L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE XIV — L’armée de secours.

 

 

Ainsi nous étions enveloppés d’horreur, et les dieux vidaient sur nos têtes la coupe des malédictions.

J’allai trouver Vercingétorix et je lui dis :

Nos amis ne peuvent imaginer la détresse où nous sommes. Ils ont compté les délais, sans souci de l’exactitude, à notre manière gauloise, et probablement ils sont arrêtés, peut-être pas bien loin d’ici, à discuter longuement sur le meilleur moyen de nous secourir, ignorant qu’il ne s’agit plus de faire mieux, mais de faire vite. Il faudrait qu’on pût les avertir. A force de considérer les lignes romaines et la disposition de leurs sentinelles, je crois avoir découvert un point par où un homme seul, par la nuit noire, pourrait s’évader dans la campagne. Donne-moi congé d’essayer. Si je meurs, cela ne fera qu’un mort de plus dans notre armée. Si je réussis, peut-être aurai-je hâté l’arrivée du secours. Demain matin, tu pourras répandre que tu as dépêché un message à la grande armée, et cela redonnera aux nôtres du courage pour quelques heures.

Le Pen-tiern me dit :

Si c’était un autre que toi qui me fit cette proposition, je pourrais imaginer qu’il cherche seulement un moyen de mourir plus tôt, et d’une mort peut-être moins cruelle. Mais je connais ton dévouement. Va donc ! Si tu péris dans cette entreprise, je prierai pour ton âme. Et veuillent les dieux que tu réussisses !

Je passai chez un négociant de Massilia, que le Pen-tiern avait sauvé de l’expulsion, car il en tirait parfois de bons avis sur le caractère des Romains.

As-tu encore un peu de ton huile de la Province ? lui demandai-je.

S’il en reste, il n’en reste guère, répondit-il. Mais depuis quand les gens du Nord font-ils leur cuisine à l’huile ?

Depuis qu’on ne fait plus de cuisine du tout.

Il m’en donna une toute petite quantité, et je la lui payai au poids de l’or.

Quand je fis part de mon dessein à Ambioriga, elle m’embrassa et pleura silencieusement.

Rentré sous ma hutte, je me déshabillai tout à fait, ne gardant que mes brodequins, et, au cou, mon collier de talismans avec l’anneau de César. Je me frottai tout le corps et même la chevelure avec un mélange d’huile et de noir de fumée. Ainsi, je pourrais passer inaperçu dans les ténèbres ; je glisserais plus aisément dans les eaux ; et les mains qui voudraient me saisir n’auraient pas de prise sur mes membres luisants.

De ce mélange je frottai aussi la lame de mon glaive ; afin que nul reflet ne me trahit. Les gardes de la porte manquèrent de tomber à la renverse en voyant se dresser devant eux un apeure noir. Mais je me fis reconnaître. Ils ouvrirent.

Je descendis la pente nord de la montagne, celle dont le pied est baigné par l’Ose.

Au point où cette petite rivière traversait les retranchements italiens, j’avais remarqué qu’il y avait dans ceux-ci comme une brèche, pas plus large que le ruisseau, qui lui-même n’est souvent guère plus large que les épaules d’un guerrier. Ne pourrais-je me laisser couler avec les flots de cette rivière, m’enfuir avec elle, en trompant la surveillance des sentinelles romaines ?

La nuit était moins obscure que je ne l’aurais souhaité ; mais des nuées couraient dans le ciel et, entre leurs masses optiques ou diaphanes, la lune, déjà décroissante, n’apparaissait que rarement, vite disparue. Quand elle s’en dégageait, inondant la campagne de lumière, je m’aplatissais sur le sol, dissimulé entre les morts du dernier combat, perdu dans les ombres qu’ils projetaient au ras du sol. Ensuite je me coulais entre eux, comme un renard.

J’arrivai ainsi à l’Ose, et je m’y laissai glisser entre deux saules, silencieusement.

Couché dans l’eau sur le ventre, de tout mon long, à peine, de loin en loin, trouvais-je assez de profondeur pour nager ; le reste du temps je rampais dans les cailloux et dans la vase.

Contre les clartés intermittentes de la lune, j’étais protégé par les saules qui, des deux rives, rejoignaient leur pale feuillage et formaient sur ma tête comme un berceau.

En approchant des lignes romaines, je me trouvai brusquement privé de cet abri, car les légionnaires l’avaient fauché pour fabriquer leurs gabions et leurs loricæ.

J’étais. parvenu à la brèche que le cours du ruisseau les avait obligés à ménager dans le retranchement. A ce moment la lune sortit des nuages et inonda la montagne d’une lumière traîtresse.

Je me renversai, doucement, couché sur le dos, les pieds en avant, le visage même immergé, regardant à travers la nappe d’eau trouble, et respirant à j’aide d’un fétu de paille qui en dépassait le niveau.

J’entrevis alors sur les deux rives, derrière les deux coins de la brèche, deux sentinelles romaines, tournées l’une vers l’autre, c’est-à-dire toutes deux de mon côté, et je les entendis qui parlaient à mi-voix :

On commence à se faire vieux ici, disait l’un.

Bah ! répondait l’autre. Ils sont encore moins à la noce là-haut, dans l’oppidum. Ils y crèvent la faim, ils meurent comme des mouches.

Ce n’est pas de gras fondu qu’ils périssent, pour sûr ! Mais notre situation à nous n’est cependant pas commode. De ce côté, l’ennemi que nous bloquons ; de cet autre, l’ennemi qui va nous bloquer. A la fois assiégeants et bientôt assiégés.

Elle est très amusante, au contraire, notre situation ! De ci, de là, nous sommes garantis par de bons remparts. C’est ainsi qu’en Afrique on fait parfois la chasse aux lions. Le chasseur se met dans une cage de fer. Les fauves ont beau rôder à l’entour, ils ne peuvent parvenir jusqu’à lui. Protégé par les barreaux, il jouit de leurs fureurs, et, pendant qu’ils l’assaillent de toutes parts, en rugissant, déchirant la terre de leurs griffes, se battant de la queue leurs flancs ; il ajuste sa flèche tout à loisir.

Pourvu que les Gaulois de là-haut ne soient pas avisés que leurs amis s’approchent ! Pourvu que ceux de là-bas ne se doutent pas de l’extrémité où ceux-ci sont réduits !

Comment le sauraient-ils, les uns ou les autres ? Rien ne peut entrer dans la ville, rien n’en peut sortir. Hier encore, un émissaire venu de la plaine a tenté de passer. César l’a fait mettre en croix. Le même sort attend les émissaires qui descendraient de l’oppidum.

La conversation se prolongeait. Elle n’avait rien de gai pour moi ; surtout elle prolongeait désagréablement la situation où je me trouvais, couché sur le dos, transi de froid, la figure sous l’eau et respirant par une paille.

L’un deux se pencha vers moi, la main sur les yeux.

Encore un de leurs cadavres qui descend entre deux eaux !

Ou peut-être une loutre qui guette le poisson.

Eh ! non. Les loutres ont toutes disparu depuis que nous sommes ici à faire tout ce vacarme.

      C’est une loutre, te dis-je ; c’est tout noir.

      C’est un cadavre, te dis-je ; c’est trop gros pour une loutre.

Tiens ! tu vas voir.

A ce moment une pierre m’arriva juste sur la figure ; le choc fut un peu amorti par ta mince épaisseur de l’eau ; seulement il me brisa le fétu de paille entre les dents.

Que fais-tu là ? cria tout à coup une voix derrière la sentinelle qui était à ma gauche. Et toi aussi, là-bas ! Comment, vous vous permettez de parler sous les armes ?

Et le cep de vigne d’un centurion cingla les épaules du coupable le plus rapproché de lui.

La sentinelle de droite, protégée par le ruisseau, pivota sur ses talons et s’éloigna d’un air innocent, le pilum remis sur l’épaule et marquant le pas de faction. Son camarade m’avait aussi tourné le dos pour regarder le centurion, son pilum sur l’épaule gauche, la main droite à la visière du casque, dans l’attitude respectueuse du soldat devant son officier.

Mais, non, centurion... Je vous assure que...

Je ne cherchai pas à en entendre davantage. La lune s’était de nouveau voilée. Toujours faisant la planche, agitant doucement les mains comme des nageoires, je filai au cours de l’eau, assez rapide en cet endroit si resserré. Un peu plus loin, je donnai quelques bons coups de talon. Je me retrouvais sous le berceau des saules. Je m’arrêtai. et prêtai l’oreille. Aucun bruit suspect. Je continuai, et j’arrivai au confluent avec la Brenne.

Je mis alors avec précaution la tête hors de l’eau ; avec plus de précaution encore je l’avançai entre deux bouquets d’aulnes, et je regardai du côté des Romains. Rien ne venait.

Je traversai la Brenne, qui n’est guère plus large ni plus profonde que l’Ose. J’abordai et je me trouvai dans la plaine parsemée de broussailles.

A moins de faire la rencontre d’une patrouille, j’étais hors de péril. D’ailleurs, je l’entendrais bien venir, cette patrouille, j’aurais tout le temps de me blottir dans un fourré et d’y faire le mort.

Marchant, courant, rampant, je fis pas mal de chemin. L’aube commençait à blanchir que j’avais déjà mis près de cinq mille pas de distance entre les Romains et moi.

Seulement je grelottais sous ma peau noircie ; mon estomac, délabré par les privations, criait ; j’avançais dans un trouble et un éblouissement ; je sentais que j’allais tomber de faiblesse.

A la lisière d’un bois j’aperçus un cadavre étendu la face contre terre, avec une pointe de javelot qui ressortait entre les deux épaules. Il portait le costume des paysans senones ses braies et sa laie avaient été lacérées comme si une main impatiente eût recherché quelque chose dans leurs plis. C’était sans doute un messager de la grande armée gauloise, rencontré par une patrouille romaine, qui l’avait tiré à la course et avait enlevé ses dépêches.

Je traînai le corps dans le fourré, je le dépouillai et me revêtis de ses nippes ensanglantées. Je n’étais déjà plus un sauvage tout nu, mais pour sûr je ne payais pas de mine ! On n’avait point vidé le bissac du mort ; j’y trouvai un trésor plus précieux pour moi que ceux des rois : un morceau de pain. Je le dévorai en pleurant, pensant à mes malheureux compagnons d’Alésia, au jeune qu’endurait mon héroïque Ambioriga. Mais le sang recommençait à circuler dans mes veines. Je me sentis vaillant et fort. J’arrachai du cadavre le javelot, que j’essuyai sur l’herbe, — j’étais maintenant bien armé, — et je me remis en marche.

Ainsi se rencontrèrent, l’un mort, l’autre presque mourant, l’émissaire de l’armée de secours et le premier émissaire qui fut sorti de la place assiégée.

J’allais, j’allais. Au sortir d’un bois, je me trouvai dans une plaine en face d’un autre bois. Le soleil, encore invisible, empourprait déjà l’Occident.

Ce qui me surprit, ce fut de voir quantité de lièvres, de renards, de cerfs, de loups, traverser cette plaine entre les deux bois, courant tous dans la direction opposée à la mienne, éperdument, sans que les carnassiers songeassent à attaquer les herbivores. Tous venaient du même côté, et l’on eût dit qu’ils fuyaient devant une ligne de silencieux et invisibles traqueurs.

Je traversai cet autre bois et, tout à coup, comme j’en sortais par la lisière opposée, la surprise me cloua sur,place.

Devant moi s’étendait une nouvelle plaine, toute vallonnée. Elle m’apparut hérissée de lances, comme un champ après la moisson se hérisse de chaumes. On ne voyait pas ceux qui portaient ces lances : un repli de terrain cachait leurs têtes ; sur cette forêt de pointes, luisaient des animaux de bronze.

Par delà, sur les collines lointaines, à travers les éclaircies de la brume matinale, se dessinaient des lignes, des carrés, aux reflets étincelants de métal.

C’était, ce devait être la grande armée de secours ! Mon cœur sauta dans ma poitrine. De toutes mes forces, je courus. Sous les lances que j’avais aperçues d’abord, émergèrent des cimiers, puis des ceinturons de guerre ; en avant marchaient des cavaliers aux casques ailés.

J’arrivai sur eux en bondissant, tendant les bras en avant, criant je ne sais quoi.

Tiens ! un nègre ! dit l’un deux.

Peut-être un espion des Romains... Il faut l’occire.

Arrête donc, animal, avec ta manie d’occire ! Et si c’était un messager d’Alésia ?

Cavaliers ! m’écriai-je, je ne suis pas un nègre, quoique pour l’instant j’en aie la peau, ni un espion romain...! J’ai une mission de Vercingétorix... Très pressée, très secrète... Conduisez-moi de suite à Vergassilaun.

Il chevauchait tout près de là. Aux premiers mots que je lui, dis :

La voix de Vénestos ! cria-t-il joyeux... Est-ce donc toi ? Mais comment as-tu pu devenir un Éthiopien ? Par quel tuyau de forge es-tu passé ?

Je te conterai cela... Réunis les chefs, tout de suite, tout de suite ! Pas un instant à perdre. On meurt là-bas ! Ah ! comme vous avez tardé !

En un tour de main, avec de l’eau et de la glaise, je me débarrassai de mon huile et de mon noir de fumée. De nègre je redevins un Gaulois à la peau blanche, aux cheveux rouges. Et quand Vergassilaun m’eut fait donner des vêtements, des armes, un torque,  je redevins un glorieux chef de guerre.

Les autres chefs accouraient, sur le bruit qu’un message était arrivé d’Alésia. Parmi eux, le roi Comm des Atrébates, les, Édues Éporédorix et Viridomar : avec Vergassilaun, à eux quatre, ils se partageaient le commandement sur toute l’armée, On leur donnait parfois le titre que nos frères d’Asie donnent à leurs princes : ils étaient nos tétrarques.

Tous mirent pied à terre, formèrent le cercle, et je me mis à raconter, avec une hâte fiévreuse et un tremblement des mains, tout ce que je savais sur la situation d’Alésia, les travaux des Romains, les souffrances et le péril suprême des assiégés.

Les chefs pleuraient et des sanglots secouaient leurs armures. Mais tout de suite ils commencèrent à disputer.

Quand je vous le disais ! criait Vergassilaun. Vous avez laissé passer trente jours, puis dix jours. Délibérations dans les sénats des peuples, délibérations parlai les chefs de chaque vallée, délibérations dans le plus petit de vos villages. Vous n’en finissiez pas. Et de partout tes contingents, expédiés tardivement, arrivaient ici mal armés, mal équipés, sans bannes. et sans bêtes de somme pour porter les vivres. loi, tout à réorganiser, tout à réparer...

Il y aurait eu bien plus de retard encore si l’on t’avait écouté ! interrompit Viridomar. A t’entendre, Vercingétorix exigeait la levée en masse, la mise sur pied de tous les hommes en état de porter les armes, même des paysans, même des esclaves, sans doute aussi des vieillards et des enfants au berceau ! Et par qui les champs seraient-ils cultivés en notre absence ? Une cohue n’est pas une armée, et nous aurons déjà bien du mal à nourrir ce que nous avons.

On aurait mieux fait de rester chaque peuple chez soi, intervint Comm. Au lieu d’une guerre, c’est vingt guerres, c’est cent guerres que César aurait eues à soutenir en même temps. On ne se bat bien que sur le sol natal...

Pour nous faire encore écraser l’un après l’autre en détail ! reprit Vergassilaun en haussant les épaules : Mais nous ne faisons que cela depuis sept ans ! Après les Bellovaks, les Nerviens ; après les Lexoves, les Vénètes ; après les Éburons, les Trévires... Rester chacun chez soi ! Alors il ne fallait pas jeter Vercingétorix et ses soixante mille hommes sur la montagne d’Alésia, où ils périssent en nous attendant.

C’est lui qui a choisi cette position.

Non ! ce sont les Édues qui la lui ont imposée pour couvrir leur pays.

Non pas ! mais bien les Arvernes, pour éloigner du leur les maux de la guerre.

La levée en masse était une pure folie.

Et pourquoi donc une folie ? Si nous sommes inférieurs aux Romains en instruction militaire, écrasons-les sous notre nombre, sous le poids de nos masses d’hommes. Comblons leurs fossés avec des fascines vivantes...

Un homme n’est pas une fascine. Une fascine d’osier ne résiste pas quand on la pousse dans un fossé l’homme regimbe et recule. Et puis les fascines, on n’est pas obligé de les nourrir, et cela ne discute pas les ordres. Levée en masse, assaut en masse, tout cela, ce sont des mots.

Alors je me précipitai à genoux devant l’assemblée, étendant les bras vers les chefs ; les paumes des mains tournées vers le ciel pour attester, les dieux.

Seigneurs ! seigneurs ! m’écriai-je, que de paroles vaines ! Chaque mot conte la vie à cinq cents, des nôtres. Chaque minute rapproche, le dénouement. funèbre. Voulez-vous donc : ne trouver que des cadavres sur cette montagne ou vous avez mis vos frères en garnison ?

Les querelles s’apaisèrent devant mes larmes. Tous dirent que j’avais raison, qu’il fallait se hâter, que dans la journée sème on devait arriver sous Alésia.

D’ailleurs, dit Vergassilaun d’un ton conciliant, qu’avons-nous besoin de levée en masse ? il vaut mieux arriver moins nombreux que trop tard. Nous sommes ici plus de deux cent mille guerriers, les meilleurs de la Gaule. Avec l’armée de Vercingétorix, c’est plus qu’il n’en faut pour écraser les Romains.

Tous les chefs remontèrent à cheval et nous nous rendîmes sur un tertre pour assister au défilé de la grande armée.

En tête marchaient les Arvernes, avec tous les contingents de leur alliance et de leur clientèle, Cadurks, Gabales, Vellaves, au nombre, assurait-on, de trente-cinq mille.

Puis, en nombre égal, les Édues et tous leurs clients, Ségusiaves, Ambivarètes, Ambarres, Aulerks Brannoviks, Brannoves.

Puis, les Bituriges, malgré leurs infortunes, les Séquanes, si longtemps indécis, les Helves, qu’on avait dû contraindre à renoncer à l’alliance de Rome, les Senones et les Carnutes, acharnés à la guerre d’indépendance ; les Butènes, les Pétrocores, les Nitiobriges, qui ressemblent aux Aquitans et portent comme eux des vêtements tout noirs.

Du centre de la Gaule étaient accourus les Lémoviks ; des rives de la Loire, les Andégaves, les Turons, les Cénomans ; des bords de l’Océan, les Pictons, les Santons, et leurs anciens rivaux ; les Vénètes et les autres peuples armoricains.

Je saluai de la main mon ami Galgac qui marchait en tête du contingent des Osismiens. Je reconnus des parents de ma mère parmi les Aulerks Éburoviks, suivis des Lexoves, des Baïocasses et des Unelles. Mon cœur s’attendrit à la vue du contingent des Parises, fort de huit mille hommes, malgré nos pertes à la bataille du Lucotice : dans leurs rangs je retrouvais tous mes amis, les sénateurs et les artisans de Lutèce, Dumnac et Arviragh avec les gens de la Roche-Grise, Carmanno avec le reste des Castors, Boïorix remis de ses blessures, un peu amaigri par tant d’épreuves, mais écrasant encore de sa corpulence un colossal étalon du pays lexove.

Puis parurent des hommes à taille de géant, aux flottantes chevelures rousses, les gens des pays du nord, Suessons, Ambiens, Atrébates ; Morins, Ménapes, jusqu’aux Leuks et aux Médiomatriks de la Moselle, qui n’avaient point encore figuré dans nos batailles.

Une acclamation des chefs salua un petit contingent de cinq mille hommes qui défilait, arborant fièrement les enseignes au cheval sans selle et sans bride.

Les Nerviens ! criait-on. Il en reste donc après tous les massacres de César ? Et ce peu de sang oublié par lui dans leurs veines, ils viennent encore le verser pour la cause commune ! Les fils se sont hâtés de grandir pour venger leurs pères !

Mais les Bellovaks ? demandai je à Vergassilaun.

Tu vois ! c’est cette petite troupe de deux mille guerriers qui suit les Atrébates.

Deux mille seulement ! Eux qui pourraient mettre sur pied cinquante mille hommes !

Sans doute ! mais tu comptes sans la morgue bellovake. Ils se ménagent pour le moment où César viendra les relancer dans leurs forêts. Ce vainqueur de la Gaule et du monde, c’est au coin d’un bois qu’ils espèrent le vaincre. Alors seulement ils se réservent de se lever en masse. Il a été impossible de faire entendre raison à leur chef, l’intrépide et orgueilleux Corrée. C’est seulement à la prière de Comm l’Atrèbate qu’il a consenti à fournir ces deux mille hommes sur les dix mille qu’on se réduisait à lui demander. Corrée n’est même pas avec eux. Il ne veut pas d’une victoire partagée entre la Gaule et Corrée. Il faut nous résigner à vaincre ou périr sans Corrée. Veuillent les dieux ne pas lui faire payer trop cher son égoïsme !... Mais les Atrébates eux-mêmes, est-ce assez des quatre mille hommes qu’ils nous envoient ? Encore a-t-il fallu donner un des quatre commandements suprêmes à leur chef. Comm était tout près d’imiter le Bellovak. Tu l’as entendu tout à l’heure, c’est le même esprit : Chacun chez soi, chacun pour soi.

N’importe ! dis-je alors. C’est une armée sans nombre, à faire trembler le monde entier... Mais pourquoi, dans cette immense infanterie, si peu de cavaliers ?

Nous n’en avons que huit mille. Moins qu’à la bataille de la Vingeanne ! Que veux-tu ? Sept ans de guerres, sept ans de défaites, sept ans de réquisitions romaines, ont vidé nos écuries. La fleur de notre chevalerie a péri dans d’obscurs combats. C’est presque uniquement de peuple, de paysans, que se compose notre dernière armée.

L’équipement était, en général, inférieur à celui que j’avais admiré dans les légions et les turmes naguère formées par Vercingétorix. Chacun portait les armes qu’il avait pu trouver, celles mêmes qui, depuis les invasions gauloises en Italie, depuis l’irruption teutonique en Gaule, n’étaient plus eu usage. On avait recherché dans les greniers, fouillé dans les tombeaux, pillé les panoplies de parade, emprunté aux trophées gardés dans les temples.

Le court glaive ibérique, récemment adopté par tous les chevaliers, s’était fait rare : on avait donc fourbi de longues lattes de fer mou qui se rouillaient depuis la bataille du lac Trasimène. Les épieux de bois durci au feu et les lourds saunions reparaissaient, alternant avec les pila romains et les nobles lances. Les laboureurs des pays à blé avaient emmanché les lamés luisantes des grandes faulx, les tridents à soulever les gerbes, les crocs à double pointe qui leur servent à déterrer les racines. D’autres avaient garni d’énormes clous de fer leurs fléaux à battre les gerbes. Des gens vivant dans les forêts avaient des massues noueuses et des cognées. Toutes les formes de casse-tête apparaissaient, les uns ronds comme des galets, les autres avec des arêtes de bronze. Les bergers qui surveillent à cheval les bœufs demi sauvages avaient apporté leurs cordes à nœud coulant, dans l’espérance de cueillir au vol le légionnaire, comme on enlace à la course le taureau furieux. Les pêcheurs des rivières et de la mer s’étaient chargé les épaules de pesants filets garnis de balles de plomb, pour prendre le Romain comme un brochet.

Heureusement, dans cette infanterie, où presque tous marchaient sans casque et le torse nu jusqu’à la ceinture, pieds nus ou chaussés de galoches à semelles de bois, il y avait une multitude infinie de frondeurs et d’archers, ceux-ci avec des arcs de toute longueur et de toute forme, arrondis en cercles de tonneau, rigides comme des glaives, brisés en triangle, et des carquois de peau velue bourrés de flèches. Il y avait là de quoi mettre à la raison les Baléares et les Crétois de César.

En guise de torques d’or, nombre de chefs avaient au cou des colliers d’amulettes que des femmes, versées dans la magie, avaient, enchantés. Ceux de la mer avaient des maniaques de coquillages et ceux des montagnes des bracelets étoilés de petites cornes d’isard.

Avec les contingents des nations celtes — car, chez les Bolgs et les Aquitans, ces prêtres sont inconnus, — marchaient des druides couronnés de feuilles de -chêne, des prophétesses aux cheveux épars. Des bardes jouaient sur les harpes des mélopées héroïques et sur les rotres les airs à danser de chaque pays. D’autres musiciens promenaient les lèvres sur des chalumeaux, enflaient les joues sur des flûtes, pressaient sous leur bras la peau de bouc des cornemuses, embouchaient des trompes qui meuglaient comme des vaches et mugissaient comme des taureaux.

Ce qui faisait plaisir à voir, c’était le pas relevé dont marchaient toutes ces recrues, la détente des jarrets nerveux que les longues étapes n’avaient point fatigués, la puissance des poumons qui poussaient ces cris de guerre, la confiance et le courage qui brillaient dans les regards, l’émulation d’ardeur entre les grands blonds du nord et les petits hommes bruns du midi.

Tous, ceux du nord et du midi, les gens -dos hautes terres et les gens des plaines, les marins de l’Océan et les riverains de la Moselle, semblaient faire leur querelle propre et particulière de celle qui se débattait sous la montagne des Mandubiens. On eût dit que chacun avait là, sur ces rochers dont hier ils ignoraient le nom, sa chaumière, son champ, ses dieux, sa famille. Un même cri s’échappait de toutes les poitrines :

Alésia ! Alésia !

J’avais connu jusqu’alors des peuples gaulois, bolgs, celtes, aquitains, toujours rivaux, souvent ennemis, enclins à se jalouser et à se haïr, prompts à s’entr’égorger. Je voyais apparaître la Gaule et j’entendais les battements d’un cœur colossal.

Pour les assiégés d’Alésia, qui presque tous étaient Arvernes ou Édues, les gens de Lutèce avaient abandonné joyeusement leurs établis et leurs échoppes ; les Bituriges et les Pétrocores avaient délaissé leurs mines d’étain et de fer ; les Gabales avaient négligé les paillettes d’or qui courent dans leurs rivières ; la charrue du Carnute gisait renversée dans le sillon commencé ; les bœufs des Lémoviks étaient remis à la garde des petits enfants ; les bateaux de pêche des Osismiens dormaient au soleil sur les grèves.

Tous avaient embrassé leur mère ou leur fiancée, en se disant que peut-être ils ne reviendraient pas.

On ne les traînait, pas à la guerre ; c’étaient eux le plus souvent qui avaient forcé les chefs, hésitants ou tièdes, à se mettre en selle, à leur montrer le chemin de la victoire, et qui entraînaient les chevaliers à collier d’or dans un océan de têtes plébéiennes.

Ce spectacle me rendait à la fois joyeux et triste. Triste en songeant que demain peut-être il ne resterait pas en vie la moitié de ces hommes ; joyeux en pensant que le matin j’avais quitté Alésia en fugitif et que j’allais reparaître devant elle, amenant une armée comme le monde n’en avait jamais vu.

Allons ! dis-je à Vergassilaun. Allons délivrer ton cousin et ma femme ! Allons sauver le pays gaulois !

Nous marchions, parmi des flots de poussière, sous le soleil ardent de la fin d’août, le pas rythmé par les harpes et les cornemuses, toutes sonnant des airs qu’on eût cru mélancoliques, mais qui cependant nous faisaient le cœur content et brave.

Quand nous Mmes arrivés sur les collines à l’ouest d’Alésia, nous aperçûmes, presque au même niveau que nous, la ville sainte, le mur de six pieds à mi-côte, les camps dispersés sur les pentes, les hautes murailles en poutres et en pierres de son oppidum. Tout cela fourmillait de monde, et une clameur, malgré l’éloignement, parvenait jusqu’à nous.

Je ne sais si mes yeux acquirent tout à coup une vue plus intense, mais, à travers mes larmes, comme à travers ces buées pluvieuses qui rapprochent les distances, je crus voir parmi les casques ruisseler une longue chevelure blonde et une petite main qui agitait une grande épée !

Puis une figure colossale, surhumaine, impalpable comme l’arc-en-ciel et brillante comme lui, se dressa deux fois plus haute que la montagne d’Alésia, l’enveloppant de son manteau, la protégeant de ses deux bras étendus. Elle avait la chevelure rutilante et la robe blanche de ma mère quand elle descendit, vivante et souriante, dans la tombe de Béborix, et ses grands yeux d’azur semblaient m’appeler. C’était la mère de tous les Gaulois qui empruntait pour moi les traits de ma mère. C’était la patrie se révélant à chacun sous les traits de ce qu’il avait de plus cher parmi les êtres mortels, afin que de chacun elle fait aimée davantage.

J’essuyai mes yeux et je ne vis plus rien. Peut-être de si longs jeûnes, les émotions de la nuit, la marche sous le soleil, avaient-ils troublé mes sens. La montagne d’Alésia se dressait toujours, mais dans un indistinct fourmillement d’hommes et dans une rumeur à peine perceptible pour nous.

Bien plus près de nous, âpre réalité qui nous séparait de notre rêve de délivrance, apparaissait, semblable à des champs fouillés par des myriades de lapins et retournés par des sangliers, la campagne toute bouleversée par les ouvrages romains, les camps sur les hauteurs et les camps dans les bas-fonds, les lignes nettes et crues ; des parapets, les loricæ d’osier et leurs créneaux, les tours altières, les bras levés des machines ; et, stridents, nous arrivaient aux oreilles les coups de clairon et les sonneries d’alarme dans les retranchements italiens.