SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

DEUXIÈME PARTIE. — ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE VI. — LES CONQUÊTES DE NAPOLÉON.

 

 

I. — PALMAJOLA.

 

L'Empereur partit de Porto-Ferrajo pour aller visiter la petite île de Palmajola. Il y donna des ordres pour un meilleur placement de la batterie, ainsi que pour le logement de la garnison. Il prit des dispositions pour faciliter davantage les communications. Cette excursion le mit à même, en longeant la côte orientale de l'île d'Elbe, en découvrant pleinement le canal de Piombino, de juger plus particulièrement de la position des batteries riveraines et de l'esprit militaire qui avait présidé à leur direction. De retour dans son cabinet, des travaux de perfectionnement furent de suite ordonnés ; c'était toujours le résultat de ses inspections. Il semblait que l'on s'amusât à arranger ou à déranger les choses pour qu'il eût à dire, selon le colonel Vincent.

Rien n'indiquait encore que l'Empereur eût à craindre des hostilités. Mais l'exemple du passé lui servait de leçon pour le présent et pour l'avenir, et convaincu que les ennemis de la France ne le laisseraient tranquille que lorsqu'ils seraient hors d'état de troubler sa tranquillité, malgré le calme social ou la stupeur politique, il se gardait bien de s'étendre mollement sur un lit d'édredon en laissant au hasard la garde de sa personne. Quelque chose qu'il fît, il y avait toujours la part de vigilance pour ce qu'il devait faire : il n'approchait pas d'un armement quelconque sans examiner s'il était en bon état, ce qui obligeait tous les pouvoirs militaires à ne jamais s'écarter de la ligne qui leur était tracée par le devoir. Sans doute cette surveillance de surprise qui manifestait inopinément son action le matin ou le soir, le jour ou la nuit, était éminemment antipathique à la paresse, mais les gens d'honneur n'y voyaient qu'un aliment à leur zèle. Les artilleurs surtout aimaient que l'Empereur les visitât, et leur commandant Cornuel le priait quelquefois d'être moins rare.

L'Empereur était la démonstration palpitante du mouvement perpétuel. Il connaissait les magasins et l'arsenal militaires mieux que sa chambre à coucher ; les casernes lui étaient familières comme ses palais ; il savait tout le parti qu'on pouvait en tirer, et, s'il y avait quelque changement à faire, c'était lui qui l'indiquait.

À sa première visite à l'arsenal militaire, l'Empereur trouva plusieurs canons aux anciennes armes royales de France, et il les examina avec beaucoup d'attention. Il disserta sur les causes probables qui faisaient trouver cette artillerie à Porto-Ferrajo. Il crut qu'elle avait appartenu au corps d'armée que le général de Noailles commandait lors de la belle défense de la place de Longone. L'Empereur, qui avait déjà fait à Longone l'éloge de cette défense, ajouta ici : Cette garnison aurait mérité un canon d'honneur, et un moment après, il dit, comme s'il reportait sa pensée aux jours des grandes récompenses : Une arme d'honneur est la plus belle des récompenses. L'Empereur oubliait qu'il avait lui-même amoindri la grandeur de ces récompenses en instituant les récompenses nobiliaires. Fatalité des fatalités, qui amena la dégénération de presque tous les généraux passés de la République à l'Empire ! Il fallait vivre avec les vieilles puissances de l'Europe ; c'est là le grand argument que font valoir ceux qui veulent justifier la résurrection injustifiable des titres contre lesquels la France avait fait sa révolution régénératrice. C'était avec les peuples de l'Europe qu'il fallait vivre ! Ils ne nous demandaient ni des castes ni des races. Qu'ont fait pour nous les vieilles puissances de l'Europe lorsque nous sommes descendus jusqu'à elles, et que, comme elles, nous avons eu des castes et des races ? Elles ont bafoué nos castes et nos races : ni plus ou moins. Alors même que nous traînions ces vieilles puissances de l'Europe à la suite de nos chars de victoire, elles riaient de nos parodies de distinction, et elles affectaient de ne se rappeler que les anciens noms de ceux auxquels l'on avait nouvellement donné des noms distingués. Les vieilles puissances de l'Europe nous ont encore plus trompés sous l'Empire que sous la République.

L'Empereur détruisit ou paralysa la révolution en rappelant des hommes et en instituant des choses que la révolution avait voulu anéantir, qu'elle croyait avoir anéantis. C'était faire rétrograder l'humanité. Sans doute une révolution est féconde en malheurs, mais les contre-révolutions ont de plus encore qu'elles sont fécondes en crimes de toute espèce, et nous n'en avons que trop de preuves. Aveugle de confiance, l'Empereur, en voulant vivre avec les vieilles puissances de l'Europe, les avait garanties de la tempête qui menaçait leurs trônes d'une destruction totale, et à Erfurth il était l'objet de leur adoration. Plus tard, le maréchal Marmont, traître à la patrie, en passant honteusement à elles leur livra l'Empereur, le sauveur de leurs trônes, et par elles l'Empereur fut impitoyablement détrôné. Plus tard, elles soudoyèrent le gouvernement anglais pour faire mourir l'Empereur de la mort des martyrs.

 

II. — LA PIANOSA.

 

Durant les deux jours que l'Empereur passa à la Pianosa, il ne prit pas un seul moment de repos et du matin au soir. Avec le lieutenant Larabit, il explora l'île dans tous les sens, en long et en large, sur ses bords, dans son centre, dans ses grottes et partout. Il examina avec la plus minutieuse attention la nature du sol, le parti que l'on pouvait en tirer, et lorsqu'il quitta la Pianosa, elle lui était parfaitement connue. Il était naturel que le général Drouot ne quittât pas un moment l'Empereur. Le capitaine Pisani, propriétaire campais, avait, comme tous ses concitoyens, profité maintes fois de la Pianosa, et il put donner beaucoup de renseignements à l'Empereur. L'Empereur ne se contenta pas d'être renseigné par le capitaine Pisani ; il voulut aussi l'être par la presque totalité des soldats de la compagnie campaise. Les habitants de Campo sont tous agriculteurs ; tous considéraient la Pianosa comme leur champ communal, et je crois bien à cet égard, d'après les changements qui se sont opérés depuis l'Empereur, qu'ils en sont revenus à leur antique habitude. Je fus aussi questionné, car les Anglais m'avaient conduit prisonnier sur cette île ; mais mes renseignements ne pouvaient guère être utiles à l'Empereur : je n'avais eu ni le temps ni la liberté de bien voir la Pianosa ; seulement, j'avais été témoin que les Anglais en levaient le plan sur une grande échelle : c'est tout ce que je pus apprendre à l'Empereur. L'Empereur me dit : Nous en ferons autant, mais il n'eut plus le loisir nécessaire pour l'accomplissement de cette promesse ; il ne retourna pas à la Pianosa ; aucun ingénieur n'y remplaça le lieutenant Larabit ; néanmoins, l'Empereur n'oublia pas cette île ; tant s'en faut, nous allons en avoir la preuve. C'est à Porto-Ferrajo que l'Empereur m'adressa des questions sur la Pianosa.

J'ai parlé de la Pianosa dans ses rapports avec la défense militaire de l'île d'Elbe ; j'ai dit que j'en parlerais encore en dehors de cette importance (sic), lorsque je saurais la pensée qu'elle ferait germer dans l'esprit de l'Empereur, et me voilà arrivé à l'accomplissement de ma promesse.

L'Empereur fit deux voyages à la Pianosa.

Son premier voyage à la Pianosa, quoiqu'un voyage d'exploration, eut pour but apparent le simulacre d'une prise de possession, ou plutôt il lui donna l'apparence d'une partie de plaisir, car il se fit accompagner par une société assez nombreuse dans laquelle on distinguait trois dames, deux de Porto-Ferrajo et une de Longone. La caravane arriva heureusement à sa destination ; mais au moment où elle était dans toute la joie des fêtes de campagne, l'Empereur reçut des dépêches, prit de suite congé d'elle, et se fit débarquer à Campo pour retourner immédiatement à Porto-Ferrajo ; la société revint à Longone, d'où elle était partie. Cette séparation fit causer.

L'Empereur, débarqué fort tard à Campo, avait dû, en retournant à Porto-Ferrajo, forcé qu'il était de marcher dans les ténèbres, se faire précéder par des guides et par des éclaireurs mercenaires ; mais la personne chargée du payement des dépenses impériales de route avait oublié d'acquitter le salaire dû aux paysans qui s'étaient fatigués pendant plusieurs heures nocturnes, la lanterne à la main, qui devaient se fatiguer encore pour aller chez eux, et cet oubli causa un peu de rumeur, ce qui déplut extrêmement à l'Empereur. Quelque rapide qu'eût été cette course, elle avait cependant suffi pour que l'Empereur jetât un regard d'expérience sur la Pianosa, et pour que ce regard d'expérience devînt le principe vivificateur de la petite île. L'Empereur était satisfait de son excursion pittoresque ; les projets fourmillaient dans sa tête. Le colonel Campbell n'était pas du tout content de ce qu'il appelait la conquête de la Pianosa que l'Angleterre voulait conquérir, et qu'elle aurait certainement conquise si l'Empereur avait prolongé son séjour à l'île d'Elbe. Je puis librement parler ainsi, parce que, lorsque l'Empereur ordonna l'armement de la Pianosa, qu'il y envoya de quoi l'armer, le colonel Campbell dit à un Longonais, vieux partisan de l'Angleterre : C'est pour nous que l'empereur Napoléon travaille, et ce partisan se crut dispensé de garder le secret sur un propos dont on ne lui avait fait aucune espèce de mystère. Le colonel Campbell avait également assuré qu'il ferait des représentations sérieuses à l'Empereur, mais il ne lui parla jamais de la Pianosa, et il n'y avait qu'une vaine jactance dans les paroles qui lui étaient échappées à cet égard.

La Pianosa est située entre l'île d'Elbe et l'île de Monte Cristo, à vingt milles de l'île d'Elbe. Elle a environ dix milles de circonférence ; le fond de son sol est de pierre calcaire, dont les trois quarts de la surface sont recouverts d'une bonne terre végétale qui a généralement trois pieds de profondeur ; quelques rochers granitiques se montrent çà et là ; il n'y a pas à se tromper. Chaque fois que l'île a pu être occupée, ses habitants se sont livrés exclusivement aux travaux d'agriculture, et leurs principales cultures ont été celles des céréales, de l'olivier et de la vigne ; l'île est parsemée d'oliviers sauvages qui ne demandent qu'à être greffés pour être producteurs. Il y a aussi une grande quantité de ceps de vigne vieux comme le temps. L'eau n'y est pas d'une grande abondance, mais, malgré la privation de montagnes, il y a à l'endroit appelé la Botta une source d'eau excellente qui ne tarit jamais, et l'on trouve encore d'autres bonnes sources sur les bords de la mer. Les foins y sont de la première qualité. Sur le quart du sol dont la surface n'est pas couverte de terre végétale, des troncs d'une grande dimension indiquent l'ancienne existence d'arbres de haute futaie, précieux pour les bois de construction, et il n'y a pas encore de longues années que ces arbres ont été totalement détruits. Tout prouve que le pin y vient facilement.

C'est sur ces preuves acquises que l'Empereur fonda son plan de régénération pour l'île de la Pianosa. Faire venir des glands de la forêt Noire, faire une semence de ces glands en les protégeant par une plantation d'arbres d'acacia que l'on détruirait lorsque leur protection ne serait plus nécessaire.

Des pins sur le terrain propre à leur nature.

Le mûrier partout où l'on pourrait en planter. Obligation à tous les propriétaires de s'en servir pour marquer les bornes de leurs propriétés.

Un greffage général de tous les oliviers sauvages. Une plantation indéfinie d'oliviers.

Des arbres fruitiers le plus possible, particulièrement de fruits à pépins et de fruits rouges.

La vigne là où le sol ne serait pas convenable pour le blé.

La prééminence aux champs.

La création d'une race de chevaux.

Un établissement public pour l'éducation des animaux domestiques.

Défense absolue d'introduire des bêtes dangereuses.

Point ou peu de chèvres.

Ne pas dépasser le nombre de moutons et de brebis que l'île pourrait facilement entretenir.

Tel était le plan de l'Empereur. Je ne crois pas avoir rien oublié, car je l'écrivis dès que l'Empereur eut la bonté de me le faire connaître.

L'Empereur ne pouvait pas faire toutes ces grandes choses par lui-même : sa bourse n'avait pas la profondeur de son génie, il s'en fallait de beaucoup. D'ailleurs, il lui manquait une chose plus essentielle que l'argent ; c'étaient des bras nationaux.

Arrêté dans l'exécution de ses vastes idées, l'Empereur chercha à faire tout ce qui pourrait le rapprocher du bien qu'il voulait opérer, et il marcha droit dans la ligne des bonnes intentions. Il chercha à diviser l'île en quatre ou six fermes, à avoir quatre ou six fermiers, et à leur accorder tout le temps et tous les avantages qu'il était possible de leur accorder. Cette tentative ne lui réussit pas ; on lui fit des propositions qui ne pouvaient pas être admissibles. Il essaya encore : ce fut la même chose, des exigences qui mettaient tout d'un côté et rien de l'autre. Cela devenait d'autant plus inquiétant pour l'Empereur qu'il s'était mis en tête d'assurer la provision annuelle de blé dont les Elbois avaient besoin. C'était son idée fixe.

Une partie de l'île avait une destination sacrée ; elle devait être l'apanage des citoyens qui rendraient des services à la patrie, dotation égale pour les Elbois à ce qu'était pour les Français celle de la Légion d'honneur, avant que la Légion d'honneur servît à des primes d'encouragement pour la servilité ; changement dégradant que le gouvernement de la Restauration avait commencé, auquel le gouvernement actuel tient à cœur de mettre la dernière main. Mais, pour que la dotation patriotique fût un bien réel, il fallait que l'île de la Pianosa devînt entièrement fertile, régulièrement peuplée, et que la munificence nationale n'obligeât pas les vertus patriotiques à aller vivre et mourir dans un désert.

Une circonstance particulière vint en aide à l'Empereur. L'Empereur avait toujours eu une grande propension pour les Génois ; c'étaient ses Lyonnais de l'Italie. Un Génois, négociant à Gênes, ayant une fabrique de draps, avec lequel le gouvernement impérial de France avait eu des rapports d'intérêt relativement à ses entreprises, vint à l'île d'Elbe et demanda à être présenté à l'Empereur ; l'Empereur le reçut. Parler à un Génois, c'est parler marine ou commerce, et l'Empereur n'aurait pas laissé échapper l'occasion [de causer] sur ces deux rameaux de la science gouvernementale.

Le négociant génois trouva le moyen de plaire à l'Empereur ; il lui inspira de la confiance ; l'Empereur l'appela et le rappela maintes fois. Les conversations ne roulèrent que sur les moyens de faire prospérer l'île d'Elbe : la mise en culture de la Pianosa était un de ces moyens ; il fut donc question de la culture de la Pianosa. L'Empereur vanta outre mesure son précieux diamant ; il fit du prospectus, disait plus tard le négociant génois. Quoi qu'il en soit, les conversations prirent le caractère de discussions d'État, et alors elles arrivèrent à un traité par lequel l'Empereur concédait deux mille journaux de terre labourable au négociant génois, à la condition expresse :

1° Que le concessionnaire ferait venir à l'île de la Pianosa cent familles étrangères à l'île d'Elbe, qui s'y établiraient en permanence et en se consacrant au travail.

2° Que le blé que le concessionnaire récolterait sur l'île de la Pianosa ne pourrait, dans aucun cas, en temps de paix comme en temps de guerre, être hors de l'île d'Elbe, à moins que, sur l'avis délibéré des municipalités, l'autorité supérieure de l'île d'Elbe n'eût publiquement déclaré que les Elbois n'en avaient pas besoin.

3° Que le prix du blé serait chaque année à une époque déterminée fixé par le gouvernement, d'après les mercuriales de la Toscane et de la Romagne.

4° Que le concessionnaire devrait toujours avoir à l'île de la Pianosa les troupeaux et les bestiaux que son exploitation comporterait, et que la vente provenant des bêtes des troupeaux serait soumise aux mêmes formalités que la vente du blé.

Venaient ensuite les stipulations pour la plantation des arbres. Le gouvernement devrait fournir les glands de la forêt Noire : il devrait aussi fournir les arbres de pépinière qui lui seraient demandés. Le concessionnaire devait d'ailleurs suivre le plus possible les intentions que nous venons tout à l'heure d'entendre manifester par l'Empereur. Le traité de concession finissait par les engagements de garantie réciproque ; le concessionnaire avait une année pour accomplir son établissement.

Je reviens à l'idée fixe de l'Empereur qui voulait assurer la provision annuelle du blé pour les Elbois.

C'était cent fois constaté par les Campais. La semence du blé à la Pianosa rapportait, année commune, de sept à huit pour un, et l'on comptait là-dessus ; mais à l'île d'Elbe, elle ne rapporte que de six à sept, et encore !...

La concession de la Pianosa, alors que les travaux du concessionnaire auraient été en pleine activité, aurait pu rapporter de cinq à six mille sacs de blé, et cette quantité pouvait être augmentée par la culture des terrains destinés aux récompenses nationales. Nous comptons cinq mois. L'île d'Elbe ne récoltait du blé que pour ses besoins de deux mois, on disait un peu plus ; nous ne devions cependant pas compter davantage. Cela faisait sept mois. Restait à se pourvoir pour cinq mois.

La récolte principale de l'île d'Elbe est celle du vin : le vin est la seule exportation elboise. L'Empereur ordonna qu'il fût fait un relevé exact des vins exportés chaque année pendant dix années ; je crois que ce relevé ne fut qu'approximatif. Toutefois, il en résulta que l'Empereur crut que l'exportation du vin pouvait fournir à l'importation de trois mille sacs de blé.

Ainsi l'Empereur comptait déjà sur un approvisionnement probable de dix mois de blé. Il fallait chercher comment pourvoir à deux mois pour le complément de l'année.

Il y a dans la partie méridionale de l'île d'Elbe une plaine spacieuse, appelée la plaine de l'Aconna, et qui est devenue marécageuse, parce que, n'étant pas cultivée, on n'a donné aucun soin à l'écoulement des eaux pluviales. Cette plaine s'étend en suivant la côte du cap Stella jusqu'à la limite territoriale de la commune de Longone, et elle donne son nom à une anse qui peut au besoin abriter des petits bâtiments, et par conséquent faciliter une descente militaire dans l'île. L'Empereur alla visiter cette plaine ; il se fit accompagner par des personnes expérimentées, et après un mûr examen il fut reconnu que la plaine de l'Aconna pouvait de nouveau être rendue à l'agriculture, car personne ne mettait en doute que dans des temps reculés l'Aconna n'eût déjà été cultivée. L'Empereur fit l'acquisition de cette plaine. Il envoya dans la principauté de Lucques chercher des bras pour la mettre en rapport. On commença par préluder au desséchement des marais.

L'Empereur consulta les cultivateurs. On l'assura que l'Aconna pourrait produire trois mille sacs de blé par an. Tous les hommes, les grands hommes comme les hommes ordinaires, croient facilement à tout ce qui sourit à leur propre pensée, et l'Empereur aimait à se persuader que l'Aconna compléterait l'approvisionnement annuel auquel il désirait tant et tant pouvoir parvenir.

Dans tous les temps, sous tous les gouvernements, l'administration des mines avait elle-même approvisionné la population de Rio-Montagne ainsi que celle de Rio-Marine, et plus d'une fois elle était venue au secours de la population générale. Mais l'Empereur avait mis des entraves à cette vieille coutume.

Saint-Martin devait aussi entrer en ligne de compte pour fournir sa quote-part à l'approvisionnement de l'île. L'Empereur s'aveuglait sur Saint-Martin comme tous les propriétaires s'aveuglent sur leurs propriétés. Il voulait en faire un lieu d'agriculture modèle, c'est-à-dire qu'il voulait lui faire rapporter beaucoup plus que les autres propriétés ne rapportaient.

Cette illusion amena une anecdote dont je parle parce qu'elle est encore dans toutes les bouches elboises. M. Traditi, chambellan de l'Empereur, était sans contredit un des meilleurs agriculteurs de l'île d'Elbe, et un jour l'Empereur, la tête pleine de l'approvisionnement annuel, l'engagea à l'accompagner à Saint-Martin. À Saint-Martin, il lui parlait des changements agricoles qu'il voulait faire subir à sa campagne, et il lui en parlait comme si ces changements avaient déjà opéré le bien qu'il en attendait. M. Traditi savait mieux que l'Empereur ce qu'était Saint-Martin, mais, laissant l'Empereur se complaire dans d'innocentes exagérations, il gardait le silence, et l'Empereur, croyant que ce silence était une approbation, allait toujours en avant. Le territoire de Saint-Martin était tout au plus propre à ensemencer cent sacs de blé : cependant l'Empereur, entraîné par son illusion, peut-être trompé par quelqu'un qui avait cherché à le flatter, dit à M. Traditi : Au moyen de telle opération, j'ensemencerai cinq cents sacs de blé. Et alors M. Traditi, ne pouvant plus se contenir, s'écria en italien : O questa, si, che è grossa ! Ce qui signifiait dans son esprit : C'est celle-là, de baliverne, qui est grosse !

L'Empereur fut un moment suffoqué ; mais, comprenant bien que M. Traditi, homme respectable, n'avait pas voulu volontairement le blesser, il se remit vite, prit la chose en riant, et consola M. Traditi qui, vraiment foudroyé, ne trouvait plus une parole pour s'excuser. Cet excellent M. Traditi ne s'est jamais pardonné ce qu'il appelait sa maudite inconvenance.

Ainsi l'Empereur croyait être parvenu à une marche régulière pour que les Elbois ne fussent plus chaque année dans des transes cruelles pour leur pain quotidien, et cette presque certitude d'un grand bien jetait quelques fleurs sur le chemin raboteux qu'il parcourait alors. Je crois que je suis la personne à laquelle il parla le plus de cette satisfaction de son cœur, ce sont ses propres paroles. C'est que l'Empereur comprenait combien j'étais heureux du bonheur du peuple.

L'Empereur ne s'était pas caché que la guerre pourrait altérer l'ordre de choses qu'il voulait établir ; mais il disait que durant la guerre, l'île d'Elbe, par sa position particulière, pourrait tirer un grand parti de ce droit de course, piraterie de fait que les puissances maritimes avaient le tort honteux de ne pas supprimer, et dont les gouvernements, pour n'en être pas dupes ou victimes, devaient, même en la blâmant, tâcher de profiter, tant que son abolition ne serait pas un fait généralement accompli.

 

III. — BÂTIMENTS BARBARESQUES.

 

Depuis le renversement de l'empire français, les pirates des côtes d'Afrique parcouraient de nouveau la mer et effrayaient les marines marchandes des puissances riveraines de la Méditerranée. Les marins elbois n'étaient pas sans souci à cet égard, et l'Empereur partageait leur anxiété. On se rappelle que le brick l'Inconstant avait pris sous sa sauvegarde un convoi napolitain chassé par un chebec barbaresque, et qu'il l'avait préservé, du moins en partie, d'une prise presque certaine. Sur cela les marins avaient forgé des contes imaginaires. Aucun d'eux ne pouvait avoir vu le reis, capitaine du bâtiment turc qui avait donné la chasse au convoi napolitain ; n'importe, on le faisait parler, on lui prêtait les paroles les plus extravagantes. Ces propos, en passant de bouche en bouche, prenaient un air de vraisemblance, et ceux qui en étaient les inventeurs avaient fini par y croire. D'ailleurs, le bruit du danger des Barbaresques faisait que la marine marchande demandait une augmentation de nolis, et l'appât de ce surplus de gain entrait pour beaucoup dans la crainte que l'on témoignait. L'Empereur me demanda, avec l'accent de la simple curiosité, de quelle manière je me comporterais avec la marine riaise ; je lui répondis qu'en mon âme et conscience il ne me paraissait pas nécessaire d'accroître le fret de paix, d'abord parce qu'il n'y avait encore aucun fait positif, et ensuite parce que c'était aux propriétaires des hauts fourneaux de fonte à traiter pour le transport du minerai. L'Empereur fut très satisfait de ma réponse ; il avait eu la pensée que mon affection pour les Riais me ferait saisir cette circonstance pour les faire gagner. Je lui fis observer qu'il me connaissait mal, mais il m'interrompit net en me disant : Cela pourrait bien être, et il parla d'autre chose. Il devenait urgent de faire cesser des bruits qui avaient au moins l'inconvénient d'intimider les voyageurs que la curiosité attirait à l'île d'Elbe. L'Empereur ne voulait en aucune manière avoir recours à l'autorité britannique des Bourbons ; il lui répugnait également de demander protection aux puissances signataires du traité de Paris. Il s'adressa lui-même à tous les pouvoirs barbaresques de la Méditerranée ; il leur fit connaître son pavillon, et il attendait les décisions mahométanes, lorsqu'un événement tout à fait imprévu vint assurer l'île d'Elbe qu'elle n'avait rien à craindre des Turcs.

Un chebec barbaresque s'était montré dans le canal de la Corse ; puis il avait poussé des bordées en dehors de la Pianosa, et tout à coup, après avoir parlé à un navire français, il alla mouiller sur la rade de Longone, le plus près de terre possible, ce qui le mettait dans la dépendance absolue de la place. Le reis, capitaine, n'attendit pas que l'intendance sanitaire le fît appeler ; il s'y rendit de suite, et sans attendre qu'on l'interpellât, il demanda si le Dieu de la terre était encore là. L'intendant sanitaire lui répondit qu'en effet l'Empereur était encore là, mais, ne songeant qu'à sa propre affaire, voulut lui adresser les questions sanitaires d'usage. Le reis le pria avant tout de lui faire vendre une bannière elboise, et pendant qu'on lui cherchait cette bannière, il fit le rapport qu'on lui avait demandé. Dès qu'on lui eut remis le pavillon elbois, qu'il paya sans marchander, il poussa au large, alla à son bord, fit hisser le drapeau acheté au bout de la grande antenne, et il le salua de trois salves de toute son artillerie, en ajoutant à cette salutation trois des hourras en usage dans notre marine militaire ; aucun bâtiment européen n'aurait pu avoir une politesse plus exquise. Le reis retourna à l'intendance sanitaire ; son costume était visiblement un costume de parade, et avec un langage de respect il s'informa s'il ne lui serait pas possible de courber la tête devant le grand Dieu terrestre. On lui répondit que comme il était, lui reis, en grande quarantaine, il ne pourrait pas approcher de l'Empereur, parce que les soins pour la conservation des jours précieux de Sa Majesté s'y opposaient, mais qu'il pourrait le voir sur le rivage lorsqu'il sortirait pour aller à la promenade, et il s'inclina profondément.

Il fut de suite rendu à l'Empereur un compte exact de ce qui se passait, et l'Empereur fut charmé des merveilles mahométanes (sic) dont il était l'objet. Il ordonna qu'on répondît au salut par un autre salut de cinq coups de canon. Le bâtiment barbaresque n'était pas un bâtiment militaire, c'était un armement particulier de la Régence de Tunis.

Le reis avait deux renégats pour interprètes, un Français et un Italien, et l'Empereur m'ordonna d'aller les interroger : j'y fus. Mais le reis voulut être de la conférence. Je restai une heure avec ces trois personnages. Le Français était du département du Gard, l'Italien était de Venise. Le Français me dit qu'il avait été fait prisonnier, puis esclave, et qu'en définitive il avait mieux aimé renoncer à sa religion qu'aux jouissances de la liberté ; cet homme avait tout l'air d'un flibustier. L'Italien était plus réservé. Le reis ne me parla que par des questions ; jamais il ne me donna la faculté de l'interroger. Il ignorait à peu près les causes et les effets des malheurs de la France. À chaque instant il me demandait pourquoi les Français s'étaient séparés de leur Dieu. Je lui répondais du mieux qu'il m'était possible ; toutefois mes réponses ne le contentaient pas, et il en revenait toujours à ses pourquoi. Une seule de ses pensées me parut remarquable ; je l'engageais à ne pas avoir une mauvaise opinion de la nation française ; je l'assurais que le peuple français aimait toujours l'Empereur, et il me fit dire par l'interprète italien : Ce ne sont pas les petits qui trahissent, ce sont les grands. Au moment de me séparer de lui, je lui demandai s'il continuerait à être de nos amis, et en joignant parallèlement les deux doigts index, il m'adressa vivement ces mots qui résonnèrent ainsi à mon oreille : Schim, schim.

L'Empereur s'était arrangé pour passer sur le port pendant que je serais encore avec le reis ; il passa ; sa suite avait une tenue de fête. Dès que l'Empereur parut, je le montrai au reis, et, sans exagération aucune, le reis se prosterna en croisant ses bras sur la poitrine. L'Empereur s'arrêta sur le rivage, se fit indiquer le reis, et il le salua plusieurs fois de la main. Lorsqu'il ne fut plus en vue, je demandai au reis ce qu'il en pensait, et le reis, rayonnant, me répondit directement comme si je devais le comprendre. L'interprète italien le traduisit ainsi : Ses yeux reflètent comme du cristal. Le reis demanda ensuite à l'interprète s'il m'avait bien expliqué ce qu'il avait voulu me dire.

Avant la fin de ce jour, l'Empereur fit envoyer au reis des approvisionnements considérables pour lui, ainsi que pour son équipage, et il lui fit souhaiter un bon voyage. Le reis m'avait retenu ; enfin je le quittai, et il me cria plusieurs fois : Addio, moussiou ! Je ne voulus pas être moins aimable que lui ; je m'arrêtai, et je lui répondis par les deux seuls mots grecs que je savais Calismère, calispère ! (Bonjour, bonsoir !) Et ensuite l'intendant sanitaire m'apprit que mon langage helléniste avait beaucoup amusé le marin musulman. L'Empereur aurait voulu que j'eusse insisté pour arracher des paroles à mon interlocuteur. Il fut frappé de ces mots : Ce ne sont pas les petits qui trahissent, ce sont les grands, et le Schim, schim, lui fit plaisir. Puis, assuré qu'il ne serait pas troublé par la piraterie africaine, il me dit d'un air de contentement : Voilà une épine de moins dans le pied, et pour nous c'est quelque chose. Ces paroles échappées à une conversation d'épanchement me prouvèrent que l'Empereur n'avait pas été sans souci à l'égard des Barbaresques, et de bien bon cœur je partageai sa satisfaction.

Lorsque l'Empereur se présenta sur le rivage, le renégat français, qui jusque-là n'avait pas du tout paru embarrassé, qui même avait peut-être affecté d'être sans gêne, devint blême en voyant le cortège impérial, et dans un sentiment indicible d'orgueil national, il m'adressa ces paroles en patois : Il n'y a rien au monde comme les militaires français ! Et à dater de ce moment, sombre, rêveur, toujours pâle, il ne prit plus la parole. C'était un double remords qui s'était emparé de cet homme : la vue de Français et de chrétiens avait malgré lui pénétré dans sa conscience. On ne renonce pas impunément à sa patrie et à son Dieu.

Cet événement presque inconnu aujourd'hui eut cependant alors un grand retentissement pour l'Empereur et pour les Elbois, puisqu'il les débarrassa des craintes de guerre avec les puissances barbaresques.

Aussitôt que l'on sut à Gênes, à Livourne, à Civita-Vecchia, à Naples, qu'un bâtiment barbaresque était allé à l'île d'Elbe, qu'il avait salué, qu'on l'avait salué, et que l'Empereur lui avait envoyé des approvisionnements, les marines marchandes de la Méditerranée s'empressèrent de demander le pavillon elbois, et ces demandes multipliées ne laissèrent pas que d'embarrasser l'Empereur. Le premier mouvement de l'Empereur fut d'accorder sa bannière à tous ceux qui la lui demanderaient ; il souriait à l'idée que cette bannière flotterait ainsi sur toute la Méditerranée, peut-être même sur tout l'Océan.

Une autre chose le séduisait dans l'intérêt des Elbois : c'était de faire pour l'île d'Elbe ce que la France avait fait pour Port-Vendres, obliger les propriétaires des bâtiments qui prendraient la bannière elboise à établir un domicile sur l'île, à y acheter une propriété, à confier les expéditions maritimes à un capitaine de la marine elboise, et à faire armer et désarmer leurs bâtiments à Porto-Ferrajo ou à Longone. Sans doute ce système aurait pu avoir de bons résultats pour l'île d'Elbe, mais il était presque impossible que les puissances barbaresques s'y prêtassent volontairement, et si elles l'avaient considéré comme une tromperie, chose probable, elles auraient compris la bannière elboise dans la proscription qu'elles faisaient planer sur toutes les bannières de la chrétienté, ce qui aurait été un principe de mort pour la marine elboise. L'Empereur décida qu'il ne s'exposerait pas à sacrifier les Elbois pour favoriser les étrangers : c'était de toute justice. Lorsque la France pour peupler Port-Vendres avait prêté le pavillon français aux Génois, la France avait des armées navales pour faire respecter ce pavillon, et l'île d'Elbe n'avait rien pour se faire craindre.

La marine marchande génoise avait un noble représentant auprès de l'Empereur, l'honorable Laurent Chighizola, ancien capitaine, qui avait à la sueur de son front acquis une fortune importante, et dont la parole d'expérience et de vérité se faisait écouter. Ce digne Ligurien était allé trouver l'Empereur à la Pianosa. L'Empereur l'avait reçu avec bonté ; il l'avait entretenu avec plaisir, et, ne pouvant pas lui accorder le pavillon de l'île d'Elbe, il l'avait destiné à en être le consul. Je connaissais beaucoup cet excellent homme depuis le temps déjà reculé où je commandais la marine militaire à Gênes ; j'avais été heureux de pouvoir l'accueillir affectueusement. Aux jours de malheur, lorsque la proscription me poursuivait avec acharnement, le fils Chighizola, devenu un grand armateur, paya la dette morale de son père, et il me tendit une main amie. C'est ainsi que les braves gens se retrouvent.