L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE III – Béborix et Éponina.

 

 

Tant que je fus un enfant, je n’étais point admis à ces fêtes. Je n’entrais jamais dans la salle, du festin. En public, c’est-à-dire sur la petite place devant notre maison et dans les rues du village, jamais mon père ne m’adressait la parole, jamais il ne me caressait.

C’était un usage des Gaulois, un guerrier aurait eu honte de marquer quelque tendresse à ses rejetons. Je sentais bien qu’au fond il m’aimait ; mais sa mine hautaine et sévère me faisait trembler.

C’était bien autre chose encore quand il paraissait sur la place en grand costume de combat, soit pour répondre à un ban de guerre, soit pour aller rendre visite à quelque puissant voisin.

Il fallait le voir, avec son teint clair, ses yeux d’un bleu d’acier, sa longue chevelure bien lavée à l’eau de chaux et rougi comme du cuivre, ses longues moustaches rousses. Il était vêtu d’une tunique de laine fine, teinte en bleu ; de braies rouges serrées aux jambes par des courroies dorées ; de la grande scie, quadrillée de vert et de rouge, retenue à la gorge par une fibule d’or, de cette ample scie gauloise qui nous est un vêtement si commode, car elle peut se ramener sur rune ou l’autre épaule, se rouler en écharpe ou couvrir, à cheval, les cuisses du guerrier. Ses bottes de cuir fauve étaient armées d’éperons de bronze à molettes étoilées. Sur sa tête brillait un casque de bronze, revêtu de minces feuilles d’or, et qui s’effilait en une pointe très haute avec des crêtes dentelées comme celles d’un dragon, et des dards aigus en avant et en arrière. Au sommet du casque se plantaient des plumes de héron ; et, sur les côtés, frémissaient deux ailes d’aigle éployées. Béborix n’avait pas de cuirasse comme en portent les Romains, mais seulement, à la mode gauloise, une large ceinture de bronze, curieusement travaillée, de laquelle, par devant, tombaient des lamelles de bronze, cousues sur des courroies, protégeant le ventre de leur mobile et chatoyante défense.

A son flanc gauche, par une chaîne de bronze, pendait le court glaive ibérique, en acier fin, à poignée d’ivoire sculptée en tète de lion. Dans sa main droite, la lance à largo et longue pointe. Sur son épaule gauche, le bouclier ovale, dont le tissu d’osier point était renforcé d’une bordure de bronze guilloché et d’un umbo de bronze sur une croix de même métal.

Un torque d’or étincelait à son cou, des bracelets d’or à ses biceps, des maniaques d’or à ses poignets.

Il m’apparaissait plus grand qu’un mortel, sa stature rehaussée encore par l’aigrette du casque. Lorsque d’un bond il s’était élancé sur son coursier Tête-de-Boeuf, qu’il contenait avec des rênes de cuir doré, qui piaffait de ses sabots luisants, se cabrait sous la selle garnie d’une peau d’ours, faisant sonner, les phalères et les lamelles de son collier de poitrail ; Béborix semblait vraiment le dieu de la guerre.

Derrière lui, ses dix chevaliers à torques d’or, ses vingt écuyers, dont l’un soutenait l’étendard rouge surmonté d’un castor de bronze, dressaient une petite forêt de lances, et sur leurs casques se hérissaient des cornes de boeuf ou de bélier, des bois de cerf, des ailes (le vautour, des mufles de loup, des hures de sanglier.

C’était vraiment terrible à voir ; on eût dit qu’ils marchaient à la conquête du monde.

Accoudée à la fenêtre de sa chambre, je voyais ma mère émue d’admiration et d’amour, avec un sourire trempé de larmes.

Lui, restait impassible ; on voyait qu’il avait conscience de remplir un rôle auguste et sacré, comme celui d’un prêtre de Camul, sous les yeux de la Gaule et de l’univers. Quand la petite armée s’ébranlait, le regard de mon père tombait de bien haut sur moi. D’un ton impérieux et brusque, comme s’il se fût agi de l’enfant d’un autre, mais avec une nuance secrète de tendresse :

Retire-toi, garçon, criait-il ; ta place n’est pas ici, et tu vas te faire écraser par les chevaux.

De la froideur paternelle c’était dans les bras de ma mère que je me consolais. Elle m’aimait à la folie, car j’étais leur fils unique. Parfois elle me serrait avec passion, cherchant à m’envelopper tout entier dans son giron, comme lorsque je n’étais qu’un tout petit enfant. Elle me couvrait de baisers et me mouillait de ses larmes.

Je passais de longues heures dans sa chambre, suivant du regard tous ses mouvements, l’accablant de questions, tantôt sautant brusquement sur ses genoux, tantôt m’arrachant à son étreinte et cherchant à glisser de son giron en battant des talons.

Souvent, dans les heures où j’étais calme ou .lassé, je me plaisais à la parer de ses colliers et de ses bracelets, à essayer un voile sur sa tète, à placer des fleurs dans ses cheveux. Et je sautais de joie, ravi de la trouver si belle.

Ma mère était la fille d’un roi des Aulerks Éburoviks[1], une nation chez laquelle s’élèvent les plus magnifiques chevaux de la Gaule. La déesse Épona étant la protectrice de ces animaux, la fille du chef avait reçu le nom d’Éponina.

Elle avait — même lorsque je ne m’occupais pas de sa parure — un charme infini : des cheveux blonds qui tombaient jusqu’au jarret, des yeux bleus très grands et doux, un teint d’une fraîcheur printanière ; sous sa peau blanche et rose, on croyait voir courir le sang.

Fille et épouse de guerriers, elle ne s’étonnait pas que mon père la laissât si souvent, si longtemps à la maison, pour courir les aventures de guerre, battre les bois à la poursuite des aurochs et des ours, assister à d’interminables banquets chez les chefs du voisinage.

Il semblait bien parfois qu’elle en fût triste. En l’absence de Béborix, elle affectait les vêtements de couleur sombre, ne se paraît point de ses bijoux, ne lavait point sa chevelure à l’eau de chaux, mais se la poudrait avec de la cendre blanche bien tamisée.

Elle savait tous les noms des déités, ceux qu’il est licite de prononcer tout haut, et ceux qu’on doit murmurer à voix basse, pour qu’elles soient seules à les entendre. Elle pouvait dire de quel dieu chaque déesse est l’épouse, et quelles sont celles qui restent jeunes filles. Elle avait pénétré le mystère qui repose dans les ramures de Cernunnos, le dieu cornu, et celui du grand serpent à tête de bélier.

Elle aimait à me parler de Bélen, qui s’appelle aussi Héol, le dieu du soleil, et de sa sœur Bélisana, la dame du ciel, qui resplendit à nos yeux dans la clarté de la lune, fait descendre sur la terre aride les larmes de la rosée et donne la fécondité aux animaux comme aux plantes.

Ceux-là étaient des divinités devant lesquelles volent par couples les oiseaux chanteurs, avec un petit joug d’or sur la tète ; c’étaient ries divinités bienveillantes aux mortels, ne leur demandant que des prières pures et des libations de lait,

Elle baissait la voix pour me nommer Teutatès, qui guide vers l’enfer les âmes des morts ; de Tarann, qui fait luire la foudre et gronder le tonnerre ; d’Ézus, l’hôte et l’épouvante des profondes forêts de chênes ; car ce sont des dieux terribles qui souvent ne se laissent apaiser que par l’effusion du sang humain.

Elle soupirait en me nommant Camul, le dieu de la guerre, qui se plait aux grands coups de lance, aux mêlées sanglantes, où se font les veuves et les orphelins.

Elle souriait en m’énumérant les dieux et les déesses, les fées et les fadets qui habitent les eaux courantes ou stagnantes, qui président aux sources claires, se cachent sous l’écorce des grands arbres, gémissant et saignant quand elle est frappée d’une cognée sacrilège.

Elle m’enseignait les prières qu’il faut adresser à chacun de ces maîtres au ciel et de la terre, et je les répétais après elle, étonné qu’elles fussent en une langue que je comprenais à peine et qui devait être plus ancienne que celle d’aujourd’hui.

Longtemps sa dévotion envers les dieux avait suffi à la consoler.

Mais parfois il me semblait que sa pensée s’exaltait, inquiète, et s’élançait plus loin que la croyance du vulgaire. Un jour, il lui échappa de dire :

Mais qu’y avait-il donc avant les dieux et qu’y aura-t-il après eux ?

Cependant, tout de suite, elle revenait à ces divinités et m’invitait à prier une certaine déesse du pays des Carnutes[2], qui est une jeune fille et qui cependant berce dans ses bras un nouveau-né.

Vois-tu, me disait Éponina, c’est elle surtout qui nous protégera ; elle est bienveillante aux mamans et aux enfants bien sages.

Puis sa pensée repartait vers des régions où je ne pouvais la suivre, et elle murmurait :

Et nous-mêmes, d’où venons-nous, où irons-nous ? Quel est ce ciel ou cet enfer où Teutatès est chargé de nous conduire ? Dans le séjour de félicite, est-on star de retrouver son mari et son enfant ?

A certains moments, je la voyais reprise. comme d’une fièvre de piété. Elle jeûnait, priait, et, le pied gauche déchaussé, faisait des libations à son foyer, à la lisière des bois, à la berge de la rivière. A des chênes très anciens, elle ordonnait de suspendre un voile précieux ou quelque bijou. Elle partait avec ses femmes et ses serviteurs, assise sur un cheval très doux, les pieds appuyés sur la planchette pendue au flanc droit de la bête, enveloppée d’une saie qui lui cachait le front et voilait ses yeux. Elle s’en allait offrir des sacrifices sur le mont Lucotice, où l’on adore la déesse Bélisana ; sur le ihont de Camul, où l’on n’ose pénétrer dans l’enceinte des chênes, craignant d’y voir apparaître le Maître du lieu ; sur la grande montagne de l’ouest, on l’on chante des hymnes en l’honneur de Bélen à la chevelure de rayons[3].

Puis survenait une période d’indifférence, où elle semblait oublier qu’il y eût des dieux ou qu’on eût un culte à leur rendre. Ses serviteurs étaient obligés de lui rappeler, au solstice d’été, qu’il convient d’allumer, la nuit, un grand feu sur la colline ; au solstice d’hiver, qu’il est bon d’amener dans la maison un jeune sapin et de l’orner de torches brillantes et de bandelettes, pour réjouir les mânes des ancêtres ; au jour des Morts, qu’on est obligé d’éteindre le feu du foyer et de le rallumer seulement à l’aurore, avec des braises qu’on va chercher à l’autel du mont Lucotice.

Un jour que mon père était parti en chevauchée, je vis arriver, monté sur une mule, un grand vieillard à la chevelure épaisse et tombant sur ses épaules, vêtu d’une longue cuculle noire, qui laissait son cou et ses bras nus. Ses pieds étaient nus dans des sandales. Il ne portait pas de maniaques au bras, ni de torque d’or au cou, et il était sans armes. Mais son large front, ses yeux sévères sous d’épais sourcils blancs, son nez d’aigle, ses joues creuses et blêmes, avaient un tel air d’autorité qu’il me semblait plus qu’un chevalier et plus qu’un roi.

De toutes les huttes sortaient précipitamment nos paysans et nos esclaves, qui se prosternaient devant lui, cherchaient à baiser le bas de sa robe et à toucher le poil de sa mule. Nos guerriers mômes s’inclinaient, frappés de respect et presque de terreur.

Ma mère, à son tour, apparut sur le seuil, et, du plus loin qu’elle vit ce vieillard, elle s’agenouilla, la tète penchée en avant et les bras croisés sur sa poitrine.

Il s’avança, imposa sur elle ses deux mains étendues et, les yeux levés vers le ciel, prononça des paroles en une langue que je n’entendais pas. Il la releva, entra dans la maison, s’assit de lui-même à la place d’honneur, et, après avoir fait signe à tout le monde de se retirer, s’entretint longtemps avec elle.

Quand il sortit, elle s’agenouilla de nouveau, plus humble encore que tout à l’heure, mais avec une expression de contentement et de sérénité que je ne lui avais jamais vue.

Puis elle ordonna aux guerriers d’escorter le vieillard, et à plusieurs paysans de l’accompagner à pied, avec des chevaux sur lesquels on avait lié des moutons et des poules.

Il revint plusieurs fois. Mon père, quand il était présent, se montrait aussi déférent envers le visiteur que le moindre de ses écuyers ou de ses paysans. Tandis que le vieillard passait de longues heures en conversation avec ma mère, Béborix ne se permettait même pas d’entrer dans la maison. Quand son hôte mystérieux se préparait à partir, lui-même, en son grand costume de guerre, prenait la tête de l’escorte. Par ses ordres, des présents encore plus riches surchargeaient les chevaux du convoi.

Ma mère me prenait alors sur ses genoux avec une tendresse nouvelle :

Écoute, me disait-elle, et retiens bien mes paroles. Ce druide m’a confirmé ce que je pensais depuis longtemps. Il n’y a qu’un seul Dieu, qui n’a pas été créé et qui a tout créé, qui n’a pas eu de commencement et qui n’aura pas de fin. Bélen et Bélisana, Teutatès et Taranu, Ézus et Camul, ne sont que des images qu’il emprunte pour se révéler à notre pensée. Quand tu prieras l’un d’eux, fais que ta prière s’élève vers Celui qui les contient tous. Sois juste, sois brave, car l’Abîme ténébreux attend les méchants et le Cercle de la félicité est réservé aux bons. Le châtiment des uns et le bonheur des autres n’auront pas de fin. Aime ta mère, comme elle t’aime ; c’est aux pieds d’une mère aussi bien que dans le tumulte sanglant, des batailles que se gagne l’entrée du séjour des bienheureux.

Je ne comprenais pas alors ces paroles, mais elles me sont restées dans la mémoire et elles furent mon guide dans la vie.

Pour le moment, je ne cherchais qu’à me dégager des bras maternels, car j’entendais par la fenêtre les cris joyeux des polissons du village. Au pins vite j’allais les retrouver, et pêle-mêle, fils de chevaliers, de paysans ou d’esclaves, — car l’enfance ne connaît pas l’inégalité sociale, — on jouait à la guerre.

Un gros tas de fumier devenait un oppidum ; les ennemis essayaient de l’enlever d’assaut, et les défenseurs faisaient pleuvoir sur eux des trognons de choux et des pierres.

Il y avait des fronts bossués, des yeux pochés et des braies déchirées. Quand je rentrais à la maison couvert de boue, de sueur et d’un peu de sang, mais fier d’avoir conquis un oppidum ou d’avoir repoussé victorieusement l’assaillant, ma mère ébauchait un doux reproche ; mais mon père prenant mon front dans ses cinq doigts de fer, me regardait avec plus de tendresse :

Bah ! ne le gronde pas. Moi aussi, quand j’étais à son âge, j’ai gâté des braies et des saies. Il promet de devenir un guerrier, c’est l’important... Ne trouves-tu pas qu’il ressemble à feu mon père ?... Un vaillant homme. Tué par ces brigands de Harudes ! Mais ils n’ont pas eu son crâne, et c’est nous qui avons pris les leurs... Regarde bien !... Vénestos, c’est mon père Djarilo tout craché !

 

 

 



[1] Pays d’Évreux.

[2] Pays de Chartres.

[3] Ces trois montagnes sont aujourd’hui : la montagne Sainte-Geneviève, Montmartre (mont de Mars ou mont des Martyrs), le mont Valérien.