L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE XIV — L’assemblée de Samarobriva.

 

 

Nous partîmes pour Samarobriva, ville des Ambiens sur la Somme. Nous étions une vingtaine de chefs, tant de Lutèce que des autres régions parises ; tous accompagnés de nos meilleurs cavaliers.

Le troisième jour de voyage, nous franchîmes le pont de la Somme et nous entrâmes dans la ville de Samarobriva, où l’on eut beaucoup de mal à se loger, car la cité n’est guère plus grande que Lutèce. Elle était déjà pleine de casques gaulois à cimier dentelé.

Là étaient réunis les principaux chefs de toutes les nations qui adorent Teutatès, depuis les Bellovaks et les Suessons jusqu’aux Pictons et aux Arvernes, même les Morins et les Armoricains, qui avaient été naguère si maltraités par César.

Les Édues, reconnaissables à leurs yeux noirs et à leur teint fleuri, allaient des uns aux autres, caressant ceux-ci, intimidant ceux-là, déblatérant contre Ambiorix et ses Barbares avec lesquels on n’était jamais tranquille, vantant leur crédit sur César, offrant leur protection auprès de lui, prônant sa bravoure et sa douceur, le proclamant invincible, frappant du doigt leur front quand ils parlaient de lui, comme pour dire :

Si vous saviez ce qu’il y a dans cette tête-là !

Et de ces mots Jules César ils avaient plein la bouche.

La soirée entière et même une partie de la nuit se passèrent en banquets et en larges beuveries, chez les principaux habitants, dans les rues et sur les places publiques. Les escortes des chefs, faute dé logis à l’intérieur de la cité, durent camper dans les prairies, de la rive gauche du fleuve. Quant à l’autre rive, elle était occupée par les légions romaines.

De grand matin, je me rendis avec les députés parises sur cette rive droite où devait se tenir l’assemblée.

Les quatre légions, sorties de leur camp, occupaient déjà le terrain sur trois côtés d’un grand carré, dont le quatrième restait libre pour laisser entrer les délégués de la Gaule. Cela formait trois lignes de fer qui étincelaient au soleil levant.

Ah ! mes amis, quel ordre, quelle discipline et quel silence dans ces lignes ! Chaque soldat d’infanterie, avec son casque de fer à cimier bas, avec les garde joues réunies par une jugulaire, et le couvre-nuque de fer, avec la cuirasse formée de lames de fer imbriquées, avec les épaulières de fer, aurait semblé une statue, sans les yeux noirs qui luisaient sous la visière du casque, sans le mouvement bien égal de la respiration qui faisait miroiter les plaques dé métal.

Tous portaient la même armure, tous le court glaive pendu au côté ; dans la main gauche, le bouclier carré avec des foudres zigzagant autour de l’umbo ; dans la main droite, le terrible pilum. Tous étaient vêtus, sous le fer, d’une tunique de laine brunie descendant jusqu’aux genoux. Ils avaient le cou, les bras et les jambes nus ; ils étaient chaussés de sandales de cuir solidement tenues par de légères courroies s’entrecroisant au-dessus de la cheville.

Tous, comme insensibles au spectacle que nous leur donnions, n’avaient d’yeux que pour leurs chefs.

Les centurions, de vieux officiers blanchis sous le harnais, avec des cuirasses couvertes de phalènes et de décorations, avec des torques d’or au cou, des armilles aux bras, des aigrettes sur lé casque, autant de récompenses pour leurs hauts faits, circulaient entre les rangs, inspectant les armes. Ils s’assuraient qu’elles étaient nettes et luisantes et que les glaives n’étaient point retenus au fourreau par la rouille, rectifiaient la position des hommes, quelquefois détachaient de leur flanc un cep de vigne dont ils cinglaient les bras ou les mollets nus. Les soldats romains, si chatouilleux sur leur dignité, ne s’en montraient point offensés. Ce cep de vigne, consacré à leur dieu Bacchus, s’appelle en leur langue vitis honorata, et ses coups ne déshonorent point.

Au reste, jamais on n’eut dit que ces soldats avaient fait de si rudes campagnes, marché des journées entières avec la charge d’un mulet sur les épaules, cheminé dans les ronces, les roches et les fanges. A leurs tuniques, à leurs manteaux de campement roulés sur leurs sacs en écharpe, pas une tache, pas un trou. Pas une courroie qui manquât à une sandale. Leurs corps avaient passé aux étuves, leurs aciers à la poudre de grès, leurs vêtements de laine chez le foulon. Ils sentaient bon l’essence de verveine, le musc et l’eau de rose ; car César aimait que le soldat poussât le souci de sa toilette jusqu’à se parfumer. Il disait en riant que les petits-maîtres ne sont pas ceux qui se battent le plus mal.

Il y avait là de vieux troupiers aux cheveux bouclés et gris dépassant le casqué, aux sourcils blancs sur les yeux noirs et vifs, aux mentons rendus calleux au contact de la jugulaire, aux gencives édentées dont chaque brèche disait une campagne de plus ; et aussi de tout jeunes gens, sans doute fraîchement arrivés d’Italie, mais déjà hâlés par les étapes sous le soleil, le vent et la pluie.

Devant le front de chaque légion passaient et repassaient à cheval les officiers supérieurs, le légat, qui a la dignité sénatoriale, les six tribuns et le questeur, avec leurs anneaux de chevalier au doigt, leurs casques à grands panaches rouges, leurs cuirasses de plaques dorées et les longs manteaux de pourpre.

Au-dessus des rangs, parmi la forêt luisante des pila, se haussaient les aigles d’or de chaque légion, surmontant les hampes décorées de médaillons qui rappelaient les victoires, avec des flots de rubans et des guirlandes de fleurs, et les vexilla en drap rouge de chaque cohorte, taillés en carré et portant dans leurs plis ces quatre lettres d’or : S. P. Q. R., c’est-à-dire : Senatus populus que romanus.

C’était déjà imposant comme masse ; mais on sentait que ce n’était point une masse inerte ; on distinguait le sectionnement en cohortes, en manipules et en centuries, chacune de ces sections vivant de sa vie propre.

Une légion, c’était comme une bête énorme et formidable, mais bien découplée, bien articulée, se prêtant aux évolutions les plus rapides et aux manoeuvres les plus variées.

Chacun des hommes semblait avoir abdiqué son individualité pour n’avoir d’autre mouvement que les mouvements d’ensemble, d’autre passion et d’autre élan que l’élan et la passion de tous, d’autre âme que celle qui soulevait en même temps dix mille poitrines. Et cependant, à le voir si fièrement campé, si libre de ses allures, avec sa chaussure légère et sa cuirasse de lames mobiles, on devinait que, même en combat singulier, il serait un alerte et redoutable adversaire.

De l’autre côté des lignes d’infanterie s’apercevaient les cuirasses de plaques ou d’écailles de la cavalerie, toutes reluisantes sous les grands manteaux de laine verte à bordure rouge, les casques bas des cavaliers romains et espagnols, les casques ailés des cavaliers auxiliaires gaulois, les capuchons blancs des cavaliers africains. De ceux-ci quelques-uns avaient sur la tête un voile léger, serré aux tempes par des paquets de cordes et qui tombaient sur les yeux comme des cornettes de paysannes ; de loin, ces guerriers auraient assez bien ressemblé aux vieilles femmes de chez nous ; mais, de près, on était surpris par l’éclat de leurs yeux noirs fendus en amande, la courbe en bec d’aigle de leur nez, l’ébène de leur barbe, le teint foncé de leur maigre visage et un air de férocité indomptable.

Plus loin encore, une mêlée de poutres levées, de grands bras semblables à des mâts pourvus de leurs agrès, de têtes de bélier en bronze au bout de troncs d’arbre, de grandes carcasses massives avec des roues d’acier énormes et luisantes. C’était là sans doute cette fameuse artillerie des Romains, aux noms si étranges de catapultes, balistes, onagres, scorpions. Les soldats du génie, charpentiers et forgerons, les entouraient sous les ordres du præfectus fabrorum.

Au dernier moment, des colonnes de guerriers à pied traversèrent l’espace libre pour prendre position à l’une des ailes. Ils marchaient d’un pas relevé et allègre, vêtus d’une simple tunique à larges manches retroussées au-dessus des coudes, coiffés d’un petit bonnet de feutre rouge, chaussés de sandales plus légères encore que celles des Romains. Tout leur armement se composait d’une pannetière pleine de balles de plomb ou d’argile, d’un long coutelas dans la ceinture, d’une fronde à la main droite et de deux frondes de rechange liées autour des tempes. C’étaient les Baléares.

Puis une autre colonne de piétons avec des chapeaux, de paille sur la tête, des jupes blanches et tuyautées, des jambières d’étoffe d’or et d’argent, un carquois sur le dos et de longs arcs dans la main. C’étaient les archers crétois.

Nous autres, les chefs gaulois, dont le nombre augmentait à vue d’œil, on nous laissa approcher de très près. Ceux qui connaissaient la sévérité des consignes romaines s’en étonnaient. On pensa que César n’était pas fâché de nous permettre de tout regarder et bien voir, et ensuite de réfléchir.

Dans le milieu de l’espace encadré par les troupes, se dressait une sorte de grand tertre en terre revêtue partout de gazon, et sur la plate-forme duquel on pouvait arriver par des gradins. On me dit que c’était le prœtorium ou tribunal, du haut duquel les généraux romains ont coutume de rendre la justice aux peuples soumis et de haranguer, leurs soldats.

Soudain éclatèrent les fanfares de la cavalerie ; les cors des légions lancèrent leur appel strident ; les titui, longs comme le bâton d’un augure, poussèrent leurs notes aiguës et prolongées. Des commandements volèrent de ligne en ligne ; les officiers à cheval et les centurions s’activèrent sur le front des troupes ; les rangs prirent un aspect plus rigide ; pas une pointe de pilum ne dépassait les autres ; les aigles d’or enrubannées et les vexilla de pourpre se levèrent encore plus haut.

Du camp romain accourait un tourbillon de poussière dans lequel étincelaient des casques, luisaient des glaives, flamboyaient des panaches.

Cela contourna l’aile droite des lignes romaines et en un clin d’œil fut au pied du prœtorium. Un homme de taille moyenne, en cuirasse d’or guillochée, en brodequins rouges, en manteau de pourpre, tète nue, sauta de cheval, monta les gradins et se plaça devant un trône d’ivoire qui se dressait sur la plate-forme. Du brillant état-major qui l’entourait, chefs gaulois, officiers espagnols ou généraux latins, les uns restèrent à cheval au pied du tertre, les autres le gravirent et, debout, se rangèrent en demi-cercle autour de l’homme.

J’aperçus alors distinctement la jupe rouge sur les jambes nues, les ptéryges ou pendeloques d’or flottant sur les cuisses, le glaive court collé au flanc gauche, et cette tête pâle, maigre, aux cheveux rares et soigneusement ramenés en avant, et ce large front, ces yeux d’aigle, ce menton saillant et volontaire, cette face glabre creusée de plis sur les joues, parfois contractée par un rictus, mais le plus souvent d’une rigidité de marbre. Ce petit homme aux membres débiles, eaux mains délicates et fines, aux épaules étroites, à la figure vieille qui portait les stigmates du mal sacré, c’était donc lui qui avait vaincu des géants, fait tomber les plus forts oppida, dompté le Rhin et l’Océan, exterminé des nations entières !

Sur son masque impérieux, on ne lisait aucun sentiment humain, sinon la passion de la puissance et de la gloire, avec la plus parfaite indifférence pour les souffrances des mortels, comme s’il eût été pétri d’une autre pute que les autres.

Chacun des mille, chefs gaulois qui s’entassaient au pied du prœtorium, se pressant pour mieux regarder, avait le sentiment que ces yeux perçants les voyaient tous en même temps, plongeant dans leurs prunelles et dans leurs coeurs, lisant comme en un livre leurs plus secrètes pensées.

Autour de moi, rien que des visages graves et inquiets, des regards fixés vers la face marmoréenne de l’Imperator ; le silence n’était troublé que par le bruissement des armures sur des poitrines qui se soulevaient d’anxiété. Devant cet homme, Boïorix le géant se faisait petit et Cingétorix le brave devenait modeste.

D’un seul coup d’œil César nous avait comptés. Un mouvement de dépit, prompt comme l’éclair, plissa son front, contracta les coins de sa bouche, et, distinctement, je l’entendis qui disait aux chefs les plus rapprochés de lui :

Eh bien ! vous le voyez : ils ne sont pas venus.

Ils, c’étaient évidemment les Senones et les Carnutes.

Sur un ordre rapidement donne, cinq ou six officiers sortirent de l’escorte, mirent un genou en terre ; sur l’autre genou ils étendirent des papyrus ; le calame levé, ils attendirent. Je compris qu’il leur dictait à la fois des lettres différentes. Les calames couraient sur les papyrus. Quand ce fut fini, ils plièrent ces feuilles, allumèrent des cires à une torche qu’apporta un légionnaire. Et César, tirant de son doigt un anneau, l’imprima sur les cachets.

Ah ! cet anneau ! Comme il m’attirait l’œil avec ses chatoiements et ses reflets. Il était en or massif, avec une grosse pierre ronde et rouge, sur laquelle était gravé quelque chose, une figure de femme, que je distinguais mal.

Tout cela ne dura qu’un instant. Les officiers se relevèrent, glissèrent les lettres dans le haut de leur cuirasse ; et aussitôt je les vis s’enlever sur leurs coursiers et galoper dans des directions opposées.

César s’avança sur le bord du tertre, enveloppa tous nos Gaulois d’un regard, et, d’une voix brève, saccadée, impérieuse, il prononça ces paroles :

Je vous remercie de vous être rendus en si grand nombre à mon appel. Je regrette de ne pas apercevoir parmi vous des hôtes que j’espérais. Je le regrette non pour moi, mais pour eux...

On sentait que, malgré le grand empire qu’il avait sur lui-même, une impatience le travaillait. Il allait et venait sur le tertre. Et brusquement il s’arrêta, tourné vers nous :

Beaucoup, parmi ceux mêmes qui sont ici, me connaissent mal. Tant de gens sont intéressés à me calomnier auprès de vous ! Sans doute, ils me représentent comme avide de conquêtes, altéré de sang gaulois... Quelle conquête ai-je donc faite en six années de guerre ? Quel territoire celte ou bolg ai-je donc annexé à la Province Romaine ? N’ai-je pas laissé à chaque peuple ses terres, ses lois, ses dieux, son sénat ? Je suis venu chez vous appelé par vous. J’ai fait la guerre aux Suèves d’Arioviste pour affranchir les Séquanes, aux Helvètes pour sauver les Édues, les Arvernes et les peuples océaniques d’une invasion formidable, aux Bolgs parce qu’ils attaquaient les Rhèmes, aux Vénètes parce qu’ils exerçaient la piraterie sur les vaisseaux des Pictons et des Santons. J’en appelle aux députés des nations qui sont venus implorer mon secours ; sollicitant l’entretien le plus secret, fléchissant devant moi le genou comme devant un libérateur. C’est avec le sang de mes soldats que j’ai préservé votre indépendance, que j’ai arraché vos terres aux convoitises de toutes les hordes germaines, de tous les peuples vagabonds d’Outre, Rhin. C’est au péril de ma vie que j’ai, à trois reprises, chassé de la Gaule les Suèves, les Harudes, les Usipètes, les Tenctères, les Sicambres, les Chérusks[1], si pauvres que la casaque d’un de vos esclaves leur fait envie, si féroces qu’ils se débarrassent de leurs prisonniers et de leurs captives en leur brisant les membres dans les ornières sous les roues de leurs chars... Délégués des Édues, des Rhèmes, des Séquanes, des peuples de l’Océan, protestez donc, si je ne dis pas la stricte vérité !

A ces mots, dans les rangs des chefs amis de Rome, quelques acclamations, rares, isolées, timides, et comme honteuses, se firent entendre.

On vous a parlé aussi de mes cruautés. Envers qui donc ai-je été cruel ? Envers les Aduatiks, qui, feignant de livrer toutes leurs armes, avaient gardé les meilleures dans leur oppidum et tentèrent d’égorger mes soldats qui se reposaient sur la foi d’une capitulation acceptée et jurée. Envers les Vénètes, qui, par un crime que punissent vos dieux, avaient arrêté mes ambassadeurs. Envers Ambiorix et ses Éburons, qui ont attiré à une conférence mon légat Sabinus et l’ont lâchement assassiné. A aucun peuple gaulois je n’ai fait expier une guerre même injustement et follement provoquée. N’ai-je point recueilli et rétabli dans ses pénates les débris de la nation helvète, entraînée à de funestes résolutions par un coupable aventurier ? N’ai-je pas, après ma victoire de la Sambre, épargné les restes du peuple nervien, dont j’admirais la bravoure et plaignais les malheurs ? Que de fois j’ai répondu à des provocations par la patience, le pardon, l’oubli 1 Députés des Rhèmes, dites si j’ai repoussé votre intervention en faveur des Suessons insurgés. Députés des Bellovaks, rappelez-vous les vieillards de Bratuspans[2] qui vinrent, en me tendant les mains, implorer ma pitié pour votre nation ; rappelez-vous ces femmes aux cheveux épars, affolées de terreur, qui du haut des remparts nous présentaient leurs petits enfants. Députés des Édues, dites si j’ai alors méprisé vos prières en faveur des Bellovaks, puis en faveur des Ambiens.

Cette fois les chefs édues et rhèmes applaudirent avec transport et crièrent :

Oui, tu as été un père pour nous, pour nos alliés et pour nos clients. Pour nous le peuple romain s’est montré vraiment un frère aîné.

La voix onctueuse du druide Divitiac s’éleva :

Méprise la calomnie, César ! Écrase-la sous tes brodequins, comme le dieu Lug écrase la tête du dragon.

César continua :

Gaulois ! On affecte de vous représenter les Romains comme des étrangers que d’est un devoir de repousser et de chasser. Pourquoi seraient-ils plus des étrangers dans la Gaule que les Grecs établis à Massilia, que les Germains cantonnés sur toute la rive gauche du Rhin. Bien des peuples gaulois sont moins vieux en Gaule que les colons romains à la Province. Notre langue est plus intelligible pour vous, Gaulois de la Celtique, que celle des Ligures, des Aquitans et de la plupart des Bolgs ; pour vous, Gaulois de la Belgique, que celle de vos plus proches voisins, Trévires ou Éburons. En cherchant bien, ce ne sont pas seulement les Rhèmes, issus de Remus, qui seraient les frères de peuple de Romulus. Certains druides fanatiques affectent d’invoquer centre nous vos dieux. Mais nous adorons les mêmes dieux que vous, sous d’autres noms, à la vérité. Il vous plaît de les appeler de noms choisis en votre langue ; chez nous on les invoque sous les noms d’Apollon, de Diane, de Jupiter, de Mercure, de Mars. Voilà toute la différence. Je ne vois rien qui vous éloigne de nous ; tout conspire à nous rapprocher. Comme vous, nous avons un sénat, des chevaliers, des clientèles, des collèges de pontifes... On vous dit que j’apporte chez vous la servitude. Regardez nos légions : combien de soldats levés dans la haute Italie, parmi vos frères les Insubres et les Cénomans, se souviennent encore que leurs aveux parlaient la même langue que vous ! Des officiers qui m’entourent, combien sont nés dans la Province Romaine ou dans la Cisalpine et ont du sang gaulois dans les veines. Au sein de notre sénat de Rome, cette assemblée de citoyens pareils à des dieux, vous retrouveriez d’anciens chefs de tribus celtiques. Notre cité, notre curie, notre armée n’ont jamais été fermées aux hommes de votre race. Je ne suis venu chez vous, que pour resserrer l’antique alliance, vous offrir de partager avec nous la conquête et l’empire du monde. Le temps n’est plus où la cité romaine ne s’ouvrait qu’à des riverains du Tibre. Mon oncle Marius, bien avant moi, a vu en elle la patrie commune du genre humain. Je marche sur les traces de celui qui vengea la Gaule de la grande invasion teutonique. Ne le comprenez-vous donc pas ? Je suis venu pour donner aux chevaliers une dignité plus haute, pour protéger l’honnête travailleur, pour rendre sûres les voies du commerce, pour honorer le prêtre réellement dévoué à sa sainte mission... N’est-il pas vrai, Divitiac, mon noble et savant ami ?

Et Divitiac, en grasseyant, répondit :

Nos dieux sont vos dieux, et votre patrie sera la nôtre.

Cependant l’assistance, à part les Édues, les Rhèmes, les chefs des Arvernes, restait silencieuse. On voyait que César n’était pas content de cette froideur. Je crois bien que c’est du côté des Parises qu’il regardait quand il reprit :

Alors que signifient ces sympathies latentes ou avouées pour Ambiorix et ses coupe-jarrets ? Cette fausse pitié pour les Éburons et les Nerviens, acharnés à leur propre destruction ? Cette affliction à la nouvelle de nos victoires et cette joie quand des messagers de mensonge annoncent d’impossibles défaites ? Cette affectation de dédain pour nos alliés les plus fidèles et d’engouement pour nos ennemis ? Pourquoi ces druides qui sortent des forêts pour vaticiner l’humiliation prochaine de nos aigles ? Pourquoi ces allées et venues d’émissaires, cet espionnage autour de nos camps, ces ventes hâtives de bétail, ces achats clandestins d’armes et de chevaux, ces amas de blés dans les oppida et les cachettes des bois ? Que veut-on ? Que me veut-on ? Si c’est la guerre, qu’on l’avoue donc hautement ! Qu’on aille rejoindre ces Bolgs insurgés qu’on admire tant et qui demain n’existeront plus. Ce ne sera pour moi, pour mes braves soldats, pour mes fidèles alliés de la Celtique et de la Belgique, qu’une campagne de plus ! Parce qu’un légat a été assassiné en trahison, que deux ou trois cohortes ont été surprises, on s’imagine qu’on peut vaincre les Romains ! Quand même on arriverait à détruire mes huit légions, oublie-t-on que Rome en a quarante ? Oublie-t-on que l’Italie est inépuisable en guerriers, que l’enfant y grandirait pour venger le père ? Oublie-t-on que le monde entier s’armerait pour notre querelle, depuis les archers du Tigre jusqu’aux cavaliers de l’Atlas ? Un guet-apens dans les marais des Nerviens, en un pays dont le nom est à peine connu des Latins, la belle affaire vraiment ! Rome a vu de plus redoutables ennemis qu’Indutiomar et Ambiorix. Ils étaient campés sur le Rhône, campés dans les Alpes, campés dans l’Apennin, campés sous ses murs. Où sont-ils maintenant ? La roche immuable du Capitole en a-t-elle été ébranlée ? Hannibal, sans pouvoir y entrer, a vu les murs de Rome. Il n’en a pas moins été rejeté dans son Afrique, vaincu à Zama, chassé par ses propres concitoyens, condamné à une mort ignominieuse dans l’Asie lointaine. Et Hannibal était un autre homme qu’Ambiorix...

Chaque fois que ce nom d’Ambiorix revenait sur les lèvres de César, on voyait son oeil étinceler d’une haine implacable. Il termina en ces termes :

Lutter contre Rome, c’est lutter contre les dieux. La défaite certaine est au bout, avec un trépas de désespéré... J’ai dit ce que je devais vous dire, moins par amour pour Rome que par une sincère amitié pour vous... Vous voyez mes légions : elles sont là pour rassurer les bons et faire trembler les mauvais. Que ceux qui sont intelligents comprennent ! Je serai doux à mes amis, terrible à mes ennemis... Je frapperai comme la foudre, Rome se vengera en déesse... Maintenant d’autres soins me réclament : aujourd’hui nous n’avons pas le temps de juger les conflits, de fixer les contributions et les contingents... L’assemblée générale des Gaules se réunira de nouveau, dans quinze jours, à l’île de Lutèce, chez les Parises. Soyez exacts : j’y serai et vous y reverrez mes légions avec quelques victoires de plus à inscrire sur leurs enseignes... Rompez !

C’est ainsi que se termina l’assemblée. Nous reprîmes le chemin de la ville, et nous tous, les chefs gaulois, nous étions silencieux.

Tu as vu César de si près ! dit Carmanno à Cingétorix. Tu aurais pu sauter sur le tertre et lui enfoncer ton glaive au défaut de la cuirasse... Du coup nous aurions été libres.

Le tuer, lui ! s’écria Cingétorix, les yeux agrandis par la stupeur.

Il n’y avait pas pensé. Et maintenant encore il lui paraissait qu’un homme comme celui-là ne se tue pas avec un morceau de fer pendu au flanc d’un soldat. César était plus qu’un mortel, et les dieux seuls avaient pouvoir sur lui. Au bout d’une heure, quand Cingétorix recouvra la parole, il dit encore :

Le tuer, lui ! Tu n’as donc pas vu ses yeux ?

Ce n’est que le soir, après maints brocs de cervoise vidés, quo Cingétorix prononça qu’en effet rien n’eût été plus facile que de tuer César. Sauter d’un seul bond sur le tertre, enfoncer d’un seul coup le glaive dans cette poitrine étroite. Comment n’y avait-il pas songé ? Mais à Lutèce l’occasion se représenterait : là aussi il y aurait un prétoire dressé, et cent mille spectateurs pour son exploit. Un seul bond, un seul coup, et la Gaule serait libre. Boïorix mugissait, jurant qu’il étoufferait César entre ses bras comme un louveteau. Dumnac promit de le prendre vivant et de le ramener à la Roche-Grise pour l’attacher à un poteau, de même que l’homme sauvage de la caverne.

Le lendemain, j’éveillai mes hommes et l’on se mit en route à petites journées pour Lutèce. Nous vîmes que le chemin était battu par d’innombrables sandales, défoncé par des milliers de sabots de chevaux, sillonné par les ornières de lourds charrois. Nous apprîmes que, dans la nuit même, César et ses légions avaient suivi cette route, marchant vers la Seine.

Quand nous arrivâmes à Lutèce, on nous dit que César y avait passé ; qu’il y avait repassé quarante-huit heures plus tard, et qu’il se dirigeait maintenant à grandes marches vers le nord-est. En ces quelques jours, la campagne contre les Carnutes et les Senones avait été terminée. Accon s’était enfui ; les tribus avaient demandé grâce, et les Édues étaient intervenus pour obtenir le pardon de leurs alliés.

Eh bien, ne l’avais-je pas prévu et prédit ? me dit le sénateur Verjugodumno.

Nous étions stupéfaits de cette rapidité de manœuvres. Nous suivions encore la trace de César vers le sud que déjà il était remonté vers le nord, acharné à la répression des Ménapes, Éburons et Trévires. Quelques semaines après, on apprit qu’il avait jeté un pont sur le Rhin et, pour la seconde fois, franchi le grand fleuve pour propager la terreur dans les forêts germaines.

Nous étions tristes, mais nous n’étions pas découragés. Les dieux finiraient bien par marquer l’heure de. la délivrance : deux fois cet homme avait bravé l’Océan et deux fois le Rhin ; les divinités des eaux ne supporteraient pas toujours cette insolence d’un mortel. Une première fois la mer avait dispersé sa flotte ; qui savait, si le Rhin n’emporterait pas ses ponts ?

 

 

 



[1] Ce sont tous des peuples germains.

[2] Aujourd’hui Gretepanche, près Beauvais.