HISTOIRE DE LOUIS XI

 

LIVRE SEPTIÈME

 

 

Le travail continuel où se livrait Louis XI altéra bientôt sa santé, il jugea qu’il finirait ses jours avant la majorité du dauphin, et songea dès lors à pourvoir à la tranquillité du royaume, plus nécessaire dans une minorité que dans tout autre temps ; il s’appliqua à gagner l’amitié de ses voisins, et résolut d’abattre un reste de faction qui pouvait s’élever et ébranler l’état. Il envoya le chancelier Doriole, Crussol et Lenoncourt, représenter au duc de Bretagne, que tous leurs différends auraient dû finir avec le duc de Guyenne, et que leurs intérêts réciproques étaient de vivre en paix. Le roi pour convaincre le duc de sa sincérité, lui fit payer la moitié des soixante mille livres stipulées par la trêve, lui fit remettre Ancenis, et le rendit maître de traiter de la paix et de la trêve entre la France et le duc de Bourgogne. Le duc de Bretagne ne pouvant pas douter de la bonne volonté du roi, par les lettres patentes qu’il lui envoyait, fit partir l’évêque de Léon pour traiter d’une trêve au nom du roi avec le duc de Bourgogne. On fut bientôt d’accord, en confirmant les anciennes trêves, on en conclut une qui devait durer jusqu’au 1er avril 1474. Il fut dit que, s’il arrivait quelques démêlés, ils seraient terminés à l’amiable par les conservateurs qui s’assembleraient une fois chaque semaine, alternativement, dans un lieu dépendant du roi et du duc de Bourgogne, pour prononcer sur les plaintes de part et d’autre. Ils devaient encore régler les limites quinze jours après la publication de la trêve. Les articles qui n’étaient pas décidés par la trêve, furent renvoyés au congrès qui devait se tenir le 8 de juillet à Clermont en Beauvoisis, pour travailler à la paix.

Les précautions mêmes qu’on prenait pour assurer la trêve, l’exposaient à être violée. Presque tous les états de l’Europe y étant compris, il n’était pas possible qu’elle pût subsister sans une paix générale. On n’y fit aucune mention du duc d’Alençon ni du comte d’Armagnac, qui tous deux avaient lassé la clémence du roi, et n’avaient jamais obtenu de grâce qui ne les eût enhardis à un nouveau crime. Le duc d’Alençon venait encore de traiter avec le duc de Bourgogne pour lui vendre tous les biens qu’il avait en France. Le roi en fut averti, et le fit arrêter à Brézolles par le prévôt Tristan. Nous verrons dans la suite l’arrêt qui fut rendu contre lui.

à l’égard de Jean V comte d’Armagnac, sa vie n’était qu’une suite de crimes. Il avait trompé sa sœur en l’épousant sur de fausses dispenses, et en eut plusieurs enfants. Après avoir été banni du royaume sous le règne précédent pour inceste, meurtres, et crime de lèse-majesté, il obtint sa grâce de Louis XI il n’en fut pas plus fidèle, et fut encore obligé de sortir du royaume. Il n’y rentra que par la protection du duc de Guyenne.

Après la mort de ce prince, il surprit la ville de Leitoure par la trahison de Montignac qui y commandait pour le roi, et fit prisonnier Pierre De Bourbon, sire de Beaujeu, à qui le roi avait confié le gouvernement de Guyenne. Louis voulut enfin punir tant de crimes, d’ingratitudes et de perfidies. Le cardinal d’Albi, Gaston du Lyon et Ruffec de Balzac eurent ordre de l’assiéger dans Leitoure. Le siège tirant en longueur, Yvon du Fau fut chargé de la part du roi de traiter avec le comte : mais celui-ci faisait des propositions si peu convenables de la part d’un coupable, qu’on lui répondit qu’il n’en ferait point d’autres quand il tiendrait prisonniers les enfants de France. On lui avait offert de se retirer avec sa femme et ses enfants : mais pendant qu’on traitait des articles, les assiégeants surprirent la ville, et massacrèrent tout ce qu’ils rencontrèrent : le comte fut tué par un nommé Gorgias, que le roi fit quelque temps après archer de sa garde. La comtesse et ses enfants furent sauvés du massacre.

On prétendit dans un mémoire fait sous le règne de Charles VIII pour la justification du comte d’Armagnac, qu’il avait été poignardé malgré la foi d’une capitulation signée. Le traité était commencé et n’était pas conclu : on abusa peut-être de sa sécurité ; mais supposé qu’on lui ait manqué de parole, ce serait une perfidie que je n’entreprends point de justifier ; il me suffit de remarquer qu’une récrimination n’est pas une apologie. On arrêta Jacques de Lomagne, seigneur de Montignac gouverneur de Leitoure. Il était suffisamment convaincu d’avoir favorisé le comte d’Armagnac ; cependant comme il servit à découvrir les autres coupables, on lui fit grâce des crimes passés en faveur des services présents. Le cadet d’Albret et les autres complices de Montignac eurent la tête tranchée.

Après la mort du comte d’Armagnac, le roi fit marcher du côté du Roussillon, l’armée qui venait de prendre Leitoure. Le roi d’Aragon, sans avoir égard aux trêves qui duraient encore, avait surpris Perpignan. La garnison française s’était retirée dans le château. La prise de Perpignan entraîna la perte de presque tout le pays : il n’y eut que Salces et Collioure qui restèrent fidèles au roi. Sur les nouvelles de la cruelle situation où se trouvait la garnison française, Philippe de Savoie entra dans le Roussillon, et vint camper devant Perpignan. Le roi d’Aragon âgé de soixante-seize ans, ne fut ni effrayé de l’armée qui allait l’assiéger, ni touché des remontrances de ses généraux, qui le priaient de se retirer. Il fit assembler le peuple dans l’église, et fit serment de s’ensevelir sous les ruines de la ville, ou d’en faire lever le siège.

Rien n’est si persuasif que l’exemple d’un prince, il fait disparaître le péril quand il le partage. La fermeté du roi d’Aragon passa dans tous les cœurs. Ce prince distribua les postes et se réserva quatre cents hommes pour se porter à toutes les attaques. Les français trouvant une résistance à laquelle ils ne s’attendaient pas, s’attachèrent à bloquer tellement la ville, qu’il n’y pût entrer aucunes munitions. Elle eut bientôt été réduite par famine, si le désespoir n’eût fait faire aux assiégés des choses extraordinaires ; une troupe perça l’armée des assiégeants, et alla chercher des vivres à Elne. Le roi d’Aragon fit faire aux généraux de l’armée française une signification de la trêve conclue entre Louis XI et le duc de Bourgogne, dans laquelle il était compris des deux parts. Cette signification n’eut pas produit grand effet, si l’on n’eût appris que Ferdinand roi de Sicile s’avançait à la tête de l’armée aragonaise. Les français résolurent de prévenir son arrivée, et de donner un assaut.

On détacha quatre mille hommes sous le commandement d’Antoine du Lau et de Ruffec de Balzac. L’assaut fut très rude, soixante français entrèrent dans la ville : mais n’ayant pas été soutenus, ils furent tous tués. Le lendemain du Lau voulut enlever un convoi qui devait entrer dans la ville ; les assiégés voyant que leur salut en dépendait, firent une sortie. Du Lau se trouva entre deux feux, le désordre se mit dans sa troupe, le combat fut sanglant : mais le convoi entra, et du Lau resta prisonnier. L’armée française affaiblie par les sorties et par les maladies, fut enfin obligée de lever le siège, et de faire une trêve de deux mois. Louis XI était déjà de retour à Amboise, lorsqu’il apprit la levée du siège de Perpignan. Le dépit qu’il en eut, était encore augmenté par la connaissance qu’il avait des intrigues que le roi René et le duc de Calabre entretenaient à la cour de Bourgogne.

Le duc de Calabre se flattait de l’espérance d’épouser l’héritière de Bourgogne. René feignait de blâmer le projet de son petit-fils : mais c’était lui qui le lui suggérait. Ils avaient d’autant plus de tort, que la maison d’Anjou avait les plus grandes obligations au roi. d’ailleurs le duc de Calabre avait été promis en deux temps différents à Anne de France, fille aînée du roi. Le contrat avait été signé, la dot avait été payée deux fois, et l’on n’attendait que l’âge de la princesse pour consommer le mariage. Malgré des engagements si solennels, le duc de Calabre recherchait l’héritière de Bourgogne.

Le roi irrité d’un mépris si marqué, s’adressa à l’évêque de Chartres, et lui demanda au nom d’Anne de France, des monitoires, qui furent publiés et notifiés au duc de Calabre. Le roi se souciait peu de marier sa fille à ce prince : mais il voulait mettre la maison d’Anjou dans son tort. Quoique le duc de Bourgogne eût envoyé Montjeu son chambellan, pour convenir des articles avec le duc de Calabre, il n’agissait peut-être pas de trop bonne foi ; on ne peut dire quel eût été l’événement de cette affaire, parce que le duc de Calabre mourut peu de temps après. On soupçonna qu’il avait été empoisonné, et l’on arrêta un nommé le glorieux, qu’on accusait d’avoir donné le poison ; il ne s’agissait plus que de savoir qui pouvait avoir conseillé le crime : mais l’affaire fut étouffée, et l’on n’entendit plus parler du prisonnier.

Le roi dut être peu sensible à la mort du duc de Calabre. Il n’en fut pas ainsi de celle de François duc de Berry, qui mourut alors, n’ayant pas encore un an accompli. Louis XI en fut si affligé, que personne n’osait lui parler ; il en reçut la nouvelle dans la forêt de Loches, et pour marquer sa douleur, il en fit abattre une partie. Une chronique manuscrite ajoute :

Que telle était sa coutume, quand aucunes mauvaises nouvelles lui venaient, jamais il ne voulait vêtir les mêmes habits qu’il portait, ni monter le même cheval sur lequel il était lorsqu’il les avait reçues ; et devez savoir que le roi était plus garni de sens que de bonne vêture.

Le roi voulant absolument engager le duc de Bourgogne à conclure une paix stable, lui envoya André de Spiritibus ou de Viterbe, nonce du pape. Le duc reçut assez bien le légat : mais il ne convint de rien. Le légat étant de retour en France, fulmina une bulle d’excommunication contre celui des deux princes qui refuserait de faire la paix. Le duc de Bourgogne s’éleva contre cette bulle avec vivacité ; il en écrivit au pape, et accusa le légat de partialité. Louis au lieu de se plaindre de la bulle, qui n’avait été faite que de concert avec lui, en ordonna l’enregistrement : mais le parlement s’y opposa, et quoiqu’il désirât la paix, il représenta que les moyens qu’on employait pour y parvenir étaient d’une dangereuse conséquence pour l’autorité du roi, et pour les lois du royaume.

Le duc de Bourgogne ne se contenta pas de se plaindre du légat ; il renouvela ses emportements contre le roi ; la guerre se serait rallumée plus fort que jamais, si le duc rebuté du peu de succès de sa dernière campagne, n’eût eu d’autres projets.

Adolphe de Gueldre retenait prisonnier depuis quelques années le duc Arnoul son père. Arnoul s’était souvent plaint au pape et à l’empereur de l’inhumanité de son fils. Sixte IV et Frédéric III nommèrent enfin le duc de Bourgogne pour juger cette affaire.

Le duc tira de prison Arnoul, fit venir Adolphe à Hesdin, et jugea ce différend beaucoup plus favorablement pour Adolphe qu’il n’aurait du l’espérer. Il lui adjugeait la propriété du duché de Gueldre et le comté de Zutphen, et ne laissait au père que Grave, avec une pension de six mille livres cependant Adolphe se plaignit de ce jugement, et dit qu’il aimerait mieux jeter son père dans un puits, et s’y jeter après, que d’acquiescer à la sentence. Le duc Charles indigné de cette réponse fit arrêter Adolphe, le fit conduire dans le château de Courtrai ; et pour achever de lui ôter toute espérance, acheta les états d’Arnoul, moyennant quatre-vingt-douze mille florins. Arnoul mourut cinq ans après, déshérita son indigne fils, et confirma la vente de ses états. Charles voulant donner à cette vente la forme la plus authentique, tint au mois de mai de l’année suivante, à Valenciennes, un chapitre de son ordre. Le chapitre prononça qu’Adolphe ayant été justement déshérité, la vente faite au duc de Bourgogne était dans toutes les règles, et qu’il pouvait se mettre en possession du duché de Gueldre et du comté de Zutphen.

Le duc de Bourgogne sachant que celui de Juliers avait des droits sur ces provinces, les acquit moyennant quatre-vingt mille florins. Il trouva encore de grandes oppositions de la part des partisans d’Adolphe. Nimègue soutint un siège long et sanglant. Le duc en fut si irrité, que lorsque les habitants furent forcés de capituler, il ne leur accorda la vie qu’à la sollicitation du duc de Clèves, et les condamna à payer les quatre-vingt mille florins qu’il devait au duc de Juliers. Il envoya et fit élever à Gand, Charles fils d’Adolphe. Ce fut pendant le siège de Nimègue que le légat vint trouver le duc de Bourgogne. Le duché de Gueldre et le comté de Zutphen étant soumis, le duc, sous prétexte d’un vœu pieux dont l’usage était alors aussi commun que le crime, alla à Aix-La-Chapelle, et de là à Luxembourg, dans le dessein d’entrer en Lorraine.

Dès le temps de la mort du duc de Calabre, il avait formé le projet de s’en emparer. Le roi pénétrant les desseins du duc Charles, avait envoyé en Champagne La Trémouille avec cinq cents lances, l’arrière-ban et les francs-archers de l’Île de France, pour veiller sur les démarches de ce prince, tant qu’il serait sur les frontières de Lorraine. Yolande d’Anjou étant devenue héritière de ce duché par la mort du duc de Calabre son neveu, l’avait cédé à son fils René comte de Vaudémont, qui prit le nom de duc de Lorraine. Le duc de Bourgogne trouva le moyen de se saisir de la personne du nouveau duc : mais le roi ayant fait arrêter par représailles un parent de l’empereur, le duc Charles, qui avait intérêt de ne pas déplaire à l’empereur, rendit la liberté au duc de Lorraine, pour engager le roi à relâcher celui qu’il avait fait arrêter.

Charles ayant échoué dans son premier projet, chercha à tromper René par un traité captieux. Ils renouvelèrent toutes les alliances qui avaient été entre leurs prédécesseurs, convinrent de se donner mutuellement passage par leurs états, et firent une ligue défensive contre le roi. Il fut stipulé que le duc de Lorraine ne confierait le gouvernement des places qui étaient sur le passage, qu’à des personnes qui prêteraient serment au duc de Bourgogne. Ce prince se prévalut bientôt du traité pour faire passer des troupes dans le comté de Ferette.

Le duc de Bourgogne voyait peu de princes aussi puissants que lui ; il ne lui manquait que le titre de roi. L’empereur Frédéric III le lui avait promis, à condition que son fils Maximilien épouserait Marie de Bourgogne. Ce fut dans ces vues que l’empereur et le duc se rendirent à Trèves, où se tint une assemblée de plusieurs princes de l’empire. Charles demandait que l’empereur lui conférât les titres de roi et de vicaire général de l’empire. L’empereur exigeait avant de se déterminer, qu’on arrêtât le mariage de l’héritière de Bourgogne avec son fils. Aucun de ces princes ne voulant prendre le premier un engagement, ils ne purent convenir de rien, se donnèrent toutes sortes de marques d’amitié, et se séparèrent fort mécontents l’un de l’autre.

Cependant Louis XI s’appliquant à rétablir la paix dans le royaume, voulut se faire voir à Alençon pour étouffer toutes les semences de révoltes que le duc d’Alençon pouvait y avoir laissées. Lorsqu’il entra dans la ville, un page et une fille de joie qui s’étaient enfermés dans le château, se mirent à une fenêtre pour le voir passer, et poussèrent par hasard une pierre qui était détachée. Elle tomba si près du roi qu’elle déchira sa robe. Ce prince fit aussitôt le signe de la croix, baisa la terre, prit la pierre, et ordonna qu’on la portât avec lui au Mont Saint Michel, où elle fut mise avec le morceau de la robe, en action de grâces. Au premier bruit de cet accident, les habitants frappés de frayeur, crurent que le roi allait livrer la ville au pillage. Il fut plus modéré qu’ils ne pensaient, il donna le temps de faire des perquisitions : le page et la fille furent découverts, et en furent quittes pour quelques jours de prison.

Louis étant au Mont Saint Michel conclut une trêve de dix ans, et un traité de commerce avec les députés de la hanse teutonique. Le maréchal de Comminges mourut dans ce temps-là. Il fut d’abord connu sous le nom de bâtard d’Armagnac ou de Lescun : il s’attacha à Louis XI dans le temps que ce prince n’était encore que dauphin, et dès ce moment ne connut plus d’autres intérêts que ceux de son maître. Le roi à son avènement à la couronne, le fit maréchal de France, et lui donna le comté de Comminges. Le maréchal s’imagina pendant quelques temps qu’il pourrait se rendre maître de l’esprit du roi : mais s’apercevant bientôt que Louis voulait faire des grâces sans diviser son autorité, il fut assez prudent pour ne pas risquer ces essais téméraires de la faveur, qui avilissent les princes, ou perdent les favoris.

Après la mort du maréchal de Comminges, le roi donna le gouvernement de Dauphiné à Crussol. Celui-ci n’en jouit pas longtemps : il mourut un mois après. Crussol toujours fidèle à son prince, en fut aimé, mérita sa faveur, et n’en abusa jamais. Il était sénéchal de Poitou, grand panetier, et chevalier de l’ordre de saint Michel. Jacques son fils lui succéda dans la charge de grand panetier. Le gouvernement de Dauphiné fut donné à Jean de Daillon, seigneur du Lude.

Le roi voyant le duc de Bourgogne occupé du côté de l’Allemagne, se préparait à réparer l’affront que ses armes avaient reçu devant Perpignan. Il emprunta trente mille livres de Jean de Beaune argentier du dauphin, et de Jean Briçonnet général des finances ; on amassa beaucoup de munitions, on fit de nouvelles levées, et l’armée s’avança vers le Roussillon sous le commandement de du Lude. La nouvelle de la marche de cette armée releva le courage des français enfermés dans le château de Perpignan, et jeta la terreur parmi les aragonais. Les uns et les autres manquaient de tout ; chacun ne se soutenait que parce que son ennemi était dans une pareille nécessité. Zurita prétend qu’il y eut un second siège : mais il se trompe. Ce n’est pas la seule erreur qui se trouve dans sa relation ; elle est démentie par celle d’un bourgeois qui était alors dans Perpignan, et par plusieurs autres pièces authentiques.

Tous ces préparatifs de guerre tournèrent en négociations. Le roi d’Aragon voulait retirer le Roussillon et la Cerdagne qu’il avait engagés en 1462. Louis XI proposait le mariage du dauphin avec Isabelle fille de Ferdinand, prince de Castille et roi de Sicile ; moyennant cette alliance, Louis devait remettre le Roussillon et la Cerdagne au roi d’Aragon, qui rendrait les trois cents mille écus, prix de l’engagement. Le mariage ne fut sans doute proposé que verbalement ou par des lettres particulières : car il n’en est rien dit dans le traité signé à Perpignan. Ce traité porte que pour faire cesser les meurtres, les incendies et toutes les horreurs de la guerre, le sérénissime roi d’Aragon, les très-illustres prince et princesse de Castille, roi et reine de Sicile d’une part ; et le roi très-chrétien de l’autre, sont convenus de confirmer le traité fait en 1462.

1° le roi très-chrétien rendra les comtés de Roussillon et de Cerdagne, dès que le roi d’Aragon lui aura payé les sommes pour lesquelles ces comtés ont été engagés. 2° le roi d’Aragon présentera deux hommes ; le roi très-chrétien en choisira un pour être sous son nom gouverneur général des comtés de Roussillon et de Cerdagne, et prêter serment aux deux rois. 3° le roi très-chrétien présentera quatre hommes ; le roi d’Aragon en choisira un, et lui confiera la garde des châteaux de Perpignan, de Collioure et des autres places que le roi très-chrétien possède encore dans le Roussillon. 4° le gouverneur général et ceux des places des comtés étant nommés garants du traité, seront dispensés de toute obéissance envers leurs princes légitimes, et ne souffriront pas qu’il soit rien fait de contraire aux engagements réciproques de ces princes. Les garnisons ne recevront d’ordre que du gouverneur général. Les autres troupes évacueront les comtés. 5° le prix de l’engagement des comtés sera rendu dans le courant de l’année ; et le gouverneur s’obligera par serment de les remettre au roi d’Aragon aussitôt après. Si le roi d’Aragon ne paye pas la somme entière dans le cours de l’année, le gouverneur remettra les places au roi très-chrétien. 6° les rois de France et d’Aragon, les roi et reine de Sicile conserveront leurs alliés ; de sorte qu’ils pourront les secourir sans contrevenir au traité, qui ne concerne que le Roussillon et la Cerdagne. Les autres articles ne sont que des précautions prises pour l’exécution du traité. Il fut signé à Perpignan par le roi d’Aragon, et envoyé de sa part à Louis XI qui le ratifia en présence des ambassadeurs d’Aragon.

Aussitôt que le roi eut terminé l’affaire du Roussillon, il songea à marier ses deux filles Anne et Jeanne de France, et leur donna à chacune une dot égale de cent mille écus d’or. Le premier contrat passé fut celui de Jeanne la cadette. Ce n’était proprement qu’une ratification de celui du 19 mai 1464 année de la naissance de cette princesse. à peine était-elle née que Charles duc d’Orléans l’avait demandée pour Louis son fils. Le contrat porte que c’est à la prière de Marie de Clèves duchesse d’Orléans, que le roi a bien voulu accorder Madame Jeanne de France sa fille à Louis duc d’Orléans.

Il y a eu peu de princesses aussi malheureuses que Jeanne de France, si toutefois on peut l’être avec autant de vertu qu’elle en avait. Louis duc d’Orléans son mari étant monté sur le trône sous le nom de Louis XII après la mort de Charles VIII fit prononcer la nullité de son mariage par des commissaires du pape. Les prodiges que le peuple crut voir le jour qu’on prononça la sentence qui annulait le mariage, prouvent du moins qu’on la regardait comme irrégulière. C’est ainsi que des bruits populaires peuvent servir à éclaircir des faits, quelquefois même former le jugement qu’on en doit porter. La reine Jeanne trouva sa consolation dans la religion, asile sûr pour les malheureux. Ayant consacré sa vie uniquement à Dieu, elle institua les religieuses de l’annonciade, les soutint par ses bienfaits, et les édifia par ses vertus.

Après le mariage de Louis d’Orléans et de Jeanne de France, le roi fit celui d’Anne sa fille aînée avec Pierre de Bourbon, sire de Beaujeu. Louis ne désirait plus que de faire la paix avec le duc de Bourgogne : mais il s’y trouvait bien des difficultés. On avait déjà tenu inutilement plusieurs conférences à Senlis et à Compiègne. Le duc ne voulait rien accorder à moins qu’on ne lui remît Amiens et Saint Quentin, et le roi voulait garder ces places pour couvrir les frontières de Picardie. Pendant ces contestations, le connétable s’empara de Saint Quentin, sous prétexte d’empêcher le duc de Bourgogne d’y entrer : mais son dessein était de s’y faire une espèce de souveraineté.

Le roi prit le parti de dissimuler son ressentiment contre le connétable, de peur qu’il ne livrât cette ville au duc de Bourgogne. Charles n’ayant signé la trêve avec la France que pour porter ses armes en Allemagne, se saisit de Montbéliard, et fit prisonnier le duc de Virtemberg. Enivré par les succès, irrité par les obstacles, il ne pouvait goûter un moment de repos ; son projet était d’étendre sa puissance d’une mer à l’autre. Après avoir déclaré qu’il prétendait ne plus relever du roi, il établit à Malines un parlement où toutes les affaires des Pays-Bas devaient être jugées définitivement. Ce prince gardait si peu de mesures, que sans avoir égard à la trêve qui n’était pas expirée, il entra dans le Nivernais. Le roi y fit marcher des troupes qui arrêtèrent les bourguignons, et reprirent les villes dont ils s’étaient saisis. Il écrivit en même temps à ses ambassadeurs de faire savoir aux conservateurs de la trêve, qu’ils eussent à faire réparer les dommages qu’on avait faits dans le Nivernais.

Tandis que le roi était occupé à prévenir ou repousser les entreprises du duc de Bourgogne, il était importuné par une guerre domestique, qui était alors très intéressante, et qui serait ridicule aujourd’hui, si quelque chose pouvait jamais l’être de la part des hommes. La dispute des réalistes et des nominaux partageait alors les écoles. de tous temps la philosophie régnante s’est unie à la théologie. Dans les premiers siècles de l’église le platonisme dominait parmi les théologiens, comme le péripatétisme régnait dans les derniers siècles. Sous Louis XI les réalistes et les nominaux formaient la dispute dominante ; car il faut toujours qu’il y en ait une : jamais elle n’est plus vive que lorsqu’elle roule sur une question de mots. de part et d’autre on se traitait d’hérétiques, et l’on s’entendait fort peu. La fausse philosophie est toujours emportée. Ceux qui soutiennent les disputes scolastiques ne manquent jamais de les revêtir du manteau de la religion, et d’y faire intervenir les puissances ecclésiastiques et séculières. Tout ce qui paraissait intéresser la religion, attirait l’attention de Louis XI. Il craignait les divisions dans l’état ; c’est pourquoi il donna une déclaration portant défenses de lire les livres d’Ockam, d’Arimini, de Buridan, et de quantité d’autres dont les noms sont aujourd’hui aussi ignorés que leurs ouvrages.

Après la religion, ce qui touchait le plus Louis XI était le commerce. Il s’était répandu en France beaucoup d’espèces étrangères d’un titre au-dessous de celui du roi, et qui étaient reçues pour une égale valeur ; de sorte que les étrangers faisaient fondre nos espèces, en frappaient de nouvelles, et nous les rapportaient à un prix au-dessus de leur titre. On remédia à cet abus en ordonnant que les monnaies étrangères ne seraient plus reçues que suivant le titre et au marc.

Louis fit cette année quelques nouveaux arrangements dans sa maison. Il augmenta sa garde de cent archers sous le commandement de Jean Blosset : c’est le premier établissement des compagnies françaises des gardes du corps.

Cette année mourut Charles comte du Maine frère de René roi de Naples et de la reine, mère de Louis XI. Le comte du Maine avait partagé la puissance du roi Charles VII. Il avait encore eu beaucoup de crédit au commencement du règne de Louis XI mais la guerre du bien public l’ayant rendu suspect, le roi qui considérait ses sujets par leur fidélité, par leurs services, et non par leur naissance, priva le comte du Maine de ses charges. La disgrâce de ce prince fut d’autant plus humiliante, que le roi pour le punir, n’eut qu’à retirer sa faveur ; il ne le craignait pas assez pour porter le ressentiment plus loin. Le comte du Maine fut un de ces exemples qui prouvent que sous un roi puissant, les plus grands d’un état ne brillent que d’un éclat emprunté ; qu’ils n’existent que par la faveur, et qu’ils tombent dans l’obscurité si-tôt que leur maître cesse de les regarder favorablement.

Le commencement de cette année fut marqué par le complot le plus noir. Louis ayant fait offrir une abolition, une charge et des pensions à Ithier Marchand, maître de la chambre aux deniers du feu duc de Guyenne ; Ithier envoya à la cour Jean Hardi un de ses domestiques, sous prétexte d’écouter les propositions : mais la commission secrète de Hardi était d’empoisonner le roi. Hardi communiqua son dessein à un officier de la bouche nommé Colinet de La Chênaie, et lui offrit vingt mille écus pour donner le poison au roi. Colinet feignit d’accepter la proposition, se chargea du poison, le remit entre les mains du roi, et lui découvrit tout.

Hardi fut arrêté. Le roi voulut que le procès fût fait par Gaucourt gouverneur de Paris, et par le corps de ville, assistés du premier président et du prévôt de Paris. On fut plus de deux mois à instruire le procès. Je trouve un arrêt qui ordonne que Hardi sera appliqué une seconde fois à la question pour avoir révélation des complices : il fut enfin condamné à être écartelé, et traîné sur une claie au supplice. Sa tête fut mise au bout d’une lance devant l’hôtel de ville, le tronc de son corps fut brûlé, et ses membres furent attachés à des poteaux dans quatre villes frontières. L’arrêt ne nomme point d’autre complice que Ithier qui prit la fuite : il n’est fait aucune mention du duc de Bourgogne, quoique plusieurs aient écrit qu’il avait promis ou donné cinquante mille florins d’or, à ceux qui empoisonneraient le roi. Ce qui pourrait confirmer les soupçons contre le duc, c’est qu’il n’est pas vraisemblable qu’Ithier eût refusé le parti avantageux que le roi lui offrait, et se fût déterminé à l’empoisonner, sans y être porté par un intérêt puissant ; il n’y avait que le duc de Bourgogne dont la haine fût assez reconnue, pour qu’il fût suspect d’avoir conseillé le crime. Louis anoblit Colinet, le fit son maître d’hôtel, et lui donna la seigneurie de Castera. Ce don ayant été disputé à ses héritiers par ces hommes vils qui croient qu’on ne sert les rois qu’en dépouillant leurs sujets, fut confirmé par François Ier.

Le duc de Bourgogne apportait si peu de dispositions à la paix, que tout ce que les plénipotentiaires purent retirer de leurs conférences, fut de conclure une prolongation de la trêve jusqu’au 1er mai de l’année suivante. Les alliés compris dans la trêve précédente, le furent pareillement dans celle-ci, avec la clause qu’ils déclareraient dans le terme de trois mois, s’ils voulaient accéder à ce traité. Cette restriction fit naître de grandes difficultés dans la suite, au sujet des démêlés de Louis XI avec le roi d’Aragon.

Louis n’avait plus en Roussillon que le château de Perpignan, La Roque, Bellegarde et Collioure. Le roi d’Aragon ne doutait point que Louis fatigué de la guerre, ne lui cédât enfin ces places, sans exiger les trois cents mille écus. Pour achever de le gagner, il lui envoya La Cardonne, comte de Prades, et le Castellan d’Emposte en qualité d’ambassadeurs, pour traiter du mariage du dauphin avec la princesse Isabelle fille du roi de Sicile. Les rois de France et d’Aragon ne se souciaient ni l’un ni l’autre de faire ce mariage. L’un songeait à retirer le Roussillon, l’autre à le garder ; et tous deux à se tromper, en expliquant les traités selon leurs intérêts.

Le roi étant alors sur la frontière de Picardie, avait laissé un conseil composé du chancelier, de Tristan évêque d’Aire, du comte de Candale et du protonotaire Jean d’Amboise. Les ambassadeurs s’adressèrent à ce conseil, et se plaignirent que le roi d’Aragon n’eût pas été compris dans la trêve en termes aussi exprès que les ducs de Bourgogne et de Bretagne ; puisqu’ils avaient tous trois les mêmes intérêts, qui étaient, disaient-ils, de s’opposer aux usurpations du roi. Ils portèrent les mêmes plaintes au conseil ; ils rappelèrent le traité de 1462 par lequel le roi de France s’était engagé de soumettre la Catalogne. Les ambassadeurs avaient raison en plusieurs points.

Ils ne pouvaient pas nier que si les troupes françaises eussent conquis la Catalogne, les comtés de Roussillon et de Cerdagne devaient demeurer à la France jusqu’à ce qu’on eût payé les trois cent mille écus ; mais ils pouvaient objecter que la Catalogne n’avait pas été réduite : Louis avait même fourni des troupes au duc de Lorraine contre le roi d’Aragon.

La réponse du conseil fut moins une justification de la conduite du roi, qu’une récrimination contre Jean d’Aragon. On lui reprochait que ses troupes avaient commis des hostilités jusque dans le Languedoc ; que Calla Luna venait encore récemment de surprendre le château de saint Félix, de Riotar, celui de Cerdagne, et avait fait pendre Jehannot qui y commandait ; que les ambassadeurs n’étaient venus que pour amuser le roi, et qu’ils avaient ordre de n’agir que suivant les vues du duc de Bourgogne, prince le plus ennemi de la paix.

Pendant que les ambassadeurs d’Aragon étaient à Paris, le roi y vint passer quelques jours, pour leur donner une idée de sa puissance, en faisant les montres de la milice bourgeoise de la capitale. Il se trouva près de cent mille hommes sous les armes, avec un beau train d’artillerie. Le roi mena ensuite les ambassadeurs souper avec lui, et leur fit présent de deux vases d’or pesant quarante marcs. Il leur fit rendre tous les honneurs possibles : mais pour éviter de traiter d’affaires qu’il ne voulait point décider, il partit promptement, et passa plusieurs mois sur les frontières de Picardie.

Les ambassadeurs voyant que le différend qui était entre le roi de France et leur maître ne se terminerait plus que par les armes, prirent la route d’Aragon : mais ils furent arrêtés au Pont-Saint-Esprit et ramenés à Lyon. Ils se plaignirent de la violence qu’on osait faire à des ministres publics. On leur répondit que ce retardement était pour leur propre sûreté, et qu’il fallait donner le temps de prévenir les commandants de la frontière, et de savoir d’eux quel était le chemin le plus sûr.

On leur donna enfin de fort mauvaises raisons, parce qu’on n’avait d’autre dessein que de les retenir jusqu’à ce que les troupes du roi se fussent emparées du Roussillon. Les passages étaient si bien gardés que le roi d’Aragon ne recevait aucunes nouvelles de ses ambassadeurs. Cependant il apprenait que l’armée française était entrée dans le Roussillon : il en écrivit au roi, et le pria de faire cesser les hostilités. d’un autre côté le duc de Bourgogne déclara que le roi d’Aragon était compris dans la trêve. Louis répondit d’abord à l’un et à l’autre d’une façon assez obscure, puis il prétendit que les royaumes d’Aragon et de Valence lui appartenaient comme héritier et donataire de la reine Marie d’Anjou sa mère, à qui ils avaient été cédés par son contrat de mariage ; que sa mère était fille d’Yolande d’Aragon, fille aînée et héritière de Jean Ier roi d’Aragon. La filiation était certaine ; et si la reine Marie avait été fille unique d’Yolande d’Anjou, les droits du roi auraient été fondés : mais elle avait eu plusieurs frères, dont deux lui avaient survécu. Ainsi le seul titre du roi était la prétendue donation faite à la reine sa mère par son contrat de mariage, et la cession qu’elle lui en avait faite : comme si les royaumes se transportaient sans l’aveu des peuples, ou que les sujets fussent des esclaves dont on pût faire un commerce. Le droit du roi sur les comtés de Roussillon et de Cerdagne était mieux fondé : l’engagement avait été fait pour sauver la reine d’Aragon, et conserver ce royaume qui était en très-grand péril, lorsque les français firent lever le siège de Gironne. Louis ajoutait que son dernier traité avec le roi d’Aragon était indépendant de la trêve. Il choisit le duc de Bretagne pour arbitre de ses prétentions, et envoya le chancelier Doriole pour les lui expliquer.

Le duc répondit que la trêve n’ayant été faite que pour parvenir à la paix, toutes voies de fait, sous quelque prétexte que ce fût, étaient contraires à l’esprit de la trêve ; que lorsque les ambassadeurs de France avaient déclaré au congrès de Compiègne que le roi prétendait réserver ce qui concernait le Roussillon et la Cerdagne, les plénipotentiaires du duc de Bourgogne avaient remontré que leur maître n’entendait point qu’on mît cette exception ; que le roi n’avait point alors fait mention de ses prétentions sur les royaumes d’Aragon et de Valence, et qu’on les examinerait lorsqu’il serait question de faire le traité de paix.

Le roi n’ayant pas obtenu du duc de Bretagne ce qu’il en espérait, fit entrer une armée en Roussillon sous le commandement de du Lude, d’Yvon du Fau, et de Bousile-Le-Juge. On ouvrit la campagne par le siège d’Elne. Cette place était défendue par Bernard d’Olms, que le roi avait fait gouverneur du Roussillon. Le roi d’Aragon essaya inutilement de jeter du secours dans la place ; elle fut si vivement poussée, qu’elle se rendit à discrétion : le roi fit trancher la tête au gouverneur.

Dans le temps que le roi faisait la guerre assez vivement au roi d’Aragon, il évitait de se brouiller avec toutes les autres puissances ; il refusa même de faire une ligue que l’empereur lui proposait contre le duc de Bourgogne. Louis était encore plus attentif à prévenir les troubles dans l’intérieur du royaume. Inflexible à l’égard de ceux qui osaient s’opposer à son autorité, il en fit un exemple sévère à Bourges.

On avait mis une imposition pour faire réparer les fortifications de la ville ; il y eut à ce sujet une émeute où le fermier de l’impôt fut maltraité. Le clergé et les principaux habitants voulurent prévenir la vengeance du roi, en faisant eux-mêmes justice des coupables, et délibérèrent sur les moyens de procéder dans cette affaire : mais Louis n’aimant pas les longues formalités dans ces occasions, nomma une commission composée de gens d’épée et de robe, et l’envoya à Bourges avec une compagnie d’arbalétriers pour la faire respecter. Du Bouchage chef de la commission, eut ordre de faire une recherche exacte des coupables, de n’avoir égard à aucune franchise, et de faire punir jusqu’à l’archevêque même, s’il était criminel.

Du Bouchage répondit aux intentions de son maître ; sans s’écarter de la justice, il fit mourir les plus coupables, le reste fut exilé, ou condamné à l’amende. Le roi changea la forme de la police de la ville, et ordonna qu’elle serait gouvernée par un maire et deux échevins, dont il se réservait le choix. Le roi projetait alors de faire encore un plus grand exemple dans la personne du connétable. Chabannes de Curton gouverneur de Limousin et Jean Hubert, qui depuis fut évêque d’Évreux, étaient alors à Bouvines pour traiter de la paix avec Hugonet et Imbercourt. Le principal article de leurs instructions était d’offrir au duc de Bourgogne de lui remettre Saint Quentin et les terres du connétable, s’il voulait le livrer au roi.

Le marché fut bientôt conclu par Imbercourt, ennemi juré de Saint Pol, depuis qu’il en avait reçu un démenti dans une conférence ; la modération avec laquelle Imbercourt y avait répondu, avait suspendu son ressentiment, et ne l’avait pas détruit.

Le connétable instruit de ce qui se traitait contre lui, écrivit au roi, et lui demanda une entrevue, sans quoi il déclarait qu’il allait se jeter entre les bras du duc de Bourgogne. Le roi craignant qu’il ne prît ce parti, donna ordre à ses plénipotentiaires de rendre les scellés, et de retirer les leurs, et accepta l’entrevue. Saint Pol en régla lui-même les conditions, et se rendit sur un pont entre La Fère et Noyon, armé et suivi de trois cents hommes d’armes. Le roi s’étant fait attendre, en fit des excuses au connétable, qui de son côté s’excusa de ce qu’il paraissait devant lui avec des armes, et dit que c’était par la crainte de Dammartin son ennemi. Le roi feignit d’être satisfait de ses excuses ; le connétable lui promit de le servir fidèlement, et passa ensuite la barrière pour le saluer. Le roi le reçut avec bonté, et le réconcilia avec Dammartin, c’est-à-dire, qu’il les obligea de dissimuler leur haine. Les rois pardonnent rarement à ceux qu’ils craignent. Louis ne songea plus qu’aux moyens de perdre un sujet trop puissant, qui avait osé traiter avec son maître d’égal à égal. Louis demeura en Picardie pendant qu’on travaillait à Paris au procès du duc d’Alençon. Ce prince avait toujours eu besoin de pardon et n’en était jamais digne ; l’impunité ne faisait que l’enhardir au crime. Ingrat par caractère, criminel par habitude, inquiet, factieux, il n’avait aucunes vertus, et n’était distingué que par sa qualité de prince qui le rendait plus coupable. Le roi, las d’exercer une clémence, qui à force d’être répétée, devenait injurieuse à la majesté et dangereuse pour l’état, avait fait arrêter le duc d’Alençon dans le temps qu’il se disposait à passer auprès du duc de Bourgogne pour lui vendre les terres qu’il possédait en France. Le parlement fut chargé de lui faire son procès, et rendit un arrêt, qui en le déclarant criminel de lèse-majesté, et de plusieurs autres crimes, le condamna à mort, l’exécution toutefois réservée jusqu’au bon plaisir du roi. Les biens du duc d’Alençon furent confisqués : mais le roi en rendit la plus grande partie au comte du Perche son fils.

Tandis que le roi cherchait à ramener ou punir les sujets rebelles, le duc de Bourgogne tramait une nouvelle ligue contre lui. Comme il avait formé le projet de s’étendre du côté de l’Allemagne, et qu’il craignait que le roi ne mît obstacle à ses desseins, il résolut de lui opposer un ennemi capable de l’occuper. Il fit avec Édouard, une ligue défensive et offensive, par laquelle ils convinrent de s’unir pour détrôner Louis XI. Il fut arrêté que les anglais feraient une descente en Normandie ou en Guyenne, et que le duc les assisterait de toutes ses forces pour recouvrer ces provinces, et pour entreprendre la conquête du reste du royaume. Comme la ligue était autant contre la couronne, que contre le roi, il était dit qu’on ferait la guerre à quiconque posséderait la couronne de France ; que ces deux princes commanderaient chacun une armée en personne ; qu’ils agiraient séparément et indépendamment l’un de l’autre ; et qu’ils se joindraient dans le besoin. Si l’un des deux ne pouvait commander son armée en personne, le général qu’il chargerait du commandement, obéirait au prince qui serait à la tête de la sienne, et les deux armées seraient alors soumises au même chef. On n’écouterait aucune proposition l’un sans l’autre. Le roi d’Angleterre cède au duc de Bourgogne la Champagne, le comté de Nevers, les villes de la rivière de Somme, les terres du comte de Saint Pol, se réservant toutefois le droit de se faire couronner à Reims.

Quoique le roi ne sût pas précisément quel était le traité, il jugeait par les préparatifs d’Édouard et de Charles, qu’ils projetaient quelque grande entreprise. Il fut encore mieux instruit par le roi d’Écosse, qui ayant été sollicité d’entrer dans la ligue, lui donna avis du refus qu’il avait fait d’écouter des propositions contraires aux alliances et à l’amitié qui avaient été de tous temps entre la France et l’Écosse. Il demandait en même-temps au roi, la permission de passer par la France pour faire un pèlerinage à Rome. Louis envoya aussitôt Meny Peny son chambellan, remercier le roi d’Écosse, et lui représenter que dans les conjonctures présentes il ne devait pas songer au voyage de Rome ; que son premier devoir était de veiller à la sûreté de ses états et de ses alliés ; mais que si, contre son avis, il persistait dans le dessein d’aller à Rome, et de passer par la France, on lui rendrait tous les honneurs qui étaient dus à un allié et à un ami du roi et de la couronne. Le roi d’Écosse, suivant le conseil de Louis XI demeura dans ses états pour observer la conduite des anglais.

La plupart de ceux qui composaient le conseil du roi, indignés que le duc de Bourgogne ne se servît de la trêve que pour se préparer à la guerre, et soulever toute l’Europe contre la France, voulaient qu’on marchât contre lui : mais le roi n’ayant jamais plus de ressource dans l’esprit que lorsque le péril était pressant, fut d’un avis contraire. Il voyait le duc de Bourgogne prêt à porter ses armes du côté de l’Allemagne ; il se garda bien de le troubler dans une entreprise qu’il prévoyait devoir lui être funeste. La politique de Louis XI était de se tenir toujours sur ses gardes, de ne prendre les armes qu’à l’extrémité, et d’attendre son salut des fautes seules de ses ennemis, dont il savait parfaitement profiter.

Louis, au lieu d’agir offensivement contre le duc Charles, ne s’occupa que du soin de lui susciter des ennemis, et saisit l’occasion qui se présentait au sujet du comté de Ferette. Il y avait cinq ans que Sigismond duc d’Autriche avait vendu ou engagé ce comté au duc de Bourgogne. Celui-ci y avait mis pour gouverneur Hagembac, homme cruel, avare, et plus propre à ruiner un pays, qu’à ménager de nouveaux sujets. Les vexations d’Hagembac s’étendirent jusque sur les suisses. Sur leurs plaintes, le duc de Bourgogne envoya des commissaires dans chaque canton : mais comme on s’aperçut par leurs ménagements pour Hagembac, que c’était un de ces instruments de la tyrannie qui se chargent de la haine publique, qui ne seraient pas employés s’ils étaient plus intègres, et qui n’ont pas besoin de se justifier pour être absous ; ceux qui s’étaient plaints, n’osèrent plus se déclarer, dans la crainte de s’attirer le ressentiment d’un homme violent, injuste et soutenu. Il n’y eut que le canton de Berne qui séparant le prince du ministre, fit assurer le duc que les suisses ne cherchaient qu’à vivre en bonne intelligence avec lui ; mais qu’ils ne pouvaient pas supporter les violences d’Hagembac. Le duc, tout occupé de ses desseins sur l’Allemagne, ne fit aucune attention à ces remontrances.

Robert de Bavière, électeur de Cologne, était alors brouillé avec son chapitre. Toute la noblesse de l’électorat se déclara pour le chapitre, implora la protection de l’empereur, et choisit Herman landgrave de Hesse pour être administrateur de l’électorat, avec assurance de tous les suffrages, s’il devenait vacant.

Le duc de Bourgogne, pour qui toute occasion de guerre était un motif suffisant de l’entreprendre, se mit à la tête d’une puissance armée, et vint avec l’électeur de Cologne mettre le siège devant Nuys, ville sur le bord du Rhin. Le landgrave de Hesse s’enferma dans la place avec une forte garnison, et se prépara à faire une vigoureuse défense, en attendant qu’il fût secouru par les princes de l’empire.

Louis jugeant que les mécontentements des suisses étaient d’une plus grande importance qu’ils ne l’avaient paru au duc de Bourgogne, résolut de profiter de cette occasion pour faire rentrer Sigismond duc d’Autriche, dans le comté de Ferette ; pour faire déclarer les suisses contre le duc de Bourgogne, et pour en faire des alliés utiles à la France. Il se rendit médiateur entre eux et le duc d’Autriche, terminateurs différends, et prêta cent mille florins à Sigismond, pour rembourser le duc de Bourgogne du prix de l’engagement du comté de Ferette. Il fit en même-temps alliance avec le canton de Berne et avec ceux de la ligue d’Allemagne.

Ce traité causa une révolution générale dans les cantons et dans les pays voisins. Les villes de Strasbourg, de Colmar, de Schelestad, de Mulhausen, de Bâle, et plusieurs autres entrèrent dans la ligue ; les peuples du comté de Ferette retournèrent sous leur ancien maître. Hagembac fut arrêté et conduit à Brissac, où il eut la tête tranchée. Les suisses ne gardant plus de ménagements, entrèrent en Bourgogne, mettant tout à feu et à sang.

On reconnut alors que Louis XI avait usé d’une sage politique, en laissant le duc de Bourgogne s’engager en Allemagne. Ce prince, en restant devant Nuys, se mettait hors d’état d’exécuter le projet qu’il avait formé avec Édouard, d’entrer en France à main armée. d’un autre côté, Édouard n’osait tenter une descente dans laquelle il ne serait pas soutenu. Cependant on n’avait jamais fait en Angleterre plus de préparatifs pour la guerre ; Édouard croyant intimider Louis XI l’envoya sommer par un héraut de lui rendre les provinces de Normandie et de Guyenne, sans quoi il le menaçait d’entrer en France avec toutes ses forces.

Le roi qui n’employait jamais de rodomontades, et qui les craignait encore moins, ne daigna pas d’abord répondre à l’envoyé d’Édouard. Le héraut persistant à demander une réponse positive, et répétant toujours qu’Édouard passerait incessamment en France : dites à votre maître, répondit froidement le roi, que je ne le lui conseille pas. Le continuateur de Monstrelet ajoute que peu de temps après Louis XI envoya au roi d’Angleterre un âne, un loup et un sanglier. On ne voit pas trop ce que cela signifiait ; mais Édouard en fut extrêmement offensé, et redoubla ses menaces qui n’eurent pas grand effet.

Quoique Louis redoutât peu ses ennemis, il ne négligeait rien pour mettre le royaume en état de défense : il fit faire de grands magasins de bled, munit les places, et garnit les frontières. Le bâtard De Bourbon, amiral de France, donna un mémoire fort détaillé, pour faire voir de quel avantage il serait de fortifier la Hougue, et d’y faire un port qui mettrait les vaisseaux à l’abri de toute insulte. Il arriva alors ce qui est souvent arrivé depuis : le projet fut examiné, approuvé, et même admis, et resta sans exécution. On a éprouvé de nos jours combien cette entreprise eût été utile.

À peine les suisses avaient-ils signé leur traité avec la France, qu’ils se plaignirent des vexations que leurs marchands essuyaient à l’entrée et à la sortie du royaume, de la part de ceux qui étaient chargés de la perception des droits royaux, et qui les étendaient au gré de leur avidité. Il y avait longtemps que les regnicoles faisaient les mêmes plaintes. Les gens d’affaires abusant du besoin qu’on avait de leur crédit, accablaient les sujets du roi par des frais énormes. Ils avaient des sergents à gages qui enlevaient les meubles des taillables, et les ruinaient tellement par les frais, qu’ils les rendaient insolvables pour les impositions. Les traitants, au défaut d’argent, enlevaient les vins, les bleds du paysan, et s’associaient, avec des marchands qui mettaient ensuite aux denrées le prix qu’ils voulaient.

Le roi ignorait une partie de ces vexations, ou se voyait souvent dans la nécessité de les tolérer : mais il sentit de quelle importance il était de faire rendre justice à de nouveaux alliés, pour les attacher à la France. Les suisses eurent donc satisfaction : on profita de cette circonstance pour envoyer des commissaires examiner les abus qui se commettaient dans les provinces, et punir les coupables.

Il est certain que Louis XI en abaissant les grands, cherchait à soulager le peuple, et se relâchait même de ses droits, lorsqu’il en pouvait revenir quelque avantage au public : il le prouva cette année au sujet de l’imprimerie. Cet art fut inventé en Allemagne sur la fin du règne de Charles VII la commune opinion en donne la gloire à Mayence ; peut-être pourrait-on l’attribuer à Strasbourg. Les premiers imprimeurs qui vinrent à Paris vers l’an 1470 étaient Ulric Gering, Martin Crantz, et Michel Fribulger. Ils s’établirent en Sorbonne, et furent encouragés par Guillaume Fichet et Jean Heylin de La Pierre. C’étaient les deux hommes les plus distingués de l’université, par leur science. Ils enseignaient l’écriture sainte, la philosophie, et les belles-lettres ; rivaux par leurs talents, une estime réciproque les rendit amis.

L’accueil qu’on fit aux premiers imprimeurs, en attira plusieurs autres, parmi lesquels était Herman Staterlen, natif de Munster, et facteur des libraires de Mayence. Il avait apporté en France beaucoup de livres ; mais étant mort, tous ses effets furent saisis comme appartenant au roi par droit d’aubaine. L’université s’opposa à la saisie, et demanda que du moins il fût permis aux écoliers d’acheter les livres. L’université n’était pas alors aussi illustre qu’elle l’a été depuis ; mais elle était plus considérée. Elle était surtout recommandable par le nombre de ses écoliers, qui montait à douze mille. Les sciences encore fort imparfaites, n’en étaient pas moins honorées ; et il n’était ni surprenant, ni rare qu’elles servissent à parvenir aux dignités. Le parlement ayant reçu l’opposition de l’université, le roi lui défendit de prononcer sur cette affaire.

Il voulut d’abord que la saisie faite au profit du domaine, eût son effet en entier : et pour faire voir ensuite qu’il voulait accorder une protection singulière aux arts et aux talents, il ne se borna pas à permettre que les livres fussent rachetés par les écoliers ; il donna ordre à Jean Briçonnet, receveur général, de rembourser aux libraires de Mayence deux mille quatre cents vingt-cinq écus pour le prix des livres saisis.

Cette année fut remarquable par la mort de Henry IV roi de Castille. Zurita soutient que ce prince ne fit point de testament, et que Hernand Pulgar qui le dit, s’est trompé. L’histoire manuscrite de don Diego Henriquès Del Castillo, chapelain du roi, dit que le père Mancelo, prieur du couvent de saint Jérôme, confessa le roi pendant une heure, et qu’ensuite il lui demanda hautement s’il n’ordonnait rien pour le repos de son âme ou pour sa sépulture ; à quoi Henry avait répondu avec beaucoup de tranquillité, qu’il laissait pour exécuteurs de son testament l’archevêque de Tolède, le cardinal d’Espagne, le duc d’Arrevalo, le marquis de Villena, et le comte de Benevente ; ce qui prouve qu’il y avait un testament. On trouve encore dans une chronique composée par un officier de la reine Isabelle, et qui, par conséquent, ne doit pas être suspecte, que Henry fit un testament ; qu’il institua Jeanne pour son héritière, et jura qu’elle était sa fille ; que ce testament demeura entre les mains du curé de sainte croix de Madrid, qui alla le cacher près d’Alméida, en Portugal, avec d’autres papiers ; que ce curé confia dans la suite, ce secret à Fernand Gomez d’Herrera son ami, qui en donna avis à la reine Isabelle, pendant la maladie dont elle mourut ; qu’elle envoya chercher ces papiers ; qu’elle mourut avant le retour de ceux qui les apportaient ; et que le roi Ferdinand IV qui après la mort de la reine, eut la régence des royaumes de Castille et de Léon, fit brûler ces papiers. Il était nécessaire de rapporter ici ce qui concerne le testament de Henry, puisque l’incertitude de la naissance de Jeanne fut cause d’une longue guerre entre Ferdinand IV roi de Castille, et Alphonse V roi de Portugal ; et que Louis XI profita de cette division pour s’assurer la possession du Roussillon.

Comme tout ce qui a rapport à l’histoire des arts est au moins aussi important que des récits de batailles, monuments de notre fureur, je finirai cette année par un fait qui servit à perfectionner la chirurgie.

Un franc-archer de Meudon fut condamné à mort pour plusieurs crimes ; les médecins et chirurgiens ayant su qu’il était incommodé de la pierre, présentèrent une requête, portant que plusieurs personnes étaient travaillées du même mal : qu’il était fort douteux que l’opération de la taille pût leur sauver la vie ; mais qu’on pouvait en faire l’épreuve sur un criminel. L’opération réussit ; le malade fut guéri en quinze jours, et le roi lui donna sa grâce avec une pension.

La guerre s’étant allumée au sujet de la succession de Castille, obligea ceux qui y prétendaient de ménager la France. Isabelle et Jeanne de Castille se portaient pour héritières du roi Henry IV. Isabelle alléguait en sa faveur le serment que les états lui avaient prêté. d’un autre côté, Jeanne née en légitime mariage, avait été reconnue pour fille de Henry, malgré des soupçons peut-être fondés, mais détruits par des actes solennels. Cette princesse était soutenue par les maisons de Pacheco, de Giron, de la Cueva, et par le Portugal. Isabelle était appuyée par les maisons de Henriquès, de Mendoza, et de Velasco. Les droits des princes dépendent souvent de leur puissance ; et celle des deux partis était à peu près égale.

Alphonse, roi de Portugal, oncle de Jeanne, au lieu de profiter du premier instant, d’entrer en Castille à main armée, et d’achever de justifier par le succès, les droits de sa nièce, s’amusa à tenir des conseils ; et en délibérant, perdit le temps d’agir. Il envoya un héraut à Louis XI pour lui faire part de la mort du roi Henry, et du dessein qu’il avait d’épouser la reine Jeanne. Il lui fit représenter que le roi d’Aragon réunissant la Castille à sa couronne, serait un voisin dangereux pour la France ; au lieu qu’elle aurait toujours un allié fidèle dans le roi de Portugal. Sur les difficultés que Louis faisait de traiter avec les portugais, tant qu’ils seraient alliés des anglais, anciens ennemis de la France, Alphonse répondit que dès qu’il serait maître de la Castille, il céderait le Portugal au prince Jean son fils ; et que par ce moyen, il opposerait aux engagements qu’il avait pu prendre avec les anglais, les alliances qui étaient de temps immémorial, de prince à prince, et de royaume à royaume, entre la France et la Castille. Alphonse, pour achever de persuader au roi la sincérité de ses intentions, lui fit proposer de presser le siège de Perpignan, et l’assura que pour lui faciliter la conquête du Roussillon, il allait de son côté attaquer Ferdinand, et l’obliger à faire diversion.

Tandis que Louis traitait avec le Portugal, il négociait aussi avec Ferdinand et Isabelle. Les ambassadeurs des deux parts étaient chargés de renouveler avec le roi les anciennes alliances faites entre les couronnes de France et de Castille. Les propositions de Jeanne et d’Isabelle étaient les mêmes à cet égard. La difficulté n’était pas de renouveler ces alliances de royaume à royaume ; c’était de savoir avec quel prince on les tiendrait.

Ferdinand et Isabelle proposaient de marier le dauphin avec Isabelle leur fille aînée. Le roi n’avait peut-être aucun dessein de conclure ce mariage, et ne pensait qu’à se rendre maître du Roussillon et de la Cerdagne. Ferdinand y aurait consenti facilement, et en avait même donné pouvoir à ses ambassadeurs : mais sur les plaintes du roi d’Aragon son père, il les désavoua, et fit dire à Louis XI qu’on ne pouvait convenir de rien, que ces provinces ne fussent rendues.

Le roi ne perdant jamais de vue ses projets, s’attacha à gagner les ambassadeurs, et y réussit en partie ; c’est-à-dire, que quoiqu’ils n’accordassent pas ses demandes, et parussent se renfermer dans leurs instructions, ils n’en trahissaient pas moins leur devoir, en temporisant et lui donnant le temps d’emporter par force ou par adresse ce qu’on lui refusait par les traités.

Ce prince faisait assiéger Perpignan par du Lude et par Yvon du Fau, et ne songeait qu’à tirer la négociation en longueur, jusqu’à ce que la place fût forcée. Pour cacher encore mieux ses desseins, il envoya auprès de Ferdinand les évêques d’Albi et de Lombez, Jean d’Amboise, Grammont et Sacierge en qualité d’ambassadeurs, et les chargea de tant de pouvoirs différents, qu’ils se trouvaient souvent embarrassés, et ne pouvaient rien terminer.

Toutes ces négociations eurent l’effet que Louis XI en attendait. Avant qu’on eût rien conclu, Perpignan fut réduit à la dernière extrémité. Zurita rapporte qu’une femme ayant vu mourir de faim un de ses enfants, en nourrit celui qui lui restait ; spectacle digne à la fois d’horreur et de pitié. Les habitants pressés par les armes et par la famine, se rendirent enfin, à condition que ceux qui voudraient sortir de la ville, se retireraient librement. Plusieurs gentilshommes passèrent en Aragon. Louis XI et le roi d’Aragon fatigués de la guerre, et tous deux ayant d’autres ennemis à craindre, signèrent une trêve de six mois. Louis irrité de la résistance de Perpignan, voulut intimider ceux qui pouvaient être portés pour le roi d’Aragon. Il donna le gouvernement de cette place à Bousile-Le-Juge : mais ne lui trouvant pas cette sévérité qu’il aimait dans ceux qu’il chargeait de ses ordres, il envoya encore en Roussillon Du Bouchage avec des pouvoirs plus étendus que ceux du gouverneur. Il le chargea de faire une perquisition exacte de tous ceux dont la fidélité serait suspecte, de les chasser, et de confisquer leurs biens. Louis donnait en même-temps la confiscation à du Bouchage et à Bousile pour prix de leurs services ; récompense d’autant plus indécente, qu’ils devenaient par là juges et parties. Bousile fut assez désintéressé pour représenter au roi qu’en chassant de la ville une si grande quantité de personnes, on augmentait le nombre des ennemis, et qu’on affaiblissait la place, au lieu que la clémence ne manquerait pas d’en faire des sujets reconnaissants et fidèles. Le roi ne fut pas d’abord content des remontrances de Bousile ; cependant la prudence l’emportant sur la passion, il se contenta de faire observer les gens suspects. La prise de Perpignan rétablit en Italie le respect pour la puissance du roi, que le duc de Bourgogne représentait comme chancelante.

Ce prince s’attachait à répandre des calomnies contre la personne du roi. Elles commençaient à prendre crédit en Italie. L’évêque de Cahors qui était à Rome y répondit avec beaucoup de vivacité. Il fit voir que tous les princes qui se plaignaient du roi avaient été les premiers à manquer à leur parole. étrange conduite que celle de presque tous les princes qui régnaient alors. Il semblait qu’ils ne pussent se justifier qu’en récriminant.

Ferdinand roi de Naples était d’abord entré dans les intérêts du duc de Bourgogne ; parce qu’il espérait marier son fils Frédéric avec Marie de Bourgogne. L’espérance d’épouser cette princesse était un artifice dont le duc se servait pour engager les princes dans son parti. Il la faisait espérer à tous, la promettait à plusieurs, et n’eut jamais dessein de la donner à aucun. Il disait quelquefois à ses confidents, que le jour qu’il marierait sa fille, il se ferait moine. Le duc ne laissait pas de donner des paroles aussi positives qui si elles eussent été sincères ; ce fut sur une pareille assurance que Frédéric fils du roi de Naples vint trouver le duc de Bourgogne.

Le roi de Naples s’apercevant bientôt qu’il n’avait rien à espérer de ce prince, ne voulut pas s’engager si fort dans son parti, qu’il ne ménageât toujours la bienveillance du roi, auprès de qui il sollicitait la restitution de deux riches galères de Naples prises par Guillaume Coulon Sieur de Cassenove, vice-amiral de France, et le plus grand homme de mer de son temps. Quoique le roi n’approuvât pas ouvertement toutes les entreprises de Coulon, il était charmé d’entretenir son ardeur, et de mettre de l’émulation dans la marine. Il voulut paraître ignorer cette prise, et dédommagea les sujets du roi de Naples et les autres intéressés, de la perte des marchandises qui étaient sur ces galères.

Le roi de Naples fut si sensible à cette satisfaction, qu’il écrivit au roi pour lui marquer que s’il ne se déclarait pas pour lui, c’était uniquement pour ne pas violer les engagements qu’il avait pris avec le duc Charles : au sujet du mariage qui se traitait entre le prince Frédéric et l’héritière de Bourgogne ; qu’il était persuadé que le duc le trompait ; mais qu’il ne voulait pas lui donner le moindre prétexte de manquer à sa parole ; que cependant il renoncerait absolument à l’alliance de Bourgogne, si le roi voulait donner au prince Frédéric une princesse de son sang, avec vingt-cinq ou trente mille livres de rente. Le roi de Naples ajoutait, qu’étant de la maison d’Aragon, il ne pouvait pas s’en détacher avec honneur : mais qu’il allait travailler à rétablir la paix entre les deux couronnes ; et que l’amitié du roi de France valait bien les comtés de Roussillon et de Cerdagne.

Le roi saisit cette occasion pour se faire beaucoup de créatures en Italie, et mettre obstacle aux intrigues du duc de Bourgogne, qui réussit peu dans ses négociations, et dont les armes n’étaient pas plus heureuses devant la ville de Nuys. Le siège durait depuis dix mois, et ne servait qu’à ruiner l’armée du duc ; ses états s’épuisaient d’hommes et d’argent, sans qu’il en retirât d’autre fruit que de révolter contre lui tous les princes de l’empire.

Tandis que le duc Charles était devant Nuys, les troupes du roi étaient tellement disposées qu’elles pouvaient se rassembler en assez peu de temps. Le maréchal Rouault était à Dieppe, Torcy sur les confins de la Normandie et de la Picardie, Salazar à Amiens, La Trémouille, Baudricourt et Curton en Champagne, le roi se tenait à Paris ou aux environs prêt à partir au premier mouvement pour se mettre à la tête de son armée.

Il y avait déjà quelque-temps que l’empereur Frédéric III avait fait proposer au roi une alliance contre le duc de Bourgogne. Quoique cette proposition parût fort avantageuse, les avis avaient été partagés dans le conseil. Ceux qui ne l’approuvaient pas, alléguaient que depuis dix ans la France ne jouissait d’aucun repos ; qu’elle s’épuisait journellement ; qu’en s’unissant avec l’empereur on allait s’engager dans une guerre dont il n’était pas possible de prévoir la fin, et que l’empereur n’était pas un allié sur lequel on pût compter. En effet Frédéric III était un prince faible, irrésolu, avare, n’ayant que des défauts, ou des vices obscurs. Il engageait et violait également sa parole par faiblesse : il n’était à la tête de l’empire que par sa dignité et nullement par ses qualités personnelles. Son règne, quoique très-long, ne sert que d’époque aux actions des autres princes de son temps. Ceux qui étaient d’avis de faire alliance avec Frédéric, représentaient que tant qu’il serait sur le Rhin avec une armée, le duc de Bourgogne se trouverait dans la nécessité d’y porter ses forces ; qu’il aurait à peine de quoi garnir ses places, et serait encore moins en état de tenir la campagne du côté de la France ; que les anglais n’étant pas soutenus, n’oseraient s’éloigner de Calais, ni le duc de Bretagne se déclarer ; que si l’on refusait les propositions de l’empereur, il pourrait écouter celles du duc ; qu’au surplus pour prévenir l’inconstance ou la faiblesse de l’empereur, il fallait, en faisant un traité avec lui, en faire un pareil avec les princes de l’empire.

Cette dernière raison fit prévaloir l’avis de ceux qui opinaient pour l’alliance. En conséquence, on envoya à Jean Tiercelin seigneur de Brosse, chambellan du roi, et à Jean Paris conseiller au parlement, qui étaient en qualité d’ambassadeurs auprès de Frédéric, de nouveaux pouvoirs pour faire une ligue avec l’empereur, les princes et électeurs de l’empire. On conclut un traité par lequel on convint que le roi mettrait vingt mille hommes en campagne ; l’empereur et les princes de l’empire trente mille : et que cette armée entrerait au plutôt dans les états du duc de Bourgogne.

Pendant que le roi négociait avec les princes de l’empire, il chargea le connétable de Saint Pol de proposer au duc de Bourgogne une prolongation de la trêve.

Le duc répondit qu’il ne concevait pas comment on proposait une trêve dans le temps même que le roi et les princes de l’empire devaient tenir une journée  à Metz, pour convenir de la manière dont ils commenceraient la guerre dans les états de Bourgogne.

Le roi, ajoutait le duc, m’a souvent pris au dépourvu, sans en avoir tiré aucun avantage ; je ne dois pas le redouter aujourd’hui que les rois d’Angleterre et d’Aragon, et le duc de Bretagne unissent leurs forces avec les miennes. Le jeune roi de Castille, le duc de Milan, la maison de Savoie, les rois de Naples et de Hongrie, les vénitiens, le prince palatin offrent encore de se liguer avec moi.

Le duc renouvelait tous les reproches injurieux qu’il avait déjà faits au roi, d’avoir violé les trêves.

La haine personnelle qui était entre Louis XI et le duc Charles, leur faisait souvent faire et mériter les mêmes reproches. Le duc finissait par déclarer que le désir qu’il avait de porter ses armes contre les infidèles, était le seul motif qui pût l’engager à faire une trêve avec le roi ; mais qu’il fallait qu’il commençât par rendre Amiens et Saint Quentin, et que les rois d’Angleterre et d’Aragon avec le duc de Bretagne fussent compris dans le traité. Le duc n’avait pas autant de bonne foi et de fidélité pour ses alliés, qu’il voulait le faire croire. Il écrivit une lettre particulière au connétable, par laquelle il lui marquait qu’il signerait la trêve sans y comprendre ses alliés, pourvu qu’on lui rendît les villes d’Amiens et de Saint Quentin.

Le roi redoutant trop peu les menaces du duc de Bourgogne, pour accepter ces conditions, se prépara à la guerre, partit de Paris, et ouvrit la campagne par la prise de Tronquoy, Montdidier, Roye, Bray-Sur-Somme et Corbie. Cette dernière place fit plus de résistance que les autres ; Contay qui y commandait fit une capitulation honorable. Les troupes du roi entrèrent dans l’Artois, et brûlèrent d’Inville, La Barq, Darqui, Duisans, Mareuil, Pontdugis. La garnison d’Arras sortit contre les français : ceux-ci feignirent d’abord de lâcher pied pour engager l’action, puis faisant tout-à-coup face à l’ennemi, le chargèrent avec tant de furie, qu’ils poussèrent les bourguignons jusqu’aux portes d’Arras : il s’en sauva très-peu ; presque tous les chefs, tels que Jacques de Saint Pol, Carency, Courtray et d’Enquesme demeurèrent prisonniers.

Pendant que les français ravageaient les états du duc de Bourgogne, René duc de Lorraine envoya un héraut devant Nuys lui déclarer la guerre, et se saisit en même temps de Pierre-Fort dans le Luxembourg.

Quoique le duc de Bourgogne fût irrité au dernier point du défi du duc de Lorraine, il dissimula son dépit par la réception qu’il fit au héraut. Il lui fit donner un de ses habits, et une somme d’argent, pour le récompenser, disait-il, de la bonne nouvelle qu’il lui apportait.

Le duc de Bourgogne ne pouvait pas contraindre longtemps sa fureur ; les nouvelles qu’il recevait des succès des français l’augmentaient encore. Il écrivit à Dufay gouverneur de Luxembourg de reprendre Pierre-Fort, et de faire écarteler tous ceux qui s’étaient trouvés dans la place lorsqu’elle s’était rendue. Plus le siège de Nuys lui avait déjà coûté d’hommes et d’argent, moins il pouvait se résoudre à l’abandonner ; il voulut faire un dernier effort en attaquant le camp des allemands. Il eut d’abord quelque avantage dans la surprise : mais il fut bientôt repoussé ; la perte fut considérable, et le succès égal de part et d’autre ; ce qui affaiblissait toujours les bourguignons.

Le duc se vit enfin obligé de céder à la nécessité, et de faire une trêve de neuf mois. On convint que l’armée de l’empereur se retirerait sur les terres de l’empire, et celle du duc dans ses états ; que la ville de Nuys demeurerait entre les mains de l’évêque de Forli légat du pape, et que la connaissance du démêlé qui était entre l’archevêque et le chapitre de Cologne, serait réservée au pape. Le ressentiment que le duc de Bourgogne éprouvait de n’avoir pas réussi dans le siège, cédait au désir de se venger du duc de Lorraine, qui avec le secours des français faisait de nouveaux progrès dans le Luxembourg. Le duc de Bourgogne envoya devant lui dans cette province Campobasse avec deux cents lances. Le reste de son armée prit la route de Thionville, et lui se rendit à Mastrich. Il ne pouvait cacher le dépit qu’il avait de se voir attaqué par un prince aussi jeune et aussi peu puissant que le duc de Lorraine, et songeait plutôt à s’en venger qu’à remplir les engagements qu’il avait pris avec Édouard roi d’Angleterre.

Les anglais avaient fait un armement prodigieux, et n’attendaient plus pour faire une descente en France que de voir le duc de Bourgogne se mettre en état de les joindre.

Louis XI plus attentif à prévenir ses ennemis que le duc Charles ne l’était à seconder ses alliés, fit marcher des troupes en Normandie, et vint à Rouen. Ce fut là qu’il traita de la principauté d’Orange avec Guillaume de Châlons. Le prince d’Orange avait été pris en allant trouver le duc de Bourgogne. Grolée dont il était prisonnier le vendit au roi quarante mille écus. Le prince d’Orange étant hors d’état de payer cette somme, céda et transporta au roi pour sa rançon le droit de fief, hommage-lige, serment de fidélité, et toute souveraineté, avec appel en dernier ressort au parlement de Dauphiné sur la principauté d’Orange, villes, places et vassaux. Le roi reçut son hommage et lui permit de se dire prince d’Orange par la grâce de Dieu, de battre monnaie, de donner rémission, hors pour crime d’hérésie et de lèse-majesté. Il conserva à ceux du pays leurs lois et privilèges, avec exemption de tous les impôts mis ou à mettre en Dauphiné. Ainsi le roi en acquérant la souveraineté, en laissait au prince d’Orange les principaux droits. Le roi pour se mettre en état de repousser ses ennemis, cherchait à s’assurer de ceux de ses sujets qui lui étaient suspects. Il ne pouvait plus douter de la perfidie du connétable par les particularités qu’il apprit de Jacques de Saint Pol son frère. Celui-ci s’était présenté trois fois pour prendre possession de Saint Quentin de la part du duc de Bourgogne. L’inconstance perpétuelle du connétable l’avait porté à traiter avec le duc pour lui livrer la place, et l’avait empêché d’exécuter son dessein, lorsqu’il en avait été question. Nous avons vu que Jacques de Saint Pol fut pris au combat d’Arras. Le roi lui fit plusieurs questions au sujet du connétable. Jacques de Saint Pol ne chercha point à excuser l’esprit inquiet de son frère. Le roi voulut savoir comment il en aurait usé s’il eût été reçu dans la place. Je l’aurais gardée, répondit-il, pour le duc mon maître. La sincérité de Saint Pol plut au roi, il le mit en liberté, et après la mort du duc, il le prit à son service.

On apprit encore que le connétable sollicitait le duc de Bourbon de se déclarer pour le duc de Bourgogne. Le roi en fut dans une inquiétude d’autant plus vive, que le duc de Bourbon commandait une armée en Bourgogne : mais les soupçons furent bientôt dissipés ; le duc de Bourbon prouva par sa conduite, qu’il était bien éloigné d’écouter les propositions du connétable. Il prit Château-Chinon, tailla en pièces l’armée du comte de Roussi maréchal de Bourgogne, et le fit prisonnier avec les sires de Longy, de Lille, de Montmartin, de Digoigne, de Ragny, de Chaligny, et plusieurs autres officiers de marque. La perte fut si considérable, que ceux qui se retirèrent à Dijon envoyèrent prier le sire de Neuchâtel de venir ramasser les débris de l’armée, et d’en prendre le commandement. Le duc de Bourbon devenu maître de la campagne, brûla Mailly-La-Ville, et prit Bar-Sur-Seine.

Ces nouvelles tranquillisèrent le roi. Il vint en même temps un héraut de la part du roi d’Angleterre, qui étant prêt de s’embarquer, envoya sommer Louis XI de lui rendre le royaume de France. Le roi reçut ce défi avec plus de sang froid que de mépris marqué. Il prit le héraut en particulier, et lui dit, qu’il savait que le roi d’Angleterre entreprenait cette guerre malgré lui, à la sollicitation du duc de Bourgogne, et forcé par les communes d’Angleterre ; que le duc avait ruiné son armée devant Nuys, et qu’il était hors d’état de secourir ses alliés ; que le connétable sur qui le roi d’Angleterre comptait, ne cherchait qu’à semer la discorde entre les princes, et n’en servirait jamais aucun avec fidélité ; qu’ainsi le roi d’Angleterre ferait mieux d’entretenir la paix avec la France, que de se livrer à des alliés qui ne pouvaient que le tromper, sans lui être utiles.

Le roi pour achever de persuader le héraut, lui fit donner trois cents écus d’or, avec promesse d’une somme plus considérable si la paix se faisait. Le héraut gagné par l’argent, fut aisément persuadé par le discours du roi ; il lui promit de travailler à la paix, lui conseilla d’attendre que le roi d’Angleterre eût passé la mer, et l’avertit de s’adresser à Howard et à Stanley qui avaient plus de crédit que personne sur l’esprit d’Édouard. Le roi rentra dans la salle où ses courtisans l’attendaient avec impatience, et cherchaient à lire sur son visage l’impression que le défi du roi d’Angleterre avait faite dans son esprit. Louis parut avec un air satisfait, parla librement de la lettre d’Édouard, et la donna même à lire à quelques-uns : il ordonna ensuite à Commines d’entretenir le héraut jusqu’à son départ, de ne le laisser parler à personne, et de lui donner une pièce de velours cramoisi de trente aunes.

Édouard n’eut pas plutôt vu son héraut de retour qu’il donna l’ordre pour l’embarquement. Il chargea Andeley et Gaillard de Durfort de conduire le secours destiné au duc de Bretagne, qui devait se déclarer dès que les anglais auraient ouvert la campagne. Édouard nomma le prince de Galles son fils, âgé d’environ dix ans, pour lieutenant général pendant son absence, sans doute pour se dispenser d’en nommer un autre, et laisser pour conseil à son fils ceux que l’ambition rendait dangereux, et qu’une jalousie réciproque retiendrait dans le devoir. Édouard étant débarqué à Calais, s’attendait à trouver le duc de Bourgogne à la tête d’une armée et prêt à agir de concert avec lui contre Louis XI. Les anglais furent dans la dernière surprise lorsqu’ils virent le duc arriver seul, ne montrant d’empressement que pour les quitter, et aller faire la guerre au duc de Lorraine.

Édouard ne put s’empêcher de rappeler au duc de Bourgogne que les anglais ne s’étaient engagés à passer en France que sur la parole qu’on leur avait donnée, qu’ils trouveraient la guerre commencée, et qu’on réparerait par la vigueur avec laquelle on agirait, ce qu’on avait déjà perdu sur la saison. Le duc pour s’excuser et amuser les anglais, voulut leur faire croire que les choses étaient fort avancées par l’intelligence qu’il entretenait avec le connétable, qui allait leur livrer Saint Quentin.

Édouard dans cette confiance fit marcher un détachement pour entrer dans la place : mais le connétable fit tirer sur les anglais. Le duc de Bourgogne trompé lui-même par le connétable, assura Édouard qu’on n’en usait ainsi que par politique, afin que si dans la suite de la guerre le roi de France avait l’avantage, le connétable pût dire qu’il ne s’était rendu qu’à la force. Le roi d’Angleterre s’avança donc lui-même devant Saint Quentin. Le connétable continua toujours à faire tirer sur les anglais. Édouard ni le duc de Bourgogne ne savaient quel jugement porter de la conduite de Saint Pol, qui leur écrivait en même temps que tout ce qu’il faisait n’était que pour les mieux servir. Les anglais commencèrent cependant à entrer en défiance, lorsqu’ils virent que Saint Quentin ne se rendait point, et que le duc partait pour se rendre en Barrois.

Louis XI était dans les plus cruelles inquiétudes. Jamais les anglais n’avaient fait passer en France une si belle armée ; presque tout ce qu’il y avait de distingué dans cette nation s’y trouvait ; le duc de Bretagne et la duchesse de Savoie étaient entrés dans la ligue. Si le duc de Bourgogne eût tenu ses engagements et ne se fût pas laissé aveugler par le désir de se venger du duc de Lorraine, la France aurait été dans le plus grand péril. Le roi ne se dissimulait point sa situation ; sa défiance naturelle ne pouvait que la lui exagérer. Il était donc dans une agitation violente, lorsqu’on lui amena un domestique de Jacques De Grassay, que les anglais avaient fait prisonnier et qu’ils renvoyaient suivant l’usage de ces temps-là, où il paraît qu’on rendait la liberté au premier prisonnier qu’on faisait.

Cet homme vint aussitôt à Compiègne et demanda à parler au roi. On le prit d’abord pour un espion, et l’on chargea quelques personnes de l’interroger. Il répondit avec tant d’assurance, que le roi consentit à l’entendre. Il raconta qu’ayant été pris il avait été présenté au roi d’Angleterre ; qu’on l’avait ensuite relâché, et qu’à son départ les Lords Howard et Stanley l’avaient chargé de les recommander aux bonnes grâces de sa majesté. Le roi se souvint alors que le héraut d’Édouard lui avait conseillé de s’adresser à Howard et à Stanley. Il fit appeler Commines et lui dit, qu’il était résolu d’envoyer un héraut au camp d’Édouard : mais que n’en ayant point auprès de lui, il fallait travestir un homme avec une cotte d’armes ; il lui indiqua un valet en qui il avait reconnu de l’intelligence. Commines fit venir cet homme, lui donna ses instructions, lui fit faire une cotte d’armes, avec des banderoles de trompettes, et l’envoya au camp des anglais, où les Lords Howard et Stanley le conduisirent devant Édouard. Il dit à ce prince, que le roi n’avait d’autre désir que de vivre en paix avec lui ; qu’il n’avait jamais fait la guerre à l’Angleterre ; que s’il avait reçu le comte de Warwick dans ses états, ce n’avait été que pour l’opposer au duc de Bourgogne ; que le duc en allumant la guerre, ne cherchait qu’à satisfaire sa haine et son ambition ; que cette guerre ne pouvait pas être avantageuse aux anglais ; que la saison était avancée ; que les anglais seraient bientôt obligés de repasser la mer, sans quoi ils exposeraient leur patrie à une guerre civile ; qu’il était du bien des deux rois de vivre en paix, et que leurs plénipotentiaires pouvaient en régler les articles, entre les deux armées.

Édouard déjà mécontent du duc de Bourgogne, écouta favorablement les propositions du roi, qui furent appuyées par Howard et Stanley. Il assembla son conseil, exposa la commission du héraut, et représenta que l’armée commençait à manquer de tout ; qu’on ne devait attendre aucun secours des alliés, et qu’il était d’avis de traiter avec le roi de France plutôt que de s’exposer au hasard d’une guerre onéreuse et peu utile.

Le conseil d’Édouard approuva son dessein ; les plénipotentiaires furent nommés sur le champ de part et d’autre, et s’assemblèrent dans un village près d’Amiens. Le roi fit partir en même temps le chancelier Doriole pour aller chercher à Paris l’argent dont il prévoyait qu’il aurait besoin pour appuyer les raisons de ses ministres. On convint bientôt des articles.

Commines prétend que les anglais demandèrent d’abord la restitution entière du royaume, et se bornèrent ensuite à la Guyenne et à la Normandie : on ne trouve rien de cela ni dans les propositions qu’Édouard fit à son conseil, ni dans les pouvoirs qu’il donna à ses ministres. L’acte qui se trouve dans le recueil de Rymer, et le pouvoir donné par Édouard au cardinal archevêque de Cantorbéry son oncle ; et au duc de Clarence son frère, pour signer le traité, portent que le roi Édouard se contente de la somme de soixante mille écus ; que dès que cette somme lui aura été payée, il passera en Angleterre avec son armée, et que le Lord Howard et Jean Cheyney grand écuyer d’Angleterre, demeureront en otage jusqu’à ce que la plus grande partie de l’armée soit arrivée en Angleterre. La trêve doit durer neuf ans : Édouard nomme pour conservateurs ses frères les ducs de Clarence et de Gloucester, le chancelier, le garde du sceau privé, le gouverneur des cinq ports, et celui de Calais. Les conservateurs de la part du roi, sont le sire de Beaujeu et le bâtard De Bourbon amiral de France. Le roi comprend dans la trêve l’empereur et les électeurs, les rois de Castille et de Léon, d’Écosse, de Danemark, de Jérusalem, de Sicile, de Hongrie ; les ducs de Milan, de Savoie, de Lorraine ; l’évêque de Metz, la seigneurie et communauté de Florence, celle de Berne et leurs alliés ; la ligue de la haute Allemagne, et le pays de Liége. de la part du roi d’Angleterre, on comprend l’empereur, sans faire mention des électeurs ; les rois ci-dessus nommés, et de plus les ducs de Bourgogne et de Bretagne, et la hanse teutonique : on ne parle ni des autres princes, ni des autres états.

On convint le même jour par un autre traité, que les deux rois s’assisteraient mutuellement contre leurs sujets rebelles, se donneraient retraite si l’un d’eux venait à être chassé ; que dans un an au plus tard, il se tiendrait une conférence où se ferait l’évaluation des monnaies, afin de faciliter le commerce entre les deux royaumes ; que le dauphin épouserait la princesse Élisabeth ; ou Marie sa cadette, si Élisabeth mourait avant le mariage ; que les noces se feraient aux dépens du roi ; qu’il donnerait soixante mille écus par an pour l’entretien de cette princesse, tant qu’elle serait en Angleterre, et la ferait conduire en France à ses frais.

Par un autre acte le roi s’oblige de donner pendant sa vie et celle du roi Édouard, cinquante mille écus par an, avec la caution de la banque de Médicis. Enfin par un quatrième acte on convint de la délivrance de la reine Marguerite fille du roi de Sicile, prisonnière depuis la mort du roi Henri VI son mari.

Le jour que les deux rois signèrent ces traités, ils se virent à Picquigny, où l’on fit un pont fort large sur la rivière de Somme. On construisit une loge qui tenait toute la largeur du pont, et qui était partagée par une cloison, avec un treillis dont les ouvertures ne permettaient que de passer la main. Ce fut le roi qui défendit de faire une barrière fermante et ouvrante, afin de prévenir un malheur pareil à celui qui était arrivé à Montereau, où Jean sans-peur duc de Bourgogne avait été tué.

Le roi partit d’Amiens avec huit cents hommes d’armes, et arriva le premier au lieu de l’entrevue. On alla aussitôt en avertir le roi d’Angleterre qui vint avec une partie de son armée. En approchant de la barrière, il mit un genou presque en terre, et se découvrit ; le roi lui rendit le salut. Ces deux princes se prirent la main. Édouard fit encore une révérence plus profonde que la première, et le roi prenant la parole, lui dit :

monsieur mon cousin, vous soyez le très-bien venu, il n’y a homme au monde que je désirasse tant à voir que vous ; et loué soit Dieu de quoi nous sommes ici assemblés à si bonne intention.

Le roi d’Angleterre répondit en français à ce compliment. Alors l’évêque d’Ely son chancelier exposa les lettres et les traités qui venaient d’être écrits, demanda au roi, s’il ne reconnaissait pas les lettres qu’il avait écrites au roi d’Angleterre, et s’il n’approuvait pas les traités qui venaient d’être faits. Le roi répondit qu’il approuvait tout. On apporta un missel ; les deux rois mirent chacun une main dessus, l’autre sur une croix, et jurèrent de garder la trêve.

Après le serment, le roi invita Édouard à venir à Paris, il lui dit qu’il y verrait de jolies femmes ; et que s’il se passait quelque chose qui ne fût pas tout à fait permis, le cardinal de Bourbon lui donnerait volontiers l’absolution. Après quelques propos de cette nature, les princes firent retirer ceux qui étaient auprès d’eux. Commines fut le seul que le roi fit rester, parce qu’il était connu du roi d’Angleterre. Louis XI demanda à Édouard ce qu’il devait faire si le duc de Bourgogne refusait la trêve : Édouard répondit qu’il la lui ferait encore proposer, et que s’il persistait à la refuser, le roi en userait comme il jugerait à propos. Le roi parla ensuite du duc de Bretagne ; Édouard lui dit que n’ayant jamais trouvé dans l’adversité de meilleur ami que ce prince, il ne l’abandonnerait pas. Le roi changea aussitôt de discours, et rappelant ceux qui s’étaient éloignés, dit à chacun quelque chose d’obligeant ; les deux rois se séparèrent : Louis retourna à Amiens, et Édouard à son armée.

Le roi en s’en retournant, dit à Commines qu’il se repentait d’avoir trop pressé le roi d’Angleterre de venir à Paris.

C’est un très beau roi, ajouta-t-il, il aime fort les femmes ; il pourrait trouver quelque affétée à Paris, qui lui pourrait bien dire tant de belles paroles, qu’elle lui ferait envie de revenir. Je souhaite d’avoir ce roi pour frère et ami, mais je l’aime mieux en Angleterre qu’en France ; il est bon que la mer soit entre nous.

Dès le soir même le roi envoya trois cents chariots de vin au roi d’Angleterre ; la plupart des anglais vinrent à Amiens, le roi en fit souper quelques-uns avec lui. Howard croyant faire sa cour, lui dit à l’oreille, que s’il voulait il engagerait bien le roi son maître à venir à Paris. Le roi ne fit pas semblant d’entendre. Après soupé Howard reprit le même propos ; le roi ne pouvant pas se dispenser de répondre, dit qu’il serait ravi de revoir le roi d’Angleterre, s’il n’était pas obligé d’aller dans le Luxembourg contre le duc de Bourgogne.

L’accueil que l’on fit aux premiers anglais qui vinrent à Amiens en attira une quantité prodigieuse. Le roi affecta en cette occasion de se conduire tout différemment du duc de Bourgogne, qui n’avait pas permis qu’il entrât beaucoup d’anglais dans Péronne, quoiqu’ils fussent ses anciens alliés. Le roi pour exciter par sa confiance celle de ses ennemis nouvellement réconciliés, fit ouvrir les portes d’Amiens à tous les anglais armés ou non armés. Il y avait aux portes de la ville des tables toujours servies ; La Trémouille, Bricquebec et plusieurs autres personnes de marque en faisaient les honneurs à tous ceux qui se présentaient. On était reçu et défrayé aux dépens du roi dans toutes les auberges. Pendant quatre jours ce fut un concours perpétuel d’anglais ; il s’en trouva neuf mille à la fois, de sorte qu’il était à craindre qu’ils ne se rendissent maîtres de la ville. On en donna avis au roi, qui d’abord blâma cette défiance : mais sur les avis réitérés, et pour prévenir le désordre, il fit armer secrètement deux ou trois cents hommes d’armes, vint lui-même dîner à la porte de la ville, et fit manger à sa table quelques seigneurs anglais.

Édouard étant averti de ce qui se passait, fit prier le roi de ne pas permettre qu’il entrât dans la ville un si grand nombre d’anglais. Le roi répondit qu’il ne les en empêcherait pas ; mais que le roi d’Angleterre pouvait envoyer ses archers pour garder les portes, et faire entrer ou sortir ceux qu’il jugerait à propos ; ce qui fut exécuté.

Louis pour achever de gagner ceux qui étaient en crédit auprès d’Édouard, leur fit distribuer beaucoup d’argent, et donna pour seize mille écus de pensions : Hastings grand-chambellan en eut une de deux mille écus, dont il refusa toujours de donner quittance, disant qu’il ne convenait pas que son nom fût jamais écrit à la chambre des comptes. Il aurait encore été plus convenable de ne pas recevoir la pension : il semble qu’il n’y ait pour les hommes d’actions honteuses, que celles dont on peut les convaincre.

Tout le monde ne fut pas content de la paix. Le duc de Gloucester frère d’Édouard la blâma hautement, et ne voulut pas se trouver à l’entrevue : mais étant venu depuis saluer le roi, les présents qu’il reçut lui firent changer de langage, et peut-être de sentiment.

Brétailles, gentilhomme gascon qui était au service d’Édouard, parla plus librement que personne. Le peuple de l’armée satisfait de la magnificence du roi, alléguait des prophéties qui avaient annoncé la paix ; et comme la disposition à croire les prodiges, en fait voir aisément, on en débitait beaucoup. Brétailles en plaisantait ouvertement, et dit à Commines que le roi d’Angleterre perdait en s’en retournant plus de gloire qu’il n’en avait acquis dans plusieurs batailles. Combien en a-t-il gagné ? dit Commines : neuf,  répondit Brétailles. Commines reprit, combien en a-t-il perdu ? Une seule, répliqua Brétailles, qui est celle qu’il manque de gagner en France.

Le roi étant instruit de ce discours, envoya chercher Brétailles, le fit dîner avec lui, promit d’avoir soin de sa famille, qui était établie en Guyenne, et lui donna mille écus. Brétailles trouva alors que tout avait été fait pour le mieux. Louis XI ne pouvait cacher la joie qu’il avait de se voir délivré des anglais ; il plaisantait un jour sur la facilité avec laquelle il les renvoyait : en tournant la tête, il aperçut un marchand gascon établi en Angleterre qui pouvait l’avoir entendu ; il alla à lui, et lui demanda ce qu’il voulait ; le marchand le pria de lui accorder un passeport pour conduire en Angleterre une certaine quantité de vin dont il faisait commerce. Le roi lui accorda sa demande ; mais pour l’empêcher de retourner en Angleterre, il lui donna un emploi en France et mille livres pour faire venir sa femme :

ainsi, dit Commines, se condamna le roi en cette amende, connaissant qu’il avait trop parlé.

Quelque avantageux que fût à la France le traité qui venait d’être conclu, Édouard n’en était pas mécontent ; il avait tiré de son armement tout le fruit qu’il pouvait prétendre, c’est-à-dire beaucoup d’argent des anglais, qui n’accordaient alors de subsides extraordinaires que pour porter la guerre en France. En toute autre occasion les rois ne pouvaient rien tirer que de leur domaine. On ne connaissait point encore en Angleterre la liste civile. Édouard avait pris la précaution d’amener avec lui plusieurs membres des communes, de ceux qui vivaient dans la plus grande opulence, les moins faits à la fatigue, et qu’il prévoyait devoir bientôt s’ennuyer dans un camp, afin qu’ils fussent intéressés à dire à leur retour, que l’avantage de la nation avait été de faire la paix. Ceux qui auraient pu tenir un discours contraire, étaient tous gagnés. Le connétable de Saint Pol avait fait tous ses efforts pour traverser la paix. Pendant que Louis XI traitait avec Édouard, il envoya Louis De Créville pour négocier avec le roi. Louis qui avait alors Contay auprès de lui, voulut qu’il fût témoin de l’audience qu’il allait donner à Créville, et le fit cacher derrière un paravent. Créville croyant ne parler au roi que devant Du Bouchage, s’exprima d’une façon fort injurieuse pour le duc de Bourgogne. Il dit qu’il était dans la dernière fureur contre Édouard, et s’emportait jusqu’à donner des marques de folie. Le roi feignait d’entendre difficilement, et priait Créville de répéter. Celui-ci croyant lui faire plaisir, renchérissait sur les ridicules qu’il donnait au duc.

Il voulut ensuite parler d’affaires : mais le roi qui n’avait d’autre dessein que de faire entendre à Contay en quels termes le connétable et ses gens parlaient du duc Charles, congédia Créville, et lui dit qu’il ferait savoir de ses nouvelles à son frère le connétable. Contay n’eut rien de plus pressé que de faire dire au duc son maître ce qui venait de se passer, et ne contribua pas peu à l’indisposer contre Saint Pol. Louis ayant fait son traité avec Édouard, signa avec le roi d’Aragon une prolongation de trêve jusqu’au 1 juillet 1476. Quatre jours après il fit un traité, par lequel il s’engageait d’assister le roi Alphonse de Portugal comme roi de Castille et de Léon, contre le roi d’Aragon, aussitôt que les portugais auraient chassé de la Castille Ferdinand roi de Sicile. La prolongation de la trêve, et ce traité ne paraissent ni conséquents, ni conformes à la bonne foi.

Cependant Édouard partit bientôt, accompagné de l’évêque d’Évreux, laissant Howard et Cheyney en otage pour huit jours. Lorsque ceux-ci prirent congé du roi, ils lui remirent les scellés que le connétable avait donnés à Édouard avec une lettre où il traitait ce prince de lâche, qui s’était laissé tromper par le roi de France.

Aussitôt que la trêve eut été conclue avec les anglais, le duc de Bourgogne jugea qu’il n’avait rien de mieux à faire que de s’accommoder avec le roi. Ces princes firent une trêve de neuf ans, qui fut signée à Soleure, petite ville près de Luxembourg, par le duc de Bourgogne et par les plénipotentiaires du roi. On convint que si pendant la trêve quelque ville voulait se tirer de l’obéissance de son souverain, et se donner, on ne la recevrait pas ; que la liberté et la sûreté du labourage et du commerce seraient particulièrement maintenues ; que le duc rendrait au roi les places de Beaulieu et de Vervins, lorsque le roi lui délivrerait Saint Quentin ; que les terres et seigneuries dépendantes du comté de Marle, demeureraient au roi. Ce traité n’étant proprement qu’une suite de celui de Bouvines, le roi consentit de rendre toutes les villes qui avaient été prises depuis. Il comprit dans cette trêve les mêmes princes et états qu’il avait compris dans celle qu’il venait de faire avec les anglais, à l’exception de René duc de Lorraine ; et s’engagea d’assister le duc de Bourgogne contre l’empereur, la ville de Cologne et leurs adhérents. Le duc de Bourgogne donna le même jour son scellé, par lequel il déclarait Louis de Luxembourg connétable de France, traître et perturbateur de l’état, promettait de ne le recevoir jamais à grâce, et de faire tout son possible pour se saisir de sa personne, et en faire justice ; ou s’il ne le faisait exécuter huit jours après s’en être saisi, il s’obligeait de le remettre entre les mains du roi.

Quoique le duc de Bretagne fût compris dans tous les traités, le roi voulut en signer un particulier avec lui, et qu’il s’y obligeât par serment et sous peine des censures ecclésiastiques. Par ce traité le roi oubliant le passé, promet d’assister le duc, qui de son côté aidera et servira le roi envers et contre tous, sans nul excepter, et renonce dès à présent à toute amitié et alliance qu’il peut avoir contractée contre le roi, sans être néanmoins obligé de sortir de son duché. Le roi de son côté gardera et maintiendra le duc en tous ses droits et prééminences, ainsi que faisait le feu roi Charles VII. Il emploiera toutes ses forces pour la défense du duc. Les sujets et serviteurs de part et d’autre seront rétablis en tous leurs biens et honneurs, sans qu’on puisse les rechercher pour tout ce qui s’est passé jusqu’à ce jour.

Le roi fera remettre au duc toutes les terres et seigneuries qui auraient été saisies, et révoque tous les dons et aliénations qu’on aurait pu en faire.

Le roi et le duc s’avertiront réciproquement de tout ce qui se pratiquera contre eux, et des rapports qui leur seraient faits, et qui pourraient troubler la paix. Ils promettent respectivement en parole de prince, et sur leur honneur, de farder ledit traité, et en donneront leurs lettres, ainsi que des serments qu’ils feront sur la croix de Saint Lô, les reliques de saint Hervé et de saint Gildas.

On voit que dans ce temps-là l’appareil des serments était plus respecté que la foi des princes ; quoique ni l’un ni l’autre ne fût inviolable pour eux.

Le roi, après avoir fait et reçu le serment, exigea du duc qu’il renonçât à toute autre alliance que la sienne, et particulièrement à celle du roi d’Angleterre ; ce que le duc faible ami et timide ennemi, n’osa lui refuser.

Le roi ayant conclu ce traité, porta toute son attention sur le connétable. Ce prince et le duc de Bourgogne venaient de faire par le traité de Soleure, ce qu’avaient fait autrefois Auguste, Antoine et Lépide, qui se sacrifièrent indifféremment leurs amis et leurs ennemis. Louis XI ne fit aucune mention de René duc de Lorraine, qu’il avait soulevé contre le duc de Bourgogne ; et celui-ci abandonna le connétable, dont il avait à la vérité sujet de se plaindre, mais qu’il aurait cependant voulu sauver.

Le connétable sachant que le roi avait juré sa perte, et qu’il s’approchait de Saint Quentin à la tête de vingt mille hommes, prit le parti de recourir au duc de Bourgogne, et se sauva à Mons, dont Aimeries le seul ami qui lui restât, était gouverneur. Le roi entra aussitôt dans Saint Quentin, en changea les officiers, chassa tous ceux qui étaient attachés au connétable, et ne laissa dans la place personne de suspect. Il envoya d’abord Gaucourt, Blosset et Cerizay, sommer le duc de Bourgogne de lui livrer le connétable. Le duc n’en avait nullement le dessein : mais le roi, pour donner plus de poids aux remontrances de ses ambassadeurs, envoya ordre en même-temps à La Trémouille, qui était en Champagne de s’avancer vers la Lorraine avec cinq cents lances.

Le duc de Bourgogne usa de tous les moyens possibles pour éluder l’exécution de sa parole : mais voyant que la conquête de la Lorraine ne serait pas aisée, si la France s’y opposait, il envoya ordre à Aimeries de remettre le connétable entre les mains de Hugonet et d’Imbercourt. Dans le cas même où l’amitié balance le devoir, elle tient rarement contre l’ambition ou la crainte. Aimeries abandonna son ami, et le livra à ses deux plus cruels ennemis.

Le duc Charles craignait que le roi étant maître de la personne du connétable, ne prît quelque prétexte pour secourir les lorrains, il exigea du roi qu’il déclarât, en interprétation des articles de la trêve, que ceux de Nancy ayant donné retraite à ceux de Ferette, et commis plusieurs hostilités en Bourgogne, ils ne devaient pas être compris dans la trêve. Le roi sacrifiant ses alliés au désir de se venger, donna des lettres patentes par lesquelles il approuvait les plaintes du duc contre les lorrains, et les abandonnait à son ressentiment. Par d’autres lettres du même jour, le roi lui laissa le choix de la confiscation des biens du connétable, ou de la possession libre des places qu’il avait prises et qu’il prendrait en Lorraine.

Le duc de Bourgogne demanda un nouveau délai, dans l’espérance de se rendre maître de Nancy avant l’expiration du terme, et de sauver le connétable : mais le siège durant plus qu’il ne l’avait prévu, Hugonet et Imbercourt plus fidèles encore à leur ressentiment qu’aux ordres qu’ils avaient, conduisirent le connétable à Péronne et le livrèrent à jour nommé à l’amiral et à Blosset Sieur De Saint Pierre, capitaine de la garde du dauphin. à peine le prisonnier était-il livré, que le duc envoya un contre-ordre ; mais il n’était plus temps. Le connétable fut amené à la bastille. Le chancelier, le premier président Boulanger, Gaucourt gouverneur de Paris et plusieurs présidents, maîtres des requêtes et conseillers l’y attendaient. L’amiral portant la parole :

je vous remets, dit-il, Louis de Luxembourg comte de Saint Pol, connétable de France, pour par la cour être procédé à son procès touchant les charges et accusations qu’on dit être contre lui, et en faire tout ainsi que, selon Dieu, raison, justice et vos consciences, vous aviserez être à faire.

Le chancelier alla aux opinions, et répondit :

puisque le plaisir du roi est de remettre le comte de Saint Pol son connétable entre les mains de la cour, qui est la justice souveraine et capitale du royaume, elle verra les charges qui sont contre lui, et lui interrogé en ordonnera ainsi qu’elle verra être à faire par raison.

Chacun se retira ensuite, et le connétable demeura à la garde de Blosset. Le crime du connétable était avéré. Les officiers du feu duc de Guyenne, qui avaient passé au service du roi, lui avaient révélé tout ce qu’ils savaient des intrigues du connétable avec leur maître ; le roi d’Angleterre avait remis les lettres qu’il en avait reçues ; le duc de Bourgogne dans les premiers mouvements de sa colère, avait fourni de violentes charges contre lui, et le duc de Bourbon venait de remettre au roi le scellé que le connétable lui avait envoyé, en l’invitant à se joindre à lui.

Le lendemain de l’arrivée du prisonnier, le chancelier, le premier président, le gouverneur de Paris, assistés de neuf conseillers, de Denis Hesselin maître d’hôtel du roi, et d’Aubert Le Viste conseiller et rapporteur en chancellerie, se transportèrent à la bastille, conformément aux délibérations du parlement. Le chancelier demanda au connétable s’il aimait mieux écrire lui-même sa déposition, ou la dicter pour l’envoyer au roi, ou subir l’interrogatoire suivant les règles ordinaires. Le connétable demanda du temps pour y penser, et l’après-midi il déclara qu’il aimait mieux être interrogé selon la forme de procéder en justice. Aussitôt on procéda à l’interrogatoire. Le connétable déclara :

"qu’étant en dernier lieu à Mons, Hector De L’écluse lui avait dit que le duc de Bourgogne s’était ouvert à lui du dessein d’attenter à la vie du roi, sans expliquer de quelle manière ; que plusieurs personnes lui avaient dit qu’il pourrait arriver telle chose qui contribuerait à sa délivrance ; qu’ayant demandé au bailli de Hainaut ce que signifiaient ces discours, celui-ci avait répondu, que le duc de Bourgogne devait avoir une entrevue avec le roi à Étrées-Au-Pont, près de Guise, et qu’il pourrait s’y passer telle chose que le duc n’aurait jamais tant gagné. Le connétable ajouta qu’il avait compris qu’on voulait prendre ou tuer le roi.

Le chancelier et les commissaires lui demandèrent, si Hector De L’écluse ne lui avait dit aucune particularité sur le dessein de tuer ou de prendre le roi.

Il répondit que non : mais qu’ayant envoyé Jean le Comte, bailli de ses terres de Cambrésis vers le duc de Bourgogne, un secrétaire de ce prince avait dit à le Comte que le connétable pourrait faire le plus grand coup du monde en tuant ou prenant le roi à l’entrevue que l’on projetait ; que le Comte ayant dit qu’il proposerait cette affaire, le duc s’était approché de lui et lui avait demandé s’il avait bien entendu ce que le secrétaire lui avait dit. Le connétable ajouta que depuis étant allé à Valenciennes, le duc lui avait dit des choses si horribles contre le roi, qu’il l’avait prié de changer de discours ; sur quoi le duc s’était fort emporté. Il dit encore qu’on l’avait souvent pressé de travailler à une entrevue entre le roi et le duc, et qu’il avait répondu qu’il aimerait mieux mourir que de faire ce qu’on exigeait de lui.

Le connétable subit quatre interrogatoires à quelques jours de distance ; après quoi son procès fut rapporté au parlement, les chambres assemblées. Il fut conclu qu’on procéderait à son jugement ; et comme il se trouvait quelques articles obscurs dans sa confession, il fut dit que le même jour il serait encore interrogé par le chancelier et les commissaires ; que sa confession serait rédigée par écrit, et serait de même valeur que si elle eût été faite en présence de tout le parlement. Le chancelier et les commissaires allèrent donc interroger de nouveau le connétable, qui leur répondit qu’il avait confessé tout ce qu’il savait. Le lendemain toutes les chambres assemblées, on lut la dernière confession du connétable, et il fut conclu qu’on procéderait au jugement du procès.

Le mardi, 19 décembre, Blosset alla le prendre à la bastille, et l’amena au palais dans la chambre criminelle. Là le chancelier portant la parole lui dit :

monseigneur de Saint Pol, vous avez toujours passé pour le plus ferme seigneur du royaume, il ne faut pas que vous vous démentiez aujourd’hui que vous avez plus besoin de fermeté et de courage que jamais

puis il lui demanda le collier de l’ordre du roi et l’épée de connétable. Saint Pol rendit le collier après l’avoir baisé ; pour l’épée de connétable, il dit qu’on l’avait prise en l’arrêtant. Alors le président de Popincourt entra, et lui lut l’arrêt qui le déclarait atteint et convaincu de crime de lèse-majesté, et le condamnait à avoir la tête tranchée ce jour-là même devant l’hôtel de ville. Le connétable ayant entendu son arrêt, dit :

Dieu soit loué, voilà une bien dure sentence ; je prie Dieu et le requiers que je le puisse connaître aujourd’hui.

C’est moins l’audace que la tranquillité qui marque une âme ferme. Saint Pol ne fit pas voir la moindre altération ; il reconnut son crime, envisagea son malheur, et ne sentit que ses remords. On le remit entre les mains de quatre docteurs, le pénitencier, le curé de Saint André Des Arcs, un cordelier et un augustin.

Après s’être confessé, il demanda la communion, qui lui fut refusée. On dit la messe devant lui, on lui fit baiser les vases sacrés, et on lui donna du pain beni. Sur les deux heures après-midi, il fut conduit à l’hôtel de ville où il dicta son testament à Hesselin. Avant de monter sur l’échafaud, il dit au cordelier, qu’il avait sur lui soixante écus d’or, qu’il voulait faire distribuer aux pauvres ; le cordelier lui représenta que la meilleure aumône qu’il en pouvait faire, était de les donner pour l’entretien de son couvent : l’augustin demanda une partie de cet argent pour le même usage. Le connétable importuné d’une dispute aussi déplacée qu’indécente, partagea la somme entre les quatre docteurs, et leur dit d’en disposer comme ils jugeraient à propos. Il passa ensuite sur un grand échafaud joignant l’hôtel de ville, où étaient le chancelier et les autres officiers, et de là sur un petit échafaud tendu de noir. Il se jeta à genoux, le visage tourné vers Notre-Dame, et fut assez longtemps en prière ; puis s’étant levé, il salua le chancelier et le peuple qui était accouru en foule, demanda des prières, rangea lui-même avec le pied le carreau qu’on lui avait préparé, se mit à genoux, se fit bander les yeux, et eut la tête tranchée d’un seul coup. Le bourreau la plongea ensuite dans un sceau d’eau pour en ôter le sang, et la montra au peuple.

Ainsi périt Louis de Luxembourg connétable de France, sorti d’une maison impériale, beau-frère du roi, oncle d’Édouard IV puissant par ses biens, grand capitaine, plus ambitieux que politique, et digne de sa fin tragique par son ingratitude et sa perfidie. Son corps et sa tête furent mis dans un cercueil et portés le soir même aux cordeliers.

Après l’exécution, le chancelier manda les quatre docteurs pour savoir d’eux ce que le connétable avait déclaré depuis la lecture de son arrêt. Ils dirent qu’il leur avait donné soixante écus d’or pour faire des aumônes, une bague pour mettre au doigt de la vierge, et une pierre qu’il portait ordinairement au col comme un préservatif contre le venin, et qu’il avait demandé qu’on envoyât à son fils. Le chancelier en rendit compte au roi, qui permit de faire les aumônes et de disposer de la bague, suivant la volonté du connétable : mais il retint la pierre contre le venin.

On ne fit pas beaucoup de recherches des complices. Louis XI ne punissait guères ceux dont le repentir pouvait être plus utile à l’état que leur châtiment. Il s’attaquait aux chefs, et voulait de grands exemples. Il était convaincu que c’est le plus noble sang, quand il est criminel, qu’il faut répandre préférablement à un sang vil. Cependant on trouvait quelque chose d’indécent dans la cession qu’il avait faite au duc de Bourgogne des biens du connétable ; elle semblait le prix du sang d’un malheureux, qui ne devant être sacrifié qu’à la justice et à la tranquillité publique, parut l’être à la vengeance, à l’ambition et à l’avarice.

C’est ainsi que les princes en agissant avec passion, perdent le mérite des actions les plus justes.