les Catalans, et que les uns étaient d’accord de reconnaître
Ferrand ximénès, au lieu que les
autres, du consentement de Ximénès même, voulaient déférer le commandement a
Béranger, qui, s’étant enfui de Gènes, s’était retiré parmi eux, et que
Rocafort refusait ouvertement de se soumettre a ce dernier, arriva avec sept
gros vaisseaux. Quelques-uns disent que ce ne fut pas Gui qui vint, mais
Fernand de Majorque, fils du roi de Sicile, soit que Fernand, fils du roi de
Sicile, soit venu en effet, ou que Gui ait pris ce titre pour s’attirer le
respect des Catalans. Ils refusèrent de le reconnaître, et Rocafort protesta
hautement qu’il ne lui abandonnerait pas un pays qu’il avait conquis par les
armes. L’empereur employa tous les efforts de son esprit et toute l’adresse de
sa prudence pour augmenter leur mauvaise intelligence, et pour empêcher qu’ils
ne s’accordassent et qu’ils ne réunissent leurs forces contre lui. Il s’appliquait
uniquement à cette affaire et négligeait pendant ce temps celles d’Orient. »
[75] Cette convention entre Frédéric III, roi de Sicile, et son parent
Fernand de Majorque, fut signée entre eux à Melazzo en Sicile, port voisin de
Messine, vis-à-vis les îles Lipari, le 10 mars 1306, vieux style, ou 1307,
nouveau style ; et Fernand devait sur-le-champ se diriger vers la Morée pour y
prendre le commandement des forces catalanes, afin de terminer les dissensions
qui existaient entre les différents chefs. Il s’y rendit en effet, comme on va
le voir dans Muntaner ; mais son départ fut retardé jusqu’en 1308. Voici cette
convention telle qu’elle fut transcrite conformément à l’original, à la demande
de Robert, fils de Charles II, sous l’inspection du cardinal Gentili du titre
de Saint-Martin, dans la ville de Naples, le 23 avril 1308. L’original de cette
copie, revêtu du sceau du cardinal, existe aux archives du royaume.
[76] Dans la partie la plus resserrée du Golfe de Salonique. Un
comptoir y fut accordé aux Génois par le traité de 1261, en même temps qu’à
Smyrne, Adramitli, Salonique et Cassandrie, et dans les îles de Métélin, Scio, Crète
et Nègrepont.
[77] Fernand de Majorque était fils de Jacques, roi de Minorque
et petit-fils de pierre, roi d’Aragon
et comte de Catalogne.
[78] Le bruit de la querelle entre leurs oppresseurs et la nouvelle
de la mort de Béranger parvint promptement aux Grecs. Nicéphore Grégoras en dit
deux mots dans la citation que j’ai déjà faite.
Pachymère termine le
dernier chapitre de son ouvrage en rapportant succinctement ces bruits.
« Les Catalans ont traversé
le fleuve Maritza, à dessein, comme l’on croit, de s’en retourner en leur pays,
ou, comme ils disent, de s’emparer du mont Athos. Ce qui est constant est que
Rocafort est parti d’Aine avec les Turcs, et que Béranger est aussi parti avec
Ximénès et Gui, et qu’ils se sont rendus à Cassandrie en fort mauvaise
intelligence. Rocafort aimant mieux en venir à une guerre ouverte que d’user de
ruse contre ses ennemis, ou de se mettre en danger d’être opprimé par leur
perfidie, donna bataille, tua Béranger et prit Ximénès. Ce dernier, ayant été
mis en liberté, courut quelque temps comme un vagabond et se sauva proche de
Xanthes. Les soldats qui s’étaient échappés de la défaite se rangèrent sous les
enseignes de Rocafort qui mena ses troupes vers la Thessalie ; l’avènement en
sera tel qu’il plaira à Dieu. Je souhaite qu’il lui plaise de favoriser les
bonnes intentions de l’empereur et de ne pas tromper ses espérances. »
(Ainsi termine pachymère
avec la 48e année de l’empereur Andronic, ou l’an 1308.)
[79] Ferrand Ximénès fut fort bien accueilli par l’empereur qui
lui donna en mariage sa nièce Théodora, et le revêtit de la dignité de mégaduc.
[80] Le lieu où se trouvait alors Fernand de Majorque devait
être fort rapproché des ruines d’Abdère sur le continent opposé à l’Ile de
Tassos, qui en est en effet fort peu éloignée.
[81] Après pachymère
j’ai recours à Nicéphore Grégoras pour suivre les courses des Catalans d’après
les relations données par leurs ennemis les Grecs, et pour mettre ainsi en
regard les deux narrations. Cette comparaison ne fera que donner plus de crédit
à Muntaner, comme historien véridique et habile narrateur. Voici ce que dit
Nicéphore sur l’occupation du cap de Cassandria. Bien que la traduction latine
de Boivin soit fort bonne et de beaucoup supérieure à la traduction latine de
Pachymère par le jésuite Possin, véritable paraphrase conservée cependant dans
l’édition de Bonn sans aucune correction, je préfère traduire ici moi-même ces
fragments en français. Nicéphore est un historien qui n’est point à dédaigner,
et je m’étonne que les savants allemands ne se soient pas donné la peine d’ajouter
à la nouvelle édition qu’ils en ont donnée, les livres inédits que possède la
Bibliothèque du Roi, et qui étaient tout préparés pour l’impression. Cette
nouvelle publication de la Byzantine n’a de commode que le format ; car les
savants allemands ont attaché tant de prix au texte, que ce soin leur a fait
négliger toutes recherches et tous éclaircissements historiques, recherches et
éclaircissements si indispensables dans cette partie de l’histoire du moyen
âge.
« Après la bataille d’Apros, les Catalans, exaltés par l’orgueil
de la victoire et par l’adjonction des Turcopules qui avaient renoncé au
service grec pour venir combattre dans leurs rangs, se livrèrent impunément, pendant
deux années entières, à leurs couses vagabondes, et dévastèrent et épuisèrent
tout le pays sur la côte et à l’intérieur, jusqu’à Maronia, Rhodope et Byzie.
Reconnaissant alors l’impossibilité d’y trouver de quoi subvenir à leurs
propres besoins, ils résolurent de pénétrer plus avant en pillant, jusqu’à ce
qu’ils trouvassent un pays propre à s’y fixer. Ayant donc franchi la cime du
Rhodope qui s’étend jusque sur la côte, ils s’avancèrent impunément en
grossissant toujours leur butin. Avec eux marchaient plus de deux mille Turcs
tant à pied qu’à cheval ; quant aux Catalans, ils étaient plus de cinq mille,
tant hommes de cheval qu’hommes de pied. C’était au milieu de l’automne, et,
comme l’hiver approchait, ils songèrent à se précautionner de vivres pour la
mauvaise saison et se jetèrent dans les bourgs de Macédoine. Là, après avoir
presque tout ravagé, et s’étant munis de nombreuses provisions, fruit de leurs
brigandages, ils campèrent dans les alentours de Cassandria. C’était une ville
autrefois célèbre mais maintenant vide d’habitants. Le pays environnant est
également favorable à un campement, pendant la bonne comme pendant la mauvaise
saison ; et c’est là, comme je l’ai dit, que les Catalans dressèrent leurs
tentes. C’est un long promontoire qui s’avance sur la mer et qui est terminé
par de vastes golfes par lesquels s’écoule la neige amassée dans les mois d’hiver.
A l’approche du printemps ils quittèrent cette station et se jetèrent sur les
villes de Macédoine, parmi lesquelles l’objet principal de leur convoitise et
de leurs espérances était Thessalonique. Ils pensaient en effet qu’une fois
maîtres de cette ville, si grande et si abondamment fournie de toutes
richesses, et surtout à ce moment où ils avaient appris que s’y trouvaient les
impératrices Irène et Marie, rien ne pouvait plus les empêcher, en se servant
de cette ville comme d’un point de refuge, de devenir maîtres de toute la
Macédoine. »
[82] Aussitôt après la reprise de possession de Constantinople
par les Grecs, Michel Paléologue, fortifié de l’alliance des Génois, d’après
les clauses du traité de Nymphée (ratifié le 10 juillet 1261, quinze jours
avant la prise de Constantinople), résolut de compléter ces premiers avantages
en dépossédant les Français et Vénitiens de ce qui leur restait dans l’empire.
« Telle fut l’origine de l’apparition des
Zaccaria dans l’empire grec. Le Zaccaria dont il est question ici s’appelait
Benoît Zaccaria. Aidé par les troupes grecques, il s’empara d’Orée, au nord de
Nègrepont, près de Chalcis. Raban fut fait prisonnier (en 1262), ainsi que Gui
de La Roche, duc d’Athènes, son ami, qui était accouru à son secours, et fut
envoyé à Constantinople. L’île de Nègrepont avait été jusque-là divisée en
trois seigneuries, comme on peut le voir dans la chronique de Morée, et Raban
était un de ces seigneurs tierciers. Benoît Zaccaria lui succéda dans ce tiers,
et Michel Paléologue prit la seigneurie des deux autres tiers, et donnant en
indemnité à Benoît Zaccaria l’île de Scio avec le titre d’amiral et de grand
connétable. A la même époque André et Jacques Calanei s’étaient emparés
de l’antique Phocée.
Ce
Benoît eut un fils nommé Manuel Zaccaria, qui reçut de Michel paléologue le don
de la ville de Phocée mentionnée ici avec autorisation d’en exploiter l’alun.
Voici comment en parle Pachymère :
« L’empire ne laissait pas
d’être toujours attaqué par les mêmes ennemis, bien que nos troupes qui
gardaient le détroit d’Abydos empêchassent les Turcs d’en approcher, ce dont on
dit que les almogavares n’étaient pas fâches. Les Turcs tenaient cependant l’autre
bord et exerçaient toutes sortes d’hostilités contre les Grecs qui osaient en
approcher. Ils ne tenaient pas pourtant les environs d’Adrametti et de Phocée
où Manuel Zaccaria était en repos, non tant par l’avantage de l’assiette du lieu
que par la réputation de la valeur des Latins qu’il avait sous ses enseignes.
Ce Manuel, considérant que les îles d’alentour étaient exposées aux courses et
aux insultes des étrangers, envoya supplier l’empereur ou d’envoyer des troupes
pour les défendre, ou de lui en confier la défense et de lui assigner les
impositions qui se levaient dans le pays pour subvenir à la dépense des
vaisseaux. L’empereur Michel, père d’Andronic, avait autrefois accordé ce
pays-là pour y travailler l’alun. Les députés furent favorablement reçus à
Constantinople et obtinrent ce qu’ils demandaient. »
Manuel paraît avoir eu
deux enfants, dont l’aîné nommé Benoît succéda à son père dans les seigneuries
de Phocée et de Scio, et dont l’autre retourna sans doute à Gênes, et fut le père
du Ticino Zaccaria, ami de Muntaner. Cantacuzène mentionne ce Benoît comme
ayant repris par les armes la seigneurie de l’île de Scio qui lui fut concédée
par l’empereur Andronic.
M. Sauli mentionne un
autre Zaccaria employé par Michel Paléologue dans les affaires les plus
importantes, et qui fut envoyé avec Jean Procida au roi Pierre d’Aragon et au
pape avec des sommes considérables pour préparer l’affaire des vêpres
siciliennes, qui devaient débarrasser paléologue des craintes que lui inspirait
l’ambition de Charles d’Anjou sur l’empire de Constantinople.
Le dernier des Benoît
Zaccaria, qui avait obtenu la seigneurie de Scio sous la souveraineté suprême
de l’empereur Andronic, laissa à sa mort deux fils, dont l’un nommé Martin, eut
la seigneurie de Scio, et l’autre nommé Benoît, eut Phocée et 0.000 florins d’or
de revenu, qui devaient lui être payés par son frère. Martin gouverna Scio d’une
manière si rude que les habitants eurent recours à la souveraineté impériale,
dont Martin avait voulu s’affranchir, tout fier qu’il était d’avoir reçu de
Philippe de Tarente, empereur titulaire de Constantinople, le titre de roi et
de despote de Romanie. Benoît Zaccaria s’était en même temps adressé à Andronic
pour le prier de prononcer dans un débat qu’il avait avec son frère Martin.
Andronic profita de l’occasion, et réunissant une flotte nombreuse dont une
bonne partie lui fut fournie par Nicolas Sanudo, duc des Cyclades, il s’empara
de l’île de Scio, en 1529, et Martin fut fait prisonnier. Andronic offrit à
Benoît de le nommer gouverneur de cette île en lui donnant une partie des
revenus ; mais Benoît à son tour revendiqua la seigneurie entière des états, et
son frère quelque temps après essaya une invasion, mais n’ayant pu réussir il
mourut de chagrin. Martin Zaccaria, échappé de sa prison, se réfugia en Italie,
fut nommé par h ; pape capitaine général d’une flotte destinée à une nouvelle
croisade, s’empara de Smyrne sur Morbassan, lieutenant d’Amir, et fut tué peu
de temps après à la suite d’une défaite : complète, qu’Amir, revenu d’Europe,
fit éprouver aux croisés. L’île de Scio, après de longues luttes, finit par
retourner, en 1548, dans les mains de la république de Gènes.
On trouve un Benoît Zaccaria, Génois, amiral auxiliaire de France
en 1297, après la mort d’Othon de Toucy. Son portrait est placé à Versailles,
sous le n° 1168, dans la salle des
amiraux.
[83] C’est le même Charles de Valois pour lequel Muntaner a
manifesté tant d’aversion au moment de ses campagnes de Catalogne et de Sicile.
Charles de Valois espéra successivement être roi d’Aragon, puis de Sicile, puis
empereur de Constantinople, et ne fut définitivement, comme le dit Muntaner,
que roi du vent.
[84] Thibaut de Cepoy est compté par le père Anselme au nombre
des amiraux de France. Son portrait est à Versailles sous le n° 1170, parmi les
amiraux, je trouve parmi les manuscrits de Ducange l’extrait d’un rouleau en
parchemin de la Chambre des Comptes de Paris qui contient les comptes de
Thibaut lui-même pour son voyage de Romanie. Ce manuscrit donne quelques faits
de plus à ajouter à ceux fournis par Muntaner et le voici en entier :
« C’est le compte mons. Thibaut de
Cepoy pour le voyage de Romanie, où il fut. Et parti de Paris le vendredi après
la Nostre-Dame en septembre l’an 1306 ; et vint à Mons, à
S. Christofle en Hallate, au 29 jour d’avril l’an 1310.
« Receu de Nicolas de Condé le jour dessus dit, en monnoie du roi, etc., du
sous-doyen de Chartres à Venise etc. de lui à Brandis, etc. somme tout, 7.000
florins, etc. Il y a d’autres
receuz et emprunts tant à Nègrepont qu’ailleurs pour payer
les galies.
« Gages et retenues des chevaliers et d’escuyers et de gens de pied par le seigneur de Cepoy.
« Le seigneur de Cepoy et trois chevaliers, et quatorze escuyers. Monseig.
Druy de Houdainville, Drouet de Croisencourt, Raoulin Milet, mons. Jacques de
S. Sanson, Guill. Brahier, Simonnet de Framicourt. M. Perceval de Soisy, Guill.
de Houdencourt, Thibaut de Moin, Jean de Mentenay, Harpin de Liencourt, Thibaut
de Boulainviller, Jean d’Annecourt,
Simon de Noiers, Pierre Fol, Robin Miles, Pierre le Keu, qui servirent du
vendredi d’après la N. D. en sept, l’an
1306, jusques à pareil jour 1307.
« Receptes d’autres escuyers et chevaliers,
quand nos galies furent venues à Brandis.
« Gautier de Marchel, du quinzième jour de mai, l’an 1307, jusqu’au
venredi 9 de septembre ; Andrieu de Pommart, Bourdin, Haiton du Mail, Henriet
de Chalon, Lucien du Bos, Jacques de Cauroy, Cirart de Landas, Jean de Bar,
Colart de Hartaingne, Guill. de Grapain, Bertrand du Fayel, Jehannot Mouisson,
Jean de Brelenge, Renaut du Fainne.
« Mess. Jean de Cepoy, frère de monseigneur Thibaut, retenu lui et deux
escuyers, Mahiet de Farainviller et Andrinot de Saint-Jean, du 22 de mai l’an 1307, jusques au vendredi 9 jour de
septembre, 30 s. par jour.
« Messire Pierre de Routviller, retenu lui et deux escuyers, Jehannot de
Routviller, et Pierre de Aulpache et messire Bridoul de Huyermont, lui, un
chevalier, et cinq escuyers ; M. Percheval de Huyermont, Simon Lanon, Anglot,
Raoulin de le Cauchie, Jean de Glènes, Marchion d’Argonnes, etc.
« M. Jean, fiuls au seig. de Cepoy, et un chevalier, et trois escuyers. M.
Jacques le Puilloys, Gossart de Domuin, Girardin d’Auci, Jean Damoisel, etc.
« M. Thibaut d’Anserville
et un escuyer ; Philippot de Valengouiart, Jean du Berquon, et Guirfroy de
Berquon, retenus à escuyers ; Michelet de Villerval, et Jean de Launal, retenus
à escuyers.
« Jeannot de Tiesselins, connestables de vingt-neuf sergens a pié, retenus
a Brandis, l’an 1307.
« Mons. Thibaut de Cepoy en la seconde année au cap de Cassandria, lui cinq
de chevaliers, son fils mons. Jean, son frère M. Jean, M. Jacques le
Puillois et M. Simon de Luques, du venredi 9 jour de septembre jusques au
venredi 9 jours en ce mois par 365 jours, l’an renouvelé 1308, et quinze escuyers entièrement, Robin Millet,
Jacques de Cauroy, de Boulainviller, Lucien du Bos, Harpin de Liencourt, Pierre
Fol, Andrieu de Pommare, Jean Damoisel, Gosses de Domuin, Girart de Landas,
Mahiu de Farainviller, Andriu de St-Jean, Perret, de Renneval, et Moitelet de
Villerval, pour 20 hommes d’armes entièrement, 3600 l.,
etc., etc.
« Chevaliers et escuyers qui ne furent mie tout le tems dessusdit, et
furent de cele retenue.
« M. Druy de Houdainville et trois escuyers servirent en la deuxième année,
dudit 9 de sept, l’an
dessusdit jusques au dernier de novembre, etc.
« M. Pierre de Routviller et deux escuyers, dudit jour 9 de septembre jusqu’au 15 d’octembre.
« M. Thibaut d’Anserville
et un escuyer, dudit jour jusques au premier jour de novembre, etc. ; N. Guill.
de Grapin et un escuyer, etc. ; M. Jacques de St.-Sanson et trois escuyers ; M.
Perceval de Soisy et deux escuyers. M. Bredouls de Huiermont, un chevalier et
cinq escuyers. M. Guy Ponvillain et trois escuyers ; Jean de Moncornet, Thomas
de Rainset, Jean Ponvillain, etc. M. Hélie Chelin et deux escuyers, fut avec M.
Thibaut, l’an 1307 jusqu’au 15 jours
de ….. qu’il mourut.
Escuyers qui servirent en la seconde année, et ne servirent mie toute l’année de l’an 1307
jusques à 1308 : Raoulin Mulet, Jean de Bar, Pierre li Keus, etc.
« De anno tertio. Mous Thibaut de Cepoy et trois chevaliers de la tierce
année, si. Jean son Dis, M. Bertrand Laugier, M. Salinon de Luques escuyers.
Thibaut de Boulainviller, Girart d’Auci, Jean Damisel, p. Fol, Ansel de Liencourt, Pierre de Remin, ... d’Auci, Jacques de Harbonnières, Faucon de Sloutcschiur, Guill. de Xesto,
Hanequin l’Alemant, Rifflans, Raymond de Viviers, Othelin
Le Bourg (bâtard) Jean Soch Audriu de Ponimare, qui servirent du 9 sept. 1308
jusqu’au 9 sept. 1309.
« Chevaliers et escuyers, qui ne furent mie tout cel an. M. Jean d’Arsi, chevalier, retenu le 14 octobre
1308, a servi jusqu’au premier de décembre. M. Gauthier de
Pêne, auvergnas, et un escuyer, Simouet de Pêne, retenu le 3 de novembre 1308,
servirent jusques au 26 de mai 1309. M. Jacques le Puillois du 9 septembre 1308
jusques au 22 de novembre, si. Giraus Pierre le 15 janvier 1308, jusques au 23
de mars. Martclet de Villerval du 9 septembre 1308 jusques au 15 d’octobre. Gérard de Ladiugs, duo septembre 1308 jusques au 15 d’octobre. Jean d’Achin et Slarchion d’Argonnes, etc.
« M. Thibaut de Cepoy, lui quart de chevaliers, son fiuls, M. Bertrand
Lauguer, M. Salemon de Luque, et seize escuyers, Thibaut de Boulainviller, Jean
Damoisel, Thibaut d’Auci,
Andrinot de St-Jean, Guiffroy, Ernout de Sauvelerre, Perrot de Reneval, Jean de
Rumancourt, l’abbé d’Auviler, Bertaut
Lordaut, Faucon de Monteschier, Raimondin de Viviers, Damas, Jean de St-Paul,
Huguenin de Brebant, Jacques de Harbonnières, qui servirent du neuvième jour de
septembre l’an 1309, jusques au 29 d’avril,
l’an 1310, par deux cens trente-trois jours ; adont
trouvasmes mons. de Valois à Saint-Christofle en Halapte près de Senlis, etc.
« Parties et mises et autres deniers bailliez pour mons. messire Charle et
en son nom : c’est assavoir, pour messagers
envoyez en France et ailleurs, et pour deniers bailliez à messire Renier de
Grimaus, à Roquefort, et à autres gens pour leur vivre, et pour armer des
galies qui vindrent de Venise, si comme il appert ci-après en suivant puis l’an 1306, etc. ; à Thomas Vidal, à Nègrepont, pour parfaire la galie de
Roquefort, etc. ; A nions. Courrai de Girarche, pour armer un galion pour aller
en l’île de l’Escople, etc.
pour barques louées à Brandisi pour mener les chevaliers mons. jusques a
Clarence, et en pourvéanre es galies, etc. ; pour don aux menestreus le duc d’Athènes, etc. ; à M. Renier de Grimaus, etc. ; à Will. Abadie,
capitaine de compagnie, et à notaire Pierre de Sleschines, et ; à Henri et le
Bourguignon, envoiez au duc d’Athènes pour avoir aucune
chevance pour la compagnie, etc. ; à Colace de Slar-taingne pour aler en la
Slorée pour aler parler à ceux qui gardoient D. Ferrant et pour autres
besoingnes, etc. ; à Jean de Monlenas et à Jean de Laval qui furent envoyez de
par la compaignie au duceaume d’Athènes pour parler au duc
d’avoir chevaux, etc. ; à messire Thomas de Triple, pour
aller au roi d’Erménie qui se presentoil amis de nions. ;
à deux menestreux du duc d’Athènes qui vindrent pour le
mariage de Roquefort, etc. ; à Jean de Berquon, escuyer du duc d’Athènes, qui devait dire au duc comment nous eussions accord en Blaquie
de aucun secours de grain, etc. ; à un messager Vole-mite, grand maréchal de la
Blaquie, etc. Donné et payé a messire Oviti, patron d’une
nave de Gènes, pour porter le pain des Turcs et des Turcoples de la Claquie,
jusques a Ukraine au royaume de Salonique, etc. ; à Jacques de Cornoy qui
emmena en rouille Roquefort et autres traîtres, et de là s’en alla en France, 60 florins, l’our un cheval
donné au capitaine des armogaires (almosavares), etc.
« Quant il nous vint 11.400 florins pour les galies l’an 1508, messire de Cepoy n’en vaut nus prendre, ains les offri à Roquefort et à la Compaignie ; et
ils vaurent que les galies qui n’a-roient à servir que
vingt-six jours, compté leur ralée, en fussent payées de deux mois ; et ainsi
fu fait ; et esloient sept galies et un lin, qui ajustèrent 618 l. 18 sous,
valeur 6.232 florins 6 Vénitiens.
« Quant Roquefort fut
pris, messire Thibaut de Cepoy retint deux galies et un lin, quant les autres s’en ralèreul à Venise, pour ce que cil de
Salonique armoient cinq lins pour nous détourner les vivres qu’ils ne nous venissent, etc. »
[85] Naxos. Un des seigneurs tierciers de Nègrepont de la famille
dalle Carceri, avait épousé une Sanudo, héritière du duché de Naxos. Voyez dans
les tables généalogiques ci-jointes celle des Carceri et celle des Sanudo.
[86] Ainsi nommé de Nicolas de Saint-Omer qui le fonda. Voyez la
Chronique de Morée qui précède, et l’index géographique à la fin de ce
volume.
[87] Du mot arabe kafiz, qui désigne à la fois une mesure
de capacité et une mesure de longueur. Le dictionnaire arabe-persan-turc de
Meninski dit que le kafiz, comme mesure de capacité, contient douze sa
(c’est-à-dire, suivant le dictionnaire turc-français de Bianchi, douze
boisseaux), et, comme mesure de longueur, cent vingt-quatre coudées.
[88] On verra dans Bernard d’Esclot qui suit, que le cardinal
légat revêtit Charles de Valois du royaume d’Aragon, en 1285, en lui posant sur
la tête son chapeau de cardinal ; ce qui fait que Muntaner l’appelle toujours
roi du Chapeau, c’est-à-dire, roi de la façon du cardinal.
[89] Les Carceri s’étaient mis sous la protection des Vénitiens.
En 1261, Benoît Zaccaria s’était rendu maître de l’île ; Raban avait été fait
prisonnier, et l’empereur grec avait pris possession des deux autres tiers ;
mais plus tard de nouveaux mouvements avaient réinstallé l’influence
vénitienne.
[90] Les seigneurs tierciers de Nègrepont, de la famille dalle Carceri,
étaient de Vérone.
[91] C’était alors Guill. de la Roche prédécesseur de Gautier.
[92] Je ne trouve aucun lieu dont le nom se rapproche de
celui-ci, il s’agit sans doute d’un port de mer placé entre Spezzia et
Monembasia. Peut-être est-ce l’ancien port de Léonidi, à quelques milles au sud
de la nouvelle Léonidi ?
[93] Je ne trouve, sur la route de mer du cap Matée à
Porto-Quaglio, aucune ville ou île dont le nom se rapproche de celui-ci.
[94] Il l’appelle ici Mato de Methone.
[95] Charles portait depuis son mariage le titre d’empereur de
Constantinople, qui était reconnu sinon des Grecs, du moins des anciens vassaux
français de Baudouin.
[96] Roi de Naples.
[97] Philippe le
Bel.
[98] Charles II mourut le 4 mai 1300, suivant villani.
[99] Troisième fils et héritier de Charles II.
[100] Thibaut de Cepoy mentionne l’arrestation de Rocafort dans
son compte de dépenses : A Jacques de Cornoy, qui emmena en Pouille Roquefort
et autres traîtres, et de là s’en alla en France, 60 florins.
[101] On a déjà vu
que le conseil supérieur de la Compagnie était composé de ces 12, fort
probablement en souvenir des 12 pairs qui étaient dans tous les romans et dans
toutes les traditions.
[102] Guy de la Roche mourut le 5 octobre 1308. Il avait épousé
Mahaut, fille de Florent de Hainaut et d’Isabelle de Villehardouin, princesse
de Morée ; mais le mariage n’avait certainement pas été consommé, car au moment
de la mort du duc, sa femme, née le 29 novembre 1293, n’avait pas encore
accompli sa onzième année. Gautier de Brienne succéda ainsi en octobre 1308 à
Guy de la Roche dans le duché d’Athènes.
[103] Ces querelles du duc d’Athènes avec le despote d’Aria, l’empereur
grec et le seigneur de Valachie
sont rapportées par Nicéphore
[104] Nicéphore Grégoras raconte les courses vagabondes des Catalans
depuis leur arrivée au cap Cassandria. Je traduis de ce morceau intéressant
tout ce qui est relatif à mon sujet.
Après avoir rendu compte
de tous les préparatifs faits par l’empereur pour fortifier Thessalonique
contre leurs attaques, et du mur construit près de Christopolis, depuis la mer
jusqu’au sommet de la montagne voisine pour leur fermer ce passage, et de ses
dispositions pour tenir la campagne et les affamer, il ajoute :
« Au retour du printemps les Catalans quittant leur position d’hiver
au cap Cassandria, se répandirent dans le pays, les uns dans les bourgs les
plus rapprochés de Thessalonique, les autres pour butiner. Mais en voyant tout
le pays désert d’habitants, toutes les campagnes dépourvues de grand et de
petit bétail, toutes les villes fortifiées par un grand nombre d’hommes armés,
ils résolurent de retourner en Thrace. Et il n’y avait pas pour eux de temps à
perdre, s’ils ne voulaient pas s’exposer à périr inutilement ; car s’ils
manquaient du nécessaire, eux qui menaient à leur suite un si grand nombre de
chevaux et de captifs et qui étaient eux-mêmes au nombre de huit mille, il
était évident qu’ils couraient le danger de mourir promptement de faim. Mais
avant d’avoir fait connaître cette résolution au gros de leur compagnie, ils
apprirent eux-mêmes d’un captif, que tout retour en Thrace leur était
impossible, les longues murailles qui avaient été récemment élevées autour de
Christopolis leur fermant le passage. Cette nouvelle, à laquelle ils étaient
loin de s’attendre, les frappa d’étonnement et les jeta dans la plus grande
perplexité. Ils ne savaient en effet sur quel point se diriger, pressés qu’ils
étaient par la famine, et craignant en même temps que les peuples voisins des
Crées de Macédoine, et dont chacun redoutait leurs incursions, ne s’encourageassent
les uns les autres, tels que les Illyriens, par exemple, les Triballiens, les
Acarnaniens et les Thessaliens, et, réunissant toutes leurs forces, ne les
cernassent et ne les détruisissent tous, au moment où ils ne possédaient pas un
seul point où la fuite pût leur procurer un abri. Dans cette extrémité ils s’arrêtèrent
à une résolution qui semblait plutôt un acte de folie que d’audace ; c’était de
marcher en avant, sans délai et avec la plus grande hâte, dans le dessein de
subjuguer le pays de Thessalie, pays si fécond pour toutes les nécessités de la
vie, ou même de ce porter sur quelques terres plus éloignées, parmi celles qui
s’étendent jusqu’au Péloponnèse, et la de se faire un établisse ment fixe en
mettant fin à leurs longues courses vagabondes ; ou, comme seconde ressource,
de conclure un armistice avec quelqu’un des peuples maritimes et d’obtenir
ainsi la facilité de s’en retourner librement par mer dans leurs foyers. Ils
abandonnèrent donc leur station de Cassandria, et le troisième jour de leur
voyage ils étaient parvenus aux montagnes qui ferment la Thessalie : l’Olympe,
l’Ossa et le Pélion. Là ils placèrent leur camp et ravagèrent les campagnes
environnantes ; ils amassèrent en abondance de quoi subvenir à leurs besoins. »
(Ici Nicéphore raconte qu’au moment du départ des Catalans pour la Thessalie,
les Turcs, leurs nouveaux alliés, commandés par Melec et Chatel, avaient refusé
de les suivre, et qu’après de longs débats ils avaient fini par partager entre
eux le butin et les prisonniers, et suivi chacun la route qui leur convenait.)
« Après leur séparation des Turcs, ajoute Nicéphore, les Catalans passèrent de
leur côté la saison d’hiver aux pieds de l’Olympe et de l’Ossa. A l’approche du
printemps ils se mirent en route, traversèrent la cime des montagnes et la
vallée de Tempe, et avant l’été ils débordèrent dans les belles plaines de la
Thessalie. Là, voyant un pays agréable et fertile, ils passèrent toute cette
année à incendier les campagnes et à dévaster tout ce qu’ils trouvaient en
dehors des murs des villes, sans que personne leur opposât aucune résistance.
Toutes les affaires de Thessalie étaient alors tombées dans un véritable état
de torpeur par suite de l’extrême jeunesse de celui qui en avait le
gouvernement (Jean Ange), qui n’avait d’ailleurs jamais été habitué aux grandes
affaires, et qui était de plus en proie aux souffrances d’une longue maladie et
déjà sur le point de mourir et d’entraîner avec lui la ruine d’une puissance
transmise jusqu’à lui par ses aïeux, revêtus tous de la dignité de
Sébastocrator. Peu de temps auparavant il venait d’épouser Irène, fille
naturelle de l’empereur Andronic, et n’en avait eu aucun enfant qui pût
succéder à son autorité. Par suite de tout cela, les affaires qui étaient fort
en désordre pour le présent, semblaient de voir tomber bientôt dans de plus
grands troubles encore quand il s’agirait d’un successeur a cette autorité ;
car c’était encore une chose cachée dans les ténèbres que le nom de celui qui
viendrait à la posséder. Au moment donc où le chef du pays succombait sous sa
dernière maladie, et où les ennemis parcouraient et dévastaient tout le pays
avec l’impétuosité d’un incendie, il parut convenable aux hommes les plus
distingués par leurs familles de s’arrêter à la délibération suivante. Ils
résolurent de caresser leurs ennemis par des présents, de capter la
bienveillance des chefs par la rançon de dons plus considérables, avant que ces
richesses ne fussent enlevées de leurs mains par la guerre, et de promettre de
leur donner des guides qui les conduiraient sur les terres d’Achaïe et de
Béotie, pays riche et fertile, abondamment fourni de toutes choses agréables et
même tout à fait convenable pour que tous pussent y fixer enfin leur résidence.
Ces propositions parurent agréables aux Latins eux-mêmes et tout à fait
conformes à ce qu’ils désiraient. » (Ici un monologue consultatif des
Latins quelque peu verbeux sans un fait de plus.) « Tout cela mûrement
considéré et pesé, les Catalans firent avec les Thessaliens un traite de paix
et d’alliance aux conditions que j’ai énoncées ; et au retour du printemps,
ayant reçu d’eux de grandes richesses et des guides, ils franchissent les
montagnes qui s’étendent au-delà de la Thessalie, et, traversant les
Thermopyles, viennent placer leur camp dans la Locride et sur les bords du
Céphise. Ce grand fleuve découle des cimes du Parnasse, et dirige son cours à l’orient,
ayant au nord les Opuntiens et les Locriens, au sud et au sud-est toute la
partie méditerranéenne de l’Achaïe et de la Béotie ; puis, sans se diviser et
toujours considérable, arrose les champs de la Livadie et de l’Haliarte ; puis,
se partageant en deux branches, change son nom en ceux d’Asope et d’Ismène ;
enfin sous le nom d’Asope coupe l’Attique en deux pour aller se perdre dans la
mer, et sous celui d’Ismène va se jeter dans la mer d’Eubée, tout près d’Aulis,
où autrefois dit-on, dans leur navigation vers Troie, abordèrent et s’arrêtèrent
pour la première fois les héros Grecs. Aussitôt que le seigneur de Thèbes et d’Athènes
et de tout le territoire, nommé comme je l’ai dit, Megas-Kyrios (grand-sire),
par corruption du nom de Megas-Primmikerios (grand-primicier) qu’il portait
autrefois, eut appris l’arrivée des ennemis, il refusa, malgré les vives
instances des Catalans, de leur donner passage sur ses terres pour aller se
jeter de là où bon leur semblerait ; mais il leur parla au contraire avec la
plus grande hauteur, les poursuivit de ses moqueries, comme des gens dont il ne
prenait nul souci, et pendant tout l’automne et l’hiver s’occupa de réunir ses
forces pour le printemps suivant. Au printemps, les Catalans passèrent le
Céphise et placèrent leur camp non loin des rives du fleuve, sur le territoire
béotien, décidés à livrer bataille en ce lieu. Les Catalans étaient au nombre de
trois mille cinq cents hommes de cavalerie et trois mille d’infanterie, parmi
lesquels se trouvaient, plusieurs de leurs prisonniers, admis dans leurs rangs
à cause de leur habileté à tirer de l’arc. Dès qu’il leur fut annoncé que l’ennemi
s’approchait, ils labourèrent tout le terrain où ils avaient résolu de livrer
bataille ; puis creusant à l’entour et y amenant des cours d’eau tirés du
fleuve, ils arrosèrent copieusement celte, plaine de manière à la transformer
pour ainsi dire en un marais, et à faire chanceler les chevaux dans leur marche
par la boue qui s’attacherait a leurs pieds, et dont ils ne pourraient qu’avec
peine se dégager. Au milieu du printemps, le seigneur de ce pays se présenta
enfin, amenant avec lui une nombreuse armée composée de Thébains et d’Athéniens,
et de toute l’élite des Locriens, des Phocéens et des Mégariens. On y comptait
six mille quatre cents hommes de cavalerie et plus de huit mille hommes d’infanterie.
L’orgueil et l’arrogance du prince dépassaient toute borne raisonnable ; car il
se flattait non seulement d’exterminer en un instant tous les Catalans, mais de
s’emparer de tous les pays et villes de l’empire jusqu’à Byzance même ; mais il
arriva tout le contraire de ses espérances ; car, en plaçant toute sa confiance
pour l’exécution de son entreprise en lui seul et non dans la main de Dieu, il
devint bientôt la risée de ses ennemis. En voyant cette plaine couverte d’un si
beau vêtement de verdure, et ne soupçonnant rien de ce qui avait été fait, il
pousse le cri de guerre, exhorte les siens, et avec toute la cavalerie qui l’entourait
s’avance contre l’ennemi qui, en dehors de cette plaine, se tenait immobile sur
le terrain, attendant son attaque. Mais avant d’être parvenus au milieu de
cette plaine humide, les chevaux, comme s’ils eussent été embarrassés par de
lourdes chaînes, et ne pouvant sur ce terrain humide et glissant poser leurs
pieds avec fermeté, tantôt roulaient dans la boue avec leurs cavaliers, tantôt
débarrassés de leurs cavaliers s’emportaient dans la plaine, et tantôt sentant
leurs pieds s’enfoncer, restaient immobiles au même lieu avec leurs maîtres,
comme s’ils eussent porté des statues de cavaliers. Les Catalans encouragés par
ce spectacle les accablèrent de leurs traits et les égorgèrent tous. Et, s’élançant
avec leurs chevaux sur la trace des fuyards, les poursuivirent jusqu’à Thèbes
et à Athènes, et, attaquant ces villes à l’improviste, s’en emparèrent avec
facilité, ainsi que de tous leurs trésors, de leurs femmes et de leurs enfants.
Ainsi, comme dans un jeu de dés, la fortune ayant tout à coup changé, les
Catalans devinrent maîtres de la seigneurie, et mirent fin à leurs longues
courses vagabondes, et jusqu’aujourd’hui n’ont pas discontinué d’étendre de
plus en plus les limites de leur seigneurie. »
[105] Muntaner n’écrit plus ici que sur des relations qui lui ont
été faites et non sur ce qu’il a vu ; Nicéphore Grégoras est un guide plus sûr
dans les détails.
[106] Signe distinctif des chevaliers de race.
[107] Est-ce Salona, l’ancienne Amphissa ?
[108] Ces nouveaux détails, donnés par Muntaner sur ce qui arriva
aux Turcs après son départ, contiennent, comme ceux qui sont rapportés dans la
page précédente, quelques vérités mêlées à quelques erreurs. Nicéphore est un
guide plus fidèle. Je donnerai ici l’extrait de son récit :
Suivant lui, après avoir
quitté les Catalans, les Turcs se divisèrent en deux bandes sous leurs deux
chefs, Melec et Chalel. Mélec et sa bande, qui, après avoir reçu à la fois le
baptême chrétien et la solde de l’empereur grec, avaient renoncé à l’un et à l’autre,
n’osant plus retourner en Grèce, allèrent prendre du service auprès du crâle de
Servie avec leurs mille cavaliers et cinq cents fantassins. L’autre bande, sous
le commandement de Chalel, et composée de treize cents cavaliers et huit cents
fantassins, resta en Macédoine et tâcha de s’arranger avec les Grecs pour
obtenir passage en Asie. Des arrangements furent en effet convenus pour le
transport, et Nicéphore rapporte lui-même que les Grecs, poussés à la fois par
le désir de la vengeance et l’appât d’un butin considérable, avaient résolu, au
lieu de transporter les Turcs comme ils s’y étaient engagés, de les attaquer
inopinément et de les tuer tous. Mais les Turcs, informés de ce projet, loin de
se laisser tuer comme le raconte Muntaner, se retranchèrent, mirent leurs
femmes et leurs enfants a l’abri derrière de bous remparts, et, bien qu’en fort
petit nombre, fondirent avec une telle impétuosité sur la nombreuse armée
grecque envoyée contre eux et commandée par l’empereur Michel lui-même, que
cette vaste armée fut en un instant dissipée et détruite. L’empereur eut
beaucoup de peine à échapper lui-même par la fuite. Ses principaux officiers et
une bonne partie des soldats furent faits prisonniers ; sa propre tente, son
trésor, ses vêtements impériaux et sa propre mitre, ornée de magnifiques
joyaux, tombèrent entre leurs mains, et on vit Chalel, en signe de dérision,
placer cette mitre impériale sur sa tête, et, par ses gestes et ses
plaisanteries, faire rire tous les siens aux dépens de l’empereur et des Grecs
qui avaient voulu les trahir ou les écraser. Ce ne fut qu’après deux ans de
nouvelles dévastations des Turcs, que les Grecs, ayant appelé à leur secours
toute la puissance de leurs alliés, et conduits enfin par un capitaine brave et
habile, Guillaume Paléologue, marquis de Montferrat, élevé depuis à la dignité
de maréchal, leur livrèrent une nouvelle bataille, les défirent après les plus
grands efforts, les refoulèrent jusqu’à la Chersonèse, et, ci maintenant des
vaisseaux en croisière sur le détroit, les empêchèrent de passer
eux-mêmes et de recevoir de nouveaux renforts. Ce fut sans doute en ce moment
que leur fut fait par les Génois l’acte de trahison dont parle Muntaner, et
dont il est aisé de trouver les traces dans Nicéphore, malgré le soin qu’il
prend de passer le voile sur ce fait. Il raconte en effet que le podestat des
Latins de Galata arriva avec huit galères et des machines de siège au secours
de l’empereur sur l’Hellespont. Les Turcs, voyant qu’ils ne pouvaient passer
par surprise à travers le camp des Grecs, qui cette fois étaient sur leurs
gardes résolurent d’avoir recours aux Génois. Je laisse parler Nicéphore :
« Le lendemain du
jour où ce projet avait échoué, dit Nicéphore, au milieu de la nuit, ils jettent
là leurs armes, et, chargeant leurs sacs et leurs personnes de tous leurs
effets les plus précieux, ils s’approchent des galères génoises, car ce n’était
qu’aux Latins seuls qu’ils pouvaient confier leur salut, espérant bien n’avoir
rien à craindre d’eux, attendu que jamais ils ne leur avaient fait aucun mal
eux-mêmes. Comme cette nuit était sans lune et fort sombre, quelques-uns, se
trompant de direction, s’enfuirent du côté des galères des Grecs, et, en
voulant pour ainsi dire éviter la fumée, ils tombèrent dans le feu, je veux
dire entre les mains des Grecs, qui leur arrachèrent à l’instant tout ce qu’ils
portaient et les égorgèrent eux-mêmes sans pitié. Quant aux Génois, ils ne
tuèrent pas à la vérité tous ceux qui avaient cherché refuge auprès d’eux, mais
uniquement ceux qui avaient le plus de richesses sur eux, afin de mieux cacher
ce qu’ils leur dérobaient, et pour que les Grecs, n’en sachant rien, ne pussent
rien réclamer. Quant aux autres, à qui ils avaient laissé la vie, ils les
chargèrent de chaînes et offrirent les uns à l’empereur et partagèrent les
autres comme esclaves. »
Au reste, bien que j’admette le témoignage de Nicéphore Grégoras
pour les détails de ces dernières affaires, je crois qu’il se trompe sur le
moment de la séparation entre les Turcs et les Catalans. Nicéphore les fait se
séparer au moment du départ du cap Cassandria pour la Thessalie, et Muntaner
seulement après le combat livré en Béotie contre le duc d’Athènes, et je pense
que Muntaner était bien informé en cela. Boivin, dans ses notes sur Nicéphore
Grégoras, cite à cette occasion plusieurs passages d’un rhéteur de l’époque,
qui confirment le témoignage de Muntaner. Ce rhéteur s’appelle Théodule, mais
il est plus connu sous le nom de Thomas Magister. Il a écrit un éloge d’un
nomme, Chandrinos, qui à ce qu’il semblerait, s’opposa avec quelques avantages
aux incursions des Catalans en Thessalie. Personne autre que Théodule ne parle
de ce Chandrinos. Deux manuscrits de l’ouvrage de Théodule sont conservés parmi
les manuscrits de la Bibliothèque royale. On y lit que les Turcs avec leurs
femmes et leurs enfants accompagnèrent les Catalans pendant toute leur
migration du cap Cassandria aux plaines de la Béotie ; qu’ils prirent part à
toutes leurs excursions en Thessalie et combattirent à leurs côtés dans la
grande bataille livrée en Béotie contre le duc d’Athènes, et que ce ne fut qu’au
moment où les Catalans prirent la résolution de mettre fin à leurs courses et
de se fixer dans le duché d’Athènes, qu’ils venaient de conquérir ensemble, que
les Turcs se décidèrent à se séparer d’eux ; et que, prenant leur part des
armes, chevaux et dépouilles, ils retournèrent sans obstacle à travers un pays
rempli de la terreur du nom de la Compagnie, jusqu’au mur de Christopolis, où
les prend le récit de Nicéphore Grégoras. En comparant ce récit de Théodule
avec celui de Muntaner on voit avec quelle exactitude Muntaner prenait ses
informations. Le récit que Théodule fait de cette excursion des Catalans dans
son éloge de Chandrinos m’a paru un complément nécessaire du récit de Muntaner,
et je publie en entier cet éloge de Chandrinos dans ma notice. Je l’ai
collationné avec soin sur les deux manuscrits du roi. M. Buissonnade a publié,
dans ses Anecdota, cet éloge de Chandrinos et un autre morceau de
Théodule sur cette même guerre.
[109] Roger Manfred, second fils de Frédéric de Sicile et d’Eléonore,
fille de Charles II de Naples, devait en effet être fort jeune à ce moment,
puisque le mariage de son père n’avait eu lieu qu’au mois de mai 1502.
[110] Peut-être est-il question ici de la seigneurie du marquis
de Bodonitza, qui avait de grandes possessions en Livadie.
[111] c’était
alors Philippe de Savoie, troisième mari d’Isabelle villehardouin. Presque aussitôt après son mariage à Rome, en
1301, il était allé faire un voyage avec Isabelle en Morée ; mais il n’y était
resté que jusqu’à la fin de l’année 1304, dégoûte de sa nouvelle possession par
les difficultés qu’il trouvât à y établir son autorité. Il sera question de lui
plus loin, et je réserve les explications pour ce moment.
[112] Il paraît probable qu’Alphonse-Frédéric était fils naturel
de Frédéric, bien que Muntaner n’en dise rien. Son nom ne se trouve pas
mentionné parmi les enfants de Frédéric, dans l’Art de vérifier les dates ; et
le soin pris par son père de le faire élever en Aragon serait déjà une
induction en faveur de cette supposition. Frédéric d’ailleurs n’ayant été marie
qu’en 1302 ne pouvait avoir de son mariage aucun fils en état de prendre la
direction des affaires, puisque l’aîné, pierre, ne naquit que le 24 juillet
1305. Aussi Muntaner ne lui donne-t-il jamais le nom d’infant. Dans son
chapitre ccxlviii, Muntaner cite
une autre fille naturelle que Frédéric avait eue avant son mariage, d’une dame
qu’il nomme Sibille de Solmela, laquelle fille il fiança avec Roger, fils de l’amiral
Roger de Loria. Peut-être Alphonse-Frédéric était-il fils de cette même
Sibille.
[113] Cette réflexion de Muntaner est une preuve nouvelle en
faveur de ma supposition, et l’office qu’il lui conféra au nom d’un frère plus
jeune est un autre argument de plus.
[114] Ray est en effet situé sur une montagne qui domine une des
belles vallées de la Franche-Comté. Lorsqu’Othon de la Roche, mégaskyr d’Athènes,
revint en France, il laissa la seigneurie de Grèce à son neveu, Guy de Ray, qui
n’était pas duc, bien qu’il fût allié à la première maison de Bourgogne. Il y a
là quelques petites erreurs chronologiques et généalogiques commises par
Muntaner, qui sont rectifiées par la Chronique de Morée et les tables
que j’y ai jointes.
[115] Je renvoie à la chronique de Morée qui précède pour la
rectification de ces erreurs.
[116] Muntaner appelle toujours Thèbes, les Tives, conformément
à la prononciation des Grecs qui l’appelaient Thivi en prononçant le th
à l’anglaise, ou comme le ç des Andalous.
[117] Je renvoie, pour la généalogie des Dalle Carceri de Vérone,
aux tables jointes à la Chronique de Morée.
[118] Voir la gén. des ducs d’Athènes de la maison de la Roche.
[119] C’était l’usage de distribuer aux jongleurs ses plus beaux
vêtements, pour faire éclater d’autant plus la magnificence de la cour, et cet
usage de France fut transporté en Morée, avec les autres habitudes bonnes et
mauvaises de notre pays, par les Français qui s’y établirent
[120] Les brandons de cire jouaient un grand rôle dans toutes les
fêtes publiques. Voyez dans les derniers chapitres de cette Chronique la
description du couronnement du roi d’Aragon par Muntaner.
[121] Il serait possible que Guy de La Roche eût été chargé alors de
la tutelle de l’héritière d’une des trois seigneuries de Nègrepont, qui appartenaient
depuis la conquête aux Carceri de Vérone, et qu’il l’eût donnée à Boniface qui
était de la même famille. Ces généalogies sont fort obscures.