LE RADEAU DE LA MÉDUSE

DEUXIÈME PARTIE. — LES FUGITIFS

 

CHAPITRE II. — LES PASSAGERS DE LA CHALOUPE.

 

 

Le lendemain même de son départ, le 10 juillet, à sept heures du matin, le brick l'Argus découvrit bon nombre de ceux qu'il allait chercher.

Il avait longé la pointe de Barbarie et dépassé le Marigot des Maringouins, sorte de courant par lequel une partie du Sénégal se déverse directement dans la mer, à 85 kilomètres de sa véritable embouchure ; il remontait vers le Nord, en longeant la côte, quand il aperçut parmi les dunes un étrange remue-ménage : une foule de Maures, qui semblaient surgir de tous les points de l'horizon, se dirigeaient vers une troupe où se mêlaient des noirs, des Arabes et des Européens, reconnaissables à leurs uniformes. Un combat s'engagerait-il ?

M. de Parnajon reconnut aisément avec sa longue-vue qu'il y avait plutôt négociation et entente. Il donna l'ordre de serrer le rivage le plus près possible et de stopper. A sa manœuvre, à ses signaux, la triple cohorte se précipita vers l'océan et répondit en agitant des armes et des étoffes. Il y avait certainement là un premier groupe d'échappés de la Méduse.

Comment communiquer avec eux ? L'Argus, ayant cargué ses voiles, mit le canot le Pilote à la mer. Tandis que celui-ci s'approchait le plus possible des brisants qui rendent à cet endroit l'atterrissage quasi impossible, il vit un indigène qui s'était jeté à la nage et s'efforçait de le rejoindre. Le Maure y parvint. On le mena jusqu'au brick.

Cet homme était porteur d'une lettre qui renseigna immédiatement M. de Parnajon.

Il se trouvait non loin de là en présence d'une partie des fugitifs de la chaloupe, de la yole, du canot-major et du canot du Sénégal, qui, échoués depuis quatre jours, s'efforçaient de gagner Saint-Louis à pied. Parmi eux il y avait les femmes et les enfants de la famille Picard. Tous exténués de fatigue, de faim et de soif.

Le commandant se hâta de renvoyer le Maure muni d'une réponse, qui fut accueillie avec transport[1]. Elle annonçait l'arrivée de MM. Schmaltz et de Chaumareys avec leurs compagnons et l'organisation des secours. Les naufragés n'allaient pas tarder à rencontrer la caravane de sir Karnet, avec des vêtements et des vivres, caravane qui non seulement les ravitaillerait largement, mais encore enjoindrait à tous les indigènes de les respecter et de les assister. En attendant, et pour parer au plus pressé, l'Argus allait mettre à l'eau trois barils : un gros, qui contiendrait des biscuits et du fromage, et deux petits, pleins de vin et d'eau-de-vie. Il faudrait les amener prudemment jusqu'à la côte.

Ce fut encore l'œuvre des noirs et des Maures qui, en nageant vigoureusement, réussirent à faire franchir la barre à ces précieuses provisions. On devine comment elles furent reçues et le festin exquis qu'elles procurèrent aux échappés des embarcations ! Les Arabes s'étaient arrangés d'ailleurs de manière à en piller la moitié pour la revendre ensuite au poids de l'or : mais on n'avait plus la force de leur en vouloir.

Vers le soir, la promesse de l'Argus se réalisa : au bord du Marigot des Maringouins, où les Français étaient parvenus, ils rencontrèrent sir Karnet et ses marabouts, qui les ravitaillèrent et les soignèrent de leur mieux.

Ces soins s'avéraient terriblement nécessaires : les pauvres diables hâlés et brûlés par le soleil, rongés par la dysenterie et la fièvre, pouvaient à peine se tenir debout. Les Maures leur avaient pris leurs armes, leur linge, leurs coiffures.

L'ingénieur Brédif apparaissait particulièrement lamentable, avec un pantalon qui tombait constamment faute de bretelles, un habit d'uniforme couvert de sable, une chemise débraillée et un chapeau tout bosselé : il avait réussi néanmoins à conserver sa montre, un couvert d'argent, un portefeuille et un registre où il rédigeait le journal de ses aventures.

Les plus présentables étaient encore la femme et les filles de M. Picard, auxquelles on avait donné des vêtements d'hommes qui leur seyaient parfaitement. Mademoiselle Toinette est fort bien, eut la force de noter Brédif.

Tous se pressaient autour du capitaine-marchand irlandais, qui leur distribuait de l'argent, des vivres, des effets.

— Sommes-nous loin de l'île Saint-Louis ? demandaient-ils.

— Vous en avez pour trois jours de marche.

Ce fut le signal d'un grand découragement. La caravane se coucha sur le sable, soigneusement gardée par les hommes de Karnef, à cause des bêtes fauves qui pullulent dans ces parages : panthères, guépards, chats-tigres, chats sauvages, hyènes, chacals.

A une heure du matin, on se remit en route jusqu'à sept heures. Le capitaine-marchand, sur son chameau, précédait la colonne, cherchant dans tous les villages un bœuf pour nourrir ces affamés : par malheur, il n'en découvrait pas. Alors, il fallut bien faire halte et l'attendre.

Le delta se révélait moins terrible que le sable du Sahara. Il s'y trouvait du moins un peu d'eau potable, des bouquets d'arbres, où jacassaient soui-manga et mange-mil, sénégalis et perruches ; mais la chaleur n'y sévissait pas moins torride ; à midi, le soleil tombait d'aplomb, versant une atmosphère étouffante de 65°. Devrait-on mourir ici, après tant d'efforts ? Quelques naufragés ne remédièrent un peu à cette cruelle situation qu'au moyen d'une plante rampante qui poussait çà et là. D'anciennes tiges servaient de montant ; par-dessus, on établissait des habits et des feuilles... Ainsi gardait-on la tête à l'ombre, si le reste du corps était cuit. Mais, hélas ! le vent renversait parfois le léger édifice et toute cette installation précaire devait être recommencée.

Vers quatre heures, l'Irlandais reparut. Il avait enfin mis la main sur le rôti souhaité, et cette nouvelle galvanisa les forces défaillantes. En route ! On repartit. On se traîna jusqu'à la nuit.

Comme elle allait tomber, on trouva le bœuf réclamé, depuis le matin à tous les échos : une bête petite, mais assez grasse, que chacun considéra avec des yeux avides. Il ne restait plus qu'à choisir la cuisine et la salle à manger.

On pensa les découvrir assez loin de la mer, dans un endroit où semblait se creuser une fontaine : en réalité, un trou des- séché, abandonné récemment par les Maures. On s'établit alentour, en allumant, par mesure de précaution, un cercle d'une douzaine de feux.

Au centre, un noir gigantesque tordit le cou du ruminant, ainsi que nous le ferions à un poulet. En cinq minutes, l'animal fut saigné, écorché, coupé en parties que l'on fit griller à la pointe des épées ou des sabres. Une curée sauvage. Chacun, comme une bête fauve, dévora son morceau coriace, sans attendre qu'il fût cuit, sans l'assaisonner... L'homme le plus civilisé doit se cacher quand la faim le presse trop.

Le sommeil terrassa ensuite les malheureux repus. Et quand on donna le signal du départ, après minuit, ils avaient repris de nouvelles forces. Elles devaient leurs être nécessaires, car de crainte de s'égarer ils cheminaient sur les sables mouvants de la pointe de Barbarie, malgré leurs guides qui voulaient les entraîner à travers le delta, et leur promettaient de raccourcir de deux lieues leur itinéraire. Ils se méfiaient de la fourberie mauresque. Ils tremblaient d'échouer au port.

Cette marche fut atrocement pénible : à un moment, M. Brédif se sentit tellement accablé par la fatigue pendant la halte qu'il n'entendit plus rien et demeura étendu par terre, tandis que toute la caravane passait à ses pieds[2]. Elle était déjà très loin, quand un traînard l'aperçut heureusement, le poussa et le réveilla ; sans cet homme qui finit par le relever et l'entraîner, il eût été perdu. Son sommeil aurait sans doute duré plusieurs heures et il se serait réveillé au milieu du désert.

Coûte que coûte, il fallait gagner le point où le fleuve vient rencontrer les dunes, car c'était là, au dire de sir Karnet, que des embarcations devaient venir prendre les naufragés.

Ils y parvinrent vers huit heures. Sous le soleil éclatant, un imposant spectacle s'offrit à leurs regards : l'immense Sénégal roulait devant eux la masse prodigieuse de ses eaux, parsemées d'îles. Saint-Louis se devinait dans les buées lumineuses, et plus loin le vaste pays vierge, où ils pensaient arriver en maîtres, où ils se traînaient en mendiants.

N'importe ! Une joie énorme les secouait. Ils se croyaient sauvés. Les uns poussaient des cris de joie, entonnaient des chants royalistes et patriotiques. D'autres, se jetant à plat ventre, buvaient à même l'eau limoneuse du fleuve. D'autres, se déshabillant à la 'hâte, se baignaient sans crainte des caïmans.

— Il y a deux sortes de crocodiles, expliquaient les noirs : celui qui mange l'homme et celui qui en est mangé...

Probablement, on ne rencontrait là que des représentants de la seconde espèce.

A deux heures de l'après-midi, parut une embarcation dont le maître demanda M. Picard ; il lui était envoyé par un de ses amis et lui apportait des habits et des vivres ; et il annonçait aussi que les Anglais avaient armé deux autres barques, chargées de ravitaillement et qui ne tarderaient pas à arriver.

Elles accostèrent vers quatre heures, accueillies avec enthousiasme. Alors, on se mit à godailler sur les berges : on avait du pain, du biscuit, d'excellent Madère qui achevait de tourner les têtes. Les marins étaient ivres et tout le monde gai. Quand, au crépuscule, on gagna Saint-Louis, ce fut au milieu de la plus délirante allégresse. On ne pensait plus au désastre. La vie apparaissait heureuse et belle. Qui songeait aux camarades laissés là-bas à travers les sables du Sahara et parmi les vagues de l'Océan ?

Car, enfin, en groupant tous les naufragés qui, ce 12 juillet, avaient rallié Saint-Louis, on n'arrivait qu'à un total de 127 personnes, où l'élément militaire n'était nullement représenté. Qu'était-il advenu de ces pauvres gens ?

Pour s'en rendre compte, il fallait remonter à quelques jours en çà, au moment où, à la débandade, les passagers de la Méduse avaient abandonné leur navire échoué.

***

Sur la chaloupe, où s'entassaient près de quatre-vingt-dix passagers, le désordre tout d'abord fut extrême, les uns voulant rejoindre le radeau, les autres poursuivre les canots qui fuyaient. Le lieutenant Espiaux se trouvait dans la plus grande perplexité. A ce qu'il déclara plus tard, il ne prit un parti que quand il vit les passagers du radeau établir un mât et une voile. Il put croire alors que, eux aussi, parviendraient avec vent arrière à gagner la côte et il s'y efforça de son côté.

La manœuvre était difficile. Nous savons déjà dans quel état se trouvait la chaloupe ; malgré le calfatage hâtif dont elle avait été l'objet, elle faisait eau de toutes parts.

— Nous coulerons ! s'écriait Espiaux. Montrons du courage jusqu'à la fin. Faisons ce que nous pourrons... Vive le Roi !

Chacun s'évertua de son mieux. Shakos et gamelles furent employés à vider le fond de l'embarcation. Et l'on mit le cap à l'Est, avec deux mauvaises voiles et cinq avirons dépareillés.

Heureusement, l'océan était tranquille, la brise assez fraiche. Vers quatre heures du soir, ce môme 5 juillet, la côte apparut.

Nous l'avons déjà signalé, c'est la plus dangereuse de l'Afrique. La mer brise jusqu'à plusieurs kilomètres au large ; parfois même, quand souffle le vent d'Ouest, la première crête d'écume se forme par seize mètres de fond. Nous sommes dans la région par excellence des naufrages. Ceux qui sont allés blancs de ce côté en sont revenus noirs, dit une légende marine.

L'atterrissage s'affirma donc très difficile. Malgré les efforts de son commandant, la chaloupe vint échouer sur des bancs de sable et de coraux.

— Lofe ! Il n'y a pas de fond ! cria un matelot.

A cet avertissement, on essaya de venir au vent et de reculer. Trop tard. Ce ne fut que vers neuf heures du soir que l'embarcation reprit la haute mer, et doubla le cap Mérick.

Nuit pénible. Le vent se déchaîne, Les flots grossissent. Sous le clair de lune, des lames longues et creuses se jetaient à l'assaut de la chaloupe constamment prête à sombrer sous sa charge exorbitante. Le maître-timonier lui-même ne pouvait croire qu'on échapperait, et cependant il redoublait d'adresse et d'énergie, manœuvrait admirablement son gouvernail. Quand il voyait s'approcher quelque montagne liquide, il la recevait en long et la barque montait par-dessus. Deux ou trois fois seulement des paquets de mer franchirent le bordage : un seul donna trente seaux d'eau. S'il avait été suivi d'un second, on coulait à pic.

Vers huit heures du matin, le vent se calma. Avec le jour, on se rapprocha de la terre, et elle ne tarda pas à reparaître.

Continuer à naviguer dans ces conditions semblait impossible à la plupart. Aussi, dans un endroit qui avait l'air favorable, résolut-on de jeter le grappin. Afin d'éviter le dangereux échouage de la veille, on fila la corde et l'on vint ainsi près du rivage, à un mètre d'eau.

Là, il se manifesta quelque hésitation : cette côte sablonneuse, ces dunes, ce désert inspiraient peu de confiance. Enfin, les militaires en prirent leur parti : le lieutenant d'Anglas, l'adjudant Petit et une soixantaine de soldats débarquèrent, ainsi que le naturaliste Kummer. Il ne demeura dans la chaloupe que vingt-cinq personnes, avec le lieutenant Espiaux, acharné à gagner Saint-Louis par mer. Il devait leur rester encore quatre-vingt-dix lieues à franchir.

On remit à la voile — et les deux troupes s'envoyèrent longtemps des signaux d'adieu. La chaloupe continua sa route, fort allégée, en longeant de son mieux cette côte inhospitalière.

Elle n'avait pas navigué une heure qu'elle aperçut derrière elle trois légères embarcations : le canot-major, le canot du Sénégal et la yole, qui l'avaient si allégrement fuie la veille et se dirigeaient maintenant dans le même sens : la bourrasque de la nuit avait dû retarder singulièrement leur marche.

Espiaux n'eut pas une seconde d'hésitation. Il cargua les voiles et mit en travers pour attendre ses compagnons.

— Ils nous ont refusé de prendre du monde, hier, déclara- t-il ; faisons mieux. Maintenant que nous sommes plus à l'aise, offrons de leur en prendre.

Mais les autres, comme les gens qui n'ont pas une conscience bien nette, stoppèrent également. Ils avaient peur. Ils croyaient que l'équipage de la chaloupe était en pleine révolte et les attendait au passage pour les accueillir à coups de fusil et s'emparer de leurs dernières provisions. Même cette dernière crainte était fausse, car si le lieutenant Espiaux manquait d'eau douce, il avait encore abondance de biscuit.

Une heure se passa ainsi, dans cette expectative tragicomique[3]. A la fin, comme la mer redevenait grosse, la yole, qui ne pouvait plus tenir contre la violence du vent, s'approcha en tirant des bordées. L'ingénieur de Chasteluz, qui s'y trouvait, demanda asile pour ses compagnons et pour lui. On les accueillit sans difficulté.

Celui qui fut incontestablement le plus heureux de ce sauvetage, c'était Brédif : car M. de Chasteluz détenait la seconde partie des 800 francs qu'il avait emportés de la Méduse. Or, quelques instants auparavant, comme il avait enlevé ses habits pour les faire sécher de la tempête de la nuit, il venait de s'apercevoir que sa bourse s'était volatilisée, sous la brise et le soleil sans doute.

— Quelle chance, s'écria-t-il, d'avoir eu la bonne pensée de partager mon argent !

... Cependant, le généreux accueil fait à la yole n'échappa nullement aux deux autres canots : et la chaloupe ayant repris sa route, on avança de conserve.

Dure journée que ce 6 juillet. Du ciel tropical tombait une chaleur torride, qui augmentait pour chacun les tortures de la soif. Pour toute ration, un verre d'eau sale ou puante. Certains, pour se rafraîchir, imaginèrent de se glisser un morceau de plomb dans la bouche.

La nuit fut encore plus terrible. La mer grossit de nouveau, ballotta furieusement la flottille, tandis qu'un grondement sourd, produit par les vagues déferlant sur les brisants, décuplait l'épouvante des naufragés.

Fatigués, privés de nourriture, en proie au découragement, ils se laissaient envahir par un sommeil troublé d'hallucinations.

La lune étant couchée, a noté M. Brédif, je cède à mon accablement et je m'endors malgré les vagues prêtes à nous engloutir. Les Alpes et leurs sites pittoresques se présentent à ma pensée ; je louis de la fraîcheur de l'ombrage ; je renouvelle les moments délicieux que j'y ai passés. Le souvenir de ma bonne sœur fuyant avec moi, dans les bois de Kaiserslautern... les Cosaques qui s'étaient emparés de l'établissement des mines sont à la fois présents à mon esprit. Ma tête était penchée au-dessus de la mer ; le bruit des flots qui se brisent contre notre frêle barque produit sur mes sens l'effet d'un torrent qui se précipite du haut des montagnes : je crois m'y plonger tout entier.

Tout à coup je me réveillai ; ma tête se releva douloureusement, je décollai mes lèvres ulcérées, et ma langue desséchée n'y trouve qu'une croûte amère de sel, au lieu de cette eau que j'avais vue dans mon rêve. Le moment fut affreux et mon désespoir extrême.

 

C'était là un de ces phénomènes que les marins appellent calenture et qui créent de pénibles et décevants mirages autour des naufragés.

A l'issue de la nuit, les phantasmes se dissipèrent. La température se montra un peu moins extrême. On avança très lentement sur des flots singulièrement calmés.

Alors se fit jour une autre sorte d'angoisse. Arriverait-on jamais à Saint-Louis, à une pareille allure ? Ne mourrait-on pas auparavant de faim ou de soif ? Beaucoup murmuraient contre les chefs qui s'obstinaient à continuer leur voyage par mer, alors que la côte offrirait peut-être quelques ressources... Et ils enviaient les bataillonnaires qui avaient débarqué la veille.

Toute la journée du 7 se traîna ainsi. Le 8, à onze heures du matin, on s'aperçut que le canot du Sénégal, commandé par M. Maudet, venait de faire côte. Il s'était jeté à pleines voiles sur les brisants. De loin, on vit les passagers gagner le rivage et le suivre en cheminant. Les matelots, rongés d'une soif atroce — ils n'avaient rien bu depuis deux jours — exigèrent avec fureur qu'on les laissât imiter leur exemple.

Vers cinq heures du soir, le canot-major, que commandait le lieutenant Lapeyrère, rallia la terre sous prétexte de faire de l'eau. Mais son équipage était en pleine effervescence, brandissant des sabres, hurlant qu'il fallait en finir. Dans ces conditions, l'embarcation échoua lamentablement et les hommes qu'elle montait coururent en pataugeant vers la terre ferme. Cependant, au milieu de ce désordre, réussit-on à sauver la famille Picard, sans oublier les petits enfants.

Espiaux, en butte aux réclamations des siens, ne perdait pas l'espoir d'arriver au Sénégal avec sa chaloupe ; il comprenait toutefois qu'il ne pourrait le faire qu'en déposant une nouvelle fournée de mutins. Il essaya donc d'accoster prudemment le rivage, sans se rendre compte qu'une manœuvre correcte n'était plus possible à effectuer.

Une fois l'ancre jetée, ses hommes, au lieu de filer la corde doucement, la lâchent ou la coupent. L'embarcation n'étant plus retenue, va donner sur le premier écueil. Elle s'emplit d'eau. Au milieu d'un tumulte inexprimable, le lieutenant réussit à déployer une voile qui l'emporte à travers les autres brisants. Cette fois, on coule à pic. Heureusement, il n'y a qu'un mètre cinquante de profondeur. Tout le monde se jette à la mer et aborde sans autre accident.

Ainsi, le 8 juillet, au crépuscule, les naufragés des canots et de la chaloupe s'étaient trouvés définitivement à terre, privés de leurs précédents moyens de transport. Il leur fallait maintenant achever leur route à pied, à travers le désert.

Nous savons déjà que leurs souffrances devaient désormais être assez brèves, puisque, dès le surlendemain, ils furent découverts par M. de Parnajon et son brick. Ce fut heureux, car parmi cette étrange caravane se manifestait peu de solidarité.

Nous avons vu que la rapine ne cessait de s'y exercer. Quand l'ingénieur Brédif débarqua, on lui avait déjà par deux fois volé ses vêtements, et il se serait trouvé en chemise et en caleçon si un nègre ne lui avait vendu pour sept francs une vieille paire de souliers et un pantalon.

Les marins avaient bu férocement le vin et la boisson qui restaient à bord. Ceux qui trouvèrent de l'eau pour la première fois, s'y précipitèrent comme des bêtes. Agenouillés à quatre ou cinq, près des trous qu'ils avaient creusés dans le sable, ils signifiaient par des gestes violents à leurs compagnons qu'ils n'eussent pas à s'en approcher : ils avaient découvert les sources, ils avaient seuls le droit de se désaltérer. Ils ne cédaient leur place aux assoiffés qu'après les plus grandes supplications et une fois qu'ils étaient complètement gorgés.

Même égoïsme en ce qui concernait les êtres faibles, les femmes et les enfants. A plusieurs reprises, M. Picard dut se gendarmer pour obtenir qu'on modérât l'allure et que l'on fit de fréquentes pauses, pour permettre à sa femme et à ses enfants de 'suivre la colonne.

Le lieutenant Espiaux s'efforça de faire régner un peu d'ordre en tout cela : on marcherait le soir et le matin, en se reposant aux heures les plus chaudes de la journée, et en faisant une halte au milieu de la nuit.

Tout d'abord, on franchit les dunes avec beaucoup de peine, et l'on se trouva dans de vastes plaines, où l'on se restaura avec un peu de biscuit arrosé d'eau potable. On pénétrait ainsi dans le pays des Maures Trarzas.

Convenait-il d'essayer d'entrer en relations avec eux ?

Ces peuplades ne jouissent pas d'une très bonne réputation. Descendants des Berbères Zenaga, ces Trarzas, qui ressemblent aux tribus du Sud-Algérien, se sont croisés avec les Arabes et les noirs. Chez eux, donc, grande variété de types. Les plus purs s'intitulent marabouts, méprisent les autres qu'ils appellent lahmé (viande), mais ne sont pas plus recommandables ; ils professent qu'un marabout doit toujours recevoir et ne jamais donner, et ils estiment que la reconnaissance, vertu des tributaires et des captifs, est indigne des hommes supérieurs.

M. Picard, qui les connaissait, craignait de les rencontrer. Cependant, que devenir si l'on ne demandait pas leur aide ? Ces Maures, nomades pour la plupart, sont avant tout cupides : ne valait-il pas mieux être volé par eux que de mourir de faim ?

A huit heures du matin, on signala dans le lointain deux ou trois misérables tentes.

Une tente n'abrite rien d'honnête si ce n'est le cheval qui la porte, dit un dicton ouolof. Néanmoins, les naufragés décidèrent d'aller implorer secours dans cet embryon de village.

Il n'y avait pas d'hommes, mais quelques femmes énormes, affreuses, gavées de mil et de beurre, presque toutes nues. Elles baragouinaient le beidan, sorte de dialecte arabe, et M. Picard parvint à leur faire comprendre ce que désiraient ses compagnons et lui. On leur promit tout ce qu'elles voulurent, argent, linge, mouchoirs, dont elles ignoraient l'exacte valeur, et elles apportèrent de l'eau, du lait de chèvre, du millet. Alors, on leur demanda davantage. On leur acheta deux chevreaux, que l'on fit bouillir tour à tour dans une petite marmite de fonte : dans la distribution de cette nourriture convoitée, ce fut le désordre, morceaux à moitié cuits, dévorés sans pain ni sel par tous ces affamés.

M. Brédif en demeura écœuré ; et il note avec fureur sur le journal qui ne le quittait pas :

Les matelots laissent à peine la part aux officiers, pillent ce qu'ils peuvent et encore se plaignent d'en avoir si peu. Si j'avais été officier, il n'y a pas de doute que j'en aurais tué un ou deux pour l'exemple ou que je me serais fait tuer.

 

Notes terriblement caractéristiques de l'état d'esprit qui animait les naufragés entre eux !

Après le repas, chacun s'égailla pour la sieste.

Il était environ quatre heures du soir, quand un cri d'épouvante : Aux armes ! Aux armes ! mit tout le monde debout. Les Maures arrivaient.

Ils ne semblaient pas être animés d'intentions hostiles ; par mesure de précaution seulement ils avaient désarmé habilement les dormeurs : ils venaient s'offrir à eux pour les conduire jusqu'à Saint-Louis.

L'entente, encore une fois, fut plus facile qu'on n'avait osé l'espérer. On accepta de suivre les Trarzas, qui, à la tombée de la nuit, menèrent la colonne derrière les dunes, où se trouvaient la plupart de leurs tentes. Ils avaient l'air de s'amuser beaucoup de la méfiance des Français. Parmi eux, un esclave noir magnifique, vêtu d'un uniforme bleu qu'il avait exigé, se mettait au milieu des blancs, leur offrait des armes dont il plaçait la pointe sur sa poitrine, et riait ensuite de toutes ses énormes dents.

C'est ainsi que l'on parvint au village nomade, où l'on trouva à prix d'or du lait de chamelle et quelques poissons secs, déjà pourris[4]. Cependant, de ne plus se trouver seuls dans le désert, les naufragés se sentaient un peu réconfortés. Ils dormirent sur le sable jusqu'à minuit.

A cette heure-là s'organisa de nouveau la caravane : elle comprit maintenant quelques ânes pour porter la famille Picard et les hommes les plus épuisés. En somme, les Trarzas faisaient honnêtement tout ce qu'ils pouvaient pour les aider.

A la première halte se produisit un incident plus comique que troublant, que le géographe Corréard a rapporté avec sa saveur ordinaire :

L'aînée des demoiselles Picard, excédée de fatigue, rechercha la solitude pour prendre quelques instants de repos ; elle s'endormit sur le rivage, et, pour se garantir des moustiques, elle s'était recouvert la poitrine et la figure avec un grand shall. Pendant que tout le monde se livrait au sommeil, un Maure, de ceux qui servaient de guides, soit par curiosité, soit par un tout autre sentiment, s'approcha d'elle tout doucement, examina soigneusement ses formes, et, après cette première inspection qu'il ne trouva pas sans doute suffisante, il s'avisa de soulever le voile qui recouvrait sa poitrine, y fixa attentivement ses regards, resta quelques instants comme un homme vivement étonné, s'en approcha ensuite de très près, mais n'osa cependant pas y toucher. Après l'avoir bien observée, il laissa retomber le voile et revint à sa place, où, tout joyeux, il raconta à ses camarades ce qu'il venait de voir. Plusieurs Français, s'étant aperçus de la démarche du Maure, en firent part à M. Picard, qui se décida — d'après les offres obligeantes des officiers — à revêtir ces dames d'habits militaires, ce qui, par la suite, prévint toute tentative de la part des habitants du désert.

Cet épisode, ainsi rapporté, a vivement irrité Mlle Charlotte-Adélaïde Picard, qui, plus tard, sous le titre : La Chaumière africaine, a conté les malheurs de sa famille.

Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela, écrit-elle. Comment ces messieurs ont-ils pu voir de leur radeau ce qui se passait, le 12 juillet, sur la côte du désert de Sahara ? Et si c'est d'après le rapport de quelques personnes de notre caravane qu'ils ont inséré cette anecdote dans leur ouvrage, je crois devoir leur apprendre qu'ils ont été trompés.

 

D'après la narratrice, il y avait déjà plusieurs jours que sa belle-mère, sa cousine et sa sœur avaient été obligées d'échanger leurs robes trempées et déchirées contre des vêtements d'hommes. C'étaient les galons dorés des uniformes qui excitaient la convoitise des Maures, et pas autre chose. L'un d'eux, croyant trouver les jeunes filles endormies vint pour essayer d'arracher ces galons mais, se voyant découvert, il se contenta de les examiner et n'insista pas.

N'insistons pas nous-même davantage. Les intentions des Trarzas étaient pures : dans la même matinée, ils donnèrent eux-mêmes l'alerte aux Français.

Une tribu de leurs congénères, pauvres et pillards, venait d'être signalée. On serait peut-être obligé de combattre. Pour l'éviter, il fallait imposer. Et voilà les naufragés qui se mettent en rang sur une ligne, levant épées, sabres et fourreaux, avec les allures les plus belliqueuses qu'ils peuvent encore se donner, et leurs guides s'avancent vers les nouveaux venus, qui surgissent en grand nombre de toutes les dunes. On palabre. On se rassérène. Ces Maures accourent pacifiquement, pour vendre des vivres et du lait aux roumis... Un marché s'organise, où se révèle un peu plus la rapacité mauresque : les femmes, après avoir négocié une denrée, s'efforcent d'en récupérer la moitié...

Au milieu de tout ce brouhaha, de ces transactions embrouillées, de ces cris, un coup de canon au large : l'Argus ! C'est l'Argus qui a reconnu les fugitifs de la Méduse et qui vient à leur secours.

Nous n'avons pas à redire les détails de cette rencontre, dont on connaît les suites. L'odyssée du lieutenant Espiaux et de ses compagnons était virtuellement terminée.

 

 

 



[1] M. de Parnajon avait également remis à l'indigène un premier rapport pour le Gouverneur. On y lisait notamment ceci :

Le Maure qui vous remettra cette lettre est venu à bord du canot que j'avais envoyé pour reconnaître un groupe de personnes que je voyais à terre et nous a appris qu'il menait, lui même, 80 à 90 Français naufragés. Une lettre qu'il apportait nous a aussi assurés que c'était l'équipage de la Méduse. Je me suis empressé de leur donner tous les secours nécessaires et les ai engagés à continuer leur route. Il parait que les Maures les ont fort bien traités et celui qui est porteur de la présente s'est beaucoup hasardé en venant à bord, la mer étant très grosse et un de ses camarades ayant été obligé d'y renoncer. Je crois que son dévouement pour nous donner des nouvelles certaines mérite une récompense. (Archives du Sénégal.)

[2] Je souffrais, mais je souffrais courageusement, a noté Brédif lui-même. Mon estomac, à ma grande satisfaction, ne souffrait pas du tout. J'ai tout supporté de la même manière jusqu'à la fin. Le sommeil seul, mais le plus accablant de tous les sommeils, pensa causer ma perte. C'était entre deux et trois heures du matin qu'il me prenait. Je dormais en marchant ; aussitôt qu'on criait halte, je me laissais tomber sur le sable ; et je me trouvais incontinent dans la plus profonde léthargie. Rien ne m'était plus pénible que d'entendre au bout d'un quart d'heure : debout, en route ! (Lettre à sa sœur, publiée par M. André Lichtenberger, Œuvres libres, du 1er juin 1932.)

[3] Nous ne pûmes nous empêcher de rire d'une telle conduite et d'une telle peur. Brédif, loc. cit.

[4] J'achète pour dix francs un de ces poissons qui puait horriblement. Je l'enveloppe du seul mouchoir qui me restait pour l'emporter avec moi, nous n'étions pas sûrs de trouver toujours si bonne auberge sur la route. (Brédif, ibid.)