Texte mis en page par Marc Szwajcer
Un mariage avait donné au comte de Barcelone, Raimond Bérenger Ier, vers 1068, sur le revers français des Pyrénées, le Carcassez, le Basez, le Conserans, le Comminges et une bonne partie du Toulousain ; un mariage donna aussi à son petit-fils, Raimond Bérenger III, en 1112, le riche comté de Provence ; et enfin un mariage de Pierre Ier, arrière petit-fils de Bérenger III, avec Marie de Montpellier, à ce bel héritage, récemment accru de l’Aragon (en 1137), vint ajouter une nouvelle seigneurie sur ce revers des Pyrénées, la seigneurie de Montpellier. Ainsi, la Marche d’Espagne, dont Barcelone était la capitale et qui depuis 864 avait été détachée par Charles le Chauve du marquisat de Septimanie pour devenir un gouvernement séparé dont fut alors revêtu Wilfrid le Velu, renoua d’anciens liens avec nos provinces méridionales, et ces rapprochements politiques étendirent et fortifièrent encore les affinités littéraires entre les deux pays. Le latin s’était modifié par un long et vulgaire usage et était devenu la langue romane ; le roman tendit à son tour à se régulariser et à se modeler suivant les habitudes de chaque population, de chaque classe, et, parlé par les gens de loisir, ne tarda pas à devenir langue littéraire. Les nuances, d’abord très faibles, entre les diverses reproductions de ce type unique, devinrent peu à peu plus tranchées, selon le travail intellectuel fait par chacun, et bientôt il y eut autant de langues qu’il y avait d’Etats séparés. C’est ainsi qu’en France le provençal, le languedocien et le béarnais, bien que sortis d’une source commune, ont cependant leur physionomie individuelle très caractérisée. C’est ainsi que le catalan des deux revers des Pyrénées, qui n’avait d’abord été que comme une émanation de la langue limousine, dont il porte encore le nom, s’éleva rapidement au rang de langue littéraire. Dès la première moitié du douzième siècle un rapide essor fut donné à la langue catalane. Jacques le Conquérant, en arrachant successivement aux mains des Maures, en 1228, 1238 et 1266, l’île de Majorque, le royaume de Valence et celui de Murcie, les peupla de Catalans. Aussi, dit Muntaner, vous pouvez être assurés que ceux qui habitent lesdits lieux parlent le plus beau catalan du monde. Le conquérant de Minorque, de Valence et de Murcie fut un des premiers écrivains qui essayèrent à modeler la prose de la langue catalane. Après avoir fait bâtir deux mille églises, fondé des écoles, réformé les lois dans les cortès d’Huesca, encouragé le commerce, créé partout des consuls, fécondé l’agriculture par l’introduction de nouveaux canaux d’irrigation régis par les lois maures sur les cours d’eau, il écrivit lui-même les annales de son règne et en fit déposer le manuscrit autographe au monastère de Notre-Dame de Poblet en Catalogne. Le partage fait par Jacques Ier de ses divers États entre ses deux fils, Pierre III et Jacques II, amena plus tard une nouvelle modification de la langue limousine. Au second fils, Jacques II, furent dévolus le Roussillon, la Cerdagne, Montpellier et les îles Baléares, et il établit sa capitale à Perpignan. Au premier furent donnés les royaumes d’Aragon et de Valence et le comté de Barcelone, et il fixa son séjour tantôt à Barcelone, et tantôt, et le plus souvent, à Valence. De son séjour à Valence vint le nom de valencien donné au limousin, modifié et adouci quelque peu dans ce climat plus doux. Les auteurs de ce pays exaltent au plus haut degré la supériorité du dialecte valencien sur tous les autres dialectes du limousin. Carlo Ros, dans un petit ouvrage en castillan intitulé Origen y grandeza del idioma Valenciano, déclare que rien n’est plus grossier que le dialecte catalan et plus poli que le dialecte valencien, attendu qu’à Valence homme, langue, fruit, tout se perfectionne. Dans son enthousiasme patriotique Ros lui donne l’épithète de langue apostolique, parce qu’elle était comprise de tous les peuples lorsque l’apôtre saint Vincent Ferrer prêchait. « La langue valencienne, dit-il, fut donnée par le Saint-Esprit au bienheureux saint Vincent Ferrer comme un instrument pour sa prédication du jugement dernier, prédication qui lui était prescrite par Notre Seigneur pour la conversion des âmes. La voix de saint Vincent était vraiment apostolique, puisqu’elle renouvelait les miracles des apôtres ; car quoique saint Vincent prononçât et articulât bien réellement l’idiome valencien, il était cependant compris de toutes les nations, des Grecs, des Allemands, des Sardes, des Hongrois, des Egyptiens, etc., des hommes, des femmes, des vieillards, des jeunes gens, des idiots et des simples. Cette voix peut donc véritablement s’appeler clairon ou trompette de l’Esprit Saint, orgue de la Sagesse infinie, flûte de la Divinité. » Il ajoute plus loin que ce miracle fait par Dieu pour saint Vincent Ferrer en faveur du valencien est bien plus extraordinaire que le miracle du don des langues fait aux apôtres ; car si Dieu avait accordé aux apôtres la faculté de prêcher dans la langue de chaque peuple, il avait accordé à chaque peuple la faculté de comprendre Vincent Ferrer, qui ne leur parlait que pur valencien ; miracle, ajoute Carlo Ros, que Dieu ne fit pas en faveur des apôtres, et qu’il ne fit pas même en faveur de sa propre mère, puisqu’en parlant aux rois de l’Orient elle parla à chacun dans sa propre langue, et n’obtint pas d’être comprise de tous en ne parlant qu’hébreu. » Enfin une autre excellence de la langue valencienne, suivant le même Ros, c’est que, dans le coffre que la Vierge Marie a apporté elle-même à Elx, et qui renferme une image de son assomption, se trouve une explication en langue valencienne de la cérémonie que la Vierge désirait que l’on célébrât annuellement en son honneur. Ce fait, dit Ros, est connu de tout le monde, et certifié par différents écrits tirés des archives de Valence, où on garde encore ce précieux coffre. » Un autre Valencien non moins enthousiaste, le docteur Vicente Marco, assure gravement que le valencien était une des soixante-douze principales langues qu’on parlait à Babel avant la dispersion des langues. Je ne m’arrêterai pas à tracer ici l’histoire littéraire de la langue limousine dans les comtés de Barcelone, le royaume de Valence, les Baléares et le Roussillon français ; c’est un sujet qui mérite d’être étudié avec soin et développé avec étendue. Cette histoire littéraire est fort riche, et il me suffit de citer : Au treizième siècle, la chronique en prose de Jacques Ier[1] et de Bernard d’Esclot ;[2] les troubadours Jordi, Manfredo Ermengol,[3] Jaume Febrer, Luiz de Averzo Torsimani.[4] Au quatorzième, la chronique de Ramon Muntaner et celle du roi Pierre IV,[5] Raymond Lulle, frère Arnaud Estaniol,[6] frère François Eximenes ;[7] le célèbre J. Martorell, auteur du roman de Tyran le Blanc, qui, suivant Cervantès, est un tesoro de contento y una mina de pasa-tiempos ; et le poète Jaime Mardi, aïeul d’Ausias March. Au quinzième siècle, Jean-François Francis,[8] J.-F. Bosca,[9] Jayme Roig,[10] Ausias March,[11] Bernardo Fenollar,[12] Pierre Toinich6, l’auteur anonyme du charmant roman de Partenople de Blois’, saint Vincent Ferrer et son frère,[13] et tant d’autres. Le quinzième siècle fut un siècle fécond pour la littérature catalane. L’art nouveau de l’imprimerie venait d’Être apporté en Espagne par les Allemands, et si près de son berceau, avait déjà agrandi la sphère des connaissances humaines. Tous les bons esprits avaient été frappés des immenses avantages de cette découverte. Voici ce que je lis dans la Cronica de España, dédiée à la reine Isabelle par Mosen Diego de Valera, qui se dit lui-même attaché à la maison de Pierre de Estuniga, comte de Placenzia. <Long passage en espagnol> Cette nomenclature d’hommes distingués qui ont écrit en langue catalane, et parmi lesquels je citerai au premier rang d’utilité les deux chroniqueurs, Carbonell au seizième siècle et Pujades au dix-septième, a toujours été se grossissant jusqu’au dix-septième siècle, où ont encore été publiés de fort jolis vers de Vicente Garcia,[14] curé de Vall-Fogona. Le catalan n’est plus aujourd’hui que langue populaire, et il a été détrôné complètement par le castillan, devenu à la fois la langue officielle et la langue littéraire. C’est encore une langue parlée par une population fort nombreuse et fort intelligente, sur les deux versants des Pyrénées orientales ; mais elle n’est plus étudiée que comme une recherche curieuse. Dans l’année 1836, le respectable et savant évêque d’Astorga, D. Félix Torres Amat, comprit qu’il était nécessaire, avant que s’effaçassent les souvenirs d’une gloire qui s’éteint, de profiter d’un reste dévie de la langue catalane pour appeler sur elle un renouvellement d’intérêt qui pût susciter d’utiles recherches, et il publia en langue castillane un excellent volume intitulé : Memorias para ayudar a formar un dicionario critico de los escritores catalanos y dar alguna idea de la antigua y moderna literatura de Cataluña.[15] Parmi ces monuments littéraires il en est deux qui ont pour la France un intérêt tout spécial. Le plus ancien est la chronique inédite de Bernard d’Esclot, sur laquelle on trouvera quelques notions à la suite de cet article ; l’autre, écrit sans doute une vingtaine d’années après, est la chronique de Ramon Muntaner, qui, dans le récit le plus vif et le plus vrai, nous donne de précieux renseignements sur plusieurs des événements les plus importants de notre histoire nationale, tels que l’établissement de Charles d’Anjou à Naples et en Sicile, les Vêpres siciliennes, le duel entre les deux rois Charles d’Anjou et Pierre d’Aragon, la campagne funeste de Philippe le Hardi en Catalogne, en 1285, les expéditions des Catalans en Grèce, et leur établissement dans le duché d’Athènes, possédé par la famille française des La Roche, puis par celle des Brienne établie dans le même siècle à Jérusalem, à Naples, à Constantinople et à Athènes. Pour mieux faire connaître ce spirituel et amusant chroniqueur, au petit nombre de renseignements que me fournissait le dictionnaire des auteurs catalans de l’évêque d’Astorga, j’en ai réuni quelques autres que l’excellent prélat avait bien voulu me donner pendant ma visite à Barcelone. J’ai également consulté l’excellent article dans la Biblioteca Hispana vetus de Nicolas Antonio ; mais les faits qui m’ont été fournis ainsi étaient en bien petit nombre et presque tous puisés dans le récit même de Muntaner. J’ai recouru à la même source pour y retrouver quelques notions plus abondantes et plus précises, et je présente ici le résultat de mon consciencieux travail. Ramon Muntaner naquit en 1255 dans le bourg de Peralade, la plus ancienne ville, selon lui, qui depuis le temps de Charlemagne et de Roland fût purgée de la présence des Sarrasins, et où son père, Jean Muntaner, possédait, en haut de la place, une des plus belles maisons du lieu. Les Muntaner de Peralade avaient sans doute accompagné le roi Jacques d’Aragon dans ses conquêtes de Majorque et de Valence à la suite du seigneur de Peralade, Dalmau de Rochabara, et y avaient reçu divers dons dans le pays conquis sur les Sarrasins, distribué par le roi Jacques à tous ceux qui l’avaient suivi dans les guerres. C’est ainsi qu’une branche de la famille Muntaner se trouva possessionnée dans l’île de Majorque, où ses descendants existent encore, et que le père de Muntaner vint se fixer à Valence après la conquête de 1238, et devint un des notables citoyens de cette grande ville. Peralade paraît toutefois avoir été le séjour d’affection de la famille ; le père de Muntaner y avait successivement donné l’hospitalité au roi Jacques d’Aragon, et en 1274 au roi de Castille. Ramon Muntaner avait neuf ans à cette époque. Ce fut à peu d’années de là, probablement vers 1280, qu’il dut faire une course en France pour y voir Philippe le Hardi au moment où il se rendait aux conférences de Toulouse, et qu’à son retour il par voir à Perpignan le roi de Majorque et le prince de Tarente, fils du roi Charles de Naples. Déjà Ramon Muntaner avait quitté Peralade à la mort du roi Jacques, en 1276, pour venir, avec sa famille, demeurer habituellement à Valence. Ce ne fut toutefois que dix années après, et lorsque cette ville eut été entièrement ravagée par les Bon, au moment de l’invasion française de 1285, qu’il l’abandonna sans retour. Il exprime d’une manière simple et touchante ses regrets de quitter sa patrie. « Aussi moi et tant d’autres, dit-il, qui y perdîmes la plus grande partie de notre avoir, n’y avons-nous plus remis les pieds, et nous avons couru le monde, cherchant fortune avec de grands maux et nous exposant à de grands dangers ; et au milieu de ces aventures la majeure partie a succombé dans ces guerres de la maison d’Aragon. » Ce doux souvenir de la patrie, anime souvent les récits de Muntaner et leur donne une grâce toute particulière. Je n’en citerai qu’un seul exemple, qui me semble digne de prendre place à côté des tableaux les plus nobles et les plus naïfs de l’antiquité. Sur les prouesses de ce riche homme, En Guillaume Galeran de Cartalla, seigneur d’Ostalès, dit Muntaner, on pourrait, je vous le dis, faire un aussi gros livre que celui qu’on a fait sur Lancelot du Lac. Et jugez si Dieu lui voulait du bien ! il fut al-cayd de Barbarie, et s’y trouva en beaucoup de faits d’armes ; puis il passa avec le seigneur roi Pierre à Bon et en Sicile ; et là, comme je-vous l’ai dit, il sut férir son coup de lance dans toutes les affaires, si bien que, à cause de ses prouesses, le seigneur roi le créa comte de Catanzaro ; et Dieu enfin lui fit tant de grâce que jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans il continua à porter les armes ; et puis il vint mourir dans son hôtel paternel et dans sa seigneurie d’Ostalès, au sein de sa famille, dans la même chambre où il était né. » Muntaner était âgé de vingt ans lorsque son pays fut ravagé par une terrible guerre d’invasion dont le souvenir s’est conservé vivant jusqu’à l’invasion de 1808, entreprise pour une cause à peu près semblable et qui devait lui ressembler aussi par les résultats. A la suite de la conquête de la Sicile sur les Français et sur Charles d’Anjou, à qui ce royaume avait été donné par les papes, qui poursuivaient en Manfred, roi des Deux-Siciles, le fils de l’empereur Frédéric II, redoutable adversaire du siège romain, Pierre d’Aragon avait été excommunié par le pape, qui était d’origine française. Son royaume avait été mis en interdit, ses sujets déliés du serment de fidélité, et la couronne d’Aragon donnée au second fils de Philippe le Hardi, Charles de Valois, frère de Philippe le Bel et père de Philippe de Valois. Une armée française, commandée par le roi Philippe le Hardi en personne, accompagné de ses deux fils et du cardinal Chollet, légat du pape, favorisée par une alliance avec le roi de Majorque, comte de Roussillon et seigneur de Montpellier,[16] passa les Pyrénées et se jeta dans le Lampourdan. A cette nouvelle Pierre fit appel à ses vassaux d’Aragon et de Catalogne, ainsi qu’aux citoyens des villes, des bourgs et des châteaux ; mais son appel ne fut pas entendu. Des débats récents lui avaient aliéné les cœurs à la fois des nobles et des communes, car il avait à tous arraché leurs actes de privilège ou de franchise qu’il avait fait brûler sous ses yeux : aux nobles, parce qu’ils étaient devenus les oppresseurs des communes placées à proximité de leurs châteaux ; aux communes, parce qu’avec son caractère impétueux, mais honnête, il croyait l’étendue de leurs libertés attentatoire au droit de la justice, qui fut de tout temps sa vertu incontestée. De là la formation de la célèbre Union d’Aragon pour résister aux empiétements de la couronne. Les Catalans, plus attachés de cœur à une famille grandie avec eux-mêmes, n’allèrent pas si loin que les Aragonais ; mais quand Pierre les somma, selon leurs serments, de lui donner aide de leurs corps, ils se présentèrent tous devant lui, portant à la main leurs lances sans fer, à la ceinture des fourreaux vides de leurs épées, et couverts seulement ; de leurs armes défensives, la cuirasse, la targe et l’armet, lui annonçant que, conformément à leurs serments, ils venaient lui offrir leurs corps, et que, dussent-ils tous perdre la vie, ils étaient prêts à le suivre partout où il lui plairait de les mener ; mais que, quant à défendre par le fer et le feu le roi qui avait lacéré et incendié les chartes et privilèges concédés pour leur propre défense, c’est ce qu’il n’obtiendrait jamais d’eux. Pierre, ne voulant pas qu’il fût dit que c’était le danger présent qui le faisait céder, se décida à soutenir la lutte, secouru seulement des gens de ses propres domaines, réunis à tous ceux que par lui recruter ou son argent ou leur propre espoir de pillage, et aussi l’habileté de son célèbre amiral Roger de Loria Cette lutte fut pénible, mais glorieuse pour lui. Peu à peu les rangs de son armée se grossirent, en même temps que se diminuaient les rangs français. La maladie devint le plus puissant de ses auxiliaires ; et, après quelques mois, Philippe le Hardi, mourant, fut escorté par la générosité de Pierre victorieux, jusque sur le versant roussillonnais des Pyrénées, et vint expirer à Perpignan. Epuisé lui-même par les fatigues, Pierre mourut peu de mois après Philippe, mais vainqueur et réconcilié avec les siens. C’était au moment même où les derniers rangs de la suite du roi de France descendaient de la cime des Pyrénées espagnoles dans les plaines du Roussillon, conduits comme d’une escorte par le roi Pierre et sa cavalerie, que s’opéra, de la manière la plus noble, cette complète réconciliation. Bernard d’Esclot nous peint le roi Pierre d’Aragon fixant sa tente sur un tertre, près du lieu où les Français avaient pris leur dernier campement ; là, rassemblant autour de lui ses barons, ses chevaliers et tous ceux qui voulaient l’entendre, il leur adressa ces mots que je traduis littéralement de d’Esclot : <traduction lyrique de d’Esclot> Il faut lire dans d’Esclot toute cette partie du récit. D’Esclot, homme de paix, à ce qu’il semble par quelques réflexions mêlées à son récit, attachait plus d’importance que Muntaner aux garanties données aux libertés civiles, et n’oublie rien d’important sur ces débats intérieurs. Muntaner est avant tout homme de guerre et ennemi de la domination étrangère, et tout ce qui gêne l’action royale le gêne lui-même, parce que, dans son esprit loyal et chevaleresque, il croit toujours cette action, non très éclairée, mais parfaitement honnête. Les récits de ces deux hommes doivent donc être éclairés l’un par l’autre et fondus ensemble, si l’on veut avoir un compte rendu exact et complet de cette célèbre expédition. Muntaner n’indique en aucun endroit de sa chronique qu’il ait joué un rôle actif dans la guerre de 1285. Il dit bien avoir connu personnellement quelques-uns des acteurs principaux, tel par exemple que le Mercadière qui tua un chevalier ; mais il ne se met jamais lui-même en scène dans cette partie du drame. Ce qui fait supposer qu’il n’est pas resté oisif en ce moment difficile, c’est ce qu’il dit dans son prologue, qu’il s’est trouvé dans trente-deux combats sur terre ou sur mer. Je le perds de vue depuis cette année 1285 jusqu’en l’année 1300, où je le vois se fiancer à Valence, à l’âge de trente-cinq ans, avec une jeune fille encore enfant, et partir pour la Sicile, où il fut fondé de pouvoirs du général templier Roger de Flor, et initié à toutes les affaires importantes qu’il eut tant sur terre que sur mer Je le retrouve là chef d’une connétablie employée au siège de Messine contre le duc de Calabre, petit-fils de Charles d’Anjou. « Et je peux bien vous raconter tout ce qui s’est passé, dit-il, car j’étais présent au siège, du premier jour jusqu’au dernier, avec ma connétablie. » Après la paix de 1303, Muntaner fut du nombre de ceux qui s’attachèrent à la fortune de Roger de Flor et partirent avec lui pour cette célèbre expédition qui protégea en effet l’empire grec contre les menaces des. Turcs, tous les jours de plus en plus rapprochés de Constantinople, mais qui ne fit guère moins de mal qu’elle en empêcha ; car la Grande Compagnie catalane livra elle-même l’empire grec au pillage et finit par aller dresser ses tentes dans le duché et la ville d’Athènes, après en avoir dépossédé les conquérants français. Ce fut Muntaner qui, comme il nous l’apprend, assista à la rédaction et à l’ordonnance du traité conclu entre Roger et Andronic, pour régler les conditions avant le départ. Toute cette partie de la chronique de Muntaner est écrite avec autant d’exactitude que de talent ; les faits, les lieux, les hommes y sont retracés au vif et avec leur véritable physionomie. J’ai soigneusement comparé son récit avec celui des auteurs grecs du temps, et j’ai toujours reconnu à Muntaner l’avantage, non seulement d’un esprit plus judicieux et d’un caractère plus ferme, mais aussi d’un jugement plus impartial envers ses ennemis eux-mêmes et d’un respect plus persévérant et plus laborieux de la vérité. Quant à la forme même du récit, il a sur tous une incontestable supériorité ; et je ne connais pas d’écrivain, sans aucune exception, qui sache mieux que lui transporter son lecteur au milieu des batailles et l’échauffer au feu de ses propres passions. Muntaner s’embarqua en Sicile avec son ami et chef Roger de Flor, qui avait été pourvu de la dignité de mégaduc de l’empire et qui conduisait à Andronic, sur trente-six bâtiments, 1500 cavaliers et 5000 hommes de pied, sans y comprendre les marins de la flotte. Ils relâchèrent d’abord à Monembasie, où ils trouvèrent la solde stipulée avec l’empereur, et se dirigèrent aussitôt sur Constantinople, où ils arrivèrent au mois de septembre 1303. Roger y épousa, suivant les conditions convenues, Marie, fille de Jean Assen, dixième roi de Bulgarie, qui, après avoir été dépossédé du royaume par son beau-frère, Tertère, s’était réfugié à Constantinople, et y avait épousé Irène, sœur de l’empereur Andronic de laquelle il avait eu Marie. Aussitôt après les noces l’armée catalane passa en Asie par la presqu’île de Cyzique, afin d’y faire tête aux Turcs, qui avaient enlevé aux empereurs grecs plus de trente journées de pays, et faisaient des incursions jusque sous les murs de Constantinople. Ils trouvèrent les Turcs à deux lieues du point de débarquement, lui livrèrent bataille et les défirent, huit jours aptes avoir pris congé de l’empereur. On était alors à la fin d’octobre, et dès le premier novembre l’hiver se déclara avec une telle impétuosité que Roger se décida à passer l’hiver à Cyzique, avec sa femme, qu’il avait envoyé chercher à Constantinople. A peine le mois de mars 1304 fut-il arrivé que Roger reconduisit lui-même sa femme à Constantinople, en rapporta le 15 mai la paie de ses troupes, et le 1er avril fit déployer sa bannière. Les Turcs furent battus et repoussés, et Roger marcha sur Philadelphie, où il passa quinze jours, puis il alla de là à Nymphée, à Magnésie et à Thyrra. Pendant ce temps, Bérenger de Rocafort, qui avait refusé de livrer deux châteaux qu’il occupait en Calabre avant d’avoir été payé de ce qui lui était dû, à lui et à ses troupes, et que cette négociation avait empêché de quitter la Sicile en même temps que Roger, venait d’arriver à Constantinople, et là l’empereur lui avait donné l’ordre d’aller se réunir à Roger partout où il le trouverait. Rocafort s’était donc aussitôt rendu à Chio, où il avait trouvé le commandant de l’escadre de Roger, avec lequel il avait fait route pour le port d’Ania,[17] et de là il avait expédié un courrier à Roger pour lui faire part de son arrivée. « Roger, dit Muntaner, en fut très satisfait et voulut que j’allasse jusqu’à Ania pour y prendre Bérenger de Rocafort et l’amener jusqu’à la ville d’Ayasaluck,[18] que l’Écriture nomme Éphèse. Muntaner partit en effet avec son escorte, conduisant à Rocafort vingt chevaux de selle pour le ramener avec lui, et tous vinrent à Ephèse, où, à quelques jours de là, arriva aussi Roger, qui après quelques jours de repos marcha sur les Turcs et poursuivit ses avantages jusqu’aux frontières d’Arménie. Le 15 août se donna contre les Turcs une nouvelle bataille, dans laquelle Muntaner assure que les siens eurent tout l’avantage. De là Roger revint à Ania, et, d’après l’ordre de l’empereur, quitta l’Anatolie, établit ses quartiers, à Gallipoli et vint trouver l’empereur à Constantinople, avec quelques hommes de suite. L’empereur reconnaissant ou effrayé revêtit Roger de la dignité de César, et dès les derniers jours de décembre, Roger revint avec sa femme et ses beaux-frères passer le reste de l’hiver au milieu des siens à Gallipoli. Dès les premiers jours du printemps de l’année 1305, il devait retourner en Asie pour compléter la conquête de l’Anatolie et des îles que l’empereur voulait lui inféoder. Avant de se mettre en route, malgré les conseils de sa femme, grosse de sept mois, il voulut aller prendre congé de Michel, fils d’Andronic, qui était à Andrinople. Michel n’avait pu lui pardonner des succès qui faisaient sa propre humiliation, et Roger fut assassiné dans le palais du fils de l’empereur, le 28 mars 1305. Muntaner était resté à Gallipoli avec le gros de l’armée catalane, qui se vit bientôt attaquée par les troupes impériales, mais qui tint bon, fortifia la ville, et fut en peu de temps en état de venger la mort de son chef sur les hommes et sur le pays, toutefois après un défi noble et courageux que Muntaner raconte avec une fière simplicité. Un des plus braves d’entre eux, Bérenger d’Entença, allié de la maison d’Aragon par la reine, s’aventura dans une excursion maritime et fut pris en trahison par les Génois, qui l’emmenèrent à Péra et de là à Gênes. En repassant devant Gallipoli, Muntaner, ami d’Entença, offrit en vain aux Génois dix mille perpres d’or pour sa rançon ; tout fut inutile pour le moment. Privés ainsi de leurs deux chefs les plus capables, les Catalans, ne trouvèrent plus qu’en Muntaner la loyauté de caractère, l’intelligence et l’esprit d’ordre, de conciliation et de fermeté à la fois qui pouvaient réunir en un seul faisceau toutes ces volontés violentes et diverses. Dans ce moment de trouble, la plupart étaient d’avis de quitter sur-le-champ Gallipoli et de se transporter avec toutes leurs nefs dans l’île de Lesbos, pour de là faire la guerre à l’empereur ; l’autre avis qui fut celui de Muntaner, était, dit-il :[19] « … Que grande honte serait à nous si, après avoir perdu deux hauts seigneurs et tant de braves gens qu’on nous avait tués par si haute trahison, nous ne les vengions pas, ou si nous ne mourions pas avec eux ; qu’il n’y avait personne qui ne dût nous en lapider, surtout étant gens de haute réputation comme nous étions, et la justice étant de notre côté, et qu’ainsi il valait mieux mourir avec honneur que vivre avec déshonneur. Que vous dirai-je ? Le résultat du conseil fut : qu’il Fallait décidément combattre et poursuivre la guerre, et que tout homme qui dirait autrement devait mourir. Afin de garantir encore mieux notre résolution, il fut arrêté que, sur chacune de nos galères, lins et barques, et sur notre nef, nous enlèverions deux planches du fond, afin que nul ne pût faire compte de se sauver par mer, et qu’ainsi chacun songeât à bien faire ; et tel fut le résultat de notre conseil. Ainsi nous allâmes aussitôt défoncer tous nos bâtiments ; et je fis faire sans délai une grande bannière en l’honneur de saint Pierre de Rome, pour être placée sur notre tour ; et je fis faire aussi une bannière royale aux armes du seigneur roi d’Aragon, une autre aux armes du roi de Sicile, et une autre en l’honneur de saint Georges ; ces trois-là pour les porter au combat et celle de saint Pierre pour rester à notre maîtresse tour ; et du jour au lendemain elles furent faites. Partout, à dater de ce moment, on voit Muntaner revêtu de la confiance des siens pour les postes les plus difficiles. Après la célèbre bataille d’Apros, au mois de juillet 1305, à laquelle il assista et dans laquelle fut défait le fils de l’empereur, tous revinrent à Gallipoli, et c’était sous l’autorité seule de Muntaner qu’était placée toute cette armée tant qu’elle était à Gallipoli. « Gallipoli, dit-il, était le chef-lieu de toute l’armée, et moi j’étais à Gallipoli avec toute ma maison et tous les secrétaires de l’ost, et j’étais capitaine de Gallipoli ; et tant que l’armée y était, tous devaient reconnaître mon autorité, du plus grand au plus petit. J’étais de plus chancelier et trésorier de toute l’armée, et tous les secrétaires de l’ost réglaient avec moi ; de telle sorte qu’en nul temps ni à aucune heure aucun de ceux qui étaient dans l’ost ne savait combien nous étions, excepté moi. Et je tenais écriture pour savoir pour combien de chevaux bardés et pour combien de chevaux armés à la légère chacun prenait part, et il en était de même pour les hommes de pied ; si bien que c’était d’après mon registre que se réglaient les chevauchées. Et j’avais le cinquième du profit de toutes les courses, aussi bien courses de mer que chevauchées. Je tenais aussi le sceau de la compagnie ; car aussitôt que le césar Roger ont été tué et le mégaduc Bérenger d’Entença fait prisonnier, la compagnie avait fait faire un grand sceau sur lequel était le bienheureux saint Georges, et l’inscription portait : « Sceau de l’ost des Francs qui règnent sur la Macédoine. » Et ainsi Gallipoli fut toujours le chef-lieu de toute cette compagnie, savoir pendant sept ans que nous en fûmes les maîtres et durant cinq ans desquels nous y vécûmes à bouche-que-veux-tu, mais sans jamais semer, planter ni labourer. Et lorsque toute la compagnie fut réunie dans cette ville, le sort tomba sur moi pour restera la garde de Gallipoli, des femmes et des enfants, et de tout ce qui appartenait à la compagnie. » « La compagnie, ajoute-t-il ailleurs, se sépara en trois corps échelonnés les uns après les autres, savoir : Ferrand Ximénès à Madite ; moi Ramon Muntaner à Gallipoli, avec tous les hommes de mer et autres, car Gallipoli était le point central de tout. Et là venaient tous ceux qui avaient besoin de vêtements, d’armes ou d’autres choses, et c’était en cette cité qu’ils trouvaient ce dont ils avaient besoin ; et là venaient et demeuraient tous les marchands, quels qu’ils fussent. Et à Rodosto et à Panido était Rocafort avec tout le reste de la troupe ; et tous nous étions riches et à l’aise. Nous ne semions, ni ne labourions, ni ne cultivions les vignes, ni ne les taillions, et cependant nous récoltions chaque année autant de vin qu’il nous en fallait pour notre usage, et autant de froment et autant d’avoine ; et ainsi vécûmes-nous pendant cinq ans à bouche-que-veux-tu. Muntaner eut fort à faire pour défendre Gallipoli, car tous voulaient aller où les appelait l’espoir de la vengeance et du pillage. Malgré les plus belles promesses, il ne put retenir avec lui que cent trente hommes de pied et cent cavaliers. « Ainsi dit-il gaîment, je restai mal accompagné d’hommes, mais bien accompagné de femmes ; car il resta très certainement plus de deux mille femmes, entre unes et autres, avec moi. » C’est avec ce faible renfort qu’il fut obligé de défendre Gallipoli contre les forces des Génois, qui prétendaient protéger en Constantinople le jardin de la commune de Gênes. Il faut lire dans Muntaner lui-même le récit animé de ce siège, dans lequel, entre son cheval et lui, ils reçurent treize blessures. Le retour de Bérenger d’Entença de Catalogne en Grèce, au lieu de leur rapporter une force nouvelle, devint au contraire une cause d’affaiblissement ; par la jalousie que lui portait Rocafort, qui sentait que son humble naissance le mettrait toujours dans une situation inférieure à celle de Béranger. Muntaner était incessamment occupé à les raccommoder, au grand hasard de sa personne, obligé qu’il était, pour aller sans cesse des uns aux autres, de passer devant des forteresses ennemies qui leur faisaient frontière. Ce fut en ce moment que l’infant Fernand de Majorque fut envoyé en Grèce, pour prendre le commandement général, au nom du roi Frédéric de Sicile, qui avait fait avec lui un traité dont Muntaner rapporte les clauses secrètes avec une véracité qu’il m’a été facile de constater, puisque ce traité secret est conservé dans l’ancien trésor des chartes, aux archives du royaume. L’arrivée de l’infant, dont la mission était communiquée à Muntaner en particulier par une lettre confidentielle du roi, ne put réunir les esprits ; on le pria toutefois de se porter comme conciliateur et de se disposer à partir de Gallipoli qu’on avait complètement épuisée, pour aller chercher des lieux mieux approvisionnés. Il est vrai, dit Muntaner, que nous avions séjourné au cap de Gallipoli et dans cette contrée pendant sept ans depuis la mort du césar ; nous y avions vécu pendant cinq ans à bouche-que-veux-tu, et en même temps nous avions, dévasté toute la contrée à dix journées à la ronde et nous avions détruit les habitants, si bien qu’on ne pouvait plus rien y recueillir ; il fallait doue forcément abandonner ce pays-là. » C’est une lecture qui a tout l’intérêt d’un roman de chevalerie que celle du fragment de sa chronique dans lequel Muntaner décrit la migration des Catalans de Gallipoli à Christopoli et au cap Cassandria, leur hivernage sur ce cap, leur marche à travers la Macédoine jusqu’au pied de l’Olympe et de l’Ossa, et de là à travers les délicieuses vallées de la Thessalie jusqu’à leur arrivée dans le duché d’Athènes, où ils livrèrent bataille au duc Gauthier de Brienne, qui y fut tué ainsi qu’un grand nombre de chevaliers français, et enfin leur prise de possession du duché d’Athènes. Muntaner n’a pu raconter que fort sommairement le séjour des Catalans pendant près d’une année dans les vallées de la Thessalie, mais on peut suppléer à cette lacune par deux morceaux que l’on doit à un contemporain de Muntaner, le moine Théodule, plus connu sous le nom de Thomas Magister déjà connu par d’autres ouvrages. Ces deux fragments historiques se trouvent parmi les manuscrits de la Bibliothèque royale, n° 231 et n° 2629, d’après lesquels je publie, à la suite de cette Notice, le premier, qui est l’éloge d’un nommé Chandrinos, qui, pendant le séjour des Catalans en Thessalie, eut plusieurs rencontres avec eux. Théodule, en racontant la gloire de Chandrinos, nous fait connaître en même temps quelques détails tout à fait inconnus jusqu’ici sur le séjour des compatriotes de Muntaner près des cimes de l’Olympe. Le second est une lettre écrite par Théodule au philosophe Joseph sur l’invasion des Catalans qu’il nomme Italiens, et des Turcs auxquels il donne le nom de Perses. Ramon Muntaner avait quitté ses compatriotes presque en sortant de, Gallipoli ; c’était lui qui, pendant que les autres se faisaient voie par terre, était chargé de l’escorte de mer. « Il fut convenu, dit-ils, que tous ensemble nous abandonnerions le pays, et que moi, sur les vingt-quatre lins que nous avions, parmi lesquels se trouvaient quatre galères (les autres étaient des lins armés), j’embarquerais tous les hommes de ruer, toutes les femmes et tous les enfants, et que je m’en irais par mer jusqu’à la ville de Christopoli, qui est à l’entrée du royaume de Salonique, et qu’avant de partir je démolirais et incendierais le château de Gallipoli, le château de Madite et tous les lieux dont nous étions les maîtres. Sa commission exécutée avec décision et intelligence, Muntaner quitta Gallipoli et arriva à cette île de Tassos où le grand historien Thucydide passade longues années. Elle était alors possédée par un de ses anciens amis, Ticino Zaccaria le génois qu’il avait autrefois aidé à se rendre maître de Phocée, où il acquit des richesses telles qu’après s’être acquitté de ses engagements avec Muntaner et lui avoir donné part au butin, il put de là en avant entreprendre des conquêtes pour lui seul. Parmi le butin se trouvaient surtout, suivant Muntaner, trois reliques précieuses. « L’une était un livre qui s’appelle l’Apocalypse, qui était écrit en lettres d’or de la propre main du bienheureux monseigneur saint Jean ; et sur les couvertures il y avait une grande multitude de pierres précieuses ; la deuxième, une chemise très précieuse et saris aucune couturé, que madame sainte Marie fit de ses mains bénites, et c’était toujours cette chemise que portait monseigneur saint Jeun quand il disait sa messe ; la troisième était un morceau de la vraie croix, que monseigneur saint Jean évangéliste enleva de sa propre main de la vraie croix, et de la place même où J.-C. avait appuyé sa précieuse tête. Et le morceau de la vraie croix était richement enchâssé dans l’or et entouré de pierres précieuses d’une valeur immense, et le tout était suspendu à une chaînette d’or que monseigneur saint Jean portait toujours à son cou. » L’Apocalypse et la chemise restèrent en lot à Zaccaria ; Muntaner obtint le morceau de la vraie croix, qui plus tard lui fut enlevé, avec tout ce qu’il rapportait, par les Vénitiens. A l’aide de ses richesses, Zaccaria avait fini par se rendre maître du château et de l’île de Tassos, où Muntaner venait le visiter, et où il fut accueilli de lui de la manière la plus gracieuse. Aussi ajoute-t-il : « Le proverbe catalan est bien vrai qui dit : Oblige et ne regarde pas qui ; car en ce lieu où je ne pensais jamais aller, j’éprouvai un grand plaisir, et le seigneur infant par moi, ainsi que toute notre compagnie. » Ce jour-là même y arriva de son côté l’infant Fernand, qui avait quitté l’armée catalane à la suite des intrigues de Rocafort et de la mort de Bérenger. Les nouvelles qu’il apporta décidèrent Muntaner à se séparer de ses anciens amis pour conserver sa foi à l’infant ; mais il n’était pas homme à se séparer ainsi d’eux comme par surprise et sans avoir pris ses précautions pour la défense de ceux dont les intérêts lui étaient confiés. Il pria donc l’infant de l’attendre quelques jours à Tassos, où il recommanda à son ami Zaccaria de le bien traiter, puis il se rendit à l’armée, et là fit donner garantie à tous ceux qui n’étaient pas du parti dominant, ou les fit accompagner en lieu sûr en leur donnant chariots et barques pour eux et leurs effets, et il convoqua tous les chefs de l’armée pour leur reprocher hautement l’indignité de leur conduite et sa résolution formelle de se séparer d’eux. « Et en présence de tous, dit-il, je rendis le sceau de la communauté dont j’étais le gardien, ainsi que tons les registres, et leur laissai aussi tous les secrétaires de l’ost et pris congé d’eux. En vain ils me prièrent de ne pas les quitter, et surtout les Turcs et Turcopules nos alliés, qui vinrent à moi en pleurant et me conjurant de nepas les abandonner ; car ils me regardaient comme un père ; et la vérité est qu’ils ne m’appelaient jamais que le cata, qui en langue turque signifie père. Et je dirai aussi qu’en vérité je leur portais moi-même plus d’affection qu’à aucuns ; car c’était sous mon autorité qu’ils avaient été placés à leur entrée, et ils avaient toujours eu plus de confiance en moi qu’en aucun autre de l’ost des chrétiens. Et moi je leur répondis, que pour rien au monde je ne consentirais à rester, ne pouvant faillir dans ma foi au seigneur infant qui était mon seigneur. » Après avoir ainsi pris congé selon toutes les formes et avoir laissé ses amis dans ce pays tout neuf à exploiter, il vint rejoindre l’infant à Tassos, et tous deux passèrent par le duché d’Athènes, où régnait alors Guillaume Il de LaRoche, premier pair d’Achaïe, mari de la jeune Mathilde de Hainaut, fille d’Isabelle de Villehardouin par son second mariage avec Florent de Hainaut, arrière-petit-fils de Baudouin Ier de Constantinople. Ils débarquèrent d’abord à Armyros où ils mirent tout à feu et à sang pour se venger des gens du pays qui avaient tué quatre hommes qu’y avait laissés l’infant pour faire du biscuit. D’Armyros ils allèrent à Scopelos qu’ils ravagèrent, puis au cap de Nègrepont. Malgré les observations de Muntaner, l’infant s’obstina à passer par la ville de Nègrepont, placée sous la domination d’un des seigneurs tierciers de la famille dalle Carceri, s’imaginant qu’il serait aussi bien accueilli à son retour qu’il l’avait été à son premier passage, et malgré tout le monde l’infant décida qu’il y passerait. « A la male heure, dit Muntaner, nous prîmes cette route ; et nous nous mîmes la corde au cou, de notre pleine science. C’est toujours grand danger de marcher avec fils de roi quand ils sont jeunes ; car ils se trouvent de si bon sang qu’ils ne peuvent se persuader que pour rien au monde aucun homme doive leur faire de la peine. Et assurément cela devrait être ainsi si le monde connaissait ses devoirs ; mais il les connaît si peu que rarement il rend à prince ce qu’il lui doit. Et il faut dire aussi que ce sont des seigneurs tels qu’on n’ose s’opposer à rien de ce qu’ils veulent décider ; et c’est ce qui nous advint, et il nous fallut consentir à notre propre destruction. Il advint que, par malheur pour eux, venait d’arriver à Nègrepont une flotte vénitienne à bord de laquelle se trouvait un envoyé de Charles de Valois, frère de Philippe le Bel et père de Philippe de Valois, depuis roi de France, Charles de Valois, qui n’avait pu obtenir l’Aragon, où il n’avait jamais été, comme le dit Muntaner, que roi dû vent, cherchait à s’en dédommager en donnant de la réalité à son titre d’empereur. Thibaut de Cepoi était envoyé par lui pour préparer les voies ; déjà, plusieurs années auparavant (1306), Thibaut avait négocié avec le doge vénitien Gradenigo un traité déposé encore aujourd’hui dans l’armoire de fer aux archives du royaume et scellé de la bulle d’or de Venise ; et c’était en vertu de ce traité que Thibaut de Cepoi faisait route avec dix galères vénitiennes et un lin armé. Outre ce traité, une autre pièce authentique fait foi de l’exactitude parfaite de tous les détails donnés ici par Muntaner. C’est un compte rendu de sa mission fait par Thibaut de Cepoi lui-même, et qui était autrefois déposé à la chambre des comptes. Muntaner fut complètement pillé de tout, et l’infant conduit prisonnier dans le duché d’Athènes et renfermé au château de Saint-Omer, dans la ville de Thèbes. Thibaut de Cepoi crut frapper plus cruellement encore Muntaner en le conduisant à la grande compagnie catalane, d’après le bruit qui courait que Muntaner avait emporté avec lui une bonne partie du trésor de l’armée ; mais cette pensée de vengeance fut une occasion de triomphe pour Muntaner. « Car aussitôt que ceux de la compagnie me virent, dit Muntaner, Rocafort et tous les autres, ils vinrent me baiser et m’embrasser, et ils pleurèrent tous sur les pertes que j’avais faites. Et les Turcs et Turcopules accoururent tous et voulurent me baiser les mains, et commencèrent à pleurer de joie, pensant que je venais pour rester avec eux. Et aussitôt Rocafort et tous ceux qui m’accompagnaient me conduisirent dans la plus belle maison qui fût là et me la firent livrer. Dès que je fus établi dans mon logement, les Turcs m’envoyèrent vingt chevaux et mille perpres d’or, et les Turcopules autant Rocafort m’envoya un beau cheval, une mule, cent cafises d’avoine, cent quintaux de farine, de la viande salée et des bestiaux de toutes sortes. Enfin il n’y eût ni adalil, ni chef d’almogavares, ni le moindre individu de quelque valeur, qui ne m’envoyât ses présents, de telle sorte que, ce qu’ils m’envoyèrent dans l’espace de trois jours, on pourrait bien estimer que cela valait quatre mille perpres d’or ; si bien que Thibaut de Cepoi et les Vénitiens se trouvèrent fort déçus de m’avoir amené là. Thibaut avait à ménager ta compagnie, dont il voulait se faire un point d’appui pour les projets de Charles de Valois, et il fut obligé de promettre satisfaction complète des pertes occasionnées à Muntaner ; car la compagnie déclara que Muntaner avait été leur père et leur tuteur à tous depuis qu’ils étaient partis de Sicile, et que tant qu’il avait été présent nul mal ne leur était arrivé. On fit tout au monde pour décider Muntaner à rester ; mais sur son refus on lui donna une galère en propre, et il retourna à Nègrepont réclamer ce qu’on lui avait pris. « Là on se montra, dit-il, fort désireux que je pusse me contenter du vent, car quant aux effets je ne pus rien en recouvrer. » De Nègrepont Muntaner se rendit à Thèbes, où il trouva le duc d’Athènes, Guy II de La Roche, malade de la maladie dont il mourut en novembre 1308, et il en obtint la permission de passer deux jours dans la prison de son ami l’infant. Il offrit même à l’infant de rester tout à fait auprès de lui ; mais l’infant jugea plus utile à ses affaires d’expédier Muntaner en Sicile, au roi Frédéric. Muntaner s’arracha avec peine d’auprès de lui, mais non pas sans avoir fait promettre à son cuisinier, sur l’Evangile, de veiller sur sa vie ; puis il prit congé du duc d’Athènes, qui le combla de présents, et il retourna à Nègrepont. Là il s’embarqua et fit route par Spezzia, Malvoisie, le cap Malée, Porto Quaglio, Coron et Sapienza ; puis de là à Modon, sur la plage de Matagrifon et à Glarentza ; de Glarentza à Corfou, puis au golfe de Tarente, à la pointe de Leuca, le long des côtes de la Calabre et enfin à Messine. Muntaner alla aussitôt voir le roi dans sa maison de plaisance de Castro Nuovo, et passa plusieurs jours avec lui à s’occuper des affaires de l’infant. Il songea ensuite aux siennes et demanda permission de se rendre en Catalogue pour y prendre sa femme, avec laquelle il avait été fiancé sept ans auparavant, lorsqu’elle était encore enfant, dans la cité de Valence. Le roi lui donna toutes facilités possibles, et Muntaner fit armer une galère à cent rames qui était à lui, s’approvisionna de tout, fit ses achats de noce, et alla prendre congé du roi à Monte Albano, où le roi lui avait donné rendez-vous. Depuis quelque temps Frédéric se trouvait dans un grand embarras au sujet de la possession de l’île de Gerbes sur la côte d’Afrique. Cette île avait été donnée à l’amiral Roger de Loria, et depuis sa mort les divers gouverneurs qu’on y avait envoyés avaient successivement été frappés par de tels désastres qu’on ne trouvait plus personne pour y aller. Le roi, qui connaissait la résolution et l’habileté de Muntaner, profita de sa présence en Sicile pour le conjurer de se charger de ce poste difficile ; et quand Muntaner se présenta pour prendre congé, le roi lui conta tout son embarras. « Aussi avons-nous pensé en notre âme, lui dit le roi, qu’il n’est personne en tout notre royaume qui puisse nous donner là-dessus aussi bonne assistance que vous, et cela pour bien des raisons ; d’abord, surtout, parce que vous avez plus vu de guerres qu’homme qui soit en notre royaume ; puis parce que vous avez longtemps gouverné des gens d’armes et savez comment il faut les conduire, puis vous connaissez la langue sarrasine, et vous pouvez ainsi sans truchement faire vos propres affaires, soit en ce qui concerne les espions, soit de toute autre façon, dans l’île de Gerbes ; et enfin par beaucoup d’autres bonnes raisons qui sont en vous. » Muntaner accepta, après avoir fait agréer au roi ses moyens de défense, et reçut l’investiture de l’île de Gerbes et de celle des Querquenes, qu’il sut défendre avec un rare courage pendant le temps qu’il les posséda, deux ans comme gouverneur, trois ans comme seigneur. Ce morceau d’histoire, quoique fort court, est rempli de détails curieux et intéressants sur les mœurs des peuplades africaines. La tranquillité une fois rétablie dans l’île et l’administration de sa propriété assurée, après deux ans d’efforts, Muntaner laissa un de ses parents à la garde du château et obtint autorisation d’aller enfin chercher sa femme. Il vint en Sicile prendre congé du roi et partit pour Valence. Il aborda en route à Majorque, où il trouva le roi Jacques et l’infant Fernand, qui avait d’abord été envoyé par le duc d’Athènes au roi Robert de Naples, dont il avait été fort bien traité, et qui, par suite des négociations mises en mouvement par Muntaner, avait enfin été rendu à la liberté et à son pays natal. Aussi, dit Muntaner, le seigneur roi son père lui répétât-il souvent que j’étais, après lui, la personne au monde qu’il devait le plus chèrement aimer. » Il partit ensuite pour Valence, y resta vingt-deux jours à faire célébrer son mariage, prit sa femme sur sa galère et fit voile vers Majorque. Jacques venait de mourir ; mais son fils Sanche ne se montra pas moins gracieux que son père pour Muntaner, et l’infant Fernand et lui comblèrent Muntaner et sa femme des plus riches présents. De Majorque Muntaner fit voile pour Minorque et de là pour la Sicile. Il laissa sa femme à Trapani ; alla voir le roi à Messine, passa quelques jours du mois de juillet auprès de lui à Monte Albano, et lui remit deux beaux faucons de chasse de la part de l’infant Fernand. Comblé de nouveaux présents, il vint reprendre sa femme à Trapani et retourna dans sa seigneurie de Gerbes, où en vrai souverain il fit avec elle sa joyeuse entrée. « Et, par la grâce de Dieu, nous y passâmes, ajoute-t-il, en bonne paix, joyeux et satisfaits, les trois ans pendant lesquels le seigneur roi m’avait accordé le château de Gerbes. » Durant ces trois années de paix pour Muntaner, la guerre avait été renouvelée en Sicile pur le roi Robert de Naples, et Fernand de Majorque était arrivé en Sicile pour secourir son ami le roi Frédéric contre son beau-frère le roi Robert de Naples. Une trêve négociée par les reines ayant enfin mis un terme aux hostilités, Fernand de Majorque, qui n’avait qu’un établissement peu considérable, soit en Aragon, soit en Sicile, où Frédéric lui avait donné la ville de Catane, tourna de nouveau ses yeux sur la Morée. La plus jeune des filles du prince Guillaume de Villehardouin, Marguerite de Matagrifon, dont il est plusieurs fois question dans la Chronique de Morée, venait de perdre son mari, le comte d’Andria, de la famille des Baux, et il lui restait de lui une jeune fille âgée de quinze ans qui, en vertu du testament du prince Guillaume avait aussi des droits éventuels à faire valoir sur la principauté de Morée. Marguerite résolut de remettre la défense de ses droits à un protecteur puissant, et songea à Fernand, qui pouvait être soutenu d’une alliance avec la compagnie catalane, par laquelle les Français venaient d’être dépossédés du duché d’Athènes. Apprenant donc que Fernand était en Sicile, elle envoya proposer la main de sa fille et ses prétentions sur la Morée à Fernand, qui accepta, sous la condition toutefois que la fille lui plairait. Marguerite de Villehardouin amena donc sa fille à la cour de Sicile. Et quand ils eurent vu la jeune Isabelle, dit Muntaner, qui eût donné à l’infant le monde entier avec une autre femme, n’eût pas obtenu qu’il renonçât à cette jeune fille pour un tel échange. Et il en était si ravi de plaisir qu’un jour lui paraissait une année jusqu’à ce que l’affairé fût conclue ; si bien qu’il déclara au seigneur roi, que décidément il voulait que cette jeune fille fût sa femme, et nulle autre au monde. Et ce n’est merveille s’il en fut tellement énamouré, car c’était bien la plus belle créature de quatorze ans que l’on pût jamais voir, la plus blanche, la plus rosé et la mieux faite, et de plus pour son âge la plus habile fille qui fût au monde. Le mariage eut lieu au mois de février 1314, et Marguerite, belle-mère du prince, partit peu de mois après. Fernand se disposa à la suivre promptement avec des troupes suffisantes. Muntaner, qui en fut informé dans sa seigneurie de Gerbes, ne voulut pas que sa longue expérience faillît dans ce moment de crise à l’infant son ami. Il laissa son gouvernement de Gerbes bien gardé, et arriva à Catane offrir ses secours à l’infant. La princesse Isabelle était déjà fort avancée dans sa grossesse, et elle accoucha, treize mois après son mariage, le premier samedi du mois d’avril 1315, de l’infant Jacques de Majorque. Muntaner était débarqué peu de semaines auparavant, apportant à l’infant de riches présents en tapis de Tripoli, et en toutes sortes de belles étoffes et de choses curieuses de l’Afrique. Marguerite venait de mourir en Morée, et sa fille mourut deux mois après en Sicile, des suites de ses couches, trente-deux jours après la naissance de Jacques, en laissant son fils, et, au défaut de son fils, son mari Fernand) héritier de ses droits sur la Morée. Il avait été convenu par Muntaner avec l’infant, qu’après avoir remis l’île de Gerbes entre les mains du roi de Sicile il accompagnerait l’infant en Morée. La mort de Marguerite et d’Isabelle ne fit que fortifier ce désir de l’infant d’aller en personne s’assurer de la Morée, qui allait lui être disputée par un concurrent redoutable, Louis de Bourgogne, mari de Mathilde de Hainaut, fille d’Isabelle de Villehardouin et petite-fille, comme Isabelle de Matagrifon, du prince Guillaume, mais de la branche aînée. Toutefois, en persévérant dans le projet d’y aller lui-même, l’infant pensa que les services de Muntaner pourraient lui être plus précieux encore ailleurs qu’en Morée. Il faut lire dans sa chronique le morceau touchant dans lequel Muntaner raconte comment l’infant le chargea de conduire son fils Jacques, à peine âgé de quelques mois, à sa grand’mère la reine d’Aragon. La description des soins tout maternels pris pendant le voyage de mer d’abord, puis pour le transport par terre, par le vieux guerrier, est toute remplie de naturel et de grâce. Le chapitre de la livraison de l’infant à sa grand’mère, avec toute la solennité due, me paraît surtout plein de charme. Je ne sais si, malgré tons mes efforts pour reproduire la marche simple et naïve du récit original, j’aurai présenté un calque aussi exact que je l’aurais voulu du gracieux tableau, que je vais donner comme exemple ici, du transport par terre et de la remise de l’enfant aux mains de sa mère. « J’avais, dit Muntaner, fait faire une litière sur laquelle étaient placés l’infant et sa nourrice ; cette litière était couverte d’un drap enduit de cire et par-dessus d’une étoffe de Velours rouge ; et vingt hommes à l’aide de lisières la portaient à leur cou. Nous fûmes, pour aller de Tarragone à Perpignan, vingt-quatre bons jours. Avant d’y arriver, nous trouvâmes frère Raimond Saguardia, avec dix chevaucheurs que madame la reine de Majorque nous avait envoyés pour accompagner le seigneur infant, dont nous ne nous séparâmes jamais, et quatre huissiers de la maison du seigneur roi de Majorque, qui se tinrent avec nous jusqu’à ce que nous fussions arrivés à Perpignan. Et, au Boulou, quand nous fûmes près de passer l’eau du ravin, tous les gens du Boulou sortirent ; et les plus notables prirent la litière à leur cou et tirent passer ainsi le ruisseau au seigneur infant. Cette nuit même les consuls et un grand nombre de prud’hommes de Perpignan, et tout ce qui se trouvait de chevaliers dans cette ville, vinrent au-devant de nous ; et il y en aurait eu bien plus encore si le seigneur roi de Majorque n’eût pas été en France à ce moment. Nous finies ainsi notre entrée à travers la ville de Perpignan, au milieu de grands honneurs qu’on nous rendait, et nous nous dirigeâmes vers le château où se trouvait madame la reine, mère du seigneur infant Fernand, et madame la reine, mère du seigneur roi de Majorque, et toutes deux quand elles virent que nous montions au château, descendirent à la chapelle. Et quand nous fûmes parvenus à la porte du château, je pris entre mes bras le seigneur infant, et là, plein d’une véritable joie, je le portai devant les reines qui étaient assises ensemble. Que Dieu nous accorde autant de joie qu’en éprouva la bonne reine quand elle le vit si bien portant et si gracieux, avec sa petite figure riante et belle, vêtu d’un manteau à la catalane et d’un paletot de drap d’or, et la tête couverte d’un beau petit battut du même drap ! Lorsque je fus auprès des reines, je m’agenouillai et leur baisai les mains, et fis baiser par le seigneur infant la main de la bonne reine son aïeule. Et quand il lui eut baisé la main, elle voulut le prendre dans ses bras ; mais je lui dis : Madame, sous votre bonne grâce et merci, ne m’en sachez pas mauvais gré ; mais jusqu’à ce que je me sois allégé de la charge que j’ai acceptée, vous ne le tiendrez pas. » La reine sourit et me dit qu’elle le trouvait bon. Alors je lui dis : » Madame, y a-t-il ici le lieutenant du seigneur roi ? » Elle me répondit : « Oui, seigneur, le voici ! » et elle le fit avancer. Et le lieutenant du seigneur roi était à cette époque Huguet de Totzo. Je demandai ensuite s’il s’y trouvait également le bailli, le viguier et les consuls de la ville de Perpignan, qui tous devaient aussi être présents. Puis je demandai un notaire publie, et il s’y trouva. Il y avait, de plus, un grand nombre de chevaliers, et tout ce qui se rencontrait alors d’hommes notables à Perpignan. Et quand tous fuient présents, je fis venir les dames, puis les nourrices, puis les chevaliers, puis les fils de chevaliers, puis la nourrice de monseigneur Fernand ; et, en présence des dames reines, je leur demandai trois fois : « Cet enfant que je tiens dans mes bras, le reconnaissez-vous bien tous pour l’infant Jacques, premier né du seigneur infant Fernand de Majorque et fils de madame Isabelle, sa femme ? » Et tous répondirent qu’oui. Je répétai la même demande par trois fois ; et chaque fois ils me répondirent qu’oui et qu’il était bien certainement celui que je disais. Après avoir prononcé ces paroles, j’ordonnai au notaire de m’en dresser une charte publique. Après quoi je dis à madame la reine, mère du seigneur infant Fernand : « Madame, croyez-vous que ce soit là l’infant Jacques, fils de l’infant Fernand, votre fils, qu’il a eu de madame Isabelle, sa femme ? — Oui, seigneur, » dit-elle. Et par trois fois aussi, en présence de tous, je lui fis la même demande ; et trois fois elle me répondit qu’oui, et qu’elle le savait fort bien ; et elle ajouta : « Oui, certainement, c’est bien là mon cher petit-fils, et comme tel je le reçois. » De toutes ces paroles je fis dresser également chartes publiques authentiques, avec le témoignage de tous ceux devant dits ; et j’ajoutai alors : Madame, en votre nom et au nom du seigneur infant Fernand, déclarez ici que vous me tenez pour bon et loyal, et pour entièrement quitte et dégagé de cette charge et de tout ce à quoi j’en étais tenu envers vous et envers le seigneur infant Fernand, votre fils. Et elle me répondit : « Oui, seigneur. » Je lui fis aussi la même demande par trois fois, et chaque fois elle me répondit qu’elle me tenait pour bon et loyal et quitte, et qu’elle me déchargeait de tout ce à quoi j’étais tenu envers elle et envers son fils. Et de cette déclaration je fis également dresser une charte publique. Tout cela ainsi terminé, je lui livrai à la bonne heure ledit seigneur infant. Elle le prit et le baisa plus de dix fois, et puis madame la reine jeune le baisa aussi plus de dix fois. Après quoi madame la reine mère le reprit et le confia à madame Pierrette, qui était auprès d’elle. Ainsi partîmes-nous du château, et je m’en allai au logement où je devais demeurer, c’est-à-dire à la maison de Pierre, bailli de la ville de Perpignan. Tout cela eut lieu dans la matinée. Après mon repas, je retournai au château et remis les lettres dont m’avait charge le seigneur infant Fernand, à madame la reine sa mère, et aussi celles que j’apportais pour le seigneur roi de Majorque, et m’acquittai du message qui m’avait été recommandé. Que vous dirai-je ? Durant quinze jours je restai à Perpignan, et chaque jour j’allais voir deux fois le seigneur infant ; et j’eus tant de peine à me séparer de lui que je ne savais que devenir ; et j’y aurais été bien davantage si ce n’eût été de la fête de Noël qui arrivait. Je pris donc congé de madame la reine mère, de madame la reine jeune, du seigneur infant et de toutes les personnes de la cour. Je payai tous ceux qui m’avaient suivi et ramenai madame Agnès d’Adri dans son pays et en son hôtel près de Banyuls ; et madame la reine se tint pour très satisfaite de moi et de tous les autres. Je m’en vins de là à Valence, où était mon hôtel, et j’y arrivai trois jours avant Noël, sain, joyeux et dispos, grâces à Dieu. » Aussitôt sa mission terminée, et installé dans son hôtel à Valence, Muntaner ne songeait plus qu’à faire ses préparatifs pour aller rejoindre l’infant en Morée, lorsque son projet de voyage fut arrêté par la nouvelle de la mort de l’infant, qui ne précéda que de peu de semaines la mort de son concurrent Louis de Bourgogne. A dater de cette année 1315 je ne retrouve plus Muntaner dans la vie active. Sous l’année 1325 il rapporte quelques vers de sa composition adressés à l’infant Alphonse au sujet de son expédition de Sardaigne, qu’il raconte ensuite avec le talent qu’il met ordinairement à décrire les batailles, mais avec plus de haine contre les communes qu’il n’en montre en aucune partie de son ouvrage, il se souvenait d’avoir été attaqué par les Génois à Gallipoli, et pillé par les Vénitiens à Nègrepont ; aussi tonne-t-il avec ardeur contre la commune de Pise et contre toutes les républiques en général. Et ce n’est pas seulement dans son sermon en vers qu’il profite (strophe xi) de la liberté poétique pour les attaquer, mais aussi dans son récit en prose. Les Pisans, dit-il, commirent un grand méfait ; car, après avoir fait prisonniers Gilbert de Centelles et plusieurs autres, ils les tuèrent. Et de pareils méfaits ils sont toujours prêts à les commettre, eux et aussi tout homme des communes ; aussi est-ce déplaire à Dieu que d’avoir aucune merci pour eux. » « Je cesse, dit-il ailleurs, de vous parler de ces affaires de Sicile pour vous entretenir des grandes tromperies et toutes mauvaises choses qu’on trouve toujours dans les hommes des communes. Déjà je vous en ai conté une partie ; mais celui qui voudrait mettre par écrit tous leurs mauvais faits, tout le papier qui se fabrique dans la ville de Xativa ne pourrait lui suffire. » Muntaner n’accompagna pas l’infant Alphonse dans cette expédition de Sardaigne, mais il contribua du moins à redresser la faute qu’on avait faite de ne pas suivre ses conseils, en pressant l’armement des galères légères conseillées d’abord inutilement par lui, puis redemandées par l’infant après le débarquement. Après cette vie d’agitation, Muntaner était complètement rentré dans la vie municipale, qui était celle de sa famille ; car Muntaner, quoiqu’il commandât en chef à des chevaliers, quoiqu’il eût comme la souveraineté de Gerbes, avec de nombreux chevaliers et hommes de haut rang et de parage sous ses ordres, ne fut cependant jamais chevalier. S’il eût été armé chevalier, il n’aurait pas manqué de le dire, lui qui énumère et nomme si complaisamment et si patiemment tous ceux qui furent armés lors du couronnement du roi Alphonse en 1328. Muntaner était simplement un notable, mais un notable dans Valence, ville capitale d’un royaume conquis par les efforts de sa famille. Muntaner fut l’ami de plusieurs rois et infants ; il fut souverain de Gerbes, l’un des trois chefs de la compagnie qui régnait sur le royaume de Macédoine, après avoir fait trembler les Turcs et les Grecs ; mais il ne fut jamais qu’un bourgeois puissant. Cette existence était alors assez glorieuse et assez fière pour qu’on ne puisse pas apercevoir en lui la moindre trace d’un sentiment envieux contre ceux qui étaient placés dans une hiérarchie sociale différente de la sienne. On le voit aux fêtes du couronnement d’Alphonse, tenant sa place parmi les députés de la bourgeoisie, comme s’il n’eût pas assisté à trente-deux batailles par terre ou par mer. Nous nous rendîmes également à Saragosse aux fêtes du couronnement, dit-il, nous autres six qui étions députés par la cité de Valence, escortés d’une suite nombreuse. Tous les jours nous donnions l’avoine à nos propres montures, qui étaient au nombre de cinquante-deux, et nous avions bien cent douze personnes avec nous. Nous emmenâmes des trompettes, des joueurs de timbales, des joueurs de natils et de flûtes douces, tous à la livrée royale et avec gonfanons royaux, et tous montés sur de beaux chevaux. Et chacun de nous six nous amenions avec nous nos fils et nos neveux en costume de tournoi. Nous tînmes maison ouverte, depuis notre départ de Valence jusqu’au jour de notre retour, pour tous ceux qui voulaient manger avec nous. Nous donnâmes à chacun des jongleurs de la cour des habits de drap d’or et autres. Nous y apportâmes cent cinquante brandons de Valence, chacun de douze livres, et nous les fîmes tout verts avec les écussons royaux. » Et plus loin : « Nous autres qui étions à Saragosse pour représenter la cité de Valence, précédés de nos jouteurs ainsi que de nos trompettes, tambours, flûtes et autres instruments, tous les six rangés deux par deux, très richement vêtus et chevauchant sur nos chevaux bien harnachés et en bel arroi, nos écuyers bien parés, nous partîmes de notre hôtel et commençâmes notre fête. » Lorsque le roi sortit de l’église pour se rendre à cheval au palais, Muntaner indique sa place à la suite du cortège. Les autres rênes du cheval du roi, dit-il, étaient de soie blanche et avaient bien cinquante pans de longueur chacune, tt étaient adextrées par des riches hommes, chevaliers et notables citoyens qui adextraient à pied le seigneur roi ; et après ceux-ci, nous l’adextrions nous autres six députés de Valence, et les six de Barcelone, et les six de Saragosse, et les quatre de Tortose, et les députés des autres bonnes villes ; de sorte que les rênes étaient complètement tenues par les adextreurs qui s’avançaient à pied. Muntaner décrit avec la même exactitude le cérémonial du dîner. « A une autre table, dit-il, s’assirent les évêques ; à une autre les abbés et prieurs ; et puis de l’autre côté, à droite, s’assirent tous les riches hommes qui avaient été armés chevaliers ce jour-là ; puis s’assirent tous les chevaliers qui avaient été faits chevaliers nouveaux ; après quoi nous autres notables citoyens nous fûmes tous arrangés pour nous asseoir ensemble et tous en fort bon ordre ; car nous eûmes chacun les places qui nous revenaient de droit. Et à chacun on assigna des serviteurs nobles, chevaliers et fils de chevaliers, pour les servir ainsi qu’il appartenait à chacun, selon son rang et selon qu’il convenait à la solennité de la fête. Muntaner mourut, autant qu’il est possible de le conjecturer, vers 1336, et fut enterré à Valence, dans la chapelle de Saint-Macaire de l’église des Frères Pêcheurs. Il laissa au moins trois enfants, dont un fils nommé Macaire, dont parle Diago. La première édition de Muntaner en langue catalane parut à Valence en 1558, chez la veuve du flamand Joan Mey, in-folio ; une autre édition fut publiée quatre ans après, en 1562, à Barcelone, aussi in-folio. Le chanoine D. Miguel Montade en a fait en langue castillane une traduction ou plutôt une paraphrase qui a été imprimée à Barcelone en 1595, et qui est bien loin de reproduire aucun des charmes de l’original. Au commencement du XVIIe siècle le comte de Moncada, écrivain habile, a extrait de la chronique de Muntaner l’épisode de la guerre de Grèce, et l’a, pour ainsi dire, traduit dans son Expedición de los Catalanos. Malgré le mérite incontesté du comte de Moncada, le récit de Muntaner me paraît à la fois plus naïf, plus nerveux et plus pittoresque. Muntaner n’avait jamais été traduit en français, lorsque dans l’année 1824 je résolus de réunir sa Chronique à ma collection des Chroniques nationales du treizième au seizième siècle, comme un complément nécessaire pour l’histoire de nos expéditions françaises dans les Deux Siciles, en Grèce et en Catalogne. Ne me fiant pas assez alors à moi-même pour en tenter une version satisfaisante, je cherchai autour de moi quelque Français familiarisé avec les dialectes du Midi. Un poète languedocien, qui nous a laissé quelques poésies assez gracieuses, s’offrit à me donner une version littérale, et, n’osant pas croire qu’il me fût possible de rectifier le sens après lui, je nie contentai de récrire cette traduction en langue française pour la rendre présentable, et le public fiançais goûta beaucoup Muntaner ainsi transformé, et, le dirai-je, complètement défiguré ; mais je l’ignorais alors. Seulement, comme certains passages m’avaient paru fort mal rendus, et qu’en voulant rectifier je m’aperçus que je ne les comprenais pas bien, je m’adressai, comme je l’ai déclaré alors, au savant M. Puig-Blauch, qui voulut bien me donner quelques explications. A peu d’années de là j’allai faire un voyage en Catalogne ; ce fut alors que je me convainquis combien ce premier essai était défectueux. Décidé à republier Muntaner à la tête de ma nouvelle édition de nos Mémoires et Chroniques, je dus regarder comme non avenu tout ce qui avait été fait, et recommencer complètement l’œuvre d’une nouvelle traduction. Afin de ne pas être gêné par la phrase ancienne, j’adoptai un système de traduction complètement différent, de telle sorte qu’il n’est pas resté une seule phrase entière de la première traduction, et que je déclare celle-ci tout à fait mienne, telle qu’elle est. J’ai pensé qu’en traduisant Muntaner, écrivain naïf, pittoresque, rapide, il fallait chercher à reproduire, autant que possible, les qualités de mon modèle. La langue catalane, quoique suffisante pour exprimer convenablement toute pensée et toute action qui mettait alors la société en mouvement, n’avait pas cependant été élaborée d’une manière aussi rigoureuse que la nôtre : sa naïveté vient quelquefois de son embarras. Il me fallut recourir, non à notre vieille langue, qu’il eût fallu interpréter à son tour, non aux inversions antiques, qui eussent fatigué le lecteur, mais à ces formes simples et timides, à ces répétitions négligées en apparence, qui me semblaient le mieux répondre à l’effet produit par mon original. J’ai voulu que le style de ma traduction fût simple, et comme en négligé dans quelques parties, pour que la force du récit pût saillir davantage en relief dans les moments où l’auteur s’anime et grandit avec le récit ; j’ai voulu enfin que ma traduction fût, non une image réfléchie de l’original, cela était impossible, mais au moins un reflet exact, et dont les traits fussent encore assez distincts pour que la physionomie du modèle pût s’y reconnaître. Ai-je réussi ? C’est au lecteur à prononcer. Voici le morceau de Théodule annoncé plus haut. |
[1] Imprimée en totalité
à Valence par Jean Mey en 1567, in folio et en partie (la conquête de Valence),
dans les fors de Valence.
[2] Le texte
original de Bernard d’Esclot était resté inédit. On n’en
avait imprimé qu’une traduction castillane fort abrégée. Je publie pour la
première fois ce texte catalan en entier et d’après un manuscrit de la Bibl.
Royale
[3] Lo breviari d’Amor
[4] Del gay saber
[5] Insérée à sa
date en entier dans la Chronique de Carbonell.
[6] Llibre del regimen del princeps.
[7] Scala Dei, imprimée à Barcelone (Diego Gumiel,
1494) ; Tractat dels Angels (J. Rosenbach
et Diego Miguel, 1494) ; De les Dones, imprimé à
Valence en 1484 ; Livre de Maximes, réimprimé un grand nombre de fois.
[8] Llibre de los nobleses de los reys (Bibl. Du marquis de Mondejar).
[9] Annals de la ciudad de Barcelona desde l’any 1196 a l’any 1480 (Bibl. De Madrid, à la suite d’un manuscrit de R. Muntaner).
[10] Llibre dels conseils. Roig
avait visité la cour de Charles VII. Il décrit dans ce poème, qui a été imprimé
pour la première fois à Valence en 1551, quelques-unes de ses aventures. Ce
livre était destiné par lui ; à l’éducation de Balthazar Bon, seigneur de
Callosa, son neveu. Il a été composé vers1400
[11] Le plus célèbre des poètes catalans. Ses poésies ont été
plusieurs fois imprimées ; il s’en trouve un exemplaire manuscrit à la
bibliothèque de Perpignan.
[12] Quelques-uns de ses vers ont été imprimés à Valence en
1474, 1493, 1497. D’autres se conservent parmi les manuscrits de la
Bibliothèque royale de Paris et de celle de Carpentras.
[13] Saint Vincent
Ferrer entretint une correspondance en langue catalane avec le roi Martin d’Aragon,
encore infant. Il mourut à Vannes en Bretagne en 1419. Son frère Bonifacio
Ferrer est auteur d’une traduction de la Bible en langue catalane.
[14] Vicente Garcia,
né en 1580, mourut en 1623. Ses poésies ont été plusieurs fois réimprimées
depuis la première édition de 1700. L’édition la plus complète est, je pense,
celle de 1820.
[15] Un volume in
quarto sur deux colonnes.
[16] Pour bien
faire comprendre la liaison historique nécessaire entre les familles d’Aragon,
de Majorque et de Sicile, je crois devoir donner ici un court extrait de leur
généalogie, depuis le mariage de Pétronille, fille de Ramire le Moine, avec
Raimond Bérenger, comte de Provence, jusqu’à la vieillesse de Muntaner.
[17] Voyez l’Atlas catalan de 1375.
[18] Muntaner l’appelle
Alto-Loch et l’atlas catalan Alto Logo.
[19] Muntaner,
chap. CCXIX.