HISTOIRE DE LOUIS XI

 

LIVRE DIXIÈME

 

 

Quelques efforts que fît Louis XI pour écarter l’idée de la mort toujours présente, il s’en occupait quelquefois vivement, comme s’il eût voulu se familiariser avec cette image. Il fit marché à mille écus d’or pour son tombeau avec Conrard de Coulogne orfèvre, et Laurent Wrin fondeur. Il en fixa lui-même la forme, les dimensions et les ornements. Il voulait qu’on fît sa figure ressemblante, en rectifiant néanmoins sur ses anciens portraits, les traits que la maladie avait altérés.

Tout marquait ses inquiétudes sur l’état de sa conscience. Il ordonna qu’on fît des informations pour savoir si l’on n’avait point abusé des commissions qu’il avait données. Il envoya au parlement le serment qu’il avait fait à son sacre, et il y joignit cette lettre :

nos amés et féaux, nous vous envoyons le double des serments qu’à notre avènement à la couronne, nous avons faits, et pour ce que nous désirons les entretenir, et faire justice à un chacun, nous vous prions et néanmoins mandons très expressément que de votre part y entendiez et vaquiez tellement que par votre faute aucune plainte n’en puisse avenir, ni à nous charge de conscience.

Le respect que le parlement devait au roi n’empêchait pas qu’il ne lui résistât avec beaucoup de liberté. Ce prince ayant fait publier un édit au sujet du bled, sans en parler au parlement, non seulement il y eut des remontrances, mais le parlement défendit d’y avoir égard. Le roi avait donné le comté de Ligny à l’amiral de Bourbon, le parlement n’enregistra ce don qu’après plusieurs lettres de jussion. Cependant le comté de Ligny n’était point du domaine ; le roi en avait déjà disposé une fois en faveur de La Trémouille.

Le parlement fit encore cette année un acte, qui sans intéresser le roi, n’était pas moins singulier. Il avait condamné en 1479 Rochechouart évêque de Saintes, à une amende applicable à l’hôtel Dieu, aux chartreux, et à des couvents. Le prélat ne se mettant pas en devoir de payer, malgré les plaintes de ceux qui devaient profiter de l’amende, fut mis en prison sur les conclusions du procureur général, et n’en sortit qu’après avoir satisfait à l’arrêt.

Louis redoutable à ses ennemis, respecté de toute l’Europe, était esclave de son médecin. Jacques Caittier, natif de Poligny en Franche-Comté, et premier médecin de Louis XI était l’homme le plus avide et le plus insolent. Fier de son art, ou plutôt du besoin que son maître croyait en avoir, il était devenu son tyran, et ne lui parlait qu’avec une arrogance dure et scandaleuse. Il abusait de l’ascendant qu’il avait sur son maître pour en obtenir tout, moins en demandant qu’en lui ordonnant avec empire, et le menaçant de l’abandonner.

Je sais bien, lui disait-il, qu’un matin vous m’envoierez, comme vous faites d’autres : mais je jure Dieu que vous ne vivrez point huit jours après.

Louis regardant Caittier comme l’arbitre de ses jours, n’osait ni le refuser ni lui répliquer. Il lui faisait payer par mois dix mille écus de gages fixes, sans compter les gratifications extraordinaires. Il est porté sur les comptes des trésoriers de l’épargne, que Caittier reçut en moins de huit mois quatre vingt dix-huit mille écus. Le roi lui donna les seigneuries de Rouvré près Dijon, de Saint Jean De Laune, de Brussay dans la vicomté d’Aussone, de Saint Germain En Laye, de Triel, la conciergerie du palais et toutes les dépendances. Il fut fait vice-président, et ensuite premier président de la chambre des comptes, malgré les remontrances de cette cour. Il recevait chaque jour de nouveaux dons, monuments de son avidité et de la faiblesse de son maître. Après la mort du roi, Caittier fut recherché pour les sommes immenses qu’il avait reçues ; mais il se tira d’affaire en payant une taxe de cinquante mille écus, et vécut tranquillement avec le reste. Les affaires dont le roi était accablé, ses inquiétudes personnelles ne l’empêchaient pas de porter toujours son attention au-dehors. Après la mort de la duchesse de Savoie sa sœur, il prit un soin particulier du jeune duc Philbert. Il avait mis auprès de ce prince La Chambre gentilhomme piémontais, qu’il connaissait pour homme ferme, et capable de s’opposer aux entreprises des oncles de Philbert. La fermeté de La Chambre dégénéra en orgueil. Il remplit la Savoie de troubles ; et tenait en quelque façon son maître prisonnier. Le roi s’étant convaincu de la justice des plaintes qu’on faisait contre La Chambre, chargea Philippe De Savoie de l’arrêter ; Philippe se saisit de La Chambre, le mit prisonnier, et conduisit le duc Philbert à Grenoble. Commines et Hocheberg maréchal de Bourgogne, oncle de Philbert par sa femme Marie de Savoie, vinrent le recevoir et l’amenèrent à Lyon, où il mourut deux mois après âgé de dix-sept ans, n’ayant mérité d’autre titre que celui de chasseur. Charles son frère lui succéda. Comme il n’était pas majeur, son oncle Philippe prétendait à la tutelle ; mais on la lui refusa, parce qu’il était le successeur immédiat de son neveu ; on l’obligea même de sortir de Savoie.

Pendant que ces choses se passaient, Louis partit pour accomplir un voeu que Commines et Du Bouchage avaient fait pour lui à saint Claude. L’accomplissement de ce voeu ne servit qu’à altérer sa santé qui en était l’objet. Sa première offrande à saint Claude fut de quinze cent écus d’or, et la seconde de cinq cents écus. Il donna quatre mille livres de rente pour la fondation d’une messe. Il serait trop long de rapporter toutes les fondations qu’il fit. Chaque église avait part à ses dons. La plus grande partie des domaines y fut employée ; et s’il eût encore vécu quelques années, les revenus du royaume auraient passé entre les mains des gens d’église. Les offrandes de cette année montent à quarante-neuf mille livres par le compte seul de Bidaut général des finances, de sorte qu’on ne doit pas être étonné, si le parlement s’opposa à tant d’aliénations.

La façon dont Louis XI avait vécu pouvait bien lui donner des remords, mais la maladie les rendait extrêmes, et lui faisait quelquefois porter les scrupules trop loin. Il se repentait d’avoir retenu si longtemps en prison le cardinal Balue et l’évêque de Verdun : s’il eût jugé en prince, il se serait reproché de n’en avoir pas fait un exemple plus sévère. Cependant il envoya demander une absolution au pape ; on peut croire qu’elle ne fut pas refusée. Sixte IV ayant besoin de la protection de la France contre Ferdinand roi de Naples, s’appliqua à lever les scrupules de Louis. Il commit plusieurs prélats pour lui donner l’absolution, lui envoya une permission de manger de la viande en tout temps, lui conseilla de ne songer qu’à sa santé, et lui fit dire qu’il venait d’accorder des indulgences à ceux qui visiteraient les églises pour demander à Dieu le rétablissement de sa santé ; qu’il regardait le dauphin comme devant un jour être le soutien de l’église ; qu’il désirerait le faire gonfalonier de l’église ; et qu’il lui enverrait une épée bénite, afin qu’il tînt la première qu’il porterait, de la main du vicaire de Jésus-Christ.

Après tant de bénédictions, le pape se plaignait des entreprises du roi de Naples contre le saint Siège. Il disait que Ferdinand s’était déclaré son ennemi ; qu’il avait à sa solde un corps de turcs avec lesquels il faisait des courses jusqu’aux portes de Rome ; mais que si le roi voulait faire valoir ses droits sur le royaume de Naples, il serait soutenu par toutes les forces de l’état ecclésiastique ; que s’il refusait de prendre ce parti, il pouvait du moins obliger Ferdinand à quitter les armes, ou s’il continuait de faire la guerre au saint Siège, que le roi devait s’en déclarer le défenseur. Le pape ajoutait que Ferdinand s’était ligué avec les florentins, le duc de Ferrare, et Ludovic Sforze oncle du jeune duc de Milan ; que celui-ci avait fait mettre en prison la duchesse douairière, afin d’attenter sur la vie de son neveu. Le pape n’oubliait rien pour animer le roi contre Ferdinand et ses alliés ; mais il faisait en même temps une chose qui n’était pas adroite. Quoiqu’il n’ignorât pas le ressentiment du roi contre le cardinal Balue, il entreprenait son apologie, et lui donnait des éloges, comme si le roi n’eût jamais eu de serviteur plus fidèle. Balue qui aurait dû rougir de ses crimes, et ne pas triompher de sa grâce, eut l’insolence de faire demander au roi une recommandation pour le pape.

Peu de temps après Sixte envoya Remond Perauld, connu depuis sous le nom de cardinal de Gurce auprès du roi en qualité de nonce ; ses instructions contenaient exactement tout ce que le pape avait déjà dit aux ambassadeurs de France. Le nonce était encore chargé de porter au roi des plaintes contre l’archevêque de Strigonie, et d’en demander justice. Ce prélat était celui qui avait parlé avec tant d’insolence à Rome aux ambassadeurs de France dans l’affaire des Médicis. Il s’était depuis brouillé avec le pape, s’était retiré à Bâle, où prenant de lui-même le chapeau de cardinal, il avait publié un manifeste rempli d’invectives contre Sixte, le traitant de simoniaque, d’homicide et d’hérétique. Il le sommait de comparaître au concile qu’il prétendait assembler de son autorité privée, et lui déclarait que ce concile assemblé au nom du saint-esprit ne se séparerait point qu’il n’eût remédié aux maux de l’église, et aux mœurs de la cour de Rome. Le pape voulait faire croire que ce prélat ne s’était porté à de tels excès, que parce qu’il avait été mis en prison pour avoir manqué de respect au roi dans la personne de ses ambassadeurs ; que depuis il avait prêché plusieurs erreurs, et que le roi pouvait et devait le faire arrêter. Il n’était pas difficile de voir que l’intérêt du roi avait eu peu de part au ressentiment du pape ; mais Sixte croyait qu’il était facile d’abuser de la faiblesse de ce prince pour tout ce qui paraissait avoir rapport à l’église ou à ses ministres. Comme l’entreprise du prélat n’était qu’une extravagance, on la méprisa ; c’était tout ce qu’elle méritait.

Le roi abattu, mourant et n’osant presque plus se faire voir à ses sujets, était l’arbitre de tous les princes. La duchesse de Milan que Ludovic Sforze surnommé le Maure son beau-frère, avait fait mettre en prison, afin de s’emparer du gouvernement, trouva le moyen de faire passer en France un homme avec titre d’ambassadeur, pour réclamer la protection du roi. Ludovic cherchant à pénétrer les dispositions de ce prince, lui envoya dans le même temps des ambassadeurs, sous prétexte de proposer pour Charles duc de Savoie, la princesse de Milan qui avait été destinée à Philbert.

Le roi ne voulant pas se laisser voir aux ministres de Ludovic, chargea le chancelier, et Hallé avocat général, de leur dire qu’étant informé des mauvais desseins de leur maître, il voulait qu’on lui envoyât le frère du duc de Milan pour sûreté de la vie de l’aîné, et que Ludovic rompît toute alliance avec le roi de Naples. Les ambassadeurs parurent acquiescer à tout ce que le roi exigeait ; mais celui de la duchesse demandait de plus que le roi envoyât à Milan quelque personne de marque pour assister à tous les conseils.

Le roi aurait été assez tranquille avec ses voisins, s’il eût pu compter sur la trêve faite avec le duc d’Autriche : malgré la foi des traités, il y avait toujours des partis qui couraient de part et d’autre. Tandis que Louis et Maximilien signaient des trêves et se faisaient la guerre, la face des affaires changea par la mort de Marie duchesse d’Autriche. Cette princesse étant à Bruges où elle chassait au vol, tomba de cheval, se blessa, et mourut de sa chute trois semaines après. Maximilien en fut d’autant plus affligé, qu’il n’avait aucune considération par lui-même. Ceux de Gand lui disputèrent la tutelle de ses enfants, et firent savoir au roi qu’ils désiraient la paix, et voulaient la sceller par le mariage du dauphin et de Mademoiselle De Bourgogne ; qu’il ne fallait pas perdre cette occasion, parce que le roi d’Angleterre proposait à Maximilien de faire alliance avec lui, et de renoncer à toute autre ; que si le roi refusait la paix à ce prix, les flamands s’uniraient aux anglais contre lui. La mort de la duchesse de Bourgogne arriva pendant le voyage du roi à Saint Claude.

Les gantois lui envoyèrent aussitôt leurs députés ; mais ce prince ne se déclara pas d’abord ouvertement. Soit qu’il voulût ménager Édouard avec qui il avait pris des engagements pour le mariage du dauphin, soit qu’il ne fût pas encore absolument déterminé lui-même, il se contenta de négocier secrètement.

Pour connaître plus parfaitement la disposition des esprits, il envoya des émissaires dans plusieurs villes de Flandre, et particulièrement vers les gantois, qui avaient entre leurs mains le prince et la princesse de Bourgogne. Louis eut tout lieu d’être satisfait, et ne pensa plus qu’à conclure le traité qu’on lui proposait, et à mettre Maximilien hors d’état de traverser ses desseins. Il résolut de se rendre maître de la ville d’Aire. Il était sûr que les flamands ne s’y opposeraient pas, parce qu’ils savaient que le duc ne se déterminerait à la paix et au mariage de la princesse Marguerite sa fille, que lorsqu’il y serait contraint par la force des armes.

Louis pratiqua des intelligences dans la ville par le moyen d’un nommé Giresme, homme adroit, et propre à conduire une intrigue. On fit offrir à Cohem qui commandait dans Aire, une somme de trente mille écus et une compagnie de cent lances. Cohem accepta le parti ; mais afin de couvrir le complot, les maréchaux Des Querdes et de Gié assiégèrent la place, et la battirent si vigoureusement pendant huit jours, que Cohem ne parut se rendre qu’à la force.

Le pays de Liége fut dans ce même temps-là le théâtre d’une sanglante révolution. Guillaume de La Marck, surnommé la barbe ou le sanglier d’Ardenne, avait été élevé et comblé de biens par Louis De Bourbon évêque de Liége. La Marck naturellement féroce, sans reconnaissance pour les bienfaits, et enorgueilli par la faveur, se porta à toutes sortes de violences, devint le tyran de la maison de son maître, et tua presque à ses yeux un de ses principaux officiers. L’évêque fut enfin obligé de bannir La Marck de ses états. Celui-ci se réfugia en France, et fit entendre au roi que s’il voulait lui donner un corps de troupes, il assurerait un passage libre aux français par le pays de Liége, toutes les fois qu’ils voudraient entrer dans le Brabant.

Louis accepta la proposition, et fournit une compagnie de cent lances et trente mille écus. La Marck trouvant partout des bienfaiteurs, et toujours ingrat, ne fut pas longtemps sans mécontenter le roi, et fut obligé de sortir de France. Il repassa dans le pays de Liége avec une partie de sa troupe. Il enrôla tous les mécontents, et se trouva à la tête d’environ quinze cent hommes, gens à peu près du caractère de leur chef, et qui, pour se distinguer, portaient tous un habit rouge, et une hure de sanglier brodée sur la manche. Il s’avança vers Liége, et trouva le moyen de gagner Rouslar et Pavillon, magistrats de cette ville. L’évêque sortit à la tête de vingt mille hommes contre les rebelles ; mais étant entré dans un défilé, ses troupes se retirèrent en arrière, soit qu’elles fussent gagnées par les deux traîtres, ou que ces bourgeois timides n’osassent s’engager contre des soldats accoutumés à combattre. La Marck parut à l’instant devant l’évêque :

Louis De Bourbon, lui dit-il, j’ai recherché votre amitié, et vous me l’avez refusée.

En même temps il lui fendit la tête, le fit dépouiller et jeter dans la Meuse. La Marck entra tout de suite dans Liége, se rendit maître de presque tout le pays, mettant à feu et à sang tout ce qui refusait de se soumettre, et força les chanoines d’élire son fils pour évêque.

Cette élection forcée fut bientôt déclarée nulle. Deux ans après, La Marck fut livré à Maximilien, et eut la tête tranchée à Utrecht. Les dernières récoltes avaient été si mauvaises en France, que malgré toute l’attention du gouvernement, le peuple souffrit beaucoup de la famine ; les maladies contagieuses qui en sont la suite ordinaire, s’étendirent sur tous les états. Les personnes les plus qualifiées qui moururent cette année, furent Jeanne de France, sœur du roi, femme de Jean duc de Bourbon ; le premier président Jean Boullanger ; Charles de Gaucourt lieutenant de roi de Paris ; Nicolas Bataille habile jurisconsulte ; Martin Magistri homme de basse naissance et d’un mérite illustre. Il mourut encore une grande quantité de personnes de marque ; mais la mortalité tomba principalement sur le peuple, cette partie des sujets qui fait encore plus la force que l’ornement d’un état.

La place de premier président vacante par la mort de Jean Boullanger, fut donnée à Jacques de La Vacquerie, né sujet de la maison de Bourgogne. On prétend que La Vacquerie ayant reçu quelque temps après des édits qu’il croyait contraires au bien de l’état, vint à la tête du parlement trouver le roi, et lui dit :

sire, nous venons remettre nos charges entre vos mains, et souffrir tout ce qu’il vous plaira, plutôt que d’offenser nos consciences.

On ajoute que le roi plus touché des remontrances, qu’offensé de la démarche du parlement, révoqua ou adoucit les édits : ce fait ne paraît pas bien prouvé.

Le roi voyant que son terme n’était pas éloigné, alla voir le dauphin à Amboise, et lui donna par écrit une instruction qui fut ensuite enregistrée au parlement. Il lui représenta les obligations qu’ils avaient l’un et l’autre à Dieu ; lui fit sentir les devoirs qu’exigeait le titre de roi très chrétien, prenant l’exemple des vertus dans ses prédécesseurs, et celui des fautes dans sa propre conduite. Il lui montra combien tout dérangement était à craindre dans le gouvernement ; le tort qu’il avait eu d’éloigner les officiers qui avaient servi son père dans les temps les plus difficiles de la monarchie. Il l’exhorta à ne pas faire la même faute, et lui recommanda de prendre conseil des princes de son sang, et de ses grands officiers, de conserver tous ceux qu’il trouverait en place, et qui auraient dignement et utilement servi ; de n’en déposer aucun qui n’eût prévariqué, et qui n’en fût convaincu en justice.

Le roi ordonna au dauphin de se retirer en particulier pour réfléchir sur ce qu’il venait de lire et d’entendre ; puis il le fit rappeler et le fit jurer que s’il succédait à la couronne, il observerait tout ce qui venait de lui être recommandé. Le roi fit venir ensuite le duc d’Orléans, alors âgé de vingt ans, et lui fit promettre d’exécuter fidèlement ce qui serait réglé pour la tutelle du jeune roi, et le gouvernement de l’état. Le duc d’Orléans jura tout ce que le roi voulut, et même en passa acte ; mais à peine Louis était-il mort, que le duc viola tous ses serments.

Louis se recommandait continuellement aux prières des plus vertueux personnages du royaume ; Hélie de Bourdeille était de ce nombre ; sa piété plus que ses lumières l’avait fait choisir, n’étant que cordelier, pour être évêque de Périgueux ; il passa de-là à l’archevêché de Tours, et fut un des premiers commissaires nommés pour travailler au procès de l’abbé De Saint Jean d’Angely, afin que l’idée qu’on avait de la vertu de ce prélat, écartât tout soupçon contre le jugement qui serait rendu.

Louis ayant prié Bourdeille de demander à Dieu le rétablissement de sa santé ; ce prélat ne se borna pas aux prières, et voulut s’ingérer de donner des avis à ce prince, en réveillant ses scrupules au lieu de les calmer. Il lui représenta qu’il avait trop maltraité le cardinal Balue et l’évêque de Verdun ; il joignit une liste des prélats qui prétendaient avoir sujet de se plaindre du roi, tels que celui de Laon fils du connétable ; celui de Castres frère du duc de Nemours ; ceux de Sées, de Saint Flour et de Coutances, qui étant parents de ses ennemis, ou ayant été liés avec eux, ne devaient pas trop se plaindre d’être suspects. Le roi fut offensé de la liberté du bon archevêque, et lui fit écrire par le chancelier qu’il se mêlait de trop de choses, qu’il ne voyait pas les conséquences de ce qu’il disait ; qu’il lui avait demandé ses prières et non pas ses conseils ; et qu’il défiait qui que ce fût de blâmer sa conduite à l’égard des évêques mécontents. Le roi prenant tout alors avec plus de vivacité que jamais, donna ordre au chancelier de citer tous ces prélats, et d’examiner leurs prétendus griefs. Ils furent en effet cités, mais cette affaire ne fut pas suivie : il y a grande apparence que ces évêques n’osèrent partager l’indiscrétion de Bourdeille, ni entrer en jugement avec leur maître.

Le chancelier alla trouver l’archevêque de Tours, et lui représenta que la religion ne le dispensait pas du respect qu’il devait au roi ; qu’il avait passé les bornes de son devoir de sujet, et qu’en reprenant les princes, on n’y pouvait apporter trop d’égards, non seulement par le respect qui leur était dû, mais afin qu’ils reçussent les conseils assez favorablement pour en profiter.

Le chancelier écrivit au roi que l’archevêque de Tours était fâché de lui avoir déplu ; qu’il n’avait jamais oublié et n’oublierait jamais ce qu’il lui devait comme sujet et comme archevêque ; qu’il ne cessait de prier et de faire prier pour la conservation de sa majesté. Qu’au surplus ce prélat était très abattu d’une longue maladie, et qu’aussitôt qu’il serait rétabli il lui rendrait compte de sa conduite. Cette lettre calma l’esprit du roi ; je ne trouve aucune pièce qui prouve ce que disent messieurs de Sainte-Marthe ; savoir, que le temporel de l’archevêque fut saisi. Cependant le pape d’autant plus attentif à ses intérêts, que le roi paraissant négliger les siens, ne refusait rien à l’église, fit de vives instances pour obtenir les comtés de Valentinois et de Diois. Mais comme il y avait tout à craindre de la faiblesse d’un prince tourmenté de scrupules, et qui ne cherchait à les dissiper que par des prodigalités envers l’église ; le chancelier chargea Hallé archevêque de Narbonne, ci-devant avocat général, bon prélat et bon citoyen, de tenir le roi en garde contre les sollicitations du pape.

Dans ce même temps les commissaires du roi et ceux du duc de Bretagne étaient assemblés à Angers, pour terminer les différends qui étaient entre les officiers de justice de leurs maîtres. Les députés du duc faisant un grand étalage des entreprises des officiers royaux, les commissaires du roi répondirent, qu’avant d’examiner ces griefs, il fallait convenir des limites ; et qu’avant d’entrer dans ces contestations, qui demandaient beaucoup de temps, le roi avait des sujets de plainte dont il prétendait une prompte réparation, et qui n’avaient besoin d’aucun éclaircissement ; telles étaient les désobéissances aux arrêts du parlement : que Chauvin chancelier de Bretagne était actuellement dans les prisons du duc, quoiqu’il eût appelé à la justice du roi, et que ce prince eût reçu l’appel, et ordonné de mettre Chauvin en liberté, ou de l’envoyer à la conciergerie de Paris avec les informations ; que le duc donnait retraite aux malfaiteurs, et particulièrement aux faux-sauniers, ce qui portait un grand préjudice aux gabelles du roi. Les conférences s’étant passées en disputes de part et d’autre sans rien conclure, les commissaires se séparèrent après être convenus de se rassembler au mois de décembre pour le règlement des limites.

De tous temps la France a été l’arbitre de ses voisins, et l’asile des princes malheureux. Gem ou Zizim, second fils de Mahomet II prétendait avoir plus de droit au trône que Bajazet son aîné, parce que celui-ci était né du vivant d’Amurât leur aïeul, dans le temps que Mahomet était sujet et non pas empereur ; au lieu que Zizim était né depuis que Mahomet avait succédé au trône.

L’amour des peuples appuyait la prétention de Zizim ; mais le bacha Achmet général des troupes ottomanes, se déclara pour Bajazet, s’empara de Constantinople, s’avança au-devant de Zizim jusqu’en Bithynie, et lui livra bataille ; Zizim l’ayant perdue, se retira chez le soudan d’égypte. Il fut ensuite obligé de se réfugier chez le roi de Caramanie, d’où il passa à Rhodes, et de-là en France. Il y demeura sans voir le roi, du moins on n’en trouve aucune preuve dans les comptes de sa maison, qui portent jusqu’à la moindre dépense faite pour les ambassadeurs ou princes étrangers. d’ailleurs le roi mourant et défiguré, ne se laissait plus voir. Il croyait ne pouvoir conserver son autorité qu’en gouvernant du fond de sa retraite, se dérobant à tous les yeux, et ne se laissant voir qu’à ceux dont le service qui était absolument nécessaire.

Le chagrin qui le dévorait, et la crainte de perdre son autorité, ne servaient qu’à rendre plus durs les ordres qu’il donnait. On le voit par une lettre qu’il écrivit au chancelier sur un sujet peu important :

chancelier, vous avez refusé de sceller les lettres de mon maître d’hôtel Boutilas ;... dépêchez-le sur votre vie.

C’est à un édit de cette année qu’on doit rapporter la forme du collège des secrétaires du roi, telle à peu près qu’elle est aujourd’hui. Cette compagnie était établie depuis longtemps. Les rois précédents lui avaient accordé de grands privilèges. Louis XI ne prenait pas toujours dans ce corps ceux dont il se servait pour écrire ou contresigner les lettres patentes et autres expéditions ; il en employait souvent d’autres. Après la guerre du bien public, il cassa ceux qu’il avait créés de nouveau, confirma les privilèges des anciens, marqua leurs fonctions, leur donna de nouveaux privilèges dont ils jouissent encore aujourd’hui, et fixa leur nombre à cinquante-neuf, dont le roi serait le soixantième et le chef. Cet édit fut enregistré l’année suivante, et fait encore loi pour tout ce qui concerne cette compagnie. Les émissaires que Louis entretenait en Flandre, ne cessaient de lui mander que les peuples de ces provinces désiraient la paix, qu’ils voulaient la sceller par le mariage du dauphin et de Mademoiselle De Bourgogne ; mais que si on refusait ce parti, il était à craindre qu’ils ne se liguassent avec les anglais. L’empressement des flamands pour cette alliance était si marqué, que le gouverneur d’Arras ayant envoyé un trompette à leur camp sous Alost, les troupes ne demandèrent des nouvelles que du dauphin, et marquèrent une extrême envie de le voir.

Louis ne prenant jamais plus de précautions que dans les choses qu’il désirait le plus, envoya Jean Guérin son maître d’hôtel, pour s’assurer encore des dispositions des gantois ; il commença ensuite à négocier secrètement avec Maximilien, et bientôt après il nomma pour ses plénipotentiaires Crèvecœur Sieur Des Querdes, Olivier de Couetman lieutenant du roi d’Arras, le premier président de La Vacquerie, et Jean Guérin. Maximilien nomma de sa part Dauffay maître des requêtes de son hôtel, Gort Rolland pensionnaire de Bruxelles, Jacques de Steenwerper, Gossuin abbé d’Affleghem, l’abbé d’Aumont, de Berghes seigneur de Walhain, Bouvrie, Lannoy, Baudouin de Molembais, De Goy seigneur d’Auxy, et plusieurs autres.

Ces ministres assemblés à Arras, convinrent de presque tous les articles du mariage entre le dauphin et la princesse Marguerite. Les plus grandes difficultés furent sur la manière dont les comtés de Bourgogne et d’Artois, et les autres états dont le roi était déjà en possession, devaient lui être cédés. Le roi prétendait que ces provinces lui appartenaient de plein droit ; Maximilien et les états ne voulaient les abandonner que comme partage et dot de la princesse. Les plénipotentiaires de France demandaient les villes de Lille, Douai et Orchies, qui n’avaient été données par Charles V à Philippe duc de Bourgogne, qu’à la charge de réversion à la couronne faute d’hoirs mâles ; et le cas était arrivé. Quoique le droit du roi fût incontestable, les flamands ne pouvaient consentir à lui rendre des places qui les mettaient au milieu de leur pays. Les plénipotentiaires remarquant que les flamands ne se relâcheraient jamais sur cet article, ne voulurent pas rompre la négociation, et firent comprendre au roi qu’il ne perdrait jamais son droit, qu’il pourrait le faire valoir en temps et lieu ; et que les provinces qu’on lui cédait, non seulement lui serviraient de nantissement pour ces trois places, mais le mettraient encore en état de s’en emparer un jour. Louis se laissa persuader, envoya les pouvoirs les plus amples pour lever le reste des difficultés, et la paix fut signée.

Le roi écrivit aussitôt à tous les gouverneurs, baillis, et sénéchaux, de faire assembler les états de leurs gouvernements pour ratifier le mariage du dauphin avec Marguerite d’Autriche. On n’attendit pas même que le traité fût signé pour demander les scellés que les flamands exigeaient. Il envoya La Grange bailli d’Auxonne vers le duc de Bourbon et le comte De Nevers, pour avoir leurs scellés conformes au modèle dont La Grange était porteur.

Ces princes firent leurs remontrances sur une clause du traité, par laquelle le roi, en cas de contravention de sa part, les relevait du serment de fidélité. Ils alléguaient que les lois de l’état qui les attachaient au roi, étaient hors de son pouvoir. Le comte De Nevers faisait de sa part d’autres difficultés, et prétendait avoir des droits incontestables sur le Brabant, qui l’empêchaient de ratifier ce traité purement et simplement ; c’est pourquoi il fit prier le roi de ne pas trouver mauvais qu’il eût ajouté dans son scellé qu’il approuvait le traité sans préjudice de ses droits.

Le duc d’Autriche et les états de Brabant nommèrent pour leurs ambassadeurs les abbés de saint Bertin et de saint Pierre de Gand, Jean de Berghes seigneur de Walhain, Lannoy, Goy, de La Moire, Rym, Pinnock, d’Auffay et Mergolles.

Ils se rendirent d’abord à Paris, et furent reçus par l’évêque de Marseille et les officiers de la ville. Le lendemain ils assistèrent au te deum dans l’église de Notre-Dame, et dînèrent à l’hôtel de ville. Le soir le cardinal de Bourbon leur donna une fête magnifique, suivie d’une comédie du goût de ce temps-là, c’est-à-dire, une moralité ou sotie. Ils partirent le jour suivant pour se rendre à Tours auprès du roi.

Dès leur première audience ils prièrent sa majesté de vouloir bien autoriser le dauphin à jurer le traité de paix, de leur remettre les scellés et sûretés qu’on avait promis pour l’accomplissement du traité, de promettre que les pays donnés pour la dot de la princesse, seraient gouvernés suivant leurs lois et usages ; que la ville d’Arras reprendrait son ancien gouvernement, et que tous les anciens habitants qu’on en avait fait sortir, pourraient y retourner, exercer leurs professions, et rentrer dans leurs biens. Les ambassadeurs prièrent encore le roi de retirer ses troupes, afin que le duc d’Autriche en fît autant de son côté ; de rappeler tous les français qui étaient au service de La Marck, et d’aider à chasser ce rebelle du pays de Liége ; de rétablir Françoise et Marie de Luxembourg petites filles du connétable, dans les biens de leur maison, de faire rendre à Philippe De Croy le comté de Porcien, de rendre la liberté aux prisonniers, ou de les mettre à rançon.

Les ambassadeurs firent de nouvelles instances pour obtenir que le duc de Bretagne fût compris dans le traité ; après quoi ils se rendirent à Amboise pour saluer le dauphin, et lui faire jurer tous les articles, et spécialement celui qui concernait son mariage avec la princesse Marguerite, et la conservation des privilèges et coutumes des pays qui lui étaient cédés.

Le sire de Beaujeu était auprès du dauphin, dont le roi l’avait nommé tuteur et curateur, voulant qu’il en exerçât les fonctions de son vivant. Personne n’était plus capable ni plus digne de cet emploi que Beaujeu. Ferme, désintéressé, prudent, il ne cherchait pas dans les conseils qu’il demandait une approbation de son sentiment. Comme il n’avait pas la présomption de se croire instruit des choses qu’il n’avait pas apprises, il écrivit à Du Bouchage de lui envoyer quelqu’homme de robe habile, versé dans les matières dont il s’agissait, capable de dresser les actes nécessaires, et d’examiner tant ceux que le dauphin serait obligé de signer, que ceux que les ambassadeurs donneraient.

Le dauphin autorisé par le roi, jura en présence des ambassadeurs sur l’hostie, sur la vraie croix et sur les évangiles, de garder tous les articles du traité de paix et de mariage. Les ambassadeurs étant retournés auprès du roi, ce prince ratifia le traité ; et par un acte du même jour renonça à toutes prétentions sur les biens cédés au dauphin. Il congédia ensuite les ambassadeurs,  et leur fit présent de trente mille écus d’or, et de cinq cent soixante marcs d’argent.

Picard bailli de Rouen, les accompagna jusqu’à Paris, et présenta au parlement une lettre close du roi, pour faire enregistrer le traité de paix. Michel de Pons procureur général, Gannay et Le Maître, avocats généraux, étant informés de l’acte par lequel le roi renonçait à toutes ses prétentions sur les biens cédés par le traité de paix, firent leur protestation, déclarant que la lecture qui en allait être faite ne pourrait préjudicier aux droits du roi et de sa couronne, et demandèrent que leur opposition fût  enregistrée, afin de soutenir en temps et lieu les droits du roi, ce qui ne se pouvait faire présentement, attendu le désir que sa majesté avait de voir toutes ces affaires finies. Le parlement ayant reçu cette protestation, on lut la lettre du roi par laquelle il lui adressait le traité et les actes faits en conséquence.

Le lendemain le traité de paix fut publié, mais avant de l’enregistrer, on donna à Dauffay qui en était le porteur, le choix de ces deux clauses,

le procureur général présent, et ne s’y opposant point,  ou le procureur général présent, et de son consentement.

Dauffay choisit la dernière, et l’enregistrement fut fait. Le parlement dit ensuite aux ambassadeurs,

que le traité ne liant pas moins le duc et les états de Flandre, que le roi, le dauphin et leurs états, il était bon que la cour fût dépositaire de la ratification du duc. Dauffay répondit, que ce qu’on demandait était raisonnable.

Les ambassadeurs étant partis pour retourner en Flandre, le roi ordonna une procession de Paris à Saint Denis en action de grâces pour la paix, et pour demander la conservation du roi, de la reine, et du dauphin. On voit par les délibérations prises sur cette procession, que le parlement était alors composé de cent personnes. Quelques jours après le roi envoya des ambassadeurs vers le duc d’Autriche pour être présents au serment qu’il fit, pareil à celui de sa majesté, de garder et observer fidèlement le traité de paix et d’alliance. Louis XI accablé de maux, occupé des plus grandes affaires, portait encore son attention sur les autres états de l’Europe.

Les troubles de Navarre avaient commencé en 1441 à la mort de Blanche de Navarre. Cette reine renversant par son testament, ce qui avait été réglé par son contrat de mariage, voulut que Jean son mari jouît sa vie durant de ses états au préjudice de ses enfants. La mort du roi Jean, ni celle de sa fille Éléonore, ne rétablirent pas le calme dans la Navarre. Elle fut toujours divisée par des factions. Le règne de François Phœbus qui succéda à son aïeule Éléonore, fut très court. Ce prince fils de Gaston Phœbus et de Magdelaine de France, mourut au commencement de cette année, âgé de quinze ans : il nomma par son testament sa sœur Catherine pour son unique héritière. Le roi se déclara protecteur de Catherine sa petite nièce, et s’opposa aux desseins des comtes de Lérins, et de Beaumont, qui auraient voulu unir la Navarre à l’Aragon et à la Castille que Ferdinand possédait déjà.

Le vicomte de Narbonne, appuyé par le cardinal de Foix, et par les ducs d’Orléans et de Bretagne, prit le titre de roi de Navarre, et crut mettre Ferdinand et Isabelle dans ses intérêts, en leur représentant que Louis ne soutenait Catherine que pour perpétuer son autorité dans la Navarre : mais Ferdinand prit le parti de Catherine, dans l’espérance de la marier au prince Jean son fils. Louis XI et Magdeleine sa sœur, s’y opposèrent. Les légitimes héritiers de ce royaume en seraient encore possesseurs, si Louis XII avait eu l’habileté de Louis XI.

Cependant tout se préparait pour le mariage du dauphin. Édouard roi d’Angleterre conçut tant de dépit d’avoir été trompé par Louis XI et de voir que la France allait encore se fortifier par l’union des provinces que la princesse Marguerite apportait en mariage, qu’il en mourut de chagrin. d’autres prétendent qu’il mourut d’apoplexie après un grand excès de vin ; on soupçonna aussi qu’il avait été empoisonné par son frère Richard duc de Gloucester. Les crimes que Gloucester avait déjà commis, et ceux qu’il a faits depuis, rendent ces soupçons assez vraisemblables. Tous les pas qu’il fit vers le trône, furent autant de forfaits. Il avait été le principal auteur de la mort du duc de Clarence son frère. Après la mort d’Édouard, il se défit de tous ceux qui avaient été attachés à ce prince. Il remplit le parlement de ses créatures, fit casser le mariage du feu roi, et déclarer illégitimes les enfants qui en étaient nés ; peu de temps après il les fit mourir. L’Angleterre jalouse de sa liberté contre ses rois, et qui plie sous les tyrans, vit commettre tous ces crimes sans s’ébranler. Louis ne parut pas prendre le moindre intérêt à la mort d’Édouard : mais il ne voulut point faire d’alliance avec l’usurpateur ; quoiqu’on trouve dans Rymer quelques projets de traités qui ne furent point conclus.

Louis ne pouvait mieux se venger des anglais, qu’en les abandonnant à leurs factions ordinaires. Il n’avait pas la même indifférence sur l’Italie. Les divers états qui la composent, étaient tous armés les uns contre les autres. Leurs intérêts changeaient à chaque instant, et leur fureur était toujours la même. Un parti devenait tout à coup l’ennemi déclaré de celui dont il était allié le jour précédent. Sixte IV après avoir été uni avec Ferdinand roi de Naples, vit l’état ecclésiastique ravagé par Alphonse duc de Calabre, fils de Ferdinand. Les vénitiens envoyèrent au secours du pape, Robert Malatesta, à la tête de quinze cent chevaux. Celui-ci battit le duc de Calabre, et entra triomphant dans Rome. Le pape ne conçut que de la jalousie du service que les vénitiens venaient de lui rendre ; il trouva qu’ils devenaient trop puissants, et ne chercha plus qu’à les traverser. Louis envoya Listenay et Monjeu, gentilshommes bourguignons, pour pacifier les troubles d’Italie, et particulièrement ceux qui étaient entre la république de Venise et le duc de Milan. L’évêque de Lombez retourna quelque temps après en Espagne, pour terminer l’affaire du Roussillon.

Le roi craint et respecté de toutes parts, décidait du destin de plusieurs états, tandis qu’enfermé dans le château du Plessis-Lès-Tours, il était en proie aux soupçons et aux horreurs d’une mort prochaine. Il voyait d’un côté la mort s’avancer à pas lents vers lui, de l’autre il redoutait mille trahisons. Il fit mettre autour de son château un treillis de fer, armé de pointes, et fit semer dix-huit mille chausse-trapes dans les fossés, quatre cents archers faisaient le guet, et quarante veillaient toujours les armes à la main, et tiraient sur ceux qui osaient approcher. On fouillait exactement tous ceux qui étaient obligés d’entrer dans le château. Le dauphin était tour à tour l’objet de la tendresse et des soupçons de son père. Il fit composer pour son instruction, le rosier des guerres  rempli des maximes les plus sages du gouvernement. Il craignait en même temps que ce jeune prince ne fût impatient de régner, ou que les mécontents n’abusassent de son nom : il regardait alors son fils comme son plus cruel ennemi. Il changeait tous les jours de domestiques ; et n’osant avouer ses frayeurs, il disait que la nature se plaît dans le changement. La crainte de perdre son autorité faisait qu’il ne l’exerçait plus qu’au gré de ses caprices. Chaque jour il déposait d’anciens officiers pour en élever de nouveaux.

Pour occuper continuellement l’attention des étrangers, il faisait venir de tous les pays, des chevaux, des chiens, et toutes sortes d’animaux rares, et ne daignait pas les regarder quand ils étaient arrivés. Il se montrait magnifiquement vêtu sur une galerie en dehors du château, et disparaissait dans l’instant, de peur qu’on n’eût le temps d’apercevoir l’altération de ses traits. La défiance et la crainte étaient pour lui des bourreaux continuels. Plus tourmenté par ses soupçons que rassuré par les supplices qu’il ordonnait, il eut été trop heureux d’être délivré par la mort même de toutes les horreurs qu’elle lui inspirait. Dans le temps qu’il prenait les précautions les plus cruelles contre les hommes, il cherchait pour apaiser le ciel, tous les moyens imaginés par la crainte : il se recommandait aux prières, il faisait venir des reliques de tous côtés.

Quoiqu’il s’occupât toujours d’affaires politiques, ce n’était plus avec les ministres des princes qu’il conférait : c’était avec des moines superstitieux ou intéressés. Un certain Jacques Rosat cordelier arriva de Lombardie avec sept ou huit de ses compagnons, et fut reçu du roi avec distinction. Des chanoines de Cologne vinrent pour s’assurer des revenus que ce prince avait donnés à leur église, en l’honneur des trois rois, dont les reliques lui avaient été vantées. Le doyen d’Aix-La-Chapelle lui en apporta ; un marchand lui vendit une petite image d’argent cent soixante livres. La crainte de la mort étant devenue le principe de toutes les actions de Louis XI il demandait de toutes parts des remèdes ou des prières. Esclave de son médecin, chargé de reliques, il prodiguait les biens aux gens d’église. Il fit des dons considérables à l’abbaye de saint Denis ; il accorda à celle de saint Germain la foire franche qui subsiste aujourd’hui. Sans nous arrêter au détail des dépenses que ce prince faisait en dévotions, il suffit de dire qu’elles augmentaient chaque jour avec ses infirmités. Bajazet Second, empereur des turcs, espérant profiter de la faiblesse de Louis, lui envoya un ambassadeur avec la liste de toutes les reliques qui étaient à Constantinople, et les lui offrit, s’il voulait seulement retenir Zizim en France, et l’empêcher de repasser dans l’Orient. Louis rejeta les propositions de Bajazet, et ne voulut pas violer l’hospitalité dans la personne d’un prince malheureux. L’ambassadeur turc après avoir longtemps attendu en Provence, s’en retourna sans avoir pu même obtenir une audience. Louis était bien éloigné de traiter avec les infidèles. Il attendait avec impatience l’arrivée de Matortille plus connu sous le nom de François de Paule.

François, natif de Paule, ville de Calabre se consacra à Dieu dès son enfance. Né avec un esprit droit et un cœur pur, il méprisa toutes les sciences humaines, et ne s’occupa que de celle du ciel. Sa retraite n’empêcha pas que la sainteté de sa vie ne fût bientôt répandue en Italie et en France. Louis désira aussitôt de le voir, espérant obtenir par ses prières le rétablissement de sa santé. Il fit prier le pape et le roi de Naples, d’envoyer ce saint homme en France, et lui fit bâtir une maison dans son parc. Il envoyait continuellement des courriers pour hâter l’arrivée du saint homme ; c’est ainsi qu’il est nommé dans les comptes de la maison du roi. Aussitôt qu’il l’aperçut, il courut au-devant de lui, et se jeta à ses pieds, en le suppliant de lui prolonger la vie. François le releva, et lui remontra avec humilité que nos jours sont dans la main de Dieu : mais il s’attacha en même temps à le consoler et à le disposer à la mort. Louis avait de fréquents entretiens avec lui, et paraissait ensuite plus tranquille : on vit alors à la cour la dévotion humble et sincère, et la solide piété respectées.

Dans le temps que la crainte de la mort semblait avoir égaré l’esprit de Louis XI il l’eut toujours sain et présent dans les affaires. Sur les plaintes qu’il reçut que Palamède De Fourbin abusait de son autorité en Provence, il lui interdit toutes les fonctions de sa place, et chargea Baudricourt d’informer de sa conduite : Baudricourt s’acquitta de sa commission avec autant d’intégrité que d’intelligence. Il fit les informations les plus exactes ; et sur le compte qu’il rendit au roi, que Fourbin avait fidèlement rempli ses devoirs, et que les plaintes qu’on faisait contre lui, n’étaient que l’effet de la jalousie et de la malignité qu’excitent les grandes places, mais qui achèvent l’éloge de ceux qui les remplissent, Fourbin fut rétabli avec plus d’autorité qu’auparavant.

Louis toujours occupé du gouvernement, ôta la charge de chancelier à Doriole, pour en revêtir Guillaume De Rochefort qui avait passé du service de Bourgogne à celui de France. Doriole étant maire de La Rochelle, avait été plusieurs fois député vers Charles VII il s’attacha à la cour, et fut successivement maître des comptes, général des finances, et ambassadeur. Il s’acquitta si bien de toutes les commissions qui lui furent données, que le roi l’honora de la dignité de chancelier. Il avait une parfaite connaissance des lois du royaume et des droits du roi. Personne ne fut plus laborieux : mais le grand âge ne lui permettait plus de travailler avec la même exactitude. Louis croyait que les premières places devaient être la récompense des services actuels : et quoiqu’il fût content de ceux que lui avait rendus Doriole, il lui ôta sa charge, et lui donna celle de premier président de la chambre des comptes, comme étant plus tranquille.

Le sire de Beaujeu et Anne De France sa femme, furent chargés d’aller chercher Marguerite d’Autriche. Anne prétendit avoir droit de délivrer des prisonniers en faisant sa première entrée à Paris : mais le parlement s’y opposa, et soutint que ce droit n’appartenait qu’au roi, à la reine et au dauphin, et non pas aux autres enfants de France. Les seigneur et dame de Beaujeu s’étant rendus à Hesdin, remirent aux députés de Maximilien les scellés des princes et des villes du royaume, et reçurent ceux des seigneurs et villes des Pays-Bas. Marguerite d’Autriche fut remise entre les mains des sire et dame de Beaujeu, par Catherine de Clèves, par les seigneurs de Ravestein, de Vers et de Ligne, l’abbé de saint Bertin, et le chancelier de Brabant.

Ravestein voulant, avant de quitter la princesse, qu’elle exerçât les droits et privilèges qu’elle prétendait comme dauphine et comme comtesse d’Artois, lorsqu’elle fit son entrée à Béthune, donna au nom de cette princesse, une rémission à Ogier et à Bernard de L’Aoust frères, surnommés d’Auron, prisonniers à Béthune pour avoir tué quatre hommes. Le juge du lieu ne voulait pas avoir égard à ces lettres de grâce : mais le dauphin étant parvenu à la couronne, les confirma. Marguerite fit son entrée à Paris au milieu des acclamations du peuple. Le parlement alla en corps la recevoir au-delà des portes de la ville ; et Beaujeu donna des lettres de maîtrise de plusieurs métiers, au nom de cette princesse, en vertu du droit de joyeux avènement. Marguerite se rendit ensuite à Amboise.

Les fiançailles se firent avec toute la magnificence possible. Les principales villes du royaume y envoyèrent des députés qui furent défrayés eux et leur suite, aux dépens du roi. Le sire de Beaujeu, le comte de Dunois, Saint Pierre, grand sénéchal de Normandie, le sire d’Albert, Guy Pot, comte de Saint Pol, gouverneur de Touraine, firent les honneurs de cette fête, plus marquée par la magnificence que par la joie publique ; puisqu’on faisait en même temps des prières pour la santé du roi qui était sans ressource.

C’était tous les jours quelqu’imagination singulière. Le pape envoya un bref par lequel il permettait au roi de se faire oindre une seconde fois de l’huile de la sainte ampoule. Bientôt après, Grimaldi maître d’hôtel du pape arriva avec beaucoup de reliques. Le peuple de Rome avait pensé se soulever, en apprenant qu’il allait être privé d’un pareil trésor ; on en fit des remontrances fort sérieuses au pape, qui fut obligé de s’excuser sur les obligations que le saint Siège avait aux rois de France.

Les approches de la mort détachent ordinairement les hommes du reste du monde pour les rapprocher d’eux-mêmes : tout leur devient alors étranger ; Louis ne cessa jamais de régner, ni de s’occuper du gouvernement. Toute sa personne semblait éteinte, le roi seul subsistait encore. Dans ses derniers moments il renouvela l’alliance avec la hanse teutonique. Il entrait dans les moindres détails de la police, et punit sévèrement les boulangers, qui avaient fait une cabale pour renchérir le pain.

Le lundi 25 d’août, Louis tomba dans une telle faiblesse qu’on le crut mort ; Briçonnet qui était auprès de lui, l’écrivit dans le moment à Paris. Le bruit de la mort du roi se répandit partout : chacun en était persuadé, et n’osait encore le dire hautement. Cependant le chancelier De Rochefort alla au parlement pour l’exhorter à maintenir le peuple dans l’obéissance, et partit pour se rendre auprès du roi. Ce prince revint de sa faiblesse : mais il se sentit si abattu, qu’il jugea lui-même que sa fin était proche. Il chargea le sire de Beaujeu d’aller trouver le roi à Amboise ; c’est ainsi qu’il nomma toujours le dauphin depuis l’attaque violente qu’il venait d’essuyer. Il lui envoya les sceaux par le chancelier, avec une partie de sa garde, sa vènerie et sa fauconnerie. Il disait à tous ceux qui le venaient voir, d’aller trouver le roi, et leur recommandait d’être fidèles à leur nouveau maître. Il ajoutait ordinairement quelques maximes de gouvernement, qu’il les priait de reporter au dauphin. Depuis qu’il fut revenu de sa faiblesse, il eut toute sa connaissance, et parla jusqu’au dernier instant. Cette tranquillité fit croire à ceux qui étaient auprès de lui qu’il pouvait se flatter sur son état. Roli son confesseur crut qu’il était de son devoir de le détromper, et de lui déclarer qu’il ne devait plus songer qu’à son salut.

La difficulté était de le lui annoncer. Ce prince avait souvent dit que si on le voyait absolument en péril, on se gardât bien de lui prononcer le cruel mot de la mort ; et qu’il suffisait qu’on le lui fît entendre en disant : parlez peu. On n’eut point alors tous ces égards ; Olivier le Dain se chargea de la commission, et lui dit en présence de François de Paule et du premier médecin Caittier :

sire, il faut que nous nous acquittions, n’ayez plus d’espérance en ce saint homme, ni en autre chose ; car sûrement il est fait de vous, et pour ce pensez à votre conscience, car il n’y a nul remède.

Le roi, sans paraître effrayé, répondit simplement :

j’ai espérance que Dieu m’aidera ; car par aventure je ne suis pas si malade comme vous pensez.

Il commença cependant à penser plus sérieusement que jamais, à ses derniers arrangements. Toujours occupé du dauphin et de l’état, il recommanda que Des Querdes demeurât au moins pendant six mois auprès du jeune roi ; qu’on ne songeât plus à Calais ni à aucune autre entreprise qui pût r’allumer la guerre dans le royaume, qui avait besoin de cinq ou six ans de paix. Il ajouta que ce qui aurait été fort avantageux, s’il avait vécu, devenait très dangereux après sa mort ; que par cette raison il ne fallait point inquiéter le duc de Bretagne. Il parla ensuite du comte de Saint Pol et du duc de Nemours qu’il avait fait mourir, et témoigna qu’il n’y en avait qu’un dont il se repentît ; on prétend que c’était le duc De Nemours, auquel cas Louis ne devait avoir de scrupule que sur la forme. Nemours était très criminel : mais il fut jugé par des commissaires ; et ceux qui n’avaient pas conclu à la mort, furent disgraciés. Le roi, après avoir fait ses dernières dispositions, demanda et reçut ses sacrements avec résignation et fermeté, répondant à toutes les prières. Il ordonna sa sépulture, et nomma ceux qui devaient accompagner son corps : dans ses derniers moments, il ne cessait de répéter :

Notre-Dame d’Embrun, ma bonne maîtresse, aidez-moi.

Il dit que par la dévotion qu’il avait à la vierge il espérait qu’il ne mourrait que le samedi ; circonstance qui fut remarquée, parce qu’elle se trouva justifiée par l’événement. Louis XI mourut en effet le samedi 30 d’août sur les sept heures du soir, et huit jours après il fut inhumé à Clery.

La nouvelle de la mort des princes célèbres se répand ordinairement d’avance ; et lorsqu’elle est sûre, plusieurs n’osent la croire ; on en doute quelque temps ; on craint de se rendre suspect en manifestant l’impression dont on est affecté ; on attend en silence le jugement du public. Voilà précisément ce qui arriva aux premières nouvelles de la mort de Louis : mais lorsqu’elle fut confirmée, la consternation devint générale ; on ne savait encore si l’on devait regretter ou s’applaudir, espérer ou craindre ; ceux mêmes qui croyaient être délivrés d’un maître absolu et terrible, ne pouvaient se dissimuler qu’ils avaient aussi perdu un défenseur. Telle fut la fin de Louis XI. Prince qui sera toujours célèbre dans notre histoire, aimé du peuple, haï des grands, redouté de ses ennemis, et respecté de toute l’Europe.

Louis créa deux parlements ; celui de Bordeaux en 1462 et celui de Dijon le 18 mars 1476 ou 1477. Il ordonna par son testament que le sire et la dame de Beaujeu, auraient la tutelle de Charles VIII. Ils répondirent si dignement à la confiance du roi, que les états du royaume assemblés à Tours (en 1484) leur firent des remerciements, leur confirmèrent la tutelle, et malgré les cabales du duc d’Orléans, leur donnèrent la principale autorité dans le gouvernement. Les états n’agissaient plus alors par crainte ou par faiblesse ; ce fut si peu par égard pour la mémoire de Louis XI qu’on proposa de rétablir toutes les autres choses dans le même état où elles étaient sous Charles VII. Louis XI n’ayant jamais eu de confiance en la reine, l’avait toujours éloignée des affaires, et ne la voyait que pour avoir des enfants. Il ordonna en mourant qu’elle restât comme reléguée dans le château de Loches. La dame de Beaujeu aurait peut-être été fort embarrassée entre le respect qu’elle devait à sa mère, et l’obéissance qu’elle devait au roi son père ; mais la reine mourut peu de mois après le roi ; digne des regrets de la cour, si la vertu y était regrettée.

Il ne me reste plus qu’à rapporter plusieurs traits de la vie privée de Louis XI que l’ordre et la liaison des faits ne m’ont pas permis d’insérer dans le corps de son histoire. Ce prince est le premier de nos rois qui ait introduit, ou du moins fort étendu l’usage de manger publiquement avec ses sujets : une de ses plus grandes dépenses était pour sa table. Ses favoris étaient ordinairement habillés comme lui, et habituellement admis à sa table et à son lit. Ce dernier usage s’est longtemps conservé en France, même parmi nos rois. Le meilleur accueil qu’on pût faire à son hôte, était de le faire coucher avec soi.

Louis XI toujours avide de s’instruire, invitait à sa table les étrangers dont il espérait tirer quelques connaissances utiles ; il y recevait même des marchands, qui lui donnaient des lumières sur le commerce. Il se servait de la liberté du repas pour les engager à parler avec confiance. Un marchand nommé maître Jean, séduit par les bontés du roi qui le faisait souvent manger avec lui, s’avisa de lui demander des lettres de noblesse. Ce prince les lui accorda : mais lorsque ce nouveau noble parut devant lui, il affecta de ne le pas regarder. Maître Jean surpris de ne pas trouver le même accueil, s’en plaignit :

Allez, M. Le gentilhomme, lui dit le roi, quand je vous faisais asseoir à ma table, je vous regardais comme le premier de votre condition : mais aujourd’hui que vous en êtes le dernier, je ferais injure aux autres, si je vous faisais la même faveur.

Louis XI voulait honorer tous ceux qui se distinguaient dans leur état, et qu’ils apprissent à n’en pas rougir, quand ils l’honoraient eux-mêmes. Il allait quelquefois de maison en maison dîner et souper chez les bourgeois. Il s’informait de leurs affaires, se mêlait de leurs mariages, et voulait être parrain de leurs enfants. Il s’était fait inscrire dans les confréries des artisans mêmes, et disait à ceux qui lui reprochaient de ne pas garder assez sa dignité :

quand orgueil chemine devant, honte et dommage suivent de bien près.

Les réponses vives lui plaisaient beaucoup. Il entra un jour dans sa cuisine, et demanda à un jeune garçon qui tournait la broche, qui il était. Cet enfant qui ne connaissait pas le roi, lui répondit qu’il s’appelait Berruyer, que son poste n’était pas bien élevé, et que cependant il gagnait autant que le roi.

eh, que gagne le roi, reprit Louis ? ses dépens, répliqua l’enfant, qu’il tient de Dieu, comme je les tiens du roi.

Louis retira Berruyer de la cuisine, et l’attacha à la chambre où il fit depuis une grande fortune.

Louis ne trouvait pas mauvais qu’on lui fît des plaisanteries. Brézé lui disait quelquefois par une équivoque du goût de ces temps-là :

que son cheval était le plus fort qu’il y eût au monde, puisqu’il portait le roi et son conseil.

Louis ayant un jour rencontré l’évêque de Chartres monté sur un cheval richement caparaçonné.

Les évêques, lui dit-il, n’allaient pas ainsi autrefois. Non, sire, répondit l’évêque, du temps des rois pasteurs : cette réponse plut au roi.

Philippe de Crèvecœur seigneur Des Querdes, en fit une plus hardie. Il était passé du service de Bourgogne à celui de France. Comme il avait reçu des sommes considérables pour exécuter plusieurs entreprises, le roi ayant exigé qu’il lui rendît compte de l’emploi de cet argent ; Des Querdes mit tant de différents articles, que la dépense surpassait la recette. Louis ne trouvant pas le compte exact, voulait examiner et discuter chaque article. Des Querdes ennuyé d’une recherche si scrupuleuse, lui dit :

sire, j’ai acquis pour cet argent les villes d’Aire, d’Arras, de Saint Omer, Béthune, Bergues, Dunkerque, Gravelines, et quantité d’autres ; s’il plaît à votre Majesté de me les rendre, je lui rendrai tout ce que j’ai reçu.

Le roi comprenant que Des Querdes avait prétendu se payer un peu par lui-même de ses services, lui répondit :

par la pâque dieu, maréchal, il vaut mieux laisser le monstier où il est.

Il aimait à s’expliquer par des traits concis. Édouard IV roi d’Angleterre, ayant fait arrêter son frère le duc de Clarence, accusé d’entretenir des intelligences avec la duchesse douairière de Bourgogne, envoya consulter Louis XI sur le parti qu’il devait prendre. Louis donna pour réponse ce vers de Lucain, tolle moras,... etc. Édouard fit aussitôt mourir son frère.

Plus Louis XI estimait les hommes courageux, plus il craignait de les perdre. Raoul de Lannoy étant monté à l’assaut à travers le fer et la flamme, au siège du Quesnoy, le roi qui avait été témoin de son ardeur, lui passa au col une chaîne d’or de cinq cents écus, en lui disant :

par la pâque dieu, mon ami, vous êtes trop furieux en un combat, il vous faut enchaîner : car je ne vous veux point perdre, désirant me servir de vous plus d’une fois.

Les descendants de Lannoy ont porté longtemps une chaîne autour de leurs armes, en mémoire de cette action. Comme Louis XI estimait les braves gens, il ne pouvait souffrir qu’on eût la moindre négligence pour ses devoirs. Il fit un jour la revue des gentilshommes de sa maison, et n’en trouvant aucun en équipage de guerre, il leur fit distribuer des écritoires, en disant que puisqu’ils n’étaient pas en état de le servir de leurs armes, ils le serviraient de leurs plumes.

Louis aimait et protégeait les lettres ; il les aurait même cultivées par goût, si ses devoirs lui eussent laissé quelque repos. Il savait que les talents, les sciences, les lettres et les arts, ont entre eux une liaison étroite ; qu’ils font la gloire d’une nation ; et que dans un état puissant, cette gloire est un avantage réel, quoique l’utilité ne s’en fasse pas sentir au vulgaire. Il comparait un ignorant qui a une bibliothèque, à un homme qui ne voit pas la charge qu’il a sur le dos.

Louis XI avait toujours quelques astrologues à ses gages. Son goût pour cette ridicule manie, était autant l’erreur de son siècle, que la sienne. Moins l’esprit est étendu, plus il croit embrasser d’objets. Ce n’est qu’en s’éclairant qu’il parvient à connaître ses limites, et à savoir borner ses connaissances pour les rendre plus sûres.

On prétend qu’un astrologue ayant prédit la mort d’une femme que Louis aimait, et le hasard ayant justifié la prédiction, ce prince fit venir l’astrologue : toi, qui prévois tout, lui dit-il, quand mourras-tu ? l’astrologue averti, ou soupçonnant que ce prince lui tendait un piége, répondit : je mourrai trois jours avant votre majesté. La crainte et la superstition du roi, l’emportèrent sur le ressentiment ; il prit un soin particulier de cet adroit imposteur.

Louis avait pour maxime d’éviter les guerres éloignées, comme ayant toujours été funestes à la France. Il préférait une puissance affermie à une domination étendue. Les génois avaient plusieurs fois réclamé et obtenu la protection de la France : mais leur reconnaissance n’avait jamais duré au-delà de leurs besoins. Après avoir plusieurs fois fait et violé les mêmes serments, ils offrirent à Louis XI de se donner à lui, et de le reconnaître pour souverain :

Vous vous donnez à moi, leur dit-il, et moi je vous donne au diable.

C’est à ce prince qu’on attribue d’avoir donné un canonicat à un pauvre prêtre qu’il trouva endormi dans une église ; afin, disait-il, qu’il y eût quelqu’un dont on pût dire que le bien lui était venu en dormant. Louis fit plusieurs actions de charité, mieux ou plus sérieusement placées que celle-là. Une femme vint se jeter à ses pieds, en se plaignant qu’on ne voulait pas enterrer son mari en terre sainte, parce qu’il était mort insolvable. Le roi lui dit qu’il n’avait pas fait les lois ; mais il paya les dettes, et ordonna d’enterrer le corps. Étant en prière dans une église, un pauvre clerc vint lui représenter qu’après avoir déjà langui dans les prisons pour une dette de quinze cent livres, il allait encore être arrêté pour la même somme, qu’il était absolument hors d’état de payer. Le roi la paya dans l’instant, et lui dit :

Vous avez bien pris votre temps ; il est juste que j’aie pitié des malheureux, puisque je demandais à Dieu d’avoir pitié de moi.

De pareilles actions sont aussi dignes de trouver place dans l’histoire, que le récit d’une bataille.

Je ne dois pas oublier un trait de bizarrerie, qui fait voir combien les hommes livrés aux plus grandes affaires, peuvent encore se passionner pour des bagatelles. Louis retenait en prison, pour je ne sais quel sujet, Wolfand de Poulhain, homme attaché à la duchesse d’Autriche, et ne voulait point lui rendre la liberté, à moins que le Sieur De Bossu ne lui donnât des chiens qui passaient pour excellents. Bossu ne voulait pas s’en défaire : le roi qui avait aimé la chasse, et qui croyait peut-être l’aimer encore, parce qu’il cherchait tout ce qui pouvait le distraire de son état languissant, et le tirer, pour ainsi dire, de lui-même ; (c’était dans ses dernières années,) s’opiniâtra, et dit qu’il ne relâcherait pas le prisonnier. Il semblait qu’il fût question de l’affaire la plus importante. Bossu consentit enfin à donner ses chiens, pour procurer la liberté à Poulhain : mais le roi mécontent qu’on lui eût d’abord marqué si peu de complaisance, les refusa, et ne voulut pas relâcher Poulhain, qui ne sortit de prison que l’année suivante. Après avoir rapporté fidèlement l’histoire de Louis XI il paraîtrait inutile de peindre son caractère ; ses actions ont dû le faire connaître.

On vient encore de voir plusieurs particularités de sa vie privée ; ainsi le lecteur est actuellement en état de prononcer sur ce prince. Je ne puis cependant me dispenser d’examiner l’idée qu’on s’en forme communément : je hasarderai en même temps celle qui me paraît résulter des faits qu’on vient de lire, sans avoir aucun égard aux opinions reçues qui ne doivent jamais prescrire contre la vérité.

On est accoutumé à regarder Louis XI comme un grand politique, et comme un homme de mauvaise foi ; qualités que l’on confond souvent, quoique très différentes. On se le représente comme un prince cruel, mauvais fils, mauvais père, tyran de ses sujets, perfide à l’égard de ses ennemis ; d’autres, en lui faisant les mêmes reproches, croient lui trouver une excuse dans la différence qu’ils supposent, entre les qualités d’un prince et celles d’un particulier ; comme si les principes de la morale n’étaient pas les mêmes pour tous les hommes. Je vais discuter ces différents points. Je ne craindrai point de dire que Louis XI n’a pas toujours été aussi grand politique qu’on le suppose. Si l’on entend par politique, celui qui ne fait rien sans dessein, Louis fut un grand politique ; mais si l’on entend par ce terme celui qui faisant tout avec dessein, prend aussi les mesures les plus justes, on aurait beaucoup de reproches à lui faire.

Les changements qu’il fit à son avènement à la couronne dans toutes les charges dont il dépouilla les anciens officiers de son père, excitèrent la guerre du bien public. Il se laissa tromper par le pape Pie II dans l’abolition de la pragmatique. Il fit beaucoup d’imprudences. L’aventure de Péronne ne peut s’excuser. Il manqua, pour le dauphin, le mariage de Marie De Bourgogne, et négligea celui d’Anne De Bretagne. Il échoua dans plusieurs entreprises, et dans quelques négociations importantes : la politique n’est justifiée que par le succès ; c’est en général l’art d’amener les évènements ; ainsi quoiqu’on doive mettre ce prince au rang des politiques, on peut dire qu’il était moins habile à prévenir une faute, qu’à la réparer.

Il serait difficile de l’excuser toujours du côté de la mauvaise foi. On l’a vu faire dans un même temps des traités opposés, afin de se ménager des ressources, pour éluder ceux qui seraient contraires à ses intérêts. On pourrait dire, à la vérité, que ses ennemis n’en usaient pas autrement ; mais en récriminant, on ne le justifierait pas. Tous les princes d’alors ne cherchaient qu’à se tromper mutuellement : les manœuvres de ceux qui ne réussissaient pas, restaient ensevelies dans l’oubli : au lieu que les succès de Louis XI le faisaient regarder comme plus artificieux, quoique souvent il ne fût que plus habile. Si l’on s’est moins récrié contre les autres, c’est que n’ayant pas eu de grandes qualités d’ailleurs, on a fait moins d’attention à leurs vices. La conduite de Louis XI avec son père, fut extrêmement criminelle, sans lui être utile. L’héritier de la couronne était errant et fugitif, quand il aurait dû servir son père contre leurs ennemis communs, et raffermir un trône sur lequel il devait monter.

Si Louis a été fils ingrat, je ne crois pas qu’on puisse le taxer d’avoir été mauvais père. Il conçut tant de chagrin de la mort de son premier fils Joachim, qu’il fit vœu de ne plus voir d’autre femme que la reine, et l’on prétend qu’il a gardé ce voeu. Il eut six enfants de Charlotte de Savoie, dont trois qui furent Joachim, Louise et François, moururent avant lui ; Charles, Anne et Jeanne lui survécurent.

On a vu quels soins il prit de ses filles naturelles. Les mariages de ses deux filles légitimes, marquent également un bon père et un prince sage. Louis prévoyant qu’il mourrait avant la majorité de son fils, voulut prendre des mesures afin que la minorité fût tranquille. Il fit épouser au duc d’Orléans premier prince du sang, la princesse Jeanne, qui par sa vertu pouvait s’opposer aux entreprises de son mari. En effet la révolte de ce prince aurait été plus dangereuse qu’elle ne le fut, s’il eût été secondé par une princesse ambitieuse. On ne peut s’empêcher de convenir que si Louis XII fut un bon roi, il n’avait pas été un sujet fidèle ; il y eut donc autant de justice que de grandeur d’âme dans ce beau mot qu’il dit dans la suite : un roi de France ne venge point les injures du duc d’Orléans.

Louis trouvant dans sa fille aînée un esprit mâle et propre au gouvernement, la maria à Pierre de Bourbon, sire de Beaujeu, et les chargea l’un et l’autre de la tutelle de Charles VIII disposition d’autant plus sage, que le sire de Beaujeu trop éloigné de la couronne pour y prétendre, mais intéressé par sa naissance à la soutenir, ne pouvait rien gagner, et pouvait tout perdre à la mort de Charles VIII. Louis XI marqua toujours beaucoup de tendresse pour le dauphin.

Il le fit élever à Amboise ; et de peur qu’une trop grande affluence de peuple ne corrompît la pureté de l’air, il défendit qu’il s’y tînt ni foire ni marché. Je ne nierai pas que le caractère soupçonneux de Louis n’eût beaucoup de part aux précautions qu’il prenait pour empêcher qu’on n’approchât du dauphin ; mais il n’en était pas moins attentif à sa conservation, et sentait que la tranquillité de l’état en dépendait. Le bruit populaire qui se répandit, que Charles était un enfant supposé, prouve même combien Louis XI aurait craint de le perdre. Cependant l’éducation du dauphin était trop négligée. La faible santé de ce prince ne permettait pas qu’on le fatiguât par des études qui sont plutôt consacrées par l’usage, que par une utilité bien décidée : mais quoique les princes soient plus faits pour protéger les lettres que pour les cultiver, on aurait dû lui en donner quelque connaissance, pour le mettre en état de les protéger avec discernement. Louis XI craignait peut-être en ouvrant l’esprit de son fils, de le rendre moins docile. Ce ne fut que sur la fin de sa vie qu’il lui fit apprendre quelques maximes propres au gouvernement.

On reproche à Louis XI d’avoir vexé ses sujets. Cet article mérite d’être examiné. Il faut convenir qu’il a mis plus d’impôts que ses prédécesseurs ; il ne s’agit plus que de savoir quel en était l’emploi. Ce prince fut toujours très éloigné du faste ; il avait quelquefois même une économie trop singulière pour n’être pas affectée. Sa grande dépense fut pour la chasse, dont il était très jaloux. Sa sévérité à cet égard ne contribua pas peu à lui aliéner la noblesse, et faisait dire alors qu’il était plus dangereux de tuer un cerf, qu’un homme. Ses autres plaisirs n’ont pas dû lui coûter beaucoup. Depuis qu’il fut monté sur le trône, il n’eut aucune maîtresse reconnue.

Quand il serait vrai, comme on le prétend, qu’il eût quelquefois fait venir auprès de lui des femmes, telles que Huguette de Jacquelin, la Passefilon, Jeanne Baillette, Perrette de Châlons et autres ; des goûts passagers dans un prince, sont moins dangereux pour un état, que s’il se laissait subjuguer par une maîtresse. Louis n’a jamais été gouverné par les femmes : ainsi elles n’étaient pas l’objet de ses dépenses ; mais il dépensait en dévotions des sommes prodigieuses, dans le temps que sa maison était mal payée, et que les campagnes étaient désertes par les contraintes des officiers des tailles. Il devenait prodigue dans des occasions peu importantes, sans faire attention que les princes ne peuvent donner qu’aux dépens des peuples. Il proportionnait moins ses présents aux services qu’on lui rendait, qu’à la passion dont il était agité : cependant pour exciter l’émulation, les dons des princes doivent prévenir les demandes, quelquefois même les espérances, et toujours le mérite.

Le principal objet des dépenses de Louis XI fut l’état, dont les charges étaient augmentées. Ce prince entretenait des armées nécessaires, fortifiait ou rebâtissait des villes, établissait des manufactures, rendait des rivières navigables, faisait construire des édifices, et gagnait ses ennemis à force d’argent, pour épargner le sang de ses sujets. Il ne s’est donné sous son règne que deux batailles ; celle de Montlhéry, et celle de Guinegatte.

Cependant il a fait plus de conquêtes par sa politique, que les autres rois n’en font par les armes. Il accrut le royaume, du comté de Roussillon, des deux Bourgognes, de l’Artois, de la Picardie, de la Provence, de l’Anjou et du Maine. Il abattit la maison d’Armagnac, divisa celle de Foix, abaissa les grands, réprima leurs violences, et finit par faire une paix glorieuse ; laissant à sa mort, une armée de soixante mille hommes en bon état, un train d’artillerie complet, et toutes les places fortifiées et munies. On ne voit rien dans ce tableau de la vie de Louis XI qui puisse mériter les satyres répandues contre lui. Quel en a donc été le motif ? Le voici.

Louis, pour rétablir l’ordre, la police et la justice dans le royaume, fut obligé de faire rentrer les grands dans le devoir. Il est vrai qu’en s’opposant aux usurpations et à la tyrannie des particuliers, il étendit considérablement l’autorité royale. On vit pour ainsi dire, une révolution dans le gouvernement. Ce prince semblait se frayer un chemin à la puissance arbitraire ; ce qui a fait dire par une expression, qui pour être populaire, n’en est pas moins juste : que Louis XI a mis les rois hors de page ; mais du moins les peuples cessèrent d’être esclaves des grands, et ceux-ci firent répandre des libelles contre ce prince. Le duc d’Alençon, malgré tous ses crimes, trouva un apologiste qui n’imagina pas d’autre moyen de le justifier, que d’éclater en invectives contre Louis XI. Thomas Bazin, que Louis avait tiré de l’obscurité pour le faire évêque de Lisieux, et qu’il combla de biens, trahit la confiance de ce prince, entra dans toutes les cabales, et finit par sortir du royaume pour s’attacher aux ennemis de l’état. Il écrivit une histoire abrégée, dans laquelle on remarque la haine que les ingrats conçoivent toujours contre leur bienfaiteur.

La passion ne se fait pas moins sentir dans Amelgardus chanoine de Liége.

Claude Seyssel, évêque de Marseille, n’entreprit l’apologie de Louis XII que pour flatter la haine de ce prince contre Louis XI. Cet écrit n’est qu’une satyre remplie d’interprétations malignes et d’allégations fausses. Seyssel dit lui-même que le jugement du public était différent du sien. On voit du moins que les peuples s’applaudissaient de vivre sous son règne, pendant que les grands le traitaient de tyran, parce qu’il ne leur permettait pas de l’être.

Il est singulier que ceux qui depuis ont écrit ou prononcé sur Louis XI aient plutôt suivi les auteurs dont je viens de parler, que Philippe de Commines qu’ils reconnaissent eux-mêmes pour l’écrivain le mieux instruit et le plus judicieux. Je ne voudrais pas cependant adopter absolument le jugement de Commines sur Louis XI.

Les éloges qu’il lui donne, tiennent un peu du ressentiment qu’il eut contre le duc de Bourgogne, et qu’il avait contre Charles VIII. La principale erreur où l’on tombe, en voulant peindre les hommes, est de supposer qu’ils ont un caractère fixe, au lieu que leur vie n’est qu’un tissu de contrariétés : plus on les approfondit, moins on ose les définir. J’ai rapporté plusieurs actions de Louis XI qui ne paraissent pas appartenir au même caractère. Je ne prétends ni les accorder, ni les rendre conséquentes. Il serait même dangereux de le faire : ce serait former un système, et rien n’est plus contraire à l’histoire, et par conséquent à la vérité. J’ai représenté Louis XI dévot et superstitieux, avare et prodigue, entreprenant et timide, clément et sévère, fidèle et parjure ; tel enfin que je l’ai trouvé, suivant les différentes occasions.

Il y a cependant des qualités dominantes qui établissent le caractère. Celui de Louis XI fut de rapporter tout à l’autorité royale. Quelque dessein qu’il formât, quelque parti qu’il prît, il n’oubliait jamais qu’il était roi ; dans sa confiance même, il mettait toujours une distance entre lui et ses sujets. Sa maxime favorite était de dire :

qui ne soit pas dissimuler, ne soit pas régner. Si mon chapeau savait mon secret, je le brûlerais.

Louis pouvait perdre le fruit de cette maxime en la répétant trop souvent. La dissimulation n’est jamais plus utile qu’à celui qui n’en est pas soupçonné.

Louis XI en eût peut-être retiré plus d’avantage, s’il en eût moins affecté la réputation. Jean d’Aragon écrivait à Ferdinand son fils de ne point entrer en conférence avec Louis : ne savez-vous pas, lui disait-il, qu’aussitôt qu’on négocie avec lui, on est vaincu ? Sa dissimulation dégénérait quelquefois en une fausseté, dont elle n’est séparée que par un intervalle assez étroit ; il introduisait trop souvent dans la politique, la finesse qui la supplée rarement, et qui l’avilit toujours.

Louis avait le cœur ferme et l’esprit timide. Il était prévoyant, mais inquiet ; plus affable que confiant ; il aimait mieux se faire des alliés que des amis. Comme il n’avait guère plus de ressentiment des injures, que de reconnaissance des services, il punissait ou récompensait par intérêt. Lorsqu’il se déterminait à punir, il le faisait avec la dernière sévérité, parce que l’exemple doit être le premier objet du châtiment. La sévérité de ce prince se tourna en cruauté sur la fin de sa vie : il soupçonnait légèrement, et l’on devenait criminel dès qu’on était suspect. Il fit faire des cages de fer pour enfermer les prisonniers, et des chaînes énormes qu’on appelait les fillettes du roi. On prétend qu’en faisant donner la torture aux accusés, il était caché derrière une jalousie, pour entendre les interrogatoires. On ne voyait que des gibets aux environs de son château : c’était à ces affreuses marques qu’on reconnaissait les lieux habités par un roi.

Plusieurs écrivains parlent d’un grand nombre d’exécutions secrètes qu’il fit faire par le prévôt Tristan l’Hermite, qu’il appelait son compère. Cet homme cruel ne se contentait pas d’obéir à son maître ; il exécutait ses ordres avec un empressement barbare. On pourrait reprocher à Louis XI la faveur et la familiarité dont il honorait ce ministre de ses vengeances, qu’il n’aurait dû regarder que comme l’instrument nécessaire de sa justice.

Quand on reproche à Louis XI d’avoir employé dans ses affaires, des hommes de néant préférablement à ceux que leur naissance semblait intéresser davantage au bien de l’état ; on ne fait pas assez d’attention, qu’un des principaux desseins de ce prince étant d’abaisser les grands, la politique ne lui permettait pas de les rendre dépositaires de son autorité : il en a cependant employé beaucoup, et ne s’est guères servi d’hommes obscurs, que lorsqu’ils lui étaient nécessaires ; et dans des occasions, où il pouvait les désavouer ; mais il faisait une faute dans le choix de ses agents. Comme il employait rarement la même personne dans plusieurs affaires, ses ministres manquaient d’une expérience quelquefois préférable aux talents.

Louis toujours défiant et souvent suspect, était timide dans ses desseins, irrésolu dans ses projets, indécis dans les affaires, mais intrépide dans le danger. Le courage lui était naturel ; il conservait le sang froid au milieu du péril. Il affrontait la mort, et ne craignait les suites d’une bataille que pour l’état.

Lorsque ce prince fut obligé de marcher avec le duc de Bourgogne, contre les liégeois, les bourguignons ne purent pas s’empêcher de remarquer avec dépit que le courage impétueux de leur prince était effacé par l’intrépidité tranquille de Louis XI. François II duc de Bretagne, était le seul qui ne pouvant s’empêcher de reconnaître la prudence de Louis XI affectait de douter de sa valeur, en le nommant, par dérision, le roi couard. C’est ainsi que la haine cherche à confondre les vertus d’un ennemi avec les vices qui semblent y avoir quelque rapport extérieur. Louis n’a commencé à redouter la mort, que lorsque sa santé s’est altérée. Une noire mélancolie le saisit, et ne lui offrit plus que des images funestes. Son âme s’affaiblit avec ses organes.

À l’égard de la dévotion de Louis XI en général, elle était sincère, quoiqu’elle ait souvent servi de prétexte à couvrir ses desseins. La dévotion était le ton de son siècle. On la voyait sans être fausse, unie aux mœurs les plus dépravées. Plus commune qu’elle ne l’est de nos jours, elle était moins éclairée et moins pure. Louis avait plus de dévotion que de vraie religion et de solide piété. Il tombait souvent dans la superstition, rarement dans l’hypocrisie.

Louis aimait et protégeait les lettres qu’il avait lui-même cultivées. Il fonda les universités de Valence, et de Bourges. Jean Bouchet, auteur des annales d’Aquitaine, dit de ce prince :

qu’il avait de la science acquise, tant légale qu’historiale, plus que les rois de France n’avaient accoutumé. Gaguin dit : callebat litteras,... etc.

Commines confirme ces témoignages.

Louis avait eu, dit-il, nourriture autre que les seigneurs que j’ai vus en ce royaume, parce qu’ils ne les nourrissent seulement qu’à faire les sots en habillements et en paroles, de nulles lettres ils n’ont connaissance.

Commines donne encore un plus grand éloge à ce prince, en disant qu’il aimait à demander et entendre de toutes choses ; il avait la parole à commandement, et le sens naturel parfaitement bon ; qualité plus précieuse que les sciences, et sans laquelle elles sont inutiles.

Je crois avoir d’autant mieux représenté Louis XI que je ne me suis proposé que la vérité pour objet. Je n’ai point embrassé de système. Je n’ai pas cru me contredire ni me rétracter en le louant d’une action, un moment après l’avoir blâmé d’une autre. Un prince parfait n’est qu’une belle chimère qui peut se trouver dans un panégyrique, et qui n’a jamais existé dans l’histoire. Il s’en faut beaucoup que Louis XI soit sans reproche : peu de princes en ont mérité d’aussi graves : mais on peut dire qu’il fut également célèbre par ses vices et par ses vertus ; et que tout mis en balance, c’était un roi.

 

Fin de l’histoire de Louis XI