L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES AIGLES

CHAPITRE IV — Gergovie.

 

 

Les jours commençaient à s’allonger. Bien que les hautes terres de l’Arvernie fussent encore blanches de neige, les plaines verdoyaient et nos coursiers y trouvaient une abondante pâture.

Toute l’armée de Vercingétorix était maintenant rassemblée sur la rive gauche de l’Allier, en face des légions, que le cours impétueux de la rivière, grossie par la fonte des neiges, arrêtait sur l’autre bord.

Protégés par cette barrière infranchissable, nous défendions l’Arvernie de toute invasion ; déjà le pays biturige était nettoyé des coureurs romains.

Combien César a-t-il donc de légions avec lui ? demandai-je à Vergassilaun.

Six légions, sans compter les auxiliaires. Cela doit lui faire cinquante mille hommes. Nous sommes tout près de soixante mille.

Mais les quatre autres légions ? demandai-je. Mais son lieutenant Labienus ?

Ah ! voilà ! me dit-il un peu embarrassé. Il paraît qu’il les a envoyés sur la haute Seine pour menacer de nouveau les Senones, les Parises et les peuples du nord. C’est pour cela que de ce côté il ne nous arrive plus de renforts... Tu n’es pas inquiet pour tes foyers ?

Non, lui dis-je. Nous avons là-bas de quoi nous défendre... J’admire plutôt l’audace de César qui, devant un adversaire comme Vercingétorix, ose se dégarnir da quatre légions et de son meilleur lieutenant.

Ne voulais-tu pas qu’il laissât les nations du nord descendre sur la Loire et nous amener leurs contingents ?... Et puis son succès d’Avaricum l’a peut-être grisé... D’ailleurs il compte sur la cavalerie et les dix mille fantassins que lui ont promis les Édues pour avoir si bien arrangé leurs affaires. Il pourrait compter sans son hôte... Sais-tu qui va commander ces dix mille hommes ?

Non.

Litavic !

Et il partit d’un bon rire, auquel je m’associai de tout mon cœur.

Depuis plusieurs jours nous étions en présence des Romains, séparés d’eux par le cours encaissé, de l’Allier, dont les eaux roulaient avec une force de taureau.

D’une rive à l’autre on échangeait des provocations. En se cachant dans les bouquets d’aulnes et de saules, on s’envoyait des flèches, aux barbes desquelles étaient joints des mots injurieux. Les frondeurs gravaient sur leurs balles d’argile et de plomb des mots injurieux, des noms de bêtes impures, espérant qu’ils s’imprimeraient dans la chair de l’ennemi.

Nous sentions bien que ce n’était là que jeux d’enfants. Cette sorte d’inaction nous pesait. Nous n’étions pas outillés pour franchir la rivière ; nous en étions venus à souhaiter que les Romains, plus habiles que nous dans l’art de construire des ponts, réussissent à la traverser.

La chose arriva plus tôt que nous n’espérions.

César fit mine de construire un pont, droit en face de nous. Ses ingénieurs enfoncèrent des pilotis ; mais, sous la grêle de nos traits, il leur était impossible de poser les madriers. D’ailleurs, on eût jeté dans le torrent quiconque se serait aventuré sur les planches.

Alors il feignit de renoncer à son projet, descendit la. rivière avec toutes ses troupes, nous entraînant à sa suite, mais toujours sur notre rive.

Puis, quand nous fûmes très loin de l’endroit où étaient plantés les pilotis, il revint brusquement, posa les madriers et fit passer ses légionnaires.

Pas mal joué ! me dit Vergassilaun. César est un maître en fait d’escrime. Suis bien son jeu. Feinte du coup droit : les pilotis posés. Trompez la parade, passez en quarte, revenez en tierce : la marche en aval, la contremarche en amont. Fendez-vous : le pont est franchi ! Vercingétorix parait fâché d’avoir laissé surprendre le passage. Il préférait tenir les Romains se morfondant entre une rivière torrentueuse et les Édues en ébullition. Il avait sans doute ses raisons. Pour moi, j’aime mieux qu’on en vienne aux mains. Ma lame s’ennuie dans le fourreau, et vraiment, nous ne pouvions pas rester bec à bec, à regarder couler l’eau, comme des hérons mélancoliques... En route pour Gergovie !

La guerre était désormais reportée dans l’Arvernie, mais le sentiment de l’armée et du peuple était tout autre qu’à l’époque où les coureurs de César, à la descente des Cévennes, s’étaient répandus dans les plaines. Alors on était surpris, comme si on les eût vus tomber de la lune. En ce temps-là on n’avait que des contingents peu nombreux, mal organisés, et des oppida dont pas un ne se trouvait en état de défense. Maintenant, si l’on battait en retraite, c’était en formant une bonne armée de soixante mille hommes, et pour occuper, sur des hauteurs choisies d’avance, des positions inexpugnables. On avait déjà fait connaissance avec la mauvaise fortune, on avait vu la face de la camarde, et, dans cette épreuve, nos cœurs s’étaient retrempés. On se sentait plein de confiance et d’ardeur.

Cette armée en retraite semblait accomplir, vers une victoire certaine, une marche triomphale.

Quelques jours plus tard nous étions campés sur les pentes du mont de Gergovie.

A douze cents pieds au-dessus du niveau de la plaine, le front perdu dans la nue, s’élève cette montagne à jamais glorieuse.

Son sommet forme un plateau quadrangulaire qui s’étend de l’ouest à l’est sur quinze cents pas et du nord au sud sur six cents. C’est ce plateau qui supportait la ville.

Celte-ci était ceinte d’une muraille, épaisse de dix pieds et haute de douze. Cette muraille était formée, à la mode gauloise, de poutres perpendiculaires à la ligne des remparts, reliées entre elles par d’autres poutres. Dans les intervalles de cette charpente, on avait maronné d’énormes blocs. C’étaient des pierres du pays, fondues et forgées autrefois dans les forges souterraines, noires comme des charbons ou rouges comme des braises ardentes : des laves, des porphyres, des granits, des basaltes, de la dumite poreuse mais aussi solide que de la fonte de fer.

L’aspect de cette muraille était à la fois sinistre et rassurant.

Des tours, charpentées en bois de chêne poussé dans le granit, maçonnées en blocs arrachés des cratères, cimentées avec de la chaux et de la scorie de volcan, se dressaient de distance en distance.

A l’intérieur de l’oppidum, des populations innombrables étaient rassemblées, car toute l’Arvernie de l’est et une grande partie des Bituriges s’étaient réfugiés là. Avec des huttes et des maisonnettes de lave et de basalte, parmi les ronces et les églantiers, on avait improvisé une ville immense.

Il ne cessait d’y régner une rumeur rappelant celle de l’Océan quand il bat les grèves, une rumeur faite de mille bruits divers, mais se confondant dans une étrange harmonie : voix humaines, ébrouements de coursiers, mugissements de bétail, bêlements de moutons, braiements des ânes, grognements des porcs. Parfois, dans ce vacarme, éclatait l’appel strident des trompettes en bronze et le beuglement des carnix à mufle de dragon.

Comme le plateau est traversé du nord au sud par un ravin, vers lequel s’inclinent sa partie ouest et sa partie est, chacune de ces deux moitiés de la ville avait vue sur l’autre et se montrait à elle disposée en amphithéâtre. Chacune des deux était à l’autre un spectacle. Tout au long de ces pentes on voyait dévaler les toitures de fichiste et d’ardoise, les cônes de chaume, les faites des tentes de cuir. On voyait s’entrecroiser les lignes des places, des rues et des ruelles. La nuit, chacun des deux quartiers offrait à l’autre une illumination de fenêtres éclairées et de feux de bivouac. Sur les bords extrêmes du plateau, ces feux se confondaient avec ceux des étoiles, et l’on ne savait où commençait le vrai firmament.

Pour éviter l’encombrement et assurer la discipline, c’était hors des murs, sur les déclivités qu’ils dominaient à pic, que Vercingétorix avait installé ses soixante mille soldats. Nous étions rangés sur le versant sud de la montagne, car c’était de ce côté seulement qu’on attendait les Romains.

A mi-côte, le Pen-tiern avait fait élever un mur en pierres noires et rouges, haut de six pieds, dont les sinuosités se modelaient sur celles du terrain.

Entre les superbes remparts de la cité et ce mur, s’étendait notre ville guerrière, presque aussi vaste que l’autre. Nous étions, disposés par nations, Bituriges, Senones, Carnutes, Lémoviks, Turons, Cadurks, Rutènes, Nitiobriges, et vingt peuples encore. Chacun avait son camp, muni de portes où veillaient des sentinelles. La cavalerie, l’infanterie et les tirailleurs occupaient des quartiers distincts, et chacune de ces armes s’y trouvait sous l’œil et sous la main de ses chefs.

Le matin, nous allions au rapport dans latente de Vercingétorix, dressée au milieu du camp central, qui était celui des contingents arvernes.

Il régnait dans notre ville militaire plus d’ordre et de silence que dans celle d’on haut, mais, la nuit, les feux de nos bivouacs épandaient une illumination non moins brillante. Nul soldat ne pouvait franchir les portes de la cité ou descendre par celles du mur de six pieds, sans une permission de ses chefs, sans donner aux sentinelles le mot de passe et leur présenter la tessère de plomb.

C’est là que je fus à même d’admirer combien il y avait de ressources et d’ingéniosité parmi nos guerriers parises. Les autres étaient là, les bras ballants, attendant les rations de vivres, quand les nôtres avaient déjà suspendu des chaudrons à des piquets, tiré l’eau des puits, déterré des racines, allumé des feux de brindilles, mis bouillir ou rôtir les quartiers de viande. Les autres jeûnaient encore que les nôtres digéraient déjà. Les Parises nourrissaient leurs camarades des campements voisins, mais ils ne se gênaient pas pour y dérober tout ce qui était à leur convenance. Chez nous on regorgeait de provisions alors que, dans les autres camps, on se plaignait de la disette et que l’on accusait l’incurie des questeurs.

Nos bivouacs parises étaient le rendez-vous de quiconque, dans l’armée entière, aimait à entendre des histoires, à deviser joyeusement autour des brocs, à regarder manœuvrer des chiens savants, à raconter des histoires et à danser. C’était là qu’affluaient les bardes, sûrs de toujours y trouver un bon souper et des oreilles attentives, parce que les estomacs n’y criaient pas famine.

La montagne de Gergovie n’est pas à pic sur toutes ses faces.

Du côté du nord, elle descend vers la plaine par une suite de pentes et de ressauts, sur le vallonnement desquels, çà et là, se dresse, écorchant le sol, quelque arête de roche. Un ennemi aurait pu, en se cachant dans les replis, surprendre l’approche des remparts ; mais, avant d’y arriver, il lui aurait fallu faire un immense détour dans la plaine, et nos sentinelles l’auraient signalé de très loin.

Du côté de l’est, la montagne est coupée tome avec la hache, sauf une sorte d’éperon de basalte sur lequel une chèvre ne pourrait se tenir.

Face à l’ouest, elle a un prolongement en contrebas, séparée d’elle par une gorge boisée et profonde, où l’on prétend qu’à de certaines nuits se réunissent les mauvaises femmes, les sorcières, pour préparer des philtres.

Ce plateau qui prolonge celui de Gergovie ne lui est inférieur que d’environ cent vingt pieds. Nous l’avions appelé la Roche aux Chênes.

Le versant du sud était, cela se comprend, pour nous le plus intéressant. Il descend d’abord en une pente assez raide, qui, à mi-côte, devient plus douce. Vers le milieu, correspondant à la dépression qui partage la ville en deux quartiers, se creusait un ravin abrupt, profond et large, accidenté par des coulées volcaniques, et au fond duquel on voyait quelques cabanes. Nous l’avions appelé le Ravin-aux-Laves.

De ce même côté du sud, deux hauteurs attirèrent tout de suite l’attention de l’état-major.

L’une, qui avait la forme d’un puy, très haute et de toutes parts à pic, aurait pu être négligée, car elle n’était point accessible à’ l’ennemi ; cependant nous y Times camper quelques-uns de nos contingents. Nous l’appelions le Puy-Noir.

L’autre, de trois cents pieds moins haute, formée d’une argile blanche, visqueuse, glissante, était trop près de nous pour qu’on n’y mit pas une garnison. C’était la Roche-Blanche.

Des remparts de l’oppidum un spectacle imposant s’offrait à nos yeux.

Vers le nord, c’étaient des plaines à n’en plus finir, parsemées de cônes volcaniques, dont le plus rapproché de nous, le mont Rugueux, ressemblait d’autant mieux à un casque gaulois que son sommet s’effilait en pointe.

Vers l’est, on dominait un lac immense, luisant au soleil ainsi qu’un miroir d’étain ; et plus loin encore, comme les tronçons d’un serpent d’argent, apparaissait et disparaissait, dans des bouquets d’arbres, la rivière de l’Allier.

Au sud, la vue était d’abord barrée par une montagne qui s’avançait du couchant et s’allongeait en lame de glaive. A la pointe, un village aux toitures rouges semblait une goutte de sang ; de l’autre côté de cette lame, des croupes de montagnes toujours plus hautes, figuraient un troupeau monstrueux qui escaladerait le ciel.

C’était surtout du côté de l’ouest que se tournaient les regards de nos Arvernes ; car là se dresse le Puy-Dumien, au centre d’une file de monts, plus petits mais tous pareil à lui, comme s’ils étaient ses fils. L’un d’eux s’appuie même sur sa hanche : on dirait un enfant qui cherche la main de sa mère. Géant parmi ces géants, le Puy-Dumien avait l’air de les surveiller, de les compter, de les passer en revue.

Il était étrangement bariolé, car un des flancs, tout dénudé, était rouge comme du fer sorti de la forge ; l’autre flanc verdoyait de gazon nouveau ; et sa tète énorme, couverte de neige, paraissait casquée d’argent.

Par les jours clairs, la ligne de ces puys se dessinait sur l’horizon d’un trait net. Plus net encore était le trait, quand leur sombre profil ressortait sur la pourpre d’un soleil couchant ; les névés de leurs sommets se coloraient alors d’un ton rose.

Sous la lumière de mars, nous voyions la plaine et ses collines comme sur la paume de la main, si bien qu’à dix lieues à la ronde on eût distingué un arbre ou une cabane de berger ; mais, seul, le Puy-Dumien enveloppait de nuées sa tète orgueilleuse, et l’où croyait voir de la fumée sortir de ses flancs calcinés.

Des différents aspects qu’il nous présentait, nos Arvernes tiraient des présages pour le temps qu’il ferait et même pour les destinées de la guerre.

Après quelque succès sur les Romains, ils étendaient leurs glaives vers lui et chantaient des hymnes oh il était dénommé l’Assembleur de nuages, le Père dos monts, l’Escabeau pour le pied des dieux assis dans l’Empyrée, le Pivot autour duquel tourne le monde. Ils appelaient à haute voix le dieu qui trône dans un némèdh sur ce sommet. Ils lui criaient d’interminables litanies :

Lug, le guerrier, à la lance d’or, à l’arc d’argent, au marteau d’airain ! Lug, fils de Ciân, qui eus pour mère Ethniu et pour nourrice la reine Tâltsin ! Lug, l’époux de Rosmerta, le seigneur des Mères tricéphales ! Lug, qui as pour escabeau la tortue primitive, pour coursier le cheval sans bride, pour char la roue ailée, pour éclaireur l’alouette, pour messager le corbeau fatidique, pour héraut le coq dont le chant annonce l’aurore ! Lug, qui as ton nom inscrit sur toutes nos montagnes, invoqué dans les cavernes creusées de main d’homme, adoré dans tous les temples ! Lug-Dumien, qui de ton glaive de feu donnes aux sources la vertu de guérir, toi qui assures le pied du voyageur au bord des précipices, qui diriges la main du potier tournant la terre blanche d’Arvernie, qui présides au tumulte des foires, qui remplis d’or l’escarcelle du marchand, qui fais germer le blé sous la charrue du laboureur ! Lug-Atusmer, qui arrachas la corne de Cernunnos, brisas la force de Trigaran, domptas le serpent à tête de bélier ! Lug-Ézus, Lug-Teutatès, le maître et l’effroi des forêts de chênes ! Lug Bélen, Lug-Tarann, qui disposes des feux du ciel et des feux souterrains, toi, dont la flèche brille dans l’éclair, dont la voix gronde dans le tonnerre, dont le marteau retentit dans les profondeurs de la terre ! Lug-Héol, qui as pour chevelure les rayons du soleil ! Lug Ogma, inventeur de l’écriture sacrée, maître des arts, docteur suprême, prince aux sciences multiples, instituteur des druides, inspirateur des bardes ! Lug-Camul, qui règnes dans les combats, commandes à la victoire, fais signe à Kathubodua ! Dieu suprême, qui contiens tous les dieux et toutes les déesses, notre seigneur et notre roi ! Accorde-nous la prospérité, donne-nous la victoire ! En échange, nous consacrerons dans ton temple les dépouilles de nos ennemis. Nous combattons pour toi. Combats pour nous !

Quand la tête du Puy-Dumien se cachait dans la nue, des prêtres y montaient pour s’entretenir sans témoin avec le dieu. Par les nuits sereines, on voyait briller là-haut la flamme d’immenses bûchers.

A de certains jours, la chaîne des puys et tous les autres puys de l’horizon se dérobaient à nos yeux, perdus dans. une buée. A d’autres jours, nous étions nous-mêmes enveloppés de nuages. Nous ne distinguions même plus les murailles de l’oppidum. On se cherchait à tâtons dans le camp ; une vedette de cavalerie ne voyait point les oreilles de son cheval.

D’autres fois des souffles couraient à travers ces vapeurs d’un blanc laiteux, les divisaient, les amincissaient, les rendaient opalines. Elles passaient devant nous, rapides, hâtives, effarées, légions de fantômes poursuivis par une armée invisible ; puis, elles repassaient, et l’on eût cru qu’elles étaient rabattues par d’autres escadrons qui les auraient prises à revers. Elles semblaient agitées d’un frissonnement, comme des âmes qui voudraient dire quelque chose, mais qui n’ont pas de lèvres pour parler, dans une muette déroute de spectres blancs. Alors un givre en fines aiguilles se déposait sur nos cuculles et nos caracalles, sur nos longues moustaches et nos sourcils.

Parfois tout cela s’enlevait d’un seul coup, laissant apparaître la campagne éblouissante ; parfois cela se résolvait en une pluie menue, obstinée, tenace, qui nous trempait jusqu’aux os, dévastait nos bivouacs, et ruisselait en cascades par tous les ravins de la montagne.

Quand le printemps fut sur le point de vaincre l’hiver, des orages éclatèrent formidables. Dans cette lutte du dieu soleil contre les noirs dragons du ciel, des éclairs resplendissaient, suivis aussitôt de fracas assourdissants. Les foudres tombaient à droite, à gauche, bridant nos yeux de flambées soudaines, sabrant les nuées de lueurs bleuâtres, tandis qu’un grondement continu roulait dans les gorges, se répercutait sur les monts, tonnait dans les cratères, éveillant des échos formidables comme les voix des dieux, précipitant la chute des avalanches. A de certains éclatements brusques, on eût dit que le ciel croulait, avec un fracas de sa voûte de cristal brisée, et que les monts allaient rentrer dans le sein de la terre. Qui n’a pas entendu le tonnerre d’Arvernie n’a rien entendu.

Cinq jours après notre installation sur la montagne de Gergovie, nous vîmes, par un ciel pâle et bas, s’allonger, des bords de l’Allier, comme six couleuvres aux écailles d’acier.

Les six légions ! crièrent nos guerriers.

Bientôt, en tête des colonnes, on distingua des masses aux reflets métalliques qui avançaient plus rapidement, et l’on percevait déjà des hennissements de coursiers ; tout de suite, pour courir au-devant de cette cavalerie, la nôtre descendit les pentes.

Dans la plaine du sud-est, il y eut de brillantes escarmouches.

Je fis le coup de latte contre les cavaliers romains et espagnols, qui toujours se repliaient dans la direction de leur infanterie, laissant sur le terrain des chevaux morts, des cadavres décoiffés et des casques vides.

Nous fumes assaillis par des ouragans de manches flottantes et blanches, de faces noires dont les yeux noirs luisaient sous des capuchons, de coursiers qui battaient l’air de leurs sabots de devant et dansaient debout sur leurs sabots de derrière. Nous trouvâmes ces Numides moins redoutables qu’on ne l’eût cru : sans nous laisser effrayer de leurs cris rauques qui auraient pu sortir du gosier de bêtes féroces, nous savions parer du glaive le jet de leurs javelines ou la poussée de leur lance à crinière de cheval, et dans ces poitrines sans cuirasse notre points ibérique trouvait aisément le chemin du cœur.

Nous fûmes chargés aussi par des auxiliaires gaulois ; mais quand ils arrivaient sur nous, toujours on les voyait faire demi-tour, passer presque sous nos lances, s’écouler à droite ou à gauche, avec de grands cris, mais gardant la javeline en main. Il était évident qu’ils ne se battaient pas de bon cœur contre leurs frères.

Quand les légions intervenaient, notre cavalerie se repliait sur la base de la montagne.

Bientôt on aperçut les Romains faisant halte entre le grand lac et la rivière.

Immédiatement après, les colonnes se disloquèrent, dessinant les lignes d’un immense carré. Nous entendîmes les pioches et les pelles sonner contre les cailloux des champs. Des levées de terre apparurent et des fossés se creusèrent. Le soir même, le camp était construit, et les Romains purent s’endormir à l’abri de remparts.

César ne paraissait point désireux de tant se rapprocher de nous ; car il laissait bien deux mille pas d’intervalle entre ce camp et les premières pentes du mont de Gergovie.

Le lendemain, sur les parapets romains, nous vîmes un groupe nombreux de manteaux de pourpre et de casques à grand panache.

Ces officiers avaient la face tournée vers l’oppidum ; de leurs mains, ils formaient des cornets, pour bien regarder, n’être point éblouis par le reflet des neiges.

Rien qu’à leur attitude, on devinait qu’il, y avait en eux de l’indécision. Peut-être étaient-ils étonnés de la hauteur de notre cité aérienne, de l’aspect terrifiant de ses remparts et de ses tours, de la multitude de nos guerriers, rangés par nations au long des pentes ; les autres collines, à commencer par la Roche-Blanche, hérissées de glaives et de lances, leur donnaient aussi à réfléchir.

Ils firent lentement le tour des parapets, s’arrêtant à chaque instant pour regarder à travers les palissades et paraissant se consulter. Les grands panaches des casques étaient penchés dans une attitude de méditation.

Va, mon bonhomme ! disait en riant Vergassilaun, comme si l’Imperator eut pu l’entendre. Le morceau sera plus coriace ici qu’à Avaricum. Tu pourras te morfondre entre tes remparts tant qu’il te plaira. Nous restons en communication, par toutes les faces de notre oppidum, avec les plus riches contrées de la Celtique, et ce ne sont pas les Édues qui t’apporteront des vivres. Tu jeûneras pendant que nous ferons bombance. S’il te convient de tenter une escalade à douze cents pieds de hauteur, gare à la casse ! Avec une rivière torrentueuse dans le dos, tu ne vas pas être à la fête.

De toute cette seconde journée les Romains ne sortiront pas de leurs retranchements.

Un revanche, la nuit fut des plus troublées.

Comme nous dormions à poings fermés, roulés dans nos caracalles, les pieds tournés vers les brasiers, soudain les sentinelles donnèrent l’alarme. Tout en bas, dans la gorge qui nous séparait de la Roche-Blanche, c’étaient des cris de victoire et des clameurs désespérées. Nous avions beau écarquiller les yeux ; nous distinguions à peine sur la neige de la Roche-Blanche, par la nuit noire, comme des fourmis qui couraient çà et là. Étaient-ce des Gaulois ou des Romains ? Nous l’ignorions.

Bientôt apparurent quelques-uns des nôtres, couverts de sang et de fange blanchâtre, les armes fracassées, essoufflés par l’ascension des pentes.

César avait profité de la nuit pour escalader la Roche, surprendre notre petite garnison et la jeter dans les ravins.

Au matin, la colline était déjà garnie de remparts et transformée en un second camp plus petit que le premier, et où deux légions tenaient garnison.

Dans la journée qui suivit, une ligne de gabions se dessina d’un camp à l’autre, sur une longueur de deux mille cinq cents pas, et tout de suite on vit voler les pelletées de terre que d’invisibles travailleurs arrachaient du sol.

Derrière ces gabions, un fossé profond se creusa, puis un second fossé. Les Romains pouvaient donc circuler du grand camp au petit camp, par une ligne d’aller et une ligne de retour. Comme ils cheminaient cachés jusqu’à la crête de leurs casques par les épaulements, pas un reflet d’armure n’indiquait à nos guetteurs leurs allées et leurs venues.

C’était comme un long bras que César étendait hors de son premier camp, avec un point au bout qui était le second camp.

Toute une face de notre oppidum se trouvait ainsi bloquée ; mais, les trois autres restaient libres ; et surtout par celle du nord, nous gardions toute facilité, même sans être vus, d’aller au fourrage, à l’eau et aux provisions.

Bien entendu, on ne laissa pas achever le travail sans avoir fait pleuvoir sur les travailleurs des balles et des flèches. Plus d’une fois, sur deux ou trois points, nous bouleversâmes les limes, culbutant les gabions dans les fossés ; et l’on se battait corps à corps dans les boyaux des tranchées.

Les Romains avaient pris la parti de ne pas même les défendre ; dès que nous attaquions, ils se retiraient dans leurs camps ; mais, quand le soleil se levait, nous constations que tout le dégât fait pendant le jour avait été réparé pendant la nuit.