LE RADEAU DE LA MÉDUSE

 

ÉPILOGUE.

 

 

Au cours de huit jours de pénibles débats, ce bilan fut évoqué devant le Conseil de guerre siégeant à bord du vaisseau-amiral en rade de Rochefort. Le capitaine rapporteur Le Carlier d'Herlye conclut à ce que M. de Chaumareys fût condamné à être cassé et déclaré incapable de servir conformément à l'article 39 du code pénal des vaisseaux, du 22 août 1790, ainsi conçu :

Tout commandant d'un bâtiment de guerre quelconque, coupable de l'avoir perdu, si c'est par impéritie, sera cassé et déclaré incapable de servir ; si c'est volontairement, il sera condamné à mort.

Le lundi 3 mars, tout le long du jour, défenseurs et accusateur opposèrent une dernière fois leurs thèses, puis la nuit tomba, La grand'chambre du vaisseau amiral n'était éclairée que par quelques bougies : leur jaune clarté vacillante faisait à peine surgir quelques dorures d'uniformes, le profil éventé de M. de Chaumareys, la face grave et contrainte de ses juges, et au hasard, la figure de quelque matelot ou de quelque ouvrier. Tout cela se brouillait comme dans un songe.

Maigre assistance malgré tout pour constater le châtiment d'un tel crime ! L'ombre n'était-elle pas, en réalité, peuplée de fantômes ? Dans cet étroit carré du vieux navire ne se pressaient-ils point, foule sans cesse accrue à force d'être évoquée, tous ceux qui avaient été sacrifiés là-bas d'un cœur si léger, les noyés, les massacrés, les victimes de l'Océan, du Sahara, de la fièvre jaune et des Anglais, ceux qui avaient été dévorés par les requins, par les fauves, par les hommes ? Dans ce paisible estuaire de la Charente, si calme, leurs voix ne se mêlaient-elles pas, pour la renforcer singulièrement, à la voix de l'accusateur é

L'amiral de la Tullaye, ayant interpellé l'accusé, ses défenseurs et les membres du conseil sur le point de savoir s'ils avaient encore quelques observations à présenter et recueilli leurs réponses négatives, ordonna le huis clos pour délibérer. L'arrêt fut rendu vers onze heures moins un quart du soir.

Trois quarts d'heure après, le greffier Belenfant se rendait dans le local où avait été relégué M. de Chaumareys. Debout et découvert, l'ancien commandant de la Méduse entendit la lecture de sa condamnation. Reconnu coupable à l'unanimité de l'échouage et de la perte de sa frégate, il était rayé à la majorité de cinq voix sur huit, de la liste des officiers de la Marine, avec défense de servir.

Quant à la circonstance de l'abandon du navire, ainsi qu'à celle de l'abandon du radeau, le conseil, par sept voix sur huit, l'avait déclaré également coupable ; et adoptant partie des conclusions de M. le capitaine rapporteur et procureur du Roi, l'avait frappé, par cinq voix sur huit, de trois ans de prison militaire.

M. de Chaumareys écouta sans broncher le jargon judiciaire où sa vie achevait d'être brisée. Malgré tout, dans son tréfonds, ne devait-il pas estimer que la peine était légère et que sa faute échappait au châtiment ? Il est plus probable de supputer qu'il se demandait comment les vieux officiers royalistes, qui étaient en majorité dans le conseil, n'avaient pu parvenir à le sauver tout à fait.

Belenfant ne le laissa point à ses réflexions, et accompagné des matelots de service, le pria de le suivre dans la cabine de M. de la Tullaye.

Cette cabine était toute proche, dans ce ponton devenu une sorte de bâtiment administratif. Le condamné n'eut pas un long chemin à faire pour s'y rendre. Muet, l'oreille basse, ayant définitivement perdu toute morgue et toute assurance, il accompagna le greffier.

Le vieil amiral, la figure impassible, attendait, debout, en grand uniforme, assisté de M. Le Carlier d'Herlye. Pas plus que dans le cours des débats, il ne laissa transparaître sur sa face pâle et glabre l'émotion et je chagrin qui le bouleversaient de constater qu'un officier de l'ancienne marine royale avait si lourdement manqué à tous ses devoirs. D'une voix blanche, mais ferme, il lui dit :

— Vous avez manqué à l'honneur. Je déclare, au nom de la Légion, que vous avez cessé d'en être membre, ainsi que de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, d'après l'avis unanime du conseil sur l'analogie des deux ordres.

Et, de sa main sèche, qui ne tremblait pas, il lui arracha ses décorations.

M. Hugues Duroys, vicomte de Chaumareys, avait encore de longs jours à vivre. Il subirait sans se plaindre ses années de prison, il végéterait ensuite pendant quatorze ans à Bellac en Limousin, dans un emploi des droits réunis arraché à la clémence de Louis XVIII. Mais, dans cette nuit du 3 au 4 mars 1817, réplique vengeresse de tant d'autres nuits de misère, d'effroi, d'horreur, l'indigne commandant de la Méduse avait cessé d'exister.

 

FIN DE L'OUVRAGE