SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

PREMIÈRE PARTIE. — SOUVENIRS DE LA VIE DE NAPOLÉON À L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Deuxième visite de Napoléon aux mines de Rio. — Scène violente entre Napoléon et Pons. — Promenade en montagne. — Le champagne de l'Empereur. — Armistice. — L'avis de Lacépède. — L'abbé de Pradt, grand chancelier de la Légion d'honneur. — Pons en Toscane. — M. de Scitivaux. — Son opinion sur le retour prochain de l'Empereur en France. — Lettre de Pons à l'Empereur. — Nouvelle conversation. — Pons conquis par l'Empereur.

 

Le général Bertrand me donna l'avis officiel que l'Empereur voulait aller déjeuner aux mines, qu'il y ferait porter son repas, et il me pria de fournir ce qui pourrait manquer aux gens de la maison impériale. Par une seconde note, le général Bertrand me prévint qu'avant son déjeuner, l'Empereur voulait travailler chez moi, et il m'engageait à tout préparer.

L'Empereur arriva. Il répondit à peine à mes salutations respectueuses. Il prit place au bout d'une longue table ; il me fit mettre au bout opposé. Le général Bertrand était à sa droite, M. le trésorier Peyrusse était à sa gauche. Le général Drouot s'était absenté.

Ici commence une scène dont le souvenir me trouble encore. Jusque-là, l'Empereur n'était pas entré sérieusement dans tous les détails de la possession des fonds qu'il me demandait. On lui avait dit, ou il s'était dit que ces fonds lui appartenaient ; cela faisait sa loi, et il prétendait que cela devait faire aussi la mienne. Mais il ne m'avait expliqué sa prétention que par des paroles péremptoires.

La séance avait quelque chose de solennel. L'Empereur l'ouvrit en m'adressant ces paroles : Le général Bertrand vous a transmis, il y a quelques jours, l'ordre que je vous donnais de verser les fonds que vous avez entre les mains, et vous avez refusé d'obéir. Je lui répondis : Je n'ai pas reçu cet ordre, mais si je l'avais reçu, je ne l'aurais pas exécuté, et je dois le dire à Votre Majesté. — Pourquoi cela ? ajouta l'Empereur. Je lui répondis encore : Parce que je ne fais jamais rien contre ma conscience. — Vous n'avez pas besoin ici d'en appeler à votre conscience, car il n'y a pas de question douteuse. Les propriétés gouvernementales, directement ou indirectement, que je trouve sur l'île d'Elbe, sont nécessairement à moi, et je vous demande de faire ce que tous les détenteurs des deniers publics ont fait, de me verser les fonds que vous avez en vos mains. — Je n'ai pas à m'occuper de ce que les autres font. Je parle pour moi. Jusqu'au 11 avril passé, le revenu des mines appartient à la Légion d'honneur, et je ferai tout ce que je pourrai pour qu'elle les reçoive. Je ne dois pas obéir à des ordres qui entraîneraient le sacrifice de mon honneur. — Vous ne pouvez pas penser que je veux sacrifier votre honneur. J'ai été directeur de parcs d'artillerie : lorsque je quittais, je rendais compte à ceux qui me succédaient, et je n'ai pas été déshonoré pour cela. — Vous rendiez compte à qui de droit. Mais que Votre Majesté veuille bien observer qu'elle n'est pas ici qui de droit pour moi. — Toute cette discussion me rappelle celles que vous avez eues avec la grande trésorerie de la Légion d'honneur. — Ce souvenir est heureux pour moi. J'en remercie Votre Majesté. Alors, je voulais économiser les fonds de la Légion d'honneur : aujourd'hui, je veux les sauver. — Vous ferez ce que je vous dis de faire. — Je ne le ferai pas. — Monsieur, je suis toujours Empereur !Et moi, Sire, je suis toujours Français !

L'Empereur s'était levé en me disant qu'il était toujours Empereur. J'avais imité son exemple en lui répondant que j'étais toujours Français, et alors il demanda ses chevaux. Ma réponse l'avait visiblement étonné et frappé.

J'ai réduit à quelques lignes un colloque qui dura une heure et demie. Cette discussion n'avait pas pu suivre son cours de nature bourrasqueuse sans des moments de vivacité, presque d'emportement, et je m'afflige quand je pense que l'Empereur fut peut-être plus modéré que moi. Toutefois, son raisonnement n'eut pas la profondeur ordinaire. Il était obligé à se tirer d'embarras en prenant la grosse voix de maître ; il avait pourtant fini par s'apercevoir que cette voix ne servait qu'à faire élever la mienne.

Le général Bertrand et le trésorier Peyrusse n'avaient pas ouvert la bouche. Le général Bertrand avait maintes fois haussé les épaules : ce haussement d'épaules semblait annoncer une désapprobation des paroles de l'Empereur. M. Peyrusse était triste et pensif.

L'Empereur était redevenu calme comme s'il n'avait éprouvé que de douces émotions. Il n'en était pas de même de moi. Je pouvais manquer de raison. J'en manquai deux fois coup sur coup.

On annonça que les chevaux étaient prêts. L'Empereur sortit tout de suite. Je ne le suivis pas. C'était un tort. Lorsqu'il fut monté à cheval, ne me voyant pas à sa suite, il me fit appeler par un officier d'ordonnance, et je ne prêtai pas beaucoup d'attention aux paroles de ce messager. Le général Drouot vint, il me dit gravement : L'Empereur vous attend dans la rue. Il n'en fallait pas davantage pour me rappeler à mon devoir. Je volai sur-le-champ au-devant de l'Empereur. Le général Drouot savait bien comment me prendre. Je fus soulagé de me retrouver avec lui.

Quel homme était-ce donc que l'Empereur ! J'étais convaincu qu'il devait être irrité. Cependant il me parlait sans aucune espèce d'amertume, il avait le sourire sur les lèvres. Je fis cette observation au général Drouot. Le général Drouot me dit : Il est toujours sans fiel. Sa colère ne passe pas l'épiderme. Et il ajouta malicieusement : Il n'est pas, comme vous, ému jusqu'au fond des entrailles.

L'Empereur voulut grimper à pied une partie de la montagne. Il me fit marcher à côté de lui ; il se mit deux fois à mon bras, et il s'appuya aussi sur un bâton. Cependant il se fatigua vite : il reprit son cheval. Nous l'imitâmes. Nos chevaux allaient lentement. L'Empereur m'accablait de toutes sortes de questions. Je répondais comme je pouvais, à tort et à travers. J'étais encore dans un état de fièvre ardente : je crois qu'il avait pitié de moi.

Nous arrivâmes sur le plateau de la montagne. Je m'aperçus que je n'étais pas désigné pour la table de l'Empereur : j'en eus une joie d'enfant.

On se mit à table. L'Empereur me fit asseoir auprès de lui. Cette bonté ne passa pas inaperçue : il y eut un mouvement de plaisir manifeste ; tous les yeux de la suite impériale se portèrent affectueusement sur moi. L'Empereur ne cessa pas un seul moment de m'entourer de la plus douce bienveillance ; il me pressa plusieurs fois de manger, et il me faisait servir avec exactitude. Il y avait à table une chose réservée pour lui seul ; personne ne touchait à cette réserve. C'était du vin de champagne rosé, dont à la fin du repas il buvait la moitié d'un petit verre, et cette réserve venait de ce qu'il n'avait aucune provision de ce vin. L'Empereur m'en servit en me disant : Prenez de ma gourmandise. Néanmoins, tant et tant de condescendance ne parvenait pas à éteindre le brasier ardent qui me dévorait. L'amitié me blâmait, je me blâmais moi-même, et je continuais à ne pas répondre aux prévenances généreuses du grand homme. L'honneur m'aveuglait.

L'Empereur se leva. On lui servit le café ; alors, avec une grâce qui fait encore tressaillir mon cœur, il m'offrit sa tasse : Prenez, calmez-vous, car il n'y a pas de raison pour que vous vous tourmentiez ainsi outre mesure. Puis, se tournant vers le général Drouot, il lui dit en riant : S'il connaissait nos grandes querelles, ou plutôt mes querelles, il ne serait pas bouleversé comme il l'est. Et le général Drouot ajouta en me regardant : Vous pouvez croire ce que Sa Majesté vient de dire. L'Empereur donna la seconde tasse qu'on lui avait apportée au directeur des travaux des mines, vieillard extrêmement respectable qui, interdit, ne sachant de quelle manière remercier, lui dit, en parlant avec peine : Vous faites comme notre père qui me le sert toujours. Et, en effet, lorsqu'il mangeait chez moi, je me réservais le plaisir de lui verser moi-même sa tasse et son petit verre.

L'Empereur triomphait sans réserve. Il ne m'avait pas vaincu : je m'étais vaincu. Que l'on me dise quel est l'homme qui, à la place de l'Empereur, ne m'aurait pas brisé comme le verre. Sans doute il avait tort de vouloir prendre ce qui n'était pas à lui, mais il aurait pu s'en emparer par la force, et, même alors que mes refus pouvaient lui paraître un outrage, il ne voulut jamais écraser ma faiblesse.

En partant, l'Empereur me dit adieu, et il me tendit la main : c'était la première fois que cela lui arrivait.

Néanmoins, rien n'avait été décidé. L'Empereur n'avait pas dit qu'il renonçait à sa demande ; je n'avais pas dit que je renonçais à mes refus ; nous persistions. On pouvait comparer cela à un armistice.

Je n'avais rien perdu de mon énergie, mais ma colère était désarmée. J'aurais désiré que l'Empereur m'évitât de lutter encore. Dans ce tourment d'esprit, quoique le général Drouot m'eût prié de ne pas le mêler à ces tracasseries d'argent, j'invoquai la sagesse de ses conseils. Le général Drouot me répéta que, dans une affaire de conscience, il ne devait n'influencer ni pour ni contre, et il me fut impossible d'en tirer davantage. La Providence vint à mon secours.

M. de Lacépède était pour moi à Paris ce que le général Drouot était à Porto-Ferrajo : je lui confiais mes affaires, je le consultais. Je lui avais écrit en sa qualité de grand chancelier de la Légion d'honneur. J'avais aussi écrit au général Dejean, le grand trésorier. Mes dépêches officielles avaient sans doute péri dans le naufrage universel.

Lorsque la tempête fut un peu apaisée, je reçus une lettre de M. le comte de Lacépède, mais c'était une lettre particulière, et il m'apprenait qu'il n'était plus grand chancelier ; en effet, l'abbé de Pradt lui avait succédé. J'avais tout dit à M. de Lacépède ; il avait tout approuvé.

L'abbé de Pradt, grand chancelier de la Légion d'honneur ! Rien ne pouvait mieux constater le renversement absolu du monde moral. C'était la honte des hontes. Il n'y avait qu'un gouvernement issu de la coalition des ennemis de la France qui fût capable d'un pareil choix. Ce fut le premier coup frappé pour démolir l'institution nationale de la Légion d'honneur, c'est de là que date sa décadence. L'abbé de Pradt se glorifiait hautement d'avoir livré son pays.... Il m'aurait été impossible d'établir une correspondance suivie avec un homme de cette basse espèce. Il m'aurait été plus impossible encore de le reconnaître pour mon chef. Ma tâche d'administrateur des mines était remplie en ce qui concernait directement mes rapports officiels avec le grand chancelier. Et ce n'était plus qu'au grand trésorier à qui je devais m'adresser pour la disposition de la somme que j'avais eu le bonheur de recouvrer.

Le représentant légal de M. le grand trésorier était, pour moi, M. Scitivaux, receveur de l'administration des mines. M. Scitivaux me fit répondre que l'Empereur, suivant l'apparence, serait bientôt de retour à Paris, et que, s'il en était autrement, on lui retiendrait, sur les subsides qu'on devait lui payer, la somme qu'il aurait prise à la Légion d'honneur. C'était à Florence que je recevais cette réponse. J'avais demandé à l'Empereur de m'y rendre. L'Empereur m'avait confié une mission d'importance qui trouvera ailleurs sa place.

M. Scitivaux avait peur de se compromettre en m'écrivant : la poste n'était pas sûre. Son ami me disait : Il ne peut pas aller à l'île d'Elbe braver l'Empereur, et s'il y allait sans le braver, c'est-à-dire sans emporter l'argent que vous lui remettriez, il deviendrait suspect aux gens qui maintenant gouvernent la France. M. Scitivaux était sincèrement attaché à l'Empereur, il en avait donné des preuves dans les moments de détresse ; mais il ne voulait pas perdre son emploi.

De retour à l'île d'Elbe, je confiai tout au général Drouot, et, comme moi, le général Drouot fut persuadé que rien ne s'opposait plus à l'exécution des ordres de l'Empereur. M. Scitivaux avait annoncé sa prochaine arrivée à Florence. J'attendis plus que le temps indiqué. J'avais épuisé tous les moyens honorables pour qu'aucun blâme ne pût m'atteindre. J'en appelais sans crainte à ma conscience. Après tant de tourments, je touchais au rivage.

Le général Drouot et moi, nous décidâmes de ne parler à l'Empereur que lorsque je n'attendrais absolument plus rien de M. Scitivaux.

Il s'était écoulé quelques semaines depuis l'orageuse discussion de Rio. L'Empereur était intrigué du silence que je gardais depuis mon retour.

La méfiance de l'Empereur s'arrêtait bien quelquefois devant la probité, mais on la retrouvait partout. Je devais subir la loi commune.

Le maire de Rio-Montagne avait ordonné à un de mes employés de surveiller secrètement si je ne faisais pas des préparatifs de départ. On sait que ce maire était chambellan : il avait prescrit au nom de l'Empereur. Je ne crois pas que l'Empereur lui eût donné expressément une si sotte mission.

Le général Drouot m'avait dit : L'Empereur ne me parle que très rarement de votre affaire ; moi, je ne lui en parle pas du tout ! Le général Bertrand s'abstenait autant qu'il lui était possible de s'abstenir. L'Empereur chargea M. Peyrusse de m'écrire une lettre, dans laquelle il me faisait demander l'état bien circonstancié des sommes qu'il voulait s'approprier.

M. Peyrusse n'avait pas su, du moins par moi, ma course à Florence, et il ignorait aussi la décision que j'avais prise d'effectuer le versement que l'Empereur me demandait.

J'écrivais à l'Empereur, lorsque je reçus la lettre de M. Peyrusse. Cette lettre était d'une longueur extrême ; elle finissait ainsi : Votre délicatesse, votre loyauté, votre attachement à Sa Majesté lui sont trop connus, pour qu'elle puisse douter que vous ne vous empresserez pas de ne rien lui laisser désirer sur tous les points dont j'ai reçu ordre de vous entretenir. L'Empereur fit effacer le mot attachement, il voulut que M. Peyrusse le remplaçât par le mot dévouement.

Je répondis sur-le-champ à l'Empereur. Il put se convaincre que je n'avais pas besoin de réfléchir pour ne rien lui laisser désirer. Il confia ma lettre à M. Peyrusse. M. Peyrusse m'écrivit confidentiellement : Mon cher ami, me disait-il, j'ai fait briller dans tout leur éclat, l'extrême délicatesse et la probité scrupuleuse que vous avez mises dans vos derniers comptes. Sa Majesté a été satisfaite. Elle m'a écrit la lettre ci-jointe que je m'empresse de vous envoyer par une ordonnance que me fournit le général Drouot, qui a autant de plaisir que moi à voir la justice qui vous est rendue.... Que Sa Majesté, dans vos entretiens, ne s'aperçoive pas de nos communications.... Parlez-lui de votre disette de blé. Il faut enfin qu'il sache qu'on prend pour s'en procurer les moyens les plus lents, les moins accréditants et les plus dispendieux.

La lettre que M. le trésorier Peyrusse me faisait passer avait rapport à une combinaison administrative, à l'occasion de laquelle l'Empereur voulait me consulter.

L'Empereur s'était grandement trompé en prenant à cet égard [d'autres mesures] que celles qui, jusqu'alors, avaient habituellement [été] prises. Le général Bertrand n'avait rien de ce qu'il fallait pour ces sortes d'opérations. Il nous aurait innocemment conduits à la famine.

Cette fois, pressé que j'étais, je ne communiquai pas au général Drouot la réponse que je faisais à l'Empereur, et il comprit que je n'avais pas pu faire autrement :

Sire ! J'ai obéi aux ordres que Votre Majesté m'a adressés par son trésorier. Mon obéissance n'a été commandée ni par la crainte de perdre mon emploi, ni par l'espérance de le conserver : Votre Majesté sait que j'y avais renoncé volontairement. En obéissant, je n'ai pas même consulté mon dévouement pour Votre Majesté, et rien n'a agi sur moi en dehors de l'honneur. Le gouvernement royal de la France me blâmera sans doute, mais je suis en règle, et ma conscience ne me reproche rien, ce qui est l'essentiel pour moi.

L'île était en insurrection. Je dus me retirer à Porto-Ferrajo. Je quittai Rio-Marine le 15 mars. Mais avant de partir j'expédiai tout le minerai qui était sur la plage, et cette opération doit prouver à Votre Majesté que je sais veiller aux intérêts qui me sont confiés. Les insurgés n'attendaient que mon départ pour se partager la propriété de la Légion d'honneur.

Prêt à retourner en France, je dus ne pas faire connaître officiellement, même à Votre Majesté, quelle était ma véritable situation, parce que j'avais à craindre que Votre Majesté ne fît alors ce qu'elle fait aujourd'hui, c'est-à-dire ne me demandât des fonds dont j'étais au moins moralement responsable envers la Légion d'honneur, et que la Légion d'honneur avait le droit de réclamer. Cependant je faisais en même temps tout ce qu'il m'était possible de faire pour être autorisé à verser légalement dans les caisses de Votre Majesté. Je crois pouvoir maintenant agir de la manière que [je] juge la plus convenable, en restant toujours dans la ligne du droit et du devoir. Voilà tout le mystère de ma conduite.

Oui, Sire,et je prie Votre Majesté de me pardonner cette continuité de franchise qui n'a jamais été et ne sera jamais de la ténacité,je crois encore toujours bien fermement que je ne dois des comptes qu'à la Légion d'honneur, que Votre Majesté ne peut pas remplacer. Et si, par la force des circonstances, j'agis contrairement à cette opinion, c'est que je suis moralement convaincu que, par ses reçus, Votre Majesté se met en mon lieu et place, et que, si quelqu'un s'avisait de m'attaquer, Votre Majesté se hâterait de me défendre, car elle ne voudrait pas que je fusse la victime d'une obéissance tant et tant disputée.

Tout n'était pas fini. L'Empereur était moins tenace dans les grandes affaires d'État que dans les petites affaires de susceptibilité.

M. Peyrusse me transmettait une lettre que l'Empereur lui écrivait pour m'en donner connaissance. L'Empereur me blessait ainsi dans ma délicatesse, car ce qu'il demandait par cette lettre, il pouvait et devait me le demander directement. Ce qu'il faisait ici avait tout l'air d'une réminiscence, quant à ma prétention de travailler directement avec lui. Je voulus tout de suite m'en expliquer avec le général Drouot, puis avec l'Empereur. L'Empereur me renvoya à un autre moment. Cet autre moment venu, il me reçut. L'Empereur avait dit dans sa lettre qu'il voulait me consulter. Cette consultation de prétexte se borna à quelques paroles sur les moyens les plus faciles pour assurer le recouvrement des créances. Sa manière était calme, même douce, sans pourtant être expansive, et visiblement quelque chose préoccupait son esprit. Lorsqu'il m'eut entretenu de ses affaires, je voulus lui parler des miennes, et je lui en demandai la permission. Il me dit en souriant, mais d'un sourire qui avait plutôt quelque chose de sérieux que quelque chose de gai : Je ne suis pas disposé aujourd'hui à m'occuper de tracasseries, et nous renverrons la chose à un autre jour. Certainement le général Drouot avait parlé. L'Empereur se retira.

J'avais fait à l'Empereur un sacrifice que je considérais comme immense, et, pour me récompenser, il semblait ne se rappeler que des (sic) discussions qu'il appelait des tracasseries. Il y avait là vraiment de quoi me désorienter. Toutefois, l'Empereur s'était exprimé sans aucune apparence de mauvaise humeur. J'eus un autre étonnement : lorsque l'Empereur fut le sur seuil de la porte, il se tourna vers moi pour me dire d'une voix interrogative : Vous étiez au siège de Toulon ? et sans attendre ma réponse, il passa dans le salon.

Cette séance ne me fit pas faire un pas dans la voie du mieux, et j'étais fort contrit lorsque j'eus quitté le palais impérial.

J'allai droit à ma ressource universelle : le général Drouot avait, dans sa parole d'honnête homme, un baume qui cicatrisait les plaies de l'âme lorsqu'il ne les guérissait pas. Mais ici il se borna à me dire : Dans la situation de l'Empereur, je respecte tout ce qu'il fait, quelque chose qu'il fasse. Je compris la leçon.

J'éprouvais un regret amer : ce n'était pas d'avoir versé les fonds de la Légion d'honneur, mais de n'avoir pas insisté pour ma démission. Le mot de tracasseries, alors que je m'attendais à des paroles de gratitude, m'avait frappé au cœur.

Trois ou quatre semaines s'étaient écoulées sans que j'eusse mis le pied au palais de l'Empereur. Tout le monde s'apercevait que l'orage n'était pas complètement dissipé. Le général Drouot n'avait rien fait ni rien dit pour que je misse un terme à cette désertion apparente. Cette abstention n'était pas naturelle. J'y voyais la preuve qu'il approuvait ma réserve. Il venait régulièrement me voir ; ma maison était son lieu de repos. Un matin, il me dit : L'Empereur m'a demandé si vous étiez malade ; cela signifie qu'il fait attention à votre absence, qu'il n'en est pas content. Je suis bien sûr que si vous n'y allez pas, il vous fera appeler. Je répondis au général Drouot que j'attendrais que l'Empereur m'appelât. Le général Drouot se tut. C'était continuer l'approbation qu'il donnait à ma conduite. La chose était désormais ainsi établie : l'Empereur disait au général Drouot ce qu'il ne voulait pas me dire lui-même. De mon côté, je confiais au général Drouot tout ce qu'il m'importait de communiquer à l'Empereur.

Ma maison, à Porto-Ferrajo, était adossée aux remparts qui entourent le port, et, pour l'agrément de ma famille, le général Drouot, en sa qualité de gouverneur de l'île d'Elbe, avait eu la complaisance de me faire ouvrir une porte qui donnait sur le chemin de ronde. Je planais donc sur le port : je pouvais voir tout ce qui s'y passait.

L'Empereur aimait à faire une promenade matinale sur les quais. Un jour que du haut des remparts je le contemplais dans sa noble simplicité, il m'aperçut et il me fit signe d'aller le trouver. La promenade fut plus longue que de coutume ; il m'engagea à déjeuner avec lui, et je continuai à le suivre.

Lorsque le déjeuner fut terminé, l'Empereur me dit : Je voulais vous entretenir aujourd'hui, mais le courrier m'ayant apporté d'autres occupations, je vous renvoie à demain, et il ne sera plus question de tracasseries. L'Empereur prononça ces derniers mots en riant. Il n'y avait pas de doute que le général Drouot avait répété ma plainte.

Je fus exact à l'heure indiquée. L'Empereur était dans son cabinet : il avait pris son air de séduction ; il me reçut parfaitement. Il commença ainsi :

Tout est fini maintenant. Toutefois, je veux vous dire ou vous répéter ma pensée ; elle vous sera d'ailleurs un motif de sécurité. Vous avez méconnu mon droit, vous avez exagéré vos devoirs, et, dans l'exagération de vos devoirs, vous êtes allé jusqu'à me menacer.

Ce mot de menace me fit frémir. L'Empereur s'en aperçut. Il continua :

Ne vous effrayez pas de ce mot : mais dire à M. Peyrusse, même en plaisantant, que vous jetteriez les grenadiers par la croisée, c'était me faire comprendre que je devais me tenir sur mes gardes, et que, si cela vous était possible, vous opposeriez la force à la force. Heureusement que j'ai été plus sage et plus modéré que vous. Mon droit me mettait d'abord en possession de tout ce qui dans l'île d'Elbe était gouvernemental, sauf à écouter ensuite les réclamations. La Légion d'honneur est une émanation gouvernementale. Vos devoirs étaient subordonnés à mon droit. C'était à moi à juger la question de ce que vous deviez faire. Je crois que vous vous êtes laissé séduire par les attraits d'une intégrité républicaine. Néanmoins, malgré l'entêtement de votre résistance, quelquefois dure, votre conduite vous a acquis ma confiance, et lorsque l'occasion s'en présentera, je vous en donnerai des preuves. L'Empereur m'adressa l'extension de toutes ces belles choses (sic) sans respirer une seule fois. Il y avait vraiment de l'éloquence dans son abandon. Je croyais qu'il y avait aussi des paradoxes. Je lui demandai la permission de lui faire quelques observations. L'Empereur me dit : Ne discutons pas. Ce serait sans utilité. J'ai voulu vous faire connaître mon opinion et je veux vous laisser libre de la vôtre. Il ne faut discuter que lorsque les discussions sont indispensables.

Alors l'Empereur passa à d'autres raisonnements. La diversité des choses qu'il embrassait le conduisit à me parler de dangers possibles, et, me permettant de l'interrompre, je lui dis : Au moment du danger, Sire, il n'y aura personne entre Votre Majesté et moi. L'Empereur eut alors un de ces regards suprêmes qui surprennent ou intimident toutes les énergies. Mes paroles ne furent pas perdues pour lui. L'Empereur continuait ; je l'écoutais avec avidité. Il m'entretenait des caractères qu'il voyait autour de lui ; il faisait des comparaisons ; j'étais mêlé à ces comparaisons. Je l'étonnai encore en l'interrompant par ces paroles : Je prie Votre Majesté de ne me comparer qu'au général Drouot. L'Empereur eut de suite un autre de ces regards indicibles dont je viens de parler. Mais il avait mal saisi ma pensée, car en la rendant au général Drouot, il lui avait dit : Pons se croit au-dessus de tout le monde, excepté au-dessus de vous, et je ne m'étais certainement pas exprimé de cette manière. Je n'ai jamais pu comprendre pourquoi l'Empereur avait ainsi tourné mes paroles. Je n'entendais parler que du caractère. Je croyais que le caractère du général Drouot était le caractère dont le mien se rapprochait le plus. Le général Drouot me prévint que ma franchise pourrait heurter des susceptibilités. Il avait raison : une susceptibilité apparut aussitôt, je la trouvai souvent sur mon passage ; quelquefois même elle chercha à me le barrer. Mais elle avait un grand fonds de justice et de bonté. C'était plus qu'il n'en fallait pour paralyser des impressions déraisonnables.

L'Empereur avait été ce qu'il était toujours dans les tête-à-tête sans discussion, plein de profondeur et de grâce, car personne au monde n'avait plus de savoir et plus d'amabilité que lui, lorsqu'il ne voulait être qu'aimable et savant. Un Anglais qui l'avait écouté avec admiration me disait : Le général Kléber avait raison de lui adresser en Égypte ce bel éloge : Vous êtes grand comme le monde, et ce n'est qu'ici à l'île d'Elbe, que j'ai pu justement me pénétrer d'une vérité aussi bien appliquée. On apprenait toujours à ses raisonnements, surtout alors qu'il s'animait en traitant des questions d'État. Je ne l'ai jamais quitté, après une conversation sérieuse, sans avoir à me dire : Je sais telle chose que je ne savais pas.

Les dernières choses d'extrême bonté que l'Empereur m'avait dites remplissaient trop mon cœur pour que je cherchasse à revenir sur la question de mon travail direct avec lui. L'Empereur comprit le motif de mon silence ; il me fit appeler pour travailler. Il me fut permis de penser qu'il avait confiance en moi.

L'affaire de l'argent était enfin consommée. Je n'avais qu'à m'entendre avec le trésorier de la couronne pour les versements que je devais effectuer. Le trésorier m'en fit des reçus circonstanciés : nous voulions mutuellement être en règle.

Je rentrai en France avec l'empereur Napoléon.

Le grand chancelier de la Légion d'honneur, le vénérable comte de Lacépède m'avait conservé toute la plénitude de son amitié, et il y mêlait peut-être même un peu plus de tendresse. Il ne mit aucune réserve aux éloges qu'il donna à ma conduite, il en parla avec enthousiasme à l'Empereur. L'Empereur eut la bonté de me le dire. Tous les employés de la grande chancellerie m'accueillirent avec une extrême affection, et je me retrouvai dans ma famille officielle.

Après la funeste bataille de Waterloo, je dus forcément abandonner mon pays. Après un long exil, je revins habiter la capitale. Alors je voulus rendre compte de ma conduite administrative. M. de Lacépède m'accompagna chez M. le maréchal Magdonnald (sic). Le maréchal me reçut comme une vieille connaissance. Il ne voulut pas que je rendis (sic) un compte public ; il prétendait que ce serait attaquer la mémoire de l'Empereur. M. de Lacépède était à peu près de cet avis. Ils m'engagèrent à me taire. Il fut convenu que M. de Lacépède m'écrirait une lettre de satisfaction bien motivée. En effet, il m'écrivit, et je copie sa lettre.

Je saisirai toujours avec bien de l'empressement les occasions de remplir un devoir cher à mon cœur en rendant justice à votre habileté dans l'administration, à votre intégrité et aux grands services que vous avez rendus à la Légion d'honneur, pendant que j'étais chancelier de cette institution. Vous avez particulièrement administré d'une manière bien remarquable les fameuses mines de l'île d'Elbe qui appartenaient à notre ordre ; vous y avez créé un grand et bel établissement, construit un grenier d'abondance, de grands magasins, des maisons d'habitation destinées aux employés, fait le bonheur des ouvriers et de leurs familles qui vous regardaient comme leur père, donné à la Légion d'honneur un revenu extrêmement supérieur à celui qu'on avait retiré auparavant de ces mines, et répandu dans Rio une telle activité que les habitants y ont élevé plus de soixante maisons et fait construire trente navires marchands.

Je me félicite de pouvoir vous assurer de nouveau de la reconnaissance que vous avez inspirée à tous les amis de notre ordre...

Lorsqu'il avait été question de diminuer mes appointements, j'avais dit que, si l'on y touchait, je me retirerais, et si l'on y avait touché, j'aurais tenu parole. Mais lorsque je n'eus plus rien à craindre des tempêtes, malgré l'opinion contraire du général Drouot, je demandai à l'Empereur, je lui demandai avec prière de diminuer mes émoluments comme il avait diminué ceux des autres employés, et l'Empereur s'y refusa péremptoirement ! Je voulus insister : il m'ordonna de ne plus lui parler de cette niaiserie.