L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE XVII — Le soulèvement.

 

 

L’hiver était venu. César avait repassé les Alpes, mais, derrière lui, il laissait la Celtique plus écrasée que jamais sous le poids de ses armées. Comme toujours, c’était, notre région qui était la plus étroitement emprisonnée dans le réseau de ses postes, de ses camps, de ses voies militaires. C’est là qu’il avait senti battre le cœur indigné de la Gaule, et d’une main de fer il essayait de l’étouffer.

Sur la frontière des Éburons et des Trévires, deux légions ; chez les Lingons, aux sources de la Seine, deux autres légions ; et enfin, à trois marches de Lutèce, autour d’Agedincum[1], ville des Senones, six légions.

Jamais les remparts de ses castella et de ses camps ne s’étaient élevés si haut ; jamais les fossés qui les entouraient ne s’étaient creusés plus profonds ; jamais tant de balistes et de catapultes ne s’étaient dressés sur les parapets, derrière les grandes loricæ ou claies d’osier à créneaux ; jamais des consignes plus rigoureuses n’avaient arrêté aux entrées tout porteur de saie.

Sur les remparts de ces forteresses, on voyait grelotter, par un froid terrible, malgré les braies dont ils enveloppaient maintenant leurs jambes nues, malgré leurs caracalles gaulois que soulevaient les épaulières de fer, les soldats en sentinelle. Allant et venant, le pilum sur l’épaule droite, la main gauche à la poignée du glaive, ces factionnaires se profilaient sur les pentes blanches de neige et dans le ciel pâle. A tout moment retentissait un cri que des voix proches, puis lointaines répétaient sur tout le parcours des camps : Garde à vous ! De temps à autre surgissait la silhouette d’un centurion, la vitis honorata levée sur quelque soldat qui sommeillait en marchant.

Sur nos chemins, la neige était à peine tombée que sa blancheur vierge se sillonnait d’ornières noirâtres, se mouchetait de creux laissés par les sabots des chevaux de guerre, car d’un castellum à l’autre se succédaient sans relâche les patrouilles, les reconnaissances et les pelotons de cavaliers escortant des convois.

Au coin des bois, blancs de givre, des glaçons aux moustaches, comme des statues équestres de marbre, on distinguait des vedettes romaines. Ou bien des cavaliers au visage noir, au capuchon blanc, paraissaient tout à coup, la longue lance en arrêt, isolés sur les hauteurs, avec l’étonnement, dans toute leur attitude, de ce froid inconnu et de ces plumes blanches qui emplissaient le ciel. Les sabots des coursiers d’Afrique sonnaient sur les glaces de la Seine, de la Marne et de l’Oise.

De temps à autre, des clameurs s’élevaient des villages : c’étaient les corvées des camps qui venaient réquisitionner les bœufs, les moutons, les poules, les bannes d’osier pleines de gerbes et de grains. Des incendies s’allumaient dans la nuit et des tourbillons de fumée rouge s’élevaient : c’est que les paysans celtes n’avaient pas bien compris le latin, ou l’espagnol, ou le numide, ou le baléare, ou le crétois.

Comme s’il ne suffisait pas de ces dix légions, dont chacune avait sur la conscience l’extermination ou la vente à l’encan d’une nation gauloise, on disait que César n’avait repassé les Alpes que pour enrôler en masse la jeunesse d’Italie et revenir sur nous avec cent mille hommes de plus, entre lesquels il partagerait nos meilleures terres.

Quelque lourde, que fût l’oppression, quelque effroyable le danger, nos cœurs ne se troublaient pas. On sentait que chez tous, rois, chevaliers, écuyers, paysans, esclaves, une résolution était prise : celle d’en finir. Les traces laissées par nos émissaires, allant de village en village, se croisaient sur la neige avec celles des patrouilles romaines.

On ne se hasardait pas à donner l’assaut aux camps ; mais, dans les hameaux isolés, les maraudeurs n’étaient pas toujours les bienvenus. Souvent les paysans les recevaient à coups de fourche, les jetaient dans les puits, cassaient la glace des rivières pour les noyer, ou faisaient dévorer leurs cadavres par les chiens et les porcs.

Il en manquait tant à l’appel du soir que les légats défendirent toute sortie des camps autrement qu’en grande force.

On ne ménageait plus rien ; on ne daignait plus se cacher des espions romains, ni de Kérétorix. Les artistes lutéciens vendaient des figures représentant César, avec une énorme tête et un tout petit corps, cloué par les quatre membres sur une croix. Leurs bardes, dans les ruelles de chantaient les exploits des anciens Brenns contre Rome, pleuraient des complaintes sur le supplice d’Accon, ou bien racontaient des histoires abominables sur le galant chauve. Le peuple des campagnes n’était pas moins exulté ; les paysans donnaient à leurs chiens les noms de César, de Labienus et de Crassus.

On apprit que celui-ci, avec son père le triumvir, avait été massacré là-bas, bien loin d’ici, près d’un fleuve d’Asie, par des cavaliers couverts d’écailles de fer et armés de flèches, qui combattaient en fuyant et fuyaient en combattant. Alors on alluma des feux sur les places de Lutèce et sur le sommet du Lucotice. On haïssait tellement les Romains qu’on se passionnait pour les Parthes, pour les Arabes, pour les Scythes ; volontiers ont eût appelé les Harudes et les Chérusks.

A tout moment accouraient des gens effarés et triomphants. Dans les forêts sacrées, où les chênes séculaires se fendaient par la rigueur du froid, ils avaient cru entendre des voix terribles, parmi les éclairs et le tonnerre, qui provoquaient à l’extermination des Romains.

D’autres avaient cru voir, à la lisière des bois, des guerriers de haute taille, avec le casque aux ailes éployées, et qu’ils reconnaissaient parfaitement sans les avoir jamais vus auparavant : c’étaient Dumnorix l’Édue, Boduognat le Nervien, Viridorix l’Unelle, Adiatun le Sontiate, Accon le Senone, tous portant la trace du fer des soldats ou de la flamme des bûchers. A travers les hurlements des loups et les hululements des chouettes, ces spectres criaient :

Parce que nous n’avons pas su nous unir, nous sommes morts et nos mânes sont captifs dans les Cercles inférieurs. Unissez-vous, vengez-nous, délivrez nos âmes.

Teutatès s’était manifesté sur le mont du nord et Bélen sur le mont de l’ouest. Dans les nuées on avait entendu passer des chevauchées hennissantes, s’entrechoquer des armées aériennes et, dans une lueur, on avait entrevu la lance de Camul et la hache d’Ézus. Les dieux de la Gaule se levaient donc en masse pour l’extermination des idolâtres, adorateurs de simulacres en pierre et en bronze. Les autels en granit brut, perdus dans l’épaisseur des bois, avaient été trouvés fouges d’un sang frais et encore fumant.

De toutes les forêts sortaient des druides, si âgés que la mousse les recouvrait ainsi que des troncs de vieux chênes, des jeunes filles aux cheveux épars, aux yeux hagards, à peine vêtues quand les roches éclataient sous la gelée, qui annonçaient, d’une voix aigue et rythmée, la mort prochaine de la Ville Éternelle.

De toutes parts nous arrivaient des prédictions et des présages. Les prêtres de l’île de Bretagne avaient vu se dresser, dans les feux du couchant, la face de Hu-Gadarn, émergeant de l’Océan, suivi d’une armée sans nombre. Les vierges de l’île de Sein avaient égorgé un équipage de matelots romains et, dans leurs entrailles palpitantes, n’avaient point trouvé de cœur. Sous les peulvans et les dolmens des Vénètes, on avait entendu la nuit des frémissements d’armures, comme de guerriers qui s’éveillent, et des ébrouements souterrains de coursiers.

Un marchand édue nous raconta que dans les temples de la Province Romaine les dieux de bronze et de marbre pleuraient, que leurs prêtres ne pouvaient tarir leurs larmes, et qu’un matin on avait trouvé vide le socle de la statue de la Victoire : la déesse ailée s’était envolée vers le nord.

D’un bout à l’autre de la Gaule les peuples s’armaient. On déposait les vieilles haines. Les Trévires pleuraient de rage, en se souvenant qu’ils avaient abandonné, au début, la cause des autres Bolgs. Les Santons et les Pictons suppliaient les Vénètes d’oublier l’appui donné à César. Les juges d’Accon envoyaient s’excuser auprès des Senones. Même les Rhèmes, les Édues, les Séquanes, les Lingons, étaient honteux d’avoir tant fait contre la Gaule. Ce qui pouvait subsister encore de Nerviens et de Ménapes sortaient des marais et pardonnaient aux Bellovaks, aux Suessons, aux Ambiens, leurs défections d’autrefois. Je détachai de ma maison les crânes qui avaient été les têtes de guerriers gaulois et je les ensevelis pieusement.

Dans les bois de la Roche-Grise, mes paysans ramassèrent des gens exténués, mourant de froid, à peine couverts de débris d’armures. Quand on les amena chez moi et qu’ils aperçurent Ambioriga, ils ouvrirent des yeux très grands et, se prosternant devant elle, baisèrent le bas de sa robe. Ils voulaient parler ; elle leur imposa silence en une langue que mes Celtes ne comprenaient pas.

Ce sont, me dit-elle, des guerriers de mon père, échappés comme moi â quelque battue des Romains, et parvenus ici sans trop savoir comment. Je les connais. Ils savent souffrir, obéir, et mourir. Prends-les à ton service. Pour l’amour de mon père et de moi, ils te seront fidèles jusqu’au dernier souffle.

Je touchai de ma main droite la poignée de leurs glaives ; ils m’embrassèrent les genoux. Je leur fis donner à manger : ils dévorèrent jusqu’aux os. Je les admis au nombre de mes chevaliers et de mes écuyers, chacun suivant le grade qu’il avait parmi les Éburons.

Il en vint d’autres encore. Par le conseil d’Ambioriga, presque tous les jours je traversais la Seine en barque ou sur la glace, suivant le temps, pour aller attendre sur la rive droite ceux qui pouvaient arriver du nord. J’en eus bientôt plus de trente.

C’étaient tous des hommes de taille colossale, à la chevelure inculte et rousse, aux yeux bleus et durs. Ils mangeaient comme des loups, mais ne buvaient que de l’eau.

Je vis bien qu’au printemps il resterait très peu de moutons et de bœufs dans mes villages. Pour cette raison aussi, j’avais hâte d’en finir avec les Romains.

On aurait déjà pris les armes ; mais la Gaule attendait un chef. Il en fallait un qui se fit obéir au doigt est à l’œil, qui domptât les nobles égoïstes et les chevaliers turbulents, qui pendit ou brûlât par douzaines les traîtres et les indociles, qui eût le droit de couper les poignets, de crever les yeux, de faire voler les têtes ; car, dans l’exaspération où nous étions, nous voulions nous soumettre à une discipline plus terrible que celle des Romains, à la seule condition de pouvoir les vaincre.

Mais qui serait ce chef ? Ambiorix était loin, Dumnorix était mort. César avait fait périr les meilleurs d’entre nous ; on ne pouvait compter ni sur les Arvernes ni sur les Édues. Qui serait ce chef, glorieux entre tous les chefs ? Serait-ce Camulogène l’Aulerk, Comm l’Atrébate ou Corrée le Bellovak ? Aucun d’eux n’était assez illustre pour s’imposer à toute la Gaule. Allions-nous, faute d’un chef, nous résigner encore ou périr sans gloire, en nous ruant isolément à l’assaut des camps romains ?

Nous, les Gaulois, si fiers de notre liberté, si intraitables sur l’indépendance, nous étions affamés d’obéissance. Nous aurions suivi même un brigand, même un esclave, s’il eût pu nous conduire à la victoire.

Ah ! si les dieux daignaient hâter la venue du Libérateur inconnu que les druides, les bardes et les prêtresses annonçaient depuis si longtemps ! S’ils avaient voulu permettre à Hu-Gadarn de reparaître en ce bas monde, ne fût-ce que pour quelques semaines !

Un jour Ambioriga me dit :

Le Libérateur s’est révélé. Hu-Gadarn est revenu sur terre. Il s’appelle maintenant Vercingétorix.

Or personne, en ce temps-là, ne parlait encore du fils de Keltil.

Au moment le plus rigoureux de l’hiver, un matin que je réfléchissais en me chauffant devant un grand feu, j’entendis vers la porte d’entrée du village un appel de cor.

Puis, tout de suite après, la porte de ma maison s’ouvrit et je vis entrer en costume de guerre, mais couvert de frimas et secouant sur le seuil la neige de son cuculle, Verjugodumno, le sénateur de Lutèce. Je me levai très empressé, l’installai devant le brasier et, tout d’abord, lui versai une grande coupe de vin. Il paraissait agité, ému, à la fois inquiet et joyeux.

Tu ne sais donc rien ? me demanda-t-il.

Non ; par ce temps de loup, il ne passe personne devant la Roche... Il y a donc quelque chose à savoir ?

Grandes nouvelles ! Très grandes nouvelles ! T’ai-je assez importuné jusqu’à présent de mes conseils de prudence ! Eh bien ! aujourd’hui je viens te dire : le moment de l’action est proche. Il est venu.

Les dieux en soient loués. Mais qu’y a-t-il donc ?

Ce qu’il y a ? Il y a que si la Gaule n’est pas encore debout tout entière, elle le sera demain peut-être. Toutes les nations qui ont à leur tête des sénats hostiles aux Romains sont d’accord ; celles, qui ont des sénats amis des Romains, comme les Suessons, les Arvernes et même les Édues, ne songent qu’à les renverser pour se joindre à nous. Chez les Arvernes, Vercingétorix, le fils de Keltil, a déjà fait prendre les armes à ses clients. Seulement, il fallait que quelqu’un commençât...

Pourquoi pas nous ?

Nous, notre tour va venir. Aujourd’hui c’est un autre peuple qui doit donner le signal, un peuple qui soit établi sur la Loire, de telle sorte qu’on s’insurgeant il coupe tout d’abord les communications, entre les légions romaines du nord et les recrues arrivant de la Province, un peuple qui soit au cœur même de la Gaule, afin que le signal donné par lui parvienne en même temps à toutes les extrémités du pays...

Et ce peuple ?...

Ce ne pouvait être que les Carnutes. Leur territoire s’étend au nord jusqu’à la Seine ; au sud, il dépasse la Loire. Ils avoisinent les peuplades de la basse Seine, Auterks, Lexoves, Véliocasses, dont tu te rappelles les exploits sous le malheureux Viridorix ; ils sont en relation avec les tribus de l’Armorique, qui n’ont point oublié leur bataille navale contre les Romains, et avec celles de la basse Loire, Turons, Andégaves[2], Namnètes ; ils confinent aux Bituriges, qui eux-mêmes touchent aux Pictons, Lémoviks, Arvernes, Édues. L’insurrection des Carnutes ébranlerait donc vingt peuples à la fois. De plus, c’est une nation très riche, qui possède des villes magnifiques comme Durocass, de grands ports sur la Loire comme Genabum[3]. Elle est la plus religieuse de la Gaule, et son Némèdh d’Autricum, avec ses collèges de druides et de prêtresses, avec ses forêts consacrées à Teutatès et à la Vierge mère, attire les hommes pieux de toutes les régions. Il n’est peut-être pas un Gaulois qui ne connaisse le pays des Carnutes pour y avoir été en pèlerinage ou pour avoir fréquenté ses ports, ses marchés et ses foires.

Les Carnutes sont trop riches, dis-je, non sans un peu d’amertume, pour courir les premiers une pareille aventure.

Aussi n’est-ce pas sans peine qu’on les a décidés. Leurs sénateurs ne voulaient pas, car ils font de grosses affaires avec les négociants romains établis à Genabum. Ils craignent pour leurs belles maisons, pour leurs grands troupeaux ; ils sont terrifiés du sort d’Accon, et ne se soucient pas d’être livrés à César pour qu’il les fasse mourir, soit à la mode gauloise, sur un bûcher ; soit à la mode romaine, sous les verges et la hache de ses licteurs. Mais il y a là deux hommes déterminés, Cotuat et Conconétodun, qui ont peut-être moins à risquer que les autres, et qui ont effrayé, leur sénat de la colère du peuple. Alors ils se sont tous mis d’accord... Ce sont les Carnutes qui donneront le signal ; mais ils exigent que tous les peuples gaulois s’engagent de la façon la plus solennelle à ne pas les abandonner : dans le péril où ils se seront jetés pour la cause commune.

Ils ont raison. Que chaque peuple gaulois livre des otages aux Carnutes et que chacun en prenne d’eux.

Cela exigerait trop de temps, et puis cela donnerait tout de suite l’éveil aux Romains. Autant signifier aujourd’hui aux commandants des légions qu’on les attaquera demain. Ils n’auront plus qu’à graisser les rouages et tendre les ressorts de leurs catapultes.

Alors que faire ?

Quelque chose de bien simple. Au lieu d’otages, on portera dans le Némèdh d’Autricum les enseignes de tous les peuples, afin que les Carnutes voient bien que tous sont résolus à vaincre ou à périr avec eux.

Mais les Arvernes ? Mais les Édues ? Ne m’as-tu pas dit qu’il n’y avait pas de succès à espérer si l’un ou l’autre de ces peuples ne se déclarait pour l’insurrection ?

C’est vrai, sans l’un ou l’autre, on ne peut rien. Avec l’appui de tous deux, la victoire est assurée... Mais ne vois-tu pas que, chez les Arvernes, Vercingétorix va travailler les côtes au parti de la paix, qui a pour chef son oncle Gobanition ? Ne vois-tu pas que chez les Édues tout est en l’air. Il y a beau temps que l’on n’écoute plus Divitiac et que l’on est tout oreille aux insinuations de Litavic...

Alors, toi si sage, tu crois au succès ?

Oui, si Vercingétorix, chez les Arvernes, Litavic, chez les Édues, réussissent à faire la révolution. Et ils la feront : celui-là tout de suite, celui-ci un peu plus tard. Ah ! mon ami, avec les Arvernes et les Édues, même avec les Arvernes tout seuls, la Gaule est libre !... César, empêtré dans les intrigues du Sénat et du Forum, avec son Pompée, son Caton, son Clodius, son Metellus, aura tout au plus le temps de repasser les Alpes. S’il réussit à les traverser, il trouvera les Cévennes se dressant devant lui comme une muraille infranchissable, car, en ce moment, il y a six pieds de neige dans les gorges. Derrière ce rempart, il trouvera pour garnison la Gaule soulevée tout entière. Et s’il réclame ses légions, on lui montrera de grands plis dans les plaines de neige, et on lui dira : Elles sont là-dessous. Seulement, mon cher Vénestos, après cette extermination des légionnaires, il n’y aura pas de grâce à espérer, tu comprends ? On se battra non pour la gloire, mais pour sa peau.

Une guerre à outrance, une guerre à mort ! Celle que mon père a si longtemps invoquée, celle que j’attends depuis dix ans !... Alors en route pour le Némèdh des Carnutes ! Tous, tous ! Roulons comme un torrent vers la Loire !

Non, pas comme un torrent. Pas tous, entends-tu bien, tu oublies donc les six légions campées à Agedincum, à trois marches d’ici. Il faut songer en même temps à l’offensive chez les Arvernes et à la défensive de ce côté-ci. Suppose que les six légions ne soient pas attirées dans le sud, pour se porter au-devant de César. Suppose qu’il en reste seulement trois sur la Seine... Qu’est-ce qui défendra contre elles notre ville, tes villages, nos femmes, nos enfants ? C’est beaucoup déjà que nous nous avancions sur la Loire avec l’élite de nos cavaliers. Il faudra laisser ici la majeure partie de tes guerriers. Grâce au secours que nous ont promis les Meldes, les Bellovaks, les Atrébates, les Suessons, les Aulerks, on pourra protéger l’île de Lutèce et la Rivière aux Castors... Nous avons pensé à un chef dont le nom, sans aucun doute, ralliera tous les suffrages, c’est Camulogène l’Aulerk, un vrai fils de Camul ; tu connais ses exploits contre les Germains et dans l’île de Bretagne. C’est un brave à tous crins et un tacticien des plus retors. Les Sicambres lui ont abattu la main droite ; mais un habile artisan, versé dans la magie, lui en a fabriqué une en argent. A chacune de ses campagnes, il la perd dans la bagarre, et on lui en refait une autre. Nous partirons plus tranquilles pour Autricum si nous le savons installé dans Lutèce. D’ailleurs, s’il y a un danger trop pressant, nous aurons tout le temps de revenir.

Quand partons-nous ?

Les délégués de Lutèce et les chefs de la rive droite arriveront ce soir chez toi, puisque la Roche-Grise est sur le chemin qui mène vers les Carnutes... Nous comptons, sur ta bonne hospitalité pour cette nuit... Demain matin nous serons en route... Le dé en sera jeté. Que Teutatès nous protège !

Je l’embrassai avec effusion pour ces bonnes nouvelles.

J’appelai mes hommes, Parises et Éburons ; je leur annonçai mon départ, sans leur révéler encore le but du voyage. Ils comprirent bien vite qu’il s’agissait d’aller battre les Romains ; leur joie éclata en applaudissements bruyants. Elle diminua un peu quand je les informai que j’emmenais seulement Arviragh, Damnac, la moitié de mes guerriers Parises et la moitié des Éburons.

Bientôt des cris répétés tout le long de la vallée annoncèrent que la grande nouvelle s’y propageait.

Carmanno, Boïorix, Cingétorix arrivèrent successivement avec la moitié de leurs bandes.

Dans la soirée, parurent un certain nombre de chefs de la haute et de la basse Seine, de chefs de la rive droite, ainsi qu’une partie des sénateurs lutéciens, qui vraiment avaient bonne mine sous le casque.

La soirée fût une fête, et l’on s’endormit rêvant de gloire et de liberté.

Au matin, il y avait devant ma maison cinq cents guerriers, tous à cheval. On n’emmenait pas de piétons.

Avant de me mettre en selle, je demandai un entretien à Ambioriga :

Mon cœur saigne quand je me sépare de toi... Pardonne la vivacité de mon langage ; mais si le respect a longtemps, contenu mes sentiments pour toi, l’instant est trop solennel pour que je me taise... Je m’engage dans une entreprise hasardeuse ; je te laisse exposée à un grand péril, car il y a des légions romaines tout près d’ici... Les déités seules savent si nous nous reverrons en ce monde... Pour moi, j’ai fait le sacrifice de ma vie, et si je reviens ici vivant, je me considérerai comme ressuscité... Laisse moi la liberté de langage qu’on tolère chez un mourant. Au moment où je vais chercher la vengeance de ton père et de ton pays, n’as-tu rien à me dire ?... Parle la première, car vraiment les paroles font défaut à mes lèvres, ou le courage me manque pour les prononcer.

Elle sourit, et sur son grave visage de guerrière, il y eut une nuance de coquetterie féminine :

Tu m’as conquise les armes à la main ; ne suis-je pas ta captive ?

Non ! ne parle pas ainsi ! Ma captive ! Ce n’est pas un cœur de conquérant qui frémit en ce moment dans ma poitrine... Le vaincu, le captif, c’est moi. Je sais trop combien les dieux t’ont élevée au-dessus de moi, par une intelligence qui a quelque chose de plus qu’humain... Par quels exploits pourrai-je jamais me rendre digne de la fille d’Ambiorix ? Celle que j’ai établie maîtresse et souveraine dans ma maison paternelle, quand oserai-je lui demander de prendre aussi mon cœur en ses mains ?

Elle ne souriait plus. Elle resta songeuse et me dit enfin :

Comment peux-tu croire que je sois restée aveugle sur ton mérite ? Tu veux que je dise le mot que tes lèvres hésitent à prononcer ? Je le dirai donc : Je t’aime ! Je t’aime pour ta douceur envers une proscrite ; je t’aime pour l’ardeur généreuse qui t’enflamme, pour ton dévouement à la cause commune, celle de la Gaule et de mon père Ambiorix. Je ne vois et même je ne peux imaginer personne dont je serais aussi fière d’être l’épouse. Je te parle avec franchise, comme un guerrier à son frère d’armes, comme une fille noble à un vaillant chef. Mais puis-je t’engager ma foi sans avoir demandé la bénédiction de mon père ?

Je baissai la tète, bien triste.

Ne t’afflige pas, continua-t-elle. Je sais que je ne le verrai pas de bien longtemps. Peut-être jamais. Je me suis accoutumée, ne pouvant lui demander ses conseils, à me conduire suivant les avis que, présent, il me donnerait, à me conformer aux volontés qu’il ne manquerait pas de m’exprimer. Sais-tu, Vénestos, ce qu’il me dirait si je pouvais le consulter ?

Oui, je le devine, je le sais et je le sens.

Tu m’as comprise. Jamais il n’aurait donné ma main à un guerrier qui n’aurait pas tout risqué pour affranchir son pays. Va donc où l’honneur te réclame. Reviens après avoir fait ton devoir de chevalier. Je ne te demande pas de revenir vainqueur, car la victoire est entre les mains des dieux, et il y a des noms qui ont grandi dans la défaite.

Elle s’arrêta tout à coup, et ses yeux se troublèrent, comme lorsqu’une vision ou un pressentiment l’agitait.

Je vois des légions romaines tournant le dos, des vexilla foulés aux pieds, des fils de la louve mordus par les loups gaulois... Je ne vois pas plus loin... Que les dieux me préservent de voir plus loin !

Elle fit un tel effort sur elle-même que son trouble disparut et qu’elle poursuivit presque souriante :

La victoire dépend des dieux ; mais le brave reste toujours maître de son honneur... Reviens donc, et alors dis-moi que tu t’es conduit de telle façon que ton père et ta mère défunts soient contents de toi... Alors mon père absent m’approuvera si je deviens ta compagne.

Elle me tendit la main. Je la pris et je lui passai au doigt un anneau d’or. Elle n’y résista point. Dans son opulente chevelure, elle coupa une tresse blonde et me la donna.

Tu veux que je me souvienne que je dois être à toi ? me dit-elle. Je le promets. Voici qui te fera souvenir de moi.

Ce sera un talisman qui me protégera dans la bataille. Sois sûre que je reviendrai digne de toi ou que je ne reviendrai pas.

Nous nous embrassâmes et, dans cette embrassade, je n’éprouvai qu’un sentiment de respect et de piété.

Je sortis de la maison. Elle me suivit sur le seuil. Je m’enlevai sur la selle, et m’adressant aux paysans et aux guerriers qui ne devaient point m accompagner, je leur montrai Ambioriga et je leur dis :

Voilà celle à qui je vous confie et que je confie à vous. Vous la vénérerez comme vous avez vénéré ma mère Éponina. Vous lui obéirez comme vous avez obéi à mon père Béborix. Quand elle vous donnera des ordres, c’est moi qui vous les donnerai par sa bouche. S’il se présente un péril, défendez-la. Si elle doit mourir mourez avec elle.

J’étais trop ému pour en dire davantage. Je n’eus même pas le courage de me retourner vers elle. Je donnai de l’éperon à mon coursier, et toute la chevauchée me suivit sur le chemin du sud.

C’est vers l’inconnu que nous nous en allions, sous les flocons de neige qui nous dérobaient la vue de la fumée sortant des toits paternels. Mais tous nous allions si bravement, avec tant d’espoir au cœur !

 

 

 



[1] Aujourd’hui Sens.

[2] Les Turons, en Touraine ; les Andégaves, en Anjou.

[3] Genabum : c’est Orléans suivant les uns ; Gien suivant les autres. — Autricum : Chartres.