L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE II – Les habitants de la  Roche-Grise.

 

 

Maintenant que je vous ai parlé de notre village, il faut que je vous donne connaissance de ses habitants.

Les gens de la Roche-Grise ont toujours fait partie de la nation des Parises, dont le plus gros village est Lutèce, situé dans une des îles de la Seine.

La nation des Parises est répandue sur les deux rives du fleuve, ainsi que sur les rivières de la Marne, de l’Oise, de l’Ourcq, de l’Yères, de l’Orge, de l’Essonne et de la Rivière aux Castors.

Elle a pour voisins, au sud, les Carnutes et les Senones, qui sont des Celtes ; au nord, les Suessons et les Bellovaks, qui sont des Bolgs ; à l’est, les Meides qui sont frères et clients des Suessons[1].

La nation des Parises est une des plus petites de la, Gaule, car elle ne s’étend, en aucun sens, sur plus de dix à douze lieues, mais cartes elle est des plus glorieuses.

Comme elle s’est constituée autrefois sur la limite des deux grandes races, la celtique et la bolge, les bruns et les blonds, elle s’est formée d’hommes appartenant à toutes deux.

Dans mon enfance, presque tous les Parises parlaient à la fois le celte et le bolg ; c’est le celte qui a fini par prévaloir.

Outre ces deux types d’hommes, on en distinguait un troisième, antérieur à l’immigration bolge et à l’immigration celtique, celle-ci ayant précédé celle-là de plusieurs siècles. C’est un type d’homme moins beau, moins grand, plus brun, mais tout aussi vigoureux que les deux autres.

On le dit autochtone. Il aurait pris naissance dans le pays même, formé du limon de la Seine, qui devint sa chair, et des pierres des collines, qui devinrent ses os.

A en croire ceux des Parises qui se prétendent autochtones, ils seraient cousins germains ou petits-fils des bêtes de la forêt et des eaux.

C’est pourquoi, dans certains villages, ils n’osent tuer les lièvres ni les pigeons, et, dans d’autres, manger la chair du sanglier ou de la loutre.

Ils racontent, de leurs plus lointains ancêtres, des choses à peine croyables. Ceux-ci auraient navigué sur les plaines du pays parise, qui alors auraient été une mer immense et profonde, et au tant de certaines roches ils vous montreront des trous dans la pierre qui auraient servi à. amarrer les bateaux.

Ces anciens hommes auraient guerroyé contre des monstres marins au col de cygne et aux écailles de poisson, contre des lézards de cent pieds de long qui gobaient un buffle comme une mouche, contre des crapauds gros comme des bœufs et mugissant avec une voix de taureau, contre des dragons ailes, des éléphants velus, des bêtes énormes qui ressemblaient à des porcs, mais avec une grande corne sur le nez, des lions et des tigres quatre fois grands comme ceux qu’on voit en Afrique, des ours qui, debout sur leurs pieds de derrière, atteignaient la cime des chênes.

Ils auraient apprivoisé des espèces de cerfs à ramures longues et larges, sur le dos desquels ils chevauchaient et dont ils trayaient les femelles comme on trait maintenant les vaches. Ils n’avaient pas de chiens ; mais ils dressaient à la chasse des loups, des lynx, des renards et des chats sauvages.

On prétend qu’ils ne connaissaient ni le fer ni le bronze, mais qu’ils osaient s’attaquer aux bêtes les plus redoutables avec des haches de pierre.

Aujourd’hui, en retournant les champs, on retrouve parfois des cailloux pointus qui auraient servi à armer leurs flèches. D’aucuns disent que ce sont des pierres tombées du ciel, les jours où la foudre déchire les nuées. Les dieux seuls savent la vérité.

Quoi qu’il en soit, ces hommes sauvages ont été exterminés ou réduits en esclavage, d’abord par les Celtes, puis par les Bolgs. Les survivants ont oublié leur langue primitive et parlent la nôtre.

De leur passé ils ne savent rien, car — vous le voyez bien ! — ils ne racontent sur leurs ancêtres que des histoires à dormir debout.

Beaucoup de nos esclaves sont issus de cette race primitive, deux fois conquise. On assure qu’en fouillant les forêts impénétrables qui s’étendent bien loin à l’ouest de Lutèce, on trouverait quelques individus de cette race qui vivent parmi les animaux féroces. Il faut même. que je vous conte un fait dont j’ai été témoin.

Un des guerriers de mon père, un certain Dumnac, un de ces téméraires qui ne craignent ni les hommes, ni les dieux, ni les bêtes, résolut d’explorer un jour la forêt sauvage de l’ouest. Il partit avec un compagnon aussi hardi que lui, nommé Arviragh, et, pendant tout une semaine, on n’entendit plus parler d’eux.

Dans l’après-midi du huitième jour, ils reparurent. Ils apportaient, couché en travers d’un de leurs chevaux, un être étrange, qu’ils jetèrent à terre, sans plus de cérémonie que pour un paquet, sur le seuil de la maison royale.

Le paquet se mit à remuer ; il en sortit des sons rauques et inarticulés qui ne ressemblaient à aucun langage connu. Nous vîmes que cet être avait été ficelé avec soin.

Dumnac, le chasseur téméraire, tira son couteau et trancha les liens. Il dit.

On peut le délier aujourd’hui ; comme il n’a pas mangé depuis trois jours, il sera peut-être moins méchant. Mais demandez à mon camarade Arviragh ce qu’il nous a donné de mal à le capturer.

En même temps, Dumnac, écartant la saie bariolée qui couvrait ses épaules, nous montra une entaille plutôt large que profonde qui lui avait meurtri la chair. On ne pouvait deviner avec quelle arme cette blessure avait, été faite. Dumnac, tirant de sa ceinture un objet bizarre, nous dit :

Eh bien, le voilà, l’outil de ce gaillard-là !... Le jour où mes os ont été en contact avec cet outil, j’ai remercié ma mère de me les avoir donnés si durs... Sans cela, ma clavicule y sautait... Mon crâne aussi l’a échappé belle !... Si je n’avais exécuté un saut de côté !...

Il tendit l’arme à mon père.

Figurez-vous un caillou de rivière qui aurait la forme d’une hache, allongé, pointu à un bout, tranchant à l’autre. La partie pointue était engagée dans un trou pratiqué à l’extrémité d’un long bois de cerf. Une sorte de cordage tressé avec des écorces d’arbres assujettissait cette singulière hache à ce singulier manche.

La bête, qui jusqu’alors ne nous avait présenté qu’un hérissement de poils et de griffes, se mit tout à coup sur ses pieds et poussa un cri comme jamais nous n’en avions entendu.

Dumnac dit à mon père :

Éloignez le petit Vénestos.

Lui-même se jeta sur son captif, le prit par derrière, à bras-le-corps. Ce ne fut, après une lutte acharnée, le monstre hurlant, glapissant, cherchant à griffer et à mordre, qu’on put, avec l’aide de plusieurs guerriers, l’appuyer debout à un poteau, et l’y attacher solidement.

Revenu de mon émotion, je m’approchai et je vis que c’était un homme.

Il n’était pas plus haut qu’un garçon de treize ans, mais il avait des épaules plus larges qu’aucun de nos guerriers, des bras et des jambes avec des muscles prodigieux. Sous un embroussaillement de cheveux noirs et plats qui lui tombaient jusqu’aux reins, brillaient des yeux noirs, petits, percés en vrille, à l’expression peureuse et féroce. Le front était bas, étroit et fuyant, plissé à la façon d’une vieille pomme ; le nez large, les lèvres charnues et épaisses ; les mâchoires saillantes énormes et lourdes, telles que celles d’une bête carnassière. La barbe était rare, mais tout ce qu’on voyait de son corps se hérissait de poils. Ses bras étaient si longs que les mains arrivaient presque jusqu’aux genoux ; elles étaient armées, ainsi que les pieds, d’ongles noirs qui semblaient des griffes. Pour tout vêtement, une casaque de peaux de rats et pour tout ornement un collier de coquilles.

Quand on s’approchait de lui, il se débattait dans ses liens, et sa bouche grinçait, découvrant une double rangée de dents aiguës et blanches comme celles d’un loup : les deux dents de devant, à la gencive supérieure, étaient fortement écartées.

Quand on le laissait en paix, il reprenait un air morne, inquiet et las.

A trois journées d’ici, nous raconta Dumnac, au plus épais du fourré, nous, ayons trouvé une caverne. Une odeur de charnier s’en dégageait, car la grotte était encombrée de bêtes à moitié mangées et presque en putréfaction. Vu qu’il tombait une averse, nous allions, sans nous risquer dans cet antre, nous mettre à l’abri sous un rocher. Tout à coup, du trou noir fond sur nous une boule de poils... Je fais le saut de côté qui m’a sauvé la vie, car la hache de pierre frôlé mon oreille et s’abat sur mon épaule. Heureusement que mon brigand trébuche sur des racines et tombe de tout son long. Nous nous jetons sur lui et nous le ficelons avec des cordes d’arc. Vous devinez si l’opération a été délicate !

Pendant ce temps, une forme velue passe devant nous, avec des cris d’orfraie. A peine si nous avons eu le temps de reconnaître la femelle de cet animal ; elle emportait deux petits monstres, ses deux louveteaux.

Nous avons pu alors pénétrer dans l’antre, mais l’odeur fétide nous en chassa bientôt. A la lueur d’une torche, nous avons essayé de regarder dedans. Je ne jurerais pas que, parmi les carcasses de sangliers et de chevreuils, il n’y avait pas là des squelettes et des crânes humains... Maintenant, je crois, qu’il serait bon de lui mettre quelque chose sous la dent... Après trois jours de jeûne, il m’en saura gré.

Avec toutes sortes de précautions, Dumnac déficela un des bras du captif, en laissant les autres membres soigneusement garrottés.

Veux-tu, dis-je à Dumnac, que je lui fasse cuire un morceau de viande ?

Lui faire cuire, à lui !... répondit Dumnac en éclatant de rire... Oh ! ce seigneur ne doit pas être si délicat... Tu vas voir.

Du bois de sa lance, Dumnac abattit un coq qui flânait dans le voisinage et qui se dressait sur ses ergots pour lancer un cocorico victorieux... Il prit l’oiseau tout pantelant et le présenta au captif. Celui-ci le saisit, d’un mouvement aussi prompt que l’éclair, non sans égratigner un peu la main de Dumnac. Les dents aiguës du sauvage fouillaient le ventre du coq, faisant craquer les os, et, dans cette bouche sanglante, nous vîmes s’engloutir la chair avec les plumes, le bec, les pattes et les ergots.

Pendant cette opération, le sauvage soufflait et reniflait comme un chat sauvage, prêt à mordre la main assez téméraire pour essayer de lui reprendre sa proie.

On lui fit boire un coup de cervoise au moyen d’une casserole à long manche.

Ensuite il grogna, ronchonna, murmura quelques mots dans une langue barbare, et sembla s’assoupir.

Malgré les efforts de Dumnac, qui entreprit de dresser son captif, on ne put rien tirer de lui. Il cherchait beaucoup moins à griffer et à mordre. Mais, quand on essayait de le détacher du poteau en le retenant seulement par des entraves aux pieds, il faisait des sauts furieux, regardant toujours du côté des bois et bondissant presque aussi haut que la maison.

Un jour que Dumnac avait un peu forcé la ration de cervoise, l’homme eut un accès inouï de fureur ; essaya vainement de briser sa longe, et finit par se fracasser la tête contre un angle de la maison.

Personne ne le regretta. Mon père, inquiet pour moi, avait déjà invité plusieurs fois Dumnac à débarrasser le village de cette vilaine bête.

Était-ce vraiment un autochtone ? Était-ce un homme né sauvage ou un homme redevenu sauvage ? C’est ce que je ne saurais dire. — Je reviens aux habitants de mon village.

Mon père était le propriétaire de toutes les terres dans la vallée des Castors.

Il paraît qu’un de mes aïeux, Atéol le Fort, les avait toutes conquises quand il arriva dans le pays avec une petite armée de guerriers bolgs et en chassa les Celtes. Cet ancêtre était un des compagnons d’armes de Hu-Gadarn, autrement dit Hu le Puissant, le grand roi des Bolgs. Hu-Gadarn lui avait dit :

Pour te récompenser de tes exploits, toute cette terre est à toi, avec tous ses habitants.

Atéol le Fort, à son tour, avait partagé la vallée entre les principaux de ses compagnons, s’en réservant la meilleure part.

Aussi tous les chefs, au nombre d’une quinzaine, qui avaient établi des villages et des maisons fortifiées sur la haute Rivière, reconnaissaient-ils tenir leurs domaines de mon ancêtre Atéol et, par conséquent, de mon père Béborix.

Ils se considéraient comme obligés de venir à son secours, en cas de nécessité, avec tous leurs guerriers, de le prendre comme arbitre de leurs querelles et de marcher à l’ennemi sous son enseigne.

Ils disaient qu’ils étaient ses frères cadets et qu’il était leur frère aîné.

En réalité, nous ne possédions en propre que le domaine de la Roche-Grise ; mais il était très vaste. Il s’étendait bien en amont de la digue des castors, et, en aval, il descendait jusqu’aux pentes du mont Lucotice, qui domine l’île de Lutèce. Il avait en longueur plus de huit mille pas.

Il comprenait non seulement notre village, mais une vingtaine d’autres, que mon père avait soin de visiter assez souvent.

Les terres du domaine étaient cultivées par des paysans libres, pour la plupart de race belge et descendant aussi des guerriers d’Atéol.

Mon père leur prêtait des charrues, des herses, des boeufs de labour ; au besoin il leur fournissait des semences. Il partageait avec eux les récoltes et le croît des troupeaux.

Il était très juste pour ces hommes.

Ce n’est pas lui qui eût agi comme Bress, cet avare monarque de l’île d’Hibernie, dont tous les bardes flétrissent la mémoire. Ce Bress écrasait ses paysans d’exigences, de tributs, de corvées. Il décréta un jour une loi pour s’attribuer le lait de toutes les vaches brunes sans poil. Tout le monde en rit. Il n’y a guère de vaches entièrement brunes, et il n’en existe pas qui soient sans poil ; mais Bress fit allumer un grand feu par lequel il fit passer toutes les vaches du pays. Toutes en sortirent entièrement brunes et sans poil.

Votre aïeul n’était pas un Bress.

Nos paysans estimaient que la terre était à eux autant qu’à nous.

C’était donc de bon gré qu’ils travaillaient sur cette propriété commune, heureux de faire ainsi vivre leur seigneur et de contribuer à la splendeur de sa maison. Ils disaient qu’ils étaient de sa famille et de son sang. Ils le traitaient de père, et il les appelait mes enfants. Ils portaient la saie de la même étoffe que lui, avec les mêmes raies et les mêmes carreaux vert et rouge, affectant de mettre ce manteau de la même façon que lui ; à leurs bonnets ils arboraient comme lui une plume de héron. Il suffisait à l’étranger de rencontrer l’un d’eux sur une route ou sur un marché pour dire aussitôt :

Tiens ! voila un homme de la Roche-Grise.

C’est un des enfants de Béborix ; c’est un Castor.

En cas de guerre, il pouvait les appeler aux armes, et ils accouraient avec empressement, tout disposés à se faire tuer pour lui.

Ils vénéraient ma mère au même degré que si elle eût été leur mère ; et, quand je passais devant le seuil de leurs chaumières, ils me suivaient d’un œil attendri, en murmurant des paroles de bon augure, et disaient :

Vois donc, femme, devient-il beau et fort, notre petit Vénestos ? Il sera, comme son père, terrible aux ennemis et bon à l’égal du bon pain pour ses fils les paysans.

A côté de ces libres laboureurs, il y avait les esclaves.

Ils étaient notre propriété au même titre que les charrues et les hôtes de nos étables. Les uns descendaient d’autochtones ou bien de Celtes restés sur le domaine après la fuite des anciens chefs. Les autres avaient été pris dans les guerres contre les Germains ou les Arvernes. D’autres encore, de race bretonne, hibernienne, ibère, ligure, italienne, avaient été amenés dans le pays par des marchands et vendus à mon père ou à mes ancêtres en échange de sacs de blé, de tètes de bétail ou de troupeaux de porcs. On donnait huit esclaves pour un bon cheval de guerre.

Ils appartenaient à mon père, et, en conséquence, ils lui devaient tout leur travail ; mais mon père les nourrissait dans les disettes et les faisait soigner dans leurs maladies. Ils n’étaient pas plus mal traités que les autres laboureurs et entouraient ma famille d’une affection de bons chiens.

En cas de guerre, on leur donnait aussi des armes ; mais il fallait qu’il y eût nécessité. Au reste, la plupart étaient établis depuis si longtemps sur le domaine qu’ils ne se souvenaient pas d’avoir jamais habité une autre patrie ou d’avoir parlé une autre langue que celle de chez nous. Le rude travail des champs, en endormant l’intelligence, rend les gens oublieux. C’est heureux pour ces infortunés ; l’oubli est le don le plus précieux que la divinité puisse faire aux humains, quand ils ne sont pas issus de race noble, car, en ce cas, il vaut mieux mourir que d’oublier qui l’on est.

Les paysans libres et les esclaves étant également absorbés par les semailles et les moissons, ce n’étaient pas eux que mon père ou mes ancêtres appelaient aux armes, quand il s’agissait, non plus de défendre le pays, mais de faire quelque incursion chez les nations voisines ou d’aller courir les aventures dans les contrées lointaines.

Ils entretenaient à cet effet des guerriers de profession, des markakh ou chevaliers, et, dans un rang plus humble, des écuyers.

Les chevaliers se distinguaient de ceux-ci en ce qu’ils portaient le torque d’or ; mais les écuyers, qui, pour la plupart, étaient des aspirants chevaliers, possédaient des armes presque aussi belles.

Les uns et les autres étaient, comme on dit, des fidèles. Dans d’autres parties de la Gaule, les fidèles portent le nom d’ambactes ou de soldures.

Les nôtres passaient une bonne partie de leur temps à s’exercer aux armes avec mon père. Ils savaient dompter les chevaux, faire l’escrime de la lance et du glaive, darder le javelot et le lourd saunion à la pointe aussi longue que le manche, manier la hache et l’épieu, danser la danse de l’épée, chanter des chansons guerrières, observer les égards que l’on doit aux hérauts chargés d’apporter un message ou même un défi.

Dans notre village, chacun d’eux avait sa maison, quelques-uns avaient une femme et des enfants.

Mais tous les jours, au repas du soir, ils prenaient place à la table du chef. mon père à la place d’honneur, les chevaliers ensuite, d’après leur ordre d’ancienneté, enfin les écuyers.

Assis sur les bottes de paille, ensemble ils dévoraient la chair des boeufs et des cerfs, des moutons et des sangliers, et les plus braves avaient droit aux meilleurs morceaux. Ensemble ils buvaient la cervoise, l’hydromel, les vins d’Italie, et se réjouissaient jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Mon père mettait son orgueil à les nourrir fortement et à les abreuver largement. Il disait que c’est la bonne viande et le bon vin qui font les vaillants.

Il savait que ces hommes le suivraient au cœur des batailles, si avant qu’il s’aventurât, que pas un ne reculerait, et que pas un, s’il succombait, ne reparaîtrait vivant.

Ils étaient ses compagnons de chasse, ses compagnons de jeux, ses compagnons de guerre. Entre eux et lui, c’était à la vie, à la mort.

Un jour que l’un d’eux s’était plaint, en manière de plaisanterie, qu’il leur fit manger la bouillie de miel avec des cuillers de bois, il envoya acheter aussitôt, chez un artisan de Lutèce, des cuillers d’or pour les chevaliers, et des cuillers d’argent pour les écuyers. Sur le même ton de plaisanterie, il leur dit :

Avec de l’or et de l’argent, je ne pourrais pas me procurer des guerriers comme vous ; mais avec des guerriers comme vous je saurai toujours où trouver des cuillers d’or et d’argent.

C’est ainsi qu’il entretenait dix chevaliers et vingt écuyers.

Les uns descendaient des guerriers de Hu-Gadarn et d’Atéol ; les autres, après de brillantes campagnes en Gaule, en Espagne et ,jusqu’en Afrique, apportant les attestations de chefs gaulois, romains ou barbares, étaient venus, parfois de très loin, offrir le service de leur bras. Lorsque l’un des domaines qui dépendaient du nôtre se trouvait sans maître, le propriétaire à son décès n’ayant pas laissé d’enfants, mon père en faisait don aux plus méritants de ses chevaliers. L’espoir de pareilles aubaines contribuait à entretenir leur fidélité.

Aussi, chaque soir, c’était une grande table qui se dressait chez nous, une table très basse, des planches brutes posées sur des piquets ; mais elle était éclairée par des torches de résine, égayée par les chants d’un vieux barde aveugle, Vandilo, qui s’accompagnait sur une petite harpe, connaissait toutes les légendes de la Gaule et des îles britonnes et tous les exploits de mes aïeux. Sa parole magique savait apaiser les discussions, calmer les colères qui parfois éclatent soudainement dans les banquets. Plus grande encore s’allongeait la table lorsqu’un de nos voisins de la haute Rivière, quelque notable de Lutèce, quelque voyageur ou marchand étranger venait demander le vivre et le couvert. Plus largement encore coulaient les breuvages précieux, plus éclatante sonnait la harpe de Vandilo. Et tous les bardes des environs accouraient comme les mouches qu’attire un rayon de miel.

Ainsi mon père, au milieu de ses vassaux, de ses guerriers, de ses paysans, de ses esclaves, menait une existence de roi. Son renom de bravoure et d’hospitalité s’étendait de la mer d’Armorique aux murailles de Bibracte.

Les bardes disaient de lui que l’or naissait sous les sabots de son cheval, et coulait de sa main en cascatelles ; que sa maison était une maison fée, car plus il lui venait d’hôtes, plus elle s’élargissait. Ils chantaient sa générosité et l’abondance qui régnait en sa demeure ; dans son cellier, les jarres de vin et d’hydromel ne tarissaient jamais ; ses étables étaient si fécondes que, lorsqu’on y jetait les os d’un porc après le festin, il y naissait un porc vivant ; comme dans le palais enchanté de Dagdé le Briton, les bœufs, sans cesse tués et mangés, ne cessaient de revenir à la vie ; enfin il avait trouvé la vache bleue du divin forgeron Gavida, dont le lait nourrissait toute une contrée. Ils en disaient bien d’autres encore, les bardes, surtout quand le bon vin chauffait le sang de leurs veines et qu’ils espéraient, en vantant l’opulence et la libéralité de mon père, l’exciter à leur prodiguer encore plus largement ses richesses.

Il faut leur pardonner ces petits défauts, aux bardes de la Gaule. Sans leurs chants qui, portés sur les ailes du rythme et les vibrations de la harpe, volent de pays en pays, de quoi serviraient aux héros leurs plus brillants exploits ? Un jour, quand le paysan, cherchant quelque colline à défricher, amènerait les bœufs de labour sur un tertre funéraire, comment saurait-il que c’est là le tombeau d’un brave et que le soc de la charrue ne doit pas le profaner ? Les légendes de la Gaule ne seraient point là pour chanter à l’oreille du rustre les syllabes sacrées ; sans remords, il écarterait du pied les pierres de souvenir et déchirerait la terre à laquelle une cendre héroïque est mêlée. Quand du sillon ouvert s’échapperaient de grands ossements blancs et des armes rouillées, sans doute il s’arrêterait en disant : Ce doivent être les restes d’un guerrier ancien. Mais il ajouterait : Son nom n’est point célébré dans les chants du pays. Qui sait si ce n’était point un Barbare, ou un chevalier félon qui frappait l’ennemi désarmé ? Et, haussant les épaules, il continuerait son œuvre de destruction. Les chants du barde, c’est cela la véritable épitaphe des braves, qui n’est point inscrite sur une stèle fragile, mais qui restera gravée pour l’éternité dans les mémoires et les coeurs des hommes, que le murmure des forêts prend soin d’enseigner au murmure des mers et que les fleuves répètent à toutes les contrées qu’ils arrosent. Les chants du barde, c’est cela qui entoure la tombe solitaire d’une garde d’honneur qui ne sommeille jamais, de victoires aux ailes frémissantes et aux glaives de flamme, de renommées soufflant dans d’invisibles trompettes la rumeur des grands noms. Le bruit que font les paroles du barde, le son mourant de sa harpe, c’est cela toute la gloire !

 

 

 



[1] Les Carnutes sont des gens du pays de Chartres ; les Senones, de Sens ; les Suessons, de Soissons ; les Bellovaks, de Beauvais ; les Meides, de Meaux. Bolgs, c’est l’ancien nom des Belges, qui s’étendaient alors jusqu’à la Seine et occupaient la plus grande partie de la Normandie actuelle. — Les tribus des Celtes commençaient à la Seine et s’étendaient jusqu’à la Garonne et jusque dans la Province Romaine.