L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE VIII — La bataille contre Labienus.

 

 

Comme je rêvais d’une chevelure aux boucles blondes coiffée d’un casque d’acier, quelqu’un me frappa sur l’épaule.

Debout ! criait la voix de Camulogène. Les Romains ont passé le fleuve auprès de Métiosidon[1] !

En un instant je fus à cheval. Tout le camp était en l’air. Les chefs faisaient l’appel de leurs hommes, et les trompettes sonnaient.

Camulogène, impassible, recevait les derniers rapports.

Les éclaireurs envoyés en amont étaient revenus bredouille : il n’y avait pas cinq cohortes romaines sur cette flottille qui avait fait tant de vacarme dans la nuit. En face de nous, on avait pu voir que le camp romain était presque vide : pas plus de cinq cohortes pour le garder. Où donc étaient allées les trois autres légions ?

On n’avait pas été long à le savoir. Nos éclaireurs d’aval avaient été surpris par le ter cible orage de la nuit. Ils ne voyaient pas à deux pas devant eux, et quand la nuit s’éclaircit un peu, ils se trouvèrent au beau milieu des légions débarquées à Métiosidon. Les trois quarts d’entre eux avaient été pris ou tués. Quelques-uns seulement réussirent à s’échapper dans l’obscurité.

Et, l’un après l’autre, ils débouchaient des bois de l’ouest, et accouraient trempés, effarés et penauds.

Tout va bien ! disait Camulogène. Dans une heure nous allons avoir trois légions sur les bras.

Il prit aussitôt ses dispositions.

Les gens de Lutèce devaient rester à la garde du camp gaulois, observer ce que faisaient les cinq cohortes du camp romain et les cinq autres qui y rentraient de leur promenade nocturne en bateaux.

Le reste de l’armée devait se ranger en une seule ligne, face à l’ennemi, la droite au mont Lucotice, la gauche à la Montagne-Rouge.

La gauche était formée des contingents Carnutes, Senones, Meldes, Suessons ; la droite se composait des Aulerks et des contingents Parises des Rivières. Chaque chef était entouré de ses ambactes, chevaliers ou écuyers, et de ses paysans à pied.

Camulogène, à l’extrême droite, était avec les Aulerks. Je venais après, avec les gens de la Rivière, mes recrues des Éburons, Dumnac, Arviragh, Boïorix, Cingétorix, Carmanno et tous nos vaillants. Ambioriga se dressait sur son cheval tout contre moi. Puis s’alignaient les Parises de l’Oise, de la Marne, de l’Essonne, de l’Orge.

On allait se battre par familles, et qui donc aurait osé ne pas être brave sous les regards des siens ?

Camulogène appela encore les chefs et nous dit :

Nous sommes trop peu de chevaliers pour agir en corps de cavalerie et pour charger utilement sur les légions. Mettons pied à terre et envoyons les chevaux dans le bois du Lucotice. Comme beaucoup de nos gens sont novices aux combats, continua-t-il en baissant la voix, ce sera pour eux un encouragement de savoir que nous n’avons gardé aucun moyen de fuir. Il y a des cas à la guerre où il est bon que le soldat voie que le chef est à pied, comme lui.

Il retira son casque et le lança dans les arbres, en disant :

Et, quant au généralissime, il est bon que tous puissent bien reconnaître son visage.

Étendant vers l’ouest sa main d’argent, il ajouta :

Je crois que ces seigneurs d’Italie ne nous feront pas attendre longtemps.

C’était une belle matinée d’avril. Le ciel, comme lavé par l’orage de la nuit, brillait d’un éclat doux. Aux bourgeons des arbres tremblaient des gouttelettes pareilles à des diamants. Un parfum de fraisiers et de mousses fraîches émanait des bois, où pointaient les primevères, les myosotis et les pervenches.

Il régnait un tel silence sur notre ligne de bataille que l’on entendait les fauvettes caqueter dans les buissons et les pics-verts frapper du bec le tronc des vieux arbres. Des bandes d’hirondelles passaient en rasant la terre et s’appelant de petits cris aigus.

Soudain, à la lisière des bois en face de nous, des formes casquées et cuirassées semblèrent jaillir d’entre les arbres, isolées d’abord, puis par masses. Une forêt de pila s’alignait en avant de la forêt de chênes ; des aigles brillèrent, des vexilla flottèrent, et l’appel strident des cors et des trompettes éclata.

De notre côté, on y répondit par le beuglement des trompes et la clameur, de vingt mille combattants.

Les deux armées étaient face à face dans la plaine, entre les deux forêts, à huit cents pas l’une de l’autre.

L’espace fut bien vite diminué par les frondeurs et les archers des deux armées, et l’on entendit siffler les traits et ronfler les balles.

Ces guerriers, armés à la légère, étaient bien plus nombreux de notre côté, et l’on percevait le crépitement des projectiles sur Ies casques et les boucliers romains, aussi nourri que celui de la grêle sur une toiture d’ardoises.

On voyait des légionnaires porter tout à coup la main à leur mâchoire et sortir des rangs en s’appuyant sur leur pilum. Des officiers à manteau rouge, sans qu’on distinguât pour quelle cause, s’abattaient sur la croupe ou l’encolure de leurs chevaux ou viraient sur leur selle comme si les sangles eussent été coupées tout à coup.

Les Romains n’avançaient plus qu’en enjambant les corps des leurs, mais ils avançaient.

Contre notre aile gauche marchait la Septième légion, et sur nous-mêmes’ accourait la Douzième.

Elles allaient d’un pas accéléré ; car Labienus avait compris tout de suite que la multitude de nos porteurs d’arcs et de frondes nous donnait un avantage, et qu’il avait intérêt à faire croiser tout de suite les pila contre les lances.

Nous distinguions parfaitement les foudres d’or sur les boucliers oblongs, la disposition en échiquier des trente manipules de la légion qui nous était opposée : dix en première ligne, dix en deuxième ligne, dix en arrière.

Les premiers rangs envoyèrent une volée de pila pour déblayer le terrain de nos tireurs ; beaucoup de ceux-ci, atteints en pleine poitrine, au moment où ils allaient détendre leur arc ou faisaient tournoyer leur fronde, tombaient la face en avant, et la pointe du dard ressortait entre les deux épaules.

Quand les manipules de la première, ligne avaient lancé leurs pila, ils laissaient, par les intervalles ménagés dans leur échiquier, passer les dix manipules de la seconde ligne, puis les dix de la troisième : en sorte que, de la queue à la tête de la légion, c’était un mouvement continuel très bien réglé ; chaque ligne occupait tour à tour le front, le centre, l’arrière-plan, jusqu’à ce que tous les soldats eussent épuisé leurs armes de jet : alors ils mettaient le glaive au clair.

Maintenant c’étaient les manipules de la troisième ligné qui apparaissaient à leur tour, chaque soldat avec l’amentum passé dans les doigts et le pilum horizontal.

C’était à nous que ces dards étaient destinés, car nos archers et frondeurs battaient en retraite, pressés sur les deux flancs par les évolutions des turmes de cavalerie, et venaient s’abriter derrière nos fantassins armés de la lance et de l’épieu.

Nous n’étions plus qu’à cinquante pas de la .légion.

Nous courûmes au-devant d’elle ; nous essuyâmes la volée des pila, qui abattit bon nombre des nôtres.

Tout de suite on croisa les lances contre les glaives romains, mais comme les légionnaires, habiles à l’escrime, écartaient nos longues perches et nous présentaient à la gorge la pointe des épées, nous laissâmes bien vite la lance pour le glaive, et l’on se battit à deux pas de distance.

Boïorix, lui, n’avait ni glaive ni lance, mais une énorme massue de chêne, avec laquelle il faisait éclater les crânes dans les casques, ainsi que des noix dans leur brou, cassait des bras et des jambes, renfonçait des têtes dans des épaules.

Parfois il lâchait sa massue, empoignait un légionnaire à bras-le-corps, et l’on entendait le craquement des vertèbres avec celui de la cuirasse de fer.

Avisant un tribun à cheval, il fonça, la tête en avant, sur le poitrail de la bâte, enleva celle-ci sur la pointe de son casque comme eût fait un taureau sur sa corne, et, tandis qu’elle battait l’air de ses sabots de devant, il la renversa sur son cavalier qu’elle écrasa dans sa chute.

Il ne combattait plus qu’entouré d’un parapet de cadavres.

Bravo, l’Auroch ! lui criait Dumnac. Dumnac, avec son inséparable Arviragh, se lançait au plus épais de la mêlée ; là ils s’adossaient l’un à l’autre, et l’on eût dit une divinité bizarre à quatre bras, qui faisait le vide autour d’elle.

Cingétorix prenait des poses héroïques, et quand il avait tué son homme, sautait de deux pas en arrière, se campant le poing sur la hanche et criant :

Y en a-t-il encore ?

 Bravo, le Coq ! lui criait Dumnac ! Rassure-toi : il y en a encore beaucoup.

Carmanno le Coucou profitait de sa maigreur pour filer entre deux légionnaires et leur planter à chacun son court glaive sous l’aisselle.

Ambioriga était merveilleuse à regarder, le teint allumé par l’ardeur du combat.

Je n’ai jamais vu parer les coups avec plus de sûreté, riposter plus vivement. Les plus vieux routiers des cohortes, dans la série de duels qu’elle leur offrit, succombaient, la gorge tranchée ou le flanc ouvert au défaut de la cuirasse.

Elle travaillait en conscience, sans se presser, sans s’arrêter, comme une bonne ménagère qui tient à finir sa tâche avant le coucher du soleil. On eût dit que de sa vie elle n’avait fait autre besogne.

On se battait bien de notre côté, je vous assure. Tour è tour les trois lignes des manipules de la Douzième, décimées et refoulées, étaient forcées de rentrer dans les intervalles de leur échiquier, et à chaque fois nous gagnions quelques pas.

Nos archers et nos frondeurs, encouragés par nos succès, reparurent sur les ailes de la légion, et recommencèrent à faire pleuvoir les traits. Lad cavalerie ne les effrayait plus ; d’une grêle de projectiles ils arrêtaient les charges et les reconduisaient en piquant de leurs flèches la croupe des chevaux ou les reins des cavaliers.

Pour irriter les Romains et les terrifier, on criait :

Gergovie ! Gergovie !

A ce moment déboucha du bois du Lucotice un chef gaulois, suivi d’un gros de cavaliers. Il était habillé d’étoffes italiennes et ses cheveux étaient calamistrés sous le casque.

Par Camul ! s’écria Dumnac, c’est Kérétorix le Romain ! Comment ! Il lui a fallu tout ce temps pour sa toilette ?

Je fus sur le point de fondre sur lui, mais un manipule romain qui nous chargeait m’en empêcha. Ambioriga lança au petit maître un regard de mépris et se remit à combattre. Elle para un coup de glaive qui m’était adressé et que ce moment de distraction m’avait empêché de voir venir.

De derrière moi s’avança un homme que je reconnus pour un guerrier de Kérétorix. Il était sans casque, sans cuirasse, sans collier d’or, nu jusqu’à la ceinture, les cheveux en désordre et souillés de cendres.

Ne crains rien, me dit-il. Je m’appelle Porédorax, noble et fils de noble. Plus tard je te dirai un mot. Maintenant j’ai ma honte à laver.

Alors il me montra ses épaules sur lesquelles frissonnaient deux longues cicatrices, toutes récentes, et comme de coups de verge. Il ajouta :

Et tout à l’heure j’aurai mon injure à venger.

Quand son maître l’aperçut si près de moi, il pâlit et détourna la tête. Je l’observais depuis un instant, tout en m’appliquant à mieux parer les coups. Taudis que ses hommes se battaient de tout coeur, il semblait se ménager. Il regardait nos Gaulois avec un pli de dédain au coin de la bouche et les Romains avec des mines admiratives. Il se défendait, ripostait quelquefois, n’attaquait jamais. Il avait l’air de dire :

Quel dommage que de si beaux soldats soient malmenés par des rustres !

Un javelot romain vint l’effleurer à l’épaule. Il tira son cheval en arrière, se renversa sur la croupe et fit signe à deux de ses hommes. Il leur dit quelques mots tout bas, et alors il le prirent l’un par les pieds, l’autre par les épaules, et l’emportèrent dans le bois.

Ses autres guerriers s’étaient retournés, comme inquiets pour sa vie. Mais ils haussèrent les épaules et, sans plus s’occuper de lui, se remirent à combattre avec un nouvel acharnement.

Porédorax me surprit par sa témérité. Tête nue, le torse nu, il se ruait sur les Romains, puis s’arrêtait brusquement, se dressait de toute sa taille, laissant tomber les deux bras le long de ses hanches, leur présentant sa poitrine découverte.

L’aspect étrange de cet homme à l’air désespéré étonnait tes soldats italiens, et on eût dit qu’ils hésitaient à le frapper. Mais d’un mouvement sec il allongeait son bras, avançant son glaive tout droit, et, se fendant, leur traversait la gorge.

Sur lui le sang ruisselait, et les deux longues cicatrices de ses épaules étaient voilées de pourpre.

Le soleil était déjà haut sur l’horizon. La Douzième légion reculait toujours devant nous, mais la fatigue nous empêchait de la presser aussi vivement.

Comme d’un commun accord, une sorte de trêve intervint, et les hommes, baignés de sueur, appuyés sur leurs armes, respirèrent à coups larges et pressés.

Cingétorix, tout en s’épongeant, se gaussait des Romains.

Eh ! voyez donc ces oies du Capitole ! Ont-ils l’air d’assez sottes bêtes à piétiner ainsi sur leurs deux pattes ! Laissez-moi brider ces oisons !

Ou bien, le pouce appuyé sur une de ses narines, il imitait le cri de l’oie ; et alors nos guerriers se tordaient de rire et, sur tout notre front, on n’entendait que des can ! can ! canhan ! can-han ! joyeux et moqueurs.

Mais les Romains ne riaient pas ; ces petits hommes bruns, sous la visière de leurs casques, nous regardaient en dessous et de travers ; et l’on comprenait qu’ils ne se laisseraient point brider si aisément.

Je vis Camulogène se pencher anxieux sur une estafette qui arrivait du nord-ouest.

Les Bellovaks ?

 Pas de nouvelles, Pen-tiern.

Camulogène haussa les épaules et mordit ses moustaches grises. Puis, de nouveau impassible, il se remit à considérer l’ordonnance de l’armée romaine.

A ce moment, les guerriers de Kérétorix mirent pied à terre et s’approchèrent de moi. L’un d’eux me dit :

Nous allons faire ce qui ne s’est jamais fait depuis qu’il y a une Gaule sous le soleil. Mais jamais ambactes gaulois n’ont eu de semblables motifs pour abandonner leur chef. Son amour pour ta cousine achève ce qu’avait commencé son engouement pour Rome. Depuis longtemps il n’avait plus l’âme gauloise ; mais nous ne l’avions pas encore va criminel et couard. C’est lui qui, de nuit, en ton absence, forfait inouï entre guerriers parises, a tenté de forcer l’enceinte de ton village et d’arracher à ton toit Néhaléna. Tu vois Porédorax ; il lui a cinglé les épaules avec une cravache ; parce que ce brave homme avait osé lui reprocher son infamie et menacer de te la dénoncer. Il prétend que c’est ainsi qu’à Rome on traite les serviteurs rebelles. Nous prend-il donc pour des esclaves achetés ? Nous sommes nobles et fils de nobles, et pour le pain du chef nous lui donnons volontiers notre sang. Mais ce sang ne doit couler que sous le fer ennemi, non sous les verges d’un maître. C’est de force que nous avons traîné notre chef sur le champ de bataille. Et vois comme il s’est battu mollement, caressant plutôt que frappant les Romains. Tu crois sans doute que c’est une blessure grave qui l’a fait se retirer du champ de bataille ? Nous l’avons vue : c’est une égratignure dont une fillette dédaignerait de s’émouvoir... Sa conduite nous couvre de honte. En continuant à le suivre, nous verserions dans le crime et l’opprobre. Nous le désavouons pour notre seigneur et nous te prions de nous recevoir en ton service.

Ils arrachèrent alors et jetèrent les insignes de leur maître. Je touchai de ma main droite le pommeau de leurs glaives, et ils prirent place parmi mes hommes.

La bataille recommençait. De nouveau la Douzième légion nous chargea furieusement ; nous la reçûmes sur la pointe des glaives et nous rejetâmes les premiers rangs sur les suivants.

Tout à coup, sur notre gauche, nous entendîmes une grande clameur.

L’autre aile gauloise venait d’être entamée, rompue, dispersée par la Septième, légion. Sous les glaives romains, on ne voyait que des gens qui couraient, hurlant, suppliant, jetant leurs armes, foulant aux pieds leurs enseignes, pris de folie comme un troupeau harcelé par les taons. Ils fuyaient vers les montagnes, s’éparpillaient dans les plaines, et la cavalerie romaine, la pointe du glaive dans leurs reins, galopait sur leurs talons.

Bientôt ce rideau de fuyards se dissipa, et tout près de nous, sur notre flanc gauche, se dessinèrent les lignes sévères de la Septième légion.

Elle s’appuyait, à angle droit, sur celles de la Douzième. Nous étions pris entre les branches d’un équerre, presque dans un étau, et les escadrons italiens faisaient mine de se rabattre sur notre dos.

Il y eut chez nous un instant d’hésitation, et nos rangs commencèrent à flotter.

Sauve qui peut ! cria derrière nous, du milieu du bois, une voix étranglée. Était-ce la voix de Kérétorix ?

Alors tout ce qui n’avait pas du vrai sang de guerrier dans les veines, les esclaves d’abord, beaucoup de paysans, la plupart des archers et des frondeurs, se mit à fuir dans toutes les directions.

Nous continuions, nous, les combattants d’élite, à former une masse compacte, roulée en boule comme un hérisson, opposant à l’ennemi un cercle de pointes. Le grand danger, c’était de nous laisser couper du mont Lucotice.

Nous reculions lentement dans cette direction ; mais nous étions presque cernés et, dans nos rangs plus serrés, tous les coups portaient. Nous en rendions de terribles, et les cadavres des romains s’entassaient aussi nombreux que les nôtres.

Un moment, des légionnaires réussirent presque à saisir Ambioriga ; mais ses Éburons foncèrent sur les agresseurs comme des buffles et leur firent lâcher prise.

Bientôt nous sentîmes sous nos talons le sol qui devenait montant ; nos dos heurtèrent les arbres de la forêt ; nous avions maintenant l’avantage d’asséner les coups de haut en bas sur la tête de l’ennemi ; mais aussi nous offrions plus de prise à ses traits. Un pilum atteignit en pleine poitrine Camulogène ; il tomba et, ceux qui montaient à reculons le foulèrent aux pieds sans le voir. Un légionnaire se précipita et, sous nos glaives, ramassa une main d’argent.

Nos forces étaient épuisées, nos lattes ébréchées ou brisées ; contre chacun de nous il y avait dix Romains.

Nous étions perdus. Une seconde fois Ambioriga faillit être prise. Boïorix n’eut que le temps de saisir l’agresseur à la gorge ; d’un coup sec avec le tranchant de la main, il lui brisa la nuque, lui arracha la tête comme il eût fait à une mouche ; puis il la jeta, toute casquée, dans les rangs des légionnaires. Mais il était criblé de blessures, et perdait son sang ; or c’est par torrents que coule le sang d’un Boïorix. Il fallut bientôt le soutenir sous les bras, afin que du moins il mourut en faisant face à l’ennemi.

Oui, nous étions bien perdus. Derrière nous, on entendait, dans le bois, des battements de semelles, des froissements de branches et des respirations haletantes. Étaient-ce des Romains ou des traîtres qui se rapprochaient de nous par derrière ? Ambioriga me dit :

Tu vas me couper la gorge tout de suite, afin que je ne tombe pas vivante aux mains des Italiens... ou de leurs amis.

Tout à coup, sur notre droite, du côté de la Seine, on entendit des trompes celtiques. Étaient-ce enfin les Bellovaks ?

C’étaient seulement les Lutéciens chargés de la garde du camp gaulois. Assurés que la garnison du camp romain n’avait pas les moyens de franchir le fleuve, ils accouraient, pleins de confiance, ralliant les fuyards, forçant les timides à retourner dans la bataille.

Alors toute la Douzième légion, laissant à la Septième le soin de nous achever, fit front contre les nouveaux arrivants.

Nous profitâmes de cette diversion pour nous élever de quelques vingtaines de pas sur la colline, opposant aux assaillants un front encore redoutable, mais suivis obstinément par eux, comme un sanglier par une meute aux dents blanches. Maintenant c’était avec des pierres que nous luttions, et nous en écrasions leurs tètes. Après que nous avions abattu une rangée de casques d’acier, nous montions un peu. La cavalerie ne pouvait plus nous harceler, mais, entre les arbres qui rompaient nos rangs, on était souvent obligé d’en venir à des combats corps à corps, dans lesquels notre petit`nombre était un désavantage.

De leur côté, les Lutéciens résistaient vigoureusement aux charges de la cavalerie et à la poussée des cohortes. Mais là aussi, à la fin, la supériorité de la tactique et du nombre remporta.

De nouveau, nous vîmes des lignes rompues, des éparpillements de fuyards dans la plaine, tandis que le gros des combattants était forcé d’obliquer à droite et de se rapprocher des hauteurs boisées qui avoisinent la Seine.

Puis, sur les collines d’où étaient descendues, le matin, les deux légions, on entendit des sonneries romaines. C’était la troisième légion laissée en arrière par Labienus, et dont le passage en barques n’avait pu s’effectuer que plus tard. Elle approchait. Dans un instant elle se joindrait aux deux autres.

Certes, je regrettai alors de n’avoir point péri dans les récifs de la côte armoricaine, quand je ne connaissais point encore la vierge des Éburons ; certes, j’enviai ceux de mes compagnons qui étaient tombés sur les pentes de Gergovie, parmi les fanfares de victoire, et qui de leurs yeux mourants avaient pu contempler la fuite des aigles.

Ambioriga me mit son glaive dans la main et me dit :

C’est le moment. Frappe sans  faiblesse ! Le rêve qu’avec toi j’avais fait était trop beau. Il s’achèvera là-haut ; nous nous y retrouverons pour l’éternité. Frappe !

Et elle tendit sa gorge.

Écoute et regarde ! lui dis-je.

Dans la plaine couverte de morts, où s’allongeaient déjà les ombres du soir, où les valets de l’armée romaine égorgeaient nos blessés pour les dépouiller, un homme s’avançait à cheval, escorté d’un brillant état-major. Sa voix nette domina les cris des vivants et des mourants :

Qu’est-ce que font ces cohortes à fourrager dans les bois ? J’entends qu’on laisse reposer mes hommes. Ils auront assez de travail pour cette nuit et une assez rude marche pour demain. Croyez-vous, tas de buses, que je sois venu ici pour faire assommer en détail mes soldats dans les embuscades des forêts, quand la nuit tombe déjà ? Et qu’est-ce que j’amènerai à César, espèces d’oisons, si vous achevez de m’abîmer mes légions ? C’est bien assez que ce grand homme ait fait éreinter les siennes par les mangeurs de fromage de l’Arvernie. Un beau service vraiment que je lui rendrai si j’arrive sur la Loire avec des cohortes décimées et un cortège d’invalides, pour le plaisir de tuer quelques douzaines de ces hommes des bois ! Comme si quarante têtes de Gaulois valaient les os d’un soldat romain l Les faire prisonniers ? Avec cela que le Celte et le Bolg se vendent si bien sur les marchés d’Italie ! Allons, allons ! le jeu n’en vaut pas la chandelle. C’est déjà trop que d’avoir engagé contre eux la Septième et la Douzième. Je vous défends de faire donner celle qui arrive de Métiosidon. Il faut que j’en aie une de réserve. Nous serions propres si ces brutes de Bellovaks débouchaient de leurs forêts ! Où donc avez-vous appris la guerre, bécasses de marécages ? Faites sonner le rappel. Et plus vite que cela !... Demain nous verrons s’il y a nécessité d’aller là-haut déloger ces fuyards.

Les Litui jetèrent leurs notes perçantes. De toutes les collines les troupes romaines redescendirent dans la plaine. Et nous respirâmes.

 

 

 



[1] Métiosidon, Meudon.