SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

PREMIÈRE PARTIE. — SOUVENIRS DE LA VIE DE NAPOLÉON À L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Le 3 mai 1814. — Arrivée de Napoléon à l'Île d'Elbe. — Débarquement des commissaires. — Leur entrevue avec le général baron Dalesme. — Préoccupations religieuses du général Drouot. — Députation envoyée à l'Empereur. — Pons en fait partie. — Manque d'enthousiasme des fonctionnaires français. — Situation morale de Pons, républicain, vis-à-vis de l'Empereur. — La députation à bord de l'Undaunted. — Faiblesse du général Bertrand. — Première entrevue avec Napoléon. — Le petit chapeau de marin.

 

Nous atteignîmes au 3 mai.

Le soleil s'était levé radieux. Il faisait présager une heureuse journée. L'horizon s'étendait dans l'immensité. Le regard semblait atteindre les limites du monde.

À huit heures du matin, un bâtiment apparut, et, à dix heures, l'on put distinguer parfaitement une frégate. Le vent était à l'ouest, presque entièrement calme, et la frégate, toutes voiles dehors, avait la proue sur Porto-Ferrajo, mais elle n'avançait que bien lentement. Elle fut tout le jour en spectacle. La population porto-ferrajaise s'était portée en masse sur les hauteurs pour la voir. La frégate portait le pavillon carré au grand mât. Les Mille et une Nuits sont des sornettes d'enfant comparativement à tout ce que disaient les curieux. La frégate était anglaise. La journée marchait à son déclin, et le vent toujours faible, alors variable, empêchait la frégate d'avancer, quoiqu'elle fût couverte de voiles. On désespérait qu'elle pût mouiller à temps pour prendre l'entrée, lorsqu'une embarcation, désemparant du bord, rama droit sur le port et aborda bientôt à l'administration sanitaire. On l'admit de suite à la libre pratique. La frégate arriva plus tard au mouillage.

L'embarcation portait le général Drouot, aide de camp de l'Empereur ; le colonel Germanovski, commandant les Polonais de la garde impériale ; le colonel Campbell et le major Klam, Autrichien. Ces messieurs, envoyés par l'empereur Napoléon, se rendirent aussitôt auprès du général Dalesme, et ils en furent accueillis avec un abandon qui les toucha profondément. À leur arrivée, j'étais seul avec le général Dalesme, et, touché comme lui, je pus prodiguer mes sentiments de sympathie au général Drouot ainsi qu'au colonel Germanovski.

Les dangers que l'empereur Napoléon avait courus en traversant la Provence, ce qu'il devait avoir su des révoltes de l'île d'Elbe, donnaient des craintes à ses compagnons, et il était facile de s'apercevoir qu'ils n'avaient pas été tranquilles sur la réception qui leur serait faite à Porto-Ferrajo.

Les premières paroles des quatre envoyés de l'empereur Napoléon peignent parfaitement les sentiments qui les maîtrisaient en débarquant. Leur ensemble me paraît esquisser parfaitement le fond des pensées. Le général Drouot : J'espère que Sa Majesté impériale sera ici en toute sûreté. Le colonel Germanovski : Je compte bien que nous n'aurons pas besoin de nous battre. Le colonel Campbell : Il ne doit pas maintenant y avoir de pavillon anglais sur l'île. Le major autrichien : Il faut bien qu'on se soumette à ce que les puissances de la coalition ont décidé. Toutes les craintes furent de suite dissipées.

Le général Drouot était porteur d'une lettre de l'empereur Napoléon pour le général Dalesme. Cette lettre était datée de Fréjus, le 27 avril. Je la copie :

Monsieur le général Dalesme,

Les circonstances m'ayant porté à renoncer au trône de France, sacrifiant ainsi mes droits au bien et aux intérêts de la patrie, je me suis réservé la souveraineté de l'Île d'Elbe et des forts de Porto-Ferrajo et Portolongone, ce qui a été consenti par toutes les puissances. Je vous envoie donc le général Drouot pour que vous lui fassiez sans délai la remise de ladite île, des magasins de guerre et de bouche, et des propriétés qui appartiennent à mon domaine impérial.

Veuillez faire connaître ce nouvel état de choses aux habitants et le choix que j'ai fait de leur île pour mon séjour, en considération de la douceur de leurs mœurs et de la bonté de leur climat. Ils seront l'objet constant de mon plus vif intérêt.

Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Quoique à l'île d'Elbe on n'eût encore aucune communication officielle du gouvernement définitif de la France, ni, par une suite nécessaire, du traité qui reconnaissait l'empereur Napoléon comme souverain de l'île d'Elbe, l'empereur Napoléon n'exhiba point ce titre, et le général Dalesme s'abstint de le lui demander. Cela devait être : il y aurait eu quelque chose de trop insultant dans une demande qui aurait pu faire supposer qu'on soupçonnait la parole de l'Empereur.

Après la lecture de la lettre de l'empereur Napoléon, le général Dalesme reçut toutes les autorités de Porto-Ferrajo et leur présenta les envoyés du nouveau souverain.

Un homme de bien qui craint d'avoir mal fait n'a plus de tranquillité : telle était la situation morale de l'honorable général Dalesme. Le drapeau blanc lui apparaissait toujours comme un drapeau accusateur. Dès qu'il se vit au moment de recevoir l'empereur Napoléon, il me pria de faire amener le drapeau blanc, et un moment après le drapeau blanc n'existait plus. Alors mon excellent ami se trouva beaucoup plus à son aise.

Le général Drouot cherchait particulièrement à connaître les sentiments religieux des Elbois. Cela étonna beaucoup. L'étonnement aurait été moins grand si l'on avait su quels étaient les principes fondamentaux de sa première éducation. Le général Drouot m'apparut avec l'une de ces physionomies patriarcales de l'antiquité.

Le colonel Campbell affectait d'avoir une grande considération pour le général Drouot, mais il y avait une dissemblance dans leur figure. Le colonel Campbell était blessé à la tête : sa tête était artistement enveloppée, l'œil sec et perçant, l'oreille tendue, le sourire factice, les traits mobiles, ne parlant que pour faire parler, tel était le colonel Campbell. Son ensemble était la perfection du type britannique.

La population tout entière salua d'un cri de bienveillance les envoyés de l'empereur Napoléon. Chacun voulait les avoir à son foyer. Ma demeure officielle était à Rio-Marine. Je n'avais qu'un appartement à Porto-Ferrajo ; je ne pouvais disposer que d'une chambre. Je l'avais offerte au général Drouot, il l'avait acceptée. Mais l'on trouva qu'une chambre ne suffisait pas pour un aide de camp de l'Empereur. On m'enleva mon hôte. Le général Drouot alla trouver ma femme pour s'excuser. C'était aussi une visite de politesse. Nous nous étions convenus réciproquement dès la première entrevue. Trente années n'ont rien changé à cette première impression. Je me trompe : le temps en a fait un sentiment d'amitié profonde.

On illumina. Ce n'était pas une illumination préparée, générale, régulière : c'étaient des lumières grandes ou petites, mises aux croisées pour exprimer la joie commune, et cela suffisait.

Il fut décidé qu'une députation se rendrait auprès de l'empereur Napoléon pour lui présenter les hommages de tous les habitants de Porto-Ferrajo. La députation fut composée du général Dalesme, du sous-préfet, du commandant de la garde nationale et de moi. Le colonel Vincent aurait pu et aurait dû être de cette députation ; il s'abstint. Les Français, employés civils ou employés militaires, furent en général les moins joyeux et les moins empressés. De ce qui avait lieu en petit à Porto-Ferrajo parmi le peuple officiel qui appartenait presque tout à la France, on pouvait se faire une idée de ce qui devait avoir lieu à Paris. On ne pensait qu'à saluer l'astre naissant. Cet empereur Napoléon, on l'aimait bien encore, mais on craignait de le témoigner, parce qu'il y avait peut-être des gens qui observaient et qu'il ne fallait pas se compromettre. La vérité est qu'on voulait pouvoir se vanter de n'avoir témoigné aucun regret au banni impérial.

Nous allâmes, les quatre députés, à l'embarcadère de l'administration sanitaire. Le colonel Campbell était avec nous, et le grand canot de la frégate nous attendait. À l'administration sanitaire, nous apprîmes une chose qui nous étonna beaucoup, et qui valut une réprimande à l'administrateur. Dans la matinée de ce jour, le 3 mai, le patron d'un bateau corse, venant de Bastia, en relâche à Porto-Ferrajo, avait déclaré, en prenant l'entrée, qu'on disait vaguement au moment de son départ que Napoléon devait être conduit à l'île d'Elbe. L'administrateur sanitaire, regardant cette déclaration comme une extravagance, s'était abstenu d'en rendre compte.

Il faut bien que je me décide à parler de la situation particulière dans laquelle je me trouvais. J'étais républicain avant la République, je fus l'un des patriotes qui coopérèrent le plus à sa naissance, je lui jurai amour et fidélité, je ne l'ai jamais trompée. J'en suis toujours à mon premier amour et à ma première fidélité. La République ne m'a jamais appelé en vain, et lorsque son heure fatale a eu sonné, j'ai donné des larmes à sa mémoire. Je n'ai conservé que le souvenir des choses glorieuses qu'elle a faites. En vivant avec elle, par elle, pour elle, mes mains sont restées pures de sang et d'or. Ma conscience est tranquille ; je ne crains pas qu'aucune voix accusatrice s'élève contre moi. Ma devise a été : Honneur et patrie. Mon républicanisme n'est pas exclusif, car je veux tout ce que la puissance suprême du peuple veut.

Je méprisai solennellement le Directoire. Simple citoyen, je l'attaquai, je le dépopularisai, et, les armes légales à la main, je coopérai d'une manière sensible à son renversement. Il y a déjà longtemps que j'ai écrit :

La journée du Dix-huit Brumaire ne fut pas une journée constitutionnelle, mais elle renversa le Directoire, et, par cela seul, elle devient une journée nationale.

Le Consulat, quoique l'œuvre d'un soldat ambitieux, me sembla, d'abord, devoir enfin consolider la révolution régénératrice de 1789, mais j'étais déjà désabusé lorsque l'Empire vint détruire toutes les espérances des amis de la patrie. L'empereur Napoléon oublia qu'il avait été le général Bonaparte ; il brisa le pavois que le peuple et la liberté lui avaient fait, et des débris de ce pavois il fabriqua un trône. C'était de l'ingratitude : alors le peuple et la liberté l'abandonnèrent. Peuple, apôtre de la liberté, je restai avec le peuple et avec la liberté. On m'attribua un écrit contre l'empereur Napoléon. J'éprouvai des disgrâces, des disgrâces injustes, mais, je le jure devant Dieu, jamais une rancune d'intérêt personnel ne souilla la sincérité de mes opinions politiques.

Ainsi j'étais décidément opposé au système impérial. Je n'ai pas à me désavouer. L'Empire n'a eu que de grands capitaines, que de grands hommes d'État, mais il n'a point eu de grands citoyens, et les dévouements, presque tous étrangers à la patrie, étaient des dévouements pour l'Empereur. Le renversement de l'Empire aurait peut-être été un bien pour le peuple français, si la Sainte-Alliance n'avait pas fait peser les Bourbons sur la France.

Entendons-nous. Je n'aimais pas l'Empire dans ses créations aristocratiques, dans son absolutisme, dans son peu de respect pour les lois, dans son éloignement du peuple, dans sa fourmilière de trônes, dans la bassesse de son Sénat, dans le mutisme de ses députés, dans l'inquisition de sa censure, dans ses actes contre la liberté individuelle, mais j'aimais l'Empire au-dessus de tous les empires et quelquefois j'élevais l'empereur Napoléon, à Vienne, à Berlin, au niveau du général Bonaparte de Rivoli ou des Pyramides. Je n'aimais pas à l'entendre dire Mon peuple, mais je jouissais lorsque je le voyais faire hommage du succès d'Austerlitz à la grande nation, et l'arc de l'Étoile me faisait tressaillir de fierté.

Et j'allais me présenter devant le héros qui avait volontairement déposé son auréole de gloire ! J'allais me présenter devant l'homme extraordinaire que j'avais tant de fois blâmé même en l'admirant, et pour lequel j'avais aussi tant de fois prié dans sa lutte sainte sur le sol sacré ! J'allais me présenter à l'empereur Napoléon, à l'empereur Napoléon monté sur une frégate anglaise ! Tout cela me paraissait un rêve, un rêve pénible, un rêve affreux. Mon cœur était navré, mon âme était abattue, mon esprit était bouleversé, un frémissement universel ne me laissait pas le libre exercice de mes facultés intellectuelles, et je me sentais défaillir. Rien ne me rappelait plus les déceptions de l'Empire, j'étais presque impérial. Le malheur m'imposait la vénération pour la plus illustre de ses victimes.

Nous abordâmes la frégate anglaise ; nous montâmes sur le tillac, et l'officier qui nous avait reçus à l'échelle nous conduisit à la grande chambre, où nous trouvâmes le général Bertrand. Le général Bertrand était seul, assis, et il paraissait rêveur. Il se leva pour répondre à notre salut, mais, comme s'il ne pouvait pas se tenir debout, il retomba immédiatement sur son siège et il ne chercha pas à lier conversation. Son teint était pâle : l'ensemble de sa figure avait quelque chose de bon. Le colonel Campbell était entré avec nous, le général Koller était entré aussi. Le général Koller était Autrichien, commissaire de la coalition, et, malgré cela, il fut infiniment poli.

On annonça l'empereur Napoléon. L'Empereur se montra aussitôt sur le seuil de la porte de son logement. Notre émotion était déjà profonde. Par instinct, nous nous serrâmes les uns contre les autres et nous restâmes dans une espèce d'enchantement. Notre attitude était vraiment contemplative. L'Empereur s'arrêta un moment, il semblait vouloir nous considérer ; nous fîmes un mouvement pour aller à lui, il vint à nous. Le général Koller et le colonel Campbell étaient extrêmement respectueux.

Ce n'était pas Thémistocle banni d'Athènes. Ce n'était pas Marius à Minturnes. L'Empereur ne ressemblait à personne. Sa physionomie ne pouvait appartenir qu'à lui.

L'Empereur portait l'habit vert des chasseurs de la garde impériale. Il avait les épaulettes de colonel. L'étoile de la Légion d'honneur attachée à la boutonnière était celle de simple chevalier, et il ne portait pas la Couronne de fer. Sa mise était soignée : on pouvait la considérer comme une toilette militaire de salon. Son air était calme, ses yeux avaient de l'éclat, son regard semblait empreint de bienveillance, et un sourire de dignité effleurait ses lèvres. Il avait les bras croisés derrière le dos. Nous pensions qu'il était venu sans chapeau, mais, lorsqu'il se dirigea de notre côté, nous nous aperçûmes qu'il tenait à sa main droite un petit chapeau rond de marin, et cela nous étonna.

Le général Dalesme balbutia à l'Empereur quelques paroles de respect et d'affection. Nous aussi, nous essayâmes de bégayer quelques mots, nous avions l'éloquence persuasive de l'émotion. L'Empereur comprit cela : il nous répondit avec une bonté toute paternelle, comme s'il avait entendu tout ce que nous n'avions pas pu lui dire. Il semblait avoir étudié ses réponses ; il semblait aussi que sa conversation était préparée, tant elle avait de clarté et de précision.

L'Empereur narra rapidement les derniers malheurs de la France. Il racontait comme s'il n'avait pas été le pivot principal de tous ces grands événements. Sa parole ne prenait une animation marquée que lorsqu'il parlait des circonstances qui lui avaient arraché la victoire. Ses sentiments étaient d'un patriotisme brûlant. Il manifesta l'intention de se consacrer désormais au bonheur des Elbois. Puis il nous dit qu'il n'entrerait à Porto-Ferrajo que lorsque le nouveau drapeau qu'il voulait adopter y serait arboré. Il désira que la municipalité vînt lui donner des idées à cet égard. Avant de nous congédier il s'entretint un moment en particulier avec le général Dalesme, puis il adressa quelques mots à chacun de nous, et je fus le moins bien partagé, car il se borna à me demander quelles étaient mes fonctions. Nous nous retirâmes. L'officier de service nous reconduisit à l'embarcation.