HISTOIRE DE LOUIS XI

 

LIVRE CINQUIÈME

 

 

Depuis que Louis XI avait fait la paix avec les auteurs de la guerre du bien public, il était obligé d’être continuellement en garde contre leurs entreprises, et de signer alternativement des trêves avec les uns pour se défendre contre les autres ; de sorte que si leurs mauvais desseins lui donnaient de l’inquiétude, le peu de suite qu’ils avaient dans leurs projets suffisait pour les faire échouer. Le roi ayant fait une trêve avec le duc de Bourgogne pendant l’irruption des bretons, en fit une autre avec ceux-ci et avec leurs alliés, pour être en état de veiller sur les démarches du duc, qui faisait avancer des troupes vers Saint Quentin. On convint qu’on ne s’étendrait point au-delà des lieux que chacun possédait, et dont il recevrait les revenus ; de plus que monsieur jouirait des domaines de Domfront et Pouancé ; que le roi lui donnerait pour son entretien jusqu’au mois de juin seize mille livres, dont la moitié serait payée d’avance ; que les bénéficiaires rentreraient dans leurs bénéfices, les seigneurs dans leurs terres, et que la liberté du commerce serait rétablie. Le duc d’Alençon n’ayant pas voulu accepter de lettres d’abolition, le roi donna deux déclarations en faveur du comte du Perche. La première lui assurait les biens de son père, et l’autre lui en laissait l’administration. La défiance du roi n’était que trop fondée ; dans le temps même que le duc de Bretagne signait cette trêve, il avait envoyé à Londres Romilly son vice-chancelier et du Breuil, sénéchal de Rennes, qui conclurent avec Édouard un traité par lequel en renouvelant les anciennes alliances faites entre l’Angleterre et les ducs de Bretagne, Édouard s’engageait à fournir au duc trois mille archers pour être employés contre le roi ; et au cas qu’on s’emparât de quelques places, elles devaient être remises au roi d’Angleterre, qui payerait les frais de la guerre. C’est ainsi qu’on ne faisait aucun traité, qu’on ne pensât aussitôt à l’éluder par un autre. On engageait et l’on trahissait sa foi de la façon la plus indigne.

Plus les traités se multiplient, moins ils établissent la confiance ; les négociations ne devaient donc pas tranquilliser les esprits : le roi n’en était que plus attentif à ce qui se passait dans les cours étrangères. Il était informé de la situation de l’Angleterre par Meny Peni son ambassadeur, qui mandait qu’il se formait contre la France une ligue plus terrible que la première ; que le roi de Naples et le comte du Maine y entraient ; que tous les princes du sang et les étrangers voulaient absolument fixer l’apanage de monsieur ; que le roi d’Angleterre était le moins porté pour la ligue ; qu’il disait que monsieur n’était qu’un fou, qui ne faisait rien par lui-même, qui servait de prétexte à l’ambition des autres, et ne méritait pas qu’on se mêlât de ses affaires ; que les anglais n’étaient pas portés pour le duc de Bourgogne ; et que si l’on pouvait empêcher son mariage avec la princesse Marguerite, ils se déclareraient contre lui. Meny Peni instruisait encore le roi des cabales qui divisaient le ministère. Les Riviers se faisaient journellement haïr ; Warwick, leur ennemi déclaré, ne voulait point retourner à la cour, tant qu’ils y seraient ; les gens de guerre lui offraient leurs services, et il paraissait être dans les intérêts de la France.

Louis jugeant qu’il n’avait rien à craindre d’Édouard, se précautionnait contre les ennemis de l’intérieur du royaume. Il donna ordre que tous les gentilshommes se tinssent prêts à marcher. Il demanda au duc de Bourbon de venir l’aider de ses conseils dans les états qui devaient s’assembler ; de mettre avant de partir la ville de Moulins en sûreté, et d’en faire sortir la duchesse douairière, parce qu’elle entretenait des liaisons avec le duc de Bourgogne son neveu, et qu’elle était toujours prête à favoriser les rebelles. Louis craignant que le duc n’obéît pas, avait déjà donné ordre au sénéchal de Saintonge de s’assurer de la duchesse douairière, et à Roger sénéchal de Lyon de se saisir de Pierre-Encise, et d’en ôter le gouvernement à Oudille des Estoiés, qui avait été dans la ligue du bien public.

Sur ces entrefaites, Gaston comte de Foix vint trouver le roi, et lui offrit de le servir envers et contre tous, et nommément contre monsieur et le duc de Bretagne. Galéas duc de Milan renonça à toute alliance contraire aux intérêts du roi, et s’engagea à prendre les armes au premier ordre de ce prince. Il ajoutait, en envoyant son scellé, qu’il était plus engagé par la reconnaissance qu’il lui devait, que par le scellé même. Le roi, pour reconnaître le zèle de Galéas, ratifia avec lui tous les traités faits avec le feu duc, lui permit de se dire de la maison De France, et d’en porter les armes avec celles de Milan.

La maison de Savoie n’avait pas de moindres obligations au roi, il avait maintenu le feu duc Louis dans ses états ; il l’avait comblé de biens ; il mariait et dotait toutes les filles de cette maison, et ne mettait presque point de différence entre elles et les siennes. Cependant depuis la mort du duc Louis, Amédée son fils, la duchesse Yolande, sœur du roi, Philippe comte de Bresse, à qui il avait donné le gouvernement de Guyenne, entraient dans tous les partis qui se formaient contre la France. Louis sentait parfaitement que les semences de guerre subsisteraient toujours, et qu’il ne pourrait compter sur aucuns traités tant que son frère serait en Bretagne. Pour ôter tout prétexte aux mécontents, il résolut de convoquer les états, afin qu’ils réglassent eux-mêmes l’apanage de monsieur. Les états qui se tenaient alors avaient peu de rapport avec les parlements qui s’assemblaient tous les ans sous la première et la seconde race, et qui n’étaient composés que des principaux du clergé et de la noblesse. Le tiers état serf autrefois, puissant dans la suite, et utile dans tous les temps, n’a commencé à se former que sous Louis le Gros. Les rois suivants l’élevèrent, et s’en servirent pour l’opposer aux deux autres. Philippe le Bel fut le premier qui consulta séparément les trois états pour avoir leur avis sur ses démêlés avec le pape Boniface VIII et en 1355 ils furent convoqués tous ensemble.

Il était juste de consulter sur l’administration de l’état ceux qui en portent les principales charges ; il suffisait qu’ils fussent hommes et membres de la république, qualité supérieure à celles que l’orgueil et la violence usurpent. On n’a pas toujours tiré des états l’avantage qu’on en devait naturellement attendre. Quelquefois ces assemblées tumultueuses n’avaient pas les vues aussi justes que leurs intentions étaient droites. Soit que les rois aient voulu trop étendre leur autorité, soit que les états en voulant constater la liberté qu’ils croyaient avoir de balancer le pouvoir des rois, en aient abusé ; il y avait longtemps que ces assemblées étaient inutiles, avant que d’avoir cessé. C’est ainsi que la liberté se perd également par la licence et par l’usurpation. Les assemblées des états au lieu de remédier à tous les désordres, en étaient quelquefois la source et l’origine, parce que les seigneurs qui s’y trouvaient étaient à portée de connaître leurs forces, et de former des complots.

Louis XI est le prince qui a su tirer le meilleur parti des états ; ce n’est pas le moindre trait de sa politique ; il savait qu’ils n’étaient pas moins les défenseurs de l’autorité légitime, que le contrepoids du pouvoir arbitraire ; ainsi il avait la prudence de ne les convoquer que lorsque les mécontents et les factieux portant leurs entreprises à l’excès, ne distinguaient plus la monarchie du monarque. Les états étaient flattés qu’il eût recours à eux, et leur zèle était autant animé par la reconnaissance, que soutenu par la justice. Louis XI avait d’ailleurs l’attention de faire choisir les députés, et lorsqu’il s’était assuré des suffrages particuliers, il dictait, pour ainsi dire, les décisions de l’assemblée dont il voulait s’appuyer, quoiqu’elle n’eût plus alors que voix consultative. Il tint cette conduite dans les états qui furent convoqués cette année à Tours.

Le chancelier les ouvrit par un éloge du roi et de la nation. Il loua la fidélité des peuples, la confiance du prince et l’amour réciproque des sujets et du souverain. Il exposa les divisions qui étaient causées par des esprits inquiets ; parla fortement contre les cabales de ceux qui faisaient servir monsieur de prétexte à leur ambition, et fit voir le danger où serait le royaume, si la Normandie était séparée de la couronne ; d’un côté les charges de l’état ne pourraient pas être acquittées, de l’autre la France serait ouverte à ses ennemis. Lorsque le chancelier eut cessé de parler, le roi se retira pour ne pas gêner la liberté des suffrages. Jean Juvénal Des Ursins prit alors la parole, s’étendit sur l’obéissance due au souverain et sur les obligations réciproques du prince et des sujets. Il ne dissimula pas les abus qui régnaient dans les troupes, dans la justice, les finances et le commerce. Il parla contre le luxe, et n’oublia rien de ce qui devait faire l’attention de l’assemblée. La justice des demandes du roi était sensible, on comprenait facilement que si la Normandie cessait de fournir aux charges de l’état, il faudrait répartir sur le reste du royaume les impositions qu’elle payait : ainsi l’intérêt particulier s’unissait à l’intérêt général.

Les états commencèrent par remercier le roi de la confiance qu’il leur marquait, et lui firent des protestations de sacrifier leurs biens et leurs vies pour son service. Ils déclarèrent ensuite que la Normandie était inséparablement unie et annexée à la couronne ; que le roi pouvait s’en tenir à la déclaration de Charles V qui ordonnait que les fils de France n’auraient pour apanage que douze mille livres de rente en fonds de terres, qu’on érigerait en duché ou comté ; mais que sa majesté ayant offert à Charles son frère jusqu’à soixante mille livres de rente, elle serait suppliée de mettre la clause, que ce serait sans tirer à conséquence ; parce que si nos rois avaient plusieurs enfants, ce qu’on devait désirer, et qu’on leur donnât des apanages aussi considérables, les revenus de la couronne seraient épuisés ; qu’on ferait remontrer au duc de Bourgogne qu’il devait, en qualité de prince du sang et de premier pair de France, se conformer aux décisions des états ; que le duc de Bretagne était très criminel d’avoir déclaré la guerre au roi, et de s’être emparé de plusieurs places en Normandie ; que s’il était certain qu’il eût fait une ligue avec les anglais pour les introduire dans le royaume, et qu’il persévérât dans ses criminelles alliances, les états offraient au roi tous les secours qu’il devait attendre de ses fidèles sujets. Ils déclarèrent de plus, que si monsieur ou le duc de Bretagne osaient faire la guerre au roi, sa majesté devait procéder contre eux. À l’égard des abus dont on a parlé, le roi les rejeta sur les auteurs de la guerre civile ; et pour convaincre les états de la droiture de ses intentions, il les pria de nommer eux-mêmes des commissaires pour la réformation de ces abus.

Les rois, sur-tout en France, sont toujours sûrs du cœur de leurs sujets. Ce ne fut dans l’instant qu’une voix pour faire des remerciements au roi.

Tous renouvelèrent les protestations de verser leur sang pour son service. On élut sur le champ pour commissaires le cardinal Balue, les comtes d’Eu et de Dunois, le patriarche de Jérusalem, l’archevêque de Reims, les évêques de Langres et de Paris, le sire de Torcy, un des officiers du roi René ; avec les députés de Paris, de Rouen, Bordeaux, Lyon, Tournay et Toulouse ; des sénéchaussées de Beaucaire et Carcassonne et de la basse Normandie. Ces commissaires de concert avec ceux que le roi devait nommer encore, furent chargés de notifier les résolutions des états, à monsieur et au duc de Bretagne, et de travailler au soulagement des peuples.

Les états s’étant séparés, le connétable, l’évêque de Langres, le comte de Tancarville, le premier président Dauvet, Cousinot bailli de Montpellier, se rendirent à Cambrai où l’on tenait des conférences sur les démêlés qui étaient entre le roi et le duc de Bourgogne. De-là ils allèrent trouver le duc, et lui remontrèrent que l’unique moyen d’assurer la paix du royaume et de la chrétienté, était d’adhérer aux résolutions des états. Ce prince reçut d’abord assez mal les ambassadeurs ; mais le roi ayant fait faire des copies de ses propositions et des réponses du duc, en fit part à tout le royaume par une lettre circulaire, et fit voir la nécessité d’être toujours armé, puisqu’il n’y avait point de paix à espérer, et que la trêve était prête d’expirer.

Le duc de Bourgogne considérant alors que toute la France allait se réunir contre lui, prolongea la trêve pour deux mois, à condition que le roi payerait quatre mille livres par mois à monsieur, jusqu’à ce que l’apanage fût réglé. Cette trêve signée à Bruges par le duc et par le connétable contenait une clause assez singulière ; savoir qu’on pourrait la rompre le 22 de juin, pourvu que le duc le signifiât au connétable, et le roi au bailli d’Amiens.

Tandis que les ambassadeurs du roi étaient à Bruges, le duc tint un chapitre de l’ordre de la toison d’or, où le comte de Nevers fut cité pour répondre de son honneur sur plusieurs cas de sortilèges en abusant des sacrements de l’église. Le comte de Nevers, au lieu de comparaître, renvoya le collier de l’ordre. La nature du crime marque à la fois la haine qui subsistait entre ces deux princes, et la simplicité d’esprit de ces temps-là, qui n’empêchait pas la dépravation des mœurs.

Dans ce même temps on instruisait à Poitiers le procès d’un nommé Deshaies qui avait accusé Denis Saubonne de s’être laissé suborner par le duc de Bretagne pour empoisonner le roi. Après l’examen le plus exact Deshaies fut condamné comme calomniateur. On voit que la haine du duc de Bretagne était publique, puisqu’elle donnait lieu à de telles accusations.

Louis entouré d’ennemis déclarés ou secrets n’était occupé que du soin d’éviter la guerre, de dissiper les cabales, et de rétablir la paix entre ses alliés. Amédée, duc de Savoie, et Galéas, duc de Milan, se plaignant réciproquement de plusieurs hostilités, il entreprit de les réunir, en faisant épouser au duc de Milan, Bonne de Savoie, sœur du duc régnant. Galéas avait déjà fait proposer ce mariage ; mais le feu duc de Savoie s’y était opposé. Après sa mort, Galéas envoya en France Nardinis, archevêque de Milan, afin d’engager le roi à renouer cette affaire. Nardinis était tout à la fois ambassadeur de Milan et légat du pape : ce qui peut faire croire que les légats n’étaient pas alors en France aussi considérés qu’ils l’ont été depuis. Tristan, frère naturel de Galéas, Jacomo et Panigarola vinrent ensuite faire la demande de la princesse de Savoie, qui était élevée auprès du roi. Ce prince régla les articles ; et la cérémonie du mariage fut faite à Amboise par le cardinal La Balue en présence du roi et de la reine, d’Agnès de Bourgogne, duchesse douairière de Bourbon, de la duchesse de Bourbon, sœur du roi, et de Charles De Bourbon, archevêque de Lyon.

Peu de temps après, le duc de Bourgogne épousa Marguerite d’York, sœur du roi d’Angleterre : on apprit en même-temps que le duc de Bretagne venait de faire un traité de commerce et de ligue défensive et offensive avec les anglais contre la France. Le roi ne laissa pas d’envoyer l’archevêque de Lyon faire compliment au duc Charles sur son mariage, et Guyot Pot, gouverneur de Blois, pour prolonger jusqu’au 31 juillet la trêve, qui devait expirer le 15. Aussitôt qu’il eut reçu la nouvelle de la prolongation, il apprit que monsieur et le duc de Bretagne s’avançaient vers la Normandie ; il chargea le marquis du Pont, fils du duc de Calabre, de faire avancer le ban et l’arrière-ban de Saintonge, de Poitou, de Touraine, d’Anjou et du Maine, avec les francs-archers, pour agir avec vigueur contre les bretons aussitôt que la trêve serait expirée.

Les mesures étaient si bien prises, qu’à l’expiration de la trêve, l’amiral fit attaquer un parti de bretons commandé par Couvran, qui fut battu et fait prisonnier près de Saint Lô. Les français profitant de cet avantage, s’emparèrent de Gauray, Vire, Bayeux, Coutances, et de tout ce que les bretons avaient pris en Normandie, excepté de Caen, où Miraumont et Rabodanges se jetèrent avec une troupe de bourguignons. D’un autre côté le marquis du Pont entra en Bretagne, prit Chantoceau et mit le siège devant Ancenis. Le roi qui avait sujet de se plaindre d’Antoinette de Maignelais, veuve du sire de Villequier, et maîtresse du duc de Bretagne, saisit cette occasion pour lui en marquer son ressentiment. Comme il était dans l’usage de gagner tous ceux qui avaient quelque crédit sur l’esprit des princes avec qui il traitait, il n’avait rien négligé pour engager la dame de Villequier dans ses intérêts, et même elle ne fut pas oubliée dans les articles secrets du traité de Saint Maur. Cependant loin d’être favorable à la France, elle s’opposa toujours à Tanneguy du Châtel, grand-maître de la maison du duc, qui lui conseillait de s’accommoder avec le roi. Il osa même, sans autre intérêt que celui de la gloire de son maître, lui représenter que sa maîtresse devait entrer dans ses plaisirs, et non pas dans ses affaires ; mais il éprouva que les services d’un fidèle sujet ne balancent pas les séductions d’une maîtresse : il fut obligé de se retirer, et passa au service du roi.

Louis charmé de s’attacher un homme généralement estimé, le fit capitaine et viguier de Beaucaire et d’Aigues-Mortes ; et lorsque la guerre fut allumée contre le duc de Bretagne, il confisqua toutes les terres que la dame de Villequier avait en France, telles que Saint Sauveur le Vicomte, Escoubleau, Montrésor, et les donna à Tanneguy.

Le duc de Bretagne se voyant attaqué si vigoureusement, écrivit la lettre la plus pressante pour engager le duc de Bourgogne à venir à son secours. On prétend que le roi interceptait les courriers de ces deux princes, empêchait par-là qu’ils ne fussent instruits de leur situation, et que ce ne fut que sur les nouvelles publiques de la guerre qui se faisait en Bretagne, que le duc de Bourgogne passa la Somme pour faire diversion. Cependant soit que le duc de Bretagne se crût abandonné par celui de Bourgogne, soit qu’il désespérât d’être secouru à temps, et qu’il craignît les mécontents que la disgrâce de Tanneguy avait faits, il demanda au roi une trêve de douze jours, qui se termina par une paix qui fut signée à Ancenis par le duc de Calabre pour le roi, et par Chauvin, Beauveau et Parthenay pour le duc.

Les conditions étaient, que le duc de Calabre et le connétable régleraient dans l’espace d’un an l’apanage de Charles de France ; que pendant ce temps-là, le roi donnerait à ce prince une pension de soixante mille livres payables par quartiers dans la ville d’Angers ; et que si dans quinze jours monsieur n’accédait pas au traité, le duc retirerait ses troupes de Caen et d’Avranches, ne se mêlerait plus de l’apanage, et servirait le roi envers et contre tous. Il était dit que si monsieur acceptait le traité, le duc de Bretagne remettrait Caen et Avranches au duc de Calabre, à qui le roi remettrait pareillement Saint Lô, Coutances, Bayeux, Gauray ; et que Chantoceau et Ancenis demeureraient au duc de Calabre jusqu’à ce qu’Avranches et Caen lui eussent été remis. Les traités de Paris et de Caen sont rappelés dans celui-ci : on y promet une amnistie générale de part et d’autre, et que le traité sera confirmé par le saint siège sous les censures ecclésiastiques contre les infracteurs. Monsieur refusa de signer le traité, et continua de demeurer en Bretagne.

Ce fut dans ce temps-là qu’Antoine de Châteauneuf, seigneur du Lau, qui avait perdu par son ingratitude une faveur où il était parvenu sans mérite, se sauva du château d’Usson. Il y avait déjà deux ans qu’il y était prisonnier, lorsque le roi ordonna à l’amiral de faire construire une cage de fer pour y renfermer du Lau. L’amiral répondit au roi, que s’il voulait ainsi traiter ses prisonniers, il pouvait les garder lui-même. Du Lau corrompit ses gardes et se sauva. Le roi en fut si piqué, qu’il fit arrêter tous ceux qui furent soupçonnés d’avoir favorisé l’évasion, et donna ordre à Tristan, grand-prévôt de l’hôtel, de leur faire leur procès. Ils furent condamnés à mort, et afin que l’exemple en fût plus frappant, les criminels furent exécutés en différents lieux.

Des Arcinges, gouverneur du château, le fut à Loches, son beau-fils le fut à Tours, et le procureur du roi d’Usson le fut à Meaux. Après ces exécutions, Tristan fut chargé de faire le procès à Charles de Melun, qui avait été grand-maître de la maison du roi, gouverneur de Paris et lieutenant général du royaume pendant la guerre du bien public. Il avait gagné par les agréments de son esprit la faveur du roi, il eut la plus grande partie des biens confisqués sur le comte de Dammartin. Celui-ci étant rentré en grâce devint, le plus cruel ennemi de Melun, et ne contribua pas peu à le perdre. Melun avait été privé de ses charges dès l’année précédente ; mais sur de nouveaux indices, et à la sollicitation de Dammartin et du cardinal Balue, il fut arrêté.

On l’accusait d’avoir supprimé les pièces qui servaient à la justification de Dammartin ; d’avoir fait un commerce honteux de la justice et de la faveur ; d’avoir vendu des charges à des gens qui en étaient indignes, puisque ceux qui les achètent ne les méritent guères ; d’avoir empêché le maréchal Rouault de sortir de Paris pendant la bataille de Montlhéry pour charger les ennemis par derrière, dans le temps que le roi les attaquait de front ; d’avoir entretenu commerce avec les princes ligués ; de leur avoir fourni des munitions ; d’avoir eu des conférences avec le duc de Bretagne à l’insu du roi, et d’avoir fait maltraiter Balue. Melun allégua pour sa défense, qu’il n’avait pas voulu laisser sortir les troupes de Paris, parce que la garde lui en était confiée, et que ses conférences avec les princes ligués n’étaient pas contre le roi : cependant en cherchant à justifier ses intentions, il convint de la plupart des faits qu’on lui imputait. Il reprocha à Balue d’être son ennemi, parce qu’il l’avait plaisanté au sujet d’une dame dont ils étaient tous deux amoureux, et dont Balue n’était pas favorisé ; mais il nia qu’il l’eût fait maltraiter, puisqu’il lui eût été aussi facile de le faire tuer.

Le roi nomma pour commissaires avec Pierre La Dehors licencié ès lois, Thomas Triboult, secrétaire du roi, Maintaut, examinateur du Châtelet ; et leur ordonna de consulter Morvilliers avant de prononcer le jugement. Melun fut conduit à Châteaugaillard, interrogé et appliqué à la question, et comme sur plusieurs articles qui regardaient ses conférences avec les princes ligués, il dit qu’il s’en rapportait au roi ; Morvilliers lui envoya les charges. Le roi : pour toute réponse, écrivit qu’il avait expressément défendu toute communication avec les princes ligués. Melun fut condamné et conduit auprès du petit Andelys, où il fut exécuté. La tête n’ayant pas été enlevée du premier coup, Melun eut encore la force de se relever, protesta de son innocence, retomba, et reçut le dernier coup. Il n’avait pas pu désavouer ses liaisons avec les rebelles ; mais il n’était pas moins digne de grâce que du Lau, Poncet de Rivière et tant d’autres coupables à qui on l’accorda dans la suite ; et il l’aurait peut-être obtenue, si le roi n’eût été excité par Dammartin, qui voulait venger ses injures particulières, et par le cardinal Balue, qui cherchait à perdre son bienfaiteur dont la présence lui reprochait son ingratitude.

Dammartin avait alors toute la confiance de son prince, comme nous le voyons par les lettres qu’ils s’écrivaient dans un style mystérieux, dont eux seuls avaient la clef. Le roi le consultait sur tout, et voulut, en lui confiant le commandement de l’armée qu’on destinait pour la Champagne, que les maréchaux Rouault et de Loheac servissent sous lui. Dammartin profita de la faveur où il était pour faire casser l’arrêt rendu contre lui en 1463. Il obtint des lettres du roi adressées au parlement pour la révision du procès. Le roi écrivit au cardinal Balue que Chabannes ne se sentant coupable d’aucun crime, était venu se présenter devant lui à Bordeaux ; qu’ayant eu le choix de sortir du royaume, de se justifier devant le conseil privé, ou de s’adresser au parlement, il avait pris ce dernier parti ; mais que Charles de Melun, qui était assuré de la confiscation, avait supprimé les pièces justificatives de l’accusé, entre autres une enquête faite par Doriole alors conseiller, et avait tellement intimidé les juges, qu’ils avaient condamné Dammartin. Le procureur général demanda la révision du procès, et sur ses réquisitions, l’arrêt de condamnation fut cassé.

Aussitôt que le traité d’Ancenis fut signé, le roi exigea que le duc de Bretagne en fît part lui-même au duc de Bourgogne, afin que la nouvelle ne lui fût pas suspecte. Cependant le héraut qui en était porteur, ayant passé à la cour de France, le duc Charles s’imagina que le traité était supposé, et que c’était un artifice du roi. Il ne pouvait croire que monsieur et le duc de Bretagne eussent fait leur accord, sans le consulter, lui qui prétendait n’avoir armé que pour leur défense. Ce ne fut que par la voix publique et sur des lettres particulières de ces deux princes que le duc de Bourgogne fut absolument convaincu de la vérité.

Pour terminer les différends qui étaient entre le roi et ce prince, on avait ouvert à Cambrai un congrès qui fut transféré à Ham en Vermandois. Le connétable, le cardinal Balue et Pierre Doriole, plénipotentiaires du roi, alléguaient que tous les articles dont il était question avaient déjà été jugés par le comte de Dunois. Les députés du duc soutenaient le contraire, et les disputes étaient fort vives. Ce prince naturellement présomptueux ne voulait ni souscrire au jugement des commissaires, ni régler sa conduite sur celle de ses alliés.

Loin de se disposer à la paix, dans le temps même qu’on y travaillait dans le congrès, il assemblait ses troupes ; de sorte que le roi ne lui fit quitter les armes qu’en lui donnant vingt six mille écus d’or. Ce fut contre l’avis de Dammartin, qui jaloux de la gloire du roi, voulait que pour abréger tant de conférences inutiles, et rendre le duc plus traitable, on l’attaquât dans son camp ; mais le cardinal Balue, nourri dans l’intrigue, persuadait au contraire au roi que s’il allait trouver le duc, il pourrait avec la supériorité d’esprit qu’il avait sur ce prince, terminer toutes les difficultés dans une entrevue, et remporter plus d’avantages qu’il n’en retirerait d’une bataille gagnée.

Louis qui n’aimait pas à commettre au sort des armes ce qu’il espérait de la négociation, et qui d’ailleurs n’était pas insensible aux éloges que Balue lui donnait sur son habileté, tomba dans le piége le plus à craindre pour les gens habiles, qui est de croire l’être plus qu’ils ne le sont. On ne voit pas que Balue eût dans cette affaire d’autre intérêt que de se rendre nécessaire. Le duc de Bourgogne ne se prêtait qu’avec répugnance à l’entrevue, et n’y fut déterminé que par Jean Vobrisset, un de ses valets de chambre qui s’était, sans doute, vendu au cardinal, et qui fit voir combien un domestique de confiance influe dans les plus grandes affaires, sans y paraître avec éclat. Il fit plusieurs voyages auprès du roi, et gagna son esprit, en lui persuadant que le duc désirait cette entrevue avec ardeur.

Avant qu’elle eût été résolue, Louis avait pris une précaution qui fut précisément la cause du malheur qui lui arriva. Il avait envoyé des députés vers les liégeois pour les engager à se révolter de nouveau contre le duc de Bourgogne, s’il tournait ses armes contre la France. Le roi ne croyant pas que ses agents réussiraient si promptement dans leur commission, se contenta, lorsque l’entrevue fut décidée, de leur donner simplement avis de ce qu’il allait faire, avec ordre de suspendre la négociation ; et sans attendre leur réponse, comme s’il eût pris les mesures les plus justes, il se disposa à aller trouver le duc. Les plus sensés de son conseil voulurent le détourner de ce voyage, lui-même fut dans de grandes perplexités à ce sujet ; mais la confiance qu’il avait dans le cardinal Balue l’emporta sur tout ce que la prudence pouvait lui dicter. Le connétable acheva de le déterminer par une lettre où il lui marquait que le duc Charles ne voulait plus avoir d’autre ami ni d’autre allié que lui, et qu’indépendamment des affaires générales qu’ils pouvaient traiter par leurs ministres, il y en avait de si particulières, qu’ils ne pouvaient les décider que l’un avec l’autre. Louis après avoir reçu un sauf-conduit de la main du duc, laissa le commandement de son armée au comte de Dammartin, et partit avec le duc de Bourbon, le cardinal Balue et le connétable pour se rendre à Péronne, n’ayant pour escorte que quatre-vingts hommes de la garde écossaise, et soixante cavaliers.

Guillaume Bitche vint avec un corps de noblesse au-devant du roi jusqu’à Athyes. Le duc alla le recevoir sur le bord de la rivière de Doing, et ils entrèrent ensemble dans Péronne. Louis parut d’abord fort satisfait des honneurs qu’on lui rendit ; mais il commença à concevoir des soupçons, lorsqu’il apprit que Philippe de Savoie, l’évêque de Genève, le comte de Romont, tous trois frères, du Lau, Poncet de Rivière, Durfé et quelques autres qu’il avait obligés de quitter la France, étaient dans l’armée du maréchal de Bourgogne, qui s’approchait de Péronne. Il fut alarmé de ne voir autour de lui que des ennemis ou des mécontents ; il ne se crut pas en sûreté dans une maison particulière où il était, et voulut être logé dans le château.

Cette précaution tourna bientôt contre lui-même. Les agents qu’il avait à Liége n’avaient que trop bien exécuté leur première commission, et avaient fait soulever les liégeois avant d’avoir reçu le contre-ordre. À peine le roi était-il entré dans Péronne, qu’on apprit que les liégeois venaient de surprendre la ville de Tongres. Ils y trouvèrent leur évêque qu’ils conduisirent à Liége avec plusieurs chanoines. À la première halte, ils en tuèrent cinq ou six à ses yeux, et en continuant leur marche, ils en massacrèrent jusqu’à seize, parmi lesquels il y en avait un qui était particulièrement attaché à l’évêque : ils le mirent en quartiers, et se les jetaient les uns aux autres avec des railleries barbares.

La nouvelle en fut portée jusqu’à Péronne, et l’on ajoutait qu’on avait reconnu les ambassadeurs du roi parmi les liégeois. On ne peut exprimer la fureur où s’emporta le duc de Bourgogne ; ce ne furent que menaces et invectives contre le roi, qu’il traitait de traître et de fourbe. Il fit fermer les portes de la ville, et doubler les gardes par-tout, sous prétexte de faire chercher une cassette remplie d’argent et de bijoux, qu’on disait avoir été perdue. Bientôt il ne dissimula plus le véritable motif, et défendit que qui que ce fût osât approcher du roi : à peine lui laissa-t-il des domestiques pour le servir. Le duc passa le premier jour dans des agitations et des transports extraordinaires, ne formant que des projets funestes. Tout le monde tremblait pour la vie du roi, et n’osait parler au duc. Le lendemain on tint conseil, les uns voulaient qu’on retînt le roi prisonnier, plusieurs opinaient à faire venir monsieur, et à partager le royaume. Ce sentiment prévalut pendant quelque-temps, et le courrier était déjà prêt à partir ; mais les plus sages furent d’avis que le roi étant venu sur un sauf-conduit, on devait lui garder la foi promise, et qu’on n’y pouvait manquer, sans violer le droit des gens.

Dans les dispositions où était le duc, si quelqu’un eût ouvert un avis violent, le roi était perdu. Ce prince était dans les plus cruelles alarmes. Il avait à se reprocher une perfidie ; il se voyait entre les mains d’un ennemi justement irrité ; et ce qui lui donnait mille idées funestes, il avait devant les yeux la tour où Herbert comte de Vermandois avait fait périr Charles le Simple en 922.

Malgré les précautions du duc, le roi était informé de tout ce qui se passait, et faisait répandre de l’argent, afin de gagner tous ceux qui avaient quelque crédit sur l’esprit du duc. Ils le portèrent à la modération ; on hasarda ensuite des propositions de la part du roi. Ce prince offrait de jurer la paix, d’obliger les liégeois à réparer le mal qu’ils avaient fait, ou de les abandonner. Le duc était encore trop agité pour prendre un parti. Il fut deux jours dans la fureur et l’irrésolution ; heureusement pour le roi, le duc n’avait avec lui dans son appartement que Commines son chambellan, et deux valets de chambre, dont l’un nommé de Visen, fort honnête homme, avait beaucoup de crédit sur l’esprit de son maître. Commines et lui n’opposaient que le silence à la fureur de leur prince, de peur de l’aigrir : et lorsqu’ils le voyaient plus tranquille, ils n’oubliaient rien pour le porter à la douceur. Le duc passa la troisième nuit sans se déshabiller, se jetant sur son lit, se relevant aussitôt, se promenant par la chambre avec toute l’agitation d’un homme livré aux transports les plus violents, et partagé par mille sentiments opposés. Le matin il entra brusquement dans la chambre du roi, et lui adressant la parole avec la voix tremblante et entrecoupée d’un homme transporté de colère, il lui demanda s’il ne voulait pas signer le traité de paix qu’on lui présenterait. Le roi à qui l’on avait fait dire de tout accorder, sans quoi il se mettrait dans le plus grand péril, répondit qu’il le signerait. Le duc lui demanda ensuite s’il ne voulait pas venir avec lui à Liége pour punir la rébellion des liégeois, et venger leur évêque, qui était de la maison royale. Le roi dit que lorsque la paix serait jurée, il irait à Liége avec tel nombre de gens que le duc voudrait. Le duc fit aussitôt apporter le traité de paix et la vraie croix, que Louis XI portait ordinairement avec lui. La paix fut jurée : elle fut dans l’instant annoncée à toute la ville, et les réjouissances succédèrent à la consternation.

Philippe de Commines fait entendre que ce fut lui qui donna au roi l’avis d’accorder tout ce que le duc exigerait, et dit positivement qu’il ne contribua pas peu à leur réconciliation, et que le roi l’avouait publiquement. Il dit encore que ce prince avait chargé un homme de distribuer quinze mille écus dans la maison du duc, et que le dépositaire de cette somme ne s’acquitta pas trop fidèlement de sa commission.

Tous les articles qui avaient été discutés dans les conférences de Ham, ceux des traités d’Arras et de Conflans sont décidés ou rappelés dans celui de Péronne. Il est dit qu’ils seront exécutés dans tous leurs points, et principalement à l’égard de ce qui a été accordé au duc de Bourgogne ; que tous les alliés de ce prince, et nommément le duc de Savoie et ses trois frères seront compris dans ce traité ; que rien ne pourra préjudicier à l’alliance qui est entre le roi d’Angleterre et le duc de Bourgogne ; que si le roi revient contre son serment, il sera déchu de tous droits de souveraineté sur les terres du duc de Bourgogne, qui demeurera quitte de la foi et hommage ; que si au contraire le duc rompt le traité, toutes ses terres et seigneuries relevant de la couronne, seront confisquées au profit du roi ; que Charles de France, frère du roi, remettra le duché de Normandie, et aura pour apanage les provinces de Champagne et de Brie ; que ces articles ainsi arrêtés, le duc fera hommage au roi pour tout ce qu’il tient de lui. On convint encore que tout ce qui avait été pris de part et d’autre serait restitué ; et que les choses seraient remises dans l’état où elles étaient avant la guerre. Le duc de Bourgogne n’oublia rien pour terminer par ce traité tous les différends qu’il avait avec le roi, et pour prévenir ceux qui pouvaient naître dans la suite.

Louis cédant à la nécessité, accorda tout pour sortir du péril où il s’était engagé par son imprudence, et sacrifia les liégeois. Je ne crois pas qu’on puisse justifier sa conduite à leur égard. Commines même était si peu persuadé de la bonne foi de ce prince, qu’en parlant des otages qu’il offrait pour la sûreté du traité, il n’a pu s’empêcher d’ajouter :

ceux qu’il nomma s’offrirent hautement, je ne sais s’ils disaient ainsi à part, je me doute que non : et à la vérité, je crois qu’il les y eût laissés.

Quelle idée doit-on avoir de ce prince après un tel jugement porté par un écrivain, qui d’ailleurs lui est favorable ? Je ne m’arrête point à réfuter les fautes de Varillas qui a pris pour autant de traités conclus à Péronne, de simples commissions données pour l’exécution de plusieurs articles.

Le roi dépêcha des courriers pour donner avis de ce traité à ses principaux officiers ; il écrivit en particulier au comte de Dammartin pour lui marquer qu’il allait à Liége avec une partie des compagnies d’ordonnance, et qu’il voulait que le reste de son armée fût congédié. Dammartin reçut la lettre du roi avec respect ; mais il jugea que son devoir même devait l’empêcher d’obéir. Le roi lui récrivit pour le louer de son zèle, lui réitéra l’ordre de choisir ceux qui devaient l’accompagner à Liége, et de congédier le reste, ajoutant qu’aussitôt que cette affaire serait terminée, il s’en retournerait en France, et que le duc avait plus d’envie de le voir parti, que lui-même n’en avait de s’en aller. Le désir d’aller à Liége que le roi montrait dans sa lettre, ce qu’il disait du duc, la satisfaction qu’il affectait, tout cela parut trop peu vraisemblable à Dammartin, pour ne lui être pas suspect. Il jugea que le roi avait été obligé de communiquer sa lettre au duc, qui avait fait accompagner le courrier par un homme à lui. Dammartin chargea cet homme de dire à son maître :

Qu’il pouvait être sûr que si le roi ne retournait bientôt, tout le royaume le viendrait quérir, et qu’on jouerait au pays du duc un semblable jeu qu’il voulait jouer au pays de Liége ; que la France n’était pas aussi dépourvue de gens de bien qu’il pouvait se l’imaginer.

Le duc ne laissa pas d’être frappé de ce discours. Le roi avait à la vérité arboré la croix de Bourgogne ; mais il était à la tête d’un corps de troupes considérable qui était venu le joindre : il avait avec lui le duc et le cardinal De Bourbon, le connétable, La Trémouille, et plus de quatre cents lances, avec une grande partie de sa maison. C’était ainsi qu’il marchait pour punir un crime dont il était complice, ou plutôt l’auteur.

Comme les remparts de Liége étaient détruits et remplissaient les fossés, les habitants réduits au désespoir rassemblèrent leurs milices, et ne comptant plus que sur leur courage, se préparèrent à vendre chèrement leur vie. L’armée de Bourgogne s’étant approchée de la ville, le duc tint conseil. Quelques-uns proposèrent de renvoyer une partie des troupes, attendu que la place n’était pas en état de défense ; mais le duc rejeta cet avis, parce que le roi paraissait l’appuyer, et qu’il lui était toujours suspect. Le duc vit bientôt par la résistance qu’il trouva, qu’il avait eu raison de ne pas mépriser ses ennemis en comptant trop sur ses forces.

Le maréchal de Bourgogne eut ordre de marcher en avant, et de tâcher de surprendre la ville. Les liégeois allèrent à sa rencontre, et furent repoussés ; leur évêque profita de cette occasion pour se sauver chez les bourguignons : d’autres prétendent qu’il fut député de la part des liégeois pour fléchir le duc ; mais que ce prince ne voulut pas l’écouter, et le retint, craignant pour sa vie, s’il le laissait retourner.

Il y avait dans la ville un légat du pape qui avait été envoyé pour concilier les esprits. Ce légat, nommé Onuphrius, loin de remplir sa mission, avait encore animé les liégeois contre leur évêque, dans l’espérance de se faire élire à sa place ; mais le succès ne répondant pas à ses desseins, il essaya de se sauver, et tomba entre les mains des bourguignons. Le duc fit dire à ceux qui l’avaient pris qu’ils le traitassent comme ils le jugeraient à propos, pourvu qu’il ne parût pas en avoir connaissance. Les soldats, au lieu de suivre les intentions du duc, prirent querelle à ce sujet et vinrent le trouver. Le duc ne pouvant plus alors ignorer le caractère du prisonnier, le fit relâcher, et fit une sévère réprimande aux soldats.

Le maréchal de Bourgogne enivré du petit avantage qu’il avait eu, crut n’avoir rien à craindre d’un peuple mal discipliné ; mais les liégeois à la faveur d’une nuit où le maréchal n’était pas sur ses gardes, fondirent sur sa troupe, y jetèrent l’épouvante, et taillèrent en pièces huit cents hommes dont il y avait cent hommes d’armes. Les bourguignons s’étant ralliés à la pointe du jour, poussèrent à leur tour les liégeois, qui regagnèrent leur ville.

Jean de Villette leur meilleur capitaine fut blessé à cette sortie, et mourut deux jours après. La première nouvelle de cette action fut que le maréchal avait été absolument défait. Le duc défendit de parler au roi de cet échec ; marcha pour réparer le désordre, et vit que la perte n’était pas aussi grande qu’on l’avait faite. Cependant son armée souffrait extrêmement, et manquait de vivres. Il y avait deux jours que ceux de l’avant-garde étaient sans pain ; les troupes étaient au bivouac par des pluies continuelles ; et les alarmes se succédaient sans interruption. La nuit du 26 au 27 octobre les assiégés firent une vigoureuse sortie, et attaquèrent en même temps le quartier du roi et celui du duc. La surprise, les cris et les ténèbres jetèrent d’abord l’épouvante parmi les assiégeants. On combattait au hasard, sans savoir à qui l’on avait affaire. Le duc accourut, rassura ses troupes, et chargea l’ennemi ; mais comme il combattait avec plus d’impétuosité que d’ordre, la victoire était fort incertaine, lorsque le roi arriva et força les liégeois de rentrer dans la ville. Commines dit à cette occasion, en comparant les qualités militaires de ces deux princes :

le duc de Bourgogne n’avait point faute de hardiesse ; mais bien aucunes fois faute d’ordre ; et à la vérité, il ne tint point, à l’heure que j’ai parlé, si bonne contenance que beaucoup de gens eussent bien voulu, pour ce que le roi y était présent : et prit le roi paroles et autorité de commander...

et à ouïr sa parole et voir sa contenance, semblait bien roi de grande vertu et de grand sens, et qu’autrefois se fût trouvé en telles affaires. Le lendemain le roi et le duc vinrent se loger dans les faubourgs. Les maisons de ces deux princes n’étaient séparées que par une grange où le duc mit trois cents hommes d’armes pour veiller sur le roi avec autant de soin que sur les ennemis.

La vigoureuse défense des liégeois commençait à faire douter du succès du siège. Le duc de Bourgogne avait toujours des soupçons contre le roi, et Louis craignait que le duc lui imputant le malheur de cette entreprise, ne lui fît un mauvais parti. Ces princes avaient juré la paix, et n’avaient pu s’inspirer de confiance. Cependant comme les assiégés ne faisaient plus de sorties, on jugea qu’ils étaient fort affaiblis, ou qu’ils se ménageaient pour soutenir l’assaut. Le duc ordonna que tout fût prêt pour le donner le matin du dimanche 30 octobre, et qu’au signal d’un coup de canon la ville fût assaillie par deux côtés opposés. Les ordres ainsi donnés, le duc se désarma, ce qu’il n’avait pas fait depuis qu’il était devant la place ; il fit aussi désarmer ses troupes pour les rafraîchir et les faire reposer jusqu’au signal.

Les liégeois voyant que leur salut ne dépendait plus que d’un coup de désespoir, choisirent six cents hommes déterminés du pays de Franchemont. Il fut résolu que vers minuit ils sortiraient par les brèches, et attaqueraient en même temps le logement du roi et celui du duc, où ils devaient être conduits par les hôtes de ces princes qui étaient du complot. L’entreprise fut d’abord assez bien conduite. Si le projet eût été exactement suivi, le roi et le duc auraient été surpris et massacrés dans leurs lits ; mais les trois cents hommes d’armes qui étaient dans la grange entre les deux logis étant sortis au premier bruit, les liégeois au lieu d’aller directement à la chambre des princes, voulurent forcer la grange. L’alarme se répandit, le duc n’eut que le temps de prendre une épée et une cuirasse pour se mettre en défense. Le roi en fit autant de son côté. Les liégeois s’efforçaient d’entrer, les gardes les repoussaient ; l’ardeur était égale de part et d’autre, et le combat sanglant. La défiance continuelle où le duc était à l’égard du roi, était encore augmentée par les cris qu’il entendait. Les uns criaient vive le roi, les autres vive Bourgogne ; et les autres vive le roi, et tuez. Ces deux princes ignoraient réciproquement le sort l’un de l’autre, et combattaient chacun à la tête de ses gardes. Ils se rencontrèrent enfin tout couverts de sang et entourés de morts, combattirent ensemble et repoussèrent les ennemis.

Lorsque le calme fut un peu rétabli, le duc fit rallier ses troupes, et donna ordre qu’on se préparât à donner un assaut général à la pointe du jour. Apparemment que le roi ne s’était pas trouvé au conseil où l’assaut avait été résolu ; car aussitôt qu’il fut rentré chez lui, il fit venir quelques officiers du duc qui avaient assisté à ce conseil, et leur en demanda le résultat. Sur le compte qu’ils lui rendirent, il leur dit qu’il n’aurait pas été d’avis qu’on hasardât l’assaut, et appuya son sentiment de raisons assez fortes. Ceux-ci qui désiraient qu’on reçut les liégeois à composition, ou du moins qu’on différât l’assaut dont ils craignaient les suites, vinrent rendre compte au duc de l’avis du roi, et de leurs propres craintes, qu’ils détaillèrent, en les mettant toujours sur le compte du roi, de peur de s’attirer la colère de leur prince, s’il les eût soupçonné de parler d’eux-mêmes. Le duc s’imaginant que le roi ne désapprouvait l’assaut que pour favoriser les liégeois, dit à ses officiers, qu’il était résolu de le donner à l’heure marquée, et que le roi pouvait, en attendant l’événement, se retirer à Namur. Quoique le discours du duc fût assez offensant, le roi n’en parut pas plus ému, et répondit simplement, qu’il se trouverait avec les autres. Il pouvait se retirer ; mais la valeur lui était naturelle, et quoiqu’il n’aimât pas la guerre, il n’évita jamais le péril.

Le lendemain on donna l’assaut. Les bourguignons commencèrent l’attaque. On ne trouva pas grande résistance, les habitants n’étaient pas même sur leurs gardes, et s’imaginaient que la solennité de ce jour-là, qui était un dimanche, empêcherait de donner l’assaut. d’ailleurs la plupart des liégeois s’étaient sauvés avec leurs meilleurs effets dans les Ardennes, où ils périrent presque tous de froid et de faim. Les femmes, les vieillards et tous ceux qui n’avaient pu prendre la fuite, s’étaient réfugiés dans les églises. Il n’y eut point d’asile sacré ; mais comme personne ne se mit en défense, le soldat se borna au pillage. Le roi entra au petit pas dans la ville à la tête de ses trois cents hommes d’armes et des officiers de sa maison. Le duc vint le recevoir, le conduisit au palais, et le quitta pour aller sauver la principale église où les soldats voulaient entrer malgré la sauvegarde. Le duc eut lui-même tant de peine à se faire obéir, qu’il fut obligé de tuer de sa main un soldat pour contenir les autres, et sauver l’église du pillage. Il revint alors trouver le roi qui avait déjà dîné. Ces princes s’embrassèrent. Le roi donna de grands éloges au duc, qui en parut très flatté. Le jour suivant on relut le traité de Péronne ; le duc ayant voulu y faire comprendre d’Urfé, Du Lau et Poncet de Rivière, le roi répondit qu’il y consentirait, pourvu que le duc fît la même grâce au comte de Nevers et à Croy. Le duc ne répondit rien ; le traité fut confirmé sans y rien changer, et le roi partit. Le duc l’accompagna pendant une demi lieue ; et lorsqu’ils se séparèrent le roi lui demanda ce qu’il voudrait qu’il fît si Charles de France ne se contentait pas du partage qu’on lui accordait : le duc répondit qu’il s’en rapportait à eux, et qu’il ne lui importait, pourvu que monsieur fût content. Le roi sut bientôt se prévaloir de cette réponse.

Si l’assaut ne fut pas meurtrier, les suites n’en furent pas moins affreuses. Le duc fit noyer ou massacrer les prisonniers sans distinction d’âge ni de sexe ; et le jour qu’il partit de Liége il y fit mettre le feu, repaissant ses yeux de ce spectacle barbare. Tant d’horreurs n’assouvirent point encore sa vengeance, il entra dans le pays de Franchemont, mettant tout à feu et à sang. Ceux qui échappèrent à sa fureur, s’enfuirent dans les bois où ils périrent par la faim et par la rigueur de l’hiver, qui était si violent qu’on était obligé de rompre à coups de hache le vin qu’on distribuait aux soldats.

Pendant que le roi était devant Liége, il apprit que les anglais projetaient une descente en Guyenne ou en Poitou. Il écrivit aussitôt à La Rochefoucault d’assembler la noblesse, ce qui empêcha les anglais de paraître. Le roi étant arrivé à Senlis manda le parlement, la chambre des comptes, les généraux des finances, et leur fit part de ce qui s’était passé à Péronne : il fit lire ensuite le traité qu’on y avait fait, et donna une ordonnance pour faire punir sévèrement et même de peine capitale, en cas de récidive, ceux qui parleraient mal du duc de Bourgogne. La chronique dit que le même jour le roi se fit apporter les pies, les geais et autres oiseaux privés, avec les noms de ceux à qui ils appartenaient, et la tradition est que c’était parce qu’on leur avait appris à dire Péronne. Louis voulait, pour l’honneur de sa parole, ratifier le traité ; mais tout ce qui pouvait lui en rappeler l’idée, ne lui en était pas moins odieux.

Le comte de Dunois mourut cette année avec la réputation de brave soldat, de grand capitaine, de zélé français et d’honnête homme. Il fut inhumé à Cleri auprès de Marie d’Harcourt sa seconde femme. Sa postérité s’est longtemps conservée sous le nom de ducs de Longueville, et a fini dans l’abbé d’Orléans. Cette maison a toujours eu le rang immédiatement après les princes du sang.

Tout ce qui a rapport au commerce ne pouvant être trop remarqué, je ne dois pas oublier de dire que Pierre Doriole envoya cette année un mémoire au roi, pour lui représenter qu’il fallait maintenir la défense de laisser entrer des épiceries dans le royaume par la voie des étrangers. Il soutint que la position de la France devait rendre la marine de ce royaume excellente ; qu’elle avait déjà assez de vaisseaux pour le commerce, et qu’elle pouvait gagner quatre cents mille écus que les vénitiens emportaient du royaume par le débit de leurs épiceries. On proposait encore un projet pour faire descendre les laines, les huiles et autres marchandises à Bordeaux, et les transporter de là en Flandre et en Angleterre. Par une autre lettre Doriole rendit compte au roi des désordres d’une troupe de vagabonds sortis de l’Egypte et connus sous le nom de bohémiens. Ils avaient obtenu sous le règne précédent des lettres pour être soufferts en France. Leur nombre s’était considérablement augmenté. Ils avaient un chef et une espèce de police entre eux, qui ne servait qu’à mieux assurer leur brigandage. On les accusait d’avoir volé depuis un an plus de quatre mille marcs d’argent, qu’ils remettaient à des changeurs attitrés dans certaines villes. On en fit pendre plusieurs. Depuis on les a souvent dissipés, et on les a vu renaître.

Sur la fin de cette année le roi passa quelques jours à Loches. Etant dans l’église de notre-dame il demanda aux chanoines de qui était le tombeau qu’il voyait au milieu du choeur. Ils lui dirent que c’était celui d’Agnès Sorel, et ajoutèrent par une basse adulation et croyant flatter le ressentiment du roi, que ce tombeau les incommodait, et qu’ils le priaient de leur permettre de le changer de place. Louis indigné de l’ingratitude de ces prêtres qui ne subsistaient que par les bienfaits d’Agnès Sorel, répondit qu’il y consentait, pourvu qu’ils rendissent tout ce qu’elle leur avait donné. Les chanoines se retirèrent sans répliquer.

Louis XI ayant terminé ou suspendu par le traité de Péronne ses différends avec le duc de Bourgogne, tourna son attention sur le roi d’Aragon, et chercha à fomenter les troubles de Catalogne, de peur que ce prince ne vînt l’inquiéter au sujet du Roussillon et de la Cerdagne. Depuis que les catalans avaient appelé la maison d’Anjou à leur secours, le duc de Calabre faisait la guerre en Catalogne avec différents succès, et bloquait Gironne, n’étant pas en état d’en former le siège ; mais le roi lui ayant fourni un renfort de quatre mille francs-archers, sous le commandement des comtes Dauphin et de Boulogne, du sire d’Allègre, de Taillebourg et de Saint Gelais, le duc emporta Gironne, se rendit maître de presque tout le pays, et marcha à Barcelone.

Quelque intérêt que le roi d’Aragon prît à la Catalogne, il était encore plus occupé du dessein de réunir la Castille à ses états par le mariage de Ferdinand son fils avec l’infante Isabelle sœur de Henri IV roi de Castille. Les castillans étaient partagés entre le frère et la sœur. Pour connaître l’origine de ces divisions, il faut se rappeler que Henri après avoir répudié Blanche de Navarre sa première femme, sous prétexte qu’elle était stérile, avait épousé Jeanne de Portugal. L’opinion publique accusait Henri d’impuissance. On prétendait que désirant avoir des enfants pour étouffer les cabales que l’espérance de sa succession faisait déjà naître en Castille, il avait engagé sa seconde femme à recevoir dans son lit Bertrand de La Cueva, qu’elle y avait consenti, et que cet adultère politique avait donné naissance à la princesse Jeanne de Castille. La Cueva fut fait comte de Ledesma et comblé de biens : en effet, après le secret important qui lui avait été confié, il ne devait attendre que la plus haute faveur ou la mort. Si le fait est vrai, la reine Blanche n’aurait été répudiée que pour n’avoir pas eu la même complaisance que Jeanne de Portugal. Quoique Henri eût fait reconnaître l’infante Jeanne pour sa fille, l’archevêque de Tolède, le duc de Médina Sidonia, le comte d’Arcos et les principales villes formèrent en faveur d’Isabelle un puissant parti dans lequel ils engagèrent la cour de Rome. Henri fut obligé de reconnaître sa sœur pour son unique héritière. Le légat du pape releva de leur serment ceux qui l’avaient prêté à la princesse Jeanne, et sur la promesse que le roi d’Aragon lui fit de lui donner l’archevêché de Montréal en Sicile, il engagea Isabelle à donner sa parole d’épouser le prince Ferdinand d’Aragon, qui se faisait nommer roi de Sicile.

Henri ne voulait pas consentir à ce mariage. d’un autre côté, le grand-maître de Saint Jacques, le plus puissant seigneur d’Espagne, avait entrepris de marier Isabelle avec Alphonse roi de Portugal qui était veuf, et la princesse Jeanne de Castille avec dom Juan infant de Portugal, à condition que le prince qui naîtrait du mariage d’Isabelle aurait la Castille, et que si elle mourait sans enfants, les deux couronnes passeraient sur la tête de l’infant de Portugal.

Louis XI attentif à tous les différents intérêts de ces princes, en avait de particuliers qui leur étaient contraires. Comme il n’avait point encore d’enfants mâles, il songeait à marier son frère ; et ne voulant point de l’alliance du duc de Bourgogne, il avait jeté les yeux sur la princesse Isabelle.

Pendant que la cour de Castille était le centre des négociations de tant de princes, la Navarre était divisée par les factions de Grammont et De Beaumont. Le connétable Pierre de Péralte avait fait tuer l’évêque de Pampelune. Les états de Navarre demandaient au roi justice de cet attentat. Le comte et la comtesse de Foix, dont le fils Gaston Phœbus avait épousé Magdeleine de France, sœur de Louis XI se joignaient aux états d’un royaume qui devait leur appartenir, et se plaignaient que le roi d’Aragon aliénait les domaines de Navarre.

Louis n’était pas en état de pacifier la Navarre tant qu’il n’aurait pas affermi la paix en France, ce qu’il ne pouvait faire qu’en ramenant son frère auprès de lui. Il n’épargnait rien pour y réussir et pour gagner tous ceux qui pouvaient y contribuer. Il leva les défauts obtenus en justice pendant la guerre contre le duc de Bretagne et contre ses sujets, et donna mainlevée de toutes les saisies faites sur eux. Il donna des terres et des pensions au duc de Bourbon, au sire de Croy, au connétable ; il combla de présents les ambassadeurs de Bourgogne, et fit enregistrer le traité de Péronne. Louis ignorait que le plus fort obstacle à ses desseins était la perfidie du cardinal Balue, qui trahissait sa confiance, et dont le hasard découvrit les manoeuvres. Pour faire connaître ce ministre, il faut rappeler ici son origine, et par quelles voies il s’éleva à une faveur qu’il méritait peu par ses talents, et dont il fut toujours indigne par ses vices. Balue avait plus de finesse dans l’esprit que d’élévation ; souple, adroit, plus faux que politique, plus propre à l’intrigue qu’à la négociation, il s’attachait moins à persuader qu’à séduire. À l’égard du cœur, il n’avait aucune vertu, et il ne lui manquait que l’hypocrisie pour avoir tous les vices ; le scandale de ses mœurs l’en avait préservé. Il naquit en 1421 au bourg d’Angle en Poitou dans une condition très obscure.

On le croit communément fils d’un tailleur ou d’un meunier. Il embrassa l’état ecclésiastique, et s’attacha à Jacques Juvénal des Ursins, évêque de Poitiers. Ce prélat, dont il avait surpris la confiance, le fit son exécuteur testamentaire. On prétend que Balue détourna les meilleurs effets de la succession : s’il était innocent, il avait du moins mérité qu’on le soupçonnât. Après la mort de l’évêque de Poitiers, il entra auprès de Jean de Beauveau, évêque d’Angers, et le suivit à Rome en 1462. Beauveau lui donna plusieurs canonicats, dont Balue faisait un commerce scandaleux, qui indisposa contre lui le chapitre d’Angers. À son retour de Rome il s’attacha à la cour, on y parla bientôt de son habileté, et l’on s’embarrassait assez peu de ses mœurs. Le roi le fit conseiller au parlement, l’honora de sa confiance, et lui donna l’administration du collège de Navarre, des hôtels-dieu, maladreries, aumôneries, et la disposition des bénéfices royaux. C’est ce qui a fait dire à quelques écrivains que Balue avait été grand-aumônier, quoique cette dignité ne fût pas alors connue en France. La reconnaissance qu’il devait à Beauveau ne l’empêcha pas de se brouiller avec lui au sujet de la trésorerie de l’église d’Angers, à laquelle ils prétendaient tous deux, et que Balue emporta. L’année suivante il fut fait évêque d’Evreux, et quelques jours après son sacre il fut attaqué et blessé la nuit en sortant de chez une femme d’une réputation suspecte. C’était peut-être celle dont Charles de Melun parle dans son interrogatoire. Depuis cette aventure le nouveau prélat se livra aux affaires. Le roi l’employa dans toutes celles qui se présentèrent, l’éleva à la plus haute faveur, et jamais ministre n’en a tant abusé.

Quoiqu’il eût de l’esprit, il tomba dans cette ivresse où la fortune plonge ordinairement ceux dont elle a passé les espérances. Balue croyait ses talents universels, et se piquait particulièrement de ceux qui n’étaient pas de son état. Il aimait à paraître à la tête des troupes. Dammartin le voyant un jour en rochet et en camail faire une revue, dit au roi : sire, je vous supplie de m’envoyer à Évreux ordonner des prêtres, puisque l’évêque vient ici passer des soldats en revue. Les courtisans ne cherchaient que les occasions de lui donner des ridicules ; espèce de vengeance qu’ils croient prendre des favoris, et qui prouve la faveur sans la faire perdre. Balue faisait tous les jours de nouvelles épreuves de la sienne. Il entreprit de dépouiller Beauveau de l’évêché d’Angers, pour s’en faire revêtir. Il oublia qu’il avait été son domestique ; qu’il lui devait sa fortune, ou plutôt il ne s’en souvenait que trop, et sa haine était d’autant plus violente, qu’elle avait sa source dans l’ingratitude. Ce projet était extrêmement difficile, il devait naturellement échouer, et quoique Balue y ait réussi, il fallait être aveuglé par l’ambition pour oser l’entreprendre. Il était nécessaire que Beauveau donnât sa démission, ou qu’on lui fît son procès. Ce prélat refusait de se démettre, et il était sans reproche. On ne pouvait le trouver coupable ; mais on le condamna. Son chapitre, avec qui il était en procès, se prêta à la vexation.

Balue fit entendre au roi que la fidélité de Beauveau était suspecte ; que l’évêché d’Angers étant contigu à la Bretagne, il était de l’intérêt de l’état d’y avoir un homme sûr ; on forma plusieurs accusations calomnieuses contre ce prélat. Le roi écrivit à Rome, et le pape surpris ou gagné donna une bulle par laquelle Beauveau fut interdit, excommunié, privé de son évêché, et condamné à se retirer dans le monastère de la Chaise-Dieu. Balue fut aussitôt nommé évêque d’Angers à la recommandation du roi. Beauveau voulut se pourvoir au parlement ; mais Louis XI qui peu d’années auparavant avait déclaré par un édit solennel qu’il n’appartenait qu’au parlement de Paris de connaître du possessoire des bénéfices royaux, et qu’il devait être jugé avant le pétitoire, défendit à la cour par une lettre de cachet de connaître de cette affaire, dont la connaissance n’appartenait, disait-il, qu’au pape.

Les princes s’attachent par leurs propres bienfaits à leurs créatures. Louis XI se prévint tellement en faveur de Balue, qu’il prenait ses intérêts en toute occasion. Ce prince recommande dans une lettre particulière à Jean de Beaumont sieur de Bressuire, lieutenant général et sénéchal de Poitou, de faire rendre à Balue tous les biens dépendants de l’abbaye de Bourgueil, dont il venait d’être pourvu ; car c’est, dit le roi, un bon diable d’évêque pour à cette heure, je ne sais ce qu’il sera à l’avenir. Il n’en fut que trop instruit. Après lui avoir donné les abbayes de Lagny, de saint Thierry, de Fécamp, il voulut lui procurer le chapeau de cardinal.

Louis avait traité jusque-là Paul II avec assez d’indifférence. Le pape qui devait être plus que satisfait de la lettre de cachet que le roi avait envoyée au parlement au sujet du procès de Beauveau, résolut de tirer encore un meilleur parti de la passion de ce prince pour son favori. Il fit dire à Balue que l’évêque d’Arras n’avait obtenu le chapeau que par l’abolition de la pragmatique ; que l’affaire n’était pas encore terminée, et que ce n’était qu’en consommant cet ouvrage qu’il pourrait prétendre au même honneur.

Balue n’oublia rien pour persuader au roi de faire ce que le pape désirait : il obtint des lettres, portant la suppression totale et absolue de la pragmatique, et alla au parlement pour les faire enregistrer. Il y trouva une résistance à laquelle il ne s’était pas attendu. Les magistrats inaccessibles à l’ambition ou à la crainte, ne consultèrent que leur devoir, et refusèrent l’enregistrement. Balue étonné du refus, osa menacer le procureur général Saint Romain que le roi le priverait de sa charge. Celui-ci répondit avec liberté que le roi pouvait le dépouiller de la charge dont il l’avait honoré ; mais qu’il ne l’obligerait jamais à trahir ce qu’il devait à l’état et à lui-même. Il reprocha ensuite à Balue toute sa conduite, qui offensait à la fois la religion, l’état et les mœurs. Le parlement soutint avec vigueur tout ce que le procureur général avait dit, et fit cette fameuse remontrance imprimée en plusieurs endroits, qui peint les mœurs de Rome de ces temps-là, et l’état de la France.

Balue n’ayant pu obtenir du parlement l’enregistrement de l’abolition de la pragmatique, la fit enregistrer au châtelet ; mais l’université signifia au légat son opposition et son appel au concile, et fit la même déclaration au châtelet. Paul II pour reconnaître les efforts de Balue, lui donna le chapeau. Le pape ne dissimula pas dans la suite qu’il y avait été forcé, et qu’il n’ignorait pas ses mœurs dépravées. Balue continua d’être employé par le roi dans les affaires les plus importantes, et le gouverna pendant quelque temps avec un empire absolu. Ce fut lui qui entraîna le roi à Péronne ; ce fut-là que ce ministre ingrat et perfide se vendit au duc de Bourgogne, et l’instruisait des affaires les plus secrètes. On va voir comment sa trahison fut découverte.

Louis avait retiré du service de Charles son frère Guillaume d’Haraucourt, évêque de Verdun, il l’avait comblé de biens, l’avait admis dans son conseil, et sollicitait pour lui un chapeau de cardinal. Balue et d’Haraucourt lièrent ensemble une amitié étroite, si toute fois ce n’est pas en profaner le nom que de le donner à l’union de deux hommes si peu dignes d’inspirer et de connaître ce sentiment. Unis par les mêmes vices et les mêmes intérêts, ils ne songeaient qu’à se rendre nécessaires, en empêchant la réconciliation des deux frères. Le roi faisait proposer à monsieur de prendre en apanage la Guyenne au lieu de la Champagne et de la Brie ; le duc de Bretagne et Odet Daidie travaillaient de bonne foi à cet accommodement, et monsieur était prêt de l’accepter. Le traité de Péronne portait qu’il aurait la Champagne et la Brie ; mais le duc de Bourgogne n’y avait fait insérer cet article, que pour avoir un passage libre de Flandre en Bourgogne, et il avait depuis déclaré formellement au roi en le quittant, qu’il lui serait indifférent de quoi fût composé l’apanage, pourvu que monsieur fût content. Balue et d’Haraucourt entreprirent de persuader au duc de Bourgogne, qu’il était de son intérêt de rompre cette négociation, et lui écrivirent une lettre dont ils chargèrent un nommé Belée.

Belée, à qui on avait recommandé le plus grand secret, mit ses instructions dans la doublure de son pourpoint et partit. Le soir même en arrivant à Claye il fut rencontré par deux hommes de la compagnie du sénéchal de Guyenne. Sur plusieurs questions qu’ils firent à Belée et à son air embarrassé, ils le prirent pour un espion, le fouillèrent, trouvèrent la lettre, et le conduisirent le lendemain à Amboise. Belée fut interrogé et reconnut la lettre. Elle portait en substance, que le roi devait envoyer incessamment Navarot Danglade en Bourgogne pour informer le duc de l’accord fait avec monsieur : on avertissait en même temps le duc qu’en lui marquant beaucoup de déférence, on cherchait à le rendre suspect à monsieur ; qu’il n’avait point d’autre parti à prendre que de demander l’exécution du traité de Péronne ; qu’il fallait engager monsieur à passer à la cour de Bourgogne, parce qu’on serait toujours en état de faire la loi à la France, tant qu’on serait maître de sa personne ; que les comtes de Foix et d’Armagnac étaient prêts à se déclarer ; que le duc de Bourbon ne cherchait qu’une occasion, et que le connétable serait d’autant plus facile à gagner, qu’il n’ignorait pas qu’il était suspect au roi. La même lettre donnait avis au duc d’éloigner d’auprès de lui trois personnes que le porteur lui nommerait et qui instruisaient le roi de tout ce qui se passait en Bourgogne ; qu’il eût soin de faire fortifier et munir Abbeville, Amiens et Saint Quentin ; que le comte de Warwick était arrivé à Calais, et que le roi était très bien avec toute la maison d’Anjou et le duc de Bretagne. Balue et d’Haraucourt n’oubliaient rien de tout ce qui pouvait indisposer le duc de Bourgogne contre le roi, et rompre les mesures prises pour la paix.

En conséquence de la déposition de Belée, on manda le cardinal et l’évêque de Verdun. Ils vinrent avec confiance, et sans soupçonner le motif de cet ordre ; ils furent arrêtés aussitôt, et enfermés séparément dans le château de Tours. On arrêta aussi plusieurs de leurs complices ; et le roi commit par lettres patentes le chancelier Juvénal Des Ursins, Jean d’Estouteville seigneur de Torcy grand maître des arbalétriers, Guillaume Cousinot gouverneur de Montpellier, Jean le Boulanger président au parlement, Jean de La Driesch président des comptes, Pierre Doriole général des finances, Tristan L’Hermite prévôt de l’hôtel, et Guillaume Allegrin conseiller au parlement, pour faire le procès aux coupables. Le roi nomma le même jour Claustre conseiller au parlement, Mariette lieutenant criminel, et Potin, examinateur au châtelet, pour informer de tous les effets du cardinal Balue, et les délivrer par inventaire à Lhuillier notaire et secrétaire du roi.

L’évêque de Verdun avoua tout dès qu’il fut arrêté ; Balue voulut déguiser les circonstances, mais se voyant convaincu, il offrit de tout déclarer pour obtenir sa grâce. Le roi y consentit ; mais ne trouvant pas dans la déposition du cardinal la sincérité qu’il avait promise, il l’abandonna à la justice.

On arrêta les domestiques du cardinal et de l’évêque de Verdun ; tous ceux qui avaient eu quelque liaison avec eux, furent interrogés. Leurs dépositions n’eurent rien de contraire à ce qu’on savait déjà, et apprirent plusieurs circonstances qu’on ignorait. On remit aussi entre les mains des commissaires plusieurs bulles de Rome, dont le roi était mécontent, et dont il défendit la publication aux évêques. Cependant il permit la perception d’une décime qu’il avait accordée au pape à la recommandation de Balue, et qui monta à cent vingt-sept mille livres. En même temps que le roi nomma des commissaires, il envoya Gruel président au parlement de Dauphiné pour informer le pape du crime des deux prélats : précaution d’autant plus sage, que le duc de Bourgogne avait déjà envoyé à Rome le protonotaire Feri de Cluny déclarer au pape et aux cardinaux qu’il prenait un très grand intérêt dans cette affaire. Cousinot partit quelque temps après pour Rome avec ordre de demander au pape des commissaires in partibus pour faire le procès au cardinal et à l’évêque. Tous les princes d’Italie rendirent beaucoup d’honneurs à l’ambassadeur de France. Le duc de Milan alla le recevoir hors de la ville, et lui dit qu’il était plus au roi qu’à tous les princes du monde ; qu’il ne reconnaissait de maître que lui, et que tel parti que le roi prendrait, il le prendrait, sans regarder où ni comment, fors seulement où serait le plaisir dudit seigneur.

Gruel et Cousinot qui s’étaient rendus à Rome par différentes routes, se réunirent avant d’y entrer. Le pape envoya toute sa maison au-devant d’eux. La plupart des cardinaux suivirent son exemple. Les ambassadeurs des princes, les prélats et tout ce qu’il y avait de français ou de gens attachés à la France, y allèrent en personne ; de sorte que les ambassadeurs entrèrent dans Rome avec un cortége de plus de deux mille chevaux. Ils furent accompagnés à l’audience par plusieurs cardinaux, par la famille du pape, et par les ambassadeurs du roi de Naples, des ducs de Calabre, de Milan, et des Florentins.

Le pape avant que les ambassadeurs prissent la parole, s’étendit beaucoup sur les louanges des rois de France, et particulièrement sur celles de Pépin, de Charlemagne et de Louis le Débonnaire. Il dit que les papes leur devaient le bonheur de jouir du patrimoine que Constantin avait donné à l’église, et qu’il était juste que les rois de France prissent le titre de très chrétiens, que les papes auraient déjà dû leur donner. Les ambassadeurs ne remirent leurs lettres de créance que dans un consistoire qui se tint quelques jours après. Le pape leur témoigna alors qu’il était bien fâcheux que le roi fût obligé d’agir contre un cardinal et un évêque, parce que l’honneur de l’église y était intéressé ; que cependant pour ne pas refuser au roi la justice qui était due à tout le monde, il avait nommé pour commissaires le cardinal de Nicée, le vice-chancelier Ursin, Arezzo, Spolète et Theano.

Il se tint en conséquence chez le cardinal de Nicée une congrégation où les ambassadeurs donnèrent un mémoire contenant les crimes dont le cardinal et l’évêque étaient accusés. Dans la congrégation suivante les cardinaux demandèrent aux ambassadeurs s’ils n’avaient plus rien à produire, parce que l’affaire étant très importante, soit par la qualité du crime, soit par celle des accusés, il était nécessaire que la congrégation fût instruite des usages de France.

Les ambassadeurs répondirent que le mémoire qu’ils avaient donné était suffisant ; qu’il n’était pas encore besoin de fournir des preuves qui seraient produites en temps et lieu ; que le roi en demandant des commissaires au pape, donnait à tous les princes le plus grand exemple de modération et de soumission envers le saint siège, puisqu’il pouvait de sa propre autorité, vu la qualité des crimes, procéder directement, comme en pareille circonstance on l’avait fait en Angleterre, en Espagne, en Aragon, en Allemagne et dans tous les états catholiques ; que le roi n’avait fait arrêter le cardinal et l’évêque que de l’avis des princes du sang et de son conseil ; que par les lois du royaume la connaissance et la punition du crime de lèse-majesté appartient au roi seul et à ses officiers, de quelque qualité que soit le criminel ; que s’il est ecclésiastique, et qu’un juge compétent le requière, on le rend, avec la charge du cas privilégié ; que le procès est fait par les juges ecclésiastiques qui appellent les juges royaux ; que les ecclésiastiques jugent selon les canons, et les royaux suivant les lois. Les ambassadeurs s’étant retirés, les cardinaux après une assez longue délibération, les rappelèrent et leur dirent : que le pape était la première personne de l’église et un cardinal la seconde ; que les décrétales ne permettaient point d’arrêter un cardinal sur la déposition d’un seul homme, et sur une simple lettre de créance ; que si, pour quelque cas que ce fût, on l’avait arrêté, on devait sous peine d’excommunication, le remettre dans vingt-quatre heures aux juges ecclésiastiques ; que la confession des coupables n’avait pas été faite devant un juge compétent ; que le pape ne devait pas hasarder de donner des commissaires sur une simple déposition, puisqu’on ne voyait pas quelle satisfaction on pourrait faire aux accusés, au cas qu’ils fussent innocents. Les cardinaux demandèrent ensuite si l’on procéderait par voie d’accusation, de dénonciation ou d’inquisition ; qu’il fallait savoir si le roi prétendait qu’on fît le procès en France, ou s’il remettrait les accusés entre les mains des commissaires, et s’ils ne seraient pas envoyés à Rome ou à Avignon.

Les ambassadeurs répliquèrent avec fermeté, que le roi en faisant arrêter le cardinal, n’avait eu besoin que du droit de sa couronne, et qu’en le faisant condamner, il remplirait ce qu’il devait à Dieu, à ses peuples et à lui-même ; que c’est de Dieu seul que les rois tiennent leur puissance ; qu’ils ne sont comptables de leur conduite qu’à Dieu et aux lois ; que le roi ne devait reconnaître aucun canon qui fût contraire aux lois de son état ; qu’il était bien étonnant qu’on osât entreprendre de le dépouiller de son autorité, lorsque les papes ne devaient eux-mêmes leur puissance temporelle qu’aux rois ; qu’avant Constantin l’église n’avait aucune juridiction temporelle ; que les rois en cédant aux ministres de l’église une portion de leur autorité, ne s’en étaient pas dépouillés, et que le roi même ne pourrait y renoncer sans blesser les lois de l’état et les droits de sa couronne, qu’il avait juré de conserver.

Les ambassadeurs s’étendirent beaucoup sur les droits du roi, sur les lois du royaume et sur la question des deux puissances : ils ajoutèrent que le roi pouvait, à l’exemple de plusieurs souverains, punir de mort un cardinal et un évêque atteints et convaincus du crime de lèse-majesté ; que le crime était notoire ; que cependant le roi, par respect pour le saint siège, se contentait de demander des commissaires ; qu’avant de s’embarrasser de la réparation qu’on devrait à un cardinal et à un évêque s’ils se trouvaient innocents, il fallait examiner s’ils étaient coupables, surtout quand on avait déjà des preuves ; que le respect dû au caractère, loin d’être un motif d’impunité, n’avait sa source que dans la vertu que l’on supposait dans celui qui en était revêtu ; qu’il était de la sûreté de l’état qu’on instruisît leur procès, et qu’un égard chimérique ne devait pas balancer un péril réel ; que loin que l’église fût déshonorée par le châtiment d’un de ses membres, elle ne pourrait l’être que par l’impunité d’un crime contraire à la police civile et scandaleux pour la religion ; que si la perfidie du cardinal n’eût pas été découverte, elle aurait peut-être coûté la vie à cent mille hommes ; et qu’il était aussi juste que nécessaire d’en faire un exemple.

À l’égard de la question si le roi remettrait les prisonniers entre les mains des commissaires du pape, on répondit que le roi ne souffrirait pas qu’aucun de ses sujets fût tiré hors du royaume ; que cela était contre les lois et le droit naturel, par lequel tout sujet est attaché à l’état, et l’état au sujet ; que le procès se ferait par la juridiction ecclésiastique quant au délit commun, et qu’à l’égard du cas privilégié, la connaissance en demeurerait à la justice du roi. Les disputes furent fort vives entre les cardinaux et les ambassadeurs, sans qu’il y eût rien de décidé. Avant de partir Cousinot demanda au nom du roi un chapeau de cardinal pour l’évêque du Mans, frère du connétable de Saint Pol, et la permission de disposer des bénéfices de Balue. Le pape s’excusa sur le premier article, et refusa l’autre.

Cependant la cour de Rome nomma des commissaires pour aller en France travailler au procès, ou plutôt solliciter en faveur des coupables : du moins on jugea dans ce temps-là que le pape n’avait pas d’autre objet que de les sauver. Le cardinal de Pavie, qui était pour lors à Rome, a écrit que le pape nomma Alphonse évêque de Ceuta, Rodrigo, Ubaldini de Pérouse auditeur de Rote, Tuscanella avocat consistorial, Geminiani, deux secrétaires, et Fulco De Sinibaldis qui était déjà connu du roi, ayant été chargé en France de la perception de la décime accordée au pape. On ignore si ces commissaires passèrent en France, du moins on ne voit pas qu’ils y aient rien fait. Le roi fit enfermer le cardinal et l’évêque de Verdun chacun dans une cage de fer de huit pieds en quarré, dont l’évêque avait été l’inventeur, et où il fut mis le premier. Ils y restèrent douze ans. Le cardinal fut d’abord remis à la garde de Torcy, transféré à Ouzain, et confié à François de Dons. L’évêque fut mis à la bastille. Le roi rétablit de son autorité Beauveau dans son évêché. Le chapitre d’Angers qui avait été une des parties de son évêque, s’opposa à son rétablissement, jusqu’à ce que la sentence d’excommunication prononcée par le pape  fût révoquée ; mais Beauveau jouit toujours de son temporel.

Aussitôt que Balue et d’Haraucourt ne furent plus en état d’entretenir la division dans la maison royale, le roi n’eut pas de peine à ramener son frère, et à lui faire agréer la Guyenne pour son apanage. Odet Daidie, seigneur de Lescun, y contribua plus que personne par le crédit qu’il avait sur l’esprit de monsieur et sur celui du duc de Bretagne. Daidie avait rendu de grands services à Charles VII. Il était bailli de Cotentin ; et comme Louis XI à son avènement à la couronne lui avait ôté cet emploi, il s’était retiré en Bretagne. Ce fut lui qui dans la suite y emmena monsieur. Il commanda l’armée de ces deux princes dans la guerre du bien public, et on le regardait comme l’homme le plus capable de conduire sagement le duc de Bretagne. Le ressentiment ne le rendit jamais mauvais français : vertu rare dans un mécontent. Il ne voulut entretenir aucune intelligence avec les anglais, ni permettre qu’on leur confiât les places dont les bretons s’étaient emparés dans la Normandie. Louis n’oublia rien pour le ramener et lui faire oublier le tort qu’il lui avait fait. Daidie qui avait quitté son maître en brave homme, reçut ses avances avec respect et générosité, et sans quitter encore la Bretagne, il lui envoya son scellé, par lequel il s’engageait de ne jamais reconnaître d’autre souverain que lui, et de ne rien faire que pour son service, soit en Bretagne, soit ailleurs.

En conséquence Daidie engagea monsieur à répondre aux intentions du roi. L’affaire de l’apanage souffrit cependant encore des difficultés : monsieur demandait que le roi lui accordât les droits royaux et lui cédât l’hommage des comtés de Foix, d’Armagnac et d’Albret. Le roi lui refusa cette demande. Il consentit que ces seigneurs fissent à monsieur l’hommage des terres particulières qui pouvaient relever des fiefs de l’apanage ; mais toujours à condition que pour leurs personnes et les grands fiefs, ils demeureraient immédiatement sujets au roi et à la couronne. Quoique les états eussent fixé les revenus de l’apanage sur l’ancien pied, le roi pour tenir lieu de ce que prétendait monsieur, convint d’ajouter vingt mille livres de rente au-dessus des soixante mille livres où l’on était convenu d’abord de porter l’apanage. On donna une abolition générale à tous ceux qui avaient suivi le parti de monsieur, et même au duc d’Alençon, avec une décharge des deniers publics qui pouvaient avoir été enlevés.

Dans le temps même qu’on terminait l’affaire de l’apanage, monsieur, que nous appellerons dans la suite duc de Guyenne, renouvela avec le duc de Bretagne ses alliances, qui étaient absolument contraires aux nouveaux engagements qu’il prenait. Le roi, voulant tout sacrifier au bien de la paix, passa par-dessus toutes ces contrariétés, ou feignit de les ignorer. Il fit enregistrer au parlement et à la chambre des comptes les lettres d’apanage, et monsieur partit de Redon pour aller prendre possession de la Guyenne.

Le roi exécuta cette année le dessein qu’il avait depuis longtemps de former un ordre de chevalerie, et prit pour patron saint Michel. Cet ordre devait être composé de trente-six chevaliers, avec un chancelier, un trésorier, un greffier et un héraut, tous élus à la pluralité des voix. Le roi en était le chef et avait deux voix ; mais en cas de partage, elles pouvaient en valoir trois. Les premiers chevaliers que le roi nomma, furent le duc de Guyenne, Jean de Bourbon, le connétable De Saint Pol, Jean de Beuil comte de Sancerre, Louis de Beaumont seigneur de la Forêt et du Plessis, Jean d’Estouteville seigneur de Torcy, Louis de Laval seigneur de Châtillon, Louis bâtard de Bourbon comte de Roussillon, amiral de France, Antoine de Chabannes comte de Dammartin, Jean bâtard d’Armagnac comte de Comminges, maréchal de France, gouverneur de Dauphiné ; Georges de La Trémouille seigneur de Craon, Gilbert de Chabannes seigneur de Curton, Charles de Crussol sénéchal de Poitou, Tanneguy du Châtel gouverneur de Roussillon et de Cerdagne. Le nombre des trente-six chevaliers n’étant pas complet, le roi déclara qu’au premier chapitre il serait procédé à l’élection des autres. Les principales conditions pour recevoir un chevalier étaient qu’il fût gentilhomme de nom et d’armes, et sans reproches.

On pouvait être privé de l’ordre pour trois causes, savoir, l’hérésie, la trahison, ou pour avoir fui dans quelque bataille ou rencontre. Il se tenait tous les ans un chapitre où l’on examinait les vie et mœurs de chaque chevalier en particulier, en commençant par le dernier reçu, et finissant par le roi, qui voulut être soumis à l’examen. Le chevalier sortait de l’assemblée pour laisser la liberté de l’examen, on le faisait ensuite rentrer pour louer ou blâmer sa conduite. Le duc de Guyenne étant arrivé à La Rochelle envoya son scellé au roi, avec un serment tel qu’il paraît que le roi l’avait exigé. On a vu que Louis avait conçu une telle aversion contre le duc de Bourgogne, que la chose qu’il redoutait le plus était le mariage de son frère avec l’héritière de cette maison. Le serment du duc de Guyenne ne roula presque que sur cet article. Après les protestations ordinaires de fidélité, le duc de Guyenne s’engagea de ne jamais penser à ce mariage, ni même d’en parler au roi, de peur de lui déplaire. Ce serment était répété dans tous les sens, et dans toutes les formes.

Le roi voulant rétablir entièrement la confiance dans l’esprit de son frère, lui fit proposer une entrevue. On convint qu’elle se ferait en Poitou, auprès du château de Charron sur la rivière de Bray, où l’on fit un pont de bateaux, au milieu duquel était une loge partagée par une barrière avec des barreaux de fer : c’était ainsi que deux frères devaient avoir leur conférence de réunion.

Ils s’y rendirent chacun suivi de douze personnes, laissant le reste de leurs gens des deux côtés de la rivière. Le duc de Guyenne se découvrit et mit un genou en terre dès qu’il aperçut le roi, il fit encore une génuflexion en entrant dans la loge. Ces princes firent ensuite écarter leurs gens, et après s’être entretenus une demi-heure en particulier, ils les firent rapprocher. Le duc de Guyenne pria le roi de lui permettre de passer de son côté. Le roi s’y opposa d’abord, disant qu’il commençait à se faire tard ; mais le duc ayant réitéré ses instances, le roi le lui accorda. Le duc se jeta aux pieds de sa majesté, qui le releva et l’embrassa. Le lendemain ils se trouvèrent au même lieu ; on ôta la barrière, et ils se donnèrent mutuellement toutes les marques de la plus tendre amitié. Ceux qui étaient présents firent éclater leur joie en criant, noël, qui était alors le cri de réjouissance.

Le duc de Guyenne ne cessait de marquer au roi les sentiments du plus sincère repentir et de la plus parfaite soumission, il voulait le suivre ; le roi ne voulut pas le permettre, parce qu’il n’avait pas assez de logement ; mais le jour suivant ces princes allèrent ensemble à Maigni chez Guy de Sourches, seigneur de Malicorne. Ce ne furent que fêtes de la part des princes, et voeux sincères de la part des peuples.

La superstition et l’orgueil qui persuadent aux grands qu’indépendamment de l’ordre général, ils sont l’objet d’une attention particulière de la providence, fit publier que la mer n’était pas montée si haut qu’à l’ordinaire, pour laisser les princes approcher du pont, dont les extrémités devaient, disait-on, être couvertes par le flux. La flatterie eut sans doute plus de part que la physique à cette observation.

Le roi pour s’attacher de plus en plus son frère, ajouta plusieurs terres à son apanage ; mais il était occupé d’un soin encore plus important. Il se voyait sans enfants mâles, et ne voulant point absolument d’alliance avec la maison de Bourgogne, il entreprit de marier le duc de Guyenne avec Isabelle infante de Castille, sœur du roi Henri IV malgré les engagements qu’elle avait pris avec Ferdinand, fils du roi d’Aragon, et il envoya le cardinal d’Albi et le sire de Torcy proposer ce mariage. Les ambassadeurs étaient chargés, s’ils ne pouvaient pas obtenir Isabelle, de demander l’infante Jeanne, fille de Henri. Ils trouvèrent ce prince d’autant mieux disposé en faveur de la France, qu’il craignait que Ferdinand ne le dépouillât de son autorité. Il n’était d’ailleurs ni craint ni respecté : sa cour était partagée entre lui et Isabelle, et il ne voyait dans son parti que ceux qui ne trouvaient pas des avantages assez grands dans le parti opposé.

Les ambassadeurs ayant été conduits à l’audience, le cardinal d’Albi s’étendit beaucoup sur les alliances qui avaient été de tous temps entre la France et la Castille, de roi à roi, et de peuple à peuple ; et représenta que le mariage du duc de Guyenne et de la princesse Isabelle était l’unique moyen de renouveler et de perpétuer ces alliances.

Le roi de Castille répondit aux ambassadeurs qu’il était très disposé à faire l’alliance qu’ils venaient lui proposer, et les chargea d’en conférer avec le grand-maître de Saint Jacques, que Louis XI venait depuis peu d’engager dans ses intérêts. La princesse Isabelle instruite de ce qui se passait, en donna avis à l’archevêque de Tolède, à l’Amirantes, et à tous ceux qui lui étaient attachés, et se retira à Madrigal. Le cardinal d’Albi et l’archevêque de Séville allèrent la trouver de la part du roi son frère. Ils n’oublièrent rien pour la ramener ; mais elle leur fit connaître qu’elle n’était pas touchée des remontrances de Henri, et qu’elle craignait peu ses menaces ; ainsi les ambassadeurs revinrent en France sans avoir rien fait, que de hâter le mariage de cette princesse avec Ferdinand. Louis s’était à peine séparé du duc de Guyenne, qu’il apprit que le duc de Bourgogne faisait de nouveaux efforts pour l’attirer auprès de lui. Il envoya sur le champ de Beuil, Batarnay et Doriole pour prévenir ou effacer les impressions que le duc de Bourgogne pouvait faire sur l’esprit du duc de Guyenne. Le roi avait eu d’autant plus de raison de prendre ces mesures, que Jacques de Saint Pol, frère du connétable, et le sieur de Remiremont vinrent trouver le duc de Guyenne pour lui demander si le roi avait exactement exécuté le traité de Péronne, et lui dire que le duc de Bourgogne ne cherchant qu’à cimenter de plus en plus l’amitié qui avait toujours été entre eux, lui offrait en mariage Mademoiselle De Bourgogne, qu’ils lui apportaient le collier de la toison d’or, et qu’ils avaient un blanc-seing pour convenir avec lui de tout ce qu’il désirerait. Le duc de Guyenne après avoir communiqué aux ministres du roi les propositions du duc de Bourgogne, fit réponse à ce prince qu’il le remerciait de ses offres ; qu’il était très content du duché de Guyenne, et encore plus de l’amitié du roi ; qu’il venait de recevoir l’ordre de saint Michel, et qu’il n’en pouvait, ni n’en voulait porter d’autre ; qu’il ne reconnaîtrait d’amis que ceux du roi, et que le duc de Bourgogne étant de ce nombre, il l’assurait qu’il serait toujours son bon parent et ami.

Le duc de Guyenne renvoya les ambassadeurs de Bourgogne sans leur faire les présents qui étaient d’usage entre alliés, et pour marquer au roi encore plus de confiance, il vint le trouver au Plessis-Lès-Tours. Louis fut extrêmement sensible à cette démarche de son frère. Il lui en marqua sa joie par toutes sortes de fêtes, défraya tous ceux qui l’avaient accompagné, et leur distribua de l’argent, de façon que les moindres domestiques eurent part à ses libéralités. Le duc fut satisfait de la réception qu’on lui fit, et retourna à Saint Jean D’Angely après avoir assuré le roi d’une fidélité inviolable.

Quoique Louis XI fît sa résidence ordinaire à Amboise et au Plessis-Lès-Tours, cela n’empêchait pas qu’il ne fît de temps en temps des tournées dans les provinces où sa présence pouvait être utile. Il se faisait exactement informer des abus, et y apportait les remèdes. Il supprima un privilège de banque exclusive qui était devenue usuraire, et la rendit libre.

Le commerce faisait sa principale attention. Il offrit des lettres de naturalité avec des exemptions et des privilèges aux étrangers qui viendraient s’établir pour travailler aux mines qu’on devait ouvrir en Dauphiné et en Roussillon. Pour réparer les désordres de la guerre civile, il permit de relever les murs de Ruffec qui avaient été abattus, parce que Jean de Voluire, qui en était seigneur, s’était déclaré pour les princes ligués. Tous ceux à qui le roi avait fait grâce, n’étaient pas devenus fidèles. Le comte d’Armagnac qui n’aurait jamais dû entrer dans la ligue du bien public après les grâces qu’il avait reçues du roi, n’avait pas même exécuté le traité de Saint Maur.

Il avait toujours sur pied quinze cent gendarmes, et les avait offert au roi d’Angleterre, s’il voulait faire une descente en Guyenne. Louis pour mettre le comte hors d’état de rien tenter de pareil, était convenu avec lui qu’il congédierait ses gendarmes, moyennant une somme de dix mille livres. Le comte reçut l’argent, et retint ses troupes. Indépendamment de l’inquiétude qu’elles donnaient au roi, elles désolaient le Languedoc, mettaient les villes et la campagne à contribution, maltraitaient les habitants, pillaient les maisons, et commettaient tous les crimes dont peut être capable une soldatesque effrénée. Les plaintes en furent portées au roi. Le parlement de Toulouse eut ordre d’informer ; mais le comte méprisa ses arrêts. Cette désobéissance était d’un pernicieux exemple. L’autorité du roi n’était plus reconnue dans les provinces voisines de la Garonne : on ne pouvait y lever les deniers royaux, et la noblesse refusait de marcher à l’arrière-ban. Il s’agissait donc de faire rentrer dans le devoir le comte d’Armagnac dont la témérité enhardissait la rébellion des autres. Le comte d’Armagnac était un de ces seigneurs qui n’étaient ennemis de l’autorité légitime que pour devenir des tyrans. Il se croyait trop puissant pour obéir, et il l’était trop peu pour se faire obéir lui-même, et maintenir la discipline parmi des troupes qui ne le servaient que pour vivre dans la licence. Il ne s’attachait les gentilshommes ses vassaux, qu’en souffrant qu’ils opprimassent les leurs. Armagnac était enfin un de ces exemples qui prouvent que la tyrannie se soutient souvent par la bassesse ; et que la puissance légitime, quand celui qui en est revêtu n’en abuse pas, est la plus favorable au bonheur des peuples.

Le roi informé de tous les excès du comte, déjà trop grands et dont les suites étaient encore plus à craindre, le soupçonnant d’ailleurs d’entretenir des intelligences avec les anglais, fit partir le comte de Dammartin avec un pouvoir aussi étendu qu’un souverain puisse le donner à son sujet. Dammartin était chargé d’informer des malversations dans la justice, les finances et la guerre ; de défendre la levée d’aucunes troupes sans une commission expresse de sa majesté, de congédier celles des comtes d’Armagnac, de Foix et d’Albret ; de faire procéder contre tous les gentilshommes qui n’auraient pas comparu à l’arrière-ban, et de punir ou pardonner comme il le jugerait à propos. Pour faire craindre l’autorité par ceux qui ne sauraient pas la respecter, Dammartin partit à la tête d’une armée, ayant sous ses ordres l’amiral, le sénéchal de Poitou et Tanneguy du Châtel.

Armagnac qui passait de la témérité à la faiblesse, s’enfuit à l’approche de Dammartin. L’Ile Jourdain, Séverac, Laitoure, Cabrespine ouvrirent leurs portes, ou se rendirent à composition. Dammartin marcha aussitôt contre le duc de Nemours, qui malgré les obligations qu’il avait au roi, entrait dans tous les complots, et s’était engagé dans le parti d’Armagnac, aîné de sa maison.

Le roi avait déjà fait informer contre le duc de Nemours. Le conseil déclara, que le duc ayant obtenu du roi son duché, ayant été comblé de biens, avait été un des principaux auteurs de la guerre civile ; qu’après avoir obtenu son pardon, et s’être engagé à servir le roi envers et contre tous, après en avoir fait serment, il avait cherché à soulever les peuples, et s’était uni au comte d’Armagnac. En conséquence le duc de Nemours fut déclaré atteint et convaincu de crime de lèse-majesté, avec confiscation de corps et de biens.

Nemours eut recours à Dammartin pour obtenir sa grâce, et le supplia d’intercéder pour lui auprès du roi. Ce prince, par considération pour Dammartin, fit encore grâce au duc de Nemours, à condition que s’il s’écartait jamais de la fidélité qu’il devait au roi, il serait puni pour tous les crimes qui lui avaient été pardonnés ; que ses terres seraient réunies à la couronne, et que tous gens d’église, officiers de guerre et de justice relevants de lui jureraient de ne plus le reconnaître pour seigneur, s’il manquait à sa parole. Le roi exigea de plus qu’il se soumît à toutes ces conditions par serment sur la croix de Saint Lô, ce qui se fit quelques mois après à Angers avec beaucoup de cérémonies.

On a vu jusqu’ici que les serments sur des reliques étaient fort en usage dans ces temps-là, et que Louis XI avait une foi particulière à la croix de Saint Lô ; on voit aussi que la superstition n’empêchait pas le parjure, et qu’elle ne servait qu’à faire sacrifier les sentiments d’honneur à un vain appareil de serment.

Le parlement après avoir fait donner cette année plusieurs ajournements au comte d’Armagnac, le déclara l’année suivante criminel de lèse-majesté, avec confiscation de corps et de biens. Ses terres furent partagées entre ceux qui avaient le mieux servi le roi, ou qui étaient le plus en faveur. Dammartin fut le plus distingué. Le roi lui donna des marques publiques de sa reconnaissance, lui fit payer vingt mille écus, le mit en possession de la terre de Séverac, et ne put rien lui donner qui fût au-dessus de ses services.