SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

PREMIÈRE PARTIE. — SOUVENIRS DE LA VIE DE NAPOLÉON À L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE XI.

 

 

Un provocateur : le chevalier de l'ordre du Lys. — Tentatives d'assassinat, réelles ou supposées, de l'Empereur. — Le général Brulart. — Mésaventure d'un magistrat corse. — Rôle prêté à un officier supérieur. — Un juif de Leipzig. — Attitude du commandant Tavelle. — Les algarades de Cambronne. — Accueil fait à un vaisseau napolitain ; à un officier. — Stabilité du gouvernement elbois. — Mariages d'officiers. — Aventure du général Drouot et de Mlle Vantini. — Mariage du pharmacien Gatti.

 

Un de ces hommes qui, branches parasites du monde social sans services publics, sans qualités privées, veulent cependant, comme Érostrate, faire passer leur nom à la postérité, vint à Porto-Ferrajo : il eut l'impudence de se promener en portant ostensiblement la décoration du Lys à la boutonnière de son habit. Venir à l'île d'Elbe pour insulter à l'infortune de l'Empereur, pour narguer le dévouement des braves de la garde, était, ce me semble, avoir pris la résolution de poursuivre jusqu'au bout cette téméraire entreprise et de tenir l'épée à la main pour en affronter les conséquences. Les citoyens de Porto-Ferrajo avaient hué le chevalier du Lys : il y avait même eu des menaces, lorsqu'un officier se présenta au malencontreux personnage, et le pria poliment d'ôter une décoration dont l'apparition inattendue affligeait tout le monde. Mais ce chevalier, rassuré par la politesse de l'officier, refusa ; l'officier, toujours avec une extrême civilité, lui dit : Vous ne pouvez avoir mis ce lys que dans l'intention de nous offenser, et je vous demande raison de cette offense, d'autant plus outrageante qu'elle est préméditée. Allons, monsieur, choisissez les armes et finissons-en tout de suite, afin que votre audace n'ait pas d'autres suites. Le chevalier balbutia quelques paroles, prétendit qu'il ne pouvait pas se dégrader lui-même, et, indigné de ce langage, un témoin lui arracha sa décoration et la foula dans la boue. L'Empereur fut affligé de cette aventure, il blâma sévèrement l'officier. Je ne saurais pas dire pourquoi : l'officier avait fait son devoir, le blâme de l'Empereur était injuste ; peut-être n'était-il que politique, car l'Empereur avait des ménagements à garder. Le colonel Campbell était là. Le chevalier du Lys reçut l'ordre de quitter l'île d'Elbe.

Porto-Ferrajo était sous la préoccupation de cet événement, lorsqu'un bruit inattendu bouleversa l'opinion publique. Ce que je vais dire est d'une importance historique d'autant plus grande que personne ne le sait, et que, depuis la mort du respectable général Drouot, je suis le seul qui puisse en parler pertinemment. Je dirai les faits les uns à la suite des autres, comme s'ils s'étaient passés en même temps, quoiqu'ils aient eu lieu à diverses époques, et, dans l'unité de ce tout compact, le lecteur trouvera plus facilement le moyen d'en conserver la mémoire.

L'opinion publique de Porto-Ferrajo, à tort ou à raison, accusait le général Brulart, ancien chouan, alors gouverneur de la Corse, d'être chargé de se défaire, à tout prix, de l'empereur Napoléon. Cette opinion exagérait les moyens d'assassinat que le général Brulart pouvait avoir, si en effet il avait accepté un semblable mandat. Un événement de la plus haute gravité ajouta à toutes les croyances qui circulaient à cet égard.

Il y avait en Corse un assassin redoutable qui se vantait d'avoir commis plusieurs assassinats et qui débarqua à l'île d'Elbe sans qu'on sût comment. Cette clandestinité était une double violation de la loi sanitaire et de la loi de police. Un hasard presque miraculeux le fit découvrir dans la nuit. Ce misérable fut longuement interrogé ; il y eut preuve morale qu'il venait assassiner. Son poignard ne pouvait être éguisé (sic) que contre l'Empereur. Avant le jour, l'Empereur le fit embarquer sur la Caroline, et il ordonna qu'on le rejetât sur les rives de la Corse. Il y avait trop de personnes dans le secret pour qu'il fût possible de taire ce qui s'était passé. J'étais à Rio, je me rendis à Porto-Ferrajo ; je demandai au général Drouot ce qu'il y avait de vrai dans les bruits qui couraient ; il me répondit que probablement l'Empereur m'en parlerait. Je pouvais alors compter sur la confiance de l'Empereur. Je le priai de me dire pourquoi il n'avait pas mis le brigand entre les mains de la justice, et l'Empereur m'adressa ces paroles : Mais vous n'avez pas réfléchi que cela ne pouvait pas se faire : il n'y avait pas de crime commis, ni preuve qu'on devait en commettre, et alors il aurait fallu acquitter : ce dont Brulart n'aurait pas manqué de tirer parti. L'Empereur ne voulut pas aller plus loin.

Il y eut encore autre chose. Parti de Bastia pour aller à Livourne, l'aide de camp du général Brulart, sans qu'un temps contraire l'obligeât à relâcher, aborda à Porto-Ferrajo et mit pied à terre. La présence de cet officier fit hautement murmurer. Le général Drouot en fut prévenu, et, en sa qualité de gouverneur général de l'île, il appela cet officier et lui intima l'ordre de partir. L'Empereur disait au colonel Campbell : Il faut être bien osé pour se permettre une pareille incartade de curiosité, et c'est d'ailleurs de fort mauvais goût. Il aurait été étonné, monsieur l'aide de camp, si je l'avais coffré comme espion, ou de toute autre manière légale, et c'est cependant à quoi il s'exposait. Le colonel Campbell était de l'avis de l'Empereur.

J'ai toujours répugné à croire que le général Brulart avait consenti à exécuter des projets d'assassinat.

Ce qui m'étonne à l'égard du général Brulart, c'est que ce soit, à ma connaissance, le seul homme contre lequel l'Empereur ait gardé une rancune bien conditionnée, et j'en ai la preuve. L'Empereur n'était pas haineux, surtout il n'était pas vindicatif. Il oubliait tout le mal qu'on lui avait fait ou qu'on avait voulu lui faire. Lorsqu'il m'envoya en mission dans le Midi, il me répéta vingt fois de tirer un voile sur le passé, et cependant il m'ordonna péremptoirement de m'entendre avec le maréchal Masséna pour faire arrêter le général Brulart.

L'Empereur avait, deux ou trois ans auparavant, destitué un magistrat civil ; cette destitution était au moins rigoureuse. Ce magistrat était venu à l'île d'Elbe pour se justifier. Lui aussi fut accusé d'être un chef d'assassins. Un jour je reçus, à Rio, un billet pressant pour me rendre à Porto-Ferrajo. Je trouvai les dévoués dans un état de panique inconcevable. Le brave Mallet, commandant de la garde impériale, m'attendait, et il me dit d'un air effaré : Vennez (sic) de suite au théâtre, parce que M. un tel veut y assassiner l'Empereur, et ce monsieur un tel était le magistrat qui avait été destitué. Je ne me le fis pas répéter, mais avant je passai chez le général Drouot et je ne le trouvai pas. Je me rendis auprès de l'Empereur : il était occupé.

Cependant l'affiche portait que l'Empereur assisterait à la représentation. J'avais couru pour arriver avant l'heure du danger. Tout le monde était armé, j'avais fait comme tout le monde. Je m'enfermai dans ma loge. J'étais extrêmement lié avec le magistrat que l'on désignait comme un brigand. Ce pauvre magistrat vint aussi au théâtre : selon son usage, il se plaça à côté de moi, de moi qui étais armé contre lui, et tous les yeux se portèrent sur nous. Les regards du commandant Mallet flamboyaient de colère ; ils me disaient : Ne manquez pas cet homme dès qu'il fera un mouvement. J'étais sur un brasier ardent. L'Empereur ne vint pas, j'en bénis encore le ciel ! La présence de l'Empereur aurait occasionné quelque grande catastrophe. Au sortir du théâtre, je retournai chez le général Drouot pour savoir quelque chose de certain ; il m'assura qu'il n'y avait rien de vrai dans cette accusation ; l'Empereur fut du même avis. Néanmoins l'Empereur et le général Drouot ne me parurent pas avoir leur figure accoutumée.

Le magistrat sur qui planait un si affreux soupçon était incapable d'un crime. La dénonciation était une infamie : on pouvait la considérer comme une vendetta. Elle avait été faite par un Corse appelé Sandreschi, armateur de corsaires, adressée à l'ancien secrétaire de l'accusé, appelé Cazella, et ce secrétaire, qui pourtant connaissait le noble caractère du magistrat auquel il devait beaucoup de reconnaissance, avait craint de se compromettre en gardant le secret : il alla le déposer dans le sein d'un conseiller à la cour impériale, également Corse, M. Poggi. Il n'était pas permis à M. Poggi de garder le silence, quoiqu'il fût l'ami intime du magistrat incriminé. C'est ainsi que l'Empereur fut instruit.

Cette dénonciation avait fait plus qu'effleurer l'esprit de l'Empereur. Après l'événement du théâtre, il chargea le conseiller Poggi d'engager le magistrat accusé à quitter l'île d'Elbe pour se soustraire aux bruits qui couraient, et M. Poggi devait en même temps assurer le magistrat que l'Empereur ne l'oublierait pas s'il survenait des jours meilleurs. Le magistrat justement indigné refusa de partir, et il demanda une audience à l'Empereur.

L'Empereur le reçut.

J'allais entrer chez l'Empereur lorsque le magistrat en sortit ; nous nous trouvâmes face à face. Il était visible qu'il venait de pleurer : j'en fus extrêmement ému, je lui dis avec l'expression d'un grand intérêt : Qu'avez-vous, mon ami ? Et frémissant, il me répondit : Je ne suis plus digne d'être votre ami ! Je suis un brigand venu ici pour assassiner l'Empereur, et vous devez bien être instruit de cela... Il était désespéré, j'aurais de suite parlé à l'Empereur s'il ne m'avait prié de n'en rien faire.

Lorsque nous quittâmes l'île d'Elbe, l'Empereur n'avait pas dit que ce magistrat ferait partie de sa suite, et je pris sur moi de le faire monter sur le brick l'Inconstant. Sans cela il y serait venu à la nage. Je prévins le général Drouot que je m'étais permis cette infraction aux ordres donnés.

Sur le brick, l'Empereur me demanda si c'était moi qui avais décidé l'embarquement du magistrat, et sur ma réponse affirmative, il fit un sourire d'approbation.

Au golfe Jouan, l'Empereur donna quelques étoiles d'honneur, et le magistrat ne fut point compris dans cette distribution. C'était confirmer les bruits qui l'avaient accablé, je me permis de le dire à l'Empereur. L'Empereur me répondit froidement : Il n'en est pas temps encore. Cependant, aux portes de Grasse, il m'ordonna d'acheter un cheval pour ce magistrat, et comme ce magistrat, fameux piéton, avait encore plus besoin d'argent que d'un cheval, je lui donnai la somme nécessaire pour se monter à sa fantaisie. Il ne prit que le plus strict nécessaire. Remonté sur le trône, l'Empereur comprit que l'épreuve du magistrat était accomplie : il l'appela à de hautes fonctions, il nomma le fils de ce magistrat à un emploi supérieur. Ce magistrat m'a prié instamment de ne point le nommer en parlant de cette triste affaire. Je lui obéis à regret, car son nom est un beau nom, dont les Corses peuvent s'honorer.

Durant les Cent-Jours, ce magistrat se montra intègre, dévoué, après les Cent-Jours, lorsque c'était la mode de crier contre l'Empereur, il n'en parla qu'avec un sentiment d'amour et de respect. Jamais il ne chercha à se rapprocher de la Restauration. Son fils, aujourd'hui conseiller à une cour royale, est un juge exemplaire que la considération publique entoure. J'ajoute encore que le délateur Sandreschi, armateur en course, était un homme de peu de valeur morale, et qu'on l'avait maintes fois soupçonné de prêter la main à la piraterie.

Une autre nouvelle confidentielle d'assassinat transpira aussi, mais elle fut très peu ébruitée, et l'on n'en aurait pas parlé du tout, si l'Empereur avait vraiment voulu l'ensevelir dans le plus profond secret. Cette nouvelle portait qu'il fallait se tenir en garde contre un officier supérieur qui devait venir à l'île d'Elbe. Elle était donnée par un général, — de la part du maréchal Soult, disait-on, — et motivée sur la conduite que cet officier supérieur avait tenue depuis que l'Empereur avait quitté Fontainebleau. Dire que l'Empereur devait se tenir en garde contre cet officier supérieur, ce n'était pas dire que cet officier supérieur devait assassiner l'Empereur, et c'est pourtant ainsi que l'on expliqua l'avis reçu. L'Empereur contribua à cette explication en cherchant un peu trop à prouver qu'il était impossible que cet officier supérieur ne lui fût pas entièrement dévoué, malgré les sentiments de circonstance qu'il devait afficher. Toutefois la certitude que l'officier supérieur avait une mission criminelle resta incarnée : on ne voulut pas s'en départir, et si cet officier supérieur était venu à Porto-Ferrajo, il aurait certainement été abreuvé d'amertumes. Plusieurs années après, dans l'exil, la princesse Élisa me parlait de ce fait comme s'il était avéré, et elle me disait : Un tel devait aller tuer l'Empereur. Lorsque au sortir du château d'If je me rendis auprès de l'Empereur, il était à l'Élysée-Bourbon, l'officier supérieur était de service. L'Empereur me dit seulement : J'espère bien que vous n'avez pas partagé les crédulités de ces visionnaires, qui ne voient partout que des fantômes ensanglantés.

Enfin il fallut nous prémunir contre les tentatives d'un autre assassin ; mais pour celui-ci la chose était officielle. L'Empereur me prévint qu'il avait reçu l'avis, de trois endroits différents, par des personnes sûres, qu'un juif, borgne, vendeur de livres à Leipzig, avait reçu une somme considérable pour tenter de l'assassiner, et que ce juif, venant de Naples ou de Civita-Vecchia, devait débarquer à Rio-Marine. Il m'ordonna de faire arrêter cet homme dès qu'il aurait touché au rivage, de le mettre au secret le plus rigoureux, et d'apposer le scellé sur tous ses effets. L'assassin présumé devait être accompagné d'une bibliothèque de choix, qu'il offrirait à l'Empereur, ce qui lui donnerait une grande facilité de l'approcher et de le poignarder. Cette nouvelle était connue à Rio comme dans toute l'île, lorsque des bâtiments riais mirent à la voile pour les lieux d'où le juif devait partir, et si la chose était telle qu'on l'avait écrit à l'Empereur, ce juif, nécessairement sur ses gardes, avait été prévenu à temps de l'accueil que les Elbois lui préparaient.

Lorsque l'Empereur me donna ses ordres, je croyais que personne n'était dans le secret, et je priais l'Empereur de ne pas en parler. Non, me dit-il, il faut au contraire en parler beaucoup, car je veux me plaindre et faire savoir aux peuples comme les rois me traitent. Je n'ai été que trop réservé. Faites-vous aider dans votre surveillance par le vieux commandant Tavelle. Je représentai à l'Empereur que le bon commandant Tavelle ne se croirait plus permis de coucher chez lui, et qu'il ferait porter son lit sur les bords de la mer, ce qui l'exposerait à tomber malade. L'Empereur me dit en riant : La maladie serait bien plus grave et plus prompte s'il allait s'imaginer que je le crois incapable de veiller au salut de l'Empire... Ce que j'avais prévu arriva. Dès que j'eus averti ce pauvre commandant Tavelle que l'Empereur désirait qu'il m'aidât à surveiller l'arrivée du juif assassin, il bouleversa tout le pays. Il ne voulait plus voir de borgnes. Le maire de Rio-Montagne était borgne : il voulut venir à la Marine ; mal lui en arriva. Le commandant Tavelle lui en voulait déjà beaucoup, parce qu'il le regardait comme le principal auteur des tracasseries auxquelles j'avais été en butte. Il l'accosta comme un furieux : Monsieur, lui dit-il, que venez-vous faire ici ? Ce n'est pas votre poste, et je vous ordonne de vous retirer. Le maire, stupéfait, frémissant de rage, observa qu'il était citoyen, maire, chambellan : Oui, lui répliqua le commandant, oui, mais vous êtes marqué comme celui qui vendit Notre-Seigneur, et comme celui qui veut tuer l'Empereur, et c'est un mauvais signe. Retirez-vous. Le maire de Rio-Montagne dut se retirer, malgré qu'il eût appelé le maire de Rio-Marine à son secours. Je n'étais pas sur les lieux. Lorsque j'y revins, le commandant Tavelle me raconta comme quoi il avait traité le borgne à l'instar d'un juif, ni plus ni moins, et il ne pouvait pas comprendre que cela me fît de la peine. Le maire de Rio-Montagne se plaignit à l'Empereur. L'Empereur ne donna aucune suite à la plainte, qui n'était cependant pas sans gravité. Lorsque l'Empereur m'en parla, je lui fis observer, ainsi que je l'avais déjà fait, combien le zèle du brave Tavelle pouvait devenir compromettant. L'Empereur me chargea de lui dire que le juif ne venait plus à l'île d'Elbe, et que tout devait par conséquent rentrer dans l'ordre accoutumé. Toutefois il me pressa de continuer la surveillance. Je me sentis soulagé d'être débarrassé de la coopération du vieux colonel. Il avait sans cesse le glaive hors du fourreau ; il aurait fini par en faire usage sans trop savoir ni pourquoi ni comment. Certainement, si le juif avait débarqué, il lui aurait passé l'épée à travers le corps, et il aurait cru avoir rempli sa tâche.

Je terminerai cette douloureuse série de projets ou de tentatives d'assassinat par une parole échappée à l'Empereur. Nous étions à Rio, j'avais suivi l'Empereur dans sa chambre à coucher ; je lui parlais de toutes les trames que ses ennemis ourdissaient : il me dit : Ce ne sont pas mes ennemis. Ce sont les ennemis de la France. Vous ne savez pas tout : vous ne savez presque rien. Ils ont eu des intentions plus perverses encore... De suite il parla d'autre chose. C'était bien évident qu'il ne voulait pas continuer sur le même sujet. Néanmoins, j'ai ensuite, deux fois, entendu dire à l'Empereur, avec un sentiment de douleur amère qui pénétrait : Les plus grands assassins du monde sont ceux qui veulent faire égorger un ennemi désarmé.

Un vaisseau de haut bord, portant pavillon napolitain, se présenta sur la rade de Porto-Ferrajo, s'approcha le plus possible de la place, hissa la bannière elboise à son grand mât, et il salua de vingt et un coups de canon, ainsi que de trois hourras de Vive l'empereur Napoléon ! Il était impossible de faire une plus grande politesse de salutation.

Sans doute, nous ne pouvions pas, à l'île d'Elbe, être les amis de Murat. Mais le peuple napolitain ne devait pas être responsable du crime de son roi. D'ailleurs, il y avait des relations quotidiennes entre Naples et Porto-Ferrajo. C'était sur une frégate napolitaine que la princesse Pauline était venue à Porto-Ferrajo.

Bientôt le grand canot du vaisseau napolitain se dirigea vers la maison sanitaire, monté par l'état-major du vaisseau. Le commandant, — un contre-amiral, — demanda à descendre à terre pour aller présenter ses respectueux hommages à l'Empereur. On prévint tout de suite le gouverneur de la place, le général Cambronne. Le général Cambronne pouvait, dans deux minutes, avoir l'opinion de l'Empereur ; il ne chercha pas à la connaître ; il accourut immédiatement à la maison sanitaire. Le commandant napolitain renouvela sa demande, et il paraissait s'attendre à une réponse d'urbanité. Mais, à la vue de l'uniforme napolitain, le général Cambronne fut atteint d'un accès de folie, et dans son paroxysme de déraison, après avoir traité les officiers napolitains d'infâmes, de brigands, de scélérats, il les menaça de les faire fusiller s'ils ne se retiraient pas ; il ordonna à l'officier du poste de faire charger les armes. Le général Cambronne aurait fait ce qu'il avait dit si le canot napolitain n'avait pas poussé au large. Dès que le canot fut de retour à bord du vaisseau, il y eut vraiment un coup de théâtre maritime : le commandant napolitain s'imaginait que la forteresse allait tirer sur lui ; il fit amener la bannière elboise, orienter ses voiles, et dans un clin d'œil il cingla en pleine mer. Tout le monde était dans la plus grande stupéfaction.

Le général Drouot, instruit de ce qui venait de se passer, en rendit compte à l'Empereur, et l'Empereur en éprouva un chagrin extrême. Dans l'idée que le vaisseau napolitain était encore près du rivage, l'Empereur prescrivit à un officier d'ordonnance de prendre un bateau et d'aller de sa part prier le commandant napolitain de revenir au mouillage. L'officier d'ordonnance rentra sans avoir pu exécuter les ordres qu'il avait reçus.

L'Empereur, visiblement inquiet, me demanda si je pensais que l'on ne pouvait plus rejoindre le vaisseau napolitain. Je lui offris d'aller immédiatement à la poursuite de ce vaisseau sur un bâtiment riais. L'Empereur me sut gré de ma proposition ; il m'engagea beaucoup à ne prendre cette peine qu'autant que je serais certain d'un heureux résultat. Je me rendis à Rio ; je mis en mer. Le vaisseau napolitain avait cinq heures de marche sur moi. Cependant, je poussai vers le mont Argental jusqu'au soleil couchant. C'était par acquit de conscience. Je revins dans la nuit. Le lendemain matin, je me rendis auprès de l'Empereur. Il fut touchant d'affection ; on aurait pu croire que j'avais fait quelque chose d'important.

C'est bien grave, me dit l'Empereur, ce que le général Cambronne a fait, et l'on ne se conduit pas comme cela. Je le priai d'observer que le sentiment qui avait entraîné le général Cambronne était respectable jusque dans son exagération, et l'Empereur ajouta en m'interrompant : Oui, lorsque ce sentiment ne change pas de forme, ou que sa nouvelle forme n'est pas nuisible. Pendant plusieurs jours, l'Empereur n'eut que cet événement en tête, et il donna des ordres pour que de semblables choses ne se reproduisissent plus.

Néanmoins, une chose de même nature se reproduisit. La garde impériale défilait chaque jour à la parade. C'était un grand spectacle que ce petit nombre de soldats échappés à tant de batailles, et qui, sillonnés de blessures, plus grands que la destinée, ne demandaient qu'à reprendre les armes ! Tout était remarquable dans ces hommes granitiques. Aussi, chaque jour, à midi, il y avait sur la place d'honneur beaucoup de monde pour les voir manœuvrer, et les voyageurs, surtout, ne manquaient jamais de s'y rendre.

Un jour, un étranger qui venait de débarquer, sachant que c'était l'heure de la parade, accourut pour la voir défiler, et son accoutrement de voyage comme son air d'émotion le firent bientôt remarquer. Le général Cambronne, pour lequel tous les hommes qu'il ne connaissait pas semblaient être des meurtriers chargés de tuer l'Empereur, alla droit au nouveau venu, et au lieu de le questionner, commença par lui adresser des paroles dures, et il finit par lui prodiguer des menaces. L'étranger, effrayé de la rigueur excessive avec laquelle on l'accueillait, avait perdu la faculté de parler, et plus il était troublé, plus le général Cambronne le soupçonnait. C'était un Français, un bon Français, ancien commissaire des guerres, qui avait servi sous les ordres du général Bertrand, et qui, destitué pour cause de ses opinions impériales, venait à l'île d'Elbe revoir son général et son Empereur. On le conduisit chez le général Bertrand. On lui fit des excuses. Cela ne le guérit point de la peur qu'il avait eue, et il quitta sur-le-champ Porto-Ferrajo.

L'Empereur avait besoin que tout prît autour de lui un aspect de stabilité. Quelques-uns des compagnons de l'Empereur cherchèrent à secouer le joug de l'oisiveté : ils aimèrent. L'amour n'est pas le repos, particulièrement pour des hommes qui ramenaient tout aux souvenirs du pas de charge. Aller vite : ils ne comprenaient pas autre chose. L'Empereur n'entravait pas leurs plaisirs. Mais les compagnons de l'Empereur étaient jeunes, ardents, susceptibles de se tromper. L'Empereur y voyait mieux qu'eux. Il voulait que rien ne fît brèche à l'honneur, que rien ne blessât les convenances. Je cite quelques faits :

Une jeune demoiselle de seize ans, malheureuse dans sa famille, éblouie par l'éclat et par la renommée de la garde impériale, avait suivi un des plus braves officiers, et elle était avec lui arrivée à Porto-Ferrajo. L'Empereur se fit rendre compte de cette circonstance, il témoigna le désir que l'officier épousât la belle fugitive. L'officier était un homme d'honneur : le mariage eut lieu.

Un capitaine vivait conjugalement avec une dame ; il aurait cependant voulu que son union fût considérée comme un mariage morganitique (sic), et que, sous cette enveloppe, sa compagne fût admise aux fêtes de la cour. Il eut la faiblesse d'en faire faire la demande. L'Empereur fut blessé de cette prétention inconvenante ; il refusa d'y faire droit. Le capitaine lui en garda rancune.

L'Empereur ne voulut pas admettre à ses soirées une dame qui jusqu'alors avait été reçue dans toutes les sociétés et dont la réputation laissait beaucoup à désirer.

Un jeune lieutenant demanda à se marier. Les officiers firent des difficultés pour laisser contracter ce mariage. On pria l'Empereur d'intervenir ; l'Empereur répondit : C'est ici une affaire de corps. Il faut que le corps décide. Il faut surtout que rien ne puisse blesser la demoiselle que le lieutenant voudrait épouser. Le lieutenant écouta le conseil de ses camarades. La demoiselle était d'ailleurs une fort honnête personne, le lieutenant était un homme d'élite.

Avec un beau nom, avec un beau talent, avec la gloire d'être sorti de l'École polytechnique, avec l'affection de l'Empereur, un capitaine d'artillerie, officier d'avenir, eut aussi la fièvre d'amour, et il voulut épouser une des dames de compagnie de la princesse Pauline. C'était une Française que des circonstances particulières avaient conduite à l'île d'Elbe. L'Empereur fit entendre des paroles paternelles ; ces paroles devinrent un oracle pour le capitaine d'artillerie. Il brisa sa chaîne.

Mais un autre mariage allait encore échouer. Celui-ci devait marquer comme un grand événement. Le philosophe, le savant, le général Drouot, en vint aux prises avec l'amour, et l'amour vainquit. Le général Drouot n'était plus un jeune homme ; il commençait à grisonner, et son air grave le faisait encore paraître plus vieux qu'il n'était. Ce n'était pas aussi un bel homme. Mais il avait un nom si honorable, une gloire si pure, une vertu si rare, qu'il était impossible qu'une femme ne se trouvât pas heureuse d'unir sa destinée à cette destinée.

Mlle Henriette était à cet âge de la vie où tout est enchantement. Jeune, jolie, aimable, elle pouvait se tresser une magnifique couronne de belles qualités, et son heureux caractère ajoutait encore à ses dons de la nature. Il était impossible qu'il n'y eût pas un cœur excellent sous une enveloppe de presque perfection. Que peut la puissance des ans et de la sagesse en face d'un cœur excellent ! Le général Drouot voulait apprendre l'italien, Mlle Henriette voulait apprendre le français : il fut convenu qu'il y aurait échange de leçons. On commença par conjuguer le verbe aimer. L'épopée atteignit de suite à son accomplissement. Mlle Henriette devint rêveuse : on la crut malade. La mère, inquiète, dans un élan de douleur maternelle, s'écria, en présence du général Drouot, en le regardant avec tendresse : Ma fille meurt pour vous ! Et le général Drouot, effrayé, alla se jeter aux pieds de Mlle Henriette, et il lui dit : Ne mourrez (sic) pas ! Le mariage fut aussitôt conclu.

Mlle Henriette était bien certainement le plus beau choix que l'on pût faire à l'île d'Elbe. Il n'y avait qu'une opinion à cet égard. Le jour nuptial était fixé, lorsqu'un coup de foudre détruisit jusqu'aux espérances de bonheur mutuel que les futurs époux avaient conçues. Le général Drouot était très pieux : il ne cherchait point à le cacher et à l'afficher ; dans son amour filial, sa religion touchait jusqu'à l'idolâtrie ; il commençait toujours la journée par une prière fervente pour sa mère. Il rendit compte à sa mère de la situation dans laquelle il se trouvait. Sa mère s'alarma de voir son fils se marier si loin d'elle, sous un ciel étranger. Elle lui ordonna de rompre tous les engagements qu'il avait pris à cet égard. Le général Drouot manqua d'énergie pour désobéir. Ce fut un tort : le général Drouot n'avait pas seulement le droit, il avait aussi le devoir de représenter à sa mère qu'il serait injuste de manquer à une promesse solennelle, et, sans cesser en aucune manière d'être fils respectueux, il devait s'en tenir à la foi jurée. Je fus moi-même compromis dans ce triste dénouement. L'Empereur m'avait envoyé sur le continent. Ce fut à mon retour que le général Drouot prit la résolution définitive de rompre. On crut que mon amitié avait particulièrement contribué à le décider. Il fallut toute l'autorité de l'Empereur pour apaiser cet orage occasionné par une apparence trompeuse. Pendant mon absence, le général Drouot avait consulté ma femme, qui s'était bornée à lui dire : Si vous devez vous marier à l'île d'Elbe, Mlle Henriette est la personne qui vous convient le mieux. Cette rupture affligea les Elbois. On a voulu faire croire que le général Drouot avait supposé la lettre de sa mère. C'est une infamie : le respectable général Drouot était incapable d'un mensonge.

Mlle Henriette continua à être honorée. Aujourd'hui, femme d'un officier supérieur, mère d'une charmante famille, entourée de considération, aimable comme elle l'était aux jours de sa jeunesse, sans aucune espèce de rancune, dans un rang honorable, elle est heureuse autant qu'il est possible de l'être. Le général Drouot n'a jamais cessé d'en parler avec un respect affectueux.

L'Empereur avait suivi toutes les phases de l'étonnante métamorphose du général Drouot. Il s'amusait sans gêne de la gaucherie amoureuse du philosophe : il ornait même un peu les choses qu'il en racontait. Néanmoins, je serais tenté d'assurer qu'il ne fut pas fâché de la péripétie de ce poème amoureux : car alors ses idées de stabilité elboise s'affaiblissaient sensiblement.

Le colonel Campbell chercha à donner une couleur politique aux tendres sentiments du général Drouot. Il était très attentif à tout ce qu'on en disait. C'était pour lui une affaire d'État. Il affecta de prendre beaucoup de part au dénouement.

Enfin, il y eut un mariage de consommé : celui de M. Gatti, pharmacien en chef de l'Empereur, avec Mlle Bianchina Ninci, appartenant à l'une des familles les plus distinguées du commerce de Porto-Ferrajo. M. Gatti avait un bon emploi ; il portait un habit brodé ; il avait l'honneur insigne d'être un des compagnons du grand homme, et il était bon enfant. Tout cela réuni n'en faisait pas pourtant un homme distingué, mais tout cela réuni en faisait un bon parti, surtout dans un pays où les fortunes étaient généralement médiocres. M. Gatti comprit sa position ; il chercha à en profiter. Parmi les demoiselles que l'on considérait comme les perles de la cité, Mlle Bianchina tenait un rang distingué, et elle devint l'objet des hommages de M. Gatti. Mlle Bianchina était trop jeune pour pouvoir réfléchir, elle ne voyait dans le mariage qu'un jour de fête et de parure. Elle laissa faire ses parents. M. Gatti fut heureux : l'Empereur signa le contrat de mariage !