L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE XI — La mêlée sur la Vingeanne.

 

 

On espérait que tous ces peuples, en étendant le cri de guerre gaulois et en voyant briller les enseignes de leurs frères, accourraient se joindre à nous.

Ce nous fut une grande surprise, là où nous comptions entrer en amis, d’être reçus en ennemis. Où nous espérions trouver des mains tendues, de bonnes figures celtiques, moustachues, épanouies de joie, un salut fraternel en langue celtique, nous nous heurtâmes à des gens au visage glabre, rasé à la romaine, à des paroles injurieuses en langue latine, à des portes d’oppidum fermées, et souvent, pour régal d’hospitalité, nous fûmes accueillis par des volées de flèches. Qu’on juge de notre déception ! Quoi ! c’étaient là nos, frères bien aimés ? Il fallait qu’on les eût changés en nourrice. Il est vrai qu’ils étaient en nourrice depuis cent cinquante ans. Les Helves, dont le chef portait un nom romain, préférèrent se faire battre par nous. Les Allobroges, comme s’ils eussent oublié les atrocités commises chez eux par le préteur Fonteius, nous empêchèrent de passer le Rhône et de porter la guerre dans les Alpes.

Comment ces nations, aux noms si glorieux dans les annales de la Gaule, chantées sur les harpes de nos bardes, avaient-elles pu dégénérer si complètement ?

César et Labienus n’en étaient pas moins bloqués sur l’Yonne par le soulèvement de tous les peuples voisins. De cette Gaule immense qu’ils axaient mis sept années à conquérir, ils ne possédaient plus que le sol enclos par leurs camps et battu par la sandale de leurs soldats ; juste la place qu’il fallait pour les coucher tous dans des fosses pleines de chaux. Du pays édue ils ne pouvaient plus tirer un sac de blé, de la Province Romaine plus une recrue. Ils avaient très peu de chevaux, tandis que Vercingétorix tenait en sa main quinze mille cavaliers, les plus braves de la Gaule.

César eut alors une idée scélérate. Chez ces mêmes peuples germains que son glaive avait décimés, dont il était allé brûler les huttes jusqu’au delà du Rhin, ses émissaires coururent recruter des escadrons de mercenaires.

Lui qui se vantait à Samarobriva d’avoir sauvé la Gaule de l’invasion teutonne ! C’était lui qui maintenant la déchaînait.

Ces Germains n’ont pas de cœur. Ils ont beau ressentir les injures : dès qu’on leur promet de l’or et du butin, ils oublient tout. Il en vint qui avaient encore sur le visage la balafre des glaives romains et qui n’avaient échappé aux massacres de la Moselle qu’en passant le fleuve sur les cadavres de leurs frères. Mais César leur avait montré les bonnes terres, les riches villages de l’Yonne, de la Saône et du Rhône. Tout de suite ils arrivaient. Ils sont si avides qu’une fois déjà, appelés par César, ils s’étaient jetés sur son camp de .la Meuse pour enlever les bagages des légions. Ils pilleraient chez leur propre père.

Jamais vous n’avez vu des guerriers si misée rafales d’aspect, n’étaient leur haute taille et leurs membres athlétiques. Ils sont vraiment pauvres chez eux, même quand ils ont de l’or, car de l’or ils ne savent que faire et le cachent en des trous. On dit qu’ils sont sobres, mais c’est par misère, car les jours de bombance ils vous dévoreraient un bœuf avec les entrailles et les cornes, et se noieraient clans les tonneaux. Ils vont presque nus par les froids les plus rigoureux, non par plaisir ou par forfanterie comme chez nous, mais parce qu’il n’y a chez eux ni tisserands habiles ni foulons. Ils portent sur leurs épaules des peaux d’animaux, et c’est à peu près tout, car à peine ont-ils des braies d’une toile grossière. Quelques-uns ne sont guère habillés que de leurs tatouages.

Ils ont des armes étranges comme le bang, qui est à la fois une pique et un harpon, et qui fait des blessures atroces : certaines de leurs tribus n’ont pas honte de tremper leurs flèches dans les sucs vénéneux.

Comme ils ne savent pas faire une selle, ils montent à cru des chevaux malingres d’apparence, au long poil aussi mal soigné que celui de leurs maîtres.

César fut d’abord inquiet de voir ces affreux petits bidets échevelés, dont il ne soupçonnait pas l’ardeur ; il fit donner à ses amis germains des chevaux d’Italie, mettant à pied ses officiers et même une partie de ses escadrons.

En ceci, peut-être a-t-il bien fait : les Romains sont de piètres cavaliers, même les soldats des turmes au grand manteau de laine verte. Quant à ce qu’on appelle leurs chevaliers, des gens qui portent au doigt un anneau d’or et qui prétendent se comparer aux nôtres, ce n’est qu’une variété de mercantis : des fermiers d’impôts, des publicains, des accapareurs de grains, bref, des chevaliers de commerce.

Les Germains au contraire, je ne sais comment ils peuvent tenir à cheval, mais ils y sont solides, je vous en réponds. Ce ne sont pas des cavaliers qui vous arrivent sur le corps, mais des brutes montées sur des brutes, des projectiles mi-bête mi-homme, lancés comme par la détente d’une catapulté. Cela passe comme un ouragan, et parmi des clameurs épouvantables. Ils sont toujours à hurler, d’une voix gutturale et rauque comme celle des loups. Leur nom même, dans notre langue, signifie braillards. Une étonnante cavalerie, vous dis-je ; mais des fauves plutôt que des humains. Avec leurs fourrures saignantes ou mal tannées, leurs tignasses enduites de beurre rance pour détruire un peu la vermine, leur viatique de viande gâtée dans tour bissac ou même serré entre le dos du coursier et le cavalier, ils répandent autour d’eux, en chargeant, une odeur de charnier. Un blaireau n’est rien au prix d’un Harude ou d’un Chérusk. On les sent avant de les voir.

Et ce sont ces bêtes puantes et carnassières que César, le petit-maître romain, a lâchées sur ses amis les Édues et sur nous. Il a osé appeler les Barbares !

Je vis bien que Vercingétorix comptait avant tout sur sa cavalerie. Si exercée que fût déjà une partie de son infanterie, il craignait encore de la mettre aux prises avec les légions.

Quelques jours après l’assemblée de Bibracte, il alla camper sur la route que devait suivre César pour se rendre des bords de l’Yonne dans la Province Romaine. Il espérait lui couper le chemin et l’étouffer au milieu des nations insurgées.

La rivière, de la Vingeanne séparait maintenant les deux armées.

Nous étions à quelques mille pas des Romains quand le Pen-tiern convoqua les chefs de la cavalerie. Il nous remontra que le moment suprême était venu. Il fallait d’abord anéantir les troupes à cheval de César. Privées de leurs ailes et de leurs éclaireurs, les légions n’auraient plus qu’à se traîner péniblement ou à s’enfermer dans les camps...

Comme le hérisson qui est obligé de se mettre en boule et qui n’avance plus, me dit Vergassilaun.

Nous fîmes les serments les plus solennels, prenant à témoin les uns, tous les dieux de la Gaule, les autres le Dieu suprême qui les contient tous.

Nous jurons de ne pas revoir la fumée du toit paternel, ni nos enfants, ni nos parents, ni nos femmes, avant d’avoir, deux fois au moins, fait passer notre cheval à travers les rangs ennemis.

Comme à ce moment la poussière des chemins, soulevée en tourbillons, annonçait l’approche des légions, nous nous partageâmes en trois corps : deux pour tomber sur les flancs des Romains, le plus fort pour les arrêter de front. J’étais, avec Vergassilaun et les contingents de la Seine, à notre aile gauche.

Tout de suite César imita cette disposition et nous opposa trois corps de cavalerie.

De part et d’autre, les troupes de pied semblaient devoir rester spectatrices du combat, se contentant d’avancer un peu, pour la soutenir, quand leur cavalerie serait trop vivement ramenée.

A notre aile, nous chargeons furieusement le corps de cavalerie romaine, qui nous est apposé ; nous le traversons de part en part ; et tout à coup le nez de nos coursiers se trouve sur la ligne des pila de l’infanterie. Nous n’avons plus assez d’élan pour l’enfoncer ; nous faisons demi-tour, sous une volée de traits. Alors nous nous rabattons sur cette cavalerie qui se reformait ; de nouveau nous la culbutons ; nous en poursuivons les débris, à droite, à gauche, jusqu’à ce qu’ils se soient réfugiés dans les intervalles des cohortes.

De l’aile droite romaine accourent, comme pousses par un vent de tempête, les cavaliers africains. Nous les laissons venir et les chargeons en flanc. Ils sont ramenés comme les Romains, et une seconde fois nous nous heurtons aux carrés hérissés de pila.

Cette fois nous avions pris notre parti, et croisant le glaive avec les dards, faisant se cabrer les chevaux, nous essayons de bondir par-dessus les lignes romaines.

Tout à coup, sur notre flanc à nous, retentit un galop furieux. Nous distinguons des chevaux montés à cru, des torses nus, des chevelures sordides et rousses. Des hurlements de loups nous déchirent les oreilles, une puanteur emplit l’air. Ce sont les auxiliaires germains qui nous chargent.

César, avant de découpler ces chiens féroces, leur a fait verser à pleines rasades les vins les plus violents des Cévennes, et l’on sait que quand le cavalier a bu, c’est le cheval qui est ivre.

Ils arrivaient sur nous, les talons collés aux flancs des coursiers, les rênes lâchées, le visage allumé, les yeux, leurs yeux bleus sans éclat de gens des marécages, hors de la tête. Quelques-uns, qui avaient trop bu, viraient tout à coup autour du garrot et s’abattaient parterre. D’autres, renversés sur la croupe ou penchés sur la crinière, semblaient béatement cuver leur vin. A peine s’ils se servaient de leurs lattes. Ce n’était pas une attaque de cavalerie, mais une poussée de bélier, broyant tout sur son passage, rien que par le poids et l’impulsion.

Le malheur fut que nous étions à peine reformés après notre dernière, charge, et que nous prêtions le flanc.

Nos hommes criaient éperdus

Les têtes carrées !

Cingétorix dit :

J’en mangerais bien dix de ces braillards, à moi tout seul, s’ils ne sentaient pas tant le faisandé...

Il n’avait pu achevé ces mots qu’il fut heurté, culbuté, roulé. Toute la charge lui passa sur le corps. Aucun de nos escadrons n’avait eu le temps de se mettre en boule ; aucun ne tint debout une minute. Le cheval allait tomber à dix pas, et le cavalier à quinze pas.

Ce qui me sauva ainsi qu’Ambicriga et mes fidèles, ce fut un bouquet d’aulnes. Les Germains, bêtes et gens, vinrent s’assommer sur les troncs d’arbres, ou s’écoulèrent à droite à gauche.

Cette trombe furieuse prit tout le champ de bataille en écharpe, semant la plaine de ses chutes de chevaux et de cavaliers, mais emportée par l’ivresse des hommes et l’affolement des coursiers. Successivement elle heurta en flanc les deux autres corps de cavalerie gauloise ; et y entra comme un bélier dans une muraille d’argile. Du même élan, elle atteignit une cohorte latine aux prises avec de l’infanterie arverne et coucha sur le sol amis et ennemis. Puis, en aveugle, elle se rua sur une section d’artillerie romaine, brisant les timons, les rais des roues, les cabestans, les câbles, les treuils, écrabouillant ouvriers et ingénieurs, parmi les malédictions et les huées des légions. Elle ne s’arrêta qu’enlisée dans un marécage.

Il n’y avait pas à craindre de si tôt son retour offensif ; mais alors les cohortes avancèrent au pas de charge ; la légion modèle des Arvernes, accablée par le nombre, fut presque anéantie. Notre désastre devint irréparable. Cot, Cavarill, avaient été ramassés vivants par les vainqueurs ; la fleur de la chevalerie édue, la moitié de nos colliers d’or, gisaient morts ou tombaient aux mains des légionnaires.

J’eus à peine le temps de faire demi-tour avec mes cavaliers. Je me repliai sur notre infanterie. Elle-même était prise de panique. Je fus obligé de la suivre, traversant au galop nos camps abandonnés et qu’emplissaient déjà les pillards de l’ennemi.

Échappant à la direction des chefs, sourds à leur voix, cédant à ce vertige qui attire toujours les multitudes en déroute vers les lieux fortifiés, toute cette belle armée, dégénérée en cohue, reflua sur Alésia, l’oppidum des Mandubiens.