L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE VII — César en Gaule.

 

 

Des bruits de guerre couraient tout le pays.

On annonçait que les romains, si longtemps paisibles dans les limites de leur Province, les avaient franchies. A leur tête marchait un de leurs plus fameux généraux, un homme qui prétendait descendre des dieux. Il se donnait pour un rejeton de leur déesse Vénus, qui ressemble un peu à notre Bélisana, mais qui a une moins bonne réputation.

Dans l’année qui suivit celle où je fus armé par mon père, les Helvètes, qui se trouvaient à l’étroit dans leurs montagnes, envahirent le pays des Édues. Ils étaient déjà arrivés jusque sous Bibracte, le haut oppidum, l’industrieuse cité, lorsque Jules César courut au devant d’eux. Il les arrêta au bord des fleuves, les battit en rase campagne, enlevant d’assaut leurs retranchements de chariots. De trois cent cinquante mille qui étaient venus, il en retourna tout au plus cent mille dans leurs rochers et dans leurs glaciers.

Puis, comme Arioviste le Suève, avec ses bandes d’aventuriers germains, occupait le pays des Séquanes, César s’était retourné contre lui, sans se laisser effrayer par la taille gigantesque et l’aspect terrifiant de ces guerriers qui depuis quatorze ans n’avaient pas dormi sous un toit. Il avait battu le Barbare près du confluent de la Saône avec l’Ognon, lui avait pris sa femme et ses enfants, et l’avait rejeté dans les forêts profondes de la Germanie[1].

On s’entretenait de ces batailles à la Roche-Grise.

Les uns vantaient la bravoure des légions romaines, exaltaient la sagesse de César, le louaient d’avoir préservé la Gaule d’une double invasion par les sauvages Helvètes et les Germains plus sauvages encore.

Voilà, disaient à mon père quelques-uns de ses guerriers, voilà l’homme à qui tu devrais envoyer ton fils pour faire ses premières armes ! Ou plutôt nous devrions tous courir sous ses drapeaux ; il y a là de la gloire et du butin à conquérir. César est homme à bien accueillir les braves. De tout temps, les Romains ont su apprécier le courage des Gaulois. Combien des nôtres ont combattu sous leurs enseignes !

Oui, répondaient les autres guerriers, oui, mais combien des nôtres sont tombés sous leurs glaives et sous leurs pila ! Rappelez-vous les tribus gauloises de l’Italie décimées, subjuguées, dépouillées de leurs terres. Qu’est-ce donc que la Province Romaine, sinon d’autres tribus gauloises, les Volks Tectosages et Arékomiks, les Salyes, les Helviens, les Voconces, les Allobroges, les Ségusiens et tous les peuples des Alpes, assujettis au même joug, courbant la tête sous la tyrannie et les rapines des préteurs, tremblant devant les verges et la hache des licteurs ? Chacune de ces nations n’a cédé qu’après des luttes sanglantes contre les légions. Rappelez-vous la bataille de Bituit l’Arverne, avec son char d’argent et ses chiens de guerre, contre le consul Domitius. Rappelez-vous Toulouse prise et pillée par le consul Cépion, les lingots d’or qu’apportèrent de Rome nos ancêtres pour les offrir aux dieux, arrachés aux étangs sacrés du pays tectosage. Ces Romains, comme si nous ne les connaissions pas ! Mais nos aïeux, plus sages ou plus vaillants que nous, préférèrent suivre les enseignes et les éléphants d’Hannibal le Punique, et, plutôt que de voir les Latins chez soi, guidèrent les légions africaines jusque dans les champs d’Italie. Ignorez-vous donc que les Romains n’ont en vue que la servitude du genre humain ? Royaumes d’Europe, d’Asie, d’Afrique, tout leur est bon. Ils ont conquis d’abord la Gaule du Pô ; puis ils se sont attaqués à la Gaule du Rhône ; maintenant c’est au tour de la Gaule chevelue... Béborix, si tu veux nous emmener à la guerre, ton fils et nous, ce n’est pas sous ces étendards maudits qu’il faut combattre. Mille fois mieux aurait-il valu courir au secours des Helvètes, qui, après tout, sont nos frères, ou de ce roi des Germains, qui nous paraît un vaillant chef. Les Romains ? Qu’ils restent donc dans leur Rome ! Ou du moins qu’ils respectent les limites de cette Province qu’ils disent romaine et qu’ils volèrent à la Gaule.

Mais, répliquaient les partisans de l’Italie, si l’Imperator a battu les Helvètes, c’est qu’ils accablaient les Édues et qu’ils voulaient traverser l’Arvernie pour aller dépouiller de leurs terres les riverains de l’Océan. S’il s’est tourné contre Arioviste, c’est qu’il tyrannisait les Séquanes, et que, depuis sa victoire sur eux, il leur avait arraché le tiers, puis les deux tiers de leur domaine. Il appelait à lui tous les vagabonds de la Germanie, Suèves, Harudes, Chérusks, pour leur distribuer le reste. Il tenait les vaincus sous un joug si dur qu’ils n’osaient même pleurer sans avoir poussé la barre de leur porte.

Que parlez-vous, du joug d’Arioviste ! Demandez aux Allobroges, aux Ségusiens, aux Voconces, ce qu’ils pensent du joug romain ! Il n’y a pas si longtemps que, poussés à bout, ils ont pris les armes ! Ils se sont fait écraser et sont retombés dans une servitude plus intolérable qu’auparavant.

Les Gaulois de la province ? Mais, s’ils existent encore, c’est aux Romains qu’ils le doivent. Rappelez-vous cette invasion des Cimbres et Teutons, qui, du temps de nos pères, a traversé la Gaule comme un orage dévastateur, détruisant les récoltes et les villes, forçant les’ habitants à s’enfermer dans les oppida et à s’y nourrir de chair humaine. Ces myriades de Barbares fondaient sur nos tribus du Sud, si Marius ne les avait pas arrêtés aux Eaux-Sextionnes et n’avait engraissé la terra gauloise de cent mille cadavres germains. Les vignerons, dans le voisinage des Eaux-Sextionnes, ne construisent plus leurs murs de soutènement qu’avec des ossements tudesques. Ce qu’ont voulu faire alors les Teutons, c’est ce que voulait faire dernièrement Arioviste, et les Helvètes ne se conduiraient guère mieux que les Cimbres. Jules César est apparu aux Séquanes et aux Édues comme un dieu sauveur : c’est ainsi que son oncle Marius était apparu aux Gaulois de la Province... Enfin, nierez-vous que ce sont les Séquanes et les Édues qui ont appelé César ?

Ne nous parlez pas des Édues. Est-ce donc la première fois qu’ils ont commis le crime d’appeler les Romains dans le pays ? Il y a juste soixante et un ans qu’ils les appelaient déjà contre Bituit, le vaillant roi des Arvernes. Par vanité ou par bêtise, ils se sont laissé persuader qu’ils sont les frères des Romains, et ont servilement sollicité le titre de leurs alliés. Les Édues, c’est une nation de traîtres. C’est un peuple corrompu par la richesse de ses villes et de ses terres, par le souci de ses industries, par le soin de ses vignes, — sur lesquelles Tarann veuille faire tomber la grêle ! Pour exporter en Italie leurs vivres, leurs porcs, leurs poteries, leurs vases d’étain, ils vendraient la Gaule aux Romains. Lotir sénat ne vit que d’intrigues ; leurs chefs, tous sans exception, se disputent bassement la faveur des consuls ; leurs druides, comme Divitiac, ne croient plus à Teutatès ; leur peuple n’a plus de religion que pour l’argent. Ce n’est plus une nation gauloise : c’est Rome implantée au cœur de la Gaule. Et, tenez ! les Rhèmes[2], nos voisins, ils valent pas mieux. Ils sont peut-être encore plus sots : ne se sont-ils pas imaginé qu’ils descendaient de Rémus, le frère de Romulus... Deux bâtards, nourris par une louve. Il y a de quoi se vanter d’une telle descendance ! Et voilà presque aux portes de nos villages une autre nation de frères et alliés de Rome, une autre nation de traîtres !

Enfin César, après sa double victoire, est rentré paisiblement dans sa province.

Oui, oui ! pour y lever de nouvelles légions ! Attendez-vous à le revoir. Il reprendra le même jeu, qui consiste à diviser et à faire s’entre-tuer les peuples gaulois. Il se fera appeler par les Édues contre les Arvernes, par les Rhèmes contre les Bolgs, par les Pictons et les Santons contre les Armoricains. Attendez ! attendez !

Ainsi devisait-on. Et ce n’étaient pas seulement les rois, les grands chefs, les chevaliers, les écuyers qui discouraient sur la guerre ; le menu peuple chez nous commençait â s’en émouvoir. Les noms de Jules César, de son lieutenant Labienus, de son maître de cavalerie Considius, d’Émilius, son commandant des auxiliaires gaulois, étaient connus de tous. Les bouviers, en gardant leurs bœufs, les laboureurs, laissant leur charrue et leur attelage au milieu du sillon, les bûcherons, appuyés sur leur hache auprès d’un chêne à moitié abattu, tenaient des conciliabules, et on les entendait raisonner sur la politique de Rome, sur celle des Séquanes, sur celle des Arvernes. Souvent ils embrouillaient tout, prenant Arioviste pour un Romain, et Divitiac, le druide, pour un fougueux général. Ils n’en discutaient qu’avec plus de chaleur, se déclarant contre Rome ou en sa faveur, sans savoir pourquoi, en venant même aux coups de poing à propos de personnages dont c’était la première fois qu’ils entendaient parler et dont ils écorchaient les noms. Les bonnes femmes qui battaient leur linge au bord des rivières, restaient parfois la bouche bée et le battoir en l’air, tandis que l’une d’elles leur contait que Rome était une déesse, que César était son fils, et qu’an l’avait mis autrefois en nourrice chez une louve. Tout le pays était partagé en Césariens et en Anti-Césariens.

Mon père ne savait toujours pas à quelle cause offrir le secours de son bras et du mien. Arioviste était loin, les Helvètes aussi. Jules César ignorait sans doute notre nom, ou n’avait point daigné réclamer notre alliance. Et puis il faut rendre cette justice à mon père : pas plus que moi il n’aimait les Romains.

L’année suivante on fut encore plus ému à la Roche-Grise.

On apprit que la Belgique se soulevait en masse. Elle trouvait, décidément, que les Romains étaient trop près d’elle. Les Bellovaks, les Suessons, les Nerviens, les Véliocasses, les Véromandues, les Ambiens, les Calètes, les Atrébates, les Morins, les Ménapes, les Aduatiks, les Éburons[3], mettaient sur pied trois cent mille combattants. Tout le pays entre la Meuse et le détroit de Bretagne était en armes.

Coup sur coup, les nouvelles nous arrivaient, alarmantes, irritantes, contradictoires. Les Rhèmes avaient refusé de se joindre à la confédération bolge, et avaient ouvert leur ville de Durocortor à leurs frères et alliés les Romains. Pour les punir de leur trahison, les Bolgs étaient venus mettre le siège devant leur oppidum de Bibrax. Les Trévires jouaient le même jeu que les Rhèmes et se déclaraient les amis de César.

A tout moment il accourait chez nous des émissaires. Émissaires des Suessons et des Bellovaks, qui nous adjuraient de mettre sur pied nos contingents. Émissaires des Rhèmes et des Trévires, qui nous suppliaient de rester étrangers à la querelle. Les uns nous rappelaient que leur cause était celle de la Gaule entière : eux vaincus, ce serait notre tour. Les autres nous décriaient ces Bolgs brutaux, plus que barbares, de vrais sauvages, qui ne buvaient pas de vin et fermaient leur pays aux marchands de la Celtique comme à ceux de l’Italie, qui dans leurs forêts impénétrables s’enivraient de mauvaise bière et d’orgueil, méprisant le reste des peuples gaulois et se ruant en des rages aveugles.

Autour de mon père frémissaient ses guerriers. Dumnac et Arviragh surtout ne décoléraient pas : ils marchaient entre les huttes du village, les yeux brillants, les dents serrées, les lèvres blêmes.

Quand partons-nous ? disais-je à mon père. Nous aussi, ne sommes-nous pas des Bolgs ?

Il était fort ébranlé par l’attitude de ses guerriers et par mes instances. Les chefs de la haute Rivière lui firent demander s’il ne fallait pas appeler aux armes leurs guerriers. Devant les huttes de nos chevaliers et de nos écuyers, on commençait à fourbir les casques, à aiguiser les glaives, à forger sur de petites enclumes les pointes des flèches et des lances.

Mon père partit pour Lutèce, afin de savoir ce que projetaient les gens de l’île ; car, dans une armée parise, ils fournissaient le plus fort contingent.

Faire la guerre aux Romains ! répondirent les membres du sénat de Lutèce. Vous en parlez à votre aise, gens de la Rivière aux Castors ! On voit bien que vous êtes couverts par le fleuve de la Seine. C’est sur nous, c’est sur notre île que tomberait le gros de l’orage, si nous avions la folie de le provoquer. Savez-vous que César est à quatre marches d’ici ? Savez-vous qu’il est déjà en vue de Bibrax, avec six de ses vieilles légions et deux autres qu’il a couru chercher dans la Cisalpine ? Car il est rapide comme l’éclair, tandis que les Bolgs ont déjà perdu deux mois. Savez-vous qu’avec les auxiliaires, avec les contingents que lui ont fournis les Rhèmes, les Édues, les Trévires, cela fait quatre-vingt mille hommes ? Et si vous n’avez jamais vu de légionnaires, nous vous garantissons que ce sont de rudes soldats. Oui, oui 1 vous voulez nous dire que les Bolgs sont trois cent mille ? Ils l’annoncent partout, mais nous n’avons pas pu les compter. Les chiffres qu’on dit ne sont pas toujours ceux qui sont. Et puis, ne connaissez-vous pas les Bolgs ? Ils ont beau se confédérer et échanger entre eux des otages, au fond ils pratiquent toujours leur orgueilleuse maxime du Chacun pour soi. Dès que César menacera la ligne de la Sambre, vous verrez cette grande armée se disperser, les Suessons courir à la défense de leur Noviodun, les Bellovaks à celle de leur Bratuspans, les Aduatiks à celle de leur Aduat, les Nerviens à celle de leurs abatis d’arbres dans leurs forêts marécageuses. Ils se feront écraser en détail, vous verrez. Ils sont braves, les Bolgs, mais quelles brutes ! Les Nerviens s’en vont à la bataille attachés les uns aux autres par des chaînes de fer, afin d’opposer à l’ennemi comme une muraille vivante. Avoir les bras attachés, comme c’est commode pour se battre ! Les légionnaires ne sont pas si sots que de s’engourdir ainsi : vous les verrez quelque jour, et vous nous direz s’il y a au monde des soldats plus lestes, plus agiles, plus débrouillards que ceux-là. Nous sommes des Bolgs, nous autres Parises, c’est possible ; mais nous ne le sommes qu’à moitié, et Celtes pour l’autre moitié. Nous sommes très peinés de voir engagés dans cette fâcheuse aventure nos voisins Suessons, Ambiens et Bellovaks, avec qui nous sommes en relation d’amitié, et de commerce. Nous tâcherons d’adoucir le sort qu’ils se sont préparé. Quant aux Atrébates, aux Nerviens, aux Éburons, ils n’auront que ce qu’ils méritent. Ce sont des sauvages, des hommes de bois ! Les Ménapes, les Morins, des hommes de marais ! Cela ne boit pas de vin, cela n’achète pas un ballot d’étoffe dans une année, cela est inhospitalier et cruel aux marchands d’ici. Cela ne se met sur le dos que des peaux dé bêtes, pas même, tannées. Et fiers comme des gueux ! Pourquoi ont-ils attaqué les Rhèmes ? Pourquoi ont-ils provoqué les Romains ? Est-ce que César leur avait fait quelque chose ? Que voulez-vous qu’il aille chercher dans leurs chênaies et leurs fondrières ? Il ne se nourrit pas de glands ni de fèves de marais, n’est-il pas vrai ? Toute la Nervie ne vaut pas ce que les Romains useront de chaussures à la conquérir. Les gens du Nord n’avaient donc qu’à rester tranquilles, si l’orgueil bolg l’avait permis... Et quant à vous, nos bons amis de la Rivière aux Castors, nous vous dirons ce que nous avons dit aux Parises de l’Essonne, de l’Oise et de la Marne ; Remettez les glaives au fourreau et les casques aux patères.

Mon père revint très découragé de son ambassade. Nos guerriers et les chefs de la haute Rivière furent indignés de ce qu’ils appelaient l’égoïsme, l’esprit mercantile et la couardise des citadins de Lutèce. De ce jour, il y eut une vive rancune des gens de la Rivière contre les gens de l’île.

Il fallut bien s’avouer qu’il n’y avait rien à faire. Au sud de la Seine, les nations celtiques ne remuaient pas. Les Senones et les Carnutes[4] montraient la plus parfaite indifférence pour le sort des Bolgs.

Bientôt nous arrivèrent des nouvelles.

La seule approche des huit légions avait suffi pour faire lever à l’armée confédérée le siège de Bibrax. Puis elles la battirent sur l’Aisne. Tout de suite après, comme l’avaient prévu les gens de Lutèce, les contingents bolgs se séparèrent pour courir chacun à la défense de ses foyers. On apprît coup sur coup la soumission des Suessons et des Bellovaks ; les Rhèmes, les Édues et les Lutéciens s’étaient interposés en leur faveur auprès de César et leur avaient fait obtenir des conditions très douces de soumission. Les Ambiens capitulèrent à aussi bon compte. Mais les Nerviens, les Véromandues et les Atrébates, sous la conduite du brave Boduognat, avaient attendu de pied ferme les envahisseurs. Il y avait eu sur la Sambre une bataille acharnée : un moment l’armée romaine avait plié sous la poussée furieuse des Bolgs ; sa cavalerie avait été rompue, ses auxiliaires trévires et africains mis en fuite ; une cohorte romaine avait été presque entièrement détruite, perdant tous ses officiers, perdant son enseigne. César avait été obligé de prendre un bouclier pour rallier ses légions ébranlées et les ramener au combat. Les Nerviens, enragés de voir la victoire leur échapper, se battirent désespérément ; sous les charges de la cavalerie romaine, sous la grêle des javelots, on voyait leurs masses se faire tuer sur place, des bataillons entiers s’abîmer comme un pan de muraille abattu par un bélier ; mais les survivants montaient sur les corps de leurs frères, sur les tas de morts et de mourants, et, de dessus ces tertres de chair pantelante, frappaient de haut en bas les Romains, arrachant de leurs boucliers et de leurs membres les javelots italiens pour les renvoyer à l’ennemi. A la fin, la discipline romaine, la supériorité du pilum et du court glaive latin sur les lourds saunions et les longues lattes de fer mou, la rapidité de mouvement des légionnaires en face d’ennemis entassés et liés par des chaînes, avaient fixé la victoire sous les aigles d’or.

De soixante mille combattants nerviens, il n’en était pas échappé cinq cents. De six cents sénateurs, trois seulement avaient survécu. De la glorieuse nation de la Sambre, il ne restait plus que les vieillards, les femmes et les enfants !

Puis nous apprîmes un nouveau désastre.

Les Aduatiks, à leur tour, avaient succombé dans leur oppidum d’Aduat, qu’ils croyaient inexpugnable. Tout ce que les légionnaires n’y avaient pas tué fut vendu comme esclaves : d’un seul coup, cinquante-cinq mille têtes.

Jamais nous n’avions ouï parler de cas exterminations de peuples entiers. Jamais nos guerres gauloises ne sont aussi féroces. Les vieillards seuls se souvenaient d’avoir entendu raconter des choses semblables par leurs pères, témoins de la grande invasion des Teutons et des Cinabres.

Je vous assure qu’on n’était pas fier à la Roche-Grise. A table, les plus hardis baissaient le nez dans leur écuelle, et les plus fanfarons gardaient le silence. C’étaient comme des coups de poignard dans notre cœur de Gaulois que l’égorgement de tant de milliers de Nerviens, aise à l’encan de tant de milliers d’Aduatiks. Ma mère pleurait sur l’infortune de toutes ces femmes et de tous ces petits enfants.

Nous ne pleurions pas, nous les guerriers, mais c’était pour nous comme un remords de n’avoir rien fait pour empêcher la ruine de nos frères. A quoi donc servaient la témérité d’un Dumnac, la force de taureau d’un Boïorix, la bravoure loquace d’un Cingétorix, et les anciens exploits d’un Béborix, arrière-petit-fils d’un héros de Hu-Gadarn ?

Et, par moment aussi, les plus courageux frémissaient en pensant à quel terrible danger nous avions échappé, à quelle catastrophe avait failli nous exposer un premier mouvement de générosité. Il nous semblait entendra le cri de guerre des légions dans notre vallée en flammes ; je voyais ma mère, les mains liées derrière les reins, sous le fouet d’un marchand d’esclaves romain, suivre vers les Alpes la longue et déplorable colonne des captives aduatikes, portant les petits enfants attachés à leur dos, les pieds ensanglantés par les pierres de la route. Et mes poings, de fureur, se serraient.

 

 

 



[1] Les Helvètes occupaient toute la Suisse actuelle ; le pays des Édues correspond à la Bourgogne, celui des Séquanes à la Franche-Comté.Bibracte, sur le mont Beuvray, c’est l’ancien Autun.

[2] Gens du pays actuel de Reims.

[3] Pays actuels de Beauvais, Soissons, Hainaut et Brabant, Vexin, Vermandois, Amiens, Caux, Arras, Boulogne, Liège, rive gauche du Rhin. — Les Trévires sont les gens du pays de Trèves.

[4] Pays de Sens, de Chartres.