L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE XI — Les funérailles d’un grand chef.

 

 

Mon père partit un jour pour Lutèce afin de se consulter avec les sénateurs sur ce qu’il convenait de décider à l’égard des Romains. Il m’avait chargé de garder le village.

Il était accompagné de Cingétorix ; Carmanno, Boïorix et de quelques autres chefs, et s’était fait suivre de Dumnac, Arviragh et Prydano. Ces derniers devaient simplement l’escorter pour lui faire honneur dans les rues de la ville, car les grands chefs seuls étaient appelés à la délibération.

Du haut de la Roche-Grise, tant que je pus, je suivis des yeux la brillante chevauchée. Elle descendait vers l’île par le sentier[1] qui longe le flanc oriental du Lucotice, car, sur le flanc ouest, la forêt était trop épaisse et le chemin non frayé. Je ne rentrai à la maison que quand je vis les casques étincelants disparaître sous la feuillée. Comment aurais je imaginé que je venais de recevoir le dernier embrassement de mon père ?

La journée se passa, le soir tomba, la nuit s’épaissit, et nos gens, qui devaient revenir au soleil couchant, n’avaient point encore reparu ! Je commençais à être inquiet. Éponina l’était depuis longtemps. Avant même qu’on pût l’être raisonnablement, elle semblait tourmentée, agitée de sombres pressentiments. Elle ne mangea pas et refusa d’aller dormir.

Le chant du coq avait déjà retenti dans les ténèbres. Tout à coup, du côté du Lucotice, sur ce même sentier qu’avait suivi la noble compagnie, nous entendîmes une lamentation rythmée et lugubre, une mélopée triste et tragique, mêlée de clameurs guerrières et de cris de colère.

De minute en minute, cela grossissait, s’enflait, se rapprochait.

Je saisis ma lance et mon glaive, j’embouchai la trompe de buffle, et je lançai le mugissement d’alarme, que me renvoyèrent aussitôt, dans la nuit, les échos de la vallée. Tous les chiens du village poussèrent en même temps des hurlements plaintifs, que répétèrent de près, de loin, ceux des villages voisins, tout le long de la Rivière. Les hiboux miaulèrent dans les bois. Des beuglements sortirent de toutes les étables. Des chaumières et des huttes, les uns à demi nus, les autres armés au hasard, se précipitèrent guerriers et paysans. Ce fut bientôt de notre côté un tel vacarme de bêtes et de gens que les clameurs qui venaient du Lucotice en furent couvertes.

L’aurore commençait à poindre. Elle éclaira un spectacle pour moi inoubliable. Entre les cavaliers qui marchaient au pas, s’avançait, portée à bras, une civière faite de branches d’arbres. Sur ce feuillage mon père était étendu, les cheveux épars, la poitrine trouée d’une blessure profonde.

On le déposa devant le seuil de sa maison royale, sur lequel il s’était tant de fois assis pour rendre la justice à ses sujets.

Alors ceux des nôtres qui étaient restés à la Roche-Grise se mirent à hurler tous ensemble, à déchirer leurs vêtements, à s’arracher les cheveux, à se balafrer le visage ; leur sang coulait avec leurs larmes.

Ma mère se jeta sur la poitrine de mon père, à corps perdu, entourant de ses bras nus sa tête inerte, collant ses lèvres à la blessure sanglante. Je le baisai sur le front, sur les yeux, sur la bouche, puis brusquement je me levai et, d’une voix terrible, je criai :

Qui donc a fait cela ?

Les Lutéciens ! répondirent ceux qui escortaient le corps, baissant la tête.

Vengeance ! mort aux Lutéciens ! crièrent cinq cents voix.

Il s’écoula bien du temps avant qu’il me fût possible de savoir ce qui s’était passé. Ceux qui avaient été là-bas parlaient tous à la fois, hurlant des injures contre l’île maudite et se tordant les bras. Voici ce que je finis par apprendre.

Pendant que mon père, entouré des grands chefs de la Rivière, délibérait avec les sénateurs de Lutèce, ceux des nôtres qui ne l’avaient pas suivi au conseil entrèrent, pour tuer le temps, dans une de ces maisons dont la porte est ombragée d’une branche de houx. Assis autour d’une grossière table de chêne, ils vidaient des brocs en devisant joyeusement.

Boïorix, que les délibérations ennuyaient et qui volontiers s’y endormait, était sorti de la maison du conseil et était venu retrouver les buveurs.

Bientôt leurs voix s’élevèrent et ils commencèrent à vanter la bravoure des gens de la Rivière, supérieure à celle de tous les peuples de la Gaule.

Des gens de Lutèce, qui buvaient à une autre table, s’avisèrent de railler la vantardise des nôtres et de contrefaire leur parler et leurs mines.

Les hommes de l’île valent peut-être bien les Castors, dit l’un d’eux.

Les Castors, reprit un autre, ils n’étaient pas déjà si chauds, quand nous sommes allés les prier d’aller au secours des Lexoves et des Armoricains.

Oui, dit un troisième, ils ne diffèrent des loirs, des marmottes et des blaireaux qu’en ce que ceux-ci dorment quand il tombe de la neige, et ceux-là quand il pleut des javelines.

Voulez-vous que je vous montre à quoi ressemble le nez d’un Castor ? intervint le quatrième, un garçon pâle, au cou décharné, mal vêtu et de mauvaise mine.

Il se leva, prit un charbon dans te foyer et commença à dessiner quelque chose sur la muraille.

Cela représentait un castor, assis comme celui qui est peint sur nos armes, mais qui se cachait peureusement derrière un chêne, pendant qu’un casque de soldat romain se montrait à l’horizon.

C’était bien un castor, mais c’était autre chose encore. Le dessinateur avait eu la malice de donner à la tête de l’animal une ressemblance avec celle de mon père : les courtes moustaches de la bête, allongées en moustaches de guerrier, complétaient l’illusion.

La colère s’empara de nos hommes ; mais ils regardaient Boïorix, qui était parmi eux le plus élevé en dignité, et attendaient ce qu’il dirait de cette insolente plaisanterie.

Boïorix, surtout quand il était gorgé de vin et de cervoise, avait l’entendement assez lent. A demi levé de son banc, ses poings énormes appuyés sur la table, le dos voûté, la tête dans les épaules, se balançant comme un ours sur ses énormes jambes, ses gros yeux ronds tout écarquillés, il regardait ce que dessinait l’insulaire, sans prêter attention aux rires étouffés des autres Lutéciens, sans paraître comprendre.

Quand il comprit enfin, il se leva de toute sa hauteur, poussa un rugissement dont les murailles tremblèrent, et empoignant un lourd broc d’étain, il le lança contre l’artiste, avec autant de roideur qu’aurait pu le faire une catapulte. Le gringalet vit le mouvement, se baissa aussi prompt que l’éclair. Le projectile ne fit que l’effleurer, mais derrière lui, atteignit un des rieurs entre les deux yeux et, du coup, lui fit jaillir la cervelle du crâne.

Les autres insulaires, profitant de ce qu’il y avait l’énorme table entre eux et Boïorix, se bousculèrent pour gagner l’entrée de la hutte ; mais on les rattrapa sur le seuil et une incroyable mêlée s’ensuivit. A leurs clameurs désespérées, les citadins accoururent de toutes parts, et, sans même savoir de quoi il s’agissait, se mirent à hurler :

Tue ! tue ! assomme ! à l’eau ! à l’eau !

Bientôt le vacarme s’étendit dans la cité entière. A tout moment, il nous arrivait des bandes nouvelles d’assaillants. La vieille rivalité entre la Rivière et l’Île se réveillait. Il pleuvait sur les nôtres des pierres, des pots, tout ce qui peut se jeter. Boïorix, sans même daigner tirer son glaive, élevait et abaissait en mesure son poing énorme, fêlant des crânes, pochant des yeux, écrasant des nez, démantibulant des mâchoires.

Les Lutéciens, rentrés un moment dans leurs maisons, en ressortaient avec des lances, des glaives, des arcs, des frondes.

Aux clameurs qui se croisaient dans l’air, mon père s’était précipité hors de la maison du conseil, suivi de près par ses compagnons, et de loin par les sénateurs de Lutèce. Il essaya d’arrêter le combat. Il était sans cuirasse et avait ôté son casque pour se faire reconnaître.

A ce moment, un de ces mauvais drôles avec lesquels il avait eu des démêlés pour la chasse ou la pêche, l’aperçut, et d’un coup d’épieu traîtreusement lancé, lui défonça la poitrine.

Il s’affaissa ; ses guerriers l’entourèrent, et, à la faveur de la nuit qui tombait, parmi les horions qui s’échangeaient dans l’obscurité, parmi les hurlements et les cris de mort, réussirent à l’emporter par les ruelles étroites et à passer le pont de la rive gauche. Plusieurs des nôtres avaient été blessés, et presque toutes leurs armes fracassées.

Les sénateurs de la cité n’avaient presque rien tenté pour apaiser le tumulte : ils avaient peur que leur populaire ne leur fit à eux-mêmes un mauvais parti. Ceux qui essayèrent d’intervenir entendirent, tout près de leurs oreilles, le cri :

A l’eau ! à l’eau !

Ma mère avait à peine écouté ce récit. Elle restait couchée sur la poitrine sanglante de Béborix, le visage collé au sien, sa bouche sur ses lèvres, comme si elle eût voulu lui insuffler sa propre vie, et l’enveloppant du voile d’or de sa chevelure éparse. On ne put, jusqu’au milieu du jour, l’arracher de là.

Cependant, de tous les villages de la Rivière, accouraient, plus ou moins prompts, selon qu’ils étaient plus ou moins éloignés, les grands chefs, les chevaliers, les écuyers, les paysans.

Plusieurs milliers d’hommes hurlaient et pleuraient. Autour du corps de mon père se hérissaient les lances et les glaives.

Enfin, Éponina desserra son étreinte. Elle se releva lentement, promena sur tout ce monde des yeux naguère trempés de larmes, maintenant ardents et secs. D’abord d’une voix lente, bientôt précipitant ses paroles, toujours sur un rythme implacablement triste, elle psalmodia les lamentations funèbres.

Elle dit de quels nobles ancêtres descendait Béborix, quel sang presque divin avait coulé dans ses veines, celui de Hu le Puissant et d’Atéol le Fort. Elle rappela ses exploits à la chasse et à la guerre, ses luttes corps à corps avec les aurochs, les ours et le loup gigantesque qui rendait le pays vide d’enfants, ses batailles contre les Harudes, les Sicambres et les Chérusks, son duel avec le grand chef au collier d’ambre et de diamants, ses glorieuses expéditions dans l’île de Bretagne et l’île d’Hibernie, les trésors qu’il avait conquis par sa valeur, les crânes dont il avait décoré sa maison. Quel allié fidèle il était pour ses alliés, quel protecteur pour ses vassaux, quel père pour ses paysans ! Il était le fort rempart du pays, l’impénétrable bouclier, la lance toujours en arrêt, le glaive toujours levé pour la défense des bons et la terreur des méchants. Qui donc l’avait imploré en vain ? A quel voyageur avait-il demandé son nom avant de lui accorder une royale hospitalité ? Quel mendiant avait quitté son seuil sans que sa faim et sa soif fussent apaisées ? Quel infortuné était venu le supplier sans repartir le cœur content ? Quel barde était sorti de sa haute demeure sans faire retentir d’allégresse les cordes d’argent de sa harpe ? II était fort, il était bon, il était heureux, heureux comme un roi, heureux comme un dieu. Et maintenant il était couché là, en travers de son seuil hospitalier, la poitrine déchirée par l’arme d’un traître, ses grands yeux bleus fermés pour ne plus se rouvrir. Il n’était point tombé, ainsi qu’il le souhaitait, dans une grande bataille, est plein soleil, parmi les glaives étincelants et les frissonnantes bannières, pour la défense de son pays et de son peuple. Et de toutes ces lances qui se dressaient là, pas une n’avait pu écarter de sa poitrine le coup fatal ; de tous ces braves qui pour lui auraient donné tout le sang de leur cœur, pas un qui pût rendre les couleurs à ses joues pales, l’éclat à ses yeux d’azur. Il laissait son fils orphelin ; il la laissait, elle, sa bien-aimée, sa fille, sa servante. Vingt ans d’une vie commune, d’une amitié fidèle, trouvaient leur fin dans cette poussière sanglante. Quand le chêne est abattu, que devient le lierre qui l’embrassait ? Quand l’âme s’est envolée, le corps n’a plus qu’à se dissoudre. Avec Béborix est morte Éponina. Qu’un même tertre donc les réunisse !

A chaque couplet de la triste mélopée répondaient les clameurs des femmes et le mugissement des guerriers dans le creux de leurs boucliers.

Après tant d’années, j’ai encore dans l’oreille cette voix d’Éponina, tour à tour grave ou suraiguë h briser le tympan, invoquant les dieux, suppliant l’unie du défunt de rentrer dans son cœur, tantôt avec les inflexions d’un enfant on détresse qui appelle sa mère, tantôt avec l’ardeur passionnée d’une femme qui veut vaincre la mort par l’amour.

A la fin, épuisée de prières et de sanglots, Éponina tomba comme pâmée, et on put l’emporter à la maison.

Dans l’après-midi, le vieux druide arriva et se rendit auprès d’elle.

Longtemps il lui parla ; sans doute il versa sur son cœur blessé le baume d’espérances prochaines et infinies. La nuit, elle parut s’assoupir, tandis qu’autour de Béborix, exposé dans le grand hall sur une litière d’armures, trois cents guerriers veillaient, le glaive haut et la torche au poing.

Dès l’aube du jour suivant, on creusa dans le sol crayeux, non loin du village, une fosse immense.

Les guerriers nourris dans la maison de mon père vinrent m’annoncer qu’ils entendaient accompagner leur bienfaiteur et leur chef dans la vie bienheureuse ; afin de continuer à l’y servir, comme ils le faisaient sur terre.

Et moi ! leur dis-je. Moi, le fils de votre bienfaiteur et de votre chef, moi qu’il aurait confié, s’il avait pu parler, à la force de vos bras et à la loyauté de vos cœurs, que voulez-vous donc que je devienne ? Avec duels boucliers défendrai-je le domaine qu’il m’a légué et les laboureurs dont il m’a donné la garde ? Avec quels glaives irai-je quelque jour exécuter son projet d’affranchir la mère patrie ? Qui donc m’aidera dans la punition de ses assassins ?

Et m’asseyant sur le seuil de la maison paternelle, devant tous, je pleurai à chaudes larmes, de douleur et de détresse d’âme.

A ce moment, j’entendis derrière moi le pas léger d’Éponina ; je me levai pour lui livrer passage, et ce que je vis alors me frappa de stupeur.

Elle s’avançait lentement, majestueusement, en fille et en femme de roi, le bras gauche appuyé sur l’épaule du vieux druide, dans la main droite une gerbe de fleurs éclatantes.

De ses traits toute expression de douleur s’était effacée ; ses yeux d’azur levés vers le ciel, elle souriait du sourire de ses plus heureux jours.

Et, ce qui acheva de me confondre, c’est qu’elle avait revêtu des habits de fête, une robe d’une blancheur éblouissante, un manteau à capuchon de fine laine bleue, des sandales fauves à lacets de pourpre et d’or.

Dans ses cheveux rutilants, fraîchement passés à l’eau de chaux, disposés soigneusement en bandeaux et en tresses, elle avait piqué des épingles d’or ; son collier d’ambre et de diamants étincelait à son cou ; des bracelets d’or cerclaient ses bras nus et se rejoignaient par des chaînes d’or à ceux des poignets ; d’autres cliquetaient à ses chevilles. Elle portait au doigt l’anneau de fiançailles.

Elle semblait plutôt une épousée qui court joyeusement à l’autel qu’une veuve qui vient de pleurer son mari assassiné. Debout, sur le seuil, elle parla, ainsi :

Mon fils, mes amis, fidèles serviteurs de mon époux ! Vous me voyez joyeuse et parée comme pour une fête. C’est que ce jour même je vais revoir mon mari, le noble Béborix, le rejeton de Hu-Gadarn. Ce sont mes noces avec lui, mes vraies noces, que je vais célébrer ; non pas, comme il y a vingt ans, une union que le glaive d’un ennemi, l’épieu d’un traître, la jalousie des dieux peut trancher, mais un mariage dont la félicité n’aura point de fin...

Je me précipitai vers le druide et je lui dis :

Explique-moi, vieillard, ce que tout cela signifie.

Mon fils, répondit-il, j’ai vainement essayé de la détourner de son dessein. Elle veut mourir sur le corps de ton père... Vainement lui ai-je représenté que les dieux n’exigent plus aujourd’hui de tels sacrifices... C’était l’usage au temps de nos ancêtres, mais aujourd’hui...

Aujourd’hui ! interrompit Éponina. Et pourquoi ne ferais-je pas aujourd’hui ce qu’ont fait tant de nobles femmes au temps lointain de nos ancêtres ?... Béborix est-il moins digne de dévouement que ne furent les aïeux qui s’en allèrent vers l’autre monde dans les bras de leurs épouses ?... Est-ce sa faute à lui s’il a succombé sous une main obscure ? Peut-être Kathubodua est-elle tentée de le retenir dans un des Cercles inférieurs, parce qu’il n’a pas été tué à l’ennemi ? N’est-il pas vrai, druide, que moi, qui meurs volontairement pour lui, je puis traverser ces Cercles inférieurs, y prendre mon époux par la main et l’emporter avec moi aux plus hautes régions du séjour de félicité, celles où les mortels affranchis de la mort contemplent face à face le Dieu unique qui contient tous les dieux ?

Toi ! m’écriai-je éperdu, toi mourir ! Toi mourir d’une mort si cruelle ! Toi sentir sur ta gorge le froid de l’acier !

Rassure-toi, me dit le druide. Elle respirera seulement ces fleurs que tu vois, et aussitôt son âme s’exhalera parmi les parfums subtils et foudroyants que j’y ai mêlés... Si j’ai tenté de la faire renoncer à son dessein, je ne puis dire que je le désapprouve... Dans les temps où nous vivons, il faut peut-être de telles expiations, d’aussi nobles victimes pour apaiser les dieux... Sois-en sûr : l’âme de ton père, que cette âme héroïque recueillera au passage, ira dans le Cercle de félicité plus haut que n’a jamais été l’âme d’un guerrier... plus haut que ne peut atteindre même l’âme d’un druide. Si orgueilleux que tu puisses être de la gloire de ton père, ta plus fière noblesse est d’avoir eu pour mère une telle femme. Fils d’un héros, fils d’une sainte, que vas-tu donc être pour notre Gaule ! Incline-toi devant la volonté de cette fille de roi... Courbe-toi sous la volonté des dieux qui l’inspirent.

Alors je me jetai à genoux aux pieds d’Éponina ; en pleurant, je baisai le bas de sa robe.

Mais, alla, souriante, me releva, étendit ses deux mains sur mon front et me bénit. Puis elle me serra sur son cœur et m’embrassa tendrement.

Adieu, me dit-elle, ce soir je serai avec ton père, et je lui dirai quel fils pieux et vaillant nous laissons après nous.

Tous les guerriers se jetèrent également à ses pieds, et tous ensemble lui dirent :

Nous ne te quittons pas. Montre-nous le chemin. Conduis-nous chez ton époux.

Je sais votre généreux dessein, leur dit-elle ; mais écoutez ! Moi, Éponina, fille du roi des Aulerks, au nom de mon seigneur Béborix, au nom de mon fils, je vous ordonne de vivre... Vivez pour servir votre jeune maître, vivez pour venger le maître défunt, vivez pour continuer la gloire de notre maison, vivez pour sauver ce pays et délivrer vos frères.

Deux hommes restèrent à ses genoux : Prydano et Vandilo.

Le premier dit :

Maîtresse, je suis vieux ; je ne puis plus être utile à ton fils ; j’ai déjà servi deux grands chefs de ta maison. Survivre à un, cela peut s’excuser ; mais survivre à deux, c’est contre l’honneur. Et puis, j’ai si souvent regardé courir les nuées du ciel, que je ne puis résister à la curiosité de voir ce qu’il y a de l’autre côté... Permets-moi de te suivre.

L’autre reprit :

Maîtresse, je suis encore plus vieux que celui-ci, et je suis aveugle. A quoi puis-je être bon auprès de ton fils ? J’ai servi trois générations de soigneurs ; ils aimaient mes chants ; ils doivent trouver là-haut que je tarde bien à venir les en réjouir. Et puis, j’ai tant vécu avec ceux qui sont morts depuis longtemps, avec Hu le Puissant, avec Atéol le Fort, avec les Sigovèse et les Bellovèse, avec les fameux Brenns des campagnes d’Italie, de Grèce et d’Asie, qu’il me semble que j’ai plus d’amis là-haut qu’ici-bas... La mort semble m’avoir dédaigné, peut-être oublié... Je voudrais la faire se souvenir de moi... Permets-moi de te suivre.

Éponina sourit et fit à tous deux un signe d’acquiescement...

Au fond de la fosse aux parois blanchâtres, se dressait le char de Béborix, dont les roues avaient des bandes et des moyeux de bronze, dont le timon et la caisse étaient incrustés d’argent, et que décoraient des boucliers et des panoplies étincelantes.

Éponina y était assise. Sur ses genoux, entre ses bras, on avait déposé le corps de mon père en son grand costume de guerre, la chevelure bien lavée d’eau de chaux, la pâleur de ses joues dissimulée sous une couche de vermillon.

Près de lui, son brave coursier Tète-de-Bœuf et ses chiens de chasse semblaient dormir, la gorge coupée. Prydano restait debout, appuyé sur sa longue épée. Vandilo, assis sur le timon du char, la harpe sur ses genoux, semblait de ses doigts errants chercher quelque mélodie inconnue.

C’était un spectacle terrifiant que de voir, au-dessous du visage vivant et souriant d’Éponina, clair comme la lune en son plein, la face morte et les paupières closes de son mari.

Quant aux deux hommes, ils semblaient l’un aussi distrait, l’autre aussi rêveur que lorsqu’ils devisaient assis côte à côte, à la lisière des bois, dans l’herbe fleurie. A les voir aussi tranquilles dans leur tombe béante, on eût dit que rien n’est plus aisé et plus simple que de mourir.

A tout moment, dans la fosse, descendaient des serviteurs qui déposaient des vases pleins de vin et d’hydromel, des bannes de froment, des galettes, des fruits, toutes les provisions nécessaires pour le grand voyage d’où personne n’est revenu. Il y descendait aussi des guerriers, des paysans, des esclaves, qui venaient dire à ces défunts encore vivants un dernier adieu.

Tous apportaient des présents pour eux, et pour des parents, des amis qui étaient déjà passés dans l’autre monde. Les plus riches donnaient des armes, des vases précieux, des monnaies d’or et d’argent, se dépouillaient de leurs colliers et de leurs bracelets. Les plus pauvres offraient des moutons, des coqs ou des couples de palombes. Des jeunes filles coupaient leur longue chevelure.

Ceux qui savaient tracer quelques caractères sur l’écorce de hêtre écrivaient des lettres et priaient Vandilo et Prydano de les remettre à destination.

D’autres, se souvenant de quelque dette qu’ils n’avaient point payée, les chargeaient de verser l’argent à leurs créanciers d’outre-tombe.

Des guirlandes de verveine, de marguerites et de genêts d’or, des gerbes de blé mêlées de coquelicots et de bleuets, s’amoncelaient, et le char disparaissait jusqu’au moyeu dans une jonchée de fleurs et de verdures.

Le vieux druide, maintenant revêtu de sa grande robe blanche à large bordure de pourpre, le cuculle noir sur les épaules, la tête ceinte d’une couronne de chêne, la faucille d’or pendue à la ceinture, entouré de prêtres et de bardes, priait, la face levée vers le ciel et les bras étendue. Nous entendions sortir de ses lèvres les paroles qui enchaînent les forces de la nature, rendent les dieux attentifs et affranchissent les âmes.

Puis il donna le signal et se couvrit le visage de son manteau.

Alors éclata le tonnerre de trois cents boucliers sonnant sous le choc des glaives, la clameur des guerriers éveillant au loin les échos, les cris aigus des femmes et des enfants, la vibration des harpes, parmi lesquelles se percevait par instants la voix argentine de celle de Vandilo, modulant les derniers pas de Hu-Gadarn sur le dos lumineux de l’Océan.

Je vis Prydano se courber et passer le tranchant de son glaive sous la gorge de Vandilo, puis tourner, la pointe contre son cœur, et deux ruisseaux de pourpre couler.

Je vis ma mère fixer une dernière fois ses yeux bleus sur moi, porter sa main à ses lèvres en me regardant au fond de mon âme, puis enfoncer son visage dans la touffe de fleurs magiques et se renverser sur le dossier du char de guerre.

Je tombai entre les bras de mes fidèles.

Autour du groupe funèbre on empila des pierres brutes qui, par en haut, se rejoignaient en forme de voûte, et sur le tout on rejeta la terre blanchâtre.

Toute la soirée, toute la nuit, à la lueur des torches de résine, qui allumaient des étincelles aux pointes des lances et aux cimiers des casques, qui éclairaient au loin la sombre masse des forêts et jetaient de tremblants reflets sur les eaux, on entassa sur la tombe des morceaux de roche.

C’est moi qui avais dû apporter le premier, et je contemplais, les yeux brûlés de larmes et d’insomnie, le tertre qui s’élevait toujours plus haut, et je songeais qu’il allait recouvrir tout ce qui m’avait été cher.

Mon père, si vaillant et depuis quelque temps si tendre pour moi ; ma mère qui m’avait appris la douceur des caresses et les noms des dieux ; le vieil écuyer qui m’avait fait aimer l’éclat des fleurs, le charme des bois et les voix mystérieuses de la grande nature ; le barde à la tête blanche, qui avait éveillé mon cœur à la passion de la gloire et au culte des héros de la gaule : tous ils dormiraient sous ce tertre pour toujours. Jamais plus je n’entendrais leurs voix, jamais plus je ne reverrais leurs visages. Jamais, jamais plus ! sauf au jour que Kathubodua aurait choisi pour faire descendre mon corps auprès de leurs corps et monter mon âme auprès de leurs âmes.

Tout à l’heure, ils me souriaient, et maintenant !... Toutes mes années d’enfance, toute ma jeunesse ardente, mes rêveries et mes jeux, mes joies et mes espérances, le meilleur de moi, s’étaient engloutis dans leurs funérailles.

Cependant, de tous les côtés de la vallée à la fois arrivaient des hommes apportant des pierres. Et le tertre grandissait à vue d’œil.

C’était comme une autre colline qui se dressait sur notre colline de la, Roche-Grise. Elle s’apercevait du mont Lucotice, du mont de Camul et du mont de Bélen.

Aujourd’hui encore, quand un étranger passe dans notre vallée, il demande surpris :

De qui donc cette montagne est-elle le tombeau ?

Et, apprenant que c’est celui d’un vaillant chef, il ramasse quelque pierre et l’ajoute au monticule.

 

 

 



[1] Depuis, la voie romaine et aujourd’hui la rue Mouffetard.