Cet article a été publié en avril 1877 dans la Revue historique, à l'occasion de publications de M. C. Sathas : Bibliotheca gruca medii ævi, t. IV et V, Paris, 1874 et 1876, et deux études dans l'Annuaire de l'Association pour l'encouragement des études grecques, 1874 et 1875.L'histoire de l'Empire byzantin, depuis une vingtaine d'années, a emprunté aux événements qui se passaient ou se préparaient en Orient comme un intérêt d'actualité. Elle a été l'objet de travaux importants en France, en Allemagne et en Angleterre. En Russie on manifeste un zèle encore plus vif pour ces études, puisque c'est à Byzance qu'il faut chercher une partie des origines de la Russie orthodoxe[1]. Depuis que les divers pays grecs, soumis à l'empire turc ou à la monarchie hellénique, ont repris conscience de leur unité, les savants de Constantinople et d'Athènes se sont attachés à l'histoire de la Romanie comme à l'histoire même de la patrie commune. Les noms de Justinien, d'Héraclius, des Comnène, des Paléologues ne sont pas moins populaires dans les écoles grecques que chez nous ceux de Charlemagne, de saint Louis ou de Philippe le Bel. Celui de Constantin Dragasès, le dernier empereur, s'est même conservé dans la mémoire des masses, comme le prouve une chanson récemment publiée par M. Legrand[2]. Les Hellènes ont avec raison le culte de leur moyen âge ; c'est la période de transition par laquelle la Grèce moderne se rattache à la Grèce antique. Le lien qui unit le présent au passé est même plus visible chez eux que chez aucune autre nation européenne. Nul peuple, pendant une série de plus de trente siècles, n'est resté à ce point identique à lui-même. Que de transformations n'avons-nous pas subies pendant une période de moitié plus courte : tour à tour Gaulois, Romains, et Français seulement depuis le me siècle ? Nous avons parlé des idiomes celtiques et des patois latins, et quelles vicissitudes n'a pas éprouvées le français proprement dit ? Nous sommes des Néo-Latins comme les sujets du roi Georges sont des Néo-Grecs, mais le grec d'un ouvrier d'Athènes est encore du grec. Comme le disait naguère M. Rangabé, la langue d'aujourd'hui est celle de Xénophon, de Plutarque, de Lucien et de l'Évangile. Ce ne sont pas seulement les Grecs, mais tous les peuples de l'Europe orientale qui se prennent d'intérêt pour les annales de Byzance : les Croates, les Serbes, les Bulgares, les Roumains, y retrouvent les hauts faits de leurs ancêtres et leur titre à la possession du sol qu'ils occupent. On peut dire que les travaux scientifiques des Grecs, des Russes et des autres Slaves ont fait sortir cette histoire du domaine de l'érudition pure et l'ont rangée parmi les histoires vivantes. Le souffle des passions nationales est venu animer cette poussière et provoquer une résurrection. Où nous n'avions vu longtemps qu'une dissolution et une décadence, les héritiers de Byzance voient l'éclosion des nations modernes. Il n'y a plus de Bas-Empire comme au temps de Lebeau : il y a le moyen âge gréco-slave, aussi fécond que le moyen-âge latino-germain. D'ailleurs n'est-ce pas une grande page de l'histoire universelle qui nous est restituée ? Byzance a été l'un des organes essentiels du développement de l'humanité ; elle a été l'intermédiaire nécessaire entre l'Asie et l'Europe, entre le monde antique et le monde moderne. C'est par elle que les idées et les sciences des Persans, des Arabes et des Chinois ont pu passer en Europe ; c'est par elle que les traditions de la Grèce classique ont pu se conserver jusqu'au moment où les Italiens et les Français ont réussi à se dégager de la barbarie. Du Ve au XVIe siècle, aucun peuple n'eut une mission historique plus haute que les Gréco-Romains de Constantinople. Deux fois, à la veille des Croisades, la monarchie byzantine a jeté un certain éclat. Au IXe et au xe siècle, règne la dynastie macédonienne, illustrée par le législateur Basile Ier, les savants princes Léon VI et Constantin Porphyrogénète, Nicéphore Phocas, qui reprit l'offensive contre les Arabes, Zimiscès, le vainqueur des Russes, Basile II, l'exterminateur des Bulgares ; du XIe au XIIe siècle règne la dynastie des Comnène, dont plusieurs princes unirent à une bravoure admirée même de nos croisés la finesse diplomatique de véritables Hellènes. Entre Basile le Bulgaroctone et Alexis Comnène se place une période plus obscure, plus déshéritée de grands noms et de grands exploits ; et cependant, même dans cette triste époque, nous retrouvons l'Empire d'Orient fidèle à sa double mission, maintenant dans l'Orient troublé une ombre de l'ancienne paix romaine, assurant la perpétuité de la civilisation hellénique. Il est un homme alors qui résume en lui-même les mérites et les défauts de l'esprit grec : c'est Michel Psellos, homme d'État influent et fécond polygraphe. Son nom est depuis longtemps célèbre : mais son caractère et son rôle historique ne nous sont bien connus que grâce aux dernières publications. Les érudits du XVIIe siècle, en voyant se multiplier les ouvrages attribués à Psellos, remarquant qu'ils portaient à la fois sur la politique et sur l'astronomie, sur la médecine et la musique, sur la théologie et sur la démonologie, et qu'ils formaient comme une vaste encyclopédie, ne purent imaginer qu'ils fussent l'œuvre d'un seul homme ; c'est ainsi qu'ils ont admis avec Allatius l'existence de deux, de trois et même de quatre Psellos. En réalité il y en eut deux ; mais nous n'avons à nous occuper que du Psellos de Constantinople, qui fut le grand savant, le Photius du XIe siècle, On a de lui des centaines d'opuscules sur les sujets les plus divers, une multitude de lettres, des discours, des poésies et enfin une Histoire qui affecte le caractère tout personnel de mémoires. Son prodigieux labeur littéraire, qui s'accommodait cependant d'une vie toute d'action, fait penser à Voltaire. Sans doute il y a loin du philosophe byzantin du XIe siècle au philosophe parisien du XVIIIe : trop visible est la différence des races, des époques et des civilisations ; et pourtant on saisit entre eux plus d'un point de ressemblance. Psellos comme Voltaire excellait à tourner des petits vers comme à disserter sur la physique ; comme lui, il a touché à tout ; il a une verve caustique, une curiosité universelle ; il fut pour son siècle un penseur hardi et un philosophe singulièrement novateur. Ministre ou confident de quatre empereurs et de trois impératrices, écrivain et orateur célèbre, en relation avec tous les hommes d'État et tous les hommes d'esprit de l'époque, ses brochures, ses discours, sa correspondance, son Histoire, que j'appellerai ses mémoires pour servir à l'histoire de son temps, constituent la source d'informations la plus considérable sur tout le mouvement politique et intellectuel du XIe siècle. Ces riches matériaux étaient jusqu'à présent presque ignorés ; du XVIIe au XIXe siècle Combefis, Lequien, Dübner, Hase avaient successivement promis de publier son Histoire sans pouvoir réaliser leurs projets. M. Miller en a du moins traduit quelques fragments[3], mais l'édition restait à faire. Une sorte de mauvais sort, depuis trois cents ans, retenait l'écrivain byzantin dans le sommeil du manuscrit : M. Sathas a rompu le charme et consacré aux écrits historiques et politiques de Psellos deux volumes de sa Bibliothèque[4]. Le zèle du gouvernement grec et des particuliers continue à soutenir M. Sathas dans cette entreprise, dont plusieurs revues ont déjà signalé l'importance, et c'est M. Zafiropoulo qui a fait les frais du monument élevé à Psellos. La publication de l'Histoire était une œuvre hérissée de difficultés : l'unique manuscrit[5] où elle se trouve conservée a été corrompu par l'ignorance du copiste et la barbarie de son orthographe, au point d'en être inintelligible : c'était, suivant l'expression de M. Miller, une nouvelle étable d'Augias à nettoyer. Il fallait, pour venir à bout de cette tâche, non seulement un habile paléographe, mais un helléniste consommé ; disons mieux, un helléniste qui fut un Hellène. M. Sathas a donc rendu à la science un important service[6] ; il serait plus grand encore s'il avait pu joindre à son texte une traduction en quelque langue plus abordable que le grec du XIe siècle. Que n'a-t-il du moins jeté çà et là quelques notes pour éclaircir les difficultés de sens et surtout expliquer les réticences calculées de l'historien ? Psellos est à la fois maniéré comme un sophiste et boutonné comme un courtisan ; il veut qu'on l'entende à demi-mot, or nous avons perdu la clef de beaucoup de ses allusions. Tels sont les matériaux à l'aide desquels on peut essayer de reconstituer l'histoire de Psellos et de son temps[7]. I. — ENFANCE ET ÉDUCATION DE MICHEL PSELLOS. Constantin Psellos, — car c'est après son entrée en religion qu'il adopta le prénom de Michel, naquit à Constantinople en 1018. Sur sa famille nous trouvons de précieux renseignements dans l'éloge funèbre qu'il a consacré à sa mère. Il nous apprend que son père descendait d'une race qui avait compté des patrices et des consuls ; mais, comme c'était le cas de beaucoup de nobles byzantins, sa fortune ne répondait pas à sa naissance. Les nobles grecs n'avaient pas les préjugés de ceux d'Occident ; il chercha dans un petit commerce le pain de sa famille. Psellos nous a tracé en quelques lignes le portrait paternel : C'était un homme simple et honnête, et, sans avoir rien d'efféminé, tout pétri de douceur et de bonté, inaccessible à la colère, impassible au choc des événements. Jamais je ne l'ai vu ni s'irriter, ni se troubler ; jamais il ne se laissa emporter jusqu'à frapper un homme, ni à ordonner de le frapper : l'âme toujours sereine, peu prompt à la parole, il parlait cependant agréablement lorsque l'occasion l'exigeait. Laborieux même à l'excès, il n'était point au service d'autrui, et quand il avait conçu un dessein il l'exécutait lui-même sans recourir au ministère de personne. Il parcourut la vie légèrement, sans faire un faux pas, d'une marche toujours égale, semblable à l'huile qui coule sans bruit. Sa taille était celle d'un cyprès d'une belle venue, droit comme un jonc, et dont les rameaux se développent et s'étalent régulièrement. Il avait de beaux yeux au regard gai, d'une expression gracieuse et avenante, ombragés de sourcils non pas élevés et insolents, mais correctement dessinés et réguliers, qui témoignaient de la droiture de son cœur. Rien qu'à le regarder, avant même de l'entendre parler, avant de l'avoir vu à l'œuvre, ceux qui se piquent d'être physionomistes auraient pu découvrir ses vertus cachées et proclamer qu'il était en notre siècle comme une étincelle de la simplicité antique : Que si l'on voulait faire mon portrait, on n'aurait qu'à prendre celui-ci pour modèle ; car je me suis éloigné de plus en plus du type maternel et je ressemble à mon père comme un aiglon ressemble à l'aigle, comme l'ombre ressemble au corps[8]. Ainsi dans le portrait de son père nous devons trouver
celui de Psellos lui-même. Il avait cette taille haute et droite, ces
sourcils bien dessinés, ces yeux au regard limpide : ajoutons-y le grand nez
aquilin, le bec de vautour dont se moquaient ses ennemis. Il avait cet air d'honnêteté
et de candeur qui ont dû lui être d'un grand secours dans ses fourberies de
courtisan et ses ruses de diplomate. On doit seulement s'étonner que le brave
homme qui parcourut la vie comme une huile qui coule
sans bruit ait eu pour fils le plus remuant, le plus actif et le plus
intrigant des hommes d'État du me siècle. Comment cet honnête bourgeois peu prompt à la parole a-t-il pu donner le jour au
plus loquace des orateurs et au plus abondant des polygraphes ? Si Psellos
ressemble à son père pour le physique, au moral il devait être le portrait de
sa mère. Celle-ci avait tout ce qui manquait à son mari. Elle était vraiment
l'homme de la maison et son mari fut trop heureux d'avoir une telle compagne
: la providence divine lui avait donné en son épouse,
non pas un auxiliaire et un lieutenant, mais un chef qui avait l'initiative
pour toutes les grandes choses. C'est à elle que Psellos doit en
partie ce qu'il fut ; aussi est-ce de sa mère, non de son père, qu'il
prononça l'éloge funèbre, et s'il y parle de son père, il a soin de s'en
excuser comme d'une digression. Les révélations de Psellos dans ce singulier
panégyrique nous permettent de pénétrer dans l'intérieur d'un ménage
byzantin, de nous asseoir au foyer d'un noble, ou plutôt d'un petit bourgeois
de Constantinople. On se croirait dans quelque maison de la rue Saint-Denis
ou du Marais ; le mari, honorable petit marchand, est d'un caractère timide
et apathique ; la femme a de la décision et de l'initiative pour deux. Elle
est fière de ses ancêtres, ambitieuse pour son fils. Elle a des songes qui
lui présagent pour cet enfant le plus bel avenir. Nul peuple n'a été plus
songeur que les Byzantins, et parfois les rêves se réalisaient. Beaucoup
rêvaient de la pourpre impériale et les exemples de grands parvenus, comme
Justinien, Léon l'Isaurien ou Basile le Macédonien, n'étaient faits pour
décourager personne[9]. La mère de
Psellos, dans ses rêves ambitieux, s'est-elle élevée aussi haut ? son fils ne
nous le dit pas. D'ailleurs, même au-dessous du trône, il y avait dans la
hiérarchie byzantine de belles places dont elle pouvait se contenter pour son
fils. Quand Psellos, âgé de huit ans, sortit de l'école primaire, les parents
et alliés, réunis en conseil de famille, opinèrent pour qu'on lui fit
apprendre quelque métier, qui lui permettrait de gagner bientôt sa vie. Sa
mère se récria, allégua ses songes et les présages d'avenir. Les bons parents,
superstitieux comme des Byzantins, durent s'incliner. Psellos continua ses
études ; mais avec les faibles ressources du ménage, les maigres bénéfices du
petit commerce, quelles privations l'ambitieuse mère ne dut-elle pas
s'imposer, faire subir à son docile mari ? Ils furent dédommagés par les
progrès de l'enfant. Il semble qu'on faisait d'assez fortes études[10] dans les écoles
secondaires de Constantinople, puisque Psellos savait toute l'Iliade
par cœur et pouvait en expliquer la prosodie, les tropes et toutes les
figures. Quand il rentrait à la maison, sa mère se chargeait du rôle de
répétiteur : Ô ma mère, s'écrie Psellos, tu n'étais pas seulement à mes côtés comme une sage
conseillère, tu étais ma collaboratrice et mon inspiratrice. Tu
m'interrogeais sur ce que j'avais fait à l'école, ce que m'avaient enseigné
mes maîtres, ce que j'avais appris de mes camarades. Puis, tu me faisais
réciter mes leçons, et l'on eût dit que rien n'était plus agréable à écouter
qu'une leçon d'orthographe, ou de poésie, les règles de l'accord des mots ou
de la construction. Je te revois encore, avec des larmes d'admiration,
lorsque tu veillais avec moi bien avant dans la nuit, tombant de sommeil sur
ta couche, à m'entendre réciter, et que tu me soufflais le courage et la
persévérance mieux que Minerve ne faisait à Diomède. Il se produisait
alors des scènes touchantes qu'on croirait empruntées à la vie austère et
laborieuse de notre petite bourgeoisie contemporaine. Cette mère n'avait pas
fait d'études qui lui permissent de guider son enfant par tous les chemins de
la science. Son bon sens naturel, sa finesse de femme se trouvaient en défaut
devant certaines difficultés. Le répétiteur et l'élève se regardaient,
également embarrassés. Mais voici où commence la différence entre Paris et
Byzance. Alors, continue Psellos, tu élevais tes mains vers Dieu, tu frappais à coups
redoublés ta poitrine, priant le ciel de m'éclairer de ses lumières. Psellos
n'est pas seul à faire l'éloge de cette admirable femme ; la fille de
l'empereur, Anne Comnène, nous la montre également prosternée dans l'église
de la Mère de Dieu et passant de longues veilles à prier et à pleurer pour
son fils[11].
J'ai contracté envers toi une double dette,
dit encore Psellos ; non seulement tu m'as donné le
jour, mais tu m'as illuminé des splendeurs de la science ; tu n'as pas voulu
t'en reposer sur des maîtres ; tu as voulu toi-même la semer dans mon cœur. D'écolier, Psellos allait devenir un étudiant. Malheureusement Psellos eut la mauvaise chance de tomber justement sur cette période d'abaissement intellectuel qui s'étend de Constantin Porphyrogénète à Constantin Monomaque. Les grands établissements d'instruction fondés par le premier étaient tombés. Le gouvernement ne faisait plus rien pour les hautes études, et les professeurs étaient bien obligés de vivre de leur enseignement. Ni les brillantes dispositions du jeune élève, ni les supplications de sa mère, ni les présages d'avenir qu'elle invoquait ne pouvaient leur tenir lieu d'honoraires. Ce fut un grand désespoir pour elle quand son fils fut obligé de suspendre ses études. Mais qu'y faire ? le ménage était pauvre et Michel avait une sœur aînée qu'il adorait et qu'il fallait doter. Il dut accepter une place de clerc auprès d'un haut personnage qui allait remplir dans une province d'Occident les fonctions de juge. Alors pour la première fois, remarque notre citadin, casanier comme un bourgeois de Paris, — pour la première fois sorti de la ville, je pus contempler ses murailles et ses tours ; pour la première fois, je puis le dire, je vis la campagne. Il avait alors seize ans ! Il venait à peine de quitter Constantinople quand ses parents perdirent leur fille. Dans cette cruelle épreuve, c'était leur seule consolation que de pouvoir rappeler leur fils auprès d'eux. Les raisons d'argent et de famille qui les avaient obligés à l'éloigner n'existaient plus. Il y avait place pour lui à leur foyer désolé. La lettre qu'ils lui écrivirent ne laissait rien soupçonner de leur malheur ; même ils lui donnaient des nouvelles de sa sœur comme à l'ordinaire. Ils se réservaient de le préparer eux-mêmes à la triste nouvelle. Le hasard en disposa autrement. lei je laisse la parole à Psellos ; on aime à retrouver dans ce cœur, que d'arides études ou les âpres soucis de la politique semblent avoir desséché, un tel accès de douleur sincère. Il y a plaisir aussi à retrouver, sous la convention, le formalisme et le bel esprit qui caractérisent la vie byzantine, l'éternel fond de la nature humaine : Je venais de franchir le mur d'enceinte, j'étais en ville et je me trouvais près du cimetière où reposait le corps de ma sœur. C'était justement le septième jour après ses funérailles et beaucoup de nos parents s'étaient rassemblés là pour pleurer la défunte et offrir à ma mère des consolations. J'avisai un d'entre eux, un brave homme sans malice, qui n'était pas dans le secret du pieux artifice dont mes parents avaient usé pour me rappeler. Je lui demandai des nouvelles de mon père et de nia mère et de quelques-uns des miens. Lui, sans chercher d'ambages ni de détours, me répondit tout franc : Ton père fait les lamentations funèbres sur la tombe de sa fille ; ta mère est à ses côtés, inconsolable, comme tu le sais, de son malheur. Il dit et je ne sais plus ce qu'alors j'éprouvai. Comme frappé du feu du ciel, inerte et sans voix, je tombai à bas de mon cheval. La rumeur qui s'éleva autour de moi frappa l'oreille de mes parents : une autre lamentation éclata, les gémissements recommencèrent plus violents encore à mon sujet, comme un brasier mal éteint qu'un coup de vent a rallumé. Ils me regardèrent d'un air égaré et pour la première fois ma mère osa lever son voile, sans souci d'exposer son visage aux regards des hommes. On-se penchait sur moi, chacun s'efforçait de me toucher, cherchant à me rappeler à la vie par ses gémissements. On m'enleva à demi-mort et on me transporta près du tombeau de ma sœur[12]. Il faudrait lire beaucoup de chroniqueurs avant de trouver un tableau aussi caractéristique des mœurs byzantines. On voit que même à Constantinople, même parmi les classes lettrées, se perpétuaient les anciens usages populaires de la Grèce. A certains jours déterminés, on voit les familles se réunir pour improviser sur la tombe des morts ces lamentations que les reines et les princesses d'Homère, d'Eschyle et de Sophocle font entendre sur le corps inanimé de Patrocle ou de Polynice. Cette coutume ne se rencontre plus aujourd'hui que chez les paysans de certains cantons : il est curieux de la retrouver au XIe siècle dans la capitale de l'Empire. Ces vieux usages, survivant à l'influence des mœurs romaines et au triomphe de l'orthodoxie, devaient donner à la vie byzantine, si artificielle et si raffinée, un cachet national, rural même, très marqué. Il y avait là comme deux civilisations juxtaposées, l'une maniérée et cosmopolite, l'autre populaire et tout hellénique. Le contraste des deux éléments est encore plus vif quand on voit Psellos, le futur philosophe et le futur ministre, reprendre pour son propre compte la psalmodie funèbre, comme eût pu le faire le dernier paysan du Péloponnèse, improviser une lamentation qui ramène les tournures et les expressions traditionnelles, tandis que ses parents assemblés autour de lui gémissent en chœur et forment à ses plaintes rythmées un lugubre accompagnement. Il y a certainement dans son improvisation une pointe de bel esprit, mais on ne sait trop si elle tient à l'afféterie d'un lettré ou bien au goût étrange de la poésie primitive. Lorsque j'ouvris les yeux, et que je vis le tombeau de ma sœur, je compris toute l'étendue de mon malheur et, revenant à moi, je versai sur sa cendre, comme des libations funéraires, les ruisseaux de mes larmes : Ô ma douce amie ! m'écriai-je, — car je ne la traitais pas seulement de sœur, je l'appelais de tous les noms les plus tendres et les plus affectueux. — Ô beauté merveilleuse, nature incomparable, vertu sans rivale, belle statue douée d'une âme, aiguillon de la persuasion, sirène des discours, grâce invaincue ! Ô toi qui es tout pour moi, et plus que mon âme ! Comment es-tu partie abandonnant ton frère ? comment as-tu pu t'arracher à celui qui a grandi avec toi ? comment as-tu pu te résigner à cette cruelle séparation ? Mais dis-moi : quel séjour t'a reçue ? dans quelles demeures te reposes-tu ? au milieu de quelles prairies ? de quelles grâces, de quels jardins peux-tu récréer tes yeux ? Quelle est donc la félicité que tu as préférée à ma vue ? Par quelles fleurs es-tu séduite ? par quelles roses, par quels ruisseaux murmurants ? quels rossignols te charment de leurs doux chants, quelles cigales de leurs concerts ?... On peut comparer les dernières paroles de Psellos avec les
chants funèbres recueillis le plus récemment dans les divers pays d'Europe où
cet usage s'est conservé : on verra combien l'étudiant byzantin a suivi de
près la tradition rustique. Dans ces penthima,
on semble ne pas se faire de l'autre vie une autre idée que celle des poètes
classiques. Ce sont toujours des espèces de Champs-Élysées avec leurs
ombrages, leurs roses, leurs eaux jaillissantes et leurs rossignols. Toute
inspiration chrétienne en est absente. A côté de ce paganisme poétique, voici
que reparaît l'influence de l'Église orthodoxe, l'ascétisme chrétien : tant
la vie byzantine, que des écrivains superficiels prétendent juger d'un seul
mot, présentait de contraste, de variété et de complexité ! Auprès de cette
même tombe sur laquelle retentissent ces chants profanes, Psellos retrouve sa
mère qui dans son désespoir s'est consacrée à Dieu. La voilà revêtue du
manteau noir des religieuses ; ses beaux cheveux blonds sont tombés sous les
ciseaux sacrés ; son visage est couvert d'un voile. Il y avait longtemps
d'ailleurs que tel était son vœu le plus cher : elle ambitionnait cette vie
paisible, toute pleine de Dieu ; elle convoitait les
haillons d'étoffe grossière et la ceinture d'ermite ; elle souhaitait de macérer
son corps, de rendre ses genoux calleux à force de prosternations, d'endurcir
ses doigts à force de les joindre pour la prière, de vivre toute pure pour le
Dieu de pureté. Elle s'établit en un ermitage auprès de sa morte
bien-aimée, pleurant pour la défunte, suppliant la Théotokos de préserver le fils qui lui restait. Son mari, avec
sa docilité habituelle, suivit son exemple. Rien n'était plus ordinaire à
Constantinople que ces sortes de renoncements. Tout Byzantin était une
manière de frère lai qui n'attendait qu'une occasion pour entrer en religion.
Après une vie plus ou moins laborieuse, il se retirait au couvent comme un
bourgeois de Paris, après avoir vendu son fonds de commerce, se retire à la
campagne. Le couvent était la retraite ordinaire des fonctionnaires, des
hommes de guerre ; il était l'asile obligé des courtisans disgraciés, des
empereurs déchus, des impératrices veuves, des princesses impériales qui
n'avaient pas trouvé de mari. On ne s'en faisait pas l'idée austère et
effrayante qu'on s'en fait chez nous, — surtout depuis la Révolution. Il ne
s'élevait pas une barrière entre la vie du monde et celle du cloître. On
entrait au couvent, on en sortait. Psellos lui-même nous en sera un exemple. La mère de Psellos, devenue religieuse, n'abandonne pas son fils. Installé près du monastère, Michel continue ses études, suit les cours des professeurs en renom et revient le soir travailler auprès d'elle. Le manque d'argent l'obligea encore une fois à prendre un emploi : il suivit un collecteur d'impôts qui se rendait dans sa perception de Mésopotamie. Mais Constantinople exerçait sur lui une véritable attraction ; pour lui, comme pour beaucoup de nos Parisiens, l'espace compris entre telle et telle rue constituait tout l'univers. Il était né Byzantin : la province était pour lui une espèce d'exil. Il sentait d'ailleurs que c'était seulement à Constantinople qu'il pourrait compléter ses études et que là seulement la fortune pourrait tenir les promesses d'avenir dont il avait pris acte. Il y revint après une courte absence. Estimé de ses professeurs, admiré de ses camarades, il eut bientôt une certaine notoriété dans le quartier des écoles. Il se lia avec de nobles condisciples comme Constantin Doucas, dont la protection devait lui être utile un jour, surtout avec d'autres escholiers aussi pauvres que lui, de modestes burschen comme Jean Xiphilin de Trébizonde ou Constantin Likhoudis, qui par leur travail allaient s'élever aux premières dignités de l'Église et de l'État. A Byzance, comme chez nous, ce n'était pas toujours les jeunes gens de noble famille qui réussissaient à percer, mais plutôt de petits gentilshommes de la classe moyenne, que stimulaient au travail le sentiment de la nécessité, l'âpre désir de parvenir et la pauvreté installée au foyer paternel. Psellos avait terminé ses études de philosophie, et voulait apprendre le droit qui lui ouvrait l'accès de carrières plus lucratives. Ne pouvant payer les leçons des professeurs, il s'entendit avec l'étudiant Xiphilin qui avait appris le droit et qui désirait étudier la philosophie. Les deux amis organisèrent une sorte d'enseignement mutuel : Xiphilin, élève de Psellos pour la philosophie, et Psellos, élève de Xiphilin pour le droit, devaient également faire honneur à leur répétiteur. La philosophie servit à élever l'un jusqu'au trône de patriarche œcuménique, le droit conduisit l'autre dans le conseil des ministres de l'Empire. En attendant, Psellos put débuter au barreau où sa facilité de parole et son esprit ingénieux lui assurèrent aussitôt une grande renommée. Il allait passer bientôt au service de l'État. II. — PSELLOS MINISTRE DE CONSTANTIN MONOMAQUE[13]. L'Empire présentait alors un curieux spectacle. Depuis Basile le Macédonien, il s'était manifesté un certain progrès dans les idées politiques. Chose inouïe jusqu'alors, on avait vu, de père en fils, cinq générations d'empereurs se succéder sans contestations : Basile, Léon le Sage, Constantin Porphyrogénète, Romain II, les deux frères Basile II et Constantin VIII. Un principe nouveau de droit public semblait vouloir s'établir dans la pratique : celui de la stabilité monarchique, de la fixité héréditaire[14]. Sans doute on avait vu régner pendant cette même période des empereurs qui n'étaient pas du sang de Basile : Romain Lécapène pendant la minorité de Constantin Porphyrogénète, Nicéphore Phocas et Jean Zimiscès pendant celle de Basile II ; mais leur usurpation même était une sorte d'hommage à la légitimité. Ils régnaient, mais ils respectaient le droit des jeunes héritiers du trône. Ils régnaient, mais en quelque sorte sous leur nom et comme associés à leur royauté ; ils n'étaient que leurs tuteurs couronnés. Ces scrupules des empereurs intrus avaient augmenté dans le peuple le respect du sang de Basile et créé une espèce de religion monarchique. Le dernier des empereurs macédoniens, Constantin VIII, ne laissait pas d'héritiers mâles ; mais le principe d'hérédité était déjà si bien établi que le trône passa sans contestation à ses deux filles, Zoé et Théodora. Théodora entendait garder sa virginité ; Zoé, après avoir manifesté les mêmes velléités, finit par prendre un mari. Elle en prendra même plusieurs successivement, en dépit des canons ecclésiastiques et de la sévérité apparente des mœurs byzantines. Alors on vit la dynastie macédonienne s'associer une nouvelle série d'empereurs étrangers ; seulement, tandis que Romain Lécapène, Phocas et Zimiscès avaient régné comme tuteurs de jeunes princes, c'est comme époux de Zoé que Romain Argyre, Michel le Paphlagonien et Constantin Monomaque occuperont successivement le trône. Depuis que la couronne était tombée en quenouille, l'empire byzantin était une véritable gynécocratie. Les princes-époux gouvernaient, mais c'était la Porphyrogénète qui régnait. Dans l'appartement des hommes était la force, dans l'appartement des femmes était le droit et la légitimité. C'était le gynécée qui faisait et défaisait les empereurs. Zoé, obligée par les mœurs publiques à la réclusion, comme l'avaient été les matrones athéniennes de l'antiquité, comme le seront les boïarines et les tsarines moscovites du XVIe siècle, y vivait entourée d'eunuques, de moines et de bouffons. Les mystères de ce harem chrétien, qui annonce déjà le harem des sultans, nous étaient mal connus avant la publication des mémoires de Psellos. Initié comme ministre à toutes les intrigues, il nous les dévoile avec une complaisance qui n'est pas exempte de malice. Parfois la liberté de son langage et la crudité de ses aperçus physiologiques sont une nouvelle preuve que la naïveté hardie de l'âge antique se conciliait encore avec la pruderie et le raffinement byzantins. Zoé pouvait passer pour une vieille fille quand son père
Constantin VIII, à son lit de mort, fit appeler Romain Argyre et lui offrit à
la fois le trône et la main de cette princesse. Romain était déjà marié à une
femme qu'il aimait ; cette Porphyrogénète de 45 ans lui agréait peu ; il
voulut se dérober au double honneur qu'on lui proposait. L'empereur moribond
ne lui laissa d'autre option que d'avoir les yeux crevés ou d'épouser. Il
épousa. Le règne de. Romain III ne dura que cinq ans. A peine Zoé eut-elle
pris un mari que par surcroît elle prit un amant, Michel le Paphlagonien. On
administra au prince-époux un poison lent, et comme il languissait et tardait
à mourir, on l'étouffa dans un bain. Le Paphlagonien lui succéda sous le nom
de Michel IV ; tout le monde accepta le fait accompli : l'héritière légitime
du trône n'était-elle pas libre de le partager avec qui bon lui semblait ?
Bientôt Michel IV témoigna pour sa femme une certaine froideur et quelque
défiance, mais, dit Psellos, je ne 'puis ni l'en louer ni l'en blâmer ; assurément je
n'approuve pas qu'on soit ingrat envers sa bienfaitrice ; et cependant
puis-je lui reprocher d'avoir craint qu'elle ne lui fit subir le même sort
qu'à son premier mari ?[15] Michel IV avait
appelé au ministère Constantin Likhoudis, et celui-ci fit la courte échelle à
son ancien camarade Psellos. Il le fit d'abord nommer juge à Philadelphie,
puis le rappela dans sa chère Constantinople et l'attacha au palais en
qualité de sous-secrétaire d'État[16]. En 1041, Michel
IV, poursuivi par ses remords ou par la crainte du poison, dégoûté de
l'empire ou de sa femme, se fit raser la tête et entra dans un cloître[17]. Zoé consentit
alors à partager la couronne avec un neveu de l'empereur déchu, Michel V,
surnommé le Calfat, parce que son père
avait été un ouvrier du port. Cette fois c'était un fils qu'elle adoptait, et
le Calfat promit de la respecter comme une mère. Michel la paya d'ingratitude
; ses amis disaient hautement qu'il devait détrôner la vieille princesse s'il
ne voulait pas être assassiné. Il proclama la déchéance de sa mère adoptive
et voulut la reléguer dans une île. Michel avait compté sans l'attachement
traditionnel de la population au sang de Basile le Macédonien : on s'indigna
qu'un fils d'artisan prétendît détrôner une Porphyrogénète. Une émeute formidable
éclata au nom des impératrices Zoé et Théodora. Michel et son principal
complice, son oncle le Nobilissimus,
s'enfuirent au couvent de Stoudion et crurent assurer leur vie en acceptant
la tonsure monacale. Ce fut une grande journée pour le sous-secrétaire d'État
Psellos : dès le matin, il ne cessa de courir du palais de Zoé à celui de
Théodora, se poussant, intriguant, observant d'où venait le vent, se
ménageant entre les partis. ll assista au déchaînement du peuple : les moins
violents déclamaient sur les places publiques et avaient déjà composé sur
l'événement des tragoudia ou chansons historiques, analogues aux bylines
russes[18]. Psellos arrive
au Stoudion où se trouvaient les deux proscrits : la populace avait pénétré
dans le sanctuaire et menaçait de les mettre en pièces ; aussi tenaient-ils
embrassée la table sainte. Et moi je me trouvais à la droite de l'autel versant des larmes. Quand ils virent que je ne les menaçais pas comme les autres, mais que je leur montrais un visage bienveillant et que j'étais touché de leur sort, ils se rapprochèrent de moi ; alors, faisant à mon tour quelques pas vers eux, je blâmai doucement le Nobilissimus de la part qu'il avait prise aux projets de l'empereur contre l'impératrice ; puis, m'adressant à ce dernier, je lui demandai ce qu'il avait à reprocher à sa mère, à sa souveraine, pour avoir médité contre elle un tel attentat. Tous deux essayèrent de s'excuser. Le Nobilissimus m'assura qu'il n'avait pris aucune part aux projets de son parent... L'usurpateur à son tour baissa la tête, gémissant et versant des larmes abondantes, et dit : Non, Dieu n'est pas injuste ! je subis la peine de mes crimes ! — et de nouveau il embrassa avec force la table sainte[19]... Ni leur repentir, ni les louables conseils de Psellos, qui rappelle assez bien en cette occasion le pédagogue de La Fontaine, ne furent d'un grand secours aux deux malheureux. Les partisans des impératrices dépêchèrent au monastère un haut fonctionnaire accompagné de la force armée. Psellos ne le nomme pas ; il garde cette prudente réserve avec tous les hommes en vue dont il raconte les actions : son histoire aurait besoin d'une clef comme celle qu'on a voulu adapter aux Caractères de La Bruyère. C'était le préfet de la ville, Campanaris. Arrachés du sanctuaire au milieu des huées de la populace, ils furent, dans la rue même, livrés au bourreau qui leur arracha les yeux. Psellos fut témoin de leur supplice. Telle fut, ajoute-t-il, la fin de la tyrannie ! Zoé, à qui toutes ses expériences n'avaient pas profité, songeait déjà à se donner un nouveau maître. Du vivant de son premier mari, elle avait eu pour amant le Paphlagonien ; du vivant de celui-ci, elle avait été la maîtresse d'un noble de Byzance, Constantin Mono-maque. Michel IV avait déporté Monomaque à l'île de Lesbos, et Michel V avait ordonné de le faire périr. Mais le bourreau avait été retardé dans sa mission par les vents contraires, et dans l'intervalle on l'avait rappelé à Constantinople pour crever les yeux à Michel V lui-même. Constantin Monomaque, qui se préparait à mourir, apprit tout à coup qu'un trône l'attendait à Constantinople. Tels étaient les jeux de l'amour et du hasard. Psellos profite de l'interrègne pour nous parler des deux impératrices. Il nous les montre assises sur le même trône, parées des ornements impériaux, entourées d'huissiers armés de verges, de porte-glaives et de soldats qui tenaient la lourde hache sur l'épaule droite. Un second cercle de guerriers environne le premier, et tous ont les yeux fixés à terre, par respect pour le sexe de leurs souverains. Zoé, nous dit Psellos, était vive et emportée ; d'une main légère elle décidait de la vie et de la mort, semblable à la vague inconstante qui tour à tour s'abaisse sous le vaisseau ou l'assaille avec furie. Elle affectait une prodigalité insensée qui épuisa le trésor et précipita la décadence financière de Byzance. C'était le harem, comme plus tard à Stamboul, qui était la ruine de l'empire. Zoé était de taille moyenne ; elle avait de grands yeux, des sourcils épais et redoutables, un nez légèrement aquilin, une belle chevelure blonde et le corps d'une blancheur éblouissante. On se demande où Psellos a pu se renseigner d'une façon si précise, puisque les impératrices étaient presque invisibles dans leur gynécée. Il entre même dans des détails plus intimes et d'un caractère tout médical. A ne considérer que la parfaite harmonie de toute sa personne, continue l'indiscret courtisan, celui qui n'aurait pas su son âge aurait cru voir une jeune fille. Ses chairs avaient conservé toute leur fermeté ; tout était bien plein et poli ; on ne voyait ni une ride, ni un contour altéré... Elle n'était point recherchée dans sa parure ; elle ne portait pas de robes brodées d'or, ni de diadème, ni de colliers, ni aucun ornement pesant. D'une robe légère elle enveloppait son beau corps[20]. C'était cette blonde sultane, aux grands yeux et aux sourcils menaçants, qui disposait de l'empire. Constantin Monomaque, le nouveau fiancé de Zoé, vient de faire son entrée triomphale dans Byzance. Au moment de se perdre dans la mer de son règne, Psellos se trouve un peu embarrassé. C'est sous ce prince qu'il est vraiment entré dans la vie politique ; jusqu'alors simple sous-secrétaire d'État, il devait suppléer à l'insuffisance de ses appointements en continuant à fréquenter le barreau. C'est à lui qu'il doit ses premiers honneurs et sa fortune. A peine sur le trône, il m'a pris pour ministre, m'a élevé à une haute situation, ne m'a rien laissé ignorer, ni de ce qu'il faisait en public, ni de ce qu'il méditait en secret ; voilà pourquoi je parlerai de lui plus longuement que des princes précédents[21]. Assurément Psellos est un historien bien informé, mais sera-t-il impartial et indépendant ? Il a cette prétention, et peut-être, à travers mille réticences, a-t-il donné la vraie physionomie du règne. On voit que ce qui gêne surtout Psellos, quand il se croit obligé d'adresser dans son Histoire quelque juste reproche à cet empereur, c'est le souvenir des panégyriques où il a poussé l'adulation envers lui jusqu'à ses dernières limites. L'un des discours publiés par M. Sathas commence par ces mots : Roi soleil... et l'orateur se lance dans une comparaison entre le soleil et Constantin, qui est toute à l'avantage de ce dernier. Ses adversaires n'ont pas manqué de tourner en ridicule son lyrisme de commande et son roi soleil. C'est sans doute pour ne point paraître se démentir que Psellos continue dans ses mémoires à comparer le défunt monarque au roi des astres : seulement ce n'est plus un soleil qui à l'apogée de sa course inonde la terre de ses rayons, c'est un soleil qui, enveloppé de nuages, ne laisse plus tomber qu'une lumière obscure sur les spectateurs[22]. Psellos, dans son histoire, se sent donc un peu contraint dans l'éloge comme dans le blâme. Aussi va-t-il s'étendre d'abord sur les agréments physiques de l'empereur : Il était beau comme Achille et Nérée. La nature avait fait de lui un modèle achevé, tant il y avait de proportion dans ses membres et d'harmonie dans son visage... Pas d'homme si fort et si vigoureux qu'il ne pût étouffer de son étreinte ; s'il lui prenait fantaisie de disloquer un bras, le patient pouvait attendre bien des jours sa guérison. Enfin ce qui montre qu'ici encore les usages antiques se perpétuaient au milieu de la vie byzantine, Psellos le loue non seulement d'avoir été cavalier accompli, mais d'avoir excellé dans la course à pied et dans les jeux du pentathle. Il faut bien en venir cependant à juger son gouvernement. Échappé à une violente tempête, il avait abordé sur les rives heureuses et douces des ports tranquilles de la royauté et il ne se souciait pas d'être rejeté en pleine mer. Cette métaphore nous édifie assez bien sur le Monomaque : jadis brave et actif dans les positions subalternes, il a considéré l'empire comme une retraite et le pouvoir comme un moyen de se donner du bon temps. Il voulait être heureux et rendre heureux au moins ceux qu'il voyait autour de lui. Il laissait les deux impératrices piller le trésor pour satisfaire leur manie de parfums et de bois odorants. Il ne savait rien refuser à personne. A lui-même surtout il ne refusait rien, se laissait aller à son penchant pour le sexe. Après un gouvernement de femmes, on avait un gouvernement de viveur, qui joyeusement conduisait l'empire à sa perte. Dans son exil de Lesbos, il s'était épris de la sœur de Romain Skléros, la Skléréna. Quand il devint l'époux de Zoé, il n'oublia pas son premier amour. Il nomma Skléros magister et protostrator ; il eut même l'adresse de faire écrire par sa femme à sa maîtresse une lettre où on la pressait de venir à Constantinople. L'empereur voulut lui élever un palais digne d'elle ; il se chargea de presser les travaux et de stimuler les maçons, et c'était un prétexte pour passer chaque jour de longues heures auprès d'elle. Pendant un temps ces relations furent entourées de quelque mystère, et les courtisans se ménageaient des titres à la faveur du prince en facilitant discrètement les rendez-vous ; à la fin le secret éclata, mais Zoé montra beaucoup de philosophie. L'âge, dit Psellos, avait éteint ses ardeurs d'autrefois et lui épargnait les tourments de la jalousie... Elle était trop vieille pour l'amour. Constantin finit par obtenir qu'il serait libre ; la Skléréna fut proclamée Sébaste, c'est-à-dire auguste, eut son appartement dans le palais et prit rang après les deux impératrices. Psellos, qui aimait à être bien avec tout le monde, alla lui faire sa cour et fut bien reçu. Elle sut le prendre par sa vanité de sophiste : elle l'écouta. Il nous a laissé d'elle un portrait séduisant : Ce n'était pas qu'elle fût d'une beauté irréprochable ; mais elle plaisait par une conversation exempte de malice et de médisance : telle était la douceur et l'aménité de son caractère qu'elle eût pu attendrir des rochers ; elle avait une voix incomparable, des expressions élégantes et fleuries, une diction harmonieuse et presque oratoire ; il y avait sur sa langue un charme naturel et, quand elle parlait, des grâces inexprimables l'accompagnaient. Elle aimait à m'interroger sur les mythes helléniques et mêlait à sa conversation ce qu'elle avait appris des hommes de science. Elle possédait, à un degré que nulle femme n'a jamais atteint, le talent de savoir écouter[23]. Voici avec quelle infatuation naïve Psellos nous raconte sa première entrevue avec l'empereur : On m'a toujours assuré que j'avais une très belle prononciation, qui se remarquait dans mes paroles même les plus simples. Tout ce que je disais, sans préparation aucune, était empreint d'un charme naturel. Je l'aurais ignoré si plusieurs personnes, m'ayant entendu parler, ne me l'avaient certifié. C'est ce qui me donna entrée à la cour. La grâce, compagne de ma langue, découvrait à l'empereur le fond de mon âme. La première fois que j'entrai chez lui, je ne cherchai pas à faire le beau parleur ; cependant le prince éprouva un si vif plaisir à me voir et à m'entendre qu'il faillit m'embrasser : tant ma parole s'était emparée de son esprit ![24] Psellos aurait dût ajouter que Likhoudis contribua beaucoup à son élévation en parlant de lui à l'empereur, et lui fraya le chemin des honneurs en réorganisant l'administration. Jusqu'alors, dans la distribution des emplois, on s'enquérait surtout de la noblesse des candidats ; mais il y avait alors un parti des réformes dont Likhoudis était le chef et dont Psellos était comme le tribun ; on demandait que les emplois fussent donnés au mérite, non à la naissance, et que des examens sévères en ouvrissent l'accès. C'était le système du mandarinat chinois qui s'implantait à Byzance : désormais l'empire était aux lettrés. Psellos, l'un des premiers, profita de la réforme qu'il avait préconisée. Il fut nommé vestarchis ou grand chambellan, et proto-asecretis ou ministre des affaires étrangères. Son condisciple Xiphilin, avec le titre de nomophylax, était chargé de l'administration de la justice ; Likhoudis était premier ministre et Jean Byzantios, leur ami et leur ancien professeur, devint conseiller intime de l'empereur. De longtemps on n'avait vu autour d'un souverain grec autant d'hommes de talent. Ce triomphe des lettrés ne plaisait guère à ceux qui avaient compté sur leur esprit d'intrigue, et non sur des titres universitaires. Entre le parti des philosophes et celui des courtisans s'engagea, à coups de pamphlets et de mauvais propos, une lutte acharnée. On harcelait de calomnies les ministres réformateurs, on tournait en ridicule leurs défauts corporels. On n'appelait Byzantios que Mavropous (aux pieds noirs) ; Likhoudis était Lycoudias (fils de la louve) ; on se moquait du nez de vautour de Psellos. Celui-ci, comme le plus jeune des quatre ministres, se chargea de répondre. Un certain Ophrys avait attaqué Xiphilin : Psellos le traita de petit vieux sans jugement et de polisson sans importance. Avec ses adversaires il ne voulut pas être en reste, même de grossièreté. Qu'on en juge par cette épigramme : Les grenouilles coassent, mais dans le marais ; — les chiens aboient, mais de loin ; les escarbots s'ébattent, mais dans les fientes ; n'est-il pas étonnant que des pierres parlent — et que des bûches donnent la réplique aux grenouilles ?[25] Toutefois cette polémique de halles faisait scandale et l'empereur, après en avoir ri, commençait à s'en inquiéter. Dans un de ses discours apologétiques, Psellos fait retraite en bon ordre, et fièrement encore propose la paix à ses ennemis : Si vous m'attaquez, soyez certains qu'il vous en cuira plus qu'à moi. de ne prendrai même pas la peine de vous répondre ; je resterai debout et impassible, je poursuivrai mon chemin sans me détourner, sans regarder ni à droite ni à gauche ; vous êtes sur mes talons à croasser, comme ces corbeaux bavards qui voulaient imposer silence à Pindare, comme des rats des champs qui prétendent assaillir un aigle ; mais moi je m'élèverai et je planerai toujours plus haut, et vous n'aurez d'autre refuge que vos trous à rats.... Réfléchissez ! Pour parler un langage allégorique, vous m'avez défié à la course et je vous ai devancés ; au pugilat, et mon poing s'est trouvé le plus lourd ; au jet du disque, et j'ai lancé le mien plus haut que vous ; j'ai tiré de l'arc et dardé le javelot avec plus de force, j'ai triomphé dans le pentathie et le pancrace.... Admettons que j'aie un nez de vautour et vous des nez camus, pourquoi s'en prendre it la Providence qui nous a créés tels ?[26] Cette paix que Psellos voulait imposer de haute lutte à ses ennemis, il fallut l'acheter par des concessions. Dans un autre discours, il annonce sa démission de proto-asecretis, mais il n'oublie pas de vanter les services qu'il avait rendus à la chose publique dans les relations extérieures. Il gardait sa place de grand-chambellan et le titre d'excellence (ΰπερτίος). Quels étaient donc les services que Psellos avait rendus comme ministre des affaires étrangères ? Parmi les reproches qu'il adresse à son maître, se rencontre celui d'avoir mal soutenu vis-à-vis des barbares la dignité de l'empire et de leur avoir écrit sur un ton parfois plus arrogant et parfois plus humble qu'il ne convenait. Le sultan d'Égypte notamment en avait pris occasion pour se montrer plus insolent. Or, lorsque Psellos était chargé de rédiger les dépêches adressées à ce prince musulman, sans doute il lui témoignait les égards extérieurs dus à son rang, mais il l'embarrassait de sa dialectique et l'écrasait de sa supériorité intellectuelle. La forme restait courtoise et le fond en était d'autant plus humiliant : ce qui a été de tout temps le triomphe de la diplomatie. Il agissait, dit-il, avec les infirmités morales de son maître comme on dit qu'Hippocrate de Cos agissait avec les maladies physiques[27]. Comme grand-chambellan et admis dans l'intimité de l'empereur, Psellos y trouvait bien des motifs d'affliction. Quand la Skléréna mourut, Constantin commença à porter de tous côtés ses volages amours ; il s'éprit d'une princesse du Caucase envoyée en otage par ses parents et qui pilla le trésor pour enrichir la Circassie. Il laissait prendre autorité sur lui par les plus vils courtisans. Il en est un surtout que Psellos, suivant son habitude, ne nomme pas, et qu'il n'appelle jamais autrement que le comédien ou un certain bouffon. Ses bouffonneries étaient même d'assez mauvais goût : comme il avait accès partout, même dans l'appartement des femmes, il faisait rire les impératrices en leur racontant un prétendu accouchement de Théodora — la chaste Théodora ! — et en imitant avec une verve impudente tantôt les gémissements de l'accouchée, tantôt les vagissements du nouveau-né, et Théodora riait comme les autres en l'écoutant. Il osait réveiller l'empereur au milieu de la nuit et, l'embrassant à pleine bouche, lui racontait en pleurant qu'on lui avait volé son cheval, ce qui lui permettait d'extorquer un présent à son ami. Il osa même, assure Constantin, aspirer à la couronne ; on le trouva à la porte de la chambre impériale avec un poignard caché sous ses vêtements. Ce fut non sur lui, mais sur l'homme qui avait dénoncé le complot que tomba la colère de l'empereur, et quand le coupable parut devant une commission, Monomaque parut si affecté et si penaud qu'on eût cru que c'était lui l'accusé. On n'osa condamner le misérable, et l'empereur l'invita à un festin pour fêter son acquittement. Celui-ci avait porté ses vues amoureuses sur la maîtresse en titre de l'empereur, mais Monomaque ne faisait qu'en rire et faisait remarquer aux courtisans sa mine déconfite quand il lui fallait escorter son royal rival jusqu'à la porte de la bien-aimée. Il y avait à tout moment des scènes semblables, dit Psellos, et nous étions forcés de rire quand il y avait plutôt lieu de pleurer[28]. On voit que Psellos savait rire par ordre. III. — PSELLOS PROFESSEUR DE FACULTÉ ET MOINE AU MONT OLYMPE. Nous avons vu que le haut enseignement était en décadence depuis Basile II. Les ministres de Constantin Monomaque surent lui persuader de rouvrir l'université de Constantinople. C'était fortifier le parti des lettrés que de relever le niveau des études. Les ministres de l'empereur ne dédaignèrent pas de monter en chaire : l'enseignement était ici presque du gouvernement. On vit alors Psellos professeur de philosophie, le ministre de la justice Xiphilin professeur de droit, le conseiller intime Byzantios professeur de rhétorique. Psellos prit le titre officiel de consul des philosophes (ΰπατος τών φιλοσόφων) qui correspond à celui de recteur ou de doyen dans les universités modernes. Psellos commentait en chaire Démosthène et Lysias, Aristophane et Ménandre, parlait non seulement de la Grèce, mais de l'ancienne Égypte et de la Chaldée, d'après des historiens aujourd'hui perdus. M. Sathas a publié une étude sur les commentaires de Psellos à propos de l'Iliade et donné le texte de quatre de ses allégories homériques[29]. Il y a une singulière fantaisie dans ces interprétations : tantôt Psellos admet la réalité historique de Troie et de l'expédition achéenne ; tantôt il y voit une pure allégorie. Alors Troie, c'est le monde que nous habitons et qui, négligeant la beauté céleste, s'attache à la beauté terrestre personnifiée par Hélène ; le cheval de bois, c'est le piège par lequel les démons cherchent à surprendre l'homme pendant son sommeil ; Jupiter avec les dieux devant Troie, c'est le dieu des chrétiens entouré des anges, des chérubins et des saints. Psellos retrouve dans Homère jusqu'au dogme de la Trinité. Le chantre d'Achille n'est plus un poète païen : sous ses fictions enchanteresses se cachent les vérités éternelles. Platon est pour lui le plus grand des philosophes, un précurseur du christianisme. — C'est lui qui a formulé le dogme de l'immortalité. Psellos termine une de ses leçons sur Platon par une sorte de déclaration de guerre aux péripatéticiens : Quant à toi, Aristote, attends une autre occasion ; car, revêtant l'armure de la logique, je vais commencer la lutte au nom de Platon. Cet enthousiasme pour le sage athénien, cette réaction contre la philosophie d'Aristote, ou peut-être contre la scolastique qui empruntait son nom, ne sont-ils pas à remarquer ? Psellos annonce déjà le grand mouvement du XVIe siècle. On peut le considérer comme le précurseur de ces fameux platoniciens d'Italie qui commencèrent l'émancipation de la pensée. Psellos est presque un homme de la Renaissance ; d'ailleurs n'a-t-il pas, lui aussi, sur le vieux sol hellénique, à lutter contre la barbarie d'un moyen âge ? Le moyen âge grec peut se définir la subordination de la philosophie à la théologie, de l'hellénisme à l'orthodoxie, et une sorte de reniement des grands ancêtres païens. Chose étrange, les Byzantins, qui s'intitulaient eux-mêmes les Romains, rejetaient avec mépris le nom d'Hellènes, qui était devenu synonyme d'infidèles. Par un singulier abus des mots, ils donnaient le nom d'Hellènes aux païens de Russie et appelaient foi hellénique les religions barbares du Dniéper et du Danube[30]. Psellos, mû par un puissant instinct national, va prendre par la main ces glorieux païens, écrasés par les anathèmes de l'Église, humiliés sous les mépris ignorants de la plèbe ; il les révèle à leurs descendants et entreprend leur réhabilitation. Mais par quel moyen ? par le seul dont un Byzantin orthodoxe du Xe siècle pût s'aviser. Il les présente comme des chrétiens inconscients. Il fait d'Homère une sorte de prophète biblique, et de Platon un père de l'Église. N'est-ce pas ainsi que, dans les récits légendaires du moyen âge gréco-oriental. Salomon est devenu un empereur chrétien, Alexandre le Grand un adorateur anticipé du Messie, qui, dans Jérusalem conquise, prépare pour le Fils de Dieu un trône d'argent massif. L'enseignement de Psellos eut un grand retentissement. On retrouve dans les historiens contemporains ou postérieurs comme l'écho des applaudissements universitaires. Les Arabes qui avaient un moment repris la supériorité scientifique sur les Byzantins, et qui disaient qu'à Constantinople il y avait, non pas des mulets, mais de vrais ânes, vinrent s'asseoir sur les bancs de l'école. Anne Comnène nomme aussi Jean Italos, qui fut l'élève et l'envieux de Psellos. Les Celtes et les Arabes, écrivait celui-ci au patriarche Kéroularios, sont maintenant nos captifs ; de l'occident et de l'orient on accourt au bruit de ma réputation. Le Nil arrose les terres des Égyptiens, mais c'est mon éloquence qui est leur âme. Interroge les Perses et les Éthiopiens, ils te répondront qu'ils me connaissent, m'admirent et me recherchent ; récemment encore il est venu un habitant de Babylone, que poussait un insurmontable désir de s'abreuver aux sources de mon éloquence[31]. Le patriarche approuva d'abord les hardiesses de Psellos et ne se scandalisait pas trop de l'alliance entre l'Iliade et l'Évangile ; mais le fameux professeur avait les défauts de ses qualités : sa facilité d'élocution le rendait querelleur ; rompu à l'escrime de l'école, c'était une sorte de duelliste philosophique, friand de disputes, amoureux du cliquetis des discussions. Nous le trouvons presque aussitôt en polémique avec son ami Xiphilin, plus tard avec le patriarche Keroularios, qu'il accusait de verser dans les superstitions chaldéennes. Xiphilin mêlait à la philosophie grecque et aux dogmes chrétiens l'astrologie et la magie orientales ; Psellos, bien que versé lui-même dans les lettres chaldéennes, commença la lutte au nom de Platon contre l'école néo-platonicienne ou pseudo-platonicienne. C'était un Athénien qui jetait le défi à un Alexandrin. Cette guerre philosophique coïncidait avec la guerre de pamphlets qu'il soutenait contre le parti des courtisans. On trouva sans doute que, pour un grand-chambellan de l'empereur, Psellos faisait bien du bruit dans la ville. La considération du ministère en fut peut-être atteinte et l'empereur se refroidit à l'égard de ses conseillers. Monomaque ferma de nouveau l'université. Les ministres, rappelés de l'école dans le palais, s'aperçurent bientôt que la situation était changée. Le prince obéissait à d'autres influences : ses flatteurs l'encourageaient à ce gaspillage du trésor public qui affligeait les réformateurs. La franchise et l'austérité du futur patriarche Likhoudis pesaient surtout à Constantin : vainement Psellos et Xiphilin lui-même l'engageaient à modérer la rudesse de son langage, qui pouvait compromettre la cause même des réformes : Tant que je serai ministre, répondait Likhoudis, jamais je ne donnerai mon consentement à des actes qui déshonorent la couronne : mon successeur sera libre de les permettre. Il fut obligé de quitter le palais et Constantin le remplaça par un homme que Psellos ne nomme pas, mais qu'il traite d'esclave et d'illettré : On nous gouverne, écrit-il, avec des misérables que nous avons rachetés de la servitude ; les grandes charges sont confiées non à des Périclès et à des Thémistocle, mais aux plus vils Spartacus. Jean Mavropous et Xiphilin suivirent Likhoudis dans sa retraite et embrassèrent l'état monacal. L'empereur montra en cette occasion sa facilité et sa bonté d'âme habituelles ; il essaya avec des larmes et des prières de les retenir à son service. Il était trop endurci dans sa faiblesse larmoyante pour qu'on pût espérer qu'il s'amendât, et ils persistèrent dans leur résolution. Ainsi se trouva dispersée la pléiade des ministres philosophes. Psellos resta quelque temps encore dans le palais et consentit même à succéder à Xiphilin dans l'administration de la justice. L'empereur redoublait de flatterie à son égard, se dépouillant pour lui de la majesté impériale, le faisant monter sur son trône, tandis qu'assis à ses pieds comme le plus docile des étudiants, il prenait des notes sous sa dictée. Psellos cependant se sentait dépaysé au milieu de ces ignorants Spartacus, ses nouveaux collègues : des saintes retraites du mont Olympe, Xiphilin lui adressait lettre sur lettre pour l'engager à venir le rejoindre. Psellos hésita longtemps ; une dangereuse maladie qui survint lui fit faire de sérieuses réflexions. L'empereur lui témoigna pendant cette épreuve le plus vif intérêt, demandant à chaque instant de ses nouvelles par lettres autographes, le conjurant de laisser là ses livres et ses études qui achevaient de l'épuiser. Psellos guérit, et malgré les prières de sa famille, malgré les supplications et les menaces de l'empereur, malgré ses lettres, écrites, non avec de l'encre, mais avec des larmes, il s'arracha au monde et partit pour le mont Olympe de Bithynie. Le cœur du néophyte débordait d'enthousiasme quand il salua la sainte montagne, ces bocages verdoyants à l'ombre desquels tant de pieux ermites chantaient avec les anges les louanges du Très-Haut. Sans doute il se les figurait tous étrangers aux petites passions du monde, dégagés des imperfections et des grossièretés terrestres, mêlant dans leurs sublimes méditations les problèmes les plus ardus de la sagesse humaine et les mystères divins de la religion : il comptait passer de longues heures avec son ami Xiphilin à discourir sur Platon. Prompte et profonde fut sa désillusion. Psellos aimait la société, et les plus vertueux des moines se retiraient silencieux et farouches dans les cavernes solitaires et sur le sommet des rochers. Il avait conservé des goûts d'élégance et de distinction, et chez une partie des ascètes il ne trouvait qu'ignorance, grossièreté, mesquines passions monacales. Il comptait leur lire et leur faire admirer Platon, mais au seul nom du philosophe athénien ils se signaient et balbutiaient des anathèmes contre le Satan hellénique. Il était venu pour jouir des entretiens de Xiphilin, et Xiphilin fuyait ce mondain néophyte, pour se plonger en des méditations plus profondes que celles de la philosophie[32]. Nature active et remuante, l'existence oisive et contemplative du cloître n'était pas le fait de Psellos. Les jeûnes et les abstinences étaient trop rudes pour sa santé délicate. Enfin la nostalgie de la famille, de la cité, du pavé même de Constantinople, commença à s'emparer de lui. Il se rendit cette justice qu'il n'était pas fait pour vivre avec ces bienheureux mortels. Il jeta le froc aux orties et partit pour Byzance. Cette espèce d'apostasie fit scandale dans les rochers de la Bithynie et les solitaires harcelèrent le déserteur, moins de leurs anathèmes que de leurs piquantes satires. Le moine Jacob lui décocha un quatrain où il le comparait à Jupiter tonitruant qui n'a pu supporter le séjour de l'Olympe, parce qu'il n'y retrouvait plus ses belles déesses. Sur le terrain de la polémique et des invectives, Psellos se trouvait à l'aise : même dans le genre populacier il ne le cédait à personne. Il répondit par une longue satire, dans laquelle, avec cette irrévérencieuse familiarité des choses saintes qu'autorisait la libre piété du moyen âge, il parodiait le canon de la messe. Chaque verset commençait par une des lettres de cette devise : Je chanterai cet ivrogne de père Jacob. C'était un acrostiche en prose. De cet hymne rabelaisien je citerai quelques couplets. Jacob, insatiable animal ! ni la flamme ardente qu'aucune pompe ne peut éteindre, ni l'incendie déchaîné, ni les sables brûlants, n'ont une soif égale à la tienne ; comme la mer, comme l'enfer, tu ne peux emplir ton estomac embrasé. Le créateur a pu combler les abîmes, inonder d'eau les cavités de la mer ; mais ton vaste estomac, ô mon père, Dieu même ne saurait le combler ; tu es comme un tonneau percé, toujours rempli et toujours vide. — Tu tombes à la renverse sur ta couche, tu as la poitrine nue, le cou nu, les jambes nues jusqu'au ventre, et tu bois sans mesure. Tu bois canoniquement, père Jacob. Ton corps même exhale les vapeurs du vin. — Revêts la peau de panthère, agite le thyrse, invoque Bacchus et crie : Evohé ! Nous couronnerons de pampres ton front, père Jacob, vieux Silène. Nous pendrons des grappes à tes oreilles, nous ferons à ton cou un collier d'outres pleines de vin[33]. IV. — PSELLOS MINISTRE D'ISAAC COMNÈNE ET DES DOUCAS. C'est dans ces dispositions édifiantes que Psellos revenait de la sainte montagne. Son maitre Constantin était mort. Le dernier rejeton de la maison macédonienne, la vieille Porphyrogénète Théodora avait repris le pouvoir ; l'empire romain, suivant l'expression de Psellos, était de nouveau féminisé[34]. Théodora fit appeler plusieurs fois l'ancien ministre pour profiter de ses conseils ; mais les eunuques qui gouvernaient sous elle se hâtèrent d'écarter du palais un rival trop dangereux pour leur influence. L'impératrice, au moment de mourir, chercha autour d'elle quelque noble qui fût digne de recueillir l'héritage de Basile le Macédonien. Les eunuques dirigèrent son choix, et il tomba, non sur le plus digne de régner, mais sur le plus docile à leur tutelle, le vieux Michel Stratiotique. Psellos, toujours préoccupé de sa sophistique, lui a reproché une vaine affectation de science : il philosophait dans les choses non philosophiques ; il n'était pas un philosophe, mais le singe des philosophes. Le peuple tourna en ridicule sa prétention de rétablir les usages de sa jeunesse. Enfin il outragea gravement les généraux, et ceux-ci s'entendirent pour faire un pronunciamiento. Bientôt le plus illustre d'entre eux, Isaac Comnène, désigné pour l'empire par leurs acclamations unanimes, campa sur la rive asiatique du Bosphore à la tête d'une armée formidable. Quand Michel VI vit l'orage éclater, il se souvint de Psellos, jusqu'alors dédaigné, et résolut de remettre son salut à ses talents diplomatiques. Le récit de ses deux ambassades au camp des rebelles a été traduit ou abrégé par M. Miller[35]. Psellos part avec deux autres dignitaires pour aller trouver Comnène. Il ne dissimule pas la terreur qu'il éprouva lorsqu'il se vit en présence de cette assemblée de généraux, ébloui par le resplendissement des glaives innombrables, des haches d'armes et des boucliers, assourdi par les clameurs et le cri menaçant d'une armée entière. Comme Cicéron, le jour du plaidoyer pour Milon, Psellos oublia la harangue qu'il avait préparée. Le trouble où j'étais me permit cependant de me rappeler le canevas et les divisions de mon discours. Si ma mémoire ne me trompe pas, mon exorde fut magnifique et fut accueilli avec faveur.... Les uns prétendaient que mon éloquence était irrésistible, les autres vantaient l'énergie de mes paroles, d'autres la puissance de mon argumentation ; mais il eut peur ensuite d'avoir parlé avec trop de hardiesse. La dernière nuit qu'il passa dans le camp fut surtout terrible. Pendant que ses collègues dormaient, il attendait à chaque instant l'arrivée du bourreau. Au moindre bruit, il était frappé d'épouvante et croyait sa dernière heure venue. Vers le matin il fut un peu plus calme. Il lui semblait que son malheur serait moins horrible s'il était mis à mort pendant le jour. Toutefois il était plus disposé à s'excuser auprès de l'usurpateur qu'à insister sur l'objet de sa mission. Dans l'intervalle avait éclaté la révolution de Constantinople. Michel VI était détrôné, Isaac Comnène devenait empereur légitime. Il fit appeler Psellos et s'entretint avec lui des affaires d'État. D'ambassadeur du Stratiotique, Psellos était devenu comme le confident et le ministre d'Isaac. C'est avec lui qu'il rentra dans Byzance. Au milieu de son triomphe, le nouveau prince se tourne vers Psellos et lui dit : Sage philosophe, je crois que cette félicité est pleine de dangers et j'ignore si tout ceci se terminera heureusement. — Ta Majesté soulève là un problème de haute philosophie, répond le sophiste, j'ai lu des traités très savants... et le voilà qui disserte sur la doctrine des anciens Grecs, les dogmes chrétiens, l'envie des dieux, l'excellence de la philosophie et qui finit par dire : Commence sur moi-même la pratique de la vertu ; ne me hais pas de ce qu'étant venu auprès de toi en qualité d'ambassadeur j'ai dû m'exprimer avec liberté. — Pendant que je parlais, continue le narrateur, les yeux de Comnène se remplissaient de larmes et il me répondit : J'aime mieux la langue sévère qui alors me disait de dures vérités que les langues dorées qui aujourd'hui me comblent de louanges et de flatteries. Je veux en effet commencer sur toi l'exercice de la vertu. Je fais de toi le meilleur de mes amis et je te nomme président du Sénat. Psellos est ministre d'Isaac Comnène ; il le loue dans ses panégyriques ; il le félicite dans ses lettres de ses succès militaires. Il le servit surtout dans une circonstance fort délicate, lorsque Isaac fut obligé de rompre avec le patriarche Kéroularios. Ce pontife, dont l'humeur altière contribua autant que l'orgueil des pontifes romains à la consommation du schisme, semble avoir voulu tenter en Orient la même entreprise que Grégoire VII en Occident[36]. Comme lui, il soulevait le conflit du sacerdoce et de l'empire, aspirait à fonder en face de la théocratie latine une sorte de théocratie grecque. Déjà cet empereur spirituel de l'Orient s'arrogeait, comme l'empereur temporel, le droit de porter les brodequins de pourpre. Comnène le traduisit devant un tribunal, et Psellos fut chargé de rédiger l'acte d'accusation, dans lequel il mêla avec une habileté perfide le crime d'hérésie chaldaïque à celui de lèse-majesté. Kéroularios dédaigna de se défendre, mais l'humiliation brisa cette âme hautaine, durement trempée comme celles des grands papes d'Occident. Il mourut, et aussitôt un revirement d'opinion s'opéra en sa faveur. Isaac le pleura, ce qui, comme le fait observer Lebeau, était plus aisé que de le souffrir. Une légende se forma dans le peuple à propos de sa main qui, morte, semblait encore bénir. Son successeur Likhoudis adopta sa mémoire et institua une fête annuelle en son honneur. Psellos risquait d'être le bouc émissaire de l'expiation publique. Avec son habileté ordinaire, il fit volte-face, désavoua cette œuvre indigne de lui, imposée à sa soumission et au seul souvenir de laquelle toute sa conscience se révoltait. Dès le règne suivant, il prononçai l'oraison funèbre de ce saint prélat, de ce martyr de l'orthodoxie[37]. Isaac Comnène ne régna que deux ans. Pris de dégoût pour le monde et pour le pouvoir, il résolut de se désigner un successeur et d'entrer dans un cloître. Psellos a raconté en témoin oculaire cette scène dramatique, dans laquelle Comnène, déshéritant sa propre famille, offrit la couronne à celui qu'il en croyait le plus digne, lui recommandant sa femme et ses enfants et ses propres parents. La suite prouva qu'Isaac eut tort de sacrifier sa famille à Constantin Doucas : c'était à la race énergique des Comnènes qu'il était réservé de régénérer l'empire, non à celle des Doucas qui, après avoir compté de grands chefs de guerre comme Panthérios, le Digénis Akritas des chants populaires de l'Asie hellénique[38], semblait avoir déjà perdu cette glorieuse fécondité. Un moment Comnène sembla s'être repenti de sa résolution : il avait désigné Doucas comme son successeur, mais il gardait par devers lui les insignes de l'empire. Sa maladie et son indécision laissaient tout en suspens. C'est alors que ce même Psellos, si timide naguère au milieu des camps, prend une hardie initiative. Comnène était couché sur son lit de douleur. Doucas alla trouver Psellos, et les larmes aux yeux le supplia de le tirer d'embarras. Il était pour notre historien un ami d'enfance, un de ses premiers protecteurs. Psellos sentit qu'il pouvait oser impunément. Il convoqua dans le palais une assemblée des grands, fit asseoir Doucas sur le trône impérial et lui ceignit la couronne. Aux polychronia qui retentirent, Comnène comprit que son règne était fini ; il accepta la tonsure et se fit transporter au monastère de Stoudion. Psellos devenait ainsi une manière de Warwick, un faiseur de rois. On peut trouver un peu vive la façon dont il escamota le pouvoir à un prince qui avait voulu faire sur lui l'épreuve de la vertu. Psellos est un ancien client des Doucas. Quand ceux-ci arrivent au trône, il reste leur serviteur. Il est le ministre de Constantin X, le confident de sa femme, le précepteur de son fils. Ce rôle de domesticité se reflète dans ses mémoires : jusqu'à présent il s'est piqué d'une certaine indépendance d'historien ; désormais n'attendons de lui rien de semblable. Il s'est dévoué à louer à outrance les Doucas, à insulter, à calomnier leurs ennemis. Son Histoire de Constantin X a été composée pour ainsi dire sous les yeux de son fils. Vainement Psellos nous prodiguera-t-il les assurances d'impartialité ; nous ne le croirons pas, surtout quand nous le verrons accabler de ses éloges un prince fainéant sous lequel toutes les frontières furent violées par les barbares. Je florissais alors par mon éloquence, nous dit-il en manière de consolation ; c'était ma langue plus que ma naissance qui me recommandait ; l'empereur était passionnément amoureux des beaux discours ; ce fut même le premier motif de notre amitié et de notre liaison ; quand nous conversions, nous apprenions à nous apprécier réciproquement ; nous étions admirés et nous admirions. Malgré cette société d'admiration mutuelle, Psellos n'entend pas que cette intimité entraîne pour lui trop de responsabilité. Il souhaiterait ne pas être solidaire des fautes de ce règne. Il blâme cette politique étrangère qui consistait à acheter à prix d'or la paix des barbares. J'essayais bien, nous dit-il, de guérir l'empereur de ce vice ; mais il était présomptueux et intraitable. A l'entendre, Psellos aurait donc été à la fois le plus admiré des discoureurs et le moins écouté des conseillers. Succès plus digne d'un sophiste que d'un homme d'État ! C'est dans l'éducation de son élève Michel Doucas que triomphe son orgueil d'homme de lettres ; à l'entendre, c'est en récompense de brillantes études que son père l'associa à la gloire du diadème ; c'est à la suite d'une sorte de baccalauréat, subi par Michel en présence de Constantin, que le jeune homme passa empereur. Tel est le dernier mot du système politique de Psellos, qui rêvait un empire de mandarins, où des examens successifs eussent ouvert l'accès aux plus hautes fonctions de l'État, même à la royauté. Au XVIIIe siècle on a vu la philosophie s'asseoir sur le trône avec les Frédéric Il et les Joseph II ; au xi° Psellos voulait y asseoir la sophistique. Il y réussit, son élève fut tel que pouvait le former un pareil maître. Il avait tous les travers de celui-ci sans avoir la hauteur et l'étendue de son intelligence. Michel VII fut un Psellos inférieur. Constantin X laissa le trône à son fils sous la tutelle de sa veuve Eudokia Makrembolitissa. Psellos allait donc assister pour la troisième fois à un règne féminin . Le XIe siècle byzantin est, comme le XVIIIe siècle russe, celui des impératrices, moins le génie d'une Élisabeth ou d'une Catherine II. La régente avait contre Psellos un grief considérable, étant la nièce du patriarche Kéroularios ; sur ce point il se hâta de rentrer en grâce auprès d'elle par le panégyrique du pontife. Psellos était un savant, le premier de son temps, et Eudokia une savante, une sorte de bas-bleu byzantin. Elle occupait ses loisirs de sérail à écrire un poème sur la chevelure d'Ariane, une instruction à l'usage des femmes, un traité de la vie monastique et un autre sur les occupations qui conviennent aux princesses. Est-elle l'auteur de la compilation mythologique intitulée lonia (Champs de Violettes), un titre de couleur tout orientale, qui rappelle les Prairies d'or de l'Arabe Maçoudi ou les Jardins de belle vue de Bin-Schalna ? M. Sathas en attribue la paternité à Psellos, et M. Miller conteste cette conclusion[39]. Une telle similitude de goûts studieux contribua au rapprochement du philosophe et de l'impératrice. Celle-ci, malgré le testament de son époux, songeait à se remarier. Romain Diogène, pris les armes à la main dans une tentative d'insurrection, avait été condamné à mort dans un tribunal et gracié par l'impératrice. C'est sur lui qu'elle avait jeté les yeux. L'homme, dit mélancoliquement Psellos, est un animal bien variable, surtout lorsqu'il trouve à ses variations de spécieux prétextes ![40] Au fond il n'était dévoué qu'à son élève, à son fils spirituel, à l'héritier de sa science, et ne voulait pas dans un beau-père lui donner un maître. Psellos, toujours si empressé de se mettre en avant, aime mieux avouer qu'ici tout se fit malgré lui. Un soir l'impératrice le fit appeler et lui fit part officiellement de son dessein. Mais ton fils et ton empereur, lui demandai-je, est-il au courant de ce qui se passe ? — Il s'en doute, peut-être ne le sait-il pas en détail. Je te remercie de m'avoir fait souvenir de mon fils. Montons ensemble chez lui et nous lui annoncerons ma résolution. Psellos l'accompagna, troublé et glacé jusqu'à la moelle des os. L'enfant, réveillé par sa mère, regarda Psellos d'un air singulier, puis, sans mot dire, suivit Eudokia auprès du nouvel empereur. On remarquera le soin que prend l'historien, dans ces mémoires destinés à son élève, de décliner toute part à une révolution qui le dépouillait de la couronne. Romain IV Diogène chercha naturellement à gagner ce personnage influent, et peut-être Psellos ne fut-il pas insensible à ses prévenances. Il se chargea d'annoncer au monde cet avènement qu'il eût voulu empêcher : Voici le jour du salut, écrit-il à Diogène, voici la libération de tous nos maux, voici la force et l'affermissement de la nouvelle Rome, l'imprenable citadelle de l'empire, l'invincible boulevard, la tour imprenable dont les fondements reposent sur la dextre du Seigneur. Qu'est devenue la jactance des Perses ? où est l'orgueil des Mèdes ? où sont les projets agressifs des Scythes ? le sourcil arrogant des Turcs ?... Nous contemplons maintenant un véritable empereur, un empereur de nom et de fait : grand comme un géant, puissant d'épaules, imposant par sa force, redoutable même sans armes, invincible quand il est armé ; rien qu'à le voir, on reconnaît le maître du monde ; il a le cœur vaillant du prophète David[41]. Mais dans ses mémoires, le même Diogène n'est plus qu'un parvenu, rejeton d'une race de traîtres et de rebelles, ayant plus de fanfaronnade que de bravoure. Quand Romain Diogène partit pour sa première expédition contre les Turcs, il emmena le philosophe avec lui. Psellos n'a garde de nous dire que c'est par défiance de son esprit d'intrigue ; il aime mieux nous laisser croire qu'on avait besoin de ses conseils. A l'entendre, il émerveilla l'empereur par un déploiement inattendu d'érudition militaire, discourant sur la tactique et la poliorcétique, n'ayant plus à la bouche que sièges de ville, machines, bataillons, escadrons, comme s'il n'eût pas été le moins belliqueux des Byzantins. Pour la seconde campagne, il accuse la hâte et l'insuffisance des préparatifs, l'obstination des Romains à prendre les plus mauvais chemins . Ces diatribes, souvent injustes, sont destinées à nous donner le change sur le complot de harem qui se tramait contre le vaillant empereur et qui avait ses émissaires jusque dans son état-major. Près de Mantziciert, trahi par ses généraux, abandonné par ses soldats, il tomba prisonnier des Turcs, renouvelant en sa personne le désastre de Valérien. Le sultan Seljoukide, avec cette générosité chevaleresque qui se rencontre souvent chez les héros turcs, rendit honneur au courage malheureux. Il traita son prisonnier en hôte bien-aimé, le fit guérir de ses blessures, le renvoya libre et comblé de présents. Cette magnanimité d'un ennemi et d'un infidèle mit dans une lumière plus vive la lâche conduite des courtisans byzantins. Déjà Michel VI et sa mère Eudokia avaient ressaisi le pouvoir que se disputaient leurs partisans. Au milieu de ces intrigues tomba comme un coup de foudre la nouvelle de la mise en liberté de Diogène. Une émeute militaire s'organisa dans le palais ; les soldats barbares de la garde élevèrent Michel sur le pavois et le proclamèrent seul empereur. Psellos, qui s'était d'abord enfui avec l'impératrice déchue, revint triompher avec son élève : il était de toutes les fêtes. On sait le reste. Diogène, arrêté en Asie, eut les yeux crevés par ordre du césar Jean Doucas. Les détails de son supplice furent particulièrement atroces : un exécuteur maladroit plongea à plusieurs reprises le fer dans ses yeux : les vers se mirent dans ces plaies horribles que le césar Jean défendait de panser. Diogène expira misérablement dans les bras de sa femme Eudokia, qu'une commune infortune avait ramenée auprès de lui. Le cri de révolte de la conscience byzantine éclate dans l'Histoire de Michel Attaliote, un contemporain de Psellos. Il accumule avec indignation toutes les circonstances qui rendaient ce forfait encore plus noir. Voilà un empereur qui va lui-même au fond de l'Asie combattre l'invasion, qui seul se sacrifie pour la commune défense de la Grèce. Il aurait pu comme tant d'autres, s'écrie-t-il, végéter au fond de son palais, loin du fracas et du péril des batailles ; sa vaillance, trahie par ses soldats, impose un tendre respect, même à un ennemi ; et cet homme, que l'empereur aurait dû respecter comme tenant la place de son père, on le poursuit comme un criminel. On le trompe par de faux serments ; ni la robe de moine qu'il a prise au dernier moment, ni les promesses garanties par trois évêques, ne le dérobent à un effroyable supplice. Attaliote conclut en criant à Michel Doucas : Tu n'as donc pas respecté le sein de ta mère, que les fils de cet homme ont partagé avec tes frères ! Mais il est un œil terrible, éternel, qui voit tout, qui t'a vu et qui te prépare un destin digne de ta perversité ![42] Devant ce soulèvement de l'honnêteté publique, Psellos sent qu'il faut justifier son prince et se justifier lui-même : C'est à l'insu de l'empereur que l'ordre cruel fut donné.... Je n'écris pas cette histoire pour flatter : Dieu m'en est témoin, je ne dis que la pure vérité. L'empereur a versé plus de larmes quand il apprit l'événement que le patient lui-même n'a pu en verser sur son supplice. Aux affirmations de ses mémoires vient se joindre le témoignage d'une lettre qu'il écrivit à Diogène lui-même peu de temps après l'exécution : Ô le plus généreux et le meilleur des hommes ! je ne sais si je dois en toi plaindre le mortel infortuné ou exalter le glorieux martyr. Si je considère les malheurs qui t'ont frappé, dont le nombre et l'étendue confondent la pensée, je te rangerai parmi les plus infortunés des hommes ; si je considère l'innocence de ton âme, toute portée vers le bien, je te mettrai au nombre des martyrs... — suit un développement philosophique sur la lumière terrestre dont Diogène est privé et la lumière éternelle à la gloire de laquelle il est réservé —. Je te jure par tout ce qu'il y a de plus sacré, devant Dieu qui aime la vérité, que l'âme de l'empereur est innocente de ton infortune, innocente de ce qui s'est passé. C'est lorsqu'il se croyait assuré qu'il ne te serait fait aucun mal que tout cela est arrivé. Quand il l'a su, il a éprouvé une douleur cruelle ; il a poussé de grands gémissements, il a sangloté, s'est frappé la poitrine, a versé des ruisseaux de larmes, a supplié la terre de l'engloutir. Tu peux croire ce que je t'écris ; mes paroles ne me sont pas dictées ; c'est la vérité plus claire que le jour. Du moins tu as cette consolation d'avoir pour maître celui qui t'aime, le plus dévoué et le plus affectionné des fils, celui qui a pleuré sur toi, celui qui te consolera, te soutiendra, t'embrassera, t'honorera comme un père. Pour moi, c'est avec des larmes et du sang que j'aurais voulu écrire cette lettre ; comme c'était impossible, je l'ai écrite comme j'ai pu, en pleurant, en gémissant de ce que, malgré mon désir et mon empressement, je n'ai pu prévenir ton malheur[43]. Il eût fallu que l'infortuné Diogène fût bien abîmé dans la contemplation de son heure dernière pour ne pas ressentir quelque indignation, lorsqu'on lui lut cette doucereuse épître du sophiste dont les habiletés littéraires et politiques ne lui étaient que trop connues, lorsqu'on lui présenta comme le plus affectionné des fils le pervers adolescent au nom duquel on l'avait détrôné et torturé. Si Michel VI et Psellos étaient innocents de son supplice, l'étaient-ils de sa chute ? L'attentat contre sa personne était moins odieux que le crime contre l'empire, que la trahison qui lui avait arraché la victoire pour le livrer aux Turcs et pour substituer à un vaillant homme un petit prince efféminé. La Romanie avait besoin de militaires et non d'arrangeurs de phrases. Le bel esprit sophistique qui livrait l'empire aux Seljoukides devait un jour le livrer aux Ottomans[44]. Le pire châtiment des intrigues de Psellos fut certainement le règne de son élève. Pendant que les Turcs démembraient la monarchie, Michel Doucas faisait des vers dont son ancien précepteur, avec une affectation de pédagogue, trouve la facture insuffisante[45]. La dernière partie des mémoires de Psellos n'est qu'une suite de plates adulations qui ne méritent plus de nous occuper. L'imprécation d'Attaliote se réalisa : l'œil terrible et éternel restait fixé sur Doucas. Renversé par un usurpateur, il entra dans un couvent. Avec l'éducation qu'il avait reçue de Psellos et les sottes vertus dont celui-ci lui fait honneur, il n'était bon qu'à faire un moine. Le surnom de Parapinace, qui rappelle une odieuse spéculation sur les grains accomplie sous son nom, lui resta comme une flétrissure. Il fut l'empereur du pacte de famine. Psellos rentra aussi dans la vie monastique d'où il n'aurait pas dû sortir ; à partir de 1077 son savant éditeur déclare perdre sa trace. V. — CORRESPONDANCE ADMINISTRATIVE DE MICHEL PSELLOS. Parmi les 205 lettres de Psellos que publie M. Sathas, il en est qui nous montrent le philosophe sous un jour plus favorable. Il avait tous les vices de son temps, mais il se distinguait de ses contemporains par de plus hautes aspirations. Malgré toutes les bassesses et les palinodies que nous avons à lui reprocher, il fut un patriote ; il était réellement, comme il s'en vante dans ses Mémoires, philopatris ou philoromaïos ; ou plutôt il n'était pas un Romaïos, un Gréco-romain, un Byzantin : il était véritablement un Hellène. Par-delà tout le moyen âge, il remontait aux nobles origines de la race déchue. Il fut le dernier des Grecs anciens ou, si l'on veut, le premier des Grecs modernes. La vieille Hellade avait subi d'étranges transformations : la race s'était altérée par l'établissement de colonies slaves, dans le Péloponnèse, la Boétie, l'Attique. Un empereur du Xe siècle, suspect d'ailleurs de peu de sympathie pour la Grèce, portait sur elle cette sentence de mort : Elle s'est tout entière slavisée. C'est de cette sentence qu'appelle Psellos. Malgré l'introduction d'éléments slaves, turcs, valaques, il reconnaît cependant la Hellade de Périclès et de Philopœmen. Peut-être lui en impose-t-elle grâce à l'éloignement, peut-être n'a-t-il pas vu d'assez près les misères et les ruines de ce pays. Les fonctionnaires s'empressent de décliner toute nomination dans la province de Grèce, ou bien, à peine nommés, se hâtent de solliciter leur changement. L'intendant d'Athènes, écrit Psellos, ne fait que d'arriver dans cette Grèce jadis si fameuse, et déjà il se lamente sur sa destinée comme si on l'eût exilé dans quelque Scythie. Ni le Portique bigarré de peintures, ni l'Académie, ni le Pirée ne charment son âme ; mais l'humeur bigarrée des Athéniens lui fait mener une vie bigarrée comme le Pœcile, et ce pauvre homme, qui n'est point comme nous un familier des Muses, se creuse la tête pour amener les Hellènes à payer les contributions[46]. Psellos adresse des reproches amicaux à un autre fonctionnaire qui refuse la préfecture de Hellade. Si les campagnes fameuses et enviées de ta glorieuse Grèce, si la terre auguste d'où sont sortis les combattants de Marathon, les Philippe et les Alexandre, ne suffisent pas à ton plaisir et à ton entretien, quelle partie de la terre habitée est donc digne de te recevoir ? Vas-tu prétendre que tout ce qu'ont écrit les anciens sages sur Athènes et sur le Pirée n'est que fables, mensonges, et billevesées ?[47] Il recommande à un de ses collègues quelques solliciteurs venus de Grèce et ajoute : Ne t'étonne pas si je suis l'ami des Athéniens et des Péloponnésiens. J'ai des motifs pour aimer chacun de ceux-ci en particulier ; mais je les aime aussi comme peuple, à cause de Périclès, à cause de Cimon, à cause des philosophes et des orateurs d'autrefois. Ne doit-on pas aimer les enfants à cause de leurs parents, lors même qu'ils n'en reproduisent pas tous les traits ?[48] Ne croirait-on pas lire une page de quelque ardent philhellène de 1825 ? Hélas ! que reste-t-il dès lors de l'ancienne Grèce ? des populations retombées dans la barbarie et d'admirables ruines. Psellos s'intéresse d'une passion égale à ces débris de nation et à ces débris de monuments. On le voit écrire à l'archevêque de Thessalonique pour le supplier de répandre l'instruction parmi ces tribus ignorantes[49]. On le voit se former un musée de marbres antiques. Pour prix de la protection qu'il leur accorde, il demande aux fonctionnaires nommés en Hellade de lui envoyer les statues qu'on découvrira dans le pays. C'est toujours la Grèce antique qui est au fond de ses préoccupations, soit qu'il célèbre ses dieux et ses héros dans les Champs de Violettes ou dans ses Allégories, soit qu'il essaie de remettre en honneur la philosophie de Platon, soit qu'il interprète Homère ou Ménandre, soit qu'il commente le droit athénien, soit qu'il adresse à ses amis des traités sur la topographie de l'Attique, soit qu'il étudie en curieux archéologue ce qui reste de l'art de Phidias. Pour d'autres l'Empire byzantin est une institution cosmopolite, un État abstrait et sans nationalité, qui s'étend sur les populations et les races les plus diverses et qui peut admettre à sa tête tantôt un prince arménien, tantôt un souverain d'origine slave ou khazare. Pour Psellos, c'est une institution nationale, qui doit avoir pour base la grandeur et la régénération de la race hellénique. Pour lui l'Empire byzantin, c'est un empire grec. D'autres lettres nous le montrent protégeant telle ou telle province, patronnant des villes qui lui ont décerné le droit de cité, recommandant ses clients aux puissants du jour, répondant, malgré la multiplicité de ses occupations, à des évêques, à des moines, à de pauvres veuves qui demandent justice. Voici un piquant spécimen de ses lettres de recommandation. Il s'agit d'un moine qui parait avoir la tête dérangée et qui se prétend dépouillé d'un petit monastère par des ennemis acharnés. Cher et illustre ami ! je ne sais si ce pauvre et désespéré moinillon possède réellement là-bas un monastère ou un bout de champ ; mais voyant qu'il a une langue plus large que son immeuble imaginaire et qu'il se croit poursuivi par l'outrage et l'injustice, je le recommande à ton tribunal. Qu'il trouve justice auprès de toi, non parce qu'il est pauvre, mais parce qu'il se dit dépouillé. Si tu découvres que le monastère, les moines, les envieux, les oppresseurs et tout le reste n'est qu'une fantasmagorie et une fiction de théâtre, alors arrange-lui une justice de théâtre ; ordonne à tes huissiers de faire comparaitre ses insulteurs imaginaires, fais une enquête de comédie et que tout le procès soit comme une fiction dramatique. Mais s'il possède vraiment quelque masure, fais-lui bonne et sérieuse justice[50]. Ailleurs, pour peser sur les résolutions d'un collègue, il lui montre les solliciteurs installés chez lui, vivant à ses dépens, dévorant sa maison, et le menace plaisamment de le faire contribuer à cette charité forcée. Tel est le tour habituel de son esprit : souvent une émotion réelle se dissimule sous un spirituel badinage. Il y a de l'humour chez ce Byzantin. Citons encore cette lettre où il recommande un nouveau fonctionnaire à la surveillance de ses supérieurs : Mon cher chambellan le sous-préfet que je t'envoie est un jeune poulain novice au joug et qu'on attelle pour la première fois au char des affaires. Il a besoin d'un cocher habile et expérimenté pour l'introduire dans la carrière et lui faire doubler la terrasse de l'hippodrome ; il n'est point encore habitué à la course publique, il craint les montées et les tournants. Bride-le soigneusement ; ne laisse pas flotter les rênes, de crainte qu'il n'aille à sa volonté ; ne le serre pas trop, pour ne pas lui abîmer la bouche et le rendre rétif ; veille à ce que le timon ne le blesse pas ; sache le pousser et l'arrêter à propos[51]. Les documents publiés par M. Sathas, encore incomplets au gré de l'infatigable éditeur, permettent cependant de hasarder un jugement sur Psellos. C'est sa vie politique qui prête le plus aux reproches. Ministre de plusieurs empereurs, il les adule dans ses panégyriques et les traite sévèrement dans ses mémoires. On ne voit pas qu'il ait résisté avec assez d'autorité aux mesures qui lui semblaient les plus funestes à l'Empire. C'est surtout le caractère qui fait défaut chez lui : dans une société vouée à la guerre, il est trop exclusivement homme de parole et homme de plume et semble perdre la tête au cliquetis des épées. On n'estimera guère un talent assez souple pour avoir pu, à si peu de distance, rédiger le réquisitoire contre Kéroularios et son panégyrique. Que de princes n'a-t-il pas tour à tour servis et trahis ! Que de serments pas prêtés ! Ambassadeur de Michel Stratiotique, il rentre à Constantinople ministre de son ennemi ; comblé de bienfaits par Isaac Comnène, il est complice de l'ingrate machination qui l'a chassé du palais ; après avoir comparé Diogène au prophète David, il est un des chefs du complot qui livre aux Turcs un empereur romain ; il est aussi prompt à délaisser Eudokia qu'à embrasser sa cause. Malgré un patriotisme réel, sa carrière politique n'est qu'une longue suite de faiblesses et de palinodies. Mais quelle fécondité littéraire, que de hardies initiatives dans le domaine de l'intelligence ! Historien, il sert de modèle et d'autorité à tous ceux de l'âge suivant ; philosophe, il est le précurseur de la renaissance platonicienne ; homme d'État, il annonce le réveil de la nationalité hellénique ; professeur, il ressuscite un moment l'université de Constantinople ; ses lettres nous révèlent parfois un Attique égaré dans le XIe siècle. Polyglotte et polygraphe, il n'est aucune branche des connaissances de son temps où il ne se soit fait un nom, et son savant éditeur n'ose encore dresser l'immense catalogue de ses ouvrages, qui contient déjà 225 numéros. Allatius au XVIIIe siècle l'appelait l'incomparable Psellos : Il n'est aucune science, ajoute-t-il, que ce grand esprit n'ait éclairée de ses remarques, popularisée par quelque abrégé, réveillée par quelque perfectionnement de méthode. Avec cette intelligence encyclopédique et ce caractère de Bas-Empire, Byzance avait déjà produit Tribonien. On a aussi comparé Psellos à Bacon, chez qui le ministre a fait tort également au philosophe. Allatius croyait qu'il avait existé plusieurs Psellos. Que ne peut-on démembrer en effet le personnage, garder Psellos le savant et rejeter Psellos le grand-chambellan ![52] |
[1] Voir notamment MM. Ikonnikof, Essai sur le rôle civilisateur de Byzance dans l'histoire russe, Kief, 1869 ; — Feodor Ouspenski, Nikitas Acominate de Chones, écrivain byzantin, Saint-Pétersbourg, 1874 ; — Ilovaïski, Histoire de Russie, premier fascicule, et Recherches sur les Origines de la Russie, Moscou, 1876 (tous ces ouvrages sont en russe).
[2] Recueil de Chansons populaires grecques. Paris, Maisonneuve, p. 74-77 : Et un Turc lui frappa sur la tète — et le pauvre Constantin tomba de sa jument — et il resta étendu dans la poussière et dans le sang. — Ils lui coupèrent la tête et la plantèrent au bout d'une lance — et ils ensevelirent son corps sous le laurier.
[3] Comptes rendus de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, 1867 ; une traduction ou réduction du récit des deux ambassades entreprises par Psellos au nom de Michel VI au camp d'Isaac Comnène. — Journal des Savants, janvier 1875, avril et mai 1876. — M. Miller avait aussi commencé une traduction latine pour l'édition projetée de Hase, mais elle ne s'est pas retrouvée dans les papiers de ce dernier.
[4] Le tome IV de la Bibliotheca comprend une préface de l'éditeur, M. Sathas, l'Histoire ou les Mémoires de Psellos, ses oraisons funèbres de Michel Keroularios, de Constantin Likhoudis et de Jean Xiphilin, tous trois patriarches de Constantinople. Le tome V comprend l'éloge funèbre de la mère de Psellos et de quelques autres personnages, des panégyriques de Constantin Monomaque et de l'archevêque Jean, des écrits polémiques en vers et en prose, ses lettres inédites et d'autres opuscules. Quant aux volumes précédents de la Bibliotheca, le tome Ier comprend des œuvres inédites de Nicétas Choniate, de Michel Attaliote, de Théodore Métochite, etc. ; le tome II est consacré aux chroniqueurs grecs du royaume de Chypre ; le tome Ill aux histoires également inédites de Césarios Daponté, Serge Makraeos, Anastase Gordios, etc.
[5] Manuscrit n° 1182 de la Bibliothèque Nationale, qui renferme, outre Psellos, 1° Léon le Diacre publié en 1819 à Paris et en 1828 dans la Byzantine de Bonn par Hase, — 2° Michel Attaliote, publié dans le même recueil par feu M. Brunet de Presles en 1853, — 3° Jean Scylitsès, dont la dernière partie seulement a paru en 1647 dans la Byzantine de Paris.
[6] M. Miller, Journal des Savants, janvier 1875 : M. Sathas a purgé le texte de Psellos d'une innombrable quantité de fautes qui le déshonoraient. Et il ne s'agit pas ici seulement de fautes provenant de la prononciation, par conséquent faciles à reconnaître surtout pour un Grec : il y avait des erreurs telles qu'il a fallu une profonde connaissance de la langue et une critique habile pour retrouver la véritable leçon sous certains mots singulièrement défigurés.
[7] [Depuis que cet article a été écrit, M. Sathas a donné une nouvelle édition de l'Histoire de Psellos dans la collection des textes byzantins publiés sous la direction de Bury ; elle a paru à Londres en 1899. On peut en outre consulter sur le personnage le portrait qu'en a tracé Hesseling, dans son Essai sur la civilisation byzantine (trad. française, Paris, 1907) ; Diehl, Figures byzantines, 1re série, le chapitre : Une famille de bourgeoisie à Byzance au XIe siècle ; et l'esquisse de Dieterich, Byzantinische Charakterköpfe.]
[8] Sathas, Bibliotheca græca medii
ævi, t. V, p. 19.
[9] Voir mon Empire grec au Xe siècle, p. 25.
[10] Sur les études à Constantinople, voir Hergenrœther, Photius, Patriarch von Constantinopel, Ratisbonne, 1867, t. I, p. 322 et s.
[11] Anne Comnène, édition de Paris, p. 144, édition de Bonn, p. 258.
[12] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 29 et s.
[13] [On consultera avec intérêt pour toute cette période le livre de G. Schlumberger, l'Épopée byzantine, t. III : les Porphyrogénètes Zoé et Théodora, Paris, 1005. Cf. aussi Diehl, Figures byzantines, 1re série, le chapitre : Zoé la Porphyrogénète.]
[14] L'Empire grec au Xe siècle, p. 31 et s.
[15] Sathas, Bibliotheca, t. IV, Histoire, p. 50.
[16] [Il serait plus exact, pour éviter toute équivoque, de dire : secrétaire de la chancellerie impériale.]
[17] [L'empereur Michel IV était en outre gravement malade, et il mourut presque au lendemain de sa retraite au couvent.]
[18] Alfred Rambaud, La Russie épique. — Legrand, Recueil de chansons populaires grecques, avec des tragoudia sur le héros Digénis Akritas, qui sont du xe siècle.
[19] Sathas, Bibliotheca, t. IV, Histoire, p. 98 et s.
[20] Psellos est revenu plusieurs fois sur le portrait de Zoé et de sa sœur, p. 108, 127, 179 de son Histoire.
[21] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 106.
[22] Sathas, Bibliotheca, t. IV, Histoire, p. 182.
[23] Sathas, Bibliotheca, t. IV, Histoire, p. 129.
[24] Sathas, Bibliotheca, t. IV, Histoire, p. 123 et s. — Voir la traduction d'un fragment plus étendu par M. Miller dans le Journal des Savants, janvier 1875 : Dès ma plus tendre jeunesse, dit encore Psellos, on pouvait deviner ce que je serais un jour. J'étais encore inconnu à l'empereur : toute sa cour, avec laquelle j'avais des relations, lui parlait de moi en lui vantant la grâce de mon éloquence. Cette qualité, ce quelque chose de virtuel, si l'on veut, nous vient de la nature. Comme, parmi les corps qui viennent au monde, les uns sont beaux en naissant, les autres ont des taches et quelques défauts, de même, parmi les âmes, les unes naissent gracieuses et sereines, les autres tristes et ombrageuses. Chez les premières les grâces paraissent promptement : chez les secondes au contraire tout avorte, et leur organisation défectueuse les rend rebelles aux lois de la raison. On voit que Psellos ne pèche pas précisément par excès de modestie.
[25] Fabricii Bibliotheca graeca, X, 94.
[26] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 168-170.
[27] Sathas, Bibliotheca, t. IV, Histoire, p. 193-194.
[28] Sathas, Bibliotheca, t. IV, Histoire, p. 172.
[29] Annuaire de l'Association, etc., année 1875.
[30] L'Empire grec au Xe siècle, p. 385.
[31] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 508.
[32] Sathas, Bibliotheca, t. IV, préface, p. XVII.
[33] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 177.
[34] Sathas, Bibliotheca, t. IV p. 201.
[35] Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions, année 1867. [Cf. L. Bréhier, Le Schisme oriental du XIe siècle, Paris, Leroux, 1899.]
[36] Jules Zeller, Histoire d'Allemagne, t. III, l'Empire germanique et l'Église. [Cf. le livre déjà cité de Bréhier.]
[37] Sathas, Bibliotheca, t. IV, p. 303-387.
[38] Constantin Sathas et Émile Legrand, Les Exploits de Digénis Akritas, Paris, Maisonneuve. Voir le chapitre précédent et ma Russie épique, p. 421.
[39] Journal des Savants, mai 1876.
[40] Sathas, Bibliotheca, t. IV, Histoire, p. 272.
[41] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 222.
[42] Michel Attaliote, édition de Bonn (Brunet de Presles), p. 105.
[43] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 316.
[44] [Sur cet empire byzantin du XIe siècle et l'esprit qui anime son gouvernement, on lira avec intérêt le remarquable livre de Neumann, Die Weltstellung des byzantinischen Reiches... (La situation mondiale de l'empire byzantin avant les croisades, trad. française, Paris, 1903.)]
[45] Sathas, Bibliotheca, t. IV, p. 228-91. M. Sathas a publié dans l'Annuaire de l'Association, année 1874, p. 193, deux lettres, rédigées sans doute par Psellos et adressées par Michel Parapinace à Robert Guiscard. M. Vassilevski, dans le Messager russe (Rousskii Viestnik), croit que le destinataire de ces lettres n'est pas Robert Guiscard, mais un prince russe contemporain.
[46] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 268, lettre 33.
[47] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 261, lettre 26.
[48] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 258, lettre 20.
[49] Migne, Patrologia Græca, t. CXXII, p. 1163 : La Grèce et les régions qui l'avoisinent ou qui lui sont opposées furent jadis instruites et lettrées. Maintenant tout cela se réduit à des monuments antiques, à des ruines, à des décombres. Tu sais ce que tu as à faire pour que ton savoir ne soit pas en pure perte.
[50] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 367, lettre 119.
[51] Sathas, Bibliotheca, t. V, p. 343, lettre 100.
[52] Voir les articles de M. Egger sur Psellos dans la nouvelle édition du Dictionnaire des sciences philosophiques et dans l'édition précédente.