Chronique d'Aragon de Ramon Muntaner

 

PROLOGUE

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

PROLOGUE

Où sont racontées les grâces que Dieu fit à l’auteur et qu’il fait à tous ceux qui l’aiment du fond de leur cœur.

Au nom de Notre Seigneur, vrai Dieu, Jésus-Christ, et de sa benoîte mère, madame sainte Marie, et de tous ses benoîts saints et saintes. Amen.

Il est du devoir de chacun de rendre grâces et merci à Dieu, et à sa benoîte mère, des biens qu’il lui fait. Bien loin de tenir cette reconnaissance secrète, on doit même la manifester aux hommes, afin que tous y prennent bon exemple et s’efforcent de bien faire et de bien dire ; car on peut tenir pour vérité certaine que, qui fait bien, pense bien, agit bien, en reçoit une bonne récompense de Dieu ; et qui fait le contraire et ne s’amende, le contraire lui adviendra. Que chacun fasse donc, autant qu’il est en lui, tourner le mal en bien ; car rien n’est caché à Dieu. J’aime beaucoup une parole dite dans le royaume de Sicile, quand un homme est en discussion avec un autre : Laisse aller, et sache que Dieu te voit. Ainsi chacun serait sage de se persuader que Dieu le voit et que rien ne lui est caché.

Or, entre tous les hommes du monde, moi, Ramon Muntaner, natif du bourg de Péralade et citoyen de Valence, je suis tenu de rendre bien des grâces à Notre Seigneur, vrai Dieu, et à sa benoîte mère, madame sainte Marie, et à toute la cour céleste, des faveurs et des biens qu’ils m’ont départis, et des nombreux périls auxquels ils m’ont arraché ; entre autres de trente-deux combats sur terre ou sur mer où je me suis trouvé ; des emprisonnements et fatigues supportées par mon corps pendant les guerres que j’ai faites, et de bien d’autres malheurs que j’ai éprouvés et dans mes biens et de toute manière, ainsi que vous pourrez le savoir en lisant les faits qui se sont passés de mon temps. Je me dispenserais volontiers sans doute de raconter toutes ces choses ; mais il est de mon devoir de les raconter, et principalement pour que chacun apprenne qu’il ne peut échapper à tant de périls sans l’aide et la grâce de Dieu et de sa benoîte mère, madame sainte Marie. Je veux donc que vous sachiez comment je sortis de Péralade avant d’avoir encore onze ans accomplis, et comment je fis et entrepris ce livre à l’âge de soixante ans, avec la grâce de Dieu ; et je le commençai, le quinzième jour du mois de mai de l’année treize cent vingt-cinq de l’incarnation de Notre Seigneur Dieu Jésus-Christ.

CHAPITRE PREMIER.

Comment, étant en son lit, En[1] Ramon Muntaner eut une vision qui lui fit entreprendre cet ouvrage.

Je me trouvais un jour en un mien domaine nommé Xiluella, dans les environs de Valence ; là, étant en mon lit et dormant, m’apparut un vieillard vêtu de blanc, qui me dit : « Muntaner, lève toi et songe, à faire un livre des grandes merveilles dont tu as été le témoin, et que Dieu a faites dans les guerres où tu as été ; car il plaît au Seigneur que ces choses soient manifestées par toi. Sache que pour quatre raisons principalement Dieu a prolongé ta vie, t’a conservé en bonne santé et te mènera à une fin heureuse : la première est, qu’ayant possédé sur terre comme sur mer bien des commandements où tu aurais pu faire le mal, tu ne l’as pas fait ; la seconde, parce que tu n’as jamais voulu rendre le mal pour le mal à ceux qui sont tombés en ton pouvoir ; au contraire, bien des hommes éminents sont tombés entre tes mains après t’avoir fait beaucoup de mal, et ils se sont crus morts pour être tombés en tes mains ; et toi, rendant d’abord grâces à Dieu de la faveur qu’il te faisait, au moment où ils se tenaient pour morts et pour perdus, tu as eu souvenir du vrai Dieu, Notre Seigneur ; tu les as délivrés de ta prison et tu les as rendus à leur pays, sains et saufs, vêtus et appareillés selon leur état ; la troisième raison est, qu’il plaît à Dieu que tu racontes ces merveilleuses aventures, car il n’est aucun homme vivant qui puisse le dire avec autant de vérité ; la quatrième enfin, pour que tout roi d’Aragon, quel qu’il soit, s’efforce à l’avenir de bien faire et de bien dire, en apprenant dans tes récits toutes les grâces conférées par Dieu à eux et à leur nation, pour qu’ils soient bien convaincus que leurs affaires iront toujours prospérant de plus en plus, tant qu’ils suivront la voie de la justice et de la vérité, et qu’ils voient et connaissent que Notre Seigneur a toujours favorisé la justice ; car celui qui a pour but la justice, soit dans la paix, soit dans la guerre, Dieu l’exauce, lui donne la victoire et le fait triompher, avec un petit nombre de troupes, de troupes nombreuses qui, s’enorgueillissant en leur méchanceté, se confient plus en leur propre pouvoir qu’en celui de Dieu. Ainsi donc, lève-toi, commence ton livre au mieux que Dieu t’a donné. » A ces paroles je m’éveille, pensant trouver le prud’homme qui me parlait ainsi, et je ne vis personne. Aussitôt je fis le signe de la croix sur mon front, et restai quelques jours sans vouloir entreprendre cet ouvrage. Mais un autre jour, dans le même lieu, je revis en songe le même prud’homme, qui me dit : « ô mon fils, que fais-tu ? Pourquoi dédaignes-tu mon commandement ? Lève-toi, et fais ce que je t’ordonne. Sache que si tu obéis, toi, tes enfants, tes parents, tes amis en recueilleront le bon mérite devant Dieu en faveur des peines et des soins que tu te seras donnés, et toi tu en recueilleras le bon mérite devant tous les seigneurs qui sont issus et sortiront de la maison d’Aragon. »

Aussitôt il fit sur moi le signe de la croix, et appela la bénédiction de Dieu sur moi, ma femme et mes enfants, et moi je commençai à écrire mon livre. Et je prie chacun d’ajouter foi à ce que je vais raconter, car tout est ici vérité, et que personne n’en doute. Toutes les fois qu’on entendra parler de grandes batailles et de hauts faits d’armes, qu’on se mette bien dans l’esprit que la victoire ne dépend que de la volonté de Dieu et non de celle des hommes. Pour moi, j’ai toujours pensé que la Compagnie des Catalans ne s’est soutenue si longtemps en Romanie que par deux choses qu’ils ont observées de tout temps et qu’ils observent encore ; la première c’est que, quelque victoire qu’ils aient remportée, ils ne l’ont jamais attribuée à leur valeur, mais à la volonté et à la bonté de Dieu ; la seconde, c’est qu’ils ont toujours maintenu la justice entre eux ; et ces deux choses ont toujours été dans leur cœur, depuis le plus petit d’entre eux jusqu’au plus grand.

Or, vous autres seigneurs qui lirez cet ouvrage, je vous engage à avoir toujours en votre cœur ces deux choses particulièrement. Mettez-les en pratique chaque fois que l’occasion s’en présenterait Dieu vous protégera dans vos entreprises ; car qui mesure le pouvoir de Dieu et le pouvoir des hommes, doit penser qu’il n’est rien sans Dieu. Ce livre est donc fait principalement en l’honneur de Dieu, de sa benoîte mère et de la maison d’Aragon.

CHAPITRE II

Dans lequel l’auteur réclame l’attention de ses lecteurs sur la matière dont il doit parler, c’est-à-dire sur les faits et les prouesses de la maison d’Aragon.

Je commencerai par la grâce que Dieu fit au très haut seigneur roi En Jacques, par la grâce de Dieu roi d’Aragon. Il était fils du très haut seigneur En Pierre, roi d’Aragon,[2] et le la très haute dame madame Marie de Montpellier, qui fut une très sainte personne et aussi chère à Dieu qu’aux hommes. Elle était elle-même du plus haut lignage du monde, sortant de la maison de l’empereur de Rome,[3] par elle et par ses aïeux.

Je commence ma chronique avec le roi En Jacques, parce que je l’ai vu moi-même. J’étais encore fort jeune lorsque ledit seigneur roi vint au bourg de Péralade, lieu de ma naissance, et logea à l’hôtel de mon père, En Jean Muntaner, qui était un des plus grands hôtels de l’endroit et situé au haut de la place. Je raconte ces choses afin que chacun sache que j’ai vu ce roi, et que je puis dire ce que j’ai vu de lui et ce qui est arrivé depuis ; car je ne me veux mêler que de ce qui s’est passé de mon temps. Je parlerai d’abord de lui et des faits du très haut seigneur En Pierre, son fils aîné, par la grâce de Dieu roi d’Aragon, et du très haut seigneur En Jacques, roi de Majorque, également fils dudit seigneur roi. Ensuite je parlerai du très haut seigneur En Alphonse, fils du très haut seigneur roi En Pierre ; puis du très haut seigneur roi En Jacques, fils du roi En Pierre ; puis du très haut seigneur roi En Frédéric, fils dudit seigneur roi En Pierre ; puis enfin du très haut seigneur infant En Pierre, leur frère. Ensuite je parlerai du très haut seigneur infant En Alphonse, premier né dudit seigneur roi En Jacques ; puis du seigneur infant En Pierre, fils dudit seigneur roi En Jacques ; puis du seigneur infant En Raimond Béranger, fils dudit seigneur roi En Jacques. Ensuite je parlerai du seigneur infant En Jacques, premier né du seigneur roi de Majorque ; puis du seigneur infant En Sanche, fils dudit seigneur roi de Majorque ; puis du seigneur infant En Fernand, fils dudit seigneur roi de Majorque ; puis du seigneur infant En Philippe, fils dudit seigneur roi de Majorque. Ensuite enfin je parlerai du seigneur infant En Jacques, fils du seigneur infant Fernand de Majorque. Et quand j’aurai parlé de tous ces seigneurs, et raconté les honneurs que Dieu leur a accordés à eux et à leurs sujets, on pourra voir combien Dieu les a comblés de grâces, eux et leurs peuples. Et s’il lui plaît il départira les mêmes laveurs à tous leurs descendants et aux descendants de leurs sujets. Puissent ceux-ci se complaire toujours à se rappeler la puissance de Dieu ; puissent-ils ne pas trop se confier en leur mérite, en leur valeur, ni en leur bonté, mais reconnaître que tout est dans la main de Dieu !

CHAPITRE III

Comment les prud’hommes et les consuls de Montpellier furent toujours attentifs à prévenir les maux qui pouvaient arriver à leur ville, et comment la naissance du seigneur roi En Jacques fut l’effet d’un miracle et vraiment l’œuvre de Dieu.

Il est manifeste que la grâce divine est et doit être répandue sur tous ceux qui descendent dudit seigneur roi En Jacques d’Aragon, fils du seigneur roi En Pierre d’Aragon et de très haute dame madame Marie de Montpellier, car sa naissance fut l’effet d’un miracle et vraiment l’œuvre de Dieu ; et pour l’instruction de tous ceux qui liront ce livre, je vais raconter ce miracle.

La vérité est que ledit seigneur roi En Pierre prit pour femme et reine ladite dame madame Marie de Montpellier, à cause de sa haute noblesse et de sa haute vertu, et aussi parce que sa puissance s’accroissait par là de la ville de Montpellier et de sa baronnie, qui était un franc-alleu. Avant ce mariage et depuis, le roi En Pierre, qui était jeune, faisait la cour à d’autres belles dames nobles et délaissait son épouse ; il venait même souvent à Montpellier sans s’approcher d’elle, ce qui faisait beaucoup de peine à ses sujets et surtout aux prud’hommes de la ville. Si bien qu’étant venu une fois à Montpellier, il s’énamoura d’une noble dame de la ville pour laquelle il faisait des courses, des joutes, des tournois et des fêtes, et il fit tant qu’il rendit sa passion publique. Les consuls et les prud’hommes de Montpellier, qui en furent instruits, mandèrent près d’eux un chevalier qui était un des intimes confidents du roi dans de telles affaires, et lui dirent que s’il voulait faire ce qu’ils lui diraient, ils le rendraient à jamais riche et fortuné. Il répondit : « Faites-moi connaître vos désirs, et je vous promets qu’il n’est chose au monde que je ne fasse en votre honneur, sauf de renier ma foi. » On se promit mutuellement le secret. « Voici, dirent-ils, ce qui en est : vous savez que madame la reine est une des dames les plus honnêtes, les plus vertueuses et les plus saintes du monde. Vous savez aussi que le seigneur roi ne s’approche point d’elle, ce qui est un grand malheur pour tout le royaume. Madame la reine supporte cet abandon avec beaucoup de bonté et ne laisse pas apercevoir la peine que cela lui cause ; mais une telle séparation nous est très funeste ; car si le seigneur roi venait à mourir sans héritier, ce serait une source de grand déshonneur et de grande calamité pour tout le pays, et principalement pour la reine et pour Montpellier ; car la baronnie de Montpellier tomberait en d’autres mains, et nous ne voudrions à aucun prix que Montpellier fût détaché du royaume d’Aragon. Et, si vous le voulez, vous pouvez nous aider en cela. — Je vous dis de nouveau, répliqua le chevalier, qu’il n’est rien de ce qui pourra être honorable et profitable à votre ville, à monseigneur le roi et à madame la reine Marie, et à leurs peuples, que je ne fasse volontiers, si cela est en mon pouvoir. — Puisque vous parlez ainsi, nous savons que vous êtes dans la confidence du seigneur roi, quant à l’amour qu’il a pour telle dame, et que vous agissez même pour la lui faire obtenir. Nous vous prions donc de lui dire : que vous avez réussi, qu’il l’aura enfin, et qu’elle viendra le trouver secrètement dans sa chambre, mais qu’elle ne veut absolument point de lumière pour n’être vue de qui que ce soit.[4] Cette nouvelle lui fera grand plaisir. Et lorsqu’il sera retiré en son appartement et que chacun aura quitté la cour, vous vous rendrez ici auprès de nous, au consulat, nous nous y trouverons, les douze consuls, avec douze autres chevaliers et citoyens des plus notables de Montpellier et de la baronnie, et madame Marie sera avec nous, accompagnée de douze dames des plus honorables de la ville et de douze demoiselles. Elle nous accompagnera près du seigneur roi, et nous emmènerons avec nous deux notaires des plus notables, l’official de l’évêque, deux chanoines et quatre bons religieux. Les hommes, les femmes et les filles porteront chacun un cierge à la main et l’allumeront au moment où madame la reine Marie entrera dans la chambre du roi. Tout le monde veillera là à la porte jusqu’à l’aube du jour. Alors vous ouvrirez la chambre, et nous entrerons tous le cierge à la main. Le seigneur roi sera étonné ; mais nous lui raconterons tout ce qui a été fait, et nous lui montrerons que c’est la reine Marie d’Aragon qui repose auprès de lui, et nous ajouterons que nous espérons en Dieu et en la sainte Vierge Marie qu’ils auront, lui et la reine, engendré cette nuit un enfant qui donnera joie à Dieu et à tout le monde, et que son règne en sera glorifié, si Dieu veut bien lui faire cette grâce. »

CHAPITRE IV

De la réponse que fit le chevalier aux consuls de Montpellier, ainsi que des prières et oraisons qui furent faites ; et de l’accord conclu entre eux et la reine au sujet de leur projet.

Le chevalier ayant ouï leur projet, qui était juste et bon, dit : qu’il était prêt à faire tout ce qu’on lui proposait, et qu’il ne se laisserait arrêter ni par la crainte de perdre l’affection du seigneur roi, ni même de se perdre lui-même, et qu’il se confiait au vrai Dieu que ce qui avait été résolu viendrait à une bonne fin, et qu’on pouvait compter sur lui. « Seigneurs, ajouta-t-il, puisque vous avez une si heureuse idée, je vous prie que, pour l’amour de moi, vous fassiez quelque chose. —Nous sommes prêts, dirent-ils avec bienveillance, à faire tout ce que vous nous demanderez. —Eh bien ! seigneurs, c’est aujourd’hui samedi que nous avons entamé cette affaire au nom de Dieu et de madame Sainte Marie de Valvert ; je vous prie et conseille donc que lundi, tout individu, quel qu’il soit, dans Montpellier, se mette en prières, que tous les clercs chantent des messes en l’honneur de madame sainte Marie, et que cela se continue durant sept jours, en l’honneur des sept joies qu’elle a eues de son cher fils, et pour qu’elle nous fasse obtenir de Dieu que nous ayons joie et contentement de cette action, et qu’il en naisse un fruit, pour que le royaume d’Aragon, le comté de Barcelone et d’Urgel, la baronnie de Montpellier et tous autres lieux soient pourvus d’un bon seigneur. » Il promit que s’ils faisaient ainsi, il arrangerait les choses, pour que dans la soirée du dimanche suivant tout se passât comme ils l’avaient arrangé, et qu’en attendant on fit chanter des messes à Sainte Marie des Tables et à madame Sainte Marie de Valvert. Tous s’y accordèrent.

Il fut aussi décidé que le dimanche où la chose aurait lieu tous les gens de Montpellier se rendraient aux églises, qu’ils veilleraient et prieraient pendant tout le temps que la reine serait auprès du roi, et que tout le samedi, veille de l’entreprise, ils jeûneraient au pain et à l’eau ; ainsi fut-il ordonné et arrangé. Comme ils l’avaient décidé ils allèrent trouver madame Marie de Montpellier, reine d’Aragon, et lui firent part de tout ce qu’ils avaient résolu et disposé. Elle leur répondit : qu’ils étaient ses sujets bien-aimés et qu’on savait qu’il n’y avait pas au monde de conseil plus sage que celui de Montpellier, et que tout le monde ne pouvait manquer d’assurer qu’elle devait s’en tenir à leurs avis ; qu’elle regardait leur arrivée chez elle comme la salutation de l’ange Gabriel à madame sainte Marie, et que, comme par cette salutation le genre humain avait été sauvé, de même elle désirait que par leurs résolutions ils pussent plaire à Dieu, à madame sainte Marie et à toute la cour céleste, et que ce fût pour la gloire et le salut de l’âme et du corps du roi, d’elle-même et de tous leurs sujets. Puisse tout cela, dit-elle, s’accomplir ! Amen. » Ils se retirèrent joyeux et satisfaits. Vous pensez bien que durant toute la semaine ils furent tous, et principalement la reine, dans le jeûne et la prière.

CHAPITRE V

Comment le roi ne devina point quel était le but des prières et des jeûnes dont il était témoin ; et comment la chose vint à une heureuse fin, quand le roi eut reconnu auprès de qui il avait été en déduit.

Il nous faut dire maintenant comment il se put faire que le roi ne se douta de rien, quoique chacun fût occupé à prier et à jeûner pendant toute la semaine. Je réponds à cela, qu’il avait été ordonné par tout le pays de faire chaque jour des prières pour obtenir de Dieu que la paix et l’affection se maintinssent entre le roi et la reine, et que Dieu leur accordât un fruit pour le bien du royaume. Cela avait été spécialement observé tout le temps que le roi fut à Montpellier. Et quand on le disait au seigneur roi, il répondait : « Ils font bien ; il en arrivera ce qui plaira à Dieu. »

Ces bonnes paroles du roi, de la reine et du peuple, furent agréables à Dieu, et il les exauça ainsi qu’il lui plut. Vous saurez ci-après pourquoi le roi, ni personne, excepté ceux qui avaient assisté au conseil, ne connaissaient la véritable cause des prières, offrandes et messes qui eurent lieu pendant les sept jours de cette semaine.

Cependant le chevalier s’occupa du projet convenu et amena à bonne fin ce qui avait été décidé, comme vous l’avez ouï. Le dimanche, pendant la nuit, quand tout le monde fut couché dans le palais, lesdits vingt-quatre prud’hommes, abbés, prieurs, l’official de l’évêque et les religieux, ainsi que les douze dames et douze demoiselles, tous un cierge à la main, se rendirent au palais avec les deux notaires, et tous ensemble parvinrent jusqu’à la porte de la chambre du roi. La reine entra ; mais tous les autres restèrent en dehors, agenouillés et en oraison pendant toute la nuit. Le roi et la reine étaient pendant ce temps en déduit, car le roi croyait avoir auprès de lui la dame dont il était amoureux. Pendant toute cette nuit toutes les églises de Montpellier restèrent ouvertes, et tout le peuple s’y trouvait réuni, faisant des prières, selon ce qui avait été ordonné. A la pointe du jour, les prud’hommes, les prélats, les religieux et toutes les dames, chacun un cierge à la main, entrèrent dans la chambre. Le roi, qui était au lit auprès de la reine, fut très étonné. Il sauta aussitôt sur son lit et prit son épée à la main ; mais tous s’agenouillèrent et lui dirent les larmes aux yeux : « Par grâce, seigneur, daignez regarder auprès de qui vous êtes couché. » La reine se montra ; le roi la reconnut. On lui raconta tout ce qui avait été fait, et il dit : « Puisque c’est ainsi, Dieu veuille accomplir vos vœux ! »

CHAPITRE VI

Comment le seigneur roi partit de Montpellier, et comment madame la reine accoucha d’un fils qui fut nommé En Jacques, et couronné roi d’Aragon ; comment il épousa la fille de don Ferdinand, roi de Castille, et ensuite la fille du roi de Hongrie, de laquelle il eut trois fils.

Ce même jour le roi monta à cheval et partit de Montpellier. Les prud’hommes retinrent auprès d’eux six des chevaliers que le roi affectionnait le plus, et en même temps ils ordonnèrent que tous ceux qui avaient été présents à la cérémonie ne s’éloignassent plus du palais ni de la reine, non plus que les dames et demoiselles qui y avaient assisté, jusqu’à ce que les neuf mois fussent accomplis. Les deux notaires firent de même ; ceux-ci avaient dressé, en présence du roi, un acte public de tout ce qui s’était passé pendant la nuit. Le chevalier qui avait secondé les vues des magistrats demeura aussi auprès de la reine. Ils passèrent tout ce temps en grand contentement avec elle ; mais la joie fut au comble quand ils s’aperçurent que Dieu avait permis que leur plan vînt à bonne fin ; car la reine était enceinte, et au bout de neuf mois, selon les lois de la nature, elle mit au monde un beau garçon très gracieux, qui naquit pour le bonheur des chrétiens et surtout de ses peuples.[5] Jamais Dieu ne départit à aucun seigneur des grâces plus grandes et plus signalées. Il fut baptisé à l’église de Notre-Dame Sainte Marie des Tables de Montpellier, au milieu de la joie et du contentement universels. Il reçut, par la grâce de Dieu, le nom d’En Jacques ; il régna longtemps, obtint de brillantes victoires et ajouta beaucoup à la prospérité de la foi catholique et de ses vassaux et sujets.

L’infant En Jacques crût et embellit plus dans l’espace d’un an qu’aucun autre ne le fait en deux ; il ne s’écoula pas bien longtemps que le bon roi, son père, mourut,[6] et il fut couronné roi d’Aragon,[7] comte de Barcelone et d’Urgel, et seigneur de Montpellier. Il épousa la fille du roi don Ferdinand de Castille, de laquelle il eut un fils, nommé En Alphonse, qui promettait d’être un seigneur de grand cœur et de grande puissance, s’il eût vécu ; mais il mourut avant son père, ce qui fait que je n’en parlerai plus.

La reine, mère dudit infant En Alphonse, était morte depuis longtemps, n’ayant été que peu de temps avec le roi.[8] Le roi prit ensuite pour femme la fille du roi de Hongrie[9] dont il eut trois fils et trois filles ; l’aîné fut nommé l’infant En Pierre,[10] le second l’infant En Jacques,[11] et le troisième l’infant En Sanche, qui fut archevêque de Tolède. Des trois filles l’une fut reine de Castille,[12] l’autre reine de France,[13] et l’autre épousa l’infant don Manuel, frère du roi de Castille. Chacune de ces deux reines eut, du vivant du roi En Jacques, une nombreuse génération de filles et de garçons. Il en fut de même de l’infant En Pierre et de l’infant En Jacques ; et le roi En Jacques eut le bonheur de voir sa postérité. Mais revenons à l’histoire dudit seigneur roi En Jacques, lequel fut, je le dis avec vérité, un roi plein de vaillance, de grâces et de vertus. Vous avez déjà vu comment sa naissance avait été l’ouvrage de Dieu ; car s’il fut jamais un miracle éclatant et manifeste, ce fut bien celui-là. Aussi tous les rois qui ont régné sur l’Aragon, Majorque et la Sicile, et ceux de ses descendants qui y régneront, peuvent faire compte qu’ils sont rois aussi de grâce, de vertu et de nature. Comme Dieu les a créés, aussi il les a élevés et les élèvera à jamais au-dessus de tous leurs ennemis. Le Saint-Père, mettant de côté tous les autres rois de la terre, rendrait donc un éminent service à la chrétienté s’il se liguait et s’unissait étroitement avec ceux-ci qui, au moyen des dons d’argent et des trésors de l’église qui leur seraient fournis, conquerraient au Saint-Père la terre d’outre-mer et mettraient au néant tous les infidèles ; car ce que Dieu a fait en faisant naître le roi En Jacques d’Aragon, il ne l’a point fait en vain, mais bien pour sa gloire et son service ; et cela est bien prouvé jusqu’à ce jour et sera prouvé encore par la suite, s’il plaît à Dieu. Or, celui qui veut s’opposer à ce que fait Dieu, se travaille vainement ; aussi d’autant plus puissants seront les hommes qui lutteront contre les descendants de ce seigneur, d’autant plus honteusement échoueront-ils ; car celui qui s’oppose à ce que Dieu veut et fait ne peut que se détruire.

Ainsi donc, seigneurs d’Aragon, de Majorque et de Sicile, qui descendez de ce saint roi En Jacques, que Dieu fit naître par la vertu de sa médiation miraculeuse, soyez toujours fermes de cœur et unis de volonté, et vous abaisserez vos ennemis et commanderez à tous les souverains du monde. Que les langues des méchants ne parviennent point à vous désunir, car cette désunion diviserait ce que Dieu a uni. Soyez satisfaits de ce que Dieu vous a donné et vous donnera encore ; et gardez en votre cœur ce que vous avez entendu, pour que vous puissiez bien comprendre que vous êtes l’œuvre de Dieu et que Dieu est plein envers vous de vérité, de miséricorde et de justice.

 

 

 



[1] EN pour les hommes et NA pour les femmes est un signe particulier aux langues catalane et limousine. Il répond au Don des Espagnols. C’est une expression de respect qui se met devant les noms d’hommes.

[2] Alphonse II, père de Pierre, possédait, au moment de sa mort, en 1196, la souveraineté de l’Aragon et de la Catalogne, et celle du comté de Provence, du Béarn, du Roussillon, de la Gascogne, du Bigorre, du Comminges, de Carcassonne, de Béziers et de Montpellier, pierre II, son fils aîné, hérita d’une grande partie de ses domaines, et épousa, en 1204, Marie, fille de Guillaume, seigneur de Montpellier, et de cette même Eudoxie, de Constantinople, que son père avait dû épouser. Marie avait été précédemment mariée à Bernard, comte de Comminges ; mais le mariage avait été rompu à cause de leur parenté.

[3] Eudoxie était fille de Manuel Comnène, empereur de Constantinople, de 1143 à 1180, et sœur d’Alexis II Comnène, étranglé par ordre d’Andronic Ier après trois ans de règne.

[4] Bernard d’Esclot parle de ce même échange ; mais il attribue la négociation avec le chevalier à la reine elle seule, et place la scène dans un château voisin de Montpellier.

[5] Le 2 février 1208, nouveau style.

[6] Pierre II mourut le 15 septembre 1213, à la bataille de Muret. Il cultiva avec succès la poésie provençale.

[7] Son père, pierre II, couronné roi, à Rome, le 11 novembre 1204, par le pape Innocent III, avait été le premier souverain d’Aragon qui fut couronné. Ses prédécesseurs, lorsqu’ils avaient atteint l’âge de vingt-cinq ans, se mariaient, étaient faits chevaliers et prenaient le titre de roi.

[8] Marie mourut au mois d’avril 1218, à Rome où elle s’était retirée.

[9] Yolande, fille d’André, roi de Hongrie, et d’Yolande de Courtenay. Il l’épousa le 8 septembre 1235 à Barcelone.

[10] Il succéda à son père Jacques Ier, le conquérant, dans les royaumes d’Aragon et de Valence.

[11] Il obtint, avec le titre de roi, l’île de Majorque, le Roussillon et Montpellier.

[12] Elle épousa Alphonse X, roi de Castille.

[13] Isabelle, fille de Jacques Ier, épousa Philippe le Hardi, fils de saint Louis, le 28 mai 1262, à Clermont en Auvergne. Elle mourut d’une chute de cheval, à Cosenza en Calabre, au retour d’Afrique, le 28 janvier 1271, à l’âge de vingt-quatre ans Philippe le Bel naquit de ce mariage.