SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

DEUXIÈME PARTIE. — ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE II. — LA FAMILLE, L'ENTOURAGE ET LES VISITEURS DE NAPOLÉON.

 

 

I. — MADAME MÈRE.

 

Madame Mère dont l'Empereur s'entretenait sans cesse, qu'il attendait avec une impatience indicible, n'avait sans doute pas eu la faculté de lui donner quotidiennement des renseignements sur la route qu'elle suivait, et l'Empereur allait envoyer à sa rencontre, lorsqu'une frégate anglaise arriva à Porto-Ferrajo et y amena cette princesse. Qu'on s'imagine une ardeur de jeunesse se retrouvant en présence d'un objet adoré après une cruelle séparation, et l'on aura une idée de l'ineffable félicité que cette heureuse nouvelle fit éprouver à l'Empereur. Lui d'ordinaire si calme, lui qui ne faisait point passer les émotions de son cœur aux traits de sa figure, lui, l'Empereur, ne taisait, ne cachait plus rien. Il donnait des ordres et des contre-ordres, il disait des oui et des non.

Il se rendit à bord de la frégate anglaise : deux fois il essuya les larmes qu'il mêlait à celles de sa mère.

Madame Mère débarqua. Tout le monde était profondément ému de l'amour filial que l'Empereur faisait éclater. C'était l'ange gardien qui veillait sur l'être de sa prédilection, le respect de la vénération, le dévouement, tout était à son plus haut période, et par les soins qu'il donnait à sa mère, l'on aurait pu dire que l'Empereur craignait de ne pouvoir la conduire jusqu'au foyer. Il écartait ou faisait tout écarter pour que rien ne gênât les pas de sa mère. Les Anglais avaient peine à en croire leurs yeux : leurs exclamations étaient incessantes. Ils semblaient se demander si c'était vraiment l'homme que le gouvernement de leur pays leur peignait avec un caractère de dureté indomptable.

Qu'ils sont odieusement coupables, ceux qui ont cherché à persuader que l'Empereur n'avait aucune sensibilité ! À l'île d'Elbe, l'Empereur pleura devant l'image de son fils et il pleura aussi en apprenant la mort de l'impératrice Joséphine. À Essling il avait pleuré son fidèle ami le maréchal Lannes ; il pleura le maréchal Berthier dont il avait pourtant à se plaindre. Et la perte du plus grand trône du monde ne lui avait pas arraché une seule larme !

La municipalité attendait sur le rivage ; le peuple attendait avec ses magistrats. L'Empereur leur présenta sa mère. Il n'y eut point de discours : ce n'était pas une réception officielle, c'était un hommage improvisé. Au milieu de ce cortège universel, Madame Mère fut triomphalement conduite au palais impérial.

Toutefois le palais impérial ne fut pour Madame Mère qu'un lieu de repos momentané. L'Empereur lui avait fait préparer un logement spécial pour elle seule. Ainsi Madame Mère logea en son particulier. Elle monta sa maison comme il lui plut de la monter ; elle lui donna une teinte plus italienne que française, — je ne dirais pas trop quand je dirais tout italienne. Sa dame d'honneur, sa demoiselle lectrice, sa domesticité étaient italiennes ; sa cuisine était faite à l'italienne. Elle n'invitait pas à sa table, du moins ses invitations étaient rares et tout à fait exceptionnelles. Sa vie était d'ailleurs d'une grande simplicité : le dimanche elle dînait régulièrement avec l'Empereur, elle passait beaucoup de soirées avec lui. Les soirées étaient courtes ; le jeu de whist en remplissait presque la durée ; la conversation suivie y avait peu de part. Madame Mère voulait que le jeu fût intéressé : elle aimait à gagner ; l'Empereur se plaisait à la faire perdre. Il trichait : Madame Mère se plaignait des tricheries. L'Empereur lui disait : Madame, vous êtes riche, vous pouvez perdre, et moi qui suis pauvre, je dois gagner. C'était la même plainte et la même excuse chaque fois que le jeu recommençait.

Madame Mère sortait très peu. L'Empereur tenait beaucoup à ce que sa mère participât aux honneurs dont il était lui-même l'objet. Chaque dimanche, en sortant du lever impérial, nous allions chez Madame Mère, et c'était un autre lever. On lui rendait aussi toutes les visites officielles que l'on devait rendre à l'Empereur. Elle recevait majestueusement. C'était vraiment la mère du roi des rois : on aurait cru qu'elle planait encore sur les trônes de ses enfants, tant la dignité d'une haute représentation lui était naturelle. J'ai vu des personnages plus intimidés devant elle que devant l'Empereur.

L'arrivée de Madame Mère à l'île d'Elbe aurait pu nuire aux Elbois si l'Empereur s'était laissé aller aux idées de cette princesse, ou s'il en avait tant soit peu partagé les erreurs, et la lutte à cet égard ne fut pas sans importance. Madame Mère était Corse dans toute l'étendue du mot. Son affection pour la France n'avait pas le moins du monde altéré son amour du clocher. Son accent, ses habitudes, ses souvenirs, tout rappelait ou continuait les premiers temps de sa vie, et plus d'une fois l'on aurait pu se demander si elle avait jamais quitté Ajaccio. Elle aurait voulu que l'Empereur ne fût entouré que par des Corses, tout au moins pour les places lucratives. Cependant la Corse était la fraction de la France qui avait le moins donné son appui à l'élévation successive de l'Empereur. Aujourd'hui même un nom qui, du temps de l'Empire, n'avait pas pu gravir au-dessus des noms vulgaires, malgré la bienveillance impériale, domine en Corse la mémoire de l'Empereur, et il y foule les réputations impériales. Demandez à la Corse ce qu'elle a fait pour le duc de Padoue, l'un de ses citoyens les plus purs de l'époque !

Beaucoup de notabilités corses vinrent à Porto-Ferrajo : Madame Mère les prit sous sa protection. Elle voulut leur faire donner l'administration des mines, ainsi que le monopole de l'exploitation du minerai de fer destiné pour la Ligurie ; il fut même question de leur livrer les salines et les madragues. On alla plus loin : on eut la folie de vouloir organiser une compagnie de gardes du corps qui tous seraient pris parmi des officiers corses, comme si la garde impériale avait démérité de la confiance de l'Empereur. La sagesse de l'Empereur arrêta de suite cette frénésie d'accaparement. Il s'indigna de ce qu'on osait lui proposer une chose dont l'exécution blessait les nobles susceptibilités de braves qui s'étaient expatriés pour s'associer à son infortune. Il défendit de lui adresser désormais des demandes semblables.

Le monopole de l'exportation du minerai de fer pour les côtes de la Ligurie fut l'objet d'une longue discussion, et par suite de mes fonctions, je fus obligé d'en soutenir le poids.

Une compagnie génoise avait demandé ce monopole. La création d'un monopole est un principe de destruction pour le commerce ou pour l'industrie qu'elle frappe. L'Empereur comprenait parfaitement cela en théorie, mais moins bien dans la pratique, et il hésitait. Le besoin d'assurer ses revenus, qui dominait sa pensée, l'emporta sur tous les raisonnements. J'avais dit consciencieusement mon opinion : je dus m'arrêter devant la loi de la nécessité. L'Empereur me chargea de traiter de ses intérêts avec la Compagnie génoise. Tout était presque fini, lorsqu'une compagnie corse demanda à entrer en concurrence. Ici la concurrence n'était avantageuse que pour l'Empereur ; son résultat définitif devait nécessairement être de faire augmenter le prix du minerai de fer livré à la consommation. Cette affaire fut encore un sujet de tracasserie pour moi. Madame Mère me recommanda la Compagnie corse ; sa recommandation ne tendait qu'à m'empêcher de faire autre chose que ce qu'elle m'indiquait. Elle me dit, comme un argument irrésistible, que les personnes qui composaient la Compagnie corse étaient toutes plus ou moins affiliées à la parenté impériale. Je répondis à Madame Mère que mon devoir était par-dessus tout de considérer les intérêts de l'Empereur, et que je serais fidèle à mon devoir. Ma réponse ne plut pas. Madame Mère crut que je n'étais pas porté de bonne volonté pour elle ; peut-être même pensa-t-elle que je cherchais à me venger de ce qu'elle avait demandé ma place pour un de ses protégés ; on m'obsédait : je fus prier l'Empereur de me débarrasser de cette négociation ; il me dit : Vous êtes fatigué, et vous avez raison de l'être, mais je vais mettre un terme à cela. Je chargerai le général Bertrand d'en finir ; il suivra vos errements. Deux jours après, l'Empereur m'apprit que la Compagnie corse offrait davantage que la Compagnie génoise. Il ajouta avec un accent de confiance qui ne me permettait aucun ménagement pour la vérité : Faites-moi connaître toute votre opinion. Je la lui fis connaître sans réserve : Sire, lui dis-je, c'est pour assurer vos revenus que vous voulez établir un monopole, et, en mon âme et conscience, je doute que vos revenus soient assurés par la Compagnie corse. Les personnes qui composent cette compagnie sont sans doute des personnes fort respectables, mais elles sont entourées par des intrigants, et ces intrigants leur ont fait croire que le monopole serait pour elles une vache à lait, ce qui est une grande erreur : le monopole, mal dirigé, les ruinera. Le moment du payement viendra : alors cette compagnie, appuyée de ses parentés ou par ses parentés, fera comme la grande-duchesse qui n'a pas payé, comme le prince de Canino qui ne paye pas, et comme la presque totalité des propriétaires des fourneaux corses, dont je ne suis pas parvenu à faire solder les comptes. L'Empereur m'avait écouté avec attention. Lorsque j'eus fini, il se leva en riant, et il ne m'adressa que ces seules paroles : Voilà ce qu'on peut appeler du franc parler. La Compagnie corse n'eut pas le monopole.

Je m'attendais à la mauvaise humeur de Madame Mère. Le dimanche d'après, au lever, elle me témoigna le plus touchant intérêt pour ma femme, pour mes enfants, et elle joignit à ce témoignage beaucoup de paroles bienveillantes pour moi. Désormais, elle m'honora de toute sa bonté. L'Empereur vit cela avec plaisir.

Le contrat du monopole était signé. L'Empereur me dit sans préambule : Vous avez refusé un pot-de-vin. Et il me regarda fixement. J'aurais pu lui répondre que j'en avais refusé deux, mais, interdit par cette question à brûle-pourpoint, je me tus. Il me sembla que mon silence ne déplaisait pas à l'Empereur. Au lieu de presser ma réponse, sans doute parce qu'il crut que je répugnais à la faire, il chercha à m'en dispenser, et il ajouta : Il y a des pots-de-vin de toutes les natures, et quel que soit leur caractère, quel que soit le nom qu'on leur donne, ils attestent l'existence d'un corrupteur et d'un corrompu. Je n'ai jamais eu foi à la loyauté des pots-de-vin. Vous avez bien fait de ne pas accepter.

 

II. — MARCIANA. MADAME WALEWSKA.

 

Le soleil était aussi brûlant que sous le tropique, ses rayons enflammés semblaient empêcher les vents alizés de rafraîchir les montagnes granitiques et ferrugineuses de l'île d'Elbe. Cette chaleur excessive fatiguait l'Empereur. Son palais impérial de Porto-Ferrajo était vraiment en feu, Longone n'offrait aucune espèce d'abri, Rio n'avait qu'une promenade nocturne sur les bords de la mer. Saint-Martin ne possédait que quelques arbres presque sans ombrage. Toutefois, des voix amies conseillaient à l'Empereur de ne pas s'isoler sous les châtaigniers touffus de Marciana ; ma voix était l'une de ces voix. Ce n'est pas que je craignisse quelque trahison : Marciana n'avait alors aucun intérêt à trahir. Mais il pouvait être facile d'y trouver un assassin, et les ennemis de l'Empereur cherchaient des assassins. Je représentai à l'Empereur que ses jours avaient déjà été menacés, qu'il serait imprudent de les exposer encore, et je ne fus pas le seul de cet avis. L'Empereur écouta, remercia, et il s'achemina vers son ermitage pittoresque : De l'ombre et de l'eau, disait-il en riant, c'est le bonheur, et je vais chercher le bonheur. Alors on le pria de prendre une bonne garde, il ne voulut pas être gardé : Que ferait, disait-il encore, un détachement pour veiller à ma sûreté ? Ces soldats ne pourraient pas, arme au bras, me suivre à la promenade, et alors même que cela serait quotidiennement possible, aucune escorte n'empêcherait un coup de fusil tiré de derrière une haie. Il y avait du vrai dans ce raisonnement.

L'Empereur partit donc pour Marciana il ne prit que la suite indispensable. Mais à côté de l'ermitage, il fit dresser sa tente de campagne qu'il n'oubliait pas, même dans ses courses ordinaires, et, comme les rois de l'antiquité, c'est sous la tente qu'il éleva son trône voyageur. Madame Mère se rendit auprès de son fils. Elle habita l'ermitage.

Porto-Ferrajo n'était plus le même ; il semblait morne. Cependant il ne lui manquait qu'un homme, mais cet homme était l'Empereur ! Longone et Rio avaient aussi quelque chose de plaintif. On aurait dit que l'Empereur était parti. Même, le colonel Campbell trouvait l'absence longue ; les courses de vigilance le fatiguaient, d'autant plus que l'Empereur le recevait peu. Une quinzaine de jours s'écoulèrent dans cette espèce de délaissement.

On n'était pas pourtant sans nouvelles de l'Empereur. Le service régulier de l'État, et les besoins du service intérieur de la maison impériale, ainsi que de la maison de Madame Mère, établissaient un va-et-vient permanent de Porto-Ferrajo à Marciana, et l'on savait tout ce que l'Empereur faisait.

Tout à coup, la population matinale s'écria : L'Impératrice et le Roi de Rome sont arrivés, et aussitôt la population entière fut debout. On m'envoya un exprès pour m'instruire de ce grand événement, j'accourus à Porto-Ferrajo. Les officiers de la garde avaient la tête à l'envers ; ils voulaient que l'Impératrice et le Roi de Rome restassent à l'île d'Elbe. Le commandant Malet me priait de rédiger une adresse raisonnée pour signifier cela à l'Empereur. Les Porto-Ferrajais voulurent en faire autant ; l'intendant me demanda s'il devait consentir à cette démarche. Le général Drouot évitait de se montrer en public.

Le vrai était que Mme la comtesse Walewska et son fils avaient débarqué à Marciana, que Mme la comtesse Walewska avait à peu près l'âge de l'Impératrice, autant de noblesse que l'Impératrice, que l'enfant avait aussi à peu près l'âge du Roi de Rome, qu'il était mis comme le Roi de Rome. L'erreur était facile ; elle fut complète. Mme la comtesse Walewska se plut à la laisser exister, même elle la sanctionna, car elle faisait répéter à son fils les paroles que la renommée attribuait au Roi de Rome. C'est le rapport des marins dans le bâtiment desquels Mme la comtesse Walewska était venue à l'île d'Elbe avec son fils.

Aussitôt que Mme la comtesse Walewska fut arrivée à la tente de l'Empereur, l'Empereur ne reçut plus personne, pas même Madame Mère, et l'on peut dire qu'il se mit en grande quarantaine. Son isolement fut complet.

Le général Drouot avait instruit l'Empereur de l'impression produite par l'arrivée de Mme la comtesse Walewska, qu'on supposait être l'Impératrice, de la tendance de la garde impériale pour empêcher la prétendue Marie-Louise de quitter désormais l'île d'Elbe. L'Empereur ne pouvait pas se plaindre ; cependant, il écrivit une lettre dans laquelle il essayait de faire la mauvaise humeur. On ne le crut pas, on crut seulement que la dame qui était allée lui faire visite n'était pas celle que l'on aurait voulu garder.

Mme la comtesse Walewska et son fils restèrent environ cinquante heures auprès de l'Empereur.

Une espèce d'ouragan du sud-ouest bouleversait le ciel et la terre. On craignait pour les bâtiments qui se trouvaient affalés sur la côte de Toscane. Néanmoins, ce fut en ce moment que Mme la comtesse Walewska quitta l'Empereur pour retourner sur le continent. Une barque attendait Mme la comtesse à Longone. Toutefois, à peine avait-elle quitté Marciana, que l'Empereur, justement effrayé de la fureur toujours croissante du vent, fit monter à cheval l'officier d'ordonnance Pérez, et lui ordonna d'aller l'empêcher de partir sous quelque prétexte que ce pût être. Mais ce Pérez, tout officier d'ordonnance que l'Empereur l'avait fait, était le sot des sots : sans cœur, sans âme, et incapable de s'inquiéter du danger qui menaçait Mme la comtesse Walewska, il ne songea qu'à s'abriter lui-même. Mme la comtesse Walewska était en pleine mer lorsque ce franc malotru arriva à Longone.

Les autorités et les marins de Longone avaient fait tout ce qu'il leur était possible de faire pour que Mme la comtesse Walewska ne mît pas à la voile. Mais, résolue, elle repoussa tous les conseils et elle affronta la destinée.

L'Empereur eut des heures d'angoisse. Il lui fut impossible d'attendre le retour de son officier d'ordonnance. Il se rendit de sa personne au lieu où Mme la comtesse Walewska devait s'embarquer. Il était trop tard. Ses alarmes durèrent jusqu'au moment où Mme la comtesse Walewska lui eut appris elle-même que le péril était passé.

 

III. — LA FAMILLE BERTRAND. LES PORTRAITS.

 

La comtesse Bertrand était arrivée à l'île d'Elbe sans que le public elbois s'en fût presque aperçu, on ne s'aperçut guère plus du séjour qu'elle fit à Porto-Ferrajo. La raison en est toute simple : Mme la comtesse Bertrand était venue rejoindre son mari avec la résolution prise de vivre dans l'isolement le plus complet, de se consacrer exclusivement aux soins maternels, et de retourner en France avec sa famille aussitôt que cela serait possible. Ce plan devait exclure toutes les relations qu'il aurait été facile à la comtesse Bertrand de contracter ; elle ne se prêta point à cette combinaison. Le seul agrément dont elle voulait jouir sans réserve était la présence de son mari, de ses enfants. Ses enfants étaient constamment auprès d'elle ; son mari ne la quittait presque pas. La comtesse Bertrand ne voyait même que très rarement Madame Mère et la princesse Pauline. Madame Mère se plaignait de cela ; la princesse Pauline ne le trouvait pas mauvais : elle faisait plus de visites à Mme la comtesse Bertrand qu'elle n'en recevait. L'opinion était établie que l'Empereur exigeait les prévenances de la princesse Pauline pour Mme la comtesse Bertrand. Ma femme était exceptée de la règle commune par laquelle Mme la comtesse Bertrand avait voulu se faire une vie privée tout à fait à part. Pourtant, elle ne fermait pas sa porte ; elle recevait les personnes qui allaient lui faire visite, mais elle ne leur rendait pas leurs visites. On se lassa de lui prodiguer des égards sans réciprocité ; on la laissa tranquillement chez elle. Un malheur rendit son isolement encore plus absolu : son plus jeune enfant mourut. La douleur maternelle de la comtesse Bertrand atteignit au comble. Sa solitude devenait une nécessité absolue. La comtesse Bertrand était à peu près inconnue des Elbois lorsqu'elle quitta l'île. Ce que je viens de dire ne l'empêchait pas d'admettre chez elle les Anglais que la curiosité attirait à Porto-Ferrajo. Son cercle était un cercle anglais. D'origine anglaise, peut-être élevée à l'anglaise, la comtesse Bertrand avait des tendances britanniques, et, comme elle ne croyait pas mal faire, elle le disait à qui voulait l'entendre. Elle disait aussi, sans gêne aucune, que pour rien au monde elle ne resterait à l'île d'Elbe plus d'un an. Le général Bertrand était l'écho de sa noble compagne, si tant est que sa noble compagne n'était pas le sien. La comtesse Bertrand était femme parfaite, mère plus parfaite encore.

L'arrivée de la comtesse Bertrand ne fut une diversion pour personne. Elle diminua même les distractions de l'Empereur, car elle fut cause que le général Bertrand se concentra dans sa demeure. L'Empereur ne le voyait presque plus que lorsqu'il le faisait demander ; mais les occasions ne pouvaient pas manquer. L'Empereur ne paraissait pas aimer aller à la promenade sans avoir son grand maréchal à côté de lui, car le général Bertrand était toujours grand maréchal dans la plénitude du mot. L'Empereur prenait quelquefois dans sa voiture le fils du général Bertrand, jeune enfant de six ou sept ans, plein de vivacité, d'énergie, et qui se fâchait lorsqu'on lui faisait quitter son petit sabre de bois, ce à quoi nous nous amusions pour le courroucer. L'Empereur était plein d'attention pour la comtesse Bertrand ; il se rendait fréquemment auprès d'elle, et pour peu qu'elle fût indisposée, il en faisait exactement demander des nouvelles plusieurs fois par jour.

Plus tard, tous les journaux de l'Europe, sans en excepter ceux de la Toscane, qui pour ainsi dire s'imprimaient sous nos yeux, donnèrent la nouvelle que le général Bertrand était allé à Rome, et un personnage publia qu'il l'avait rencontré au palais Quirinal. Autant vaut-il que je fasse connaître la cause de cette erreur universelle.

Le général Bertrand avait un frère inspecteur général des eaux et forêts, et ce frère vint le trouver à l'île d'Elbe : il y fut reçu avec jubilation. L'Empereur l'accueillit comme un des fidèles. Chacun de nous chercha à rendre son séjour agréable ; je me plus à lui faire les honneurs des mines, il me parut charmé des moments qu'il passa à Rio-Marine. L'Empereur le surchargea de questions ; le nouveau venu, peut-être averti par son frère, avait fait une ample provision de renseignements. C'était alors la pâture la plus substantielle pour l'âme affligée de l'Empereur. L'inspecteur général visita l'empire elbois, fut partout bien reçu, ensuite il nous quitta pour aller visiter la capitale du monde chrétien. Un inspecteur général français, du nom de Bertrand, venant de l'île d'Elbe, y retournant ! Il n'en fallait pas davantage pour faire croire que le grand maréchal de l'Empereur était à Rome, et on le crut.

Le retour à l'île d'Elbe du frère du général Bertrand donna lieu, dès le premier jour, à une scène de profond attendrissement de la part de l'Empereur. M. l'inspecteur général apportait des gravures qu'il avait achetées à Rome. L'Empereur voulut voir ces gravures ; on s'empressa de les lui envoyer à la campagne de Saint-Martin. L'Empereur examina ce recueil avec une attention extrême : il en disait le bien, il en disait le mal selon son jugement. Il semblait avoir étudié l'art du graveur. Tout à coup il s'arrêta, devint rouge, et, avec un frissonnement marqué, il s'écria : Voilà Marie-Louise ! Ce cri d'émotion extrême nous avait tous jetés dans une espèce de stupeur ; nous portions sur l'Empereur un regard d'anxiété : il s'en aperçut et il chercha à se remettre ; alors il décomposa la figure de l'Impératrice et il en apprécia chaque trait. Il prit la gravure suivante, c'était celle du Roi de Rome. Ici tout me manque pour faire comprendre l'expression paternelle que l'Empereur mit à ces mots : Mon fils ! Ce tableau déchirant est toujours présent à ma pensée. La tendresse, l'amertume, le bonheur, la misère, l'espérance, le découragement, le passé, le présent, l'avenir, tout s'était caractérisé dans l'accent presque surnaturel avec lequel l'Empereur avait dit : Mon fils ! Ce n'était pas un cri, non, l'Empereur ne cria pas, nous l'entendîmes à peine. J'ignore ce que c'était, je n'ai jamais pu me l'expliquer. L'Empereur, se couvrant le visage avec la gravure, répéta : Mon fils ! et un long silence succéda à cette répétition. On n'osait pas même respirer. L'Empereur s'enferma dans son cabinet, il y resta une demi-heure et il était tout défait lorsqu'il en sortit. Il monta en voiture sans rien dire à personne. On avait eu tort de surprendre sa sensibilité : il resta plusieurs jours sous l'influence de cette surprise.

 

IV. — LES DAMES.

 

Les visiteurs n'étonnaient plus, l'on en voyait de tous les sexes, de tous les rangs, de tous les âges. Il y eut une époque où l'on craignit le trop d'encombrement. L'autorité voulut prendre des précautions de sûreté que l'Empereur n'approuva pas. On continua à laisser aller et venir librement. Une dame française débarqua à Porto-Ferrajo, suivie de son fils, enfant d'environ douze ans ; cette dame venait de Malte. Elle demanda immédiatement un appartement meublé, elle fit débarquer son bagage, qui consistait en un landau et trois malles. La population de Porto-Ferrajo, ancienne et nouvelle, fut aussitôt sens dessus dessous pour savoir ce que c'était que la voyageuse qui venait en équipage visiter l'Empereur ; on alla à la maison sanitaire, afin de satisfaire à l'opinion générale. Qu'on s'imagine le caquetage de la place publique ! La dame qui nous arrivait était une dame de Rohan, prenant le titre de comtesse, et ajoutait le nom de Mignac au nom de Rohan.

J'ai dit la voyageuse : je n'ai pas dit la jeune, ni la jolie voyageuse. Mme la comtesse de Rohan-Mignac avouait la quarantaine ; elle avait un embonpoint remarquable, plus remarquable que sa figure, et le nom qu'elle portait faisait penser qu'elle aurait dû être mise avec plus de goût dans la parure recherchée dont elle faisait parade. Ce n'était pas madame Angot en habit de fête ; c'était Mme l'Épicière en costume de duchesse. Elle faisait beaucoup d'embarras.

Dès que Mme la comtesse de Rohan-Mignac fut installée dans l'appartement meublé qu'elle avait loué, elle étala fastueusement son argenterie de voyage sur un meuble de la chambre qui lui servait de salon, la fit regarder à tout le monde, et elle commença ainsi à montrer le bout de l'oreille. Elle loua des chevaux pour sa voiture, prit une femme pour la servir, et un cocher pour la conduire. Tout cela ne faisait pas une maison montée, ni même un appartement complet. Mais le nom de Rohan couvrait cette mesquinerie fastueuse, jetait de la poudre aux yeux, selon une expression vulgaire, et Mme la comtesse reçut beaucoup de visites. Tous les officiers de la garde allèrent avec empressement lui présenter leurs hommages. Le général Bertrand et le général Drouot ne dédaignèrent pas de se rendre chez elle : c'est dire que presque tout le monde officiel s'y rendit. Je crus pourtant devoir m'abstenir ; c'était une idée comme une autre, Mme la comtesse de Rohan-Mignac ne me paraissait pas de bon aloi.

Mme la comtesse se fit présenter à l'Empereur, à Madame Mère et à la princesse Pauline : elle fut reçue. Puis elle fit visite à Mme la comtesse Bertrand, ensuite à ma femme : Mme la comtesse Bertrand et ma femme mirent des cartes chez elle.

L'Empereur paraissait s'amuser des entourages de Mme la comtesse, dont la demeure était vite devenue le rendez-vous des oisivetés civiles et militaires. Un jour l'Empereur me demanda, presque en goguenardant, si je n'avais pas fait ma cour à la fameuse comtesse, et lui ayant répondu que je ne l'avais vue que de loin, il ajouta : Vous avez eu raison, car tout fait croire qu'il n'y a là que du gnic et du gnac. Cependant, si elle va aux mines, vous lui en ferez les honneurs et vous l'inviterez à déjeuner. Le déjeuner était toujours le commencement ou la fin de l'histoire, lorsque l'Empereur me disait d'accueillir quelqu'un à Rio, car il ne me donnait jamais des ordres à cet égard, et quelquefois même il semblait me le demander comme un service, en s'inquiétant toujours des embarras que cela causait à mon épouse.

Quoiqu'il en soit de Mme la comtesse de Rohan avec le gnic et le gnac, comme disait l'Empereur, il n'en est pas moins vrai qu'elle fut invitée à la grande fête que l'Empereur donna pour le second retour tant désiré de la princesse Pauline, et que, de préférence à beaucoup de dames notables du pays, elle eut l'honneur, inconnue qu'elle était, d'être désignée pour la table impériale. La table impériale se trouvait placée dans un petit salon qui tenait au grand salon où était la grande table de tous les invités, et, de sa place, les portes ouvertes, l'Empereur assis aurait pu voir tout le monde. Mais l'Empereur ne s'assit pas : il se promena sans cesse autour des tables suivi de sa cour, et son fauteuil, mis entre ceux de Madame Mère et de la princesse Pauline, resta constamment vide.

Au moment où l'on avait servi, l'Empereur fit sa tournée générale pour s'assurer par lui-même si les dames étaient à leur aise, et, en rentrant au petit salon de la table impériale, il trouva que Mme la comtesse de Rohan-Mignac, par une inconvenance inconcevable, avait, malgré la présence de Madame Mère et de la princesse Pauline, fait asseoir son fils à côté d'elle. Tout le monde était étonné : on se regardait réciproquement pour se demander comment l'Empereur prendrait la hardiesse de ce sans-façon. Madame Mère et la princesse Pauline étaient vraiment interdites. L'Empereur parut : tous les yeux se portèrent sur lui avec une curiosité inquiète ; il s'arrêta sur le seuil de la porte, fronça les sourcils, demanda ce qu'était ce garçon, et ordonna froidement qu'on le conduisît ailleurs. Je regardai attentivement Mme la comtesse de Rohan-Mignac : l'ordre de l'Empereur ne lui fit aucune impression, elle laissa faire sans même tourner la tête.

Le dîner fut suivi d'une soirée dansante. À cette soirée dansante, on s'aperçut que la sobriété n'était pas la vertu invulnérable de Mme la comtesse, et il devint impossible de ne pas reconnaître que, par mégarde sans doute, son pied avait glissé jusque dans la vigne du Seigneur, où il avait visiblement laissé des traces.

Alors le charme fut détruit, le nom de Rohan n'eut pas le pouvoir de faire jeter un voile épais sur le double événement du dîner et de la soirée. L'Empereur ne reçut plus la comtesse : le charme était détruit ! La comtesse de Rohan-Mignac comprit que son règne était passé. Elle s'occupa rapidement de ses préparatifs de départ ; je répète ses paroles d'adieu aux quelques officiers qui l'accompagnèrent : J'aime mieux l'Angleterre que la France : en Angleterre, les femmes à l'âge de quarante ans sont considérées comme étant encore jeunes, et en France à l'âge de trente ans elles passent pour être vieilles.

On voulut pourtant savoir ce qu'était véritablement cette comtesse de Rohan-Mignac ; il paraît même que l'Empereur désira savoir à quoi s'en tenir positivement sur son compte. Quelques jours après le départ de la dame, on fit circuler la nouvelle suivante : La comtesse de Rohan-Mignac n'usurpe pas le titre qu'elle porte ; mais sa naissance n'est pas à la hauteur du nom qu'elle a acquis. Elle louait des appartements garnis près de la place des Victoires. L'ouragan révolutionnaire menaçait la tête de M. le comte de Rohan-Mignac. Il se cacha dans ces appartements garnis : son hôtesse se dévoua à son service, elle le sauva de plusieurs périls imminents. Ils émigrèrent ensemble. Dans l'émigration, le comte épousa sa bienfaitrice.

Presque en même temps arriva une autre dame qui avait aussi avec elle un jeune enfant, dont elle se disait la tante, et qui, de son propre aveu, ne venait à l'île d'Elbe que pour admirer de plus près le héros des héros. Mme Dargy ne paraissait avoir guère plus de vingt-cinq ans. Elle parlait fort bien, sa locution (sic) était facile, et, quoique les apparences fussent contre elle, elle n'avait pas du tout à l'extérieur l'air d'une coureuse de bonnes aventures. Son enthousiasme pour l'Empereur paraissait vrai. Sa figure était agréable. D'ailleurs, point de titres, point de prétentions, point de clinquant, et la tournure plébéienne, ce qui est souvent une fort jolie tournure. Compatriote du général Drouot, Mme Dargy crut pouvoir compter sur lui, et, sans y être autorisée, elle se présenta sous ses auspices, ce qui n'était pas bien. La pauvre femme paya sa petite hardiesse : le général Drouot ne la reconnut pas, ou ne voulut pas la reconnaître. Elle se présenta au général Bertrand, elle n'en fut pas mieux accueillie. Alors elle eut recours au supérieur des supérieurs, à l'homme de sa pensée. Cette fois, elle ne fut pas déçue : l'Empereur la reçut avec bonté, il s'intéressa à elle et il lui donna un modeste emploi à la campagne de Saint-Martin. Cet emploi fit un peu jaser. Mais la pâture manqua à la jaserie ; elle tomba bientôt d'inanition. Les adorateurs de Mme Dargy eurent hâte de protester contre une pensée qui pouvait égarer l'opinion. Lorsque nous quittâmes l'île d'Elbe, Mme Dargy resta à la campagne de Saint-Martin, et j'ignore de quelle manière elle rentra dans sa patrie. Tout ce que, par la suite, j'ai appris d'elle, c'est qu'elle a écrit des mémoires sur l'île d'Elbe, et que, dans ces mémoires, elle tonne contre le général Drouot ainsi que contre le général Bertrand, petite vengeance rancunière, qui, très certainement, ne donnera pas plus de mérite à son ouvrage. Il m'est d'ailleurs difficile de comprendre comment Mme Dargy a pu écrire des mémoires sur l'île d'Elbe qu'elle n'a pas été à même d'étudier ; elle ne peut avoir conservé que le souvenir confus des ouï-dire qui devaient mille fois se répéter et se défigurer dans son petit cercle. On m'a cependant assuré que ces mémoires ont été rédigés par Mme Dufresnoi : je m'incline profondément devant le nom de Mme Dufresnoi, comme devant toutes les gloires nationales ; mais Mme Dufresnoi n'était obligée qu'à bien écrire ce qu'elle écrivait. Ces mémoires ont d'ailleurs maintenant une vilaine tache : leur possesseur actuel a bassement cherché à se les faire acheter par les personnes respectables qui y sont calomniées.

Une troisième dame française arriva à Porto-Ferrajo pour voir l'Empereur. Je ne connais rien de plus intéressant que le sentiment de vénération que cette dame avait pour celui qu'elle appelait la gloire de la France. Ce n'était pas de l'exaltation, de l'aveuglement : c'était de la raison, du jugement, de l'expérience, de la conviction, du patriotisme. Mme Giroux était de Versailles : elle touchait à la vieillesse, si elle n'y avait pas déjà atteint. Sa figure était une belle figure de soixante ans, surtout bien expressive. On aimait à l'entendre, on aimait encore plus à la lire. Sans doute cette tête devait être un peu volcanisée, car dans un âge avancé, lorsqu'on n'a pas une fortune assez considérable pour pourvoir aux besoins d'un long voyage, qu'on ne peut pas aller et venir vite, même pour une cause très honorable on ne quitte pas son foyer, sa famille, son existence, et l'on ne va pas sous un ciel lointain se mettre à la merci des événements. Quoi qu'il en soit, Mme Giroux, ne pouvant pas supporter le bannissement de l'empereur des Français, se bannit elle-même, quitta la France et prit la route de l'île d'Elbe. L'Empereur fut touché de ce dévouement, il assura momentanément des moyens d'existence à Mme Giroux. Mais le 26 février arriva, et nous partîmes : Mme Giroux ne put pas nous suivre ; le général Bertrand avait oublié de prendre des mesures pour que la pension de Mme Giroux n'éprouvât aucun retard ; cet oubli mit Mme Giroux dans un état pénible, et cela aurait pu aller loin si l'épouse de l'un des compagnons de l'Empereur ne s'était pas empressée de remplir un devoir de nationalité.

Une quatrième dame apparut. C'était une dame lucquoise, mariée à Livourne. Dans ses beaux jours, Mme Filippi avait, à l'armée d'Italie, surtout à la retraite de Gênes, fait la pluie et le beau temps, et dans le corps d'armée dont je faisais partie, son nom était devenu un nom célèbre. C'est qu'alors elle était jolie comme un ange : c'est qu'il était vraiment intéressant de voir une jeune femme, vouée à la liberté de son pays, quitter ses pénates, son foyer, toutes les aisances de la vie, et fuyant la bannière autrichienne, rangée sous le drapeau français, habillée en homme, marchant forcément à pied, affronter toutes les misères de la retraite. Mme Filippi était sans doute venue à Porto-Ferrajo avec les souvenirs de sa beauté, mais les souvenirs de la beauté ne sont pas la beauté. On voyait facilement que Mme Filippi n'avait pas toujours été dans le voisinage de la quarantaine, et personne ne refusait de croire à son passé. Toutefois, cela ne la contenta pas : elle nous quitta. L'Empereur l'avait reçue avec une grande bienveillance.

Il y avait à Piombino un Français appelé Louis Guizot, depuis longues années éloigné de sa patrie, et dont le langage même écrit n'était plus qu'un baragouin de sa langue oubliée, mêlée avec la langue italienne non apprise. Ce brave homme cherchait à gagner sa vie le plus honorablement possible, surtout dans les petites entreprises. Il vint à Porto-Ferrajo, il avait avec lui ses deux filles, grandes et charmantes demoiselles. M. Louis Guizot me visita dès son arrivée. L'Empereur se faisait rendre un compte exact de ce qu'étaient les Français qui venaient à l'île d'Elbe avec l'intention apparente d'y fixer leur résidence. On le sait, l'Empereur avait une mémoire immense : je crois qu'il n'existait pas en France un seul nom public qui lui fût inconnu ; le nom de Guizot le frappa. Il me demanda si ce M. Guizot était un émigré. Je lui répondis que l'on m'avait assuré qu'il avait fui la tempête révolutionnaire. Il continua : Savez-vous s'il est parent de ce Guizot qui est attaché à l'abbé de Montesquiou ? Alors, je dus dire à l'Empereur que je ne connaissais M. Guizot que comme je connaissais les Français habitants du Piombinais pour lesquels j'étais assez habituellement un point d'appui, mais que je pouvais lui communiquer ou lui faire communiquer une lettre écrite par M. Guizot lui-même, et dans laquelle il donnait des renseignements sur sa famille. L'Empereur désira de lire cette lettre. Le lendemain, je la lui remis. Je vais copier M. Guizot :

Je profite des offres obligeantes que vous avez eu la bonté de me faire à l'égard du désir que j'ai de recevoir des nouvelles de mon frère Joseph Guizot. Il y a du même nom un architecte du roi qui, le 19 mai dernier, fut chargé de rétablir le monument de Henri IV, et, par voie indirecte, j'ai appris qu'il a fait et exécuté le projet de la colonne de la place Vendôme. Il était ci-devant ingénieur des ponts et chaussées dans le département de la Loire, résidant à Visigneux, et il était d'Aix, département du Rhône (sic).

Le Journal des Débats, du mois de juin dernier, annonce que M. Guizot, professeur d'histoire, membre de l'Académie, était nommé secrétaire du ministère de l'Intérieur, et je crois que c'est le fils aîné de mon frère. Il y a dix-huit ans que mon frère l'avait envoyé à Paris pour son éducation. De notre nom positif de famille, il n'a que mon frère et moi, une famille dans la Bourgogne et les parents de notre département. Mon frère et moi, nous avons beaucoup voyagé en France et à l'étranger. Par des circonstances fâcheuses, je suis depuis dix-sept ans privé de la correspondance d'un si digne frère, quoique nous fussions les deux plus intimes de la famille. J'espère, Monsieur, que par votre canal, j'aurai des nouvelles d'un frère qui m'est si cher, et dont je ne pourrai jamais oublier les grandes qualités, car sa conduite a toujours été celle d'un homme estimable.

Après la lecture de cette lettre, l'Empereur me dit : J'avais d'abord cru que c'était un agent politique qu'on nous envoyait, mais j'étais dans l'erreur, et le pauvre diable ne paraît venir ici que pour y trouver quelque ressource. Je voudrais faire quelque chose pour lui, quoique ce ne soit pas un nom des nôtres. Voyons, il ne faut pas qu'on dise que nous sommes rancuneux. Je lui observai qu'il pouvait le nommer à un emploi de surveillance que je lui indiquai : l'emploi était donné depuis quelques jours. Alors l'Empereur me chargea de voir si le commandant du génie n'avait pas encore à donner quelques travaux d'entreprise. M. Guizot resta environ quatre mois à Porto-Ferrajo ; je crois qu'il nous quitta pour aller à Marseille.