Histoire de Madame de Luz : anecdote du règne de Henri IV

 

Charles PINOT DUCLOS (1704-1772).

 

 

Première partie

Il semble que la vertu d’une femme soit dans ce monde un être étranger, contre lequel tout conspire. L’amour séduit son cœur ; elle doit être en garde contre la surprise des sens. Quelquefois l’indigence, ou d’autres malheurs encore plus cruels, l’emportent sur toute la fermeté d’une âme trop longtemps éprouvée : il faut qu’elle succombe. Le vice vient alors lui offrir des secours intéressés, ou d’autant plus dangereux, qu’il se montre sous le masque de la générosité. Le malheur les accepte, la reconnaissance les fait valoir, et une vertu s’arme contre l’autre.

Environnée de tant d’écueils, si une femme est séduite, ne devrait-on pas regarder sa faiblesse plutôt comme un malheur que comme un crime : car enfin la vertu est dans le cœur, mais la malignité humaine ne veut juger ici que sur l’extérieur, quoique, dans d’autres occasions, elle cherche à développer le principe secret des actions les plus brillantes, pour en diminuer le prix et en obscurcir l’éclat. Quels sont donc les avantages d’une vertu si difficile à soutenir ? étrange condition que celle d’une femme vertueuse ! Les hommes la fuient, ou la recherchent peu ; les femmes la calomnient ; et elle est réduite, comme les anciens stoïciens, à aimer la vertu pour la vertu seule.

La baronne de Luz est un des plus singuliers exemples du malheur qui suit la vertu. Elle était fort jeune lorsqu’elle épousa le baron de Luz. C’était un homme déjà avancé en âge, d’une probité reconnue, et qui, sans avoir aucune des qualités brillantes, avait toutes les essentielles. Il aurait pu rendre heureuse une femme dont l’âge eût été plus assorti au sien, et dont les devoirs n’eussent été troublés par aucune passion.

Madame de Luz était bien éloignée d’un état si tranquille. Peut-être ignorait-elle encore elle-même le véritable état de son cœur, lorsqu’on disposa de sa main ; mais elle ne fut pas longtemps sans le connaître. Elle avait été élevée avec le jeune marquis de Saint-Géran, son cousin. L’habitude de se voir, la conformité de caractère, la jeunesse et les agréments qui leur étaient communs, avaient fait naître entre eux l’inclination la plus forte ; ils la sentaient, ils ne la connaissaient pas ; ils croyaient obéir à la force du sang ; mais ils ne furent pas plutôt séparés qu’ils s’aperçurent en même temps qu’ils se manquaient l’un à l’autre. Ils trouvèrent un vide dans leur cœur ; ils en soupirèrent ; ils désirèrent de se revoir ; ils se revirent ; le sang qui les unissait était un prétexte naturel. Mais cette vue, qui était pour eux autrefois un plaisir aussi tranquille que vif, semblait alors augmenter leur chagrin. Ils se regardaient en rougissant. Les mêmes sentiments donnent les mêmes idées : ils n’osaient se parler, mais ils s’entendirent. Malgré les plaisirs et les dissipations qu’on s’empresse de procurer aux nouvelles mariées, Madame de Luz fut assez triste. Le baron de Luz, qui ne connaissait pas encore sa femme, attribua sa mélancolie à un caractère sérieux ; il n’en fut pas fâché, ces caractères suppléent quelquefois à l’âge.

Le marquis de Saint-Géran continuait toujours de voir sa cousine. Le monde qui se trouvait chez elle, empêchait qu’on ne remarquât l’embarras qu’ils avaient l’un avec l’autre ; mais enfin ils se trouvèrent seuls. Une entrevue particulière, après laquelle les amans soupirent ordinairement, était l’objet de la crainte de deux personnes qui, loin de s’être communiqué leurs sentiments, n’osaient pas se les avouer à eux-mêmes.

Le marquis de Saint-Géran s’étant un jour présenté chez M. de Luz, ses gens lui dirent qu’il était sorti pour quelques affaires, et que Madame de Luz était un peu incommodée. M. de Saint-Géran, que l’idée du tête-à-tête avait d’abord ému, voulut se retirer, en disant qu’il craignait de l’importuner, lorsqu’un valet de chambre lui dit que les ordres n’étaient pas pour lui, et que M. de Luz avait même ordonné, en sortant, qu’on allât le prier de venir tenir compagnie à madame. Le valet de chambre, sans attendre la réponse du marquis, s’avança en même temps vers l’appartement de Madame de Luz, et annonça M. de Saint-Géran.

Madame de Luz fut encore plus interdite que le marquis. Il la salua d’un air mal assuré ; leur embarras était égal. Cependant M. de Saint-Géran, faisant effort pour dissiper son trouble : madame, lui dit-il, vos gens viennent de m’apprendre que vous étiez indisposée. Il est vrai, monsieur, lui répondit-elle. Ils furent ensuite, l’un et l’autre, quelque temps sans parler. Tous deux craignaient de laisser pénétrer leurs sentiments ; tous deux gardaient le silence : qu’auraient-ils pu se dire qui les décelât davantage ? Ils s’en aperçurent en même temps.

Il me semble, madame, dit M. de Saint-Géran, que ma présence vous incommode, et que Madame de Luz n’est plus ce que Mademoiselle de Saint-Géran était pour moi. Vous vous trompez, monsieur ; je vois toujours mes amis avec plaisir, et vous avez pu apprendre que M. de Luz vous avait envoyé prier de passer ici la journée. Oui, madame, répliqua M. de Saint-Géran ; je comprends aisément qu’un tel ordre ne pouvait venir que de lui, et que ce n’est pas à vous-même que j’aurais dû le bonheur de vous voir. Eh ! Pourquoi, monsieur, dit Madame de Luz ? Ah ! Madame, reprit M. de Saint-Géran, je ne sens que trop que vous avez pénétré mes sentiments, qu’ils vous déplaisent, et que vous m’en punissez. Vos sentiments ! Monsieur, répliqua-t-elle ; pourriez-vous en avoir qui fussent offensants pour moi ? Hélas ! reprit M. de Saint-Géran, ils ne devraient pas l’être ! élevé avec vous dès l’enfance, séduit par le charme de l’amitié, je me suis livré aux mouvements de mon cœur : aurais-je dû prévoir que ce qui faisait alors le bonheur de ma vie, en ferait un jour le malheur ? Car enfin, j’ai pour vous la passion la plus forte ; je l’ai toujours eue sans doute ; et il fallait que je ne connusse véritablement mon cœur que lorsque mon malheur serait complet.

Madame de Luz, aussi surprise que si elle n’eût pas eu les mêmes sentiments, demeura quelque temps interdite, et elle ne prit la parole que pour empêcher M. de Saint-Géran de poursuivre. Quel espoir, lui dit-elle, monsieur, fondez-vous sur un pareil aveu ? Ah ! Madame, reprit M. de Saint-Géran, s’il me restait encore quelque espoir, j’aurais eu plus de discrétion ; mais je vois avec douleur que je vous ai perdue sans ressource ; et c’est dans le moment même où je vous perds, que je sens combien vous étiez nécessaire au bonheur de ma vie. Je ne croirai jamais, monsieur, reprit-elle, que votre sort puisse être attaché au mien ; mais je n’aurais pas dû craindre que ce fût de votre part que je fusse obligée de souffrir un pareil discours. Ah ! Madame, répliqua M. de Saint-Géran, mon malheur peut-il me rendre criminel ? Quelque violente que soit ma passion pour vous, je sens qu’elle me rend malheureux ; mais elle ne peut jamais intéresser votre gloire. L’aveu, du moins, en est offensant, reprit Madame de Luz ; ma jeunesse et ma conduite m’ont donné peu d’expérience sur un tel sujet, et votre discours doit être bien nouveau et bien étrange pour moi ; mais je ne laisse pas de croire qu’un tel aveu marque toujours un espoir outrageant. Quelque amitié que j’aie eue jusqu’ici pour vous, quoique les liens du sang pussent la faire naître et l’autoriser, je ne sais si je puis encore, sans crime, la conserver à un homme qui m’estime assez peu pour oser espérer d’avantage.

Eh quoi ! Madame, reprit M. de Saint-Géran, ne suis-je pas assez malheureux ? Pourquoi voulez-vous que je sois coupable ? De grâce, n’ajoutez pas à mon malheur ; rien ne peut l’adoucir que l’amitié dont vous m’honoriez. Ne me la refusez pas, cette cruelle amitié. Je craindrais, dit Madame de Luz, que mes sentiments, qui jusqu’à ce jour étaient innocents, ne cessassent de l’être, ou du moins ne fussent dangereux à mon repos : cependant je vous les conserverai toujours, si vous continuez à les mériter en vous défaisant des vôtres ; j’en crains trop les suites ; et, si vous voulez me persuader de la sincérité de votre repentir, j’exige que vous cessiez de me voir. De vous voir, madame, s’écria M. de Saint-Géran ! Oui, monsieur, reprit-elle aussitôt, du moins pendant quelque temps ; j’en vois la nécessité, et pour vous et pour moi. Madame, ajouta M. de Saint-Géran, quoique vous exigiez le plus cruel sacrifice, je respecterais assez vos ordres pour m’y soumettre ; mais daignez faire attention que le public est témoin de mes visites : elles ne lui sont pas suspectes, le sang qui nous unit les autorise ; on sera surpris de mon éloignement, on en cherchera les raisons, et celles que l’on suppose sont toujours plus injurieuses que les véritables. Monsieur, reprit Madame de Luz, je suis très sensible à vos craintes ou à vos égards ; mais des scrupules imaginaires ne doivent pas balancer un péril certain pour mon repos et pour mon honneur ; vous avez d’ailleurs un moyen bien simple de me satisfaire, sans courir tous les risques que vous paraissez appréhender ; vous pouvez aller quelque temps à la campagne, les prétextes en sont toujours prêts. Je vous en prie par l’amitié que j’ai toujours eue pour vous, et qui, dites-vous, vous est chère : je vous l’ordonne, si j’ai quelque droit sur votre cœur ; et si ces motifs ne sont pas capables de vous déterminer, mon ressentiment me fournira d’autres moyens pour vous interdire ma présence.

M. de Saint-Géran allait sans doute répliquer ; et peut-être eût-il promis d’obéir aux ordres de Madame de Luz : le respect d’une passion naissante est plus sûr que la reconnaissance d’un amour heureux et satisfait. Mais le baron de Luz rentra dans ce moment. Son arrivée les troubla l’un et l’autre ; le baron n’y fit pas attention. Les personnes qui ont passé l’âge des passions, ou qui n’en ont jamais connu les égarements, ne sont pas ordinairement les plus clairvoyants. Le baron, sans prendre garde à leur embarras, alla d’abord embrasser son cousin.

Madame de Luz, désirant que le marquis de Saint-Géran prît le parti qu’elle avait exigé de lui, s’adressa sur-le-champ à M. de Luz : le marquis, lui dit-elle, venait ici prendre congé de vous ; il va passer trois mois dans ses terres. Ah ! Ah ! dit le baron, quel esprit de retraite, marquis, vient vous saisir, et vous fait subitement abandonner la cour ? Auriez-vous donc des affaires si pressées qui exigeassent votre présence chez vous ? M. de Saint-Géran n’osant ni désavouer ouvertement Madame de Luz, ni se résoudre à l’abandonner : ce ne sont pas, dit-il, précisément des affaires qui m’appellent en province ; mais j’avais quelque dessein d’aller dans mes terres. Oh bien ! Reprit le baron de Luz, puisque vos affaires ne sont pas plus importantes, je compte que vous me les sacrifierez, et que vous nous accompagnerez. J’arrive du Louvre, où le roi m’avait ordonné de me rendre. Il vient de me donner la lieutenance générale de Bourgogne ; il me l’a annoncé lui-même, et je ne saurais trop me presser de partir, et d’aller, par mes services, mériter ses bontés. Je vais donner ordre aux équipages qui nous sont nécessaires. Comme le maréchal de Biron demeurera encore quelque temps à la cour, les affaires du gouvernement de la province rouleront sur moi pendant son absence, et je veux que vous veniez avec Madame de Luz m’aider à en faire les honneurs. Madame de Luz, qui vit toutes les suites d’un pareil engagement, voulut l’éviter, et prenant la parole : personne, dit-elle, ne serait plus propre que M. de Saint-Géran à nous rendre le service que vous lui demandez ; mais ce serait abuser de sa complaisance que de lui faire abandonner ses affaires ; et s’il ne va pas dans ses terres, il est obligé de rester ici pour faire sa cour. Bon ! Reprit M. de Luz ; on ne saurait mieux faire sa cour au roi qu’en allant apprendre le métier de la guerre. Il viendra avec moi. Le roi accorde plutôt les emplois aux services, et à ceux qui marquent l’envie de s’instruire, qu’à toutes les importunités d’un courtisan oisif. Si quelque autre chose pouvait le retenir à Paris, ce serait sans doute une maîtresse ; il est jeune et aimable, il en trouvera partout ; et je suis sûr que, si vous le priez bien de faire ce voyage avec nous, il ne vous refusera pas, et qu’il sacrifiera ses maîtresses à ses amis.

M. de Saint-Géran, croyant avoir marqué assez de déférence aux ordres de Madame de Luz, en ne se pressant pas d’accepter la proposition du baron, répondit que personne ne connaissait mieux que lui la force de l’amitié, et qu’il était disposé à les accompagner partout. Je n’en doutais point, marquis, reprit le baron de Luz. Dans le moment plusieurs personnes entrèrent pour lui faire leur compliment, et M. de Saint-Géran sortit.

Quoique Madame de Luz n’eût pas reçu la déclaration de M. de Saint-Géran d’une façon à lui donner de grandes espérances, il se sentait fort soulagé. Quelle que soit l’idée qu’on a de la vertu d’une femme, ce n’est certainement que l’espoir qui fait qu’on lui déclare l’amour qu’on ressent pour elle ; et l’on n’est jamais malheureux quand on espère. Madame de Luz même, née avec la vertu la plus pure, attachée à ses devoirs, et craignant les suites d’un pareil engagement, n’était pourtant pas encore aussi affligée qu’interdite. Elle ne pouvait plus se dissimuler ses propres sentiments pour M. de Saint-Géran. Elle sentait combien il lui était cher. Il aurait été trop humiliant pour elle d’aimer seule. Elle venait de connaître toute la passion de M. de Saint-Géran. Ainsi, quoiqu’elle redoutât le danger où elle allait être exposée, en vivant aussi intimement avec lui, quoiqu’elle eût fait tous ses efforts pour s’en séparer, elle ressentait involontairement un plaisir secret. La nature est avant tous les devoirs, qui ne consistent souvent qu’à la combattre.

M. de Saint-Géran n’était pas le seul sur qui les charmes de Madame de Luz eussent fait impression ; il avait plusieurs rivaux cachés, qui n’attendaient que le moment de se déclarer.

Aussitôt qu’une femme paraît à la cour, son mari semble être la personne qui lui convient le moins. Ceux qui n’ont point encore de commerce réglé, viennent offrir leurs soins. Les amans déjà pourvus veulent du moins en être les médiateurs. On consulte particulièrement les convenances de société, et, si l’on peut, le repos du mari et le goût de la femme.

Parmi ceux auxquels on n’aurait jamais pensé, il y en eut plusieurs qui se mirent sur les rangs, et qui prétendirent plaire à Madame de Luz.

M. de Thurin parut un des plus empressés. Ce n’était pas qu’il fût de la cour ; son état semblait même l’en exclure : il était conseiller au parlement. Les magistrats, alors appliqués aux affaires, ne sortaient guère de la gravité de leur place et de leur caractère. Ils n’allaient à la cour que lorsque le roi les mandait, ou qu’ils étaient obligés de lui représenter les besoins du peuple. Ils y étaient annoncés, attendus, et reçus avec distinction. Dans tout autre temps, le poids, le nombre et la discussion des affaires leur donnaient assez d’occupation, et ils tiraient leur considération du pouvoir qu’ils ont de juger de la vie et des biens de ceux qu’on appelle communément des seigneurs, et qu’ils ne voyaient qu’en recevant chez eux leurs sollicitations.

M. de Thurin fut un des premiers qui ne comprit pas toute la dignité de ces mœurs. Il imagina qu’elles étaient trop simples ; et dès lors on commença à prostituer son état, en le voulant illustrer. De jeunes magistrats méprisèrent leurs devoirs au lieu de se mettre en état de les remplir : les imitateurs ne saisissent ordinairement que les ridicules de leurs modèles. Ces jeunes sénateurs s’imaginèrent que, pour être courtisans, il suffisait de jouer gros jeu, de perdre en ricanant, d’avoir une avarice contrainte, et de dire des fadeurs à une femme.

M. de Thurin, entre autres, crut que sa gloire serait hors de toute atteinte, s’il pouvait faire croire que Madame de Luz fût sur son compte. Il commença à lui faire sa cour par air ; mais il en devint bientôt éperdument amoureux. Dans le premier cas, il n’eût été que ridicule ; son amour le rendit odieux : il avait à combattre le rang, le cœur et la vertu.

M. de Thurin offrit bientôt son hommage à Madame de Luz. Les amants d’un rang inférieur sont ordinairement timides ou insolents. Thurin parut l’un et l’autre dans sa conduite, et fut toujours le dernier dans le caractère.

M. de Thurin avait réellement de l’esprit, et fut dans la suite employé dans les grandes affaires. Mais, au lieu de s’occuper alors des devoirs de son état, il avait la ridicule ambition d’être de la cour ; et l’on n’en est pas toujours, quoiqu’on affecte d’y vivre. Il n’est que trop ordinaire de voir le goût du frivole et la dissipation étouffer ou suspendre les talents les plus graves et les plus importants. M. de Thurin était dans cette folle ivresse, lorsqu’il jugea à propos de s’attacher à Madame De Luz. Il commença par employer le langage des yeux.

Le peu de vraisemblance de ses prétentions fit que Madame de Luz ne s’en aperçut pas d’abord. M. de Thurin crut devoir se rendre plus intelligible. Se trouvant un jour auprès de Madame de Luz : madame, lui dit-il, il est bien dangereux de vous voir. Eh ! Pourquoi, monsieur, lui répondit Madame de Luz ? J’avais osé croire que mon caractère était assez sûr pour mériter des amis. Il n’y a personne, madame, reprit M. de Thurin, qui n’aspirât à cette gloire ; on ne saurait sans doute vous refuser l’estime que vous méritez ; mais il est bien difficile de s’en tenir à des sentiments aussi simples et aussi tranquilles, et je sens qu’il m’en a coûté ma liberté.

Madame de Luz ne fut pas si embarrassée de la déclaration de M. de Thurin, qu’elle l’avait été de celle de M. de Saint-Géran : la liberté du cœur donne celle de l’esprit. En vérité, monsieur, lui dit Madame de Luz, je n’aurais pas imaginé que vous fussiez si galant : comment, au milieu des affaires graves qui vous occupent, pouvez-vous conserver assez de gaieté pour badiner avec autant d’agrément ? Ah ! Madame, reprit M. de Thurin, je n’ai ni le cœur, ni l’esprit aussi libres que vous le supposez. Le désir de vous plaire est la seule affaire qui m’occupe ; et je sens que, si vous ne me permettez pas de l’espérer, je serai le plus malheureux de tous les hommes. Mais, reprit Madame de Luz, c’est donc sérieusement que vous êtes amoureux de moi ? M. de Thurin voulut alors expliquer tous ses sentiments ; et, pour en faire mieux sentir le prix, il se répandit dans les protestations d’une constance éternelle qu’on ne lui demandait point. Le désordre de ses discours fit aisément connaître à Madame de Luz qu’il était véritablement amoureux. Leur conversation n’eut pas plus de suite ce jour-là ; mais, quelques jours après, M. de Thurin voulut la reprendre : Madame de Luz lui répondit toujours en plaisantant ; et, pour se dispenser de lui parler plus sérieusement, elle affecta de n’être pas persuadée de son amour.

M. de Thurin se flattait cependant de la rendre sensible, et ne pouvait pas s’imaginer qu’une femme pût refuser son hommage. Il en devint plus importun : Madame de Luz le trouvait partout, et il ne manquait jamais de l’entretenir de sa passion, quand il pouvait s’approcher d’elle, ou de s’expliquer par ses regards lorsque la présence de quelqu’un l’empêchait de s’exprimer autrement. Madame de Luz s’en trouva fatiguée.

La plupart des femmes, qui ne sont pas sensibles à la passion d’un homme qu’elles regardent comme leur inférieur, ne se font pas un scrupule d’en plaisanter assez hautement, et veulent le punir par le ridicule ; mais une femme raisonnable ne se permet pas cette conduite. Madame de Luz jugea qu’il était plus décent de n’être la matière d’aucune histoire, et de rappeler M. de Thurin à sa raison. Un honnête homme, qui peut d’ailleurs mériter quelques égards, est déjà assez malheureux d’aimer sans être aimé, sans devenir encore l’objet du mépris. Une femme, qui en pareille matière plaisante de la faiblesse d’un homme, a pour l’ordinaire de l’indulgence pour quelque autre plus heureux. Madame de Luz prit donc le parti de parler avec bonté à M. de Thurin, avant que l’amour lui fît faire quelque folie d’éclat. La première fois que M. de Thurin voulut encore lui parler de sa passion, elle lui dit qu’elle avait imaginé que sa conduite avec lui n’avait pas dû lui donner assez d’espérance, pour qu’il continuât sa poursuite, qui devenait enfin une persécution ; qu’elle lui conseillait de se défaire d’une passion inutile ; qu’elle l’estimait assez pour le recevoir au rang de ses amis, pourvu qu’il ne lui laissât pas soupçonner davantage qu’il eût d’autres desseins.

Un discours aussi simple et aussi sensé aurait dû guérir M. de Thurin de son amour, ou du moins lui ôter tout espoir de réussir ; mais, pour un homme vain et présomptueux, tout est faveur. Il se persuada que la douceur et la modération de Madame de Luz ne marquaient pas une âme invincible ; qu’il en devait concevoir les plus flatteuses espérances, et qu’il touchait au moment d’être l’amant le plus heureux. Il résolut de se conduire d’après cette idée ; et, au lieu d’accepter le parti que Madame de Luz avait bien voulu lui offrir, il lui parla avec une confiance avantageuse, dont elle fut extrêmement offensée. Elle prit un ton aussi fier et aussi imposant qu’elle avait eu jusqu’alors d’indulgence. Je vous prie, lui dit-elle, de ne paraître jamais devant moi, et de songer qu’une femme de mon rang peut être déshonorée et par l’amour et par l’amant. Un homme assez vain pour croire qu’il ne peut jamais être l’objet du mépris, y est d’autant plus sensible lorsqu’il ne peut plus se le dissimuler. M. de Thurin le sentit vivement ; il aurait désiré ardemment de s’en venger ; mais il comprit qu’il ne lui restait d’autre parti à prendre que celui du silence.

Cependant M. de Saint-Géran n’avait point eu de conversation particulière avec Madame de Luz, depuis que le baron de Luz l’avait engagé à venir en Bourgogne. Il évitait même de se trouver seul avec elle. Il n’ignorait pas qu’elle craignait ce voyage, et il ne doutait point qu’elle n’eût exigé de lui de le rompre ; il ne se sentait pas capable de lui faire un tel sacrifice, et il ne voulait pas s’exposer à lui désobéir ouvertement. Cependant le baron de Luz faisait tous ses préparatifs. Il fut bientôt en état de partir. Il prit congé du roi ; et, quelques jours après, Madame de Luz, M. de Saint-Géran et lui, se rendirent à Dijon. Le baron de Luz s’étant absolument livré aux affaires du gouvernement, M. de Saint-Géran ne manquait pas d’occasions de se trouver seul avec Madame de Luz. Il n’osa pas d’abord lui parler de sa passion ; mais toutes ses actions la prouvaient. Madame de Luz, pour le rendre encore plus retenu, était extrêmement sérieuse avec lui. Mais enfin M. de Saint-Géran, prenant occasion de la tristesse même de Madame De Luz pour rompre le silence : je vois avec douleur, lui dit-il, madame, que ma présence ici vous déplaît. Rien ne serait si sensible pour moi que le bonheur de vivre auprès de vous, si j’en jouissais de votre aveu ; mais, si vous me voyez avec peine, je ne me pardonnerais pas de vous avoir suivie. Vous savez que, soumis à vos ordres, j’ai fait tous mes efforts pour les exécuter ; et je n’ai cédé aux instances de M. de Luz, que lorsque j’ai vu que je ne pouvais les combattre davantage sans manquer à ce que je lui dois. Je veux croire, répondit Madame de Luz, que c’est uniquement le désir d’obliger M. de Luz qui vous a fait accepter ce voyage. En effet, si mes ordres ou mes prières avaient eu plus pouvoir sur vous, vous n’auriez pas été fort embarrassé à trouver des raisons pour vous en dispenser. Eh quoi ! Madame, répliqua M. de Saint-Géran, ne devez-vous pas être satisfaite de ma soumission ? Et fallait-il encore que je fusse assez ennemi de moi-même pour refuser un bien que je ne dois qu’à la fortune ? Ne m’enviez pas le bonheur de vous voir. Mon respect et la pureté de mes sentiments ne doivent pas vous les faire condamner. Que pouvez-vous en appréhender ? Tout, monsieur, répliqua Madame de Luz. Le bonheur de la vie d’une femme dépend d’être attachée à ses devoirs. Il n’y a de véritable tranquillité pour elle que dans la vertu ; et n’est-ce pas déjà la trahir que de recevoir l’aveu de votre passion ? Car, enfin, quel est votre objet en m’aimant ? De vous aimer, madame, reprit M. de Saint-Géran ; je n’en ai point d’autre : votre vertu peut-elle en être blessée ? Peut-elle dépendre de ma passion ? Suis-je moi-même le maître de mon cœur ? Mes vœux n’ont rien d’offensant pour vous. Je ne vous demande point de retour. Souffrez seulement l’aveu de ma passion ; mon bonheur dépend de vous aimer, de vous le dire et de vous voir. Mais, monsieur, reprit encore Madame de Luz, malgré la pureté de vos intentions, cette indulgence de ma part ne sera-t-elle pas criminelle ? Si le ciel, pour m’en punir, venait à me rendre sensible ? Ah ! Madame, s’écria M. de Saint-Géran, serais-je assez heureux pour que vous pussiez concevoir une pareille crainte ? Le transport et la vivacité de M. de Saint-Géran firent sentir à Madame de Luz qu’elle venait de s’engager plus avant qu’elle n’en avait dessein ; elle en rougit, et son embarras en dit plus à M. de Saint-Géran qu’il n’aurait osé l’espérer. Il survint alors du monde qui interrompit leur conversation, et qui donna à Madame de Luz la liberté de se remettre un peu du trouble qu’elle ressentait.

Depuis cet entretien, M. de Saint-Géran se livra aux plus douces espérances. Il ne douta point qu’il ne fût aimé. L’amour est toujours assez pénétrant sur ce qui peut le flatter, et passe naturellement de la timidité à la présomption. M. de Saint-Géran s’empressait de marquer chaque jour à Madame de Luz l’excès de sa passion. Ses regards, ses actions, toutes ses attentions étaient de l’amant le plus tendre et le plus vif. En même temps qu’il cherchait à la toucher par la vivacité de son amour, il n’oubliait rien pour la rassurer par ses respects.

La confiance d’avoir plu donne de plus en plus les moyens de plaire. Madame de Luz y fut enfin sensible ; ou plutôt, elle ne songea plus à le cacher. Elle avait d’abord tâché de se dissimuler à elle-même ses véritables sentiments : bientôt elle les laissa connaître à celui qui en était l’objet.

Un jour que M. de Saint-Géran l’entretenait de sa passion : comme je crois, lui dit-elle, que je puis encore plus compter sur votre amitié que sur votre amour ; que l’ami me touche plus en vous que l’amant, je ne crains point de vous laisser voir le fond de mon âme. Vous m’avez toujours été cher ; je vous ai aimé presque en naissant. Unis dès l’enfance, je n’ai pu combattre une inclination dont je n’ai pas aperçu la naissance. J’aurais fait mon bonheur d’être unie avec vous par des liens éternels ; mais puisque le sort en a disposé autrement, au lieu de nous livrer au penchant de notre cœur, ne serait-il pas plus sage de chercher à en triompher pour assurer notre repos, que de nous abandonner à une passion inutile ? Je vous aime, je ne prétends point vous le cacher, je ressens même du plaisir à vous le dire ; mais n’attendez rien de moi qui soit contraire à mon devoir. Je veux croire même que vous ne m’avez jamais fait l’injure de l’espérer. Je veux que mon honneur vous soit aussi cher qu’à moi-même ; et j’ai plus de confiance dans la fidélité de votre amitié, que de crainte de la vivacité de vos désirs.

Oui, madame, répondit M. de Saint-Géran, oui, vous me rendez justice ; je vous serai toujours inviolablement attaché ; ma passion sera toujours pour vous la plus vive et la plus pure. M. de Saint-Géran, en prononçant ces paroles, se jeta aux pieds de Madame de Luz, et lui baisa la main. Il s’en fallait peu qu’en lui protestant de la pureté de ses feux, il ne lui donnât des preuves du contraire. Madame de Luz elle-même, plus occupée du discours qu’attentive à l’action de M. de Saint-Géran, en recevant ces protestations, ne pouvait se défendre d’un plaisir secret qu’elle ne démêlait qu’imparfaitement, et qui fait le charme de l’âme sans alarmer l’innocence. Depuis ce moment heureux, toutes les fois que ces amans se trouvaient seuls, leur amour faisait la matière et le charme de leurs entretiens.

Il y avait peu de jours que M. de Saint-Géran n’eût pas osé espérer un état aussi charmant que celui dont il jouissait alors. Des idées tendres et délicates l’occupèrent pendant quelque temps ; mais en amour il suffit d’obtenir pour prétendre. Il y a un terme pour lequel l’amant soupire, vers lequel il se porte, même en protestant, même en croyant le contraire. M. de Saint-Géran, en admirant la vertu de Madame de Luz, faisait tous ses efforts pour la séduire. Je suis, lui disait-il, le plus heureux des hommes ; mais je pourrais l’être encore davantage : pourquoi faut-il que l’amour et le devoir aient des droits séparés ? Devrait-il y en avoir qui fussent interdits à l’amant ? M. de Saint-Géran essayait par là de persuader à Madame de Luz l’innocence de sa passion, et de lui prouver la vivacité de ses désirs. Il cherchait aussi à faire naître ces conversations qui, en échauffant l’imagination, peuvent enflammer les sens, et dont il espérait recueillir le fruit.

Lorsque de pareils discours ne peuvent ébranler la vertu, ils ne servent souvent qu’à lui donner des scrupules et des remords, et Madame de Luz en éprouvait de cruels. Les hommes, disait-elle, n’ont en aimant qu’un intérêt, c’est le plaisir ou une fausse gloire ; nous en avons un second beaucoup plus cher, qui est l’honneur et la réputation : c’est de là que dépend notre vrai bonheur. De la perte de l’honneur naissent des malheurs trop certains : ce n’est pas que je craigne de trahir jamais la vertu ; mais je ne suis peut-être déjà que trop criminelle de vous avoir laissé voir mes sentiments, de ne les avoir pas assez combattus ; ou, si ce n’est pas un crime de ne pouvoir régler les mouvements de son cœur, c’est du moins un très grand malheur.

Lorsque Madame de Luz se livrait à ces réflexions, M. de Saint-Géran n’oubliait rien pour dissiper ses craintes, et pour lui persuader que leur union n’offensait pas la vertu la plus pure. Si le public même, disait-il, venait à pénétrer le secret de notre cœur, pensez-vous qu’il osât nous condamner ? N’avons nous pas à la cour une estime singulière pour les amans dont le commerce est fondé sur une passion que la constance rend respectable ? De tels amans sont plus estimables que des époux que les lois forcent de vivre ensemble ; car il faut qu’une passion toujours heureuse et toujours constante soit fondée sur des qualités supérieures, et sur une estime réciproque. Si le commerce de deux amans n’était pas innocent, aurait-on imaginé de leur imposer des devoirs ? Cependant les amans ont les leurs comme les époux ; ils en ont même de publics, et que les personnes mariées ne peuvent pas s’empêcher d’approuver. Voyez, par exemple, le chevalier de Sourdis : il a été à la mort ; Madame De Noirmoutier, par une discrétion mal entendue, n’osait pas aller le voir. M. de Noirmoutier, qui n’ignore pas leur liaison, a été le premier à conseiller à sa femme de rendre à son ami ce qu’elle lui devait, sans quoi elle ne donnerait pas bonne idée de son cœur. Elle n’a plus quitté son amant pendant tout le cours de sa maladie : elle a été généralement approuvée, et le roi lui en a su bon gré. J’avoue, répondit Madame de Luz, que, si vous étiez dans un état pareil à celui du chevalier de Sourdis, je serais dans des inquiétudes mortelles : je sens que vous m’êtes bien cher ; mais je ne sais si j’oserais laisser paraître mes alarmes, et mon état en serait d’autant plus cruel.

C’était ainsi que M. de Saint-Géran vivait avec Madame de Luz. Il ne pouvait pas douter qu’il ne fût tendrement aimé, et qu’elle n’eût fait son bonheur d’être unie avec lui ; mais elle ne cessait de lui répéter que, le sort en ayant disposé autrement, elle ne lui sacrifierait jamais ses devoirs. Elle n’avait avec lui ni caprices, ni humeur, ni dédain. M. de Saint-Géran n’éprouvait enfin, de la part de Madame de Luz, aucune de ces bizarreries qui marquent une inégalité de cœur et d’esprit, qui font aujourd’hui le malheur d’un amant, et qui demain peuvent l’en dédommager par un caprice plus favorable.

Madame de Luz, toujours tranquille, toujours la même, ne cachait plus à M. de Saint-Géran l’état de son cœur. Elle sentait, elle convenait avec lui qu’on n’est pas maître d’en disposer ; qu’il y avait même plus de vertu à suivre ses devoirs contre son penchant, et à distinguer les droits du mari d’avec ceux de l’amant. Quand on connaît les limites de la vertu, quand on ne s’exagère point ses devoirs, on est incapable de les violer.

Insensiblement M. de Saint-Géran s’était fait aux idées et à la vertu de Madame de Luz. Il semblait que son amour ne fût plus qu’une amitié tendre, une jouissance de l’âme qui renaît d’elle-même, toujours nouvelle, et préférable sans doute au commerce le plus vif. Quel bonheur d’admirer ce qu’on aime ! Quelque chimérique que cet état paraisse à la plupart des hommes, peuvent-ils y préférer un commerce languissant, où souvent le dégoût succède au plaisir ? Ce n’est pas un vice de notre âme, c’est celui de nos organes. La nature n’a attaché la vivacité de nos goûts qu’à la nouveauté des objets ; et s’il était possible d’apercevoir dans un seul instant tout ce qu’il y a de charmes dans un objet, il n’inspirerait peut-être qu’un seul désir, et la jouissance ne serait pas suivie d’un second. Mais on ne découvre que successivement ce que cet objet a de piquant ; le commerce se soutient quelque temps ; mais enfin le goût s’épuise : je n’en voudrais pas même d’autres juges que ceux dont la vie est une inconstance perpétuelle ; que ces hommes dont une figure aimable, un jargon séduisant, une saillie brillante font tout le mérite, et dont la raison détruirait les grâces. Courus des femmes, le plaisir et la vivacité les emportent ; mais bientôt la multiplicité des objets ne leur offre plus de variété : rien ne pique leur goût, et leurs sens sont émoussés. Malheureusement pour eux ils se sont fait un métier d’être aimés des femmes ; ils en veulent soutenir la gloire ; ils y sacrifient le plaisir, le repos et la probité. Toutes leurs intrigues leur paraîtraient souvent insipides, s’ils n’y joignaient le goût de la perfidie. Le plaisir les fuit ; et lorsqu’en vieillissant ils sont obligés de renoncer au titre d’aimables, inutiles aux femmes, au-dessous du commerce des hommes, ils sont le mépris des deux sexes. M. de Saint-Géran, d’un caractère bien opposé, était aussi dans une situation bien différente ; et, quoiqu’il désirât encore, il n’en était pas moins heureux. Le désir peut être le fruit du bonheur, et même y ajouter.

C’était ainsi qu’il vivait avec Madame de Luz, lorsque le maréchal de Biron arriva en Bourgogne. Le baron de Luz alla remettre entre ses mains l’autorité dont il n’était que dépositaire pendant son absence. Le maréchal reçut le baron avec toutes les distinctions qui étaient dues à un si bon officier. Quelques jours après, le maréchal alla rendre visite à Madame de Luz, et lui fit toutes les politesses que sa naissance et sa figure exigeaient naturellement. Il lui dit même quelques unes de ces galanteries dictées par l’habitude de vivre à la cour, et qui étaient alors usitées, et peut-être plus convenables que la familiarité indécente des jeunes courtisans d’aujourd’hui. Ce n’était pas que les charmes de Madame de Luz fissent aucune impression sur le maréchal : l’ambition avait fermé son cœur à toute autre passion. Il était alors rempli de projets qui l’occupaient tout entier ; et il avait dès-lors conçu des desseins qui devaient être funestes à l’état, et qui ne le furent qu’à lui seul. Comme le baron de Luz eut beaucoup de part aux projets du maréchal, et qu’ils furent l’origine des malheurs de Madame de Luz, il est nécessaire de rapporter en peu de mots quelles circonstances d’événements précipitèrent la ruine du maréchal.

Biron, avec de la naissance, de la valeur, et après avoir servi utilement et glorieusement l’état, aurait dû être satisfait de la reconnaissance et des bienfaits du roi, si l’ambition pouvait être juste. Mais, comblé de biens et d’honneurs, il devint ingrat aussitôt qu’il n’eut plus rien à prétendre. D’ailleurs, nourri dans la guerre qui était la source de sa grandeur, il vit avec chagrin que le roi venait de conclure la paix avec l’Espagne. Un homme accoutumé à être souverain dans un camp et à la tête d’une armée, ne revient qu’avec dépit à la cour, où, quelque grand qu’il soit, il trouve des égaux, et où tout lui fait sentir qu’il est sujet. Le maréchal crut rendre inutile la paix conclue à Vervins, s’il pouvait dissuader le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, de satisfaire le roi au sujet du marquisat de Saluces.

Le roi avait cette affaire fort à cœur. Il en avait plusieurs fois demandé la restitution au duc de Savoie. Ce prince s’était flatté de faire relâcher le roi de ses prétentions en tirant les choses en longueur. Il lui avait envoyé des ambassadeurs à ce sujet ; mais, comme ils ne purent rien gagner sur l’esprit du roi, le duc de Savoie crut qu’il réussirait mieux lui-même. Il vint à Paris. Le roi le reçut avec honneur ; mais il ne lui accorda rien. Le duc espérait toucher le roi, en lui proposant de se liguer avec lui contre l’Espagne ; mais il n’en reçut point d’autre réponse, sinon qu’avant de parler de toute autre affaire, il fallait terminer celle du marquisat, le rendre, ou se préparer à la guerre. Soit que le roi se fût exprimé avec dureté, ou que le duc fût piqué de n’avoir pas réussi dans cette affaire comme il s’en était flatté, il en conserva un vif ressentiment ; et, n’osant le marquer au roi, il résolut de le faire tomber sur quelqu’un de ses favoris.

Quelques jours après, Biron se trouvant à la chasse avec lui, et étant tous deux assez écartés, le duc de Savoie lui parla du roi en termes peu mesurés. Il comptait que Biron ne manquerait pas de s’en offenser, et que, de l’humeur dont il était, il mettrait l’épée à la main.

Si le maréchal de Biron eût pénétré l’intention du duc de Savoie, il eût saisi avec avidité l’occasion d’un combat où il y avait tant d’honneur pour lui, et dont la cause aurait fait excuser sa témérité, au cas que le succès en eût été malheureux pour le duc. Mais, soit qu’il ne pût pas supposer que le duc de Savoie eût eu dessein de se mesurer avec un particulier, soit que les discours de ce prince flattassent l’ingratitude du maréchal pour le roi, Biron, au lieu de répondre avec fermeté, comme son devoir l’exigeait, applaudit aux discours du duc de Savoie, et lui fit voir, contre le roi, la plus grande animosité. Le duc de Savoie changea de dessein sur-le-champ, et crut qu’il convenait mieux à sa dignité et à ses intérêts de détacher Biron du service du roi, que d’exécuter la folie qu’il avait d’abord projetée. Il continua donc ses emportements contre le roi, en y mêlant les éloges du maréchal. Il le plaignit de servir un prince ingrat qui, loin de récompenser les services, ne savait pas même les reconnaître. Je parlai dernièrement au roi, dit artificieusement le duc, de votre valeur qui lui a été si utile, et si funeste à ses ennemis. Biron, me dit-il, n’est qu’un fanfaron. Le duc de Savoie n’eut pas plutôt prononcé ce mot, que le maréchal s’emporta dans les discours les plus outrageants contre son prince.

Biron était véritablement brave ; la valeur lui était naturelle ; mais l’estime qu’il faisait de lui-même à cet égard, était sa manie. On prend quelquefois pour objet de son amour-propre une qualité réelle ; l’orgueil peut en diminuer le prix, mais il ne la détruit pas. Le maréchal de Biron, enivré de son courage, en parlait lui-même avec complaisance. Il avait, en effet, mérité le titre d’intrépide, et il l’eût sans doute conservé jusqu’à la mort, s’il n’eût fallu l’affronter que dans les combats. Mais, lorsqu’il s’agit de la voir d’un oeil tranquille, ce n’est alors ni le courage du général, ni même la férocité du soldat qui inspire la fermeté, c’est la vertu d’un philosophe. Le maréchal de Biron fut donc extrêmement sensible à l’injure qu’il croyait que le roi lui faisait. Ma valeur, dit-il, lui a été assez nécessaire pour qu’il ne dût pas en douter ; et, quelques droits qu’il eût à la couronne, ils auraient pu lui devenir inutiles, s’ils n’eussent été soutenus par l’épée de Biron : et peut-être qu’il en connaîtrait le prix, si je voulais l’employer pour ses ennemis.

Le duc de Savoie, après avoir excité le ressentiment du maréchal, voulut achever de le détacher du service du roi, en flattant son ambition. Il sentit qu’il pouvait porter ses offres jusqu’à l’excès, sans que le maréchal pût se soupçonner d’avoir une ambition ridicule. On prétend que ce fut dans cette même conférence que fut formée la conspiration du maréchal de Biron.

Les principaux articles du traité étaient : que le duc de Savoie paraîtrait s’engager à tout avec le roi ; mais que, lorsqu’il serait sorti de France, il n’exécuterait rien. Que, de concert avec l’Espagne, il entrerait à main armée par la Bourgogne, dont le maréchal lui livrerait le passage. On ne doutait point que le roi, accablé de tant de côtés, ne fût obligé d’accepter toutes les conditions de paix qu’on voudrait lui imposer ; ainsi le maréchal devait garder la souveraineté de la Bourgogne, en épousant la troisième fille du duc de Savoie, dotée de cinq cent mille écus. Le roi d’Espagne, qui entra bientôt dans ce traité, devait céder à cette princesse tous ses droits de souveraineté sur la Bourgogne, qui formerait le nouvel état du maréchal.

La conspiration devait encore s’étendre plus loin ; ils se promettaient de faire, à l’exemple du maréchal, soulever tous les seigneurs de France. Suivant ce projet, tous les grands gouvernements seraient devenus autant de principautés, qui n’auraient pas eu plus de dépendance du roi, que les princes de l’empire n’en ont de l’empereur ; et que les grands vassaux, après leur usurpation, n’en eurent du temps de Hugues-Capet.

Quelque temps après, le duc de Savoie partit de Paris. On prétend qu’on lui fit quelques railleries sur l’inutilité de son voyage, dont il n’avait retiré d’autre avantage que la réputation d’un prince magnifique et généreux, qui, sans avoir été, à la cour de France, ni haut avec les particuliers, ni rampant devant le roi, avait toujours paru un grand prince à la cour d’un grand roi. Il répondit donc aux plaisanteries qu’on lui fit, qu’il n’était pas venu en France pour recueillir, mais pour semer. Ce mot fut le premier indice qu’on eut de la conspiration.

Biron, ayant besoin d’un confident habile pour conduire son intrigue, choisit La Fin ; et, après l’avoir instruit de tout, il l’envoya à Somo sur le Pô, pour y conférer avec le comte de Fuentes ; et ce fut là que le traité fut signé pour le roi d’Espagne.

La Fin était un gentilhomme, parent du maréchal, et mécontent de la cour. C’était un homme adroit, d’un esprit vif et entreprenant, et très propre à manier une affaire et à conduire une conjuration. D’ailleurs, La Fin connaissait la cour et les hommes. Il avait avec les grands le caractère qu’ils ont avec leurs inférieurs ; il songeait à les faire servir à ses intérêts, au lieu d’être la victime des leurs. Le maréchal n’était pour lui qu’un moyen et un instrument pour parvenir. Les grands n’étaient à ses yeux que des hommes rampants dans le besoin, faux dans leurs caresses, ingrats après le succès, perfides à tous engagements. Il n’avait point pour eux cet attachement désintéressé, dont la plupart sont si peu dignes. Il n’avait pas la vanité ridicule de rechercher leur liaison, et de se croire honoré d’essuyer leur faste. Il n’était point la dupe d’un accueil caressant, qui marque le besoin qu’ils ont des autres, plus que l’estime qu’ils font de leurs personnes. Il entra dans les desseins du maréchal de Biron, avec un dessein formé de profiter de ses succès, ou de le sacrifier lui-même à sa sûreté, en le trahissant si l’affaire tournait mal : La Fin était né pour être grand seigneur.

Les choses étaient en cet état, lorsque le duc de Savoie refusant d’exécuter ce qu’il avait promis au roi, on fit marcher des troupes pour le réduire par la force. Biron en eut le commandement. On s’aperçut, dans cette campagne, des ménagements que le maréchal avait pour le duc de Savoie, dont il eût pu défaire entièrement l’armée. Cependant le duc vit bien qu’il ne résisterait pas longtemps aux armes du roi, et il se soumit, par le traité de Lyon, à toutes les conditions qui lui furent imposées. Il n’en continua pas moins ses intelligences avec Biron. Celui-ci en eut pourtant quelque repentir, et avoua au roi qu’il avait écouté quelques propositions du duc de Savoie. Le roi, naturellement bon, lui pardonna, sans autre condition que celle de lui être plus fidèle à l’avenir.

Quelque temps après, le maréchal de Biron se rendit dans son gouvernement ; et, soit qu’il fût sollicité de nouveau, ou qu’il fût naturellement ingrat, il reprit ses anciennes intrigues. Il signa une association avec le comte d’Auvergne et le duc de Bouillon, pour se maintenir les uns les autres envers et contre tous.

Le maréchal de Biron, jugeant qu’il lui serait difficile de rien entreprendre dans son gouvernement sans que le baron de Luz, qui en était lieutenant général, en eût connaissance et ne dérangeât ses projets, prit le parti de les lui communiquer, et de l’engager dans son parti. Le baron de Luz y eut d’abord beaucoup de répugnance ; mais enfin, gagné par les sollicitations et les promesses du maréchal, il devint son complice. Biron lui accorda bientôt sa confiance, et lui marqua tant de distinction, que La Fin en conçut de la jalousie ; et craignant que, dans la disposition où le maréchal paraissait être pour le baron de Luz, celui-ci ne recueillît à son préjudice tout le fruit du succès, il conçut le dessein de trahir le maréchal, ou du moins de prendre de telles mesures, qu’il pût, en cas d’accident, l’immoler à sa sûreté.

Il dit au maréchal qu’il était dangereux de garder l’original du traité de Somo ; que, si par malheur le roi le faisait arrêter sur des soupçons qui commençaient à transpirer et qu’on le trouvât saisi de cet écrit, il suffirait pour lui faire son procès, et pour justifier la sévérité du roi ; qu’une copie des articles était suffisante pour conduire l’entreprise, et qu’il fallait brûler l’original. Le maréchal trouva la réflexion prudente, et lui remit ce traité pour en tirer copie. La Fin la fit sur-le-champ, et, après l’avoir donnée au maréchal, il chiffonna l’original, comme pour le brûler en sa présence ; mais il y substitua adroitement un autre papier qu’il jeta au feu, et retint l’original. Cependant le roi, soupçonnant toujours la fidélité du maréchal de Biron, résolut d’éclaircir ses doutes. Il en apprit assez pour ne plus douter de sa trahison. Il sut que La Fin était l’agent secret du maréchal, et il mit tout en oeuvre pour le détacher de Biron. Le vidame de Chartres, à qui le roi se confia et qui connaissait particulièrement La Fin, entreprit de tirer son secret. Il lui écrivit que le roi avait quelques vues sur lui, et qu’il se rendît à Fontainebleau. La Fin, trouvant que le motif d’un tel ordre était bien vague, imagina que ce n’était qu’un prétexte pour s’assurer de lui ; mais, craignant aussi de se rendre suspect s’il n’obéissait pas, il communiqua cette lettre au maréchal. Celui-ci eut à peu près les mêmes soupçons, mais sans les laisser paraître. Il jugea que si le roi faisait arrêter La Fin, ce serait un avis de se tenir lui-même sur ses gardes ; que La Fin, étant extrêmement habile, pourrait démêler ce qu’on pensait à la cour, et l’en instruire ; et il lui conseilla de partir. La Fin pénétra les intentions du maréchal ; et, sachant encore mieux cacher les siennes, il partit dans le dessein de ne songer qu’à ses intérêts et à sa sûreté, et de se conduire suivant les circonstances. Il alla, en arrivant à Fontainebleau, trouver le vidame. Celui-ci, sans lui donner le temps de se reconnaître, lui dit que les desseins du maréchal étaient connus du roi. La Fin répondit froidement qu’il ignorait ce qui regardait le maréchal. Eh bien ! Je vous apprends, moi, lui dit le vidame, que le maréchal est un traître, que vous êtes son complice, et que le roi va vous faire arrêter. Comme fidèle sujet je lui ai obéi en vous attirant ici ; comme votre ami, je veux vous sauver, et je le puis : le roi m’a promis votre grâce, mais elle dépend de votre aveu ; vous êtes encore maître de votre sort, dans une heure vous ne l’êtes plus. Il faut que je vous présente au roi ; si vous sortez d’ici sans moi, vous allez être arrêté, et il n’y a plus de grâce. Ne vous perdez pas inutilement.

La Fin, après avoir réfléchi quelque temps, jugea qu’il n’y avait plus d’autre parti à prendre pour lui, que de sacrifier le maréchal de Biron ; et, ayant été présenté au roi, il lui remit l’original du traité de Somo.

La conjuration étant découverte, il fut question de tirer le maréchal de Biron de son gouvernement. La Fin fit en cette occasion contre lui, tout ce qu’il aurait fait en sa faveur s’il eût été plus heureux. Il écrivit au maréchal que le roi n’avait eu que de légers soupçons qui étaient déjà détruits, et qu’il lui conseillait de venir par sa présence achever de calmer son esprit. Quoique le maréchal n’eût aucun soupçon de la trahison de La Fin, il envoya devant lui le baron de Luz, pour ne se hasarder que sur ce qui lui serait mandé par l’un et par l’autre.

La Fin qui, outre ses raisons d’intérêt, conservait encore un ressentiment particulier contre le baron de Luz dont il avait toujours été jaloux auprès du maréchal, ne manqua pas de déclarer au roi toute la part que le baron de Luz avait dans la conspiration. L’accusation était d’autant plus vraisemblable, que le maréchal de Biron aurait eu de la peine à réussir sans le secours d’un homme qui était lieutenant général de la province.

Le baron de Luz vint à la cour. Madame de Luz et M. de Saint-Géran l’accompagnèrent. L’un et l’autre ignoraient absolument la conjuration ; et l’accueil que le roi fit au baron, ne les éclaircit pas davantage.

Le roi, par la connaissance qu’il avait du caractère du baron, très opposé à celui de La Fin, jugea qu’il était inutile de l’interroger ; et que s’il avait eu la faiblesse de se prêter aux idées du maréchal, il n’aurait pas celle de le trahir. Un honnête homme qui s’est malheureusement écarté de son devoir, croit ne pouvoir, en quelque façon, excuser le parti qu’il a pris, que par sa fermeté à le soutenir. Les véritables conjurés et les plus dangereux sont ceux qui auraient été les sujets les plus fidèles, s’ils n’eussent pas été séduits : c’est l’erreur qui les jette dans le crime. Le roi résolut de se servir de La Fin pour apprendre tout le secret, et de la sécurité du baron de Luz pour attirer à la cour le maréchal de Biron.

Le roi, dans un entretien qu’il eut avec le baron, lui dit qu’il était convaincu que tous les bruits qui avaient couru au sujet du maréchal, étaient faux, et n’avaient d’autres fondements que ses rodomontades ; mais que ses ennemis en abusaient pour le perdre.

Le baron de Luz écrivit tout ce détail au maréchal, et lui conseilla de se rendre auprès du roi. Ce fut principalement ce qui détermina le maréchal à partir. Il crut que la fortune lui offrait une occasion favorable de se venger de ceux qui parlaient mal de lui ; que cette démarche assurerait dans la suite ses projets, parce qu’on n’oserait plus hasarder sur son compte des discours mieux fondés, lorsqu’on verrait le roi lui faire raison de ses ennemis dans une pareille circonstance. Ce fut avec ces idées que le maréchal arriva à la cour.

Comme je ne prétends point écrire l’histoire de cette conjuration, et que je n’en ai rapporté que ce que j’ai cru nécessaire pour faire mieux entendre ce qui regarde Madame de Luz, il serait inutile d’en dire davantage. Tout le monde sait que le maréchal, après avoir refusé de mériter son pardon par un aveu sincère, fut arrêté, convaincu, condamné, et périt sur un échafaud. Quoique le roi n’eût pas dessein de donner d’autres exemples de sévérité que celui du maréchal de Biron, il fit cependant arrêter les principaux de ceux qu’on soupçonna d’avoir eu part à la conjuration ; et le baron de Luz fut un des premiers dont on s’assura. Le maréchal ne l’avait point chargé ; mais le roi jugea à propos, après l’exécution, de faire examiner par les mêmes juges tout ce qui pouvait avoir rapport à cette affaire.

MM. de Fleury et de Thurin en avaient été les rapporteurs. M. de Thurin, qui était chargé de l’examen des pièces qui contenaient toutes les charges, trouva parmi les papiers du maréchal plusieurs lettres du baron de Luz, et entre autres celle par laquelle le baron mandait au maréchal que le roi n’avait aucun soupçon, et que les conjurés ne devaient rien craindre. Le baron de Luz entrait dans des détails qui prouvaient sa complicité, et il n’en fallait pas davantage pour le faire condamner. M. de Thurin n’eut pas plutôt lu cette lettre, qu’il se souvint des mépris de Madame de Luz. Il crut avoir trouvé les moyens de s’en venger, ou du moins de la rendre plus complaisante à ses désirs qui se réveillèrent aussitôt. Thurin commença par soustraire cette lettre, pour qu’elle ne fût pas connue de M. de Fleury, dont il connaissait l’intégrité, et pour se rendre seul arbitre et maître du sort du baron de Luz.

Thurin n’eut pas besoin d’aller chercher Madame de Luz. Depuis que son mari était arrêté, elle était dans les inquiétudes les plus grandes. Elle le croyait innocent ; mais elle n’en était pas moins alarmée. Elle voyait que le roi, naturellement clément, venait de sacrifier le maréchal de Biron à la sûreté de l’état. Elle craignait qu’après un tel exemple les moindres indices ne devinssent des preuves dans une affaire aussi délicate. Elle ne cessait d’aller chez tous les juges pour s’informer des moindres circonstances de l’affaire, afin de demander la liberté de son mari s’il était innocent, ou sa grâce s’il était coupable.

Les craintes de Madame de Luz n’auraient pas été plus vives, si elle eût eu pour son mari la passion la plus forte. Il semblait que, dans l’intérieur de son âme, elle se reprochât de ne l’avoir pas aimé autant qu’elle l’aurait dû et qu’elle l’aurait voulu. Elle espérait, en remplissant les devoirs les plus délicats, prendre les sentiments qui les font pratiquer, et porter l’honneur encore plus loin que l’amour. L’orgueil même dans une belle âme a ses scrupules comme la vertu, et produit les mêmes effets.

Elle sut que le sort de cette affaire dépendait principalement de M. de Thurin. Elle se souvint, aussi bien que lui, de ce qui s’était passé entre eux, et du mépris qu’elle lui avait marqué ; elle craignait qu’il n’en eût conservé quelque ressentiment ; mais elle pensa bientôt qu’elle lui faisait injure, et que, dans les hommes dépositaires de la justice, l’homme public était bien différent de l’homme privé, et l’amant du magistrat. Dans cette confiance, Madame de Luz alla voir M. de Thurin : je suis, lui dit-elle, dans les dernières inquiétudes pour M. de Luz. Il est certainement innocent ; mais la place qu’il occupait dans le gouvernement du maréchal de Biron, a pu le rendre suspect : il suffira sans doute d’examiner sa conduite, pour la trouver innocente. Cependant les formalités de la justice pourraient le faire languir longtemps dans les fers ; je vous supplie de travailler à prouver au plus tôt son innocence au roi ; quelque assurée qu’elle soit, je sens que mes craintes ne finiront que lorsqu’il aura obtenu sa liberté. Vos craintes, madame, répondit M. de Thurin, ne sont que trop fondées, et je désirerais fort qu’il fût innocent ; mais... quoi ! Monsieur, reprit aussitôt Madame de Luz, pouvez-vous penser que M. de Luz soit coupable ? Madame, répliqua M. de Thurin, il y a assez longtemps que je vous suis attaché à l’un et à l’autre pour désirer qu’il ne le fût pas ; et j’ai eu besoin des preuves les plus fortes pour le croire.

Non, monsieur, reprit encore Madame de Luz, cela n’est pas possible ; je n’en ai pas eu la moindre connaissance. M. de Luz n’a jamais eu de secret pour moi ; il a toujours été autant mon ami que mon mari ; il n’aurait jamais pris un parti si dangereux sans me consulter ; et je ne l’aurais pas laissé s’engager dans des démarches aussi criminelles. Non, monsieur, encore un coup, cela ne saurait être. Et c’est justement, madame, répondit M. de Thurin, c’est votre vertu qui l’a effrayé, et qui l’a empêché de vous faire part de son dessein. Apparemment qu’il s’était d’abord si fort engagé avec le maréchal de Biron, qu’il ne lui était plus permis de reculer. Il était convaincu, par l’expérience qu’il avait faite de la sagesse de vos conseils, que vous voudriez vous opposer à une entreprise aussi folle ; et son respect pour votre vertu a été la cause de son silence. Malheureusement son crime n’est que trop prouvé ; et il est bien cruel pour moi d’être son juge, après avoir été, et étant encore son ami. Eh ! Pourquoi, monsieur, reprit Madame de Luz, si mon mari est coupable, si vous êtes réellement notre ami, êtes-vous si fâché d’être chargé d’une affaire dans laquelle vous pouvez nous rendre des services que nous attendrions peut-être inutilement de tout autre ? Les privilèges de votre état ne sont pas si grands qu’on le dit, ou il doit vous être aussi facile que naturel de sauver un ami coupable.

Le jour que le roi nous confie ses intérêts, répondit M. de Thurin, quand il nous rend dépositaires de sa justice et de son autorité, nous devons tout oublier, excepté nos devoirs. Ah ! Monsieur, s’écria Madame de Luz, je ne vois que trop que nous ne trouverons en vous que notre juge. Il y a eu un temps où ma sollicitation aurait eu quelque poids auprès de vous. Elle sera toujours infiniment puissante sur mon esprit, reprit M. de Thurin en s’adoucissant, vous ne me rendez pas justice ; mais je vous convaincrai, madame, que personne ne vous est plus dévoué que moi ; et, pour me mettre en état de vous servir avec plus de succès, il n’est pas à propos que nous ayons aujourd’hui un plus long entretien. J’attends M. de Bellegarde qui doit venir m’apporter quelques ordres de la cour ; il n’est pas nécessaire qu’il vous trouve ici, quoiqu’il soit naturel que vous veniez chez moi, qui suis juge de M. de Luz. Je ne veux pas que l’on puisse soupçonner que vos sollicitations aient contribué à me le faire trouver innocent. Demain je vous attendrai après midi ; je vous ferai voir les preuves du crime de M. de Luz, et nous chercherons les moyens pour le soustraire à la sévérité des lois. Madame de Luz promit à M. de Thurin de se trouver le lendemain chez lui, et sortit. Le discours de M Thurin lui avait d’abord donné trop de crainte, pour qu’elle ne fût pas infiniment sensible au procédé d’un homme à qui elle avait autrefois marqué assez de mépris pour qu’il eût pu en conserver quelque ressentiment, et qui cependant lui faisait voir la plus grande générosité. Madame de Luz, déjà pénétrée de reconnaissance, se promettait bien de la marquer à l’avenir à M. de Thurin par tous les sentiments de l’amitié la plus vive et de l’estime la plus parfaite. Cependant, toujours inquiète du sort de son mari, elle ne manqua pas de se trouver le lendemain, à l’heure marquée, chez M. de Thurin. Elle le trouva seul, comme il le lui avait promis ; et il avait eu soin de faire, ce jour-là, défendre sa porte, afin de n’être pas troublé dans cette conférence.

Aussitôt qu’on annonça Madame de Luz, M. de Thurin alla au-devant d’elle ; et lorsqu’ils furent entrés dans son cabinet : madame, lui dit-il, comme vous pouvez dès à présent être tranquille sur le sort de M. de Luz, par les mesures que j’ai déjà prises, je ne craindrai point de vous alarmer en vous montrant les preuves de son crime. Ce n’est point un soupçon vague ; ce n’est pas sur la déposition du maréchal de Biron, c’est sur les lettres même de M. de Luz. Prenez et lisez, ajouta-t-il, voilà la moins forte de plusieurs qu’il a écrites au maréchal. M. de Thurin donna en même temps à Madame de Luz une des lettres que le baron avait écrites au maréchal, et dans laquelle il entrait dans un grand détail au sujet de la conjuration, comme nous l’avons déjà dit. Madame de Luz, qui reconnut d’abord l’écriture de son mari, n’eut pas plutôt lu cette fatale lettre, qu’elle ne put douter davantage de son crime. Je vois, lui dit-elle, monsieur, que M. de Luz aurait besoin de toute la clémence du roi, si vous ne nous aviez pas permis de compter sur votre amitié. Vous le pouvez sans doute, reprit M. de Thurin, et vous n’avez déjà plus rien à craindre. Ces lettres, ajouta-t-il, en reprenant celle que Madame de Luz venait de lire, qui sont les seules pièces contre M. de Luz, ne sont pas connues de M. de Fleury.

Je les ai soustraites du procès ; et je puis, à présent, tourner l’affaire de telle façon que M. de Luz ne sera plus qu’un innocent arrêté sur de simples soupçons, pour la sûreté de l’état, et à qui le roi se croira obligé de faire oublier sa prison en le comblant de ses grâces.

Ah ! Monsieur, s’écria Madame de Luz, que ne vous dois-je pas ! Et par quelle reconnaissance pourrai-je m’acquitter envers vous ! Madame, reprit M. de Thurin, il vous est aisé de le faire ; et, quel que soit le service que je vous rends aujourd’hui, je me trouverai encore chargé de la reconnaissance. Ah ! Parlez, monsieur, répliqua Madame de Luz, qu’exigez-vous ? Croyez que je ne suis pas plus sensible aux marques de votre amitié, que je le serai au plaisir de la reconnaître. Ah ! Madame, reprit M. de Thurin en soupirant, que je serais heureux si vous teniez votre promesse ; car enfin mon cœur est toujours le même. Oserais-je espérer d’avoir enfin touché le vôtre, quand je trahis mon devoir pour vous ? Croirez-vous pouvoir encore m’accabler de mépris ? Ah ! Madame, soyez enfin sensible à la passion d’un homme qui, en conservant la vie de votre mari, se trouverait encore heureux de vous sacrifier la sienne.

Madame de Luz fut si frappée de ce discours, qu’elle ne savait comment y répondre ; mais passant tout à coup de la vivacité que lui avait d’abord inspirée la reconnaissance, à un sentiment plus fier, et tâchant cependant de cacher son indignation, pour ne laisser voir que sa surprise et sa douleur : quoi ! Monsieur, dit-elle, votre procédé n’était donc qu’une fausse générosité ? Vous ne m’offrez vos services que pour vous acquérir le droit de m’outrager. Avez-vous cru pouvoir abuser de mon malheur ? Pensez-vous que la vertu me soit moins précieuse que la vie de M. de Luz ? Plus il m’est cher, moins je dois le sauver à ce prix ; mais vous n’avez sans doute voulu que m’éprouver. N’abusez pas davantage de ma situation, et déclarez-moi plutôt si je ne dois plus compter sur vous, et si je ne dois songer qu’à fléchir la clémence du roi pour mon malheureux époux. Il faut que je vous sois bien odieux, madame, reprit M. de Thurin, ou que le sort de M. de Luz ne vous touche pas autant que vous voulez le faire croire, puisque vous refusez de lui racheter la vie par un peu de complaisance. Cessez, monsieur, répliqua promptement Madame de Luz, cessez de m’outrager davantage ; je ne sens que trop les ménagements que je vous dois dans ce moment, et combien le malheur traîne encore après lui d’humiliations ; mais cependant ne vous prévalez pas aussi cruellement, et, je ne puis m’empêcher de le dire, aussi indignement de mon état. Vous savez que, dans tout autre temps, vous n’auriez pas osé me tenir des discours aussi outrageants ; et, dans la crainte de me livrer à mon ressentiment dont les effets pourraient bien retomber sur M. de Luz, je vais sortir, et vous laisser à vos réflexions : elles vous rappelleront sans doute ce que vous devez à votre état, à mon rang, et peut-être à mon malheur.

M. de Thurin crut remarquer, dans les paroles de Madame de Luz, plus de mépris pour lui que de vertu. Il s’imagina qu’elle en ressentait encore plus qu’elle n’en faisait éclater. Il en fut piqué, et lui répliquant avec quelque aigreur : je sais, madame, que ce que j’exigeais de vous est ordinairement le fruit de l’inclination, plutôt que de la reconnaissance ; cependant la dernière rend peut-être une femme encore plus excusable que si elle se livrait à un vain caprice. Thurin ajouta tout de suite, soit qu’il eût pénétré quelque chose de l’amour de M. de Saint-Géran, dont l’amitié tendre pour sa cousine pouvait être suspecte à un homme amoureux, jaloux et méprisé, pour qui tout est rival, soit qu’il n’eût d’autre dessein que d’exhaler son dépit par quelques reproches injurieux ; il ajouta : M. de Saint-Géran, madame, vous trouverait sans doute plus disposée à reconnaître un service de sa part, qui de la mienne vous devient odieux ; et c’est ainsi que la vertu des femmes n’emprunte sa force que de la faiblesse de celui qui l’attaque.

Madame de Luz fut d’abord frappée de ce reproche ; et elle y fut d’autant plus sensible, qu’elle ne se sentait pas absolument innocente à cet égard. On ne reste ordinairement dans les bornes de la modération, que lorsqu’on est injustement accusé ; l’innocence est d’une grande consolation : c’est ainsi qu’il faut plus de philosophie dans les malheurs qu’on a mérités, que dans ceux dont on peut accuser le sort.

Madame de Luz ne put supporter ce dernier trait de la part de Thurin, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’elle put conserver encore quelque dignité dans son emportement : qu’a de commun, lui dit-elle, M. de Saint-Géran avec votre audace ? Je sens assez ce que je dois attendre d’un homme qui trouve le crime ou l’innocence suivant les passions dont il est agité. Je ne vous demande plus rien, vous n’êtes pas digne de rendre un service ; mais j’espère en la clémence du roi : il aura sans doute pitié d’un ancien serviteur qui, par son repentir et par de nouveaux services, effacera son crime. Le roi est naturellement bon, et, pour le fléchir, je ne lui laisserai pas ignorer à quelles indignités le malheur de mon mari m’a réduite. Il saura en quelles mains il a remis son autorité respectable, et par quels crimes vous voulez la profaner. Il jugera que les outrages où j’ai été exposée doivent en quelque sorte diminuer la peine de mon mari ; et peut être sera-t-il flatté que j’aie assez compté sur sa générosité pour préférer de lui devoir une grâce que j’ai eu horreur d’acheter par un crime.

Madame de Luz aurait sans doute continué, si Thurin ne l’eût interrompue : madame, lui dit-il, avec un sang-froid et une tranquillité dignes du crime le plus réfléchi, votre colère vous aveugle. Le roi ne vous croira pas. Toutes les parties dont les affaires prennent un mauvais tour, et qui ne peuvent en prévoir qu’un succès malheureux, ont coutume de déclamer contre leurs juges. Ces reproches, trop souvent répétés, ont aujourd’hui perdu tout crédit, lors même qu’ils sont les mieux fondés. Mais je suppose que le roi ajoute foi à vos discours : pouvez-vous imaginer que la grâce d’un rebelle soit le prix de votre vertu qui importe peu au salut de l’état ? Cette vertu, si précieuse à vos yeux, n’est qu’un préjugé chimérique, que les hommes, par un autre préjugé, exigent dans leurs femmes ou dans leurs maîtresses, et dont ils font peu de cas dans les autres. Elle peut quelquefois faire naître une estime stérile ; mais, comme elle est contraire à leurs plaisirs, qui est leur intérêt le plus cher, ils ne croient pas lui devoir beaucoup de reconnaissance. Ainsi détrompez-vous qu’elle soit un moyen bien puissant auprès du roi. Il m’a déjà fait connaître qu’il voulait, par plusieurs exemples de sévérité, prévenir dans la suite toute espèce de conjuration. Il semble que jusqu’ici sa clémence n’ait fait qu’enhardir la révolte. Il veut prendre une voix plus sûre, et sans doute l’unique qui convienne dans un état qui n’a été si longtemps la proie des guerres civiles, que parce qu’on ne s’est pas d’abord opposé avec assez de fermeté aux premières entreprises des esprits inquiets. C’est par là que les étrangers, jaloux de la puissance de la France, ont osé s’armer contre elle, quand ils étaient sûrs de trouver dans son sein des complices.

D’ailleurs, si le roi voulait encore user de quelque indulgence, elle ne s’étendrait jamais sur le baron de Luz : le roi s’en est déjà expliqué ; il en est comptable à l’état, à sa sûreté, à sa gloire. Le baron de Luz est un homme de qualité, l’exemple en sera plus grand ; ce sont les seuls qui fassent impression. C’est sur ce principe que le roi vient de sacrifier le maréchal de Biron, malgré les services qu’il en avait reçus. Il a refusé sa grâce aux sollicitations de sa famille, qui est considérable dans l’état, et qui tient à tout ce qu’il y a de grand en France. Il aura du moins les égards pour elle de ne pas l’accorder à un homme qui, avec de la naissance, est cependant inférieur au maréchal, à un homme qui était même un complice plus dangereux et plus criminel que le comte d’Auvergne, dont le roi s’est assuré. La jeunesse et la naissance du comte peuvent être des motifs de clémence ; car enfin il n’avait que son nom dans la conjuration : au lieu que le baron de Luz était chargé, avec le maréchal de Biron, de maintenir dans le devoir la Bourgogne, où ils ont semé ensemble la rébellion, et qui devait être le théâtre de la guerre. Ainsi, madame, vous pouvez voir le roi. Il vous plaindra, louera votre démarche, tâchera même de vous consoler, et sacrifiera votre mari à sa justice. Mais vous vous flattez du moins de me rendre la victime de votre ressentiment. Vous espérez que le roi ne se contentera pas de punir un sujet rebelle, et que le même esprit de justice lui fera sacrifier un juge dont la conduite n’aura pas été régulière, et qu’il me retirera la commission pour la remettre en des mains plus intègres : détrompez-vous encore à cet égard. Vous sentez d’abord que le baron de Luz n’en serait pas mieux pour tomber entre les mains d’un homme qui ne pourrait se distinguer de son prédécesseur que par une sévérité inflexible. D’ailleurs, puisque nous sommes ici sans témoins, et s’il faut que je vous parle avec une franchise qui ne peut rien ajouter au mépris que vous avez déjà pour moi, pensez-vous, madame, que les rois soient bien persuadés qu’ils n’ont dans leurs tribunaux que des hommes incorruptibles, et qu’ils remettent toujours leur autorité en des mains pures ? Non, madame ; mais ils le supposent ; et, s’ils viennent quelquefois à se détromper, ils aiment mieux tolérer ou dissimuler un abus, que d’annoncer, par un châtiment d’éclat, qu’ils ont fait un mauvais choix, et laisser soupçonner au public, dont les jugements sont toujours outrés, que ceux qui sont en place peuvent être aussi criminels, mais qu’ils ont plus de prudence.

J’ajouterai que les juges dont l’intégrité n’est pas absolument inflexible, ne sont pas toujours les moins nécessaires à la cour. Il se rencontre souvent des affaires délicates où l’on a besoin de ces génies adroits, de ces consciences souples, qui sachent le grand art de se prêter aux circonstances, en méprisant les formalités. On leur passe souvent bien des irrégularités à cause des services qu’ils peuvent rendre en plusieurs occasions où il s’agit d’affaires importantes, dont quelques uns, qui prendraient leurs répugnances pour de la vertu, ne voudraient pas se charger, et que des esprits libres et dégagés des scrupules font réussir. Ainsi, madame, ajouta encore M. de Thurin, perdez toute espérance de sauver M. de Luz par d’autres voies que par celles que je vous ai offertes ; ou de me faire craindre votre ressentiment, en essayant de me faire connaître au roi.

Madame de Luz, plus effrayée encore que surprise de la sincérité et de l’aveu affreux que Thurin venait de lui faire, vit avec crainte et avec horreur qu’elle avait affaire au plus adroit, au plus dangereux et au plus scélérat de tous les hommes. Elle n’eut pas la force de répondre, et, se laissant tomber dans un fauteuil, elle ne put s’exprimer que par des sanglots.

Thurin parut ému de son état, ou plutôt il espéra profiter de son abattement pour oser porter plus loin ses entreprises. Une personne alarmée, abattue et humiliée, ne voit que son malheur, et n’ose quelquefois pas avoir de la vertu ; elle accompagne rarement l’infortune.

Thurin se jeta aux genoux de Madame de Luz, et voulut la consoler. Elle ne sentit pas plutôt qu’il osait lui baiser la main, qu’elle se releva avec précipitation, et s’avança vers la porte. Il voulut la retenir ; mais elle, sans daigner lui parler, lui lança un regard plein de fureur et de mépris, sortit, monta en carrosse et retourna chez elle. Thurin resta interdit, confus, et la fureur dans l’âme. Il n’avait pas douté de triompher de Madame de Luz. Un scélérat n’a point de remords, mais il a de l’orgueil. Il était au désespoir de lui avoir fait connaître son caractère affreux, sans en avoir retiré d’autre fruit que de lui avoir inspiré une horreur invincible. Peut-être que, s’il eût prévu le mauvais succès de son dessein, il aurait offert généreusement ses services à Madame de Luz. Il se serait du moins acquis une amie ; et ce sont celles dont on n’a rien exigé, que la reconnaissance mène le plus loin. Thurin, voyant qu’il n’avait plus rien à prétendre pour son amour, ne songea plus qu’à satisfaire son dépit. Il venait d’offrir de rendre innocent un coupable ; avec son ressentiment et ses talents, il lui aurait été aussi facile de rendre criminel un innocent ; et malheureusement le baron de Luz n’avait fourni que trop de preuves contre lui-même. Cependant, comme l’amour est toujours inséparable de l’espérance, Thurin ne voulut pas se priver de tous les moyens d’apaiser Madame de Luz.

Il se contenta de paraître, en public, appréhender pour le baron de Luz ; et, sans prononcer expressément qu’il eût été complice du maréchal De Biron, il laissa soupçonner, à ceux qu’il vit ce jour-là même, qu’il n’était guère possible que le baron fût absolument innocent, après avoir eu des liaisons aussi étroites avec le maréchal. Cette affaire était alors la nouvelle de Paris. L’heureuse oisiveté dont jouissent, dans cette capitale, les gens du grand monde, plus attachés à cette ville qu’ils n’y sont nécessaires, fait que la moindre aventure les intéresse et les partage. On y prend parti sur tous les événements ; et il n’est pas étonnant que la fin tragique du maréchal de Biron, et les suites de cette affaire importante, occupassent alors entièrement les esprits. Dans une telle circonstance, les moindres paroles de Thurin donnèrent matière à bien des commentaires. Un juge qui laisse pressentir le jugement qu’il porte d’une affaire, en occasionne beaucoup de téméraires.

Il se répandit, dès le jour même, que le baron de Luz était extrêmement criminel ; qu’il avait inspiré les premières idées de révolte au maréchal De Biron, et qu’il aurait bientôt un pareil sort. Ces bruits parvinrent jusqu’à M. de Saint-Géran. Il alla dès le soir même voir Madame de Luz, pour s’éclaircir de la vérité, et pour lui rendre tous les services que les amis se doivent réciproquement. L’abattement où il la trouva lui fit croire que la nouvelle qui se répandait n’avait que trop de fondement. Ah ! Madame, lui dit-il, qu’avez-vous appris de M. de Luz ? Je me flattais que le bruit qui court dans Paris n’était qu’un artifice de ses ennemis ; mais l’état où je vous vois ne me confirme que trop ce qu’on vient de me dire. Eh ! Que vous a-t-on dit, répondit Madame de Luz, l’esprit encore rempli de toutes les images funestes qu’y avaient imprimées les discours de Thurin ? Eh quoi ! Madame, reprit M. de Saint-Géran, est-ce avec moi que vous devez dissimuler ? Quand le public ne m’aurait pas instruit du tour malheureux que prend cette affaire, devriez-vous m’en faire un secret ; et ne connaissez-vous pas assez mon attachement inviolable pour tout ce qui vous touche ? N’ai-je pas sujet de me plaindre de ce que vous n’avez pas pour moi la confiance qu’on doit à ses amis, dans les temps où ils nous sont le plus nécessaires ? De grâce, reprit précipitamment Madame de Luz, apprenez-moi vous-même ce qui se répand au sujet de M. de Luz. Madame, répondit M. de Saint-Géran, quoique j’aie peine à me persuader, surtout par l’accablement où je vous vois, que vous ignoriez l’état de son affaire, je vous dirai qu’on la regarde dans Paris comme très sérieuse, et devant bientôt finir par le plus grand malheur qui pût arriver et à vous et à moi. Quoi ! Monsieur, s’écria Madame de Luz, il y aurait à craindre pour la vie de mon mari, et l’on croit que le roi veut le faire périr ? Il est vrai que j’ai trouvé M. de Thurin peu prévenu en sa faveur, et c’était la cause de mes alarmes ; mais je ne croyais pas que mon malheur fût aussi assuré.

Madame de Luz ne voulut pas encore laisser soupçonner ce qui s’était passé entre elle et Thurin : elle aurait voulu se le cacher à elle-même. L’éclat, en pareil cas, est plus ordinaire aux fausses prudes qu’aux femmes vertueuses. Les prudes espèrent en recueillir une réputation dont elles sentent bien qu’elles ont besoin, peut-être même faire honneur à leurs charmes qui leur sont plus précieux que la vertu. Une femme raisonnable est effrayée de tout ce qui porte l’idée du crime. Elle craint qu’on ne soupçonne que l’espoir et la facilité aient enhardi l’insolence. Il y a au moins autant de vertu à ne pas éclater, et il y a certainement plus de pudeur.

Tandis que ces réflexions agitaient Madame De Luz : je crois, continua M. de Saint-Géran, qu’il n’y a pas un instant à perdre. Il faut dans le moment voir les juges. Il faut pressentir l’esprit du roi, employer tous nos amis, et ne rien oublier pour sauver un mari qui vous est cher, et à moi un ami respectable. Oui, madame, c’est en vain que l’amour voudrait me donner quelque espoir ; je ne vois plus M. de Luz comme un rival dont la vie est contraire au bonheur de mes jours, je ne vois que son malheur. Je serais trop heureux qu’il pût devoir son salut à mes soins. Je ne formerai point de souhaits indignes de vous et de moi. Je ne serais pas digne de vous aimer, si ma vertu ne m’était plus chère que vous-même. Je vais dans ce moment chez tous les juges, voir quelles mesures nous pouvons prendre ; et je viendrai demain vous en rendre compte.

Madame de Luz ne put s’empêcher d’être sensible à la générosité de M. de Saint-Géran. Elle lui fit les remerciements les plus tendres, et il sortit aussitôt. Lorsqu’elle fut seule, elle se livra à toute sa douleur. Elle comprit aisément que Thurin, n’ayant pu la faire consentir à ses infâmes désirs, était au désespoir de s’être inutilement déshonoré dans son esprit ; qu’il se livrait maintenant à son dépit et à sa rage ; et qu’il avait sans doute fait connaître au parlement et au roi les preuves qui condamnaient M. de Luz. Si Thurin n’eût été qu’un juge intègre et sévère, Madame de Luz n’aurait été qu’affligée ; mais elle ne pouvait s’empêcher de se livrer à toute son indignation et à toute sa fureur, quand elle envisageait que son mari n’était pas sacrifié à la justice du roi, mais qu’il devenait la victime d’un scélérat. Elle ne pouvait penser qu’en frémissant, que son mari serait devenu innocent, si elle eût voulu se rendre criminelle. Ce qui lui donnait encore plus d’horreur pour Thurin, était le procédé généreux de M. de Saint-Géran qu’elle aimait, dont elle était adorée ; et qui, loin de se prêter au moindre espoir qu’un amant ordinaire, avec une probité commune, aurait sans doute conçu dans une telle circonstance, faisait tous ses efforts pour assurer le salut de son rival, aux dépens d’un bonheur qu’il se serait reproché. Quelle différence la probité délicate met entre deux hommes qui ont les mêmes désirs ! Madame de Luz était donc tour à tour occupée du crime de Thurin, de la vertu de M Saint-Géran, et du malheur de son mari.

Cependant, à force d’admirer la générosité de M. de Saint-Géran, Madame de Luz crut s’apercevoir qu’elle en était trop touchée, elle se le reprocha : le malheur des âmes délicates est de se faire des scrupules. Elle craignit qu’une estime si réfléchie ne fût un désir caché, un espoir déguisé de pouvoir un jour être à M. de Saint-Géran ; elle s’imaginait avoir déjà trahi ce qu’elle devait à son mari. Ah ! Dit-elle, serait-ce donc l’amour et non pas la vertu qui m’a fait résister à Thurin ? Violerais-je mes devoirs quand je crois les remplir ? Ou ne sont-ils qu’un vain fantôme qui couvre les plus lâches sentiments ? N’est-ce point à M. de Saint-Géran que je sacrifie mon mari ? Est-ce lui, du moins, que je dois charger de son salut ? Dois-je m’en reposer sur sa générosité ? Non, je ne dois pas lui donner un si grand avantage sur moi. Allons plutôt implorer le secours de tous mes amis, me jeter aux pieds du roi ; et, s’il le faut, lui déclarer que Thurin est capable de faire périr mon mari, malgré son innocence ; lui découvrir à quel indigne prix il avait mis sa grâce. Essayons du moins ou de sauver mon mari, ou de perdre mon persécuteur. Madame De Luz passa la nuit dans ces agitations.

Le jour paraissait à peine, qu’elle demanda si M. de Saint-Géran n’avait envoyé personne ; on lui dit que non. Elle s’imagina qu’il ne s’était pas donné tous les soins qu’il lui avait promis ; que tant de négligence marquait peu d’intérêt ; et qu’elle ne devait rien attendre que d’elle-même. Elle délibéra quelque temps sur le parti qu’elle avait à prendre, et résolut enfin de faire encore une tentative auprès de Thurin. Elle sortit dans ce dessein, et se rendit chez lui. Elle apprit, en y entrant, que M. de Saint-Géran venait d’en sortir.

Thurin ne s’attendait guère qu’il dût recevoir la visite de Madame de Luz, après la hauteur, le mépris, et l’horreur qu’elle lui avait marqués en le quittant. Il croyait qu’elle sacrifierait plutôt la vie de son mari que de chercher à obtenir son salut d’un homme qui lui était si odieux. Il ne laissait pas de craindre, malgré la fermeté qu’il lui avait montrée, qu’elle n’allât en effet se jeter aux pieds du roi. Mais ses discours avaient fait trop d’impression sur l’esprit de Madame de Luz, pour qu’elle osât hasarder une pareille démarche : si elle ne réussissait pas, c’était perdre son mari sans ressource.

Thurin ressentit donc quelque joie lorsqu’on lui annonça Madame de Luz ; mais il n’abandonna pas son premier dessein, et il voulut dissimuler le plaisir qu’il avait de la revoir. Madame de Luz, en l’abordant, était pâle, tremblante, et si confuse qu’elle eut beaucoup de peine à s’exprimer. La vertu malheureuse est plus aisée à déconcerter que le crime ; et il n’y a peut-être pas de situation plus cruelle et plus humiliante pour une âme noble, que d’être réduite à demander une grâce à quelqu’un qu’on méprise.

Dois-je croire, lui dit-elle, monsieur, ce qu’on vient de m’annoncer ? Est-il vrai que vous ayez condamné mon mari ? Ah ! Je ne vois que trop que vous avez résolu sa perte. Moi ! Madame, reprit froidement Thurin ; je suis son juge et non pas sa partie. Je souhaiterais le trouver innocent, et c’est malgré moi que je condamne un coupable. Ah ! Monsieur, reprit Madame de Luz, vous trouviez hier qu’il vous était si facile de le sauver : qu’est-il survenu depuis qui rende sa mort nécessaire ? Madame, répliqua Thurin, vos scrupules sur votre devoir m’ont éclairé sur le mien ; et votre vertu a été pour moi une leçon d’intégrité. Un juge, reprit-elle, est-il donc un barbare qui ne puisse se relâcher de la rigueur des lois en faveur de l’humanité ! Madame, reprit encore Thurin, vous vous alarmez peut-être mal à propos, et M. de Luz peut bien être innocent. Hélas ! Dit Madame de Luz, vous ne le croyez pas ; et, quand il le serait, n’est-ce pas vous ?... mais la douleur m’aveugle, et je ne pense pas que je ne suis ici que pour vous fléchir, et non pour vous irriter. Ce n’est pas à moi, madame, répliqua Thurin, que doivent s’adresser vos supplications : voyez le roi ; c’est à nous à faire justice, et ce n’est qu’à lui qu’il appartient de faire grâce. Dans ce moment, Madame de Luz, suffoquée par les sanglots et fondant en larmes, tomba aux genoux de Thurin. Hélas ! Lui dit-elle, serez vous inexorable ? Ayez pitié de mon malheureux époux ; ayez pitié de l’état où vous me réduisez, mon sort est entre vos mains.

Madame de Luz était dans cet état lorsque Thurin, ne pouvant s’empêcher de rougir de voir une femme de cette naissance dans un abaissement si peu digne d’elle et de lui, la releva, et, la faisant asseoir, il se jeta lui-même à ses pieds. Vous voyez, madame, ce que peuvent vos charmes, puisqu’ils me font violer mon devoir. Devez-vous être surprise qu’ils aient égaré ma raison ? Oui, madame, je vous suis entièrement dévoué. Quoique le roi soupçonne une partie du crime de M. de Luz, quoique le public en porte le même jugement, et qu’il me soit d’autant plus dangereux de le rendre innocent, que je me perds sans ressource si le roi vient à savoir que j’ai trahi sa confiance, vos moindres désirs sont mes lois les plus sacrées : vous ne devez pas être inflexible à mon égard, lorsque je vous sacrifie tout. Mais je ne vous dissimule point que mon amour méprisé se changerait en fureur ; je perdrais M. de Luz : ne soyez pas insensible à sa perte et à l’amour le plus violent. Thurin, en prononçant ces paroles et toujours aux genoux de Madame de Luz, tâchait de porter ses entreprises plus loin. Madame de Luz, effrayée et tout en pleurs, voulut le repousser : ah ! Monsieur, s’écria-t-elle, qu’exigez-vous de moi ? Grand dieu ! Quelle est ma situation ! Mais Thurin tout en feu et devenu plus entreprenant : c’en est trop, dit-il, il faut ou satisfaire mes désirs, ou voir votre mari sur l’échafaud. L’infortunée Madame de Luz, malgré ses soupirs et ses larmes, malgré l’horreur que lui inspirait Thurin, vaincue par le malheur, fut forcée d’immoler au salut de son mari, la vertu, le devoir et l’amour ; et Thurin fut, dans ce moment, le plus heureux des hommes, s’il était possible de l’être dans le crime, et lorsque le cœur devrait être déchiré de mille remords.

Thurin se jeta ensuite aux pieds de Madame de Luz ; il lui prit les mains, et, ne cessant de les baiser, il lui fit mille protestations de ne vivre jamais que pour elle. Il se livra enfin à tous les transports qui n’appartiennent qu’à des amans heureux, c’est-à-dire à des amans aimés. Madame de Luz, devenue insensible à toutes les actions et à tous les discours de Thurin, n’y répondait que par les larmes les plus amères. Elle ne pouvait parler, les sanglots lui coupaient la voix. Elle n’osait le regarder. Elle n’osait plus lui faire de reproches ; elle ne s’en trouvait pas digne, et elle se livrait à toute sa douleur. Thurin ne la quitta que pour prendre sur son bureau les lettres de M. de Luz, et tout ce qui y avait rapport ; il les mit dans un portefeuille : voilà, lui dit-il, madame, tout ce qui pouvait décider le sort de M. de Luz. Mais ce n’est pas assez : je vais au Louvre ; je rendrai compte au roi de tout ce qui le regarde ; et je ne manquerai pas de le peindre comme l’homme le plus innocent, le sujet le plus fidèle, et à qui on ne saurait, par trop de grâces, faire oublier une prison injuste.

Madame de Luz, toujours fondant en larmes, ne répondait pas à ce discours. Quoique le salut de son mari eût été l’unique cause de son malheur, elle n’y paraissait plus sensible par la grandeur du prix qu’il lui avait coûté. Cependant Thurin continuant toujours à lui parler, elle revint enfin à elle, se leva, et, sans lui répondre, voulut sortir. Thurin essaya de la calmer, et lui demanda sa grâce ; mais Madame de Luz, s’efforçant de parler, et sa voix se faisant passage à travers mille sanglots : monsieur, lui dit-elle, n’abusez pas davantage de mon état ; de grâce, laissez-moi me retirer, et du moins vous cacher ma honte. Thurin craignant de l’affliger encore, ou peut-être quelques remords commençant à se faire sentir dans son cœur, et rougissant d’un bonheur dont il était si peu digne, il n’osa pas lui résister. Alors Madame de Luz, rappelant toute la fermeté qui pouvait cacher sa honte et le désordre où elle était, essuya ses larmes, prit le portefeuille qui était devant elle, et sortit. Elle cacha à ses gens le trouble de son âme le mieux qu’il lui fut possible.

Lorsqu’elle fut seule, ses larmes recommencèrent ; les sanglots la suffoquaient ; elle se livra à toute sa douleur. Elle envisagea ce qui venait de lui arriver ; il lui semblait que c’était un songe qu’elle ne pouvait se persuader. Elle ouvre ce fatal portefeuille, elle y trouve en effet les lettres de M. de Luz : elle les lit, et ne peut s’empêcher de les mouiller de ses larmes : elles lui rappelaient des idées trop funestes. Enfin, après avoir vu que Thurin lui avait remis les moindres papiers où le nom et l’écriture de M. de Luz se trouvaient, elle les brûla tous pour en dérober à jamais la connaissance. Heureuse si elle eût pu anéantir en même temps l’idée de son malheur, la douleur et les remords qui la dévoraient !

Tandis que Madame de Luz se livrait à son désespoir, M. de Saint-Géran n’était occupé que du sort de M. de Luz, et du soin de le sauver. Il était allé, le jour précédent, pour voir Thurin, et n’avait pu lui parler. Il y était retourné le lendemain matin. Thurin ne lui donna pas une longue audience ; et, sans laisser pénétrer ses sentiments, lui dit, pour toute réponse, qu’il était parfaitement instruit de l’affaire de M. de Luz, et que dès ce jour même il en rendrait compte au roi. M. de Saint-Géran, ne pouvant pas le faire expliquer davantage, sortit un moment auparavant que Madame de Luz y arrivât. Il résolut d’aller au Louvre pour savoir quel serait le succès du rapport que Thurin devait faire au roi. Il y avait déjà quelque temps qu’il y était, lorsqu’il vit arriver Thurin au lever. En effet, aussitôt que Madame de Luz l’eut quitté, il se rendit auprès du roi pour tenir la parole qu’il lui avait donnée. Le roi l’ayant aperçu, lui demanda s’il avait quelque chose de nouveau à lui apprendre. Oui, sire, répondit-il, je suis maintenant en état de rendre compte de toute la suite de l’affaire du maréchal de Biron à votre majesté, s’il lui plaît de m’accorder un moment d’audience particulière.

Le roi, qui avait cette affaire fort à cœur, ayant fini de s’habiller, donna ordre à Thurin de le suivre dans son cabinet, où étant seul avec lui : sire, lui dit-il, votre majesté ayant donné aux rebelles de son royaume un exemple de justice en la personne du maréchal de Biron, j’ai examiné avec soin quels indices on pourrait trouver dans les papiers du maréchal : j’aurais soupçonné la fidélité du baron de Luz par les liaisons étroites qu’il paraissait avoir avec lui ; mais, après l’examen le plus exact, non-seulement je n’ai rien trouvé qui chargeât le baron ; mais il y a des preuves de son innocence. Le maréchal gardait des copies des lettres qu’il écrivait : en voici plusieurs adressées à Picoti, son agent à Bruxelles, qui sont absolument la justification du baron de Luz. Le roi les prit, les lut, et vit que le maréchal mandait à Picoti que la seule personne qui l’embarrassait et qui l’inquiétait pour l’exécution de son projet, était le baron de Luz ; que c’était un homme extrêmement attaché à son devoir, et qui, dans les guerres civiles, était un des plus déterminés royalistes ; qu’il était difficile qu’on pût donner passage aux espagnols par la Bourgogne, sans que le baron en fût instruit et en avertît la cour ; qu’au surplus, on pourrait s’en défaire et l’immoler au secret de la conjuration, lorsqu’il serait temps d’agir.

Ces lettres avaient effectivement été écrites par le maréchal de Biron avant qu’il eût séduit le baron de Luz, et dans le temps où il désespérait d’y réussir. Vous voyez par là, sire, reprit Thurin, que non-seulement le baron de Luz n’était pas instruit de l’intrigue ; mais que sa présence en Bourgogne a peut-être empêché qu’elle n’éclatât, et que, pour en assurer le succès, on en voulait même à ses jours. Je crois donc que votre majesté, après avoir satisfait à sa prudence en le faisant arrêter, doit aujourd’hui reconnaître sa fidélité en lui faisant rendre sa liberté.

C’est assurément, dit le roi, la moindre chose que je lui doive quant à présent : je ne prétends pas m’acquitter à si peu de frais ; et je veux lui faire oublier, à force de bienfaits, ce que la malheureuse nécessité m’a obligé de lui faire souffrir. C’en est assez, M. de Thurin, ajouta le roi ; je ne veux pas que vous poussiez vos recherches plus loin. Puisque le baron de Luz est innocent, et qu’il était le seul homme considérable dont la conduite méritât mon attention, ce n’est pas la peine de rechercher les autres, qui auront sans doute plutôt été séduits que malintentionnés pour l’état, et dont ma clémence fera des sujets d’autant plus fidèles, qu’ils croiront, par la tranquillité où je les laisserai, qu’ils n’ont pas même été soupçonnés. Ils ne sont pas à craindre ; et, puisque je leur pardonne, je ne veux pas même les connaître, afin de les traiter comme le reste de mes sujets. Que cette affaire soit donc absolument ensevelie : je me charge du comte d’Auvergne. Pour vous, allez promptement faire rendre la liberté au baron de Luz, et l’assurer de mes bontés.

C’est ainsi que l’adroit Thurin était également propre à servir ou à nuire, suivant ses intérêts ou ses plaisirs. Sire, dit-il, le marquis de Saint-Géran, ami particulier du baron de Luz, est dans l’antichambre ; vous ne sauriez donner la commission d’aller faire sortir le baron à quelqu’un qui y soit plus sensible. Tant mieux, répondit le roi, j’estime Saint-Géran ; qu’on le fasse entrer. M. de Saint-Géran, extrêmement surpris, parut devant le roi. Je vous sais bon gré, lui dit le roi, d’être demeuré attaché à votre ami dans sa disgrâce. Allez, de ma part, lui rendre la liberté. Le marquis de Saint-Géran, transporté de joie, remercia le roi d’avoir bien voulu le choisir pour cette commission. L’ordre fut expédié sur-le-champ, et M. de Saint-Géran partit en répandant cette nouvelle. Tous ceux qui étaient restés amis de M. de Luz, ou qui crurent qu’il était permis de le redevenir, partirent avec lui. D’autres se récrièrent sur la justice du roi, sur l’innocence du baron, et disaient qu’ils ne l’avaient jamais soupçonné d’être criminel ; que tôt ou tard la vérité perce, et que l’innocence triomphe. Enfin les courtisans de ce temps-là pensaient et parlaient comme ceux d’aujourd’hui.

 

Seconde partie

Le marquis de Saint-Géran, suivi d’un grand nombre de personnes, arriva à la bastille, et en fit sortir le baron de Luz. Aussitôt que le baron apprit qu’il était libre, il sentit qu’il était plus heureux qu’innocent. Après avoir embrassé le marquis de Saint-Géran et tous ceux qui l’avaient suivi, il partit sur-le-champ, croyant que, malgré l’idée que l’on avait de son innocence, son premier devoir était de remercier le roi : les princes voulant en général que l’on reçoive toujours une justice comme une grâce. Il arriva donc au Louvre, suivi de tout ce cortège. Le roi le reçut avec bonté. Baron, lui dit-il aussitôt qu’il l’aperçut, je viens enfin de vous rendre justice ; oublions le passé, continuez à me bien servir, et comptez que je ne vous aimerai pas moins, quoique j’aie eu tort avec vous. Le baron de Luz ne répondit au roi qu’en se jetant à ses pieds. Le roi lui tendit la main, et le releva. Allez, lui dit-il, voir Madame de Luz et calmer toutes ses alarmes. Le baron de Luz prit congé du roi, et arriva chez lui suivi des mêmes personnes qui l’avaient accompagné au Louvre.

Madame de Luz, plongée dans la douleur, et qui avait fait défendre sa porte à tout le monde, fut extrêmement surprise d’entendre plusieurs carrosses qui entraient dans sa cour, et bientôt après le bruit d’un grand nombre de personnes qui s’approchaient de son appartement, sans être annoncées. Elle appelait ses gens pour en savoir le sujet, lorsqu’elle vit paraître devant elle M. de Luz suivi d’une foule de ses amis. Il courut l’embrasser avec mille transports.

Jamais surprise ne fut égale à celle de Madame de Luz. La présence de son mari fut pour elle un coup de foudre : celle de Thurin, le souvenir de son crime, et tout ce qui lui était arrivé, ne pouvaient pas lui porter un coup plus cruel. Elle revoyait un mari à qui elle n’osait plus donner ce nom ; qui, en paraissant devant elle, semblait moins touché du plaisir de jouir de la liberté, que de celui de retrouver une femme qu’une longue séparation lui avait rendue plus chère. Elle le voyait se livrer aux transports les plus vifs, et l’accabler des caresses les plus tendres, dans le moment qu’elle venait de lui faire le plus sensible outrage. Elle n’osait répondre à ses caresses ; peu s’en fallut qu’elle ne lui déclarât qu’elle en était indigne. Cependant elle se remit le mieux qu’il lui fut possible ; et le baron de Luz attribua le désordre de sa femme à la surprise où elle était de le voir dans un temps où tous ses amis craignaient pour ses jours. Le nombre prodigieux d’amis qui l’avaient accompagné depuis la bastille jusque chez lui, achevèrent, par leur empressement, de cacher l’embarras de Madame de Luz.

M. de Saint-Géran était le seul qui, dans la joie qu’il marquait, ressentait en lui-même quelques mouvements secrets et involontaires qui la combattaient. Ce n’est pas qu’il n’eût fait tout au monde, et qu’il n’eût hasardé même sa vie pour sauver celle du baron. Mais, lorsque M. de Luz fut en sûreté, que la générosité fut satisfaite et inutile, l’amour reprit tous ses droits. M. de Saint-Géran ne laissait cependant rien paraître qui pût déceler ses sentiments secrets ; peut-être ne les démêlait-il pas bien lui-même. Ce n’était qu’un mouvement secret de la nature qui ne pouvait éclater sur son visage que pour des yeux aussi clairvoyants que ceux d’une amante, et personne ne crut faire à M. de Luz des compliments plus sincères que M. de Saint-Géran.

Pendant que M. de Luz recevait les compliments de toute la cour, Madame de Luz était obligée de cacher le chagrin intérieur qui la dévorait, et de prétexter souvent quelque incommodité qui pût paraître la cause de l’abattement où elle était. Le baron de Luz ne manquait pas un jour d’aller faire sa cour. Le roi l’entretint souvent des affaires de la Bourgogne ; et, quelques jours après, il déclara qu’il donnait ce gouvernement à m le dauphin ; que M. de Luz et M. de Bellegarde en seraient les lieutenants généraux sous lui, et partageraient entre eux toute l’autorité dont était revêtu le maréchal de Biron.

Ce changement dans la forme du gouvernement de Bourgogne était extrêmement favorable au baron de Luz. Quoiqu’il eût un collègue dans M. de Bellegarde, son autorité partagée devenait cependant plus grande sous m le dauphin, que lorsque le maréchal de Biron y commandait. Mais la faveur dont le baron de Luz commençait à jouir, ne consolait pas Madame de Luz. Quoiqu’elle ne fût devenue la victime de la scélératesse de Thurin que pour sauver la vie de son mari, elle se repentait toujours de ce qu’il lui en avait coûté. La présence de son mari lui reprochait d’avoir violé ses devoirs. La vue de M. de Saint-Géran lui rappelait l’amour outragé, et le souvenir de Thurin lui causait une horreur qui achevait de déchirer son âme.

Thurin s’était en vain flatté de s’être acquis le droit de continuer quelque commerce avec Madame de Luz. Il s’imaginait, sur le caractère ordinaire des femmes, que le sacrifice qu’il en avait obtenu la lui avait soumise. Une femme qui s’est une fois livrée à un homme, si elle ne lui a pas engagé son cœur, lui a du moins donné des droits sur sa complaisance : ou elle s’attache à son amant, ou elle obéit à son tyran ; et la passion brutale d’un scélérat n’en exige pas davantage. Thurin crut n’avoir pas besoin d’autre titre pour aller la voir ; et il comptait bien, s’il la trouvait seule, prendre avec elle des arrangements, et lier un commerce réglé. Madame de Luz était seule en effet lorsqu’on le lui annonça. L’indignation qui, au nom de Thurin, s’éleva dans son cœur, l’empêcha de répondre. Si elle eût prévu son audace, elle lui eût fait défendre sa porte ; et elle n’était pas encore revenue de son trouble lorsqu’il entra. Madame, lui dit-il, quoique je n’aie pas dû l’excès de vos bontés à votre inclination, qui seule pourrait rendre mon bonheur parfait, je sens que je vous suis attaché pour ma vie. Je veux faire tous mes efforts pour effacer de votre esprit ce que mon entreprise paraît avoir eu de violent ; et je ne puis être heureux, si par mes soins, mes respects, et une entière soumission à toutes vos volontés, je ne parviens à toucher votre cœur. Vous pouvez, ajouta-t-il, si vous approuvez mes vœux, déclarer à M. de Luz que c’est à moi qu’il doit son innocence, et la facilité qu’il a eue d’apaiser le roi. Par là vous le disposerez aisément à m’accorder son amitié, et elle servira facilement de voile à mon assiduité à vous faire ma cour. Madame de Luz, qui jusque-là, retenue par la colère, la honte et l’indignation, avait gardé le silence, le rompit enfin.

Pourrais-tu, lui dit-elle, malheureux, te flatter d’exciter dans mon cœur d’autres sentiments que ceux du mépris et de l’horreur ? Ne dois-tu pas être content de m’avoir plongée dans l’infamie et dans le crime ? Après avoir déshonoré mon mari, veux-tu, par une lâcheté encore plus grande, le trahir en l’obligeant à l’amitié et à la reconnaissance envers un monstre digne de toute sa fureur ? Ah ! Respecte du moins son erreur, et ne la fais pas servir à combler tes crimes et mon indignité. Ne suis-je pas assez criminelle ? Crois-tu que je puisse encore devenir complice de ta perfidie ? Ah ! Sans doute tu peux croire que tu m’as rendue assez méprisable pour oser tout hasarder avec moi ; mais ne t’abuse pas davantage, ne cherche pas à me rappeler l’idée de mon crime. Je veux croire que ma honte n’est connue que de toi, ne viens pas la redoubler par ta présence ; c’est assez pour moi de rougir à mes yeux. Va, fuis, délivre-moi de l’horreur de te voir ; pour expier mon crime, pour punir ta lâcheté, je suis capable de découvrir l’un et l’autre ; et mes remords me donneront plus de fermeté que je n’en ai eu pour conserver mon innocence. Madame de Luz finit en répandant un torrent de larmes, et suffoquée par ses sanglots. Thurin, ému de ce spectacle, soit crainte ou respect, soit repentir ou admiration, n’eut pas la force de répliquer, et se retira. Lorsqu’il fut sorti, Madame de Luz continua encore de s’affliger ; mais enfin elle se calma, ou du moins elle tâcha de cacher son trouble, parce que le marquis de Saint-Géran entra presque dans le même moment.

De quelque honte que Madame de Luz se sentît accablée en présence de son mari, celle de M. de Saint-Géran lui donnait encore plus de confusion. En effet, elle n’avait trahi que ses devoirs envers M. de Luz : si les exemples en pareille matière pouvaient autoriser, elle en avait assez pour ne se pas juger extrêmement criminelle ; mais elle était peut-être la seule qui, avec la passion la plus violente dans le cœur, sût résister à son penchant. Elle avait manqué à la fois à la vertu et à l’amour ; et les reproches de l’amour sont peut-être les plus sensibles.

La présence de M. de Saint-Géran augmentait donc le dépit de Madame de Luz. Elle ne s’était pas encore trouvée seule avec lui, depuis que M. de Luz était rentré en grâce auprès du roi. Madame, lui dit M. de Saint-Géran, quoique vous m’ayez peut-être soupçonné d’avoir eu, au sujet de M. de Luz, des sentiments plus intéressés que généreux, je puis vous assurer que personne n’a été plus sensible que moi à sa justification. J’aurais sans doute fait mon bonheur de vous posséder ; mais, quelle que soit ma passion pour vous, je ne voudrais pas vous devoir au malheur d’un ami, et, ce qui est encore plus respectable pour moi, d’un homme qui vous est cher. Vous m’avez accoutumé à n’avoir d’autres sentiments que les vôtres ; et si de moi-même j’en eusse eu de moins généreux, depuis que j’ai le bonheur de vous être attaché, je vous aurais dû ma vertu.

Je n’ai jamais pensé, répondit Madame de Luz, que vous ayez été capable de concevoir des espérances qui pussent nous faire rougir l’un et l’autre. Je vous ai toujours cru vertueux. Quelque flatteur qu’il fût pour moi de vous avoir inspiré ces sentiments, il ne l’est peut-être pas moins de supposer que vous les avez toujours eus, qu’ils vous sont propres et naturels. C’est par là seulement que je puis excuser mon penchant pour vous ; et il m’est encore plus doux de justifier mon attachement que de flatter mon amour-propre. Je sais que M. de Luz mérite, par l’amitié qu’il a pour vous, que vous soyez son ami ; mais je ne sais si un rival est un ami bien sûr. Quoi qu’il en soit, vous savez que je vous ai toujours ouvert mon cœur, je vous l’aurais peut-être caché difficilement ; mais enfin, si vous connaissez le fond de mon âme, c’est à ma confiance, et non pas à ma faiblesse ou à mon indiscrétion, que vous devez l’attribuer. Je ne changerai point avec vous de conduite à cet égard. Quels que soient mes sentiments, je vous les ferai connaître ; et, pour continuer à vous convaincre de ma sincérité, je vous avouerai que vous m’êtes infiniment cher ; que je crois que vous me le serez toujours : j’ajouterai même que je le crains. Oui, je ne vous dissimulerai point que je souhaiterais vous voir avec plus d’indifférence. Les alarmes que la prison de M. de Luz m’a causées, les frayeurs que j’ai eues sur son sort, me l’ont rendu plus cher. Si la vertu, si la raison doivent nous faire combattre des sentiments contraires à notre repos, pourquoi ne pas chercher à fortifier ceux qui y sont conformes ? L’on prétend que les réflexions peuvent affaiblir une inclination ; elles peuvent aussi contribuer à la fortifier dans un cœur. Je veux faire tous mes efforts pour m’attacher de plus en plus à M. de Luz ; je crains bien de n’y pas réussir ; mais enfin je suis obligée d’y travailler ; et je sens bien qu’il ne fera pas de grands progrès dans mon cœur, tant que votre présence détruira tout le fruit de mon attention et de mes soins. Je vous demande en grâce de me voir avec moins d’assiduité ; les dissipations qui se trouvent dans Paris, peuvent vous en fournir aisément le prétexte et les moyens. Ce n’est peut-être qu’en nous arrachant l’un à l’autre, que nous cesserons de nous être nécessaires. Je vous avouerai même, et je ne puis porter plus loin le désir de me livrer à mes devoirs, que je voudrais que votre cœur pût s’attacher. Plusieurs femmes en briguent la conquête ; leur facilité est un grand charme : en les voyant, et cessant de me voir, vous m’oublierez aisément ; les chaînes de l’habitude sont bien fortes. Ce n’est pas que j’espère ressentir pour M. de Luz la tendresse que vous seul jusqu’ici m’avez inspirée. Je serais trop heureuse que mon cœur et mon devoir fussent d’accord ; si je ne dois pas m’en flatter, ils ne seront pas du moins dans un combat perpétuel, et la vertu n’exige rien de plus : l’amour pour mon mari ferait mon bonheur ; mais il n’est pas nécessaire à mon devoir.

Tandis que Madame de Luz parlait ainsi, M. de Saint-Géran était dans un étonnement qui ne lui permettait pas de l’interrompre ; mais lorsqu’il vit qu’elle avait cessé de parler : je n’aurais jamais soupçonné, lui dit-il, madame, que le malheur, qui ne semblait d’abord menacer que M. de Luz, ne dût enfin tomber que sur moi. Vous savez combien j’ai été sensible à sa disgrâce ; j’aurais sans doute désiré de contribuer par mes soins à lui procurer sa liberté ; mais je suis encore plus satisfait qu’il ne l’ait due qu’à son innocence. J’aime assez mes amis pour ne pas désirer de leur rendre des services qu’ils ne devraient qu’à leur malheur ; et je n’ambitionne point de me les assujettir par la reconnaissance. Je ne sais pas si de pareils sentiments auraient dû vous détacher de moi ; ils étaient faits pour toucher votre âme. Vous espérez, dites-vous, qu’en cessant de vous voir, je cesserai de vous aimer, et que mon cœur pourra devenir sensible pour quelque autre que vous : vous ne rendez justice ni à vous, ni à moi. Un cœur que vous avez une fois touché, doit être bien difficile sur tout autre objet ; et d’ailleurs, soit vertu, soit malheur, je ne suis point de ceux qui s’attachent plutôt par faiblesse que par goût, qui offrent leur hommage et non pas leur cœur. Vous connaissez le mien ; vous savez qu’il n’était fait que pour vous : vous m’aviez permis de croire que vous en acceptiez le don : faut-il le rejeter aujourd’hui avec mépris ? Que vous êtes injuste, reprit Madame de Luz ! Pouvez-vous imaginer que je vous méprise ? Ah ! Croyez que je vous estime, puisque je vous aime. Je serais trop malheureuse si vous cessiez de mériter mon estime : c’est elle seule qui peut justifier mon penchant pour vous ; mais notre amour est aussi contraire à mon bonheur qu’à mon innocence. Que je vous doive l’un et l’autre ; cessons de nous voir : cette séparation me sera plus cruelle qu’à vous-même ; mais je la crois nécessaire ; peut-être lui devrons-nous un jour notre tranquillité.

M. de Saint-Géran, ne pouvant se résoudre à un si cruel sacrifice, fut quelque temps à combattre la résolution de Madame de Luz ; mais, voyant qu’au lieu de lui faire changer de dessein, il ne faisait que l’affliger ; jugeant aussi qu’il lui serait impossible de cesser de la voir, en demeurant dans le même lieu, il prit enfin le parti de s’éloigner, autant par désespoir que par obéissance. Il alla prendre congé d’elle. Jamais adieux ne furent plus tendres ; jamais il n’y eut de séparation plus cruelle ; jamais leur amour n’avait été plus vif. Ils gémissaient, ils soupiraient ; la douleur les empêchait de parler, et ils ne pouvaient s’exprimer que par leurs larmes. Madame de Luz fut prête à révoquer un ordre qu’elle trouvait trop barbare contre M. de Saint-Géran, et contre elle-même. Elle n’avait exigé cette séparation que pour cesser de l’aimer ; et, n’écoutant alors que son cœur, elle lui jura cent fois l’amour le plus tendre et le plus constant. Ils se séparèrent enfin ; et M. de Saint-Géran, qui avait demandé au roi la permission d’aller servir en Hongrie, partit le jour même, le cœur déchiré par l’amour et par le désespoir.

La France, qui avait été longtemps agitée par les guerres civiles et étrangères, jouissait enfin d’une paix stable qu’elle devait à la valeur, à la fermeté et à la prudence de son roi. Henri, après avoir calmé les troubles intérieurs, dissipé les factions et épouvanté les rebelles, venait encore d’assurer la paix avec l’Espagne et la Savoie par les traités de Vervins et de Lyon.

Un grand nombre d’officiers français, n’ayant plus de guerre chez eux, allèrent la chercher chez les étrangers. Les uns passèrent, avec le prince de Joinville, chez les hollandais ; les autres suivirent les ducs de Mercœur et de Nevers, et offrirent leurs services à l’empereur Rodolphe II contre les turcs. Il semble que le français ne fasse la guerre que pour la gloire. Il combat son ennemi sans le haïr ; et, sitôt qu’il a fait sa paix, il est prêt à servir avec zèle celui contre lequel il vient d’exercer sa valeur. Les services que Rodolphe reçut des français furent tels, que Mahomet Iii, qui régnait alors sur les ottomans, leur attribua les plus grands succès des impériaux. Il envoya à ce sujet au roi, Barthélemy Lueur, renégat français, et le premier que les turcs aient chargé d’une pareille commission. Son principal objet était d’engager le roi à rappeler le duc de Mercœur et les français qui l’avaient suivi. Henri reçut cet envoyé avec distinction, quoique sans grand appareil.

Il le chargea de plusieurs présents pour répondre à ceux du sultan ; mais il ne lui donna aucune réponse positive sur ses demandes. En effet, Henri, élevé parmi les armes, ayant conquis son royaume à la pointe de l’épée, et justifié ses droits par sa valeur, aimait naturellement la guerre. C’était par là qu’à la fois général et soldat, il était devenu le plus grand capitaine de son siècle. La plupart de ses officiers, qui dans d’autres temps ou d’autres lieux eussent été des généraux, ne paraissaient que des soldats sous lui. Ce prince, en faisant la paix, avait sacrifié son inclination particulière au bonheur de ses sujets : quand on sait combattre, on doit savoir aussi faire glorieusement la paix. Henri aimait tous ses sujets. Il protégeait le peuple comme la partie la plus faible, quoique la plus nécessaire à l’état ; mais il considérait particulièrement la noblesse et les soldats, comme les défenseurs de la patrie.

Il savait que la noblesse n’était exempte de quelques impositions, que parce qu’elle était destinée à servir plus glorieusement l’état ; qu’elle ne tirait le droit de porter l’épée que de l’obligation où elle est de l’employer contre les ennemis de la nation, et il ne regardait comme véritables gentilshommes que ceux qui portaient les armes. On ne voyait point un homme, au sein de l’oisiveté, prétendre à des places qui sont le prix du sang versé pour la patrie, ou quitter le service après les avoir obtenues.

Le roi n’était donc pas fâché que la plupart des gentilshommes allassent chez les étrangers continuer à s’instruire du grand art de la guerre. Il sut bon gré à ceux qui lui en demandèrent la permission ; ainsi le marquis de Saint-Géran n’avait pas eu de peine à l’obtenir.

Quelque temps après, le baron de Luz partit avec M. de Bellegarde, pour aller à Dijon régler ensemble la forme du nouveau gouvernement. Comme il ne comptait pas y faire un long séjour, il laissa Madame de Luz à Paris. Aussitôt qu’elle n’eut plus devant les yeux son amant et son mari, deux objets dont la vue déchirait le plus cruellement son âme, elle ne craignit plus que de rencontrer Thurin, dont le souvenir la faisait frémir d’horreur. Elle prit le parti d’aller passer, à une maison de campagne qu’elle avait auprès de Paris, tout le temps que M. de Luz serait absent. Lorsqu’elle y fut, elle se livra encore à toute sa douleur. C’est une douceur pour les malheureux que de pouvoir s’affliger en liberté. Mais enfin le temps la calma un peu ; et elle commençait à jouir de quelque tranquillité, lorsque plusieurs personnes, abusant du voisinage, vinrent troubler sa solitude. Madame de Luz, après avoir satisfait à tout ce que la politesse et l’usage exigent en pareille occasion, fit tous ses efforts pour rompre ou prévenir des liaisons qui lui étaient importunes. Le monde ne s’attache qu’à ceux qui le recherchent : Madame de Luz eût été bientôt rendue à sa solitude, si parmi ceux qui vinrent la voir, il n’y en eût eu deux qui avaient été attirés chez elle par un intérêt trop vif pour s’en éloigner aussi facilement.

Le comte de Maran et le chevalier de Marsillac, qui avaient vu Madame de Luz à la cour, en étaient devenus amoureux l’un et l’autre. Le comte de Maran était un homme d’une naissance assez ordinaire, pour ne pas dire obscure. Il était venu du fond d’une province éloignée pour s’attacher à la cour ; et, comme on y reçoit aussi souvent les hommes sur leurs prétentions que sur leurs droits, il s’y était donné pour un homme de qualité, et avait été reçu pour tel ; ou plutôt on ne s’était guère embarrassé de lui disputer un titre qui n’intéressait personne, par le grand nombre de ceux qui le portent ou qui l’usurpent.

C’était sur une naissance aussi douteuse que Maran fondait un orgueil stupide, tel qu’on le remarque dans ceux qui n’ont d’autre mérite qu’un nom à citer. Le comte de Maran croyait que la valeur était la seule vertu ; et la férocité lui en tenait lieu. Au reste, sans mœurs, sans esprit, sans probité, il était capable des actions les plus basses et les plus hardies pour satisfaire ses désirs. Son caractère faisait un contraste parfait avec celui du chevalier de Marsillac. Le chevalier était d’une des meilleures maisons du royaume, pouvait prétendre à tout par sa naissance, et il n’y avait rien dont il ne fût digne par sa vertu.

Deux hommes aussi opposés devinrent rivaux en même temps. Tous deux, extrêmement amoureux, déclarèrent bientôt leur passion à Madame de Luz. Il est aisé de s’imaginer, dans l’état où elle se trouvait alors, quelle impression leurs discours firent sur son esprit. Tous ses malheurs s’y retracèrent dans le moment. En effet, le seul mot d’amour devait la faire frémir ; il était la première cause du désespoir où elle était plongée. Quelque différence qu’elle eût faite en tout autre temps du chevalier de Marsillac et du comte de Maran, elle les traita, dans cette occasion, avec une égale fierté, et presque avec le même mépris. Le chevalier de Marsillac, qui avait l’esprit aussi pénétrant que ses sentiments étaient délicats, ne pouvant accorder avec la douceur naturelle de Madame de Luz un pareil accueil, ne douta point qu’elle n’eût déjà le cœur rempli d’une passion violente, et peut-être malheureuse ; et, respectant son secret, sans lui rien témoigner de ses soupçons, il lui promit qu’il ne l’importunerait jamais par de pareils discours puisqu’il avait malheur de lui déplaire. Madame de Luz lui en sut gré, et ne songea plus qu’à se défaire absolument du comte de Maran. Celui-ci, plus présomptueux qu’éclairé, regarda la colère de Madame de Luz comme le seul effet de la pudeur. Il était, ainsi que tous les gens sans esprit et sans éducation, dans le préjugé grossier et ridicule qu’il n’y a point d’amans dont les femmes ne soient flattées ; qu’elles n’ont jamais qu’une vertu fausse, et qu’il suffit d’être entreprenant pour être heureux avec elles. Le comte de Maran résolut de se conduire sur ce principe, et de se satisfaire à quelque prix que ce fût.

Le chevalier de Marsillac s’aperçut bientôt que Maran était son rival ; mais il ne fit pas à Madame de Luz l’injure de la croire sensible à un tel hommage. Il allait la voir assez rarement pour la persuader de son repentir ; et, quoiqu’il conservât encore pour elle des sentiments fort tendres, il forma le dessein de les lui sacrifier, et de se borner à être de ses amis.

Le comte de Maran ayant voulu retourner chez Madame de Luz, on lui dit qu’elle n’y était pas. Une telle réponse ne peut être longtemps équivoque, surtout à la campagne ; et Maran comprit aisément que Madame de Luz lui faisait refuser sa porte. Il soupçonna aussitôt le chevalier de Marsillac d’être un rival à qui on le sacrifiait. Le comte de Maran croyait qu’il n’y avait rien de honteux en amour, que de n’être pas heureux ; et que les moyens les plus sûrs de le devenir, même les plus criminels, étaient toujours les meilleurs. Le chevalier de Marsillac et lui n’avaient jamais eu beaucoup de liaison : le caractère vertueux du chevalier suffisait pour déplaire au comte de Maran ; mais, lorsque celui-ci regarda le chevalier comme son rival et comme un rival heureux, il conçut la haine la plus violente contre lui, et forma aussitôt le dessein de se venger.

Il était résolu de l’appeler en duel, lorsque le hasard les fit rencontrer, et termina leur querelle. Madame de Luz était bien éloignée de s’imaginer qu’elle dût être bientôt le sujet d’un combat.

On était alors en été, et c’était dans la plus grande chaleur. Madame de Luz dont le parc était borné par la rivière, prenait le bain. Elle y était allée ce jour-là de grand matin, et n’avait qu’une de ses femmes avec elle. À peine était-elle entrée dans le bain, que sa femme de chambre lui dit qu’elle avait oublié quelque chose qui lui était nécessaire. Madame de Luz, se croyant fort en sûreté, lui ordonna de l’aller chercher. Elle ne fut pas plutôt partie, que le comte de Maran arriva au lieu même où Madame de Luz se baignait. Depuis qu’elle lui avait fait refuser sa porte, il se promenait toujours aux environs de sa maison, dans l’espérance de la rencontrer, et de s’expliquer avec elle. Il venait d’entrer dans le parc ; et, ayant aperçu Madame de Luz qui se préparait à se baigner, il s’était tenu caché, et il était fort attentif à toutes ses actions. Aussitôt qu’il eût vu que la femme de chambre s’éloignait, soit qu’il en ignorât le sujet ou qu’il l’eût gagnée, il sortit du lieu où il était et s’avança vers Madame de Luz. Au bruit qu’il fit en s’approchant, Madame de Luz, tirant un coin de la toile du bain, aperçut le comte de Maran ; alors elle fit un cri, et sortit du bain pour s’enfuir, en appelant du monde.

Le comte de Maran la suivit ; déjà il l’avait atteinte, et il se proposait, pour satisfaire sa passion, de se porter aux dernières violences, lorsqu’il vit paraître le chevalier de Marsillac. Le chevalier, que le hasard avait conduit au même endroit, croyant entendre la voix de Madame de Luz, tourna ses pas du côté d’où partaient les cris. Il n’eut pas plutôt vu Madame de Luz poursuivie par le comte de Maran, que l’honneur, l’amour et le ressentiment l’enflammant de colère, il mit l’épée à la main pour punir la lâcheté de Maran, et lui cria de songer à se défendre. Le comte de Maran, transporté de rage à la vue du chevalier de Marsillac, abandonna Madame de Luz pour venir fondre sur son rival. Si je ne suis pas, lui dit-il, heureux en amour, tu vas connaître que je le suis les armes à la main. Le chevalier ne répondit qu’en se précipitant sur son ennemi. Le combat n’est jamais long entre deux hommes bien animés ; et dans le moment le comte de Maran tomba mort sur la place.

Le chevalier de Marsillac courut aussitôt sur les pas de Madame de Luz, qui, fuyant dans le trouble et dans l’état où elle était, s’était enfoncée dans le bois. Il la chercha quelque temps pour la rassurer, en lui apprenant les suites de sa vengeance. Il la rencontra au pied d’un arbre, où elle était évanouie. Le chevalier, frappé de l’état où il la voit, s’empresse de la secourir. Le désordre dans lequel elle était tombée laissait voir mille beautés. Le chevalier ne songea point à le réparer. Ému et partagé entre la compassion, l’admiration et l’amour, il s’arrête à considérer tant de charmes. Qu’elle était belle dans ce moment ! Cette vue enflamme ses désirs ; le trouble et l’ivresse s’emparent de ses sens. Il prend une de ses belles mains, la presse de ses lèvres. Il voudrait la secourir, et il craint, en la retirant de cet état, de se priver du plaisir dont il est enivré. Il l’appelle d’une voix faible, elle ne répond que par un soupir ; la bouche d’où il part en paraît plus belle. Il ose y porter la sienne. L’amour, qui sait prendre toutes les formes, achève de l’aveugler. Il croit ne céder qu’à la pitié, et il est emporté par les désirs les plus ardents. Bientôt il n’en est plus le maître. Il les sent, il s’y livre, et ne les distingue plus. Les désirs trop violents laissent peu d’intervalle de l’entreprise au crime. Madame de Luz, pressée tout à coup par les embrassements du chevalier, revient à elle. Se voyant entre les bras d’un homme, elle veut s’en arracher ; et le mouvement qu’elle fait pour cela achève sa défaite, et commence les remords du chevalier.

Madame de Luz envisagea d’abord le chevalier de Marsillac ; et trop sûre de sa honte, dans l’état où elle se trouve : grand dieu ! S’écria-t-elle, à quel opprobre suis-je donc condamnée ! Et toi, dit-elle au chevalier, dont la fausse vertu m’a séduite, c’est toi qui me déshonores ? Madame de Luz, livrée à la douleur et au ressentiment, accabla le chevalier des reproches les plus sanglants et les plus justes. Le chevalier, aussi humilié de son crime qu’il avait été aveuglé par le plaisir, n’osait lui répondre ; il n’osait même la regarder. Il se jeta à ses genoux, et voulut les embrasser. Madame de Luz le repoussa avec mépris. Le chevalier trouvait sa fureur trop juste pour oser s’en plaindre. Il ne se croyait pas digne d’obtenir le pardon de son crime ; mais il voulait la persuader de son repentir. Madame de Luz continuait toujours de lui marquer son indignation, lorsqu’elle entendit quelqu’un s’approcher ; elle ne douta point que ce ne fût sa femme de chambre qui la cherchait : c’était elle en effet, éloignez-vous du moins, dit-elle au chevalier, et n’achevez pas de me déshonorer par votre présence. Le chevalier de Marsillac, que la vue de Madame de Luz accablait alors des remords les plus cuisants, ne résista pas à son ordre, et se retira.

À peine était-il parti, que la femme de chambre arriva. La frayeur où elle était l’empêcha de remarquer celle de sa maîtresse, ou plutôt elle l’attribua à la même cause. Cette femme avait rencontré le comte de Maran mort et baigné dans son sang. Elle ne douta point que le spectacle d’un combat n’eût fait fuir Madame de Luz. Elle lui demanda, en arrivant, si elle avait été témoin de ce malheur et qui en était l’auteur.

Madame de Luz, pour écarter tous les soupçons du véritable motif de ce combat, répondit simplement que, lorsqu’elle était dans le bain, elle avait entendu un bruit d’épées ; que la frayeur qu’elle avait eue ne lui avait seulement pas laissé remarquer qui étaient ceux qui se battaient, et qu’elle n’avait songé qu’à fuir, malgré l’état où elle était. La femme de chambre lui dit qu’elle avait reconnu le comte de Maran. Madame de Luz, sans s’engager dans un plus long discours, prit une robe et marcha promptement vers la maison. La femme de chambre, qui ne soupçonnait pas sa maîtresse d’avoir la moindre part à ce combat, lui dit qu’elle devait se rassurer ; qu’il n’y avait apparemment pas encore d’autres témoins qu’elles ; et que le parti le plus sûr et le plus prudent qu’elles eussent à prendre, était d’ignorer absolument ce qu’elles en savaient, pour ne pas être inquiétées dans cette affaire. Madame de Luz approuva ce conseil, et arriva chez elle. La mort du comte de Maran fut bientôt répandue. On vint même, quelques heures après, l’annoncer à Madame de Luz, qui, suivant le conseil de la femme de chambre, et encore plus pour son intérêt particulier, feignit de l’apprendre.

La connaissance que l’on avait du caractère du comte de Maran, fit regarder sa mort comme la suite d’un duel, et l’on n’en fit pas la moindre recherche. Ces sortes de combats étaient alors, en France, aussi communs qu’impunis ; et plusieurs autres affaires de cette nature qui survinrent, empêchèrent qu’on ne parlât davantage de celle-ci.

Le chevalier de Marsillac ayant vu passer quelques jours sans qu’on l’inquiétât sur la mort du comte de Maran, et la voyant tout à fait oubliée, jugea que Madame de Luz avait gardé le secret, dans la crainte d’en faire connaître le motif.

Les remords dont Marsillac était agité, égalaient presque la fureur et l’indignation de Madame de Luz. Il n’aurait pas eu l’audace de se présenter à ses yeux ; mais il prit la résolution de lui écrire pour l’assurer de la sincérité de son repentir, lui jurer un secret inviolable sur ce qui s’était passé, et pour tâcher d’en obtenir le pardon. Il envoya sa lettre à Madame de Luz. Elle ne voulut pas la recevoir, et la lui renvoya. Marsillac en fut au désespoir ; mais il ne crut pas devoir s’en plaindre. Il aurait désiré ardemment d’instruire Madame de Luz de son repentir ; mais il ne pouvait se dissimuler que c’eût été une grâce dont il n’était pas digne. Il prit donc le parti d’éviter la présence de Madame de Luz, et de lui épargner la vue d’un homme qui devait lui être aussi odieux. Il sentait qu’il y aurait eu de l’inhumanité à s’offrir à ses yeux. Eh ! Comment, avec de pareils sentiments, avait-il pu cesser d’être vertueux ? Faut-il que la vertu dépende si fort des circonstances ! Que n’eût-il pas fait pour se dérober à lui-même le souvenir d’un crime, dont il était encore plus déshonoré que celle qui en avait été la victime !

Un des plus grands supplices de Madame de Luz, était d’être obligée de renfermer sa douleur. Mais, lorsqu’elle était seule et rendue à elle-même, elle envisageait en frémissant tout ce qui lui était arrivé. Elle ne se voyait qu’avec horreur. Comment, avec tant de vertu dans le cœur, pouvait-elle être devenue si criminelle ? Mais comment, avec tant de malheurs, pouvait-elle être encore innocente ? C’eût été accuser le ciel d’injustice. Elle aimait mieux se condamner elle-même. Les sentiments d’une religion pure, qui devraient faire la consolation des innocents malheureux, achevaient de l’accabler. Agitée de mille remords, elle ignorait qu’ils naissent moins du crime que de la vertu. Elle se livra à toute sa douleur. Elle gémissait ; elle pleurait. Elle crut longtemps qu’il n’y avait plus pour elle de consolation. Mais la religion, qui semblait lui avoir exagéré d’abord l’horreur du précipice où elle était tombée, parut bientôt lui offrir la seule voie d’en sortir, en se jetant entre les bras de Dieu, toujours ouverts au crime repentant. Les secours spirituels ne manquent jamais à Paris.

Cette ville a toujours été le séjour du crime et de l’innocence. Le vice et la vertu y ont chacun leurs ministres, qui sont dans un combat perpétuel. La galanterie avait commencé à la cour sous le règne de François Ier. Elle fut bientôt suivie de la débauche sous Henri Ii. Une foule de vices avaient suivi en France Catherine De Médicis ; et, quoique la cour de Henri IV fût moins corrompue que celle des rois précédents, elle était encore remplie de beaucoup de désordres.

Outre les dérèglements qui régnaient à la cour, les troubles de religion, qui agitaient encore l’état, avaient réveillé l’esprit et le zèle de la plupart des gens d’église. On a dit que les guerres civiles étaient l’école des grands hommes, parce que chacun essaie ses forces. Les guerres de religion, en causant les mêmes désordres, ont à peu près les mêmes avantages.

Avant ces temps-là on croyait sans examen, on péchait sans scrupule, on se convertissait sans repentir : toutes les fautes se rachetaient par des legs pieux ; les prêtres vivaient heureux, et les malades mouraient tranquilles. Mais l’hérésie vint dissiper cet assoupissement : on voulut s’instruire pour attaquer ou pour se défendre. La sévérité de Henri Ii contre les hérétiques en avait augmenté le nombre. Les directeurs des consciences comprirent que, pour ramener les esprits, ils devaient régler leur zèle. Plusieurs crurent devoir employer la voie de la persuasion. D’ailleurs l’édit de Nantes, donné en faveur des protestants, était un frein à la persécution. Comme Henri Iv n’avait quitté leur communion qu’en suivant les mouvements de sa conscience, il ne se croyait pas obligé de les haïr.

Il les plaignait comme ses frères, et les protégeait comme ses sujets. De tout temps les ecclésiastiques qui se sont livrés à la direction des âmes, ont été partagés en différentes classes. Les uns, avec un cœur droit, un esprit simple et des talents bornés, renfermés dans la bourgeoisie et les états subalternes, cherchent à ramener dans la voie du salut ces âmes égarées par les erreurs des sens. Les fautes grossières de ces pécheurs sont aussi simples que leurs principes ; elles tiennent plus au corps qu’à l’esprit, et n’exigent point, dans les directeurs, cette pénétration qui va chercher au fond du cœur le principe criminel et subtil d’une action en apparence indifférente. Il suffit, pour conduire ces pécheurs obscurs, de connaître leur âge, leur tempérament, et les occasions dans lesquelles ils se trouvent communément. Mais il est une autre classe de directeurs, bien supérieurs à tous les autres. Ceux-ci, nés avec des talents éminents, se destinent à la cour. Ce n’est pas l’orgueil qui les y attache. Ces talents ne viennent pas d’eux-mêmes, c’est Dieu qui les donne à qui il lui plaît ; il faut lui rendre grâces de ses dons, et faire fructifier les talents du seigneur. Sa voix les appelle à la cour, malgré les dangers qui s’y trouvent : on doit vaincre sa répugnance naturelle, et obéir à sa vocation.

Ces hommes choisis doivent connaître tous les replis du cœur. Tour à tour sévères ou relâchés selon le caractère de ceux qu’ils ont à conduire, ils peignent le joug du seigneur ou pesant ou léger. Souples, adroits, insinuants, ils auraient toutes les qualités nécessaires pour suivre la fortune, si ces hommes divins pouvaient envier ses faveurs ; mais il faut presque s’engager dans la voie de ceux qui s’égarent, quand on entreprend de les ramener. On est obligé d’employer contre les passions les armes des passions mêmes ; et le cœur est toujours pur, quoique l’esprit paraisse se prêter aux différentes impressions de la cupidité. Quels talents, quelle charité ne faut-il pas pour régler les passions, pallier les défauts, ou calmer enfin les remords de ceux dont on ne peut corriger les vices !

Parmi ces directeurs illustres il y en avait un fort renommé pour sa piété et pour ses lumières. Flambeau de la vérité, ennemi du crime, il préservait l’esprit de l’erreur, et fortifiait le cœur contre les passions. M Hardouin (c’était son nom) était chargé de la conduite de toutes les consciences timorées de la cour ; ce qui suppose qu’il ne dirigeait guère que des femmes. Pour les hommes, le mot de conversion est puéril ; et ceux qui se convertissent à la cour, sont toujours ceux qui ont le moins besoin de se convertir.

Dans la jeunesse, ils se livrent aux plaisirs et à la dissipation ; et c’est peut-être alors le temps de leur vie le plus innocent. Lorsqu’ils ont épuisé, ou plutôt usé les plaisirs, ou que leur âge et leur santé les y rendent moins propres, l’ambition vient s’en emparer. Ils deviennent courtisans ; ils ne s’occupent plus que de leur fortune et de leur avancement. Ils n’ont pas besoin de vertu pour suivre leur objet ; mais il faut du moins qu’ils en aient le masque, et par conséquent un vice de plus. Le succès ne fait que les attacher d’autant plus à la fortune. Les disgrâces en ont quelquefois précipité au tombeau ; mais il est rare qu’elles les ramènent à Dieu.

Il n’en est pas ainsi des femmes de la cour. Dans la jeunesse, uniquement occupées du soin de plaire, elles en perdent en vieillissant les moyens, et jamais le désir. Quelle sera donc leur ressource ? Le peu de soin qu’on a pris de leur éducation, fait qu’elles en trouvent peu dans leur esprit ; et il y a encore plus de vide dans leur cœur quand l’amour n’y règne plus. Peu d’entre elles, après avoir été amantes, sont dignes de rester amies. Ne pouvant donc se suffire à elles-mêmes, le dépit les jette dans la dévotion. D’ailleurs les femmes, au milieu de leurs dérèglements, ont toujours des retours vers Dieu. On a dit que le péché était un des grands attraits du plaisir ; si cela était, elles en auraient plus que les hommes ; mais cette maxime, fausse en elle-même, l’est encore plus par rapport aux femmes. En effet, elles ne sont jamais tranquilles dans leurs faiblesses, et c’est de là sans doute que vient la pudeur qu’elles conservent quelquefois encore avec celui à qui elles ont sacrifié la vertu. Quelques unes ne sont guère moins ambitieuses que des hommes le pourraient être ; elles veulent du moins décider des places que leur sexe ne leur permet pas de remplir, et la dévotion leur en donne les moyens. Les dévotes forment une espèce de république, où toute l’autorité se rapporte au corps, et les membres se la prêtent mutuellement. Un directeur commençant a d’abord reçu tout son éclat et son crédit de celles qu’il dirige ; et, dans la suite, il donne lui-même le crédit à celles qui s’engagent sous sa conduite. Madame de Luz avait des vues plus pures et un cœur plus sincère. Elle quitta la campagne, et revint à Paris. Elle alla aussitôt trouver M Hardouin. Il fut assez surpris quand on la lui annonça. Comme elle était fort jeune, et que sa conduite passait pour être d’une régularité exemplaire, il ne soupçonnait pas le motif qui lui procurait cette visite. Il crut qu’elle avait quelque affaire importante à la cour, et qu’elle venait le prier d’employer son crédit. Il vint au-devant d’elle avec empressement : quel bonheur, lui dit-il, madame, me procure l’honneur de vous voir ? Serais-je assez heureux pour vous être de quelque utilité ? Vous pouvez me donner vos ordres. J’attends de vous sans doute, lui répondit Madame de Luz, le service le plus important, en vous suppliant de m’accorder vos secours spirituels, dont jamais personne n’eut plus de besoin.

La première attention d’un directeur intelligent et expérimenté est de ne pas montrer d’abord trop de sévérité. La plupart de celles qui s’engagent dans la dévotion, n’ont quelquefois pas encore un dessein bien décidé ; le directeur achève de les déterminer. C’est par une conduite adroite qu’il perfectionne la vocation de ces âmes faibles qui ne sont rien par elles-mêmes, que les circonstances entraînent, et qui, suivant par faiblesse l’amour ou la dévotion, deviennent dévotes, ou ont une intrigue, sans être véritablement attachées ni à Dieu ni à leur amant. Souvent elles voudraient bien allier les deux. Un sermon les a touchées ; l’amant les attendrit, elles auraient de la peine à l’abandonner. Mais elles quittent le rouge, elles vont à l’office, elles se trouvent aux assemblées des dames de paroisse : le recueillement de la journée leur donne le soir plus de vivacité pour recevoir leur amant. Malgré toutes ces petites contradictions, il ne faut pas que le directeur se rende trop difficile. Dans la dévotion, comme dans l’amour, les premiers pas sont toujours précieux.

Il n’en est pas ainsi de ces esprits vifs et ardents, dont toutes les idées sont des projets ; tous leurs mouvements sont des passions, et tous leurs desseins des partis formés. Ils ne se prêtent à rien ; ils se livrent à tout. Le monde aujourd’hui les emporte ; demain le dépit d’un mauvais succès, la perte d’une maîtresse ou d’un amant, leur rend la vie odieuse. La société leur est à charge ; leur foi est encore faible ; l’humeur fait l’effet de la grâce ; ils embrassent les pratiques les plus austères de la religion : avec plus de douceur elle leur plairait moins ; ils s’y livrent comme à une vengeance. Mais ces caractères violents ont plus de ferveur que de persévérance. Un directeur un peu jaloux de sa gloire doit encore, s’il est possible, ajouter à leur austérité ; et les faire plutôt expirer dans les macérations, que de les exposer, par une lâche et coupable indulgence, à devenir déserteurs de la dévotion.

Madame de Luz n’avait rien de ces génies faibles ou violents. Accablée de remords, mais encore plus touchée de la vertu, elle cherchait des lumières capables de l’éclairer, et il ne fallait pas de système pour diriger sa conduite. Quoi qu’il en soit, elle n’eut pas plutôt fait connaître à M Hardouin le sujet qui l’amenait, qu’il s’écria : loué soit à jamais le ciel ! Gloire soit au Très-Haut ! Béni soit le seigneur ! Quoi ! C’est vous, madame, qui craignez d’être hors de la voie du salut ? Je vois que l’innocence a plus de scrupules, que le crime n’a de remords. Mais votre crainte salutaire n’en est pas moins louable : cette sainte frayeur est la sauvegarde de la vertu. Que celui qui est ferme dans la voie du seigneur, prenne garde de tomber, dit saint Paul ; ayez soin d’opérer votre salut avec crainte et tremblement. Oui, madame, il est plus aisé de prévoir les écueils que de sortir du précipice.

Vous aurez bientôt perdu, dit Madame de Luz, l’opinion avantageuse que vous avez conçue de moi, lorsque je vous aurai fait connaître... dirai-je mes crimes, ou mes malheurs ?

Ne craignez rien, répliqua M Hardouin, quelles que soient les fautes que vous ayez commises, vous ne sauriez être bien criminelle avec autant de remords. Le ciel est plus sensible à la conversion d’un pécheur qu’à la persévérance de plusieurs justes ; c’est pour les âmes repentantes que les trésors de la grâce sont ouverts. Parlez, madame, ayez confiance en moi. Je sens combien votre salut m’intéresse. Ouvrez-moi votre cœur. Madame de Luz sentit alors renouveler toutes ses douleurs. Qu’il était humiliant pour elle d’en avouer les motifs ! Un tel aveu coûte bien moins à celles qui sont plus coupables. M Hardouin, voyant jusqu’à quel point Madame de Luz était affligée et interdite, n’oublia rien pour lui inspirer de la confiance. Rassurez-vous, lui dit-il, madame, je suis prêt à vous entendre et à vous consoler. Madame de Luz, un peu rassurée et faisant effort sur elle-même, commença le récit de tout ce qui lui était arrivé. Vingt fois la pudeur et les sanglots lui coupèrent la parole ; et chaque fois M Hardouin employa toute l’adresse imaginable pour la faire continuer, soit en l’interrogeant sur des détails, ou en lui rappelant des circonstances. Madame de Luz finit, avec un torrent de larmes, un aveu qui lui avait tant coûté.

M Hardouin en fut ému, il en fut même étonné. Ce n’est pas qu’il n’eût vu souvent des femmes converties ; mais il n’en voyait guère de repentantes. La dévotion est le dernier période de la vie d’une femme. La plupart de celles que M Hardouin dirigeait, avaient commencé par se livrer au plaisir qui les recherchait ; elles avaient ensuite tâché d’en prolonger le cours, et leurs efforts étaient devenus d’autant plus vifs, qu’elles avaient vu de jour en jour le monde prêt à les quitter. Les regrets les avaient encore occupées quelque temps, et elles avaient enfin cherché une consolation et un asile dans la dévotion. L’aveu de leurs fautes ne leur coûtait point ; en les confessant, elles se retraçaient leurs plaisirs, et c’était l’unique qui leur fût resté.

Des détails aussi délicats et aussi vifs que ceux que M Hardouin entendait chaque jour, devaient faire quelquefois sur son esprit une impression bien dangereuse pour la vertu. L’imagination s’échauffe, et elle est le premier ressort des sens : il faut alors que la grâce soit bien puissante, puisque l’homme est si faible.

Mais, quelque danger qui puisse se trouver pour la vertu d’un directeur, les images qu’il se forme ne sont pas ordinairement nourries et fortifiées par la vue d’objets jeunes et séduisants. C’était peut-être un état nouveau pour M Hardouin, que d’entendre un aveu simple et naïf, et de voir en même temps à ses pieds une personne jeune et charmante. Les larmes ingénues qu’elle répandait lui donnaient de nouvelles grâces. L’innocence est le premier charme de la beauté, et rien ne retrace l’innocence comme le remords.

M Hardouin fut touché de la douleur de Madame de Luz. Un homme accoutumé à entendre le récit des plus grands dérèglements, ne devait rien trouver d’extraordinaire dans sa nouvelle pénitente, que le malheur, les charmes et le repentir. Il fit tous ses efforts pour la consoler. Il n’employa pas les lieux communs ordinaires. Il se trouvait dans une circonstance toute nouvelle. Il avait de l’esprit, et la vue de Madame de Luz lui inspirait la charité la plus vive. Il lui parla avec douceur. Il l’engagea à venir le voir le plus souvent qu’elle pourrait ; ou plutôt il lui persuada de ne s’occuper désormais que de son salut. Madame de Luz, qui commençait à se sentir soulagée par la démarche qu’elle venait de faire, écoutait avec avidité les conseils de M Hardouin. Les consolations nous viennent plutôt des autres que de nos propres réflexions. Elle en trouvait déjà dans les discours de son directeur. Elle promit de lui soumettre entièrement sa conduite ; et, dès ce moment, elle se livra absolument à sa direction. Madame de Luz voyait tous les jours M Hardouin.

Bientôt il la distingua de toutes celles qu’il dirigeait. Il sentait qu’elle lui était particulièrement chère. Il s’applaudit de son zèle, et il le redoubla. Il éprouvait pour sa nouvelle pénitente des mouvements tendres, qui peut-être lui avaient jusqu’alors été inconnus ; il les attribua à la grâce : quel autre principe aurait pu les faire naître ! Madame de Luz, qui trouvait dans son cœur un peu de tranquillité, croyait la devoir à la sagesse de M Hardouin ; et celui-ci goûtait une suavité qui échauffait encore son zèle. Bientôt il ne trouva plus de douceur que dans les entretiens qu’il avait avec elle. Il ne fut pas longtemps à s’apercevoir de l’intérêt vif et tendre qu’il prenait à sa personne. Sa vertu n’en fut point effrayée. Il ne douta point que sa ferveur ne partît d’un amour pur, dont il commençait à sentir les pieux élancements, et dont il allait éprouver successivement tous les états. Il aspirait déjà à ce suprême degré de perfection, où l’âme, purgée de toutes passions terrestres, purifiée par le feu même de l’amour, parvient à l’heureuse impuissance de pécher, en goûtant les plaisirs les plus parfaits.

Dans cette confiance, M Hardouin se livra sans scrupule au tendre penchant qu’il ressentait pour Madame de Luz ; mais il reconnut bientôt qu’il avait pour elle la passion la plus violente. Quelque ingénieux que nous soyons à nous séduire et à nous aveugler nous-mêmes, nous ne pouvons jamais écarter absolument les traits de la vérité ; et personne ne s’engage innocemment dans la voie du crime. Malgré le système spécieux dont M Hardouin cherchait à s’éblouir, il ne pouvait ignorer que ses désirs fussent criminels. Il connaissait trop le cœur humain pour chercher à se faire illusion.

D’ailleurs, à force d’entendre le récit des mœurs les plus dépravées, on peut se familiariser avec leur idée, et le crime en fait moins d’horreur. Quoi qu’il en soit, M Hardouin convint bientôt avec lui-même de l’état de son cœur, et de la nature de ses désirs. Il ne les combattit pas longtemps. Il savait le grand art de calmer et d’écarter les remords ; et il n’eut pas de peine à faire sa paix avec sa propre conscience. Il n’aurait pas tardé à faire connaître à Madame de Luz la passion qu’elle lui avait inspirée, s’il n’eût craint de révolter sa vertu, qu’il avait eu le temps de connaître ; il était très sûr de se voir éloigner pour jamais, s’il eût laissé soupçonner ses sentiments. Il résolut de les cacher, et de s’appliquer uniquement à séduire l’esprit de sa pénitente. Il sentait que l’entreprise n’était pas facile. La dévotion de Madame de Luz était d’autant plus sincère, qu’elle avait la vertu pour principe : si elle eût eu le goût des plaisirs, et qu’ils n’eussent pas été contraires à ses devoirs, elle n’eût pas éloigné un amant chéri. D’ailleurs, instruite par ses malheurs, elle devait être en garde contre tous les piéges que le crime pouvait lui tendre. M Hardouin ne devait donc pas s’attendre qu’il pût séduire son esprit ou corrompre son cœur. Cependant il ne perdit pas l’espérance de réussir, et attendit que l’occasion favorisât ses désirs.

Les gens du monde, emportés dans leurs passions, échouent souvent par leur imprudence. La violence de leurs désirs les aveugle, et leur impatience les empêche de prévoir les moyens, ou de saisir les occasions de réussir dans leurs desseins, qu’ils laissent trop connaître. Il n’en est pas ainsi d’un homme retiré, et dont l’état, supposant la sagesse, exige nécessairement la décence dans toutes ses démarches ; l’habitude où il est de se contraindre lui fait dissimuler ses sentiments. Ses désirs, à la vérité, croissent et s’échauffent par les obstacles ; mais leur violence même, qui naît en partie de la réflexion, lui fait enfin apercevoir, trouver et saisir les moyens de se satisfaire.

M Hardouin s’attacha de plus en plus à gagner la confiance de Madame de Luz. Sa principale étude était de détruire entièrement les remords dont elle était agitée. Elle n’avait pas le moindre soupçon des vues criminelles de son directeur. Il était cependant bien singulier qu’un homme, chargé de la conduite des âmes, ne trouvât rien à reprendre dans sa pénitente, que les scrupules et la vertu.

Madame de Luz commençait à trouver plus de tranquillité dans son âme. Elle recevait avec docilité tous les avis de M Hardouin, et croyait marcher sous la conduite d’un guide sûr et éclairé. Il lui faisait entendre que les actions les plus indifférentes étaient étroitement liées à la grande affaire du salut ; et la timide pénitente, dans la crainte de s’égarer, lui soumit absolument sa conscience et ses affaires domestiques. Il en fut bientôt le maître absolu. Il devint enfin un directeur avec toutes les circonstances et tous les privilèges de cet état.

M Hardouin, pour jouir plus tranquillement du plaisir et de la facilité d’entretenir Madame de Luz, lui persuadait souvent d’aller passer quelques jours à la maison qu’elle avait auprès de Paris. Quelque répugnance qu’elle eût à revoir des lieux qui lui avaient été si funestes, la ville ne lui était pas moins odieuse ; et d’ailleurs elle ne savait plus qu’obéir, lorsque son directeur avait prononcé. Elle allait de temps en temps avec lui chercher la retraite. Il était le seul dont la compagnie pût adoucir ses peines et dissiper son chagrin.

M Hardouin n’osait pas, à la vérité, hasarder des discours qui eussent pu déceler ses sentiments ; mais il jouissait du bonheur de vivre avec ce qu’il aimait.

C’était ainsi que Madame de Luz passait sa vie, lorsqu’elle apprit que M. de Luz était dangereusement malade à Dijon. Elle fit aussitôt part à son directeur de cette nouvelle, et du dessein où elle était de partir sur-le-champ pour aller trouver son mari. M Hardouin, qui craignait que ce voyage n’apportât quelque changement à l’heureuse situation où il se trouvait, combattit sa résolution, en essayant de calmer ses inquiétudes. Elle persistait cependant dans son dessein, et se préparait déjà à partir, lorsqu’elle reçut la nouvelle de la mort de M. de Luz. La douleur de Madame de Luz n’aurait été ni plus vive, ni plus sincère, quand elle aurait eu pour son mari la passion la plus violente. M Hardouin eut besoin, pour la calmer, de tout l’ascendant qu’il avait sur son esprit.

Le roi fut sensible à la mort du baron de Luz, qu’il regardait comme un de ses plus fidèles serviteurs, et qui en effet l’était alors. Il envoya faire compliment à Madame de Luz ; et, pour marquer la considération qu’il avait pour la mémoire du baron, il donna la lieutenance générale de Bourgogne au comte de Luz, parent du défunt, et qui prit alors le titre de baron de Luz.

Madame de Luz n’ayant plus rien qui l’obligeât à vivre dans le monde, renonça absolument à la cour, et se retira dans sa maison de campagne. M Hardouin l’y suivit. Ce fut là qu’en voulant la consoler de la perte de son mari, il essaya en même temps de la détacher de la vertu. Il faut, lui disait-il, recevoir avec une résignation parfaite tout ce qui vient de Dieu. Il ne fait rien que pour sa gloire et pour notre salut ; soit bienfaits, soit adversités, de sa main tout est grâce. Il n’y a point de malheur qui, dans quelques unes de ces circonstances, ne porte avec lui un motif de consolation. Par exemple, vous pleurez aujourd’hui la perte de votre mari : votre douleur est respectable ; cependant le devoir, plus que l’inclination, vous attachait à M. de Luz. Vous avouerez d’ailleurs que vous craigniez sa présence ; ce n’est pas que dans tout ce qui vous est arrivé, il n’y ait plus de malheur que de crime : votre conscience doit être tranquille ; mais votre mari n’en était pas moins outragé ; sa présence serait un reproche éternel contre vous. En effet, votre malheur, bien pardonnable par lui-même, et que vous avez assez expié par votre repentir, était cependant un adultère ; au lieu que, si vous aviez aujourd’hui une faiblesse pour quelqu’un (car enfin il ne faut jamais compter sur la vertu humaine, une telle confiance en sa propre force serait un orgueil trop criminel), si vous aviez, dis-je, une faiblesse même volontaire, tous nos casuistes en feraient une très grande différence d’avec l’adultère. Il y en a eu plusieurs qui ont penché à ne pas regarder comme un péché mortel le commerce de deux personnes libres.

Il est vrai que le sentiment de ces docteurs n’a pas été admis, et je ne sais pas pourquoi ; car enfin il y aurait bien moins de coupables qu’il y en a, puisque ce n’est que la loi qui fait le péché. Quelle que fût la confiance de Madame de Luz en M Hardouin, quelque respect qu’elle eût pour ses décisions, elle ne laissa pas que d’être étonnée du tour de sa morale, quoiqu’elle ne soupçonnât rien de ses desseins. Je ne sens que trop, lui dit-elle, l’énormité de mes fautes, et l’outrage que j’ai fait à M. de Luz ; mais je me croirais encore plus coupable si je me livrais volontairement au crime.

Je ne dois songer qu’à fléchir le ciel par mon repentir et par mes larmes. Je crains quelquefois que vous n’ayez trop d’indulgence pour moi. M Hardouin, trouvant dans Madame de Luz plus de vertu qu’il n’en eût désiré, craignit, en insistant, de se rendre suspect ; et pour écarter tout soupçon : à dieu ne plaise, reprit-il, que ma morale soit jamais relâchée ! Mais il faut avoir une sévérité éclairée, qui sache distinguer la gravité des crimes. Par exemple, quoique vous soyez aujourd’hui dans un état où vous pourriez librement disposer de votre cœur, vous ne devez jamais être sensible pour M. de Saint-Géran ; votre tendresse pour lui serait criminelle ; vous l’avez aimé du vivant de votre mari, c’était presque un adultère ; toute liaison doit être rompue entre vous deux. S’il vous restait quelque inclination pour lui, vous me feriez voir que vous n’avez jamais eu de véritable repentir de vos fautes, puisque votre amour pour M. de Saint-Géran a été la plus grave. À ce nom, Madame de Luz ne put s’empêcher de soupirer, et d’admirer alors la sévérité de la morale de M Hardouin. Elle ne pouvait pas pénétrer l’intérêt qu’il avait de la détacher de M. de Saint-Géran, pour la séduire plus facilement.

M Hardouin hasarda encore plusieurs discours de cette nature ; mais ce fut toujours avec toute la prudence dont le crime réfléchi est capable. Cependant, s’étant convaincu que la vertu de sa pénitente serait inébranlable, et que, s’il insistait davantage, il perdrait absolument sa confiance, il délibéra longtemps sur les mesures qu’il devait prendre pour satisfaire ses désirs ; la violence qu’il leur faisait ne servait qu’à les irriter ; et il prit enfin une résolution digne des plus grands scélérats. L’appartement qu’il occupait était dans le même pavillon que celui de Madame de Luz. Elle n’avait qu’une femme de chambre qui couchait dans une garde-robe à côté d’elle. Ses autres femmes, et le reste des domestiques, logeaient dans un corps de logis séparé. Tous les soirs M Hardouin faisait la prière, où toute la maison assistait, et chacun se retirait ensuite.

Un jour la femme de chambre qui couchait auprès de Madame de Luz s’étant plainte d’une colique, M Hardouin, qui avait déjà arrangé son plan, et qui s’était pourvu de tout ce qui pouvait lui être nécessaire, dit à cette femme qu’il lui donnerait, le soir en se couchant, un remède qu’elle prendrait dans un bouillon, et qui calmerait absolument et dans l’instant même le mal qu’elle ressentait. M Hardouin, en soupant avec Madame de Luz, glissa adroitement plusieurs grains d’opium dans ce qu’il lui servit.

Elle en ressentit bientôt l’effet. À peine eut-elle soupé, que, se trouvant assoupie, elle se fit déshabiller et se coucha. La femme de chambre demanda alors à M Hardouin le remède qu’il lui avait promis. Il lui donna aussi de l’opium préparé, en lui disant de se coucher aussitôt. Cette femme le prit avec confiance et se coucha. M Hardouin se retira ensuite dans sa chambre ; et, ayant renvoyé le domestique qui le servait, il attendait que le reste de la maison fût retiré. Lorsque tout fut tranquille, il alla à l’appartement de Madame de Luz. Il traversa la garde-robe, où il trouva la femme de chambre dans un profond sommeil. Il passa aussitôt dans la chambre de Madame de Luz, s’approcha de son lit ; elle dormait profondément. M Hardouin, ne craignant point de la réveiller, se mit auprès d’elle. Ce malheureux, libre de tout remords, et pressé par des désirs d’autant plus violents qu’ils avaient été plus longtemps contraints, se livra au plus noir des crimes.

Écartons, s’il se peut, l’image d’une perfidie aussi affreuse, et digne de toutes les vengeances divines et humaines. Madame de Luz, tourmentée par la fureur des embrassements et par la violence des transports de ce monstre, revint enfin à elle. Se trouvant alors entre les bras d’un homme, elle douta pendant quelques instants de la vérité. Ce misérable, qui vit qu’elle s’était éveillée plus tôt qu’il ne l’avait prévu, voulut lui demander pardon et faire excuser son audace et son crime. Madame de Luz, trop sûre alors de son opprobre, jeta un cri qui aurait attiré sa femme de chambre, si elle n’eût été ensevelie dans le sommeil le plus profond ; et les autres domestiques étaient trop éloignés pour l’entendre.

Rien ne peut être comparé à l’état de son âme en ce moment. Ce n’étaient point des soupirs, ce n’étaient point des larmes, ce n’était pas même de la douleur ; toutes les expressions ordinaires du malheur étaient trop faibles pour le sien. Cette femme, autrefois le modèle de la douceur, était disparue ; il ne lui restait rien de son caractère. La fureur, le désespoir, la rage l’animaient seuls ; ils lui coupaient la voix ; ils étouffaient ses sanglots.

Elle fut quelque temps immobile, et elle aurait paru privée de tout sentiment, sans les regards furieux et enflammés qu’elle lançait vers le ciel et sur Hardouin. Après quelques instants d’agitation, elle laissa échapper ces mots entrecoupés : à quel comble d’horreur étais-je donc destinée ! Ciel cruel ! Par où puis-je avoir mérité ta haine ? Est-ce la vertu qui t’est odieuse ? La fureur l’empêcha d’en dire davantage ; elle ne s’exprimait plus que par des regards égarés.

Le scélérat Hardouin, qui jusque-là était demeuré dans le silence et attentif à tous les mouvements de Madame de Luz, voulut prendre alors la parole : si vous étiez plus tranquille, dit-il, madame, je pourrais vous faire concevoir que tout ce que les passions font entreprendre, n’est pas toujours aussi criminel que vous vous l’imaginez. Madame de Luz, fixant ses regards sur lui, sentit encore redoubler sa rage. Elle n’eut pas la force de répondre ; mais, ayant aperçu un couteau sur une table, elle voulut se jeter dessus : Hardouin la prévint et se saisit du couteau.

Perfide, lui dit l’infortunée Madame de Luz, que crains-tu ? Ce n’est pas ton sang vil que je veux répandre ; il faut que tu vives, et que ta vie soit un reproche continuel contre le ciel, qui a souffert si longtemps un monstre tel que toi ; mais ne m’empêche pas du moins de finir mes malheurs, ou plutôt je ne te demande point d’autre réparation de ton crime, que de m’ôter la vie.

Hardouin, craignant que la femme de chambre qui était dans la garde-robe ne se réveillât, fit tous ses efforts pour calmer la fureur de Madame de Luz ; mais, voyant qu’il ne pouvait réussir, il porta l’insolence du crime jusqu’aux derniers excès. Je sais, lui dit-il, que je suis perdu si vous faites le moindre éclat ; mais soyez assurée que votre vengeance ne vous rendra que plus malheureuse ; puisque vous dédaignez la prudence de mes conseils, si vous laissez le moins du monde soupçonner ce qui s’est passé entre nous, je rendrai publique toute l’histoire de votre vie. Ne vous flattez pas que le malheur la fasse excuser : les circonstances sont trop contre vous, et j’y saurai donner des couleurs capables de vous couvrir du dernier opprobre. Je vous laisse à vos réflexions ; mais songez surtout que votre discrétion réglera la mienne. Le perfide, après avoir mis le comble à son crime par ce discours, sortit sans attendre de réponse.

La plus affreuse situation n’est pas tant d’avoir épuisé le malheur que d’y être plongé, et de n’oser recourir à la plainte. Cette triste et dernière ressource des malheureux était interdite à Madame de Luz ; elle aurait reçu la mort comme la plus grande faveur ; mais l’amour de la réputation est quelquefois plus puissant que celui de la vie.

Les dernières menaces du scélérat Hardouin la faisaient frémir d’horreur et de crainte ; elle connaissait sa perfidie et son adresse : ne chercherait-il point lui-même à prévenir les esprits ? La réputation dont il jouissait favorisait ses discours. Le crime n’est jamais plus dangereux que sous le masque de la vertu. Ces inquiétudes augmentaient encore le désespoir de Madame de Luz.

Elle était dans ces cruelles agitations lorsque sa femme de chambre se réveilla ; il était déjà tard, elle entra bientôt après dans la chambre de sa maîtresse. Madame de Luz, craignant la présence de tout le monde, lui dit qu’elle était incommodée, qu’elle voulait reposer, et la renvoya. Lorsqu’elle fut seule, elle continua de s’affliger : les larmes sont la ressource du malheur impuissant. Elle envisageait cette suite de malheurs dont sa vie était tissue, sans pouvoir se les reprocher. Sur le soir, sa femme de chambre vint l’obliger de prendre un bouillon, et lui conseilla de retourner à Paris ou d’en faire venir les secours nécessaires. Madame de Luz refusa l’un et l’autre ; elle passa la nuit comme elle avait passé le jour. Le lendemain elle fut obligée de paraître pour prévenir tous les secours importuns que ses gens voulaient lui faire venir. Elle était dans un abattement qui les surprit ; ils s’étonnaient que M Hardouin eût abandonné leur maîtresse dans cet état ; ils croyaient qu’il avait été sans doute appelé à Paris pour quelque affaire indispensable ; et ils étaient bien éloignés de soupçonner la véritable cause de son absence et de l’accablement de leur maîtresse. Il y avait un mois que l’infortunée Madame de Luz traînait cette vie languissante, dévorée par le chagrin qui la faisait insensiblement périr. Elle ne soupçonnait pas que le malheur pût rien ajouter à sa situation, lorsqu’elle reçut encore un coup plus cruel par le retour de M. de Saint-Géran.

Il avait appris en Hongrie la mort de M. de Luz ; son amour n’était point diminué par l’absence, et l’espoir vint remplir son cœur. Il partit sur-le-champ ; il arriva bientôt à Paris, et vint chercher Madame de Luz à sa maison de campagne. Il est impossible de peindre l’état où elle se trouva lorsqu’elle vit paraître devant elle le seul homme qui eût jamais touché son cœur. Tous ses malheurs se présentèrent ensemble à son esprit ; jamais elle ne les sentit si vivement ; ils avaient mis un obstacle éternel à leur union. Elle ne regrettait pas le bonheur qu’elle eût goûté avec lui ; mais elle était au désespoir d’en être devenue indigne. M. de Saint-Géran fut touché de l’abattement où il la trouva. Il savait que les sentiments du devoir étaient presque aussi puissants sur elle que ceux de la nature ; il attribua à la mort de M. de Luz la douleur qu’elle faisait paraître ; il la respecta d’abord, il essaya ensuite de la consoler ; mais personne n’y était alors moins propre que lui. M. de Saint-Géran, usant du privilège du sang qui les unissait et de ceux de la campagne, résolut de demeurer avec elle. La chose était trop naturelle pour que Madame de Luz eût osé le congédier, quoiqu’elle éprouvât le plus cruel supplice par sa présence.

Plusieurs jours se passèrent sans que M. de Saint-Géran osât encore parler de sa passion ; mais, lorsqu’il crut avoir satisfait à tous les égards et aux décences les plus sévères, il osa rappeler à Madame de Luz les sentiments dont elle l’avait autrefois flatté. Que ce souvenir était cruel en ce moment pour elle ! Elle soupira et rougit. M. de Saint-Géran désirait, en lui montrant l’amour le plus vif, le plus tendre et le plus soumis, de l’engager à s’expliquer ; elle ne lui répondit que par des larmes.

Il ne voulut pas alors la presser davantage. Mais, quelques jours après, ayant repris les mêmes discours, et s’apercevant qu’il ne faisait que l’affliger sans pouvoir rien obtenir : votre douleur, lui dit-il, madame, passe les bornes ordinaires. Quelque cher que M. de Luz vous ait été, je sens que ce n’est plus sa perte que vous pleurez ; mais que je vous suis devenu odieux. De grâce, apprenez-moi par où j’ai pu vous déplaire ? Madame de Luz était trop émue des reproches de M. de Saint-Géran, pour ne pas le détromper sur la haine dont il l’accusait : vous ne m’êtes point odieux, lui disait-elle. Il voulait alors la presser de lui déclarer le sujet de sa douleur. Quelques instances qu’il lui fît, elle gardait le silence et pleurait. Cette situation était trop cruelle, et tout ce qui se passait dans son cœur était trop affreux pour qu’elle y résistât longtemps. Elle y succomba enfin. Elle fut saisie d’une fièvre violente. Quelque secours qu’on lui apportât, le mal qui la consumait était au-dessus de l’art des médecins. Ils jugèrent bientôt que la maladie était mortelle. Il ne fut pas nécessaire de le lui annoncer ; elle le sentait elle-même, et voyait avec plaisir approcher la mort ; elle n’était touchée que de la douleur de M. de Saint-Géran. Il ne la quittait pas un moment.

Il ne doutait point qu’elle ne fût la victime d’un secret chagrin, et il n’osait plus lui en demander l’aveu, dans la crainte de lui déplaire. Il avait continuellement les yeux attachés sur elle. Il lui prenait les mains, et il les mouillait de ses larmes. Pour Madame de Luz, il semblait que son âme fût devenue plus tranquille aussitôt qu’elle avait vu que sa mort était certaine. Lorsqu’elle jugea que l’heure de sa mort n’était pas éloignée, elle fit retirer tout le monde, à la réserve de M. de Saint-Géran, et lui adressant la parole : je vois, lui dit-elle, combien je vous suis chère ; et je me reprocherais de vous laisser ignorer que mon cœur, qui n’a été sensible que pour vous, n’a jamais cessé de l’être. J’aurais été trop heureuse que le ciel m’eût unie avec vous ; mais je n’ai pas disposé de mon sort, et ma main n’est plus digne de vous être offerte. Je veux vous marquer, en mourant, la plus grande confiance dont jamais une femme puisse être capable. Madame de Luz lui raconta ensuite toute l’histoire de ses malheurs. M. de Saint-Géran était agité, pendant ce récit, par tous les sentiments de l’horreur, de la vengeance, de la compassion et de l’amour. Aussitôt que Madame de Luz eut fini : ne croyez pas, lui dit-il, madame, que votre récit ait rien diminué de mon amour, de mon estime et de ma vénération pour vous. Vivez pour me voir vous aimer et vous adorer toujours : vivez pour unir votre sort au mien ; vos malheurs seront pour moi un titre de plus pour vous respecter, et ma vengeance en effacera une partie. Non, lui dit-elle, quand je pourrais revenir à la vie, j’admirerais votre générosité ; mais je m’en croirais indigne, si j’en acceptais les effets. Adieu, je sens que je meurs. Que les causes de ma mort soient à jamais ensevelies dans le silence. Je pardonne à ceux qui en sont les auteurs. Conservez quelque souvenir de la plus tendre amie que vous ayez eue, et dont le bonheur eût été de faire le vôtre, si le ciel eût été d’accord avec ses vœux. Madame de Luz ne put en dire davantage ; elle tomba dans une faiblesse qui termina ses jours. Ainsi mourut la plus belle, la plus malheureuse, et j’ose dire encore, la plus vertueuse et la plus respectable de toutes les femmes.

Il n’y a que ceux qui ont aimé véritablement, et dont le cœur est vertueux, qui puissent imaginer la douleur de M. de Saint-Géran. On ne pouvait l’arracher d’auprès de ces tristes restes de l’idole de son cœur. Il lui parlait comme si elle eût pu l’entendre. Il lui disait tout ce que l’amour et le désespoir peuvent inspirer. Il s’évanouit auprès d’elle. On crut qu’il allait expirer. On prit ce moment pour l’emporter. Il fut longtemps sans donner d’autre signe de vie que par des soupirs et des sanglots. Il ne revint à lui que pour s’abandonner à la douleur la plus amère.

Aussitôt qu’on eut rendu les derniers devoirs à Madame de Luz, M. de Saint-Géran imagina que ceux qu’il devait à sa mémoire, étaient de la venger de ses malheurs. Les désirs de vengeance partageaient seuls sa douleur. Il résolut de commencer par le perfide Hardouin ; mais ses recherches furent inutiles. Ce malheureux, craignant que son crime ne vînt à éclater, était passé en Hollande, et avait changé de nom et de religion. L’impuissance de se venger augmenta le désespoir de M. de Saint-Géran. Il résolut du moins de poursuivre sa vengeance contre Thurin et le chevalier de Marsillac ; mais il ne put exécuter son projet, le chagrin avait trop pris sur sa santé. Il tomba malade, et mourut enfin, en prononçant le nom de Madame de Luz.