SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

PREMIÈRE PARTIE. — SOUVENIRS DE LA VIE DE NAPOLÉON À L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE II.

 

 

Napoléon, de Fontainebleau à Porto-Ferrajo. — Adieux à la vieille garde. — Les maréchaux fidèles. — Passage à Lyon. — Adieu, la gloire de la France ! — Entrevue de Napoléon et d'Augereau. — Mot de l'Empereur sur la Proclamation d'Augereau. — Dangers que court l'Empereur à Avignon. — Sa pendaison en effigie à Orgon. — L'auberge de La Calade. — Dignité de sa réception à Aix. — Séjour au château du Bouillidou. — Napoléon à Fréjus. — Sieyès et Tacite. — Embarquement sur l'Undaunted.

 

Le Sénat dégénéré s'était hâté de consacrer la trahison à laquelle les ennemis de la France devaient leur salut et leurs triomphes. Il avait prononcé la déchéance de l'empereur des Français et constitué un gouverneur provisoire.

L'empereur Napoléon n'avait jeté qu'un regard de mépris sur les actes de cette assemblée dont personne ne connaissait mieux que lui la basse servilité. Sa pensée tout entière était à la patrie. C'est dans l'intérêt de la patrie qu'il fit abdication.

Le gouvernement provisoire était composé des agents de l'étranger : par cela seul, Talleyrand devait en être et en fut le président.

La réputation de Talleyrand était une vieille réputation.

En 1787, Mirabeau écrivait au comte d'Antraigues : Ma position, assombrie par l'infâme conduite de l'abbé de Périgord, est devenue intolérable. Je vous envoie sous cachet volant la lettre que je lui écris ; jugez-la et envoyez-la-lui ; car j'aime à penser que cet homme vous est inconnu, et je suis bien sûr au moins qu'il devrait l'être à tout homme de votre trempe. Mais l'histoire de mes malheurs m'a jeté entre ses mains, et il me faut encore user de ménagement avec cet homme vil, avide, bas et intrigant. C'est de la boue et de l'argent qu'il lui faut. Pour de l'argent il a vendu son honneur et son ami. Pour de l'argent il vendrait son âme, et il aurait raison : car il troquerait son fumier contre de l'or...

Que l'on ne pense pas que Talleyrand ait jamais changé : c'est-à-dire qu'il ait cherché parfois à avoir des sentiments de probité politique. Il est mort comme il avait vécu, dans la dévotion fervente de ceux qui pouvaient et qui voulaient le gorger d'or. Chose étonnante ! Talleyrand eut un point d'invariabilité : il fut invariable dans sa constante variabilité de principes pour les choses et de dévouement pour les hommes. Sa vie eut la mobilité perpétuelle d'une banderole.

L'empereur Napoléon s'éloignait du sol sacré ; il partait de Fontainebleau. Les adieux à la vieille garde retentissaient dans tous les cœurs nobles et généreux.

Attendri, troublé, associant ses larmes à celles de ses enfants, de ses braves, l'Empereur, après les avoir embrassés dans la personne du général Petit, après avoir baisé l'aigle, monta dans sa voiture.

L'éclipse de gloire commençait. Le général Lefebvre-Desnouettes, à la tête des chasseurs à cheval de la garde, accompagna l'Empereur jusqu'à Briare. À l'heure suprême du départ, quelques beaux noms brillèrent autour de l'Empereur : on distinguait le maréchal Moncey qui pleurait à chaudes larmes, le duc de Vicence profondément ému et le duc de Bassano brisé de douleur. On distinguait aussi le maréchal Berthier, mais on lisait sur sa figure son adhésion prématurée au nouvel ordre de choses, et aussi il se tenait à l'écart.

Quatre commissaires de la Sainte-Alliance accompagnaient l'Empereur : le général Koller, au nom de l'Autriche ; le général Schouvaloff, pour la Russie ; le colonel Campbell, pour l'Angleterre ; le comte de Waldbourg-Truchess, pour la Prusse.

L'Empereur alla d'un seul trait à Montargis. Là il trouva des Français dignes de la France : la garnison avait pris les armes. Il continua sa route pour aller coucher au château de Briare.

À Nevers, il y avait un encombrement considérable de troupes et d'artillerie. C'est à Nevers qu'on eut la certitude de la mauvaise conduite d'Augereau. L'Empereur répondit seulement à ceux qui lui donnaient ces nouvelles : Il m'a trompé. Le préfet s'était absenté ; le maire avait demandé aux commissaires de la coalition comment il devait se conduire à l'égard de Napoléon... L'Empereur faisait des questions comme s'il régnait encore.

Le cortège impérial traversa Moulins, y changea de chevaux et se rendit à Roanne, où il passa la nuit. Des voix amies avaient crié : Vive l'Empereur ! L'autorité avait laissé crier. À Roanne, l'Empereur apprit que sa mère et le cardinal Fesch étaient au couvent de Pradines, et il en reçut des lettres. Il parla des mouvements militaires faits en sens inverse de ses ordres, s'entretint d'industrie, et voulut savoir ce que c'était que le monument romain dont les voyageurs vont souvent examiner les restes.

De Roanne, l'Empereur ne s'arrêta que pour souper à la poste de Latour, d'où il partit immédiatement après le repas, et il traversa Lyon aux premières heures de la nuit. À Latour, il ne s'entretint qu'avec le curé, et il fit de la théologie. Les Autrichiens occupaient Lyon : ils rendirent les honneurs souverains à l'Empereur. Les commissaires de la coalition l'avaient prié de ne pas traverser cette ville en plein jour ; il en avait lui-même eu la pensée. Néanmoins, il y eut des groupes nombreux sur son passage. De l'un de ces groupes, une voix cria : Adieu, la gloire de la France ! Le colonel Campbell quitta l'Empereur pour aller en avant faire préparer les moyens maritimes de transporter le cortège impérial à l'île d'Elbe.

L'Empereur marcha la nuit. Le matin, il arriva au Péage de Roussillon où il s'arrêta pour déjeuner. Les habitants de ce bourg se montrèrent profondément pénétrés de douleur. L'Empereur dut haranguer la foule. Là il eut d'autres nouvelles du maréchal Augereau, du général Marchand : il ne pouvait rien comprendre à leur stratégie.

Avant d'arriver à Valence, l'on annonça à l'Empereur que le maréchal Augereau était là. L'Empereur descendit de voiture, il alla au-devant d'Augereau : Augereau ne témoigna aucune espèce d'émotion. Il était en casquette, il se contenta de porter la main à sa coiffure. L'Empereur ôta son chapeau et il salua comme s'il saluait quelqu'un de haute considération. Le contraste était remarquable. Le maréchal commença par se donner un ton d'aisance, l'Empereur prit une attitude de grandeur ; alors Augereau parut moins oublieux des convenances. La conversation dura plus d'une demi-heure. Augereau, qui paraissait très délibéré en abordant l'Empereur, ne pouvait pas cacher un grand embarras lorsque l'Empereur le quitta pour remonter en voiture, et ce grand embarras s'accrut encore au moment où l'Empereur, le regardant avec une noble fierté, lui dit : Adieu, monsieur le maréchal ! L'Empereur ne savait pas, alors, qu'Augereau avait fait contre lui une proclamation de brétailleur, et il ne l'apprit qu'à Montélimar. Plusieurs personnes de sa suite en avaient des exemplaires ; on s'était abstenu de la lui communiquer dans la crainte de l'affliger. On comprendrait que le maréchal Augereau se fût empressé de faire une adresse d'adhésion au gouvernement imposé à la France, mais il est difficile de comprendre ce qui avait pu le décider à s'avilir, et en lançant de grossières injures à l'Empereur, et surtout en disant à des vieux soldats : Arborons la couleur vraiment française, la cocarde blanche, qui fait disparaître tout emblème d'une révolution qui est fixée. L'armée que commandait le maréchal Augereau était entièrement dévouée, et dans la crainte de manifestations embarrassantes, même dangereuses, le maréchal Augereau avait dû la faire transporter sur la rive droite du Rhône. Lorsque l'on présenta à l'Empereur la proclamation du maréchal Augereau, il dit : C'est de la dégradation pleine et entière, et avec des hommes tels qu'Augereau et Marmont, il fallait bien finir par succomber !

L'Empereur arriva à Montélimar au soleil couchant. La foule populaire l'attendait : elle se découvrit dès que l'Empereur parut. L'Empereur eut beaucoup de peine pour se rendre à son appartement. Les commissaires de la coalition en firent la remarque. L'Empereur s'occupa d'administration départementale, de la même manière qu'il s'en serait occupé sur le trône. Il partit après son repas.

Montélimar fut pour l'Empereur la ville frontière de la vieille France, de la France honorable, et, en quittant cette ville, il put croire qu'il entrait dans les Abruzzes ou dans les Calabres, au milieu des brigands. Tous ses moments furent dès lors des moments de danger.

Donzère fêtait la Restauration : on avait illuminé. C'est alors que l'Empereur traversa cette petite cité. Des obstacles l'arrêtèrent à chaque pas. On lui cria : À bas le tyran ! Il va sans dire que l'on cria aussi : Vivent les Bourbons ! C'étaient les premières insultes qui vibraient à l'oreille de l'Empereur. Il voulut répondre aux invectives par des raisonnements : le général Bertrand le pria de n'en rien faire.

Il fallait traverser Avignon, la ville familière aux crimes. Le commissaire anglais devança l'Empereur pour tâcher d'amoindrir le péril : il croyait que la vue de l'uniforme britannique pourrait tempérer la férocité de quelques infâmes. Il parla au nom des puissances alliées ; il fit tout préparer pour que l'Empereur n'eût pas à attendre. Mais ce n'est pas cette précaution qui sauva l'Empereur d'une mort à peu près certaine. Ce qui sauva l'Empereur, c'est qu'on l'avait attendu la veille, même l'avant-veille, et que, n'étant pas venu, l'on fit croire aux assassins qu'il avait pris une autre route. La force armée n'en fut pas moins nécessaire pour protéger le passage de l'Empereur, et, une demi-heure après, elle aurait été impuissante, car tous les échos sanguinaires s'étaient empressés de répéter les cris sauvages de quelques sicaires, qui avaient été présents au relais des chevaux. Les compagnons de l'Empereur m'ont assuré que les autres dangers n'avaient rien eu d'une apparence aussi sinistre, et pour moi le souvenir frémissant qu'ils en ont conservé a toujours été un sujet de méditation.

À l'époque des dissensions politiques qui amenèrent la journée du 31 mai, Orgon devint le point de réunion des mécontentements aristocratiques de la contrée, et il fallut que la force armée y allât faire respecter les lois. C'est le capitaine Bonnaparte (sic) qui commanda l'expédition ; il y avait eu du sang répandu. Après le Neuf Thermidor, durant cette réaction infernale qui fut bien plus cruelle que la Terreur n'avait été terrible, les environs d'Orgon, Orgon même, étaient le repaire d'une bande d'égorgeurs qui tuaient sans pitié les défenseurs de la patrie, surtout les soldats qui allaient à l'armée d'Italie ou qui en revenaient.

Et c'était à Orgon qu'en partant d'Avignon l'Empereur devait se rendre !

Aux approches d'Orgon, une nuée de forcenés, dirigés par un chenapan nommé Durel, vint au-devant de l'Empereur et le força à voir accrocher à un arbre un mannequin sur lequel était écrit le nom de Bonaparte. L'Empereur voulait déjeuner à Orgon. Cela fut impossible : il dut passer outre. Mais les auteurs de ces criminels excès le retinrent tout le temps qu'il fallait pour le faire assister à l'autodafé de son effigie. On l'abreuva de toutes les amertumes possibles. Orgon ne se lavera de sa flétrissure que par une amende honorable.

Tout ce qu'on peut imaginer de périls menaçait l'empereur Napoléon. Ses compagnons étaient dans l'effroi de ce qui venait de se passer à Orgon. Les commissaires des puissances alliées ne cachaient point leur trouble, qu'on aurait tort de prendre pour un manque de courage. Mais à quoi pouvait servir le courage de quelques hommes contre des bandes ivres de sang, de carnage, et qui ne demandaient qu'un prétexte pour se livrer sans réserve à leurs instincts féroces !... On délibéra. Il fut décidé que l'Empereur se travestirait en officier autrichien ; qu'ainsi déguisé il prendrait les devants comme courrier, et l'Empereur consentit à faire usage de cette ressource désespérée, parce qu'en reportant tout le danger sur lui, elle pouvait épargner des malheurs à sa suite. J'ai entendu dire à l'Empereur : Cet acte passera peut-être inaperçu ; ou, si l'on en parle, on le jugera mal, et c'est pourtant l'acte le plus hardi de ma vie.

Ainsi l'Empereur allait en avant comme courrier. On devait s'arrêter à l'auberge de La Calade pour dîner. C'est là que l'Empereur descendit, qu'il commanda le repas. Il s'adressa à la maîtresse du logis. L'épidémie de l'exaltation anti-impériale avait aussi atteint la tête de cette femme. Elle se livra à des propos infâmes contre l'Empereur. L'Empereur, sans faire paraître aucune altération, demanda à cette mégère si l'Empereur lui avait fait du mal, et la méchante femme, qui en ce moment aiguisait un couteau de cuisine, lui répondit : Il ne m'a rien fait, mais n'importe, je prépare l'outil... si quelqu'un veut s'en servir. Son mari survint ; il blâma sa femme, il avait reconnu l'Empereur. La suite de l'Empereur arriva : à Lambesc, à Saint-Cannat, on l'avait assaillie ; les glaces de la voiture de l'Empereur étaient brisées. Un courrier appelé Vernet tenait la place de l'Empereur.

Les commissaires de la coalition avaient porté plainte aux autorités supérieures d'Aix contre les excès affreux dont l'Empereur avait maintes fois manqué d'être la victime. Ils les sommèrent de le prendre sous leur sauvegarde pendant son passage à Aix. L'autorité municipale fut digne : elle prit toutes les mesures de sûreté qu'il lui était possible de prendre. Le sous-préfet se comporta en homme d'honneur, il alla avec la gendarmerie au-devant de l'Empereur.

Le cortège impérial quitta La Calade à minuit. Le temps était extrêmement obscur ; le mistral soufflait avec impétuosité ; les rues étaient presque désertes ; les portes de la ville étaient fermées. Aussi l'on traversa les faubourgs sans aucune espèce d'encombre.

On s'arrêta à une auberge appelée la Grande Pugère. Le sous-préfet y avait suivi l'Empereur. L'Empereur lui parla avec bonté ; la conversation fut longue. L'Empereur était aigri contre les Provençaux. Il prétendit : que les Provençaux n'étaient bon qu'à faire du tapage ; qu'il n'avait jamais eu un bataillon provençal. Il vanta la bravoure des Gascons : ce dont son trésorier le remercia au nom de ses compatriotes.

Il était temps de partir. Il fallait traverser Saint-Maximin. L'Empereur désira que le sous-préfet lui laissât la gendarmerie : le sous-préfet y consentit avec empressement ; il y ajouta même une escouade qui était venue le joindre.

La route fut tranquille jusqu'aux approches de Brignoles. Aux approches de Brignoles, des rassemblements populaires parurent hostiles, mais un détachement de deux cents hommes avait été envoyé pour veiller à la sûreté de l'Empereur, et ce détachement contint les curieux qui pouvaient avoir de mauvaises intentions. Ce détachement se montra parfait pour l'Empereur.

Le commissaire autrichien s'était rendu à Brignoles pour faire prendre des mesures d'ordre public ; il ne fut pas bien rassuré par le pouvoir local. C'était là qu'on devait dîner, mais le rapport du commissaire autrichien avait inquiété, et l'Empereur, précédé d'une force de gendarmerie imposante, renonçant à son repas, fit traverser la ville au galop. La ville de Brignoles était inspirée par M. Raynouard, qui avait éminemment contribué au retour des Bourbons. M. Raynouard était cependant incapable de conseiller aucune espèce de provocation.

Enfin l'Empereur touchait au terme des dangers que les populations provençales lui avaient fait courir. Il passa au Luc. De là il fut droit au château du Bouillidou, que la princesse Pauline habitait. La princesse Pauline attendait son frère. Les charmes de la fraternité effacèrent un moment des souvenirs bien amers.

Les Autrichiens occupaient la contrée : le général qui commandait pour la Sainte-Alliance avait mis une forte garnison de sûreté au château du Bouillidou, et il avait échelonné des troupes jusqu'à Fréjus, où l'Empereur devait s'embarquer.

Plusieurs personnages allèrent visiter l'Empereur. Le préfet du Var se distingua dans ce pèlerinage de douleur.

La princesse Pauline saisissait avec ardeur tout ce que sa tendresse fraternelle lui indiquait de plus touchant pour perfectionner les honneurs de son manoir. Aucun des secrétaires particuliers de l'Empereur ne l'avait suivi. La princesse Pauline lui céda celui qu'elle avait.

L'Empereur quitta le Bouillidou. Il se rendit à Fréjus, où il fut accueilli comme il aurait dû l'être partout, avec une affliction respectueuse. Il voulut visiter la maison paternelle de Sieyès : il rappela que Fréjus était la patrie de Tacite. Enfin il alla à Saint-Raphaël, petit port de pêcheurs où il avait abordé en 1798 en revenant de l'Égypte, et d'où il partit monté sur la frégate anglaise l'Undaunted.

À Fréjus, le général russe Schouvaloff, ainsi que le comte prussien Waldbourg-Truchess, prirent congé de l'Empereur, et néanmoins ne s'en séparèrent qu'au moment du départ.

La frégate l'Undaunted vogua vers l'île d'Elbe, eut une heureuse traversée et mouilla sur la rade de Porto-Ferrajo, le 3 mai, précisément le même jour que Louis XVIII faisait son entrée à Paris. L'Empereur tenait beaucoup aux souvenirs des anniversaires : il avait remarqué que le 3 mai était l'anniversaire du jour de la grande procession des États généraux en 1789.