HISTOIRE DE LOUIS XI

 

LIVRE SIXIÈME

 

 

Quoiqu’on eût pris par le traité de Péronne toutes les précautions imaginables pour terminer les différends qui étaient entre le roi et le duc de Bourgogne, et pour prévenir ceux qui pouvaient naître dans la suite, il n’était pas possible que la paix subsistât longtemps entre ces deux princes. Ils se haïssaient personnellement, et loin d’avoir l’un pour l’autre cette estime, qui sans faire cesser la haine, inspire la générosité, ils vivaient dans une défiance réciproque et injurieuse. Il suffit souvent d’éclaircir les intérêts les plus opposés pour les concilier ; mais la paix est incompatible avec la passion. Ces princes connaissaient si bien l’inutilité des traités qu’ils pouvaient faire, que si l’on excepte ceux de Conflans et de Péronne qui furent deux traités forcés, ils n’ont jamais voulu faire que des trêves qui ne décidaient rien, et ne servaient qu’à leur donner le temps de respirer, pour faire ensuite mieux éclater leur haine.

Plusieurs autres obstacles qui ne dépendaient pas d’eux s’opposaient encore à leur réunion. L’anglais ne perdait point l’espérance de rentrer un jour en France, et n’oubliait rien pour détacher les alliés de cette couronne. Le duc de Bretagne cherchait continuellement à susciter des ennemis au roi, afin de l’empêcher de tourner ses vues sur la Bretagne. Monsieur, malgré la parole qu’il avait donnée, se laissait quelquefois flatter de l’espérance d’épouser l’héritière de Bourgogne, et recherchait alors l’amitié du duc Charles ; il lui écrivit même un billet, qui portait : mettez peine de contenter vos sujets, et ne vous souciez : car vous trouverez des amis. Les desseins des princes étaient publics ; mais il y avait plusieurs intérêts particuliers, qui sans être aussi connus, n’en étaient pas moins dangereux. Le connétable craignait que la paix ne diminuât son crédit et ses pensions qui étaient très considérables. Il recevait trente mille livres chaque année, outre les gages de sa charge, et il avait quatre cents hommes d’armes qui étaient payés à la montre, sans avoir ni contrôleur ni inspecteur. Tous ceux qui avaient des compagnies d’ordonnance pensaient comme le connétable, et craignaient la réforme.

Ceux mêmes qui n’avaient ni charges ni pensions, désiraient que le roi fût toujours occupé au-dehors, afin qu’il ne fût pas en état d’exercer dans le gouvernement son inquiétude naturelle. Tous enfin faisaient servir le roi à leurs vues, quoiqu’ils ne l’entreprissent pas ouvertement. Les princes les plus absolus n’en sont que plus en butte à la séduction, et obéissent souvent, sans le savoir, à des impressions étrangères. On leur persuade quelquefois qu’ils ont résolu les desseins mêmes qu’on leur suggère.

Le connétable trompait à la fois le roi et le duc de Bourgogne, afin de les faire servir au dessein qu’il avait conçu depuis longtemps de se rendre indépendant de l’un et de l’autre. Il les entretenait dans une défiance réciproque. Tantôt il mandait au duc que le nombre des mécontents augmentait journellement en France, et que s’il voulait donner l’héritière de Bourgogne en mariage au duc de Guyenne, il serait en état de faire la loi dans le royaume : tantôt il persuadait au roi que la Flandre et le Brabant étaient sur le point de se soulever, et qu’il serait bientôt maître de Saint Quentin. On verra comment il surprit cette place, et qu’il ne la remit pas au roi comme il l’avait promis. Il s’attira enfin la haine des deux princes, et ses desseins contre l’état ne devinrent funestes qu’à lui. Louis qui ne se déclarait jamais contre ses ennemis, qu’après avoir fait tous ses efforts pour en faire ses alliés, envoya le collier de l’ordre de saint Michel au duc de Bretagne ; mais le duc le refusa. Il est vrai que craignant d’être soupçonné d’un mépris offensant pour le roi, il lui fit dire, qu’après avoir examiné les statuts de l’ordre, il y avait trouvé plusieurs articles qui ne lui permettaient pas de le recevoir ; par exemple, de ne pouvoir en porter un autre, ni par conséquent en instituer ; il ajouta qu’étant souverain, il ne pouvait s’engager comme un simple chevalier qui n’avait que sa personne.

Le roi fut très offensé du refus du duc, il convoqua le ban et l’arrière-ban des provinces de Normandie, de Poitou, d’Angoumois, de Rouergue, de Limousin, et fit tous les préparatifs comme pour entrer en Bretagne, quoiqu’il n’eût d’autre dessein que de faire voir ses forces aux ambassadeurs du duc qui étaient à Angers.

Le duc de Bretagne arma de son côté, le duc de Bourgogne en fit autant, et tout annonçait une guerre prochaine, lorsque ces préparatifs se terminèrent par un traité signé à Angers, qui ne fut qu’une ratification de celui d’Ancenis. Ce qu’il y eut encore de singulier, fut que les ducs de Bourgogne et de Bretagne renouvelèrent en même temps leur traité d’Estempes de 1465 qui était absolument contraire à celui qu’ils faisaient conclure à Angers.

Pendant toutes ces négociations le jeune vicomte de Rohan, qui fut depuis le maréchal de Gié, se retira auprès de Louis XI. Il y a grande apparence que du Châtel, qui avait été tuteur du vicomte, l’attira à la cour de France. Il alla au devant de lui jusqu’à Thouars avec plus de deux cents gentilshommes. Le roi même se trouva sur son passage, et lui fit beaucoup de caresses.

Quelque temps après il lui donna des terres et des pensions, lui fit espérer de parvenir un jour à la dignité de connétable, s’il était content de ses services, et même de le faire duc de Bretagne, si le duc mourait sans enfants. Il n’en fallait pas davantage pour engager un jeune ambitieux, qui unissait beaucoup de courage à la plus haute naissance. Le duc de Bretagne fut vivement piqué de la retraite de Rohan, il n’oublia rien pour le ramener, et toutes les négociations étant inutiles, il fit informer contre ceux qui furent soupçonnés d’avoir eu part à son évasion. Le roi ayant signé un traité avec les ducs de Bretagne et de Bourgogne, ne songea plus qu’à fomenter les troubles d’Angleterre.

La révolte ayant éclaté dans le nord du royaume, Édouard envoya contre les rebelles, Guillaume et Richard Herbert à la tête de deux mille gallois. Le combat fut sanglant, et la victoire longtemps incertaine ; mais enfin les gallois furent taillés en pièces. La bataille de Bamberie fut encore plus funeste aux Herbert. Ils y furent faits prisonniers et eurent la tête tranchée. Les mécontents marchèrent tout de suite vers Grafton où le comte de Riviers et son fils Jean Wodwill s’étaient retirés. Les habitants intimidés livrèrent ces deux infortunés, qui furent aussitôt condamnés comme criminels, et périrent sur l’échafaud. Warwick qui n’attendait à Calais que le moment de se déclarer contre Édouard, apprit les succès des mécontents, et saisit cette occasion pour se mettre à leur tête.

Édouard au désespoir de la défaite de ses troupes et du malheureux sort de son beau-père, leva des troupes à la hâte, et s’avança avec fureur pour châtier les rebelles. Sa prudence ne répondait pas à sa valeur ; il n’y avait ni ordre ni discipline dans son armée : on n’y faisait pas même une garde exacte : de sorte qu’à la faveur de la nuit, l’archevêque d’York, à la tête d’un parti, pénétra jusqu’à la tente du roi, et l’éveillant subitement, lui ordonna de se lever et de venir trouver le comte de Warwick. Édouard fut contraint d’obéir, ne sachant quel sort on lui préparait. Le comte lui rendit tous les honneurs dus à la majesté ; mais il le fit conduire dans le château de Warwick, et de là dans le comté d’York. Aussitôt que le duc de Bourgogne apprit ce qui se passait en Angleterre, il écrivit au maire et au peuple de Londres, que par son mariage avec la sœur d’Édouard il avait fait alliance avec lui et avec eux ; qu’en conséquence ils ne pouvaient reconnaître d’autre roi qu’Édouard, et qu’il était résolu de le secourir ou de le venger. Le maire assembla le peuple pour lui communiquer les lettres du duc de Bourgogne, tous s’écrièrent qu’ils voulaient rester fidèles à leur roi. Warwick ayant appris cette nouvelle, fut le premier à conseiller à Édouard d’aller à Londres. Il s’y rendit en même temps, et pour gagner le peuple, il déclara hautement qu’il n’en voulait point au roi, mais au mauvais gouvernement, dont il fit une peinture assez vive et assez vraie pour justifier son discours.

On prétend qu’Édouard se sauva à l’insu de Warwick, et que celui-ci n’ayant pu s’opposer à sa fuite, feignit qu’elle s’était faite de concert avec lui. Quoi qu’il en soit, on vit, par un sort assez bizarre et plus singulier en Angleterre que partout ailleurs, les deux chefs d’une guerre civile réunis dans la capitale et marcher presque d’un pas égal. Édouard voyait qu’il n’était pas sûr de rien entreprendre contre un homme qui ne devait qu’à lui-même la considération dont il jouissait, et ne brillait point, comme les courtisans, d’un éclat emprunté. Warwick sentait de son côté qu’il était dangereux de paraître mécontent d’un roi que le peuple avait, pour ainsi dire, pris sous sa protection. La crainte que ces deux rivaux s’inspiraient mutuellement ne servait qu’à redoubler leur haine.

L’Angleterre ne jouissait que d’un calme apparent. Le feu de la rébellion que Warwick avait soufflé dans les esprits s’entretenait de lui-même, l’incendie recommença dans le nord du royaume. Robert Wells officier d’expérience forma un parti, qui devint bientôt une armée. Warwick parut d’abord condamner l’entreprise de Wells, redoubla les assurances de sa fidélité pour écarter les soupçons d’Édouard, et sortit de Londres avec le duc de Clarence, sous prétexte d’aller calmer les rebelles. Édouard ne pouvait prendre aucune confiance en Warwick ; sa démarche le rendait encore plus suspect ; mais le roi était obligé de dissimuler ses soupçons, et de paraître satisfait des discours, ne pouvant prouver ni punir les intentions. Cependant les rebelles s’avançaient vers Londres. Édouard assembla promptement une armée et marcha contre eux, menant avec lui le père et l’oncle de Wells dont il s’était saisi. Il reçut en même temps des lettres du duc de Clarence et du comte de Warwick, qui lui marquaient qu’ils le joindraient incessamment avec vingt-cinq mille hommes. Ces nouvelles le calmèrent pour un moment ; mais ses soupçons se réveillant il ne douta point que Warwick ne se rangeât du parti des rebelles. Il résolut donc de les combattre avant son arrivée, persuadé que s’il était vainqueur, le duc de Clarence et Warwick n’oseraient manquer à leur parole ; et que s’il perdait la bataille, ils viendraient à son secours si leurs promesses étaient sincères. Ce qui acheva de déterminer Édouard à combattre, fut d’apprendre que Robert Wells avait envoyé une partie de son armée vers Lincester, et qu’il prenait la route de Stafford. Le roi au lieu de partager ses troupes, porta toutes ses forces de ce côté-là. Les armées se trouvèrent en présence.

Édouard se voyant supérieur, donna le signal de la bataille, en faisant trancher la tête au père et à l’oncle de Wells. Le combat fut sanglant ; mais il dura peu, parce que Robert Wells animé du désir de venger la mort de son père, se précipita inconsidérément au milieu de l’armée du roi où il fut enveloppé. Les rebelles privés de leur chef commencèrent à plier. L’armée royale profita de cet instant, les chargea avec fureur, et en fit un carnage affreux ; il en demeura plus de dix mille sur la place. Édouard devenu cruel par la victoire, fit mourir Robert Wells et les principaux prisonniers ; ils chargèrent beaucoup le duc de Clarence et le comte de Warwick. Ceux-ci n’ayant plus de grâce à espérer, s’embarquèrent et comptaient aborder à Calais. Vauclerc, gentilhomme gascon, qui y commandait, et qui devait sa place à Warwick, au lieu de l’y recevoir fit tirer sur lui, et l’obligea de s’éloigner. Dans ce même temps la duchesse de Clarence accoucha dans le navire. On détacha une chaloupe pour aller chercher à Calais les secours nécessaires. Vauclerc se contenta d’envoyer quelques rafraîchissements, et fit dire à Warwick qu’il était obligé de l’empêcher d’aborder, parce que le peuple était pour Édouard, et se soulèverait ; que pour lui il lui serait fidèle ; mais qu’il réservait ses services pour un temps plus favorable, de sorte que le duc de Clarence et Warwick, après avoir tenu longtemps la mer, allèrent descendre à Honfleur où ils furent reçus par l’amiral de France.

Le duc de Bourgogne écrivit au roi et à ceux de Rouen que la protection qu’on donnait au duc de Clarence et à Warwick, était une infraction aux traités, puisqu’ils avaient pris et conduit dans les ports de France plusieurs navires appartenants aux bourguignons et aux bretons. Le roi fit réponse au duc de Bourgogne, qu’il ne voulait point manquer aux traités ; que si le comte de Warwick avait pris quelques vaisseaux sur les sujets du duc, ils avaient été repris ou restitués ; que cependant s’il se trouvait quelques effets appartenants à ses sujets, il pouvait les envoyer reconnaître et réclamer. Le roi en nommant des commissaires pour faire rendre les effets que le duc de Bourgogne ferait redemander, fit dire à Warwick de faire sortir ses vaisseaux de l’embouchure de la Seine, et de les conduire à Cherbourg et à Granville, afin qu’ils ne fussent plus sous les yeux du connétable, qui instruisait le duc de Bourgogne de tout ce qui se passait.

Le duc n’étant pas satisfait, récrivit fortement à ce sujet ; nous avons un billet adressé à l’archevêque de Narbonne et à l’amiral, qui prouve mieux la chaleur qu’il apportait dans cette affaire, que tout ce que je pourrais dire.

Archevêque, et vous amiral, les navires que vous dites avoir été mis de par le roi en contre les anglais, ont ja exploietté sur la flotte de mes sujets retournant en mes pays ; mais par saint Georges si l’on n’y pourvoid, à l’aide de Dieu j’y pourveoirai sans vos congiés ny vos raisons, ny justices ; car elles sont trop volontaires et longues. Charles, 29 mai.

Quelques traités que le duc de Bourgogne fît avec la France, il était toujours prêt à les rompre et à se lier avec les ennemis de cette couronne. Il venait tout récemment de recevoir l’ordre de la jarretière, qui lui fut apporté en grand appareil par Durfort, seigneur de Duras, ambassadeur d’Édouard. Dans le temps qu’il recherchait l’amitié de ce prince, il se plaignait que les officiers du roi voulaient contraindre les bourguignons de comparaître aux montres du ban et de l’arrière-ban, ce qu’il prétendait être contraire au traité de Péronne : il reprochait encore au roi de vouloir faire la guerre au duc de Bretagne. Louis chargea Guyot Pot et Courcillon d’aller trouver le duc de Bourgogne, et de lui dire qu’on avait prévenu ses plaintes, en donnant ordre de ne point inquiéter ses sujets ; et à l’égard du duc de Bretagne, qu’il était bien singulier qu’on accusât le roi de vouloir lui déclarer la guerre dans le moment même qu’il venait de faire un nouveau traité avec lui, en interprétation de celui d’Ancenis ; que le roi était prêt d’en signer un nouveau, pourvu qu’il assurât la paix ; qu’il n’avait dans aucune guerre été l’agresseur, et n’avait jamais pris les armes que de l’avis des princes du sang, et qu’on ne pouvait se prévaloir du traité de Conflans, contre lequel il avait toujours protesté. Je ne puis m’empêcher de remarquer que Louis a dans plusieurs occasions protesté, sans scrupule, contre le traité de Conflans, et n’a jamais réclamé, du moins pendant la vie du duc de Bourgogne, contre celui de Péronne qui lui était bien plus injurieux : c’était peut-être par cette raison même. La guerre du bien public était l’affaire de l’état autant que la sienne, au lieu qu’en rappelant le traité de Péronne, il craignait qu’on ne lui en reprochât les causes, les motifs et les suites, qui n’étaient pas à son honneur.

Les ambassadeurs ajoutèrent que le duc de Bourgogne devait moins que personne alléguer le traité de Conflans, puisqu’il était le seul prince contre qui les protestations n’eussent pas été faites, et avec qui le traité était observé ; que le duc devait se souvenir qu’il s’était engagé lui-même à ne jamais faire d’alliance qui fût contraire à la France ; qu’il y était obligé par sa qualité de prince du sang et de premier pair, et par la reconnaissance que la maison de Bourgogne devait aux rois de France. Les ambassadeurs rappelèrent alors, que le roi Jean avait donné à Philippe le Hardi, bisaïeul du duc, le duché de Bourgogne ; que Charles V lui avait fait épouser l’héritière de Flandre, et pour parvenir à ce mariage lui avait cédé les seigneuries de Lille, Douai et Orchies ; que le roi Charles VI était allé en personne soumettre les flamands rebelles ; qu’on ne rappelait pas ces services pour en faire un reproche ; mais pour prouver que le duc devait toujours rester inséparablement uni à la France.

Hugonet bailli de Charolais, allait répondre aux ambassadeurs, lorsque le duc impatient prit la parole et dit, que si les ducs de Bourgogne avaient des obligations aux rois de France, ils en avaient bien marqué leur reconnaissance par les services qu’ils avaient rendus à la couronne ; et que le roi recevant continuellement les malfaiteurs et les mécontents des états de Bourgogne, ne devait pas désapprouver les secours qu’on donnerait au duc de Bretagne.

Le duc de Bourgogne écrivit quelque temps après à la duchesse sa mère, que depuis les paroles qu’on avait données de faire rendre les effets appartenants à ses sujets, Warwick avait pillé plusieurs vaisseaux flamands, et que l’amiral de France avait envoyé un homme pour brûler la flotte de Bourgogne. Le duc sans approfondir la vérité de ces bruits, donna des lettres patentes pour faire arrêter toutes les marchandises des français qui se trouveraient dans ses états. Son armée navale, commandée par le Sieur de La Vire, parut en même temps à Chef de Caux, où elle fut jointe par celle d’Angleterre et de Bretagne.

Le bâtard de Bourbon en donna avis au roi, et le fit assurer qu’il avait fait rassembler les effets qui avaient été pris sur les sujets du duc ; qu’il était prêt de les rendre à ceux qui viendraient les réclamer de sa part ; qu’il l’avait fait dire à La Vire, que celui-ci avait déclaré qu’il n’en voulait qu’à Warwick, et qu’il avait ordre de l’attaquer partout où il le trouverait ; qu’on lui avait répondu qu’il le pouvait faire à la mer, et non pas dans les ports du roi ; et qu’on avait mandé à Warwick de ne pas s’arrêter à Honfleur et de passer en basse Normandie. Il y eut plusieurs messages à ce sujet entre les commandants des flottes. Enfin le roi craignant que la guerre ne s’allumât, donna ordre à Bourré et à Briçonnet d’engager Warwick à repasser en Angleterre.

Les inquiétudes du roi furent suspendues par la joie que lui causa la naissance du dauphin Charles qui naquit à Amboise. Jamais enfant n’avait été demandé au ciel avec plus d’ardeur. Sa naissance si chère à la France fut célébrée avec des transports extraordinaires. Le dauphin fut tenu sur les fonts par Charles de Bourbon, archevêque de Lyon, et par Jeanne de France duchesse de Bourbon.

Le roi voyant la couronne assurée par la naissance d’un fils, s’appliqua de plus en plus à rétablir la paix dans le royaume. Il se rendit à Angers avec le duc de Guyenne et le roi René, afin d’être plus à portée de donner ses ordres à Dammartin et à Crussol, qu’il avait envoyés à Nantes négocier un accommodement avec le duc de Bretagne. Marguerite reine d’Angleterre, le prince de Galles son fils, le comte de Warwick et sa jeune fille se rendirent à Angers auprès du roi. Ce fut là que le prince de Galles épousa la fille de Warwick. Marguerite, le prince son fils et sa belle-fille s’étant ensuite retirés à Razilly, le roi leur donna des officiers et des pensions plus convenables à leur rang, qu’à leur état présent.

Le comte de Warwick voulant retourner en Angleterre malgré la flotte anglaise et celle du duc de Bourgogne qui l’observaient, mit enfin à la voile, et passa à la faveur d’une brume, sans être aperçu des anglais ni des bourguignons. Les vaisseaux français qui lui servaient d’escorte avaient ordre, s’ils rencontraient les flottes, de faire route sans s’arrêter ; mais de se défendre s’ils étaient attaqués.

Dans le temps que Warwick se mettait en mer, le roi, sous prétexte d’un pèlerinage au Mont Saint Michel, parcourut les côtes de Normandie. À son retour au Plessis, il tint sur le commerce un grand conseil où il fit appeler deux négociants de chacune des principales villes du royaume. Dans toutes ses affaires il préférait les lumières et l’expérience aux dignités. Il s’agissait de savoir comment on devait se comporter avec les sujets du duc de Bourgogne depuis qu’il avait fait saisir les marchandises des français.

On examina quelle influence les divisions de l’Angleterre pouvaient avoir dans la question dont il s’agissait. En conséquence des délibérations, il fut résolu qu’on cesserait d’aller aux foires d’Anvers ; qu’on romprait tout commerce avec les sujets du duc de Bourgogne ; et pour attirer les étrangers en France, le roi ordonna qu’il se tiendrait tous les ans à Caen deux foires où toutes sortes de monnaies auraient cours, et où les étrangers jouiraient de tous les privilèges des regnicoles.

On apprit bientôt que le duc de Clarence et le comte de Warwick étaient descendus à Dartmouth, où ils furent joints par Stanley et par le fils du fameux Talbot avec cinq mille hommes. Warwick fit publier que tous ceux qui étaient en état de porter les armes, eussent à le venir trouver, pour servir le roi Henri contre Édouard duc d’York, usurpateur de la couronne d’Angleterre. Le parti de Henri grossissait à chaque pas, de sorte que l’armée de Warwick était de plus de cinquante mille hommes en approchant d’Édouard. Ce prince n’avait pour conseil que ses favoris, il employait dans ses affaires ceux qui partageaient ses plaisirs, et s’occupait d’amusements frivoles, lorsqu’il apprit que Warwick s’avançait. Il assembla promptement son armée ; mais ayant confié l’avant-garde à Montaigu frère de Warwick, Montaigu passa avec ses troupes du côté de son frère. Cette désertion entraîna la plus grande partie de l’armée d’Édouard, qui se voyant abandonné se sauva à Lynne où il trouva trois vaisseaux, sur lesquels il passa en Hollande avec le duc de Gloucester son frère, le comte de Riviers son beau-frère, le comte de Northumberland, Hastings, et environ six cents hommes. Warwick marcha tout de suite à Londres, et tira Henri VI de prison pour le replacer sur le trône. Ce prince malheureux y remontait pour la seconde fois : esclave couronné qui regrettait peut-être la tranquillité de sa prison.

Aussitôt qu’Édouard fut auprès du duc de Bourgogne, on ne douta point que son ressentiment contre la France ne le portât à engager le duc à déclarer la guerre. Les démêlés particuliers de Louis et de Charles étaient plus que suffisants, et ces princes étaient encore excités par les mécontents qui étaient auprès d’eux. Philippe de Savoie avait quitté le service du roi pour passer dans celui du duc, et Jean de Châlons, seigneur d’Argeuil, avait abandonné le duc pour servir le roi.

Le duc défendit à ses sujets tout commerce avec la France. Le roi de son côté avait conclu avec les suisses une ligue offensive et défensive contre le duc de Bourgogne. Il manda le comte de Dammartin, afin de concerter avec lui les mesures qu’il fallait prendre dans les circonstances présentes. Il fut résolu qu’on enverrait des ambassadeurs en Angleterre pour conclure une ligue offensive et défensive avec Henri VI. Louis de Harcourt évêque de Bayeux, du Châtel, Meny Peny seigneur de Concressault, Yvon du Fau et Cerizay partirent et signèrent la ligue. Le roi fit publier qu’Édouard prince de Galles lui avait donné son scellé, et qu’ils avaient juré ensemble de ne point cesser de faire la guerre au duc de Bourgogne, qu’ils ne l’eussent dépouillé de ses états.

Le duc faisait aussi tous ses préparatifs, et tâchait d’empêcher les anglais de s’unir aux français. Il écrivit aux habitants de Calais, et envoya Philippe de Commines pour leur représenter qu’il n’avait fait alliance avec Édouard que depuis qu’il avait été reconnu roi d’Angleterre ; que c’était donc avec la nation même qu’il avait traité ; que le sang l’unissait au roi Henri ; qu’il enverrait le féliciter sur son rétablissement ; qu’il ne voulait jamais se mêler des divisions qui s’étaient formées pour la couronne ; que c’était de la nation anglaise qu’il était allié ; qu’il n’y avait pas un anglais plus zélé que lui, et que les troupes qu’il levait n’étaient que pour la défense de son pays. Il écrivit les mêmes choses au peuple d’Angleterre, et sa lettre commençait par ces termes : à vous, mes amis.

Le duc de Bourgogne envoya demander du secours au roi René et au duc de Bretagne, comme garants des traités de Conflans et de Péronne qu’il prétendait que le roi avait violés. Il s’adressa aussi au parlement, et lui représenta que le roi venait de faire une infraction manifeste aux traités, en faisant mettre en sa main les prévôtés du Beauvoisis, et qu’il avait encouru les peines prononcées contre les infracteurs.

Le roi craignant toujours la faiblesse et l’inconstance du duc de Bretagne, lui envoya Crussol et le président le Boulanger, avec ordre de s’adresser d’abord à Odet Daidie. Ils exposèrent que le roi n’avait jamais manqué au traité de Péronne, quoiqu’il ne l’eût signé que par force, afin d’obtenir sa liberté, et peut-être se racheter la vie ; que le duc de Bourgogne, au contraire, manquait tous les jours à sa parole, en refusant de rendre hommage des terres qu’il tenait de la couronne, et en s’opposant à l’exercice de la justice de la part des officiers royaux ; qu’il avait fait soulever le comte d’Armagnac pour favoriser une descente des anglais en Guyenne, qu’il était livré à cette nation ; qu’il ne cherchait qu’à troubler le royaume, et que par une perfidie horrible il avait envoyé un homme offrir au roi de tuer le duc, dans l’espérance que le roi écouterait ce misérable, et qu’il fournirait un moyen de les déshonorer.

Les plaintes du roi contre le duc de Bourgogne étaient d’autant mieux fondées, qu’on avait surpris la lettre qu’il écrivait aux anglais, et qu’on tenait dans les prisons Jean Rocs, qui était l’homme aposté, dont voici l’histoire. Pierre Hagenbach, maître d’hôtel du duc de Bourgogne, était un de ces hommes sans principes, sans mœurs, qui sont incapables d’un attachement sincère pour leur prince, et qui ne pouvant rendre des services réels, veulent devenir nécessaires à quelque prix que ce soit. Ce fut lui qui suggéra au duc le projet dont nous venons de parler, et lui fournit pour l’exécuter un certain Jean Rocs qui avait été chef de voleurs, et qui n’ayant rien à perdre pouvait tout risquer. Il fut présenté au duc de Bourgogne, et reçut ses instructions. Rocs se rendit à Amboise et fit sa proposition au roi ; mais à peine eût-il commencé à s’expliquer, qu’il fut arrêté et conduit à Paris. Il fut interrogé par La Driesche président des comptes, et avoua tout. On le transféra à Meaux pour être encore interrogé par le connétable, devant qui il persista dans sa déposition. Le parlement lui fit son procès, et le condamna ; mais le premier président fut d’avis de le garder quelque temps avant de l’exécuter.

Cette affaire fut suivie d’une autre qui ne fit pas moins d’éclat. Baudouin, bâtard de Bourgogne, passa auprès du roi à la sollicitation de Jean De Chassa qui s’y était retiré l’année précédente. Le duc de Bourgogne les fit redemander, et publia un manifeste, par lequel il prétendait que Baudouin, Chassa et plusieurs autres avaient comploté de l’assassiner ou de l’empoisonner. Le bâtard Baudouin et Jean de Chassa répondirent au manifeste du duc par deux écrits des plus diffamants. Chassa reprochait au duc de le persécuter, parce qu’il avait refusé de répondre à une passion brutale ; et Baudouin prétendait que le duc Charles l’avait autrefois sollicité de tuer le duc Philippe. Ces querelles particulières augmentaient encore la haine qui était entre le roi et le duc de Bourgogne.

Louis pour se déterminer enfin sur le parti qu’il devait prendre, convoqua une assemblée si nombreuse de princes, de grands officiers et de personnes de tous les ordres de l’état, que Philippe de Commines l’a confondue avec les états tenus à Tours en 1468 mais il s’est trompé, les états ne se tinrent alors que par députation, au lieu que l’assemblée de cette année 1470 ne fut composée que de ceux que le roi y appela. Il exposa ses sujets de plaintes contre le duc de Bourgogne, et leur demanda s’ils jugeaient qu’il fût en droit de lui déclarer la guerre. Tous répondirent d’une voix que les princes qui avaient donné leurs scellés au duc de Bourgogne n’étaient plus tenus de les garder ; que le roi pouvait non seulement lui déclarer la guerre ; mais qu’il y était même obligé pour le maintien des lois et le salut de l’état : ainsi la guerre fut résolue.

Le roi était en paix avec tous ses voisins, il s’était assuré du consentement des princes, et n’avait rien à craindre de l’intérieur du royaume. Le duc de Bourgogne avait inutilement sommé le roi René et le duc de Bretagne de se joindre à lui ; il ne devait pas compter davantage sur l’Angleterre, après avoir donné retraite à Édouard. Quoique la circonstance fût favorable le roi ne voulut pas encore rompre ouvertement, et se contenta d’envoyer le connétable et le maréchal Rouault sur les frontières de Picardie pour attirer dans son parti les sujets du duc : négociation honteuse, et peut-être aussi dangereuse par les suites qu’elle pouvait avoir, qu’une guerre ouverte.

Vers ce même temps-là, la reine Marguerite vint à Paris avec la princesse de Galles et la comtesse de Warwick. Elle y fut reçue avec tous les honneurs qu’on aurait pu rendre à la reine de France. On s’empressa d’honorer une princesse qui n’eut souvent d’autres titres que sa vertu et ses malheurs.

Cependant le roi n’ayant pas réussi dans le projet qu’il avait eu de marier le duc de Guyenne avec l’infante Isabelle de Castille, envoya demander la princesse Jeanne, fille du roi Henri, et nièce d’Isabelle. Le cardinal d’Albi et le sire de Torcy avaient été chargés de faire la première demande, ils furent encore nommés pour traiter de ce mariage. Olivier le Roux, maître des comptes, fut envoyé avec eux, et le duc de Guyenne donna sa procuration au comte de Boulogne pour épouser en son nom la princesse de Castille. Les ambassadeurs se rendirent à Médina Del Campo, et furent reçus avec distinction. Le cardinal d’Albi parla dans la première audience avec si peu de respect à la princesse Isabelle qu’il aliéna les esprits. Le roi de Castille, n’étant pas content de sa sœur, ne parut pas en savoir mauvais gré au cardinal ; il lui répondit dans les termes les plus obligeants, et nomma l’archevêque de Séville, l’évêque de Siguënza et Jean Pacheco marquis de Villena, grand-maître de saint Jacques, qui était dans les intérêts de la France, pour traiter avec les ambassadeurs.

Lorsqu’on fut convenu des articles, la cour se rendit à un village appelé le Champ de Saint Jacques, près de Bultrago, où la reine conduisit la princesse sa fille. Ce fut-là que le roi fit lire les sujets de mécontentement qu’il avait contre sa sœur, et l’acte qui cassait celui par lequel Isabelle avait été reconnue héritière des royaumes de Castille et de Leon. Le roi Henri et la reine Jeanne jurèrent que la princesse Jeanne était leur fille, et firent déclarer qu’Isabelle était déchue de tous ses droits, avec défenses de la traiter de princesse de Castille. Le cardinal d’Albi lut ensuite une bulle du pape Paul II qui relevait de leurs serments ceux qui l’avaient prêté à Isabelle. Tous ceux qui étaient présents jurèrent qu’ils ne reconnaîtraient d’autre princesse que Jeanne, fille du roi et de la reine.

On fit le même jour la cérémonie où le comte de Boulogne, comme procureur du duc de Guyenne, donna la main à la princesse.

Ce vain appareil n’abattit pas le parti d’Isabelle et de Ferdinand, de sorte que le roi de Castille envoya en France le protonotaire dom Louis Gonçalves d’Aliença, prier Louis XI de ratifier le mariage du duc de Guyenne, et de faire promptement passer ce prince en Espagne avec une armée capable de réduire les rebelles, avant qu’ils eussent reçu des secours d’Aragon. L’affaire ne fut pas poussée avec autant de vivacité qu’elle avait été commencée. Les longueurs venaient du duc de Guyenne, qui n’ayant jamais de dessein fixe, écoutait toujours ceux qui lui parlaient de lui faire épouser l’héritière de Bourgogne. Ce prince marqua néanmoins qu’il recevait avec plaisir la nouvelle de ce qui s’était fait en Castille, et donna des fêtes à Ligournes. Gaston Phœbus prince de Vianne, et gendre de Louis XI s’y distingua dans un tournois par sa force et par son adresse ; mais après avoir remporté tous les prix, il fut blessé d’un éclat de lance, et mourut quelques jours après fort regretté, laissant deux enfants, François Phœbus et Catherine de Foix.

La France fit encore une perte plus grande dans la personne de Jean duc de Calabre, qui mourut à Barcelone : prince digne d’un meilleur sort par ses vertus, et qui ne perdit rien de sa gloire par ses malheurs.

Les mécontentements et les plaintes réciproques du roi et du duc de Bourgogne éclatèrent enfin en guerre ouverte. Le connétable était toujours sur les frontières de Picardie, et tâchait de séduire ou de surprendre les villes que le roi avait rendues au duc de Bourgogne par le traité de Conflans. Les villes d’Auxerre et d’Amiens rejetèrent d’abord les propositions du connétable. Les habitants de Saint Quentin ne furent pas si fidèles, et sur la promesse qu’ils seraient pendant seize ans exempts de toutes impositions, ils se rendirent. La Vieuville qui y commandait n’étant pas en état de les retenir dans le devoir, et ne voulant pas trahir le sien, le connétable lui permit de se retirer avec ses effets.

Le duc de Bourgogne voyant qu’il allait avoir à soutenir toutes les forces du roi, craignait que les anglais ne s’unissent encore avec la France ; c’est pourquoi il fournit à Édouard de l’argent et des navires pour repasser en Angleterre, afin que les anglais eussent assez d’occupation chez eux, pour ne pas s’engager dans des guerres étrangères. Le duc fut si piqué de la perte de Saint Quentin, qu’il écrivit au connétable de venir le servir comme son vassal. Le connétable répondit fièrement :

que si le duc avait son scellé, il avait celui du duc, et qu’il était homme pour lui répondre de son corps.

Le duc pour se venger du connétable fit saisir toutes les terres qu’il avait en Flandre et en Artois, le connétable s’empara par représailles de celles que ses enfants, qui étaient au service du duc, avaient en France.

Le duc de Bourgogne eut bientôt mis une armée sur pied, parce qu’il avait toujours un certain nombre de milices qui, sans faire de service continuel, recevaient une très petite paie, pour être prêtes à marcher au premier ordre. Cette milice qu’on appelait gens à gages ménagers, répondait à peu près à celle que nous avons depuis quelques années.

Le roi sûr de la bonté de ses troupes, ne s’appliqua plus qu’à maintenir l’union entre le connétable et le comte de Dammartin qui les commandaient. Tous deux étaient hauts et difficiles, caractères trop semblables pour s’accorder. Dammartin était d’ailleurs un des plus braves hommes de son temps, sincère, fidèle, naturellement emporté, ami vif, et implacable ennemi. Louis s’approcha de la frontière pour veiller sur la conduite de l’un et de l’autre. Il donna ordre à Dammartin de s’avancer du côté de Roye qui se rendit. Montdidier ouvrit ses portes. L’alarme se répandit dans le pays : la ville d’Amiens craignant d’être surprise, traita avec Dammartin ; mais celui-ci ne se croyant pas assez fort pour risquer de s’enfermer dans la ville, sur la foi des habitants qui pouvaient agir d’intelligence avec le duc, convint avec eux qu’il écrirait aux principaux ; qu’ils enverraient ses lettres toutes cachetées au duc, et qu’on se conduirait suivant le parti que prendrait ce prince. Le projet de Dammartin réussit. Le duc abusé par cette démarche, crut pouvoir se reposer sur la fidélité de la bourgeoisie, sans qu’il fût nécessaire d’y envoyer des troupes dont il croyait avoir plus de besoin ailleurs. Ces retardements donnèrent le temps à Dammartin de faire venir des troupes ; d’en faire entrer dans la ville, et de recevoir le serment.

Sur cette nouvelle le duc de Bourgogne ne se croyant pas en sûreté à Dourlens, se retira à Arras. Avant que la ville d’Amiens se fût rendue, il avait écrit au comte de Dammartin une lettre, par laquelle il lui rappelait la guerre du bien public, et les traités de Conflans et de Péronne, qu’il prétendait que le roi avait violés. Il s’étendait beaucoup sur ce que nous avons déjà dit des prévôtés de Beauvoisis. Il reprochait à Dammartin la prise de Saint Quentin, et les lettres qu’il venait d’écrire aux habitants d’Amiens ; et finissait par protester qu’il saurait bien défendre ses états, et s’opposer aux entreprises du roi.

Dammartin fit réponse le même jour en ces termes :

très haut et très puissant prince, je crois vos lettres avoir été dictées par votre conceil et très grands clercs qui sont gens à faire lettres mieux que moy, car je n’ai point vêcu du métier de la plume.

Il dit ensuite que jamais il ne se serait trouvé engagé dans la guerre civile, si ses ennemis ne l’eussent perdu dans l’esprit du roi ; mais qu’il avait triomphé de ses calomniateurs.

je veux bien que vous entendiez, que si j’eusse été avec le roi, lorsque vous commençâtes le mal public, que vous dites le bien public, vous n’en eussiez pas échappé à si bon marché que vous avez fait, et mesmement à la rencontre de Mont-Lhery.  il reproche ensuite au duc l’entreprise qu’il osa faire contre le roi à Péronne. Je fus,  ajoute-t-il, cause de son retour, parce que je ne voulus rompre l’armée qu’il m’avait laissée... si je vous écris chose qui vous déplaise, et qu’ayez envie de vous en venger de moy, espérez qu’avant que la fête se départe, vous me trouverez si près de votre armée contre vous, que connaîtrez la petite crainte que j’ai de vous... soyez aussi sûr que la mort, que si vouliez longtemps guerroyer le roi il sera à la fin trouvé par tout le monde que vous avez abusé du métier de la guerre. Ces lettres sont écrites par moy Antoine de Chabannes, comte de Dammartin, grand-maître d’hôtel de France, et lieutenant général pour le roi en la ville de Beauvoisis, lequel très humblement vous récrit. La suscription était : à Monsieur de Bourgogne.

Le roi pour s’attacher les villes qui s’étaient soumises et en attirer d’autres dans son parti, manda à la chambre des comptes d’enregistrer les privilèges qu’il venait d’accorder à Saint Quentin. La chambre après avoir fait quelques difficultés, fut enfin contrainte d’obéir. Louis se servit de la même autorité contre le parlement au sujet d’un procès qui était entre ses officiers et ceux du bailliage de Tournay. Il déclara qu’il s’en réservait la connaissance ; et comme le parlement refusait de lui remettre les pièces, ce prince envoya un homme exprès pour les lui apporter, et manda que ce n’était pas le temps de s’attacher à de vaines formalités à l’égard d’une ville, qui étant au milieu de ses ennemis, pouvait lui faire plus de mal que jamais le parlement n’en pourrait réparer.

Dammartin ayant fait passer sa cavalerie au-delà de la Somme, le roi en eut de vives inquiétudes ; sa défiance naturelle fit qu’il s’en expliqua d’une façon assez désavantageuse pour Dammartin, quoiqu’il vînt de lui écrire pour lui marquer la satisfaction qu’il avait de ses services. Dammartin se justifia pleinement sur ce que les fourrages manquaient en deçà de la Somme ; il manda qu’il voulait s’assurer de quelques châteaux ou les détruire, comme il avait déjà brûlé celui de Contai ; qu’au surplus le roi pouvait être tranquille sur l’armée de Bourgogne, puisque dans les escarmouches, les français, quoique inférieurs en nombre, avaient toujours eu l’avantage.

On n’avait point encore vu d’armée si nombreuse que celle du duc : on y comptait quatre mille lances, chaque lance était de quatre cavaliers et de six archers à pied. L’artillerie et les munitions occupaient quatorze cent chariots, et chaque chariot était conduit par quatre hommes armés. Le duc attendait encore douze cent lances de Bourgogne, cent soixante de Luxembourg, et l’arrière-ban de Flandre et de Hainaut, outre douze mille hommes qui étant dans les places, pouvaient en sortir dans l’occasion ; de sorte que tout réuni aurait fait une armée de plus de quatre-vingt mille hommes. Le duc s’avança le long de la Somme, et vint se loger à Halbuterne. Le roi donna ordre à Dammartin d’observer la marche de l’ennemi, de le côtoyer, de veiller sur Amiens, d’être toujours sur la défensive, de ne pas hasarder le combat, et de raser les petites places qu’on ne pouvait garder sans trop affaiblir l’armée.

Le duc de Bourgogne après avoir tenu quelque temps l’armée royale en suspens, tomba tout à coup sur Picquigny qu’il surprit, la garnison se retira précipitamment dans le château et fut obligée de capituler. Le feu prit à l’instant à la ville et la consuma. Les bourguignons prétendirent que c’était par accident. Le connétable vint aussitôt sommer Bapaume de se rendre. Jean de Longueval qui y commandait, sortit sur la parole du connétable pour lui dire que cette ville était du comté d’Artois, ancien domaine de la maison de Bourgogne, et qu’il la défendrait jusqu’à la mort. Le connétable ayant essayé d’intimider Longueval, celui-ci n’en devint que plus ferme. Apercevant le bâtard de Bourgogne, il lui reprocha avec tant de force d’avoir quitté son prince, qu’il le fit pleurer. Soit que le connétable fût touché de la vertu de Longueval, soit qu’il craignît de s’arrêter trop longtemps devant Bapaume, il se contenta de saccager les abbayes d’Amboise et d’Aucourt, les châteaux de Sailly, de Chaplaincourt, de Betancourt, et retourna à Saint Quentin.

L’armée du duc ayant passé la Somme, pour se camper sous Amiens, les français lui enlevèrent un convoi de soixante chariots. Les escarmouches furent fréquentes pendant cette campagne, sans que l’on en vînt à une affaire générale ; mais les français eurent partout l’avantage, excepté dans une seule rencontre où la perte fut à peu près égale. Le duc ayant eu avis qu’il y avait quarante hommes d’armes avec quelques archers en embuscade dans un village, fit partir dix mille hommes, afin d’envelopper ce parti. Dammartin ayant aperçu du mouvement dans l’armée du duc, sortit de la ville avec quelques officiers, et si peu de précaution, qu’il n’avait qu’une dague pour toute arme. Il vit bientôt ses gendarmes qui fuyaient vers lui. Dammartin leur cria de faire face à l’ennemi : ceux qui le firent furent massacrés, les autres entraînèrent Dammartin même, et les bourguignons seraient, peut-être, entrés avec eux dans la ville, si le vicomte de Narbonne ne fût sorti avec quelques hommes d’armes. Dammartin se saisit à l’instant d’une lance, s’arrêta à la barrière, soutenu du vicomte, fit tête à l’ennemi, et le força de se retirer.

Le duc de Bourgogne voyant que ses détachements étaient presque toujours battus, espérait avoir l’avantage dans une bataille par le nombre de ses troupes. Le roi comptant sur la valeur des siennes, ne s’éloignait pas de combattre. Il assembla ses principaux officiers et les vieux capitaines qui avaient contribué à chasser les anglais de France. De Beuil, à qui le roi demanda son avis le premier, dit avec modestie que n’ayant jamais vu faire la guerre sous Charles VII avec des armées de plus de dix mille hommes, il ne se croyait pas en état de rien décider sur les manoeuvres d’une si grande quantité de troupes ; mais qu’il craignait le désordre et la confusion, et n’oserait répondre de l’événement. Le connétable prenant la parole, dit que l’armée du duc de Bourgogne étant la plus nombreuse qu’on eût encore vue, il était nécessaire que le roi lui en opposât une plus forte que celles qu’on avait coutume d’avoir ; que les français étaient encore inférieurs en nombre ; mais qu’ils étaient supérieurs par le courage et par la discipline ; et qu’au surplus pour ne rien hasarder légèrement, chacun pourrait donner son avis par écrit. Le roi les fit recueillir : la plupart étaient pour donner bataille ; mais comme ils ne s’accordaient pas sur la manière d’attaquer, le roi craignit que ces différents avis n’eussent des suites malheureuses, et défendit d’engager une affaire générale. On s’attacha à resserrer l’ennemi, à tomber sur les partis, et enlever les convois. On réduisit par là le duc de Bourgogne à une telle nécessité, qu’il fut obligé de conclure une trêve. d’ailleurs ses armes n’étaient pas plus heureuses en Bourgogne qu’en Picardie.

Le comte dauphin d’Auvergne et le maréchal de Comminges avaient défait Jean de Neuchâtel, et s’étaient emparé de plusieurs places dans le Mâconnais et le Charolais. La trêve fut donc signée pour trois mois. Nicolas duc de Calabre et de Lorraine, petit-fils du roi René y fut compris, à condition qu’il retirerait ses troupes de Chastel Sur Moselle, et que le duc de Bourgogne rappellerait celles qu’il avait en Lorraine. Le roi et le duc devaient nommer avant huit jours ceux de leurs alliés qu’ils voulaient comprendre dans la trêve. Les conservateurs furent Dammartin, Mouy, Du Châtel et Châtillon pour le roi ; Ravestein, Des Querdes, Imbercourt et Rothelin de la part du duc. On apprit en même temps qu’Édouard était entré avec deux mille hommes dans la province d’York. Comme il trouva tout le pays tranquille, il fit publier, pour cacher son dessein, qu’il renonçait pour toujours à la couronne, et qu’il ne demandait que les biens de son père. La ville d’York séduite par cette feinte modération consentit à le recevoir avec peu de suite ; mais son air affable, sa figure, le souvenir de ses victoires passées, ses malheurs présents lui gagnèrent bientôt tous les cœurs. L’anglais naturellement libre ou séditieux aime à faire ses rois et refuse de leur obéir. Édouard s’avança jusqu’à Nottingham : voyant que ses troupes grossissaient à chaque pas, il reprit le titre de roi sans s’embarrasser de la parole qu’il avait donnée à ceux d’York. Il semble que les serments ne soient pour certains princes qu’une expression du malheur, et que le succès absolve du parjure.

Aux premières nouvelles du débarquement d’Édouard, le comte de Warwick sortit de Londres avec le duc de Clarence ; alors celui-ci, qui avait abandonné son frère pour s’attacher à Warwick, repassa avec douze mille hommes dans le parti d’Édouard, peut-être avec plus de raison, mais avec autant de perfidie.

Warwick fut obligé de se renfermer dans Coventry. Édouard au lieu de l’attaquer, marcha droit à Londres. À son approche toute la ville fut remplie de trouble et de confusion. Les femmes regrettaient son règne, qui était le leur ; le peuple qui n’avait eu que de la compassion pour Henri dans le malheur, le méprisait sur le trône. Le parti de la maison d’York se releva.

Édouard fut reçu en triomphe dans la capitale, et fit enfermer de nouveau Henri dans la tour. Profitant alors du premier moment de chaleur, toujours précieux dans les révolutions, il retourna contre Warwick. Les armées s’étant rencontrées dans la plaine de Barnet, entre Saint Alban et Londres, les plus sages officiers de l’armée de Warwick étaient d’avis qu’on se retranchât pour attendre le prince de Galles qui n’était plus qu’à une journée ; mais Warwick ayant toujours été le héros de tous les partis qu’il avait embrassés, ne voulait pas partager la victoire avec le duc de Somerset qui commandait l’armée du prince de Galles. d’ailleurs ne consultant que sa fureur, il ne voyait plus de péril. Aveuglé par le désir de la vengeance, il ne respirait que le combat. Édouard s’avançait dans le même dessein ; mais avec plus d’ordre, et déjà très supérieur par le nombre. La bataille se donna le jour de pâques. Après les premières décharges on se joignit et l’on combattit corps à corps. Pendant trois heures l’avantage fut égal et la victoire incertaine. Le sort des batailles ne dépend pas toujours de la prudence. Le soleil venant à donner sur les devises que portait la troupe commandée par Oxford, qui étaient des étoiles avec des rayons, on les prit pour des soleils qui étaient les devises d’Édouard : la mêlée favorisait l’erreur. Cette méprise fit que les troupes d’Oxford furent chargées par celles de leur parti. Warwick se croyant trahi, et désespérant de la victoire, la fuite lui paraît honteuse et la vie odieuse ; il se précipite en furieux au milieu des ennemis, porte et cherche partout la mort.

Montaigu prend le même parti, les deux frères périssent accablés sous le nombre. Warwick était l’âme de son armée, il tombe et tout prend la fuite ; ce n’est plus qu’un carnage sans défense : dix mille hommes restèrent sur la place, et la victoire ne coûta pas plus de quinze cent hommes à Édouard. Oxford et Somerset se sauvèrent : le premier fut pris quelques jours après, et décapité. Tandis qu’Édouard retournait en triomphe à Londres, la reine Marguerite, la comtesse de Warwick et le prince de Galles apprirent le sort de Henri, la mort de Warwick et la défaite de leur parti. La reine tomba dans le dernier accablement ; ses jours n’avaient été qu’un enchaînement de malheurs ; ils se retracèrent tous à son esprit : la vie lui était à charge ; son courage trop longtemps éprouvé, succombait à tant de maux. Cependant elle ne se plaignait point de ses disgrâces ; sa vertu condamnait assez la fortune ; le péril qui ne regardait qu’elle n’avait jamais fait d’impression sur son âme ; mais depuis qu’elle avait fondé toutes ses espérances sur le prince de Galles, au moindre danger qui le menaçait, les sentiments d’une mère tendre l’emportaient sur l’héroïsme. Elle se retira dans le monastère des religieuses de Beaulieu, pour y cacher son fils. Le duc de Somerset, le Lord Beaufort, Jean Courtenay comte de Devonshire, vinrent l’y trouver, et lui représentèrent que son parti était encore assez fort pour se relever ; qu’il ne se soutiendrait que par la présence du prince de Galles, et que sans lui il se dissiperait sans ressource. Ils ne dissimulèrent point qu’un prince né pour régner ne peut choisir que le sceptre ou la mort.

La reine cédant à la nécessité, se mit avec son fils à la tête du reste de son parti, et s’avança dans le pays de Cornouailles et dans le comté de Devonshire, qui se soumirent : elle se préparait à passer jusqu’au pays de Galles, pour y joindre le comte de Pembroke frère utérin de Henri VI lorsqu’elle apprit à Teukesbury qu’Édouard venait à sa rencontre. Elle prit le parti de se retrancher ; mais Édouard étant arrivé en présence, le duc de Gloucester son frère, qui commandait l’avant-garde, attaqua les retranchements du prince de Galles. Le duc de Somerset sortit pour le repousser ; mais n’étant pas soutenu, il fut obligé de se replier. Il trouva Wenloc qui n’avait pas fait le moindre mouvement pour le suivre ; il lui reprocha sa lâcheté, et lui fendit la tête d’un coup de hache. Gloucester pénétra dans les retranchements en poursuivant Somerset. Toute l’armée d’Édouard profita de l’instant, et entra dans le camp de toutes parts : le carnage fut affreux. Les plus braves de l’armée du prince de Galles se rangèrent auprès de lui, et périrent les armes à la main. Trois mille hommes restèrent sur la place, le reste chercha son salut dans la fuite. Le prince de Galles tomba entre les mains de Richard Craff qui eut quelque envie de le sauver ; mais Édouard ayant fait publier qu’il donnerait cent livres sterling de pension à celui qui livrerait le prince mort ou vif, l’avarice fit taire l’humanité. Craff crut sauver son honneur en prenant parole d’Édouard qu’on n’attenterait point sur la vie du prince. La haine n’est pas plus généreuse que l’avarice.

Édouard se fit amener le prince de Galles, et lui demanda comment il avait osé rentrer en Angleterre. Le jeune prince répondit avec fermeté que son père, son aïeul et son bisaïeul ayant été rois d’Angleterre par le sang, par la vertu et par le choix des peuples, il était venu se mettre en possession d’une couronne qui ne pouvait appartenir qu’à lui. Édouard irrité de cette réponse souilla sa victoire par une action barbare. Il frappa au visage ce malheureux prince, et dans l’instant Clarence, Gloucester et Hastings se jetèrent sur lui et le poignardèrent. Gloucester courut tout de suite à Londres et plongea dans le sein de Henri le poignard teint du sang de son fils. Ainsi périt Henri VI prince digne de compassion par ses malheurs, que ses vertus pourraient faire mettre au nombre des bienheureux, et peu distingué parmi les rois. Commines, Forestel, et la lettre d’Édouard au duc de Bourgogne assurent que le prince de Galles périt dans le combat ; mais outre que la barbarie exercée sur le père fait aisément croire celle dont on usa à l’égard du fils, je rapporte sa mort sur le témoignage d’Habington, auteur de la vie d’Édouard, de Biondi, historien des guerres civiles d’Angleterre, et d’un manuscrit du temps. Tous trois s’accordent à dire que le prince de Galles fut pris à la journée de Teukesbury et tué ensuite de sang froid. Commines et Forestel n’ont écrit que d’après la lettre d’Édouard. Il est assez naturel de penser que le prince de Galles ayant été tué presque sur le champ de bataille, Édouard plus honteux que repentant de son action, aura tâché d’en couvrir l’horreur dans sa lettre.

La reine ayant été prise sur le champ de bataille, fut conduite à Londres et enfermée dans la tour, d’où elle ne sortit que plusieurs années après par la protection de Louis XI.

Le reste des malheureux échappés au massacre se retira dans l’abbaye de Teukesbury. Édouard s’y présenta, et les demanda tous. L’abbé et les religieux sortirent au-devant de lui, tenant en main le saint sacrement, et implorant la clémence du vainqueur. Édouard jura qu’il pardonnerait aux prisonniers ; mais toujours parjure et cruel, il fit trancher la tête au duc de Somerset et aux principaux prisonniers. Rien ne donne mieux l’idée du génie anglais, que la rapidité des révolutions. Édouard regagna en moins de trois semaines un royaume qu’il avait perdu en dix jours. Il n’ignorait donc pas qu’en Angleterre un parti n’est pas détruit pour être vaincu : une étincelle y produit un incendie. Il avait encore de l’inquiétude sur le comte de Pembroke et sur le bâtard de Falcombrige qui ravageaient les environs de Londres. Il marcha contre ce dernier, le surprit dans Sandwich, et lui fit trancher la tête. Tandis qu’Édouard assurait la tranquillité de la capitale, Vanghan qu’il avait détaché contre Pembroke, tomba dans une embuscade et y périt. Ce succès ne mettant pas Pembroke en état de résister à Édouard, il s’embarqua avec le jeune comte de Richemont son neveu. Une tempête les jeta sur les côtes de Bretagne où ils furent arrêtés et restèrent longtemps prisonniers.

La révolution arrivée en Angleterre changeait entièrement les intérêts de cette couronne avec la France. Les ambassadeurs que Louis XI avait envoyés auprès de Henri VI avaient signé avec ce prince une trêve de dix ans, et un traité par lequel les anglais devaient se déclarer contre le duc de Bourgogne, et fournir à la France un corps de dix mille archers, qu’on appelait de Maison, et qui passaient pour les meilleures troupes d’Angleterre. Le duc de Guyenne était compris dans le traité ; tout paraissait concourir à l’abaissement de la maison de Bourgogne et à mettre le roi au-dessus de ses ennemis, lorsque ces projets s’évanouirent par la mort de Henri VI et du comte de Warwick. Louis XI craignait qu’Édouard ne tournât ses armes contre lui, non-seulement par ressentiment, mais encore pour occuper les anglais, et les distraire de la guerre civile par une guerre étrangère.

Le roi ne doutant point que ses ennemis ne recommençassent leurs intrigues, en cherchant à séduire le duc de Guyenne, engagea ce prince à le venir joindre en Picardie, et le retint auprès de lui pendant le reste de la campagne. Il lui faisait rendre tous les honneurs qui pouvaient le flatter, et comblait de présents ceux qui avaient du crédit sur son esprit. Malicorne était alors le favori, c’est-à-dire, le maître du duc de Guyenne ; le roi le gagna en lui donnant la baronnie de Médoc.

Louis étant de retour à Paris, n’oublia rien pour plaire au peuple ; il se trouva à l’hôtel de ville la veille de la Saint-Jean, et alluma le feu : cette circonstance frivole en apparence, ne l’était pas à ses yeux. Il affectait de se trouver dans les fêtes publiques, il avait remarqué que le peuple est plus sensible à cette familiarité de son prince, qu’à des bienfaits dont les principes sont cachés, et dont les sujets jouissent presque sans s’en apercevoir ; il n’ignorait pas qu’on avait répandu dans Paris des chansons contre lui et contre ses ministres, sur la trêve qu’on venait de conclure avec le duc de Bourgogne, dans le temps où l’on pouvait pousser les conquêtes plus loin.

Ces plaisanteries peu respectueuses naissent plus de la légèreté que de la malignité de la nation ; mais elles ne laissaient pas de déplaire au roi, parce qu’on lui reprochait avec raison de n’avoir pas su profiter de ses avantages. En effet le caractère défiant de ce prince, en lui faisant prévoir trop d’écueils, l’empêchait quelquefois de profiter des circonstances. Louis reconnut qu’il avait fait une faute, lorsqu’il apprit que le duc de Bourgogne levait des troupes, et venait de rompre la trêve, sous prétexte qu’on ne lui rendait pas les villes qu’on lui avait promises. Le roi ne trouva point d’autre moyen de prolonger la trêve, qu’en lui faisant remettre plusieurs petites places. On augmenta de part et d’autre le nombre des conservateurs. Les précautions qu’on prenait pour assurer la foi des traités, ne servaient qu’à faire voir qu’on y devait peu compter. Indépendamment des guerres que le roi était obligé de soutenir en son nom, il se trouvait souvent engagé dans celles des autres états. Les troubles qui s’élevèrent en Savoie, lui donnèrent de nouveaux embarras.

Philippe le prince de Bresse, les comtes de Romont et de Genève se plaignaient de la faiblesse du duc Amédée leur frère, et de ce que la duchesse Yolande leur belle-sœur remettait toute l’autorité à Miolans, à Bonivard évêque de Verceil, et à Doloy. Les trois princes firent soulever les peuples ; le duc et la duchesse n’étant pas en état de leur résister, se retirèrent dans le château de Montmélian. Ils y furent aussitôt assiégés et forcés de capituler. Le duc fut conduit à Chambéry, et la duchesse se retira à Aspremont, d’où elle écrivit au roi son frère pour lui demander du secours. Louis donna ordre au comte de Comminges gouverneur du Dauphiné, d’assembler l’arrière-ban et les francs archers de la province. Le commandement de cette armée était destiné à Charles de Savoie que le roi avait élevé auprès de lui ; mais ce jeune prince étant mort dans ce temps-là, le comte de Comminges entra en Savoie, surprit le château d’Aspremont, délivra la duchesse Yolande, et la conduisit à Grenoble où elle fut reçue avec les mêmes honneurs qu’on avait autrefois rendus au roi étant dauphin.

Ce n’était pas assez pour le roi d’avoir mis sa sœur en liberté, s’il ne lui rendait l’autorité. Il engagea le duc de Milan à signer une ligue avec elle, et y fit entrer le roi de Naples, la république de Florence, les ducs de Ferrare et de Modène, les suisses et le marquis de Montferrat. Crussol et Ruffec de Balzac eurent ordre de se joindre au comte de Comminges, et d’assiéger Chambéry. Le comte de Romont et du Lau s’y étaient jetés pendant que les princes de Savoie s’avançaient pour les soutenir et faire lever le siège.

L’armée du roi et celle des princes de Savoie étaient déjà en présence ; mais le comte de Comminges avait ordre d’éviter le combat, en attendant que le roi envoyât Du Châtel pour travailler à un accord. Les ambassadeurs des cantons de Berne et de Fribourg arrivèrent sur ces entrefaites, et firent un traité provisionnel, par lequel la ville et le château de Chambéry seraient remis entre leurs mains, et gardés au nom du duc et de la duchesse de Savoie, jusqu’à ce qu’il en eût été autrement décidé par Du Châtel qui arriva bientôt avec du Lude bailli de Cotentin, et Royer bailli de Lyon. Ils conférèrent avec les ambassadeurs suisses et conclurent la paix entre le duc, la duchesse et les princes de Savoie, aux conditions que toutes les places seraient remises entre les mains du duc ; que les ambassadeurs nommeraient huit chevaliers d’une probité reconnue, qui avec les deux maréchaux de Savoie seraient de tous les conseils ; que les princes de Savoie y auraient pareillement entrée, excepté lorsqu’il y serait question de leurs affaires personnelles. À l’égard des articles qui restaient à régler, on s’en remit au jugement du roi, qui en déciderait avec les ambassadeurs, sans que l’espèce de souveraineté qu’on lui déférait à cet égard, pût tirer à conséquence en toute autre affaire.

Quoiqu’il ne se fît rien que de l’avis des ambassadeurs et des principaux du pays, le duc et la duchesse en marquèrent peu de reconnaissance au roi.

Pendant les troubles de Savoie on perdit en France le prince le plus ami de la paix, Charles comte d’Eu, dernier prince de la branche royale d’Artois. Il descendait de Robert comte d’Artois, frère de Saint Louis. Charles tâcha toujours par sa conduite d’effacer le souvenir de la révolte de son bisaïeul Robert III. Il avait été fait prisonnier à la bataille d’Azincourt, et revint en France en 1438. Il avait toutes les vertus solides, sans en affecter l’éclat ; peu touché d’une fausse gloire, il pensait que celle d’un prince qui n’est pas né sur le trône, est d’en être l’appui, et trouva sa véritable gloire dans sa fidélité pour son roi, et ses services pour l’état. Le roi donna le comté d’Eu au connétable de Saint Pol, à qui il l’avait promis en le mariant avec Marie de Savoie, sœur de la reine, sans avoir égard aux droits du duc de Nevers, neveu et héritier du comté d’Eu.

Le pape Paul II mourut vers ce temps-là. Ce pontife malgré l’avarice qu’on lui a reprochée, eut soin de donner la subsistance aux ecclésiastiques qui étaient dans l’indigence ; il voulut que le nombre des cardinaux fût fixé à vingt-quatre, et qu’on ne pût parvenir à cette dignité avant l’âge de trente ans, et après avoir enseigné le droit ou la théologie. François de La Rovere, de l’ordre de saint François, lui ayant succédé sous le nom de Sixte IV le roi envoya lui faire compliment. Ce prince recherchait l’amitié du nouveau pontife, afin de l’empêcher de donner les dispenses qu’on sollicitait pour le mariage du duc de Guyenne avec Marie fille unique du duc de Bourgogne. Il savait que le chancelier de Bretagne et l’abbé de Bégards avaient eu en passant à Orléans de secrètes conférences avec le duc de Guyenne, il ne pouvait pas douter que ce mariage n’en fût le sujet.

En effet, ce prince s’étant retiré en Guyenne, manda Lescun, et fit mettre ses places en état de défense. Le duc de Bretagne fit en même temps donner avis au duc de Bourgogne des dispositions du duc de Guyenne. Le roi fut instruit de cette intrigue par Olivier le Roux, qui en revenant d’Espagne où il était allé traiter du mariage du duc de Guyenne avec l’infante Jeanne, passa à Mont-De-Marsan pour y voir le comte de Foix. Le Roux ayant été logé par hasard dans la chambre qu’avait occupée Henri Millet envoyé du duc de Bretagne, y trouva plusieurs lettres déchirées dont il rassembla les morceaux. Quoique le sens n’en fût pas bien clair, il vit qu’il y était beaucoup parlé de Saint Quentin, d’Amiens, d’alliances et d’intrigues secrètes. Il les envoya au roi, et lui manda qu’Édouard avait envoyé un ambassadeur aux ducs de Bourgogne et de Bretagne pour les assurer qu’il était prêt de déclarer la guerre à la France, et qu’il comptait tomber sur la Normandie et sur la Guyenne ; il ajoutait que le duc de Bourgogne avait des intelligences à la cour de France, et que le roi devait se défier de ceux qui approchaient le plus près de sa personne ; qu’il y avait eu de grandes conférences entre le duc de Guyenne, le comte de Foix, Lescun, le gouverneur de La Rochelle et plusieurs autres ; que tous s’étaient donné leurs scellés ; que cependant le comte de Foix jurait qu’il n’avait pas donné le sien ; mais qu’il se plaignait du roi, et prétendait qu’il était en état de lui nuire ou de lui rendre les plus grands services ; que si le comte de Foix n’était pas entré dans le complot, son discours prouvait du moins qu’il y en avait un. Avant que le roi eût reçu la lettre d’Olivier Le Roux, il avait déjà des soupçons contre son frère : pour s’en éclaircir, il avait envoyé Du Bouchage en Guyenne, avec ordre de voir Beauveau évêque d’Angers, qui était auprès de monsieur, de se concerter ensemble, et de savoir si l’on avait envoyé à Rome l’évêque de Montauban pour solliciter les dispenses dont on a parlé. Du Bouchage était chargé de déclarer les soupçons du roi au duc de Guyenne, et de lui dire que pour les faire cesser, il n’avait qu’à protester hautement qu’il ne prétendait ni demander les dispenses, ni s’en servir ; qu’il renonçait à toute alliance avec le duc de Bourgogne ennemi déclaré de la France ; et qu’à cette condition le roi était prêt de renouveler avec son frère tous les serment qu’il avait faits sur la croix de saint Lô. Il paraît que cette croix de saint Lô était alors le dernier sceau du serment, et souvent l’occasion du parjure.

À peine Du Bouchage était-il parti de Tours, que Guyot de Chesnay y arriva de la part du duc de Guyenne et de Lescun pour proposer le mariage du duc avec mademoiselle de Foix. Le roi écrivit à Du Bouchage qu’il ne voulait pas plus consentir à ce mariage qu’à celui de l’héritière de Bourgogne, et qu’il ne manquât pas de s’y opposer ouvertement ; que monsieur devait tout espérer, même de partager l’autorité royale, s’il se mariait au gré du roi, et qu’il renonçât absolument aux alliances qu’on lui proposait.

Louis n’eut pas plutôt fait partir cette lettre qu’il reçut celle d’Olivier le Roux, dont je viens de parler. Ses inquiétudes redoublaient à chaque instant, il écrivait continuellement à Du Bouchage sur tous les avis qu’il recevait. Les soupçons du roi n’étaient que trop fondés ; monsieur avait donné son blanc-seing pour traiter de son mariage avec Marie de Bourgogne ; celui qu’il faisait proposer avec Mademoiselle de Foix n’était que pour écarter les soupçons. Monsieur n’avait jamais abandonné le dessein d’épouser Marie de Bourgogne ; et pour presser le duc de conclure, il lui fit dire que le roi lui proposait sa fille Anne de France, avec le Rouergue, l’Angoumois, le Poitou et le Limousin, plusieurs autres terres, cinq cents lances et la lieutenance générale du royaume. Le duc de Guyenne pouvait exagérer les offres du roi ; mais il est certain que Louis XI ne redoutait rien tant que le mariage de son frère avec l’héritière de Bourgogne. La plus grande partie de cette année se passa en négociations : le roi fit dire au duc qu’il désirait sincèrement de vivre en bonne intelligence avec lui ; que la tranquillité de l’Europe dépendait de leur union, et qu’il voyait à regret qu’on cherchait à semer la division entre eux. Le duc fit réponse au roi, que pour établir la paix il fallait qu’il commençât par lui restituer les places qu’il lui retenait ; qu’il prouverait par là qu’il désirait véritablement son amitié.

Le roi comprit aisément que tout se disposait à la guerre, et qu’il y avait une ligue formée contre lui. Le duc de Bretagne avait défendu qu’il sortît de ses ports aucuns navires sans escorte ; le comte de Foix se plaignait du roi, et cherchait à aigrir les esprits contre le gouvernement ; la noblesse de Rouergue paraissait mal intentionnée. Louis ne négligeait pas les avis qu’il recevait de toutes parts, il donna des ordres secrets pour tenir les troupes en état, sans les faire sortir de leurs quartiers. Il envoya Compain conseiller au parlement, et Raguier un des secrétaires, pour empêcher Sixte IV de donner les dispenses. Ils représentèrent au pape que le degré de parenté était trop proche, et l’informèrent de ce qui s’était passé au sujet de l’apanage de monsieur, qui montait à plus de soixante mille livres, quoiqu’il fût fixé par les lois à douze mille ; que monsieur s’était engagé par serment à renoncer à l’alliance de Bourgogne ; et que de plus il avait envoyé le comte de Boulogne épouser en son nom Jeanne, fille du roi de Castille ; que la cérémonie en avait été faite, et qu’on ne pouvait rompre de pareils engagements, sans se mettre dans la nécessité de faire une guerre injuste.

Le roi priait le pape d’annuler par une bulle expresse les dispenses qu’il pourrait avoir données, ou si elles ne l’étaient pas encore, de lui envoyer une promesse de ne les jamais accorder. En reconnaissance de ce service, Louis s’engageait à ne jamais permettre le rétablissement de la pragmatique, et offrait d’en donner toutes les sûretés que sa sainteté pourrait exiger. Le roi demandait en même temps un chapeau de cardinal pour Charles de Bourbon, archevêque de Lyon. Le duc de Bourgogne ne gardant plus de ménagements, avait déjà donné ses pouvoirs à l’évêque de Tournay, à Artus de Bourbon, et à Carondelet pour faire avec Jean de Lucena ambassadeur de Ferdinand et d’Isabelle roi et reine de Sicile, prince et princesse de Castille, une ligue offensive et défensive contre le roi. Le roi d’Aragon, père de Ferdinand, qui avait signé avec Louis XI un traité de neutralité dans les guerres entre la France et les états de Bourgogne, s’engagea par celui-ci à se déclarer pour le duc de Bourgogne contre la France. On ne peut assez s’étonner du peu de foi qui régnait alors entre les princes.

Le duc de Bourgogne ayant conclu cette ligue, donna une déclaration portant que tous ses pays étaient exempts de vassalité envers la couronne de France, attendu l’infraction faite par le roi au traité de Péronne, et défendit à tous ses sujets de relever aucun appel en la cour de parlement. Le roi ignorait, suivant toutes les apparences, la ligue et la déclaration du duc, qui ne fut publiée que le 25 janvier de l’année suivante ; car il donna ordre à La Trémouille et à Doriole, qui étaient auprès du duc de Bourgogne, de conclure le traité commencé avec Ferry de Clugny, par lequel ces princes étaient convenus de s’assister mutuellement envers et contre tous. Par ce traité le duc abandonnait les ducs de Guyenne et de Bretagne ; le dauphin devait épouser la fille du duc de Bourgogne ; et au cas que ce mariage ne se fît pas, le duc promettait de ne la jamais donner au duc de Guyenne. Le roi s’engageait pareillement de ne jamais lui donner sa fille, moyennant quoi le roi rendait au duc, Amiens, Saint Quentin, Roye, Montdidier et tout ce qu’il avait pris pendant les dernières guerres. Ces princes devaient prendre l’ordre de chevalerie l’un de l’autre ; et il était dit que ce traité n’était pas seulement de paix, mais d’amitié, de considération spéciale, et de fraternité.

Rien n’était plus sage qu’un tel projet ; mais la confiance qui est l’âme des traités, ne pouvait s’établir entre deux princes qui se faisaient la guerre plutôt par haine, que par raison d’état. Le duc voulait avoir les places avant de remettre les lettres de sûreté que le roi exigeait, et Louis prétendait qu’on commençât par donner les lettres. C’était pour trouver quelqu’accommodement que le duc de Bourgogne conférait avec La Trémouille et Doriole sur les moyens d’affermir la paix dans le temps même qu’il venait de conclure un traité directement contraire à celui qui se négociait. On proposa de part et d’autre plusieurs voies de conciliation, sans convenir d’aucune : le roi pressait ses ambassadeurs de conclure ; mais le duc faisait toujours naître quelque difficulté ; et rien n’avançait.

Pendant qu’on amusait les ambassadeurs, toutes les affaires du roi étaient suspendues, et celles de Catalogne allaient fort mal. Jean de Lorraine avait succédé au duc de Calabre dans le commandement des troupes qui faisaient la guerre au nom de René roi de Sicile ; mais elles n’avaient pas dans leur nouveau général la même confiance que dans son prédécesseur. Jean de Lorraine se tint toujours sur la défensive, et s’appliqua uniquement à conserver Barcelone où il s’enferma. Le roi d’Aragon maître de la campagne le fut bientôt de Gironne ; la perte de cette ville entraîna celle de plusieurs autres où le roi d’Aragon mit des garnisons, qui faisant des courses jusques sous les remparts de Barcelone, la tenaient comme bloquée. Jean de Lorraine fit tenter une sortie par Guerri ; mais celui-ci fut repoussé par Alphonse bâtard d’Aragon, et se sauva dans la tour de Fabregue où il fut assiégé. Dom Denis de Portugal étant sorti à la tête de six vingt maîtres, et de quatre mille hommes d’infanterie pour dégager Guerri, Alphonse d’Aragon vint à sa rencontre, et l’attaqua avec tant de vigueur, qu’il le battit et le poursuivit jusqu’aux portes de Barcelone. On ne doutait point que le roi d’Aragon ne profitât de ses avantages pour entrer dans le Roussillon. Le roi ayant besoin d’un homme expérimenté dans cette province, et voulant employer ailleurs Tanneguy Du Châtel, qui en était gouverneur, permit à Du Lau, qui était rentré en grâce, de traiter de ce gouvernement moyennant vingt-quatre mille écus. Ce fut par là que s’introduisit la vénalité des charges.

Les inquiétudes que les affaires de Roussillon donnaient au roi étaient encore augmentées par celle que lui causait son frère. L’espérance d’épouser Marie de Bourgogne remplissait la tête du duc de Guyenne de mille projets vastes : plus l’esprit est faible, plus il imagine de chimères. Ceux qui approchaient le duc le connaissaient trop pour lui donner des conseils qu’il était incapable de suivre, et ne songeaient qu’à le flatter pour se l’asservir. Sa faveur était alors partagée entre Odet Daidie seigneur de Lescun, son ministre, et Collette de Jambes Dame de Montsoreau, sa maîtresse. Malicorne, jaloux de Lescun, s’était joint à la cabale des femmes qui l’emportait souvent : le poison était assez communément le moyen qu’on employait de part et d’autre contre ses concurrents. Si la maison du duc de Guyenne eût été plus unie, elle n’en aurait été que plus à craindre pour la tranquillité de l’état. Ce prince était toujours prêt à se joindre aux mécontents, qui étaient en grand nombre. Le comte de Foix se plaignait que le roi lui eût refusé la tutelle des enfants du prince de Vianne, pour la donner à Magdeleine de France leur mère. La duchesse de Savoie oubliant les obligations qu’elle avait au roi, s’était liguée avec le duc de Guyenne, et tâchait d’engager dans son parti le duc de Milan, son beau-frère. Le duc de Bretagne et le roi d’Aragon pouvaient former une ligue redoutable ; et l’on disait que le duc de Bourgogne serait incessamment en Guyenne. Il suffisait d’ailleurs d’être mal auprès du roi pour être accueilli de son frère. Le comte d’Armagnac se réfugia auprès de lui, et fut rétabli dans ses biens. Charles d’Albret, connu sous le nom de cadet d’Albret ou de saint Basile, comptant sur la même protection, voulait s’emparer des biens d’Alain d’Albret son neveu, aîné de la maison, qui ayant été élevé auprès du roi, avait par là un titre pour déplaire au duc de Guyenne. Alain, pour prévenir les murmures de son oncle, alla rendre son hommage au duc de Guyenne. Le duc le pressa ensuite de demeurer auprès de lui ; mais Alain répondit qu’il ne serait pas digne de ses bontés, s’il oubliait celles qu’il avait éprouvées de la part du roi.

Sur ces entrefaites on apprit à la cour que le duc de Guyenne était dangereusement malade, et que la Dame de Montsoreau avait été empoisonnée par frère Jean Fauve Deversois, abbé de saint Jean d’Angely. Ce moine lui avait donné le poison dans une pêche. On soupçonnait que c’était un coup de la cabale de Lescun. Il fallait que la Dame De Montsoreau n’eût pas eu le moindre soupçon contre l’abbé d’Angely ; car elle le nomma un de ses exécuteurs testamentaires.

La mort de la Dame de Montsoreau donna au duc de Guyenne beaucoup de crainte pour lui-même : sa maladie augmentait tous les jours. Il semblait vouloir se dissimuler son état par le nombre de ses projets. Il envoya Suplainville, vice-amiral de Guyenne, et Henri Malet bailli de Montfort, pour presser le duc de Bourgogne de conclure : leurs instructions rappellent tous les prétendus sujets de plaintes de monsieur contre le roi. Il dit qu’on ne cherche qu’à le dépouiller de la Guyenne ; que le roi est prêt d’y entrer à la tête d’une armée, et que cependant il le fait tenter par les offres les plus avantageuses, qui sont celles qu’on a déjà vues ; mais qu’il ne veut rien écouter, et qu’il préfère son mariage avec Marie de Bourgogne à tous les partis qu’on pourrait lui proposer.

Le roi étant instruit de tout ce qui se passait dans la maison de son frère, envoya au duc de Bourgogne La Trémouille, Doriole et Olivier Le Roux avec de nouvelles instructions qui portaient, que pour trancher toutes difficultés, il était bon de s’en rapporter à la décision de six arbitres ; qu’il nommerait le connétable, l’évêque de Langres et le président Boullanger pour les siens ; que le duc choisirait les trois autres ; et que s’ils ne s’accordaient pas, on prendrait pour surarbitre le cardinal Bessarion légat en France, ou tel autre dont les six arbitres conviendraient. Le duc au lieu de se porter à un accommodement, persistait à demander la restitution des villes qu’on lui avait prises : le roi prétendait les avoir à juste titre, et que c’était beaucoup que de mettre en arbitrage un droit certain ; au surplus il offrait de prolonger la trêve pour trois mois, sans y comprendre les ducs de Guyenne et de Bretagne, ou du moins sans qu’il en fût fait un article par écrit. Le duc de Bourgogne consentit à la prolongation de la trêve jusqu’au 15 de juin ; mais il voulut que les ducs de Guyenne, de Bretagne et de Calabre y fussent compris nommément. Pendant que le roi faisait négocier avec le duc de Bourgogne, il mettait ses provinces en état de défense : il avait envoyé en Normandie un héraut d’armes déclarer au duc de Bretagne qu’il était surpris des préparatifs de guerre qu’il lui voyait faire ; qu’il ne croyait pas que le duc voulût manquer à sa parole ; mais que si cela arrivait, il ferait voir à tous les princes chrétiens, qui avait tort ou raison. Le duc fit réponse ;

qu’il n’avait jamais donné sujet de le soupçonner de manquer à sa parole ; qu’il s’était toujours fié à celle du roi, et que lui et ses sujets ne s’en trouvaient pas mieux ; qu’il traitait également bien les français et ses sujets, au lieu que les bretons éprouvaient toutes sortes de vexations de la part du roi ; que leurs marchandises étaient surchargées d’impôts ; qu’on les ruinait par des confiscations ; qu’on enlevait leurs navires ; qu’on les insultait jusques dans leurs ports ; que le roi avait voulu engager les écossais à faire une descente en Bretagne, et avait promis de livrer ce duché au roi d’Écosse. à l’égard des préparatifs de guerre dont le roi se plaignait, que la trêve étant prête d’expirer, il croyait devoir se mettre en état de défense ; qu’il ne faisait en cela rien de contraire aux traités, et que si l’on en venait aux voies de fait, il saurait défendre son honneur ; ainsi que tout prince est obligé de le faire.

Le duc de Bretagne ayant donné cette déclaration aux hérauts, chargea Nicolas de Kermeno et Souplainville, que le duc de Guyenne lui avait envoyés, d’en aller rendre compte au duc de Bourgogne, et de lui dire que le duc de Guyenne lui avait envoyé deux scellés, par l’un desquels ce prince s’engageait de faire rendre au duc de Bourgogne Amiens, Roye, Montdidier, Saint Quentin, et tout ce qu’on lui retenait au préjudice du traité de Péronne ; par l’autre il promettait de ratifier tout ce qui serait réglé dans le traité d’alliance perpétuelle qu’il désirait faire avec le duc de Bourgogne, pourvu qu’il exécutât sa parole au sujet du mariage de sa fille, et qu’à cette condition le duc de Guyenne allait faire marcher ses archers et son arrière-ban. Il paraît par cette instruction que le duc de Bretagne avait déjà fait dire au duc de Bourgogne à peu près les mêmes choses ; il ajoute dans celle-ci qu’il fait solliciter Édouard de lui envoyer six mille archers ; et il prie le duc de Bourgogne de joindre ses instances aux siennes.

Louis XI apprit bientôt par un espion qu’il avait en Bretagne, que le duc mettait ses armées de terre et de mer en état, et que ses vaisseaux étaient prêts de sortir des ports de Brest et de Saint Malo. Les plaintes du duc de Bretagne au sujet de la promesse qu’il supposait que le roi avait faite à celui d’Écosse de le mettre en possession de la Bretagne, n’étaient fondées que sur une commission donnée à Concressault, pour presser le roi d’Écosse de mettre en mer le plus grand nombre de vaisseaux qu’il pourrait, et de tirer des troupes de Danemark : il n’y est point parlé du duc de Bretagne ; mais il y a apparence que Louis avait des desseins qui pouvaient regarder ce prince. Tandis que Louis se préparait à la guerre, il ordonnait des prières pour la paix. Comme il avait une dévotion particulière à la vierge, il voulut que tous les jours à midi on récitât trois fois la salutation angélique, un genou en terre. Ce prince toujours inquiet et agité, faisait des voeux pour la paix, levait des troupes, négociait, assemblait son armée, cherchait à désarmer ses ennemis, se tenait prêt à les combattre. Guillaume Chartier évêque de Paris mourut dans ce temps-là. Ce prélat avait toutes les vertus de son état, chéri des pauvres qu’il soulageait, aimé du peuple qu’il édifiait ; il aurait dû se renfermer dans son église, au lieu qu’il voulut quelquefois se mêler d’affaires pour lesquelles il n’avait ni les lumières ni les talents nécessaires. Son zèle aveugle l’emportait au-delà de ses devoirs. Lorsque les princes ligués étaient devant Paris, il avait voulu les y recevoir pendant l’absence du roi. Ses vues tendaient à la paix ; mais il aurait perdu le royaume, si l’on eût suivi ses conseils. Louis XI en conserva toujours du ressentiment ; et sitôt qu’il apprit la mort de l’évêque, il envoya au prévôt des marchands des lettres portant les sujets de plaintes qu’il avait eues contre ce prélat, et voulut qu’on les mît dans son épitaphe.

Le duc de Guyenne commençait à se défier de ceux qui l’approchaient. Les princes ne sont pas assez heureux pour avoir des amis ; et dans leurs derniers moments ils ne trouvent pas toujours de l’obéissance. Le duc ayant exigé de ses gendarmes un nouveau serment de fidélité, plusieurs refusèrent de le faire. Ses officiers et ses partisans le voyant s’affaiblir de jour en jour, l’abandonnaient, tournaient leurs vues du côté du roi, et cherchaient à regagner ses bonnes grâces. D’Archiac rendit une place qu’il tenait pour le duc de Guyenne : le roi ne lui en sut pas beaucoup de gré, il avait compté punir D’Archiac, qui l’ayant quitté par ingratitude, ne revenait que par nécessité. Il écrivit à Du Châtel de ne point attaquer de places, parce qu’il faudrait peut-être les rendre, au lieu qu’on les aurait toutes, si la paix se faisait. Peu de temps après le roi voyant qu’il n’y avait aucun fond à faire sur les propositions du duc de Bourgogne, manda à Du Châtel et à Crussol, qu’il approuvait l’entreprise qu’ils lui proposaient sur La Rochelle, et que si elle réussissait, il s’y rendrait aussitôt. Les affaires changèrent de face par la mort du duc de Guyenne. Ce prince reconnaît par son testament le roi pour son héritier, le fait son principal exécuteur, lui demande pardon, et lui pardonne réciproquement ; il le prie de payer ses dettes et de récompenser ses officiers ; il nomme pour exécuteurs de son testament, après le roi, Artus de Montauban archevêque de Bordeaux, Roland le Cosic son confesseur, Mechineau son premier chapelain, Lescun, Malicorne, Roger de Grammont et Lenoncourt. On prétendit que le duc de Guyenne était mort empoisonné. Soit que Lescun voulût écarter les soupçons qu’on pouvait avoir contre lui, soit par la douleur d’avoir perdu son maître, ou plutôt sa fortune, il arrêta l’abbé de saint Jean d’Angely et Henri La Roche officier de la bouche de ce prince, tous deux accusés d’être complices de sa mort. Lescun conduisit l’un et l’autre en Bretagne pour les faire brûler : il eut même l’insolence de répandre que ce crime avait été fait par ordre du roi.

Le duc de Bourgogne publia à ce sujet le manifeste le plus affreux. Il avança que le roi avait en 1470 corrompu Baudouin bâtard de Bourgogne, Jean d’Arson et Chassa pour l’empoisonner ; qu’il venait enfin de faire mourir le duc de Guyenne par poison, maléfices et sortilèges ; que le roi était coupable de crime de lèse-majesté envers la couronne, les princes et la république ; qu’il était parricide, hérétique, idolâtre ; et que tous les princes devaient s’unir contre lui.

Le roi ne répondit pas à ces invectives par une apologie indigne de la majesté, il demeura longtemps dans le silence ; mais comme ce silence même pouvait être pris pour un aveu tacite, il nomma des commissaires pour travailler au procès de l’abbé de saint Jean et de La Roche, avec ceux que le duc de Bretagne nommerait. Les commissaires du roi étaient Hélie de Bourdeille archevêque de Tours, l’évêque de Lombez, Jean De Popincourt président du parlement, Bernard Lauret président de Toulouse, Pierre Gruel président de Grenoble, et Roland de Cosic breton d’origine, confesseur du feu duc de Guyenne, et qui en qualité d’inquisiteur de la foi, avait instruit le procès des coupables pendant qu’ils étaient dans les prisons de Bordeaux.

Le roi fit partir ces commissaires avec des lettres adressées au duc de Bretagne, au chancelier Chauvin et à Lescun. Il y déclarait que tous les princes devaient désirer qu’un crime aussi détestable fût prouvé, et que les coupables fussent punis ; qu’il était de l’intérêt général que tous les complices et adhérents fussent connus ; qu’il pourrait réclamer comme ses justiciables l’abbé de saint Jean et La Roche qui étaient nés, et avaient commis le crime en France, que néanmoins il consentait que leur procès fût fait à Nantes ; que de plus il demandait que le duc de Bretagne nommât de sa part des commissaires pour travailler avec ceux qu’il envoyait. Indépendamment de cette instruction les commissaires du roi en avaient une particulière, par laquelle il leur était spécialement recommandé de ne rien faire qu’en présence de Roland de Cosic inquisiteur de la foi, qui ne pouvait pas être suspect, ayant assisté le duc de Guyenne à la mort, et s’étant retiré ensuite en Bretagne.

Le roi voulait que tout se fît avec éclat, que Jean de Chaissaignes président de Bordeaux qui avait commencé le procès, et le vicaire de l’archevêque, fussent entendus ; qu’en interrogeant les accusés, on leur demandât si le roi avait eu connaissance du crime, ou s’ils avaient été induits à l’accuser ; et qu’on écrivît fidèlement leurs réponses. Les commissaires menèrent avec eux deux notaires apostoliques ; un d’eux devait être porteur des originaux et les rendre à l’archevêque de Tours en présence du duc, à qui l’archevêque les remettrait ensuite. Les commissaires avaient ordre de ne lire leurs instructions au duc qu’en plein conseil, et les notaires devaient prendre acte de ce que le duc répondrait, et charger leur procès verbal du refus ou du retardement qu’il ferait de faire travailler au procès.

Les précautions que le roi prit n’ont pas empêché que la calomnie n’ait prévalu, et qu’on n’ait ajouté foi à Brantôme qui écrivait longtemps après :

il dit avoir appris d’un vieux chanoine, que personne ne s’était aperçu que Louis XI eût fait mourir son frère ; mais qu’un jour faisant ses prières à Clery, son fou l’entendit qui demandait pardon de la mort de son frère qu’il avait fait empoisonner par ce méchant abbé d’Angely.

on ne peut trop s’étonner de l’espèce de témoin dont Brantôme s’appuie ; mais de tous temps la malignité des hommes a suppléé à l’autorité qui manque aux satyriques. Il n’est pas vrai qu’on n’eût pas soupçonné Louis XI de la mort du duc de Guyenne, puisque le duc de Bourgogne l’en accusa par un manifeste. Claude Seyssel, ennemi déclaré de Louis XI se contente de dire :

plusieurs y a qui disent, ce que toute-fois je n’affirme pas, que Louis XI fut cause de faire mourir son frère par poison ; mais bien est chose certaine qu’il n’eut jamais fiance en lui, tant qu’il vêquit, et ne fut pas déplaisant de sa mort.

Quoique la commission dont je viens de parler n’ait été nommée que dix-huit mois après la mort du duc de Guyenne (22 novembre 1473) j’ai cru devoir rapporter tout de suite ici ce qui concerne cette affaire. Il paraît par ce qu’on vient de voir que le duc de Guyenne fut empoisonné ; que l’abbé de Saint Jean d’Angely fut l’auteur du crime, et que La Roche fut son complice : on ne voit pas aussi clairement ceux qui conseillèrent ce forfait. Le roi fut délivré par la mort de son frère de beaucoup de cabales et d’inquiétudes ; mais ce n’est pas assez pour le soupçonner d’y avoir eu part. Ses ennemis avaient les coupables entre leurs mains ; ils n’auraient pas manqué de rendre leurs dépositions publiques, si elles eussent chargé ce prince. L’abbé de saint Jean était accusé d’avoir empoisonné la Dame de Montsoreau, et l’on soupçonnait que c’était à l’instigation de Lescun ennemi et jaloux du crédit de cette femme ; mais Lescun n’avait aucune raison d’en vouloir à la vie d’un prince auprès de qui il restait sans concurrents. Il est assez vraisemblable que le duc fut empoisonné sans dessein formé, et parce qu’on ne prévoyait pas qu’il mangerait, comme il le fit, la moitié de la pêche empoisonnée qui fut présentée à sa maîtresse. Si Lescun avait donné ordre à l’abbé d’empoisonner la Dame De Montsoreau, comment osait-il le faire arrêter, et ne craignait-il pas qu’il l’accusât ? Peut-être que l’abbé fit le premier crime pour plaire à Lescun, dans la cabale de qui il était entré, et sans en avoir reçu d’ordre formel ; peut-être aussi que Lescun ne le fit arrêter que pour écarter tout soupçon de complicité, et qu’il travaillait secrètement à lui sauver la vie, ou du moins à l’empêcher de parler. En effet, il est assez singulier qu’après l’éclat de cette affaire, l’abbé ait été plus de deux ans en prison, sans que son crime fût éclairci, et qu’on n’ait plus entendu parler de son complice. On prétendait que le duc de Bretagne avait fait étrangler l’abbé d’Angely, de peur qu’il n’accusât le roi avec qui il venait de se réconcilier ; peut-être aussi que le roi ayant pardonné à Lescun, ne voulut pas qu’on poussât plus loin une affaire où celui-ci pouvait être impliqué. Il reste toujours une obscurité, qui en laissant voir le crime, empêche d’en découvrir les auteurs.

Cependant Simon de Quingey vint de la part du duc de Bourgogne pour être présent au serment que le roi devait faire d’observer le dernier traité ; mais comme il lui était désavantageux, et que la mort du duc de Guyenne changeait la face des affaires, il refusa de le ratifier. Plus on étale les grandes maximes, plus on est prêt de les violer. Le roi et le duc ne cessaient de répéter celle du roi Jean : si la foi était bannie du monde, elle devrait se trouver dans le cœur des princes ; et l’un et l’autre ne cherchaient qu’à se tromper. Le roi n’avait pensé qu’à détacher le duc de Bourgogne de celui de Guyenne, et le duc de Bourgogne n’avait d’autre dessein que de retirer les villes d’Amiens et de Saint Quentin. Quingey avait ordre de passer en Bretagne, et d’assurer le duc qu’il ne s’étonnât pas d’une trêve qui n’était qu’une feinte. Le duc de Bourgogne voyant que le roi refusait de ratifier le traité, se mit en campagne à la tête d’une nombreuse armée, et vint se camper à Halbuterne, entre Arras et Bapaume.

Le roi commença par se saisir de la Guyenne. Les officiers de son frère n’ayant point de meilleur parti à prendre, cherchaient à rentrer en grâce ; les uns vinrent s’offrir, les autres se vendirent ; tous enfin suivirent la fortune. Le roi ne perdit pas un temps précieux par une sévérité déplacée, et s’attacha par des bienfaits ceux qu’il aurait punis en toute autre circonstance. Il en usa ainsi à l’égard des villes, il confirma leurs privilèges, et fit donner des lettres d’abolition à tous ceux qui avaient suivi le parti du duc de Guyenne. Il réunit à la couronne la ville de Bayonne, à la prière des habitants ; rétablit à Bordeaux le parlement qu’il avait transféré à Poitiers ; pardonna aux villes de Pézenas et de Montignac qui s’étaient révoltées, et rétablit la tranquillité dans le royaume.

Le duc de Bourgogne ayant passé la Somme, se présenta devant Nesle. Le petit-Picard s’y défendit d’abord avec beaucoup de valeur ; mais voyant qu’il ne pouvait pas sauver la place, il capitula et sortit avec la Dame de Nesle pour régler les articles ; il rentra ensuite dans la ville pour faire quitter aux francs-archers leurs habits d’ordonnance, suivant la capitulation : mais les assiégeants y étant entrés en même temps, firent main basse sur tout ce qu’ils rencontrèrent ; on égorgea sans pitié, ceux qui s’étaient réfugiés dans les églises ; le commandant fut pendu, et on coupa le poing à tous ceux à qui on laissa la vie. Le duc altéré de sang à mesure qu’il le répandait, fit mettre le feu à la ville, et la vit brûler avec une tranquillité barbare, en disant : tel fruit porte l’arbre de la guerre. Ceux qui voulurent excuser le duc, dirent que les habitants de Nesle avaient tué le héraut qui les sommait, et qu’ils avaient tiré sur les assiégeants pendant la capitulation. Les princes trouvent toujours des âmes assez viles pour excuser leurs fureurs.

Le duc marcha tout de suite à Roye, et l’emporta en deux jours. Le connétable craignant que l’épouvante ne se communiquât à toutes les villes, écrivit au roi qui était sur la frontière de Bretagne, de venir rassurer celle de Picardie. Le roi ne parut pas fort alarmé, et se contenta d’envoyer Dammartin partager le commandement avec le connétable. Le duc de Bourgogne enflé de ses premiers succès vint se présenter devant Beauvais. Au lieu d’ouvrir la tranchée, il tenta d’emporter la place d’assaut. Les habitants se défendirent vaillamment. Pendant l’assaut, Guillaume De Vallée arrive avec deux cents lances, court à l’attaque et achève de repousser les bourguignons.

Le lendemain le maréchal Rouault, Crussol, De Beuil, Torcy, d’Estouteville son frère, Salazar, Mery de Coué, Guérin le Groing, tous braves et expérimentés entrèrent dans la place avec trois cents lances. La ville de Paris sentant de quelle importance il était pour elle de sauver Beauvais, y envoya le bâtard de Rochechouart à la tête d’une troupe d’arbalétriers avec toutes sortes de munitions. Le connétable et Dammartin partagèrent leurs troupes, prirent leurs quartiers de différents côtés, mais toujours à portée de se réunir, tombèrent sur tous les convois des bourguignons, battirent leurs partis, et mirent bientôt la famine dans le camp. Le duc désespéré de tant d’obstacles, résolut de donner encore un assaut ; il commença par faire tirer toute son artillerie contre la porte qui est du côté de l’hôtel-dieu ; ses troupes comblèrent le fossé, et se présentèrent à l’escalade. D’Estouteville les reçut avec toute la valeur possible. L’attaque dura quatre heures ; les bourguignons y perdirent plus de quinze cent hommes, et auraient peut-être été tous taillés en pièces, si les gendarmes avaient pu sortir : mais comme on avait muré les portes de ce côté-là, les précautions qu’on avait prises pour la conservation de la ville, furent le salut des assiégeants. On prétend qu’il n’y eut que quatre hommes de tués du côté des assiégés. Cet échec jeta le découragement dans le camp. Le lendemain Salazar sortit avec un détachement, pénétra jusqu’aux tentes des bourguignons, en brûla quelques-unes, et prit plusieurs pièces de canon : il perdit peu de monde, mais il fut dangereusement blessé. Les sorties quoique heureuses ne laissaient pas d’affaiblir les assiégés. On demanda de nouveaux secours à Paris : le connétable écrivit que le roi voulant absolument sauver Beauvais, Paris devait envoyer son artillerie, puisqu’on avait tiré les hommes d’armes de Saint Quentin.

On tint conseil là-dessus dans Paris : on représenta qu’on avait déjà fait, peut-être, plus qu’on ne devait ; qu’il était encore plus important de conserver la capitale que Beauvais ; et que le roi sûr de la fidélité des parisiens, approuverait leur prudence. La ville d’Orléans suppléa d’elle-même à ce que Paris ne pouvait faire ; elle fit conduire à Beauvais, de la poudre, des armes et des vivres. On continua dans Paris à se mettre en état de défense ; on enrôla trois mille hommes qui devaient être payés par le parlement, la chambre des comptes et la ville. Le duc de Bourgogne craignant de ruiner totalement son armée, leva le siège de Beauvais. La première faute qu’il fit, fut de ne pas se camper d’abord entre Paris et Beauvais, afin de couper la communication.

Le roi voulant reconnaître la valeur et la fidélité des habitants de Beauvais, leur accorda pour eux et leurs successeurs, le droit de tenir fiefs et arrière-fiefs, sans qu’on pût exiger d’eux aucune finance. Il les exempta de ban et arrière-ban, et les chargea de la garde de leur ville, avec exemption de tous impôts, et liberté d’élire leurs officiers municipaux. Comme les pratiques de dévotion entraient dans tout ce qui se faisait alors, le roi ordonna qu’il se ferait tous les ans une procession où l’on porterait les reliques d’une sainte Angadrême à qui l’on attribuait le salut de la ville ; et que dans cette cérémonie les femmes précéderaient les hommes, en mémoire de ce qu’au dernier assaut les hommes auraient été forcés si les femmes ne fussent venues à leur secours, ayant à leur tête Jeanne Hachette. Cette héroïne se présenta sur la brèche, l’épée à la main, repoussa les ennemis, arracha l’étendard qu’on voulait arborer, et renversa le soldat qui le portait. Le roi permit encore aux femmes de porter tels habits et bijoux qu’elles voudraient ; ce qui peut faire croire qu’il y avait alors des lois somptuaires qui réglaient jusqu’aux parures des femmes.

Le duc de Bourgogne pour se venger, entra dans le pays de Caux, mettant tout à feu et à sang ; prit les villes d’Eu et de Saint Valéry (en Caux), et marcha à Dieppe : mais le connétable et Dammartin s’en étant approchés, l’empêchèrent de rien entreprendre sur cette ville. Le duc s’en vengea sur Longueville qu’il réduisit en cendres, et alla tout de suite se camper à la vue de Rouen. Cependant son armée manquait de tout, et commençait à se mutiner ; tous ses convois étaient battus et enlevés, les garnisons d’Amiens et de Saint Quentin ravageaient son pays, et portaient partout le fer et la flamme. Le duc fut obligé de se retirer ; il prit en chemin Neuchâtel et brûla plusieurs châteaux : il en voulait particulièrement aux places du connétable, espérant par là s’en venger, ou l’attirer dans son parti. La fureur avec laquelle il faisait la guerre, contribua à la ruine de son armée, qui ne trouvait plus à subsister dans les lieux qu’elle avait ravagés. Le duc abandonna son pays pour désoler celui de son ennemi, perdit ses meilleurs officiers, et ne retira d’autre fruit de sa campagne, que le titre de terrible, qui devrait être une injure pour un prince. Le comte de Roussi faisait la guerre sur les frontières de Champagne avec autant de cruauté, que le duc son maître la faisait en Picardie : il prit Tonnerre, brûla Monsaugeon et porta le fer et le feu dans les environs de Joigny, Troyes et Langres. Le comte dauphin d’Auvergne usant de représailles, ne fit pas moins de mal en Bourgogne, que le comte de Roussi en faisait en Champagne.

Toutes les lettres que le roi recevait des commandants de ses troupes, ne purent jamais lui faire abandonner les frontières de Bretagne. Le duc venait de signer avec l’anglais, un traité, par lequel Édouard s’engageait à faire au printemps, une descente en France, ou d’y envoyer un lieutenant général, avec des troupes suffisantes pour tenir la campagne. Le duc promettait de fournir quatre cent lances et des archers à proportion, de recevoir les anglais dans ses ports, et de leur fournir toutes les choses nécessaires. Le roi n’était pas précisément instruit des articles de ce traité : mais n’ignorant pas que le duc tramait un complot, et fatigué de ses retardements, il fit entrer des troupes en Bretagne. Chantocé se rendit aussitôt ; Machecoul ouvrit ses portes, Ancenis ne tint pas. Le roi écrivit au connétable et à Dammartin, qu’il était prêt de donner bataille, qu’il espérait mettre le duc à la raison ; que bientôt il leur enverrait un détachement de son armée ; que jusques-là ils eussent soin de ne rien hasarder, mais de harceler l’armée bourguignonne, et de la ruiner en lui ôtant les moyens de subsister.

Les bretons commençant à ressentir les suites de la guerre, et voyant leur commerce ruiné, pressèrent leur prince d’écouter les propositions du roi. Des Essarts gouverneur de Montfort, et Souplainville maître d’hôtel du duc, entamèrent la négociation. La plus grande difficulté venait de la haine qui était entre du Châtel et Lescun. Le roi aimait le premier qui lui avait rendu de grands services, et craignait l’autre dont il avait besoin : ce dernier motif était très puissant sur Louis XI. L’estime qu’il avait pour Du Châtel, fit qu’il lui rendit compte de sa situation et des raisons qu’il avait de traiter avec Lescun. La trêve ayant été signée pour un an, Lescun rentra en grâce, et fut fait gouverneur de Guyenne, de Blaye et d’un des châteaux de Bordeaux. Il fut dit que les ducs de Calabre et de Bourbon seraient compris dans la trêve ; et que s’ils le refusaient, le duc de Bretagne l’observerait religieusement. Le roi s’engageait à lui payer soixante mille livres, et à rendre les villes qu’il avait prises, à l’exception d’Ancenis qu’il garderait pour sûreté des conditions de la trêve.

Le duc de Bourgogne aussi fatigué et plus ruiné par la guerre que ceux-mêmes dont il avait désolé le pays, fut aussi obligé de faire une trêve. Sixte IV voulant rétablir la paix entre les princes chrétiens, avait envoyé en France le cardinal Bessarion, archevêque de Nicée. Ce prélat devait ensuite aller trouver les ducs de Bourgogne et de Bretagne : mais il n’eut pas le temps d’exécuter ce dessein, et se contenta d’écrire à ces deux princes : ce qui détruit le conte rapporté par Brantôme. Bessarion n’ayant pas réussi dans sa légation, mourut de chagrin en retournant à Rome.

Cependant le roi voulant ménager Sixte IV donna ordre à ses ambassadeurs de conclure un concordat que ce pape lui avait proposé ; mais l’université s’y étant opposée, il ne fut enregistré dans aucun parlement, et resta sans exécution. Galéas duc de Milan voyant que ceux qui avaient été le plus opposés au roi, recherchaient la paix, commença à rougir d’avoir pris un autre parti que celui d’un prince qui lui avait marqué tant de bontés ; il offrit de lui prêter cinquante mille écus, et de renouveler les anciennes alliances. Louis sacrifiant toujours son ressentiment à son intérêt, accepta l’argent, en écrivit une lettre de remercîment, et fit avec Galéas un nouveau traité qui rappelait tous les précédents, et par lequel ils s’engageaient de ne jamais traiter l’un sans l’autre avec aucun prince. Aussitôt que ce traité eut été signé, Boletto ambassadeur de Milan, déclara au roi que son maître lui faisait présent des cinquante mille écus qu’il venait de lui prêter. Le roi fit dire au duc qu’en reconnaissance de ce présent, il n’exigerait de lui pendant trois ans aucun secours d’hommes ni d’argent.

Le chancelier Juvénal Des Ursins mourut cette année. Il avait été conseiller au parlement, capitaine des gendarmes, lieutenant de Dauphiné, et bailli de Sens. Propre à tous les emplois par ses talents, il fut honoré de la dignité de chancelier par Charles VII. Louis XI à son avènement à la couronne déposa Des Ursins par des intrigues de cour, et le rétablit pour le bien de l’état, à la fin de la guerre du bien public. Pierre Doriole succéda à Des Ursins. Amédée duc de Savoie mourut aussi cette année. Digne d’être mis au rang des saints par sa piété, il n’était prince que de nom. La duchesse Yolande sœur de Louis XI l’avait toujours gouverné. Elle eut la régence après sa mort. Cette année fut encore remarquable par la mort de Gaston de Foix prince de Navarre, du chef de sa femme.

La naissance de François duc de Berry, dont la reine accoucha à Amboise, au mois de septembre, eut été l’événement le plus heureux de cette année, si la vie de ce prince eût été plus longue. Il mourut l’année suivante. C’est vers ce temps qu’on doit placer la fondation que la reine fit à Paris, des religieuses de l’ave maria, ordre de saint François.

Louis ne perdant jamais l’occasion d’engager à son service les hommes de mérite, s’attacha cette année Philippe de Commines, si connu par ses excellents mémoires dont j’ai tiré un très grand secours, et dont les fautes même m’ont été utiles, en m’obligeant à plus de recherches. Le roi lui donna d’abord quarante mille livres pour acheter la terre d’Argenton du Sieur de Montsoreau, et le gratifia encore de la principauté de Talmont. Dans les lettres de concession, le roi dit De Commines :

sans crainte du danger qui lui en pouvait lors venir, nous avertit de tout ce qu’il pouvait pour notre bien, et tellement s’employa, que par son moyen et aide nous saillîmes des mains de nos rebelles et désobéissants... et en dernier a mis et exposé sa vie en aventure pour nous.

Après avoir parlé de Commines en qualité d’écrivain dans la préface de cette histoire, il me reste à le considérer ici comme homme d’état. On ignore les motifs qui le portèrent à quitter le duc de Bourgogne. Quelques-uns ont prétendu que Commines étant à la chasse avec lui, lorsqu’il n’était que comte de Charolais, ce prince lui ordonna de le débotter ; que Commines ayant obéi, le comte voulut absolument lui rendre le même service ; que Commines fut forcé de le souffrir, et que le comte le frappa ensuite au visage avec la botte, en lui disant :

comment, coquin, tu soufres que le fils de ton maître te rende un si vil service.

On ajoute que Commines en fut surnommé la tête bottée ; et que le dépit qu’il en eut, lui fit dans la suite abandonner le duc Charles. Sans adopter une pareille fable, il y a grande apparence que Commines se détermina par prudence à quitter le duc de Bourgogne, et parce qu’il jugea qu’il n’y avait rien à espérer d’un prince qui se perdrait infailliblement par sa fureur et sa présomption.

Quelque soit le motif qui ait engagé Commines à quitter son maître pour passer au service de son ennemi, il serait difficile de le justifier. L’on allègue en sa faveur qu’il était alors permis de passer du service d’un prince vassal à celui de son souverain ; et l’on dit, pour justifier cet usage, qu’il est souvent parlé des pratiques que les princes employaient pour se débaucher réciproquement leurs sujets. Ce raisonnement est extrêmement vicieux ; puisque l’usage dont on s’appuie établirait également le droit du souverain sur les sujets du vassal, et celui du vassal sur ceux du souverain. Or le dernier est certainement faux, et il ne serait pas aisé d’établir l’autre. Commines tint une conduite fort équivoque à l’égard du duc de Bourgogne : les lettres même de concession de la principauté de Talmont en seraient une preuve. Il n’eut pas dans la suite plus de fidélité pour Charles VIII. Si j’examine la conduite de Commines avec tant de sévérité, c’est parce que les hommes tels que lui, qui connaissent toute l’étendue de leurs devoirs, sont plus coupables de les violer.

Commines passait avec justice pour l’homme de son siècle qui avait le sens le plus profond ; il eut beaucoup de part à la confiance des deux princes auxquels il fut attaché, cependant il ne fut à la tête du gouvernement sous aucun. Louis XI se servait utilement des hommes de mérite sans jamais les associer à son autorité : il exigeait plus d’obéissance que de conseils ; son principal objet en s’attachant les hommes rares, était encore moins de s’en servir, que d’en priver les autres princes. À l’égard du duc de Bourgogne, c’était un génie trop fougueux pour être gouverné, et Commines était trop sage pour l’entreprendre. Il y a un dernier période d’autorité où un sujet ne parvient que par une audace téméraire, dont les hommes sensés sont moins capables que les autres.