HISTOIRE DE LOUIS XI

 

LIVRE QUATRIÈME

 

 

Louis XI n’ayant cédé la Normandie à son frère que pour obéir à la nécessité, et dans le dessein de la reprendre à la première occasion, y fit entrer une armée en même temps qu’il traitait avec le duc de Bretagne. Il fut bientôt maître de Vernon, d’Évreux, de Gisors, de Gournay, de Louviers, et fit investir le pont-de-l’Arche.

Salazar et Malortie s’avancèrent jusqu’à Saint Ouen avec un détachement ; mais un corps de troupes étant sorti de Rouen tua plus de soixante hommes d’armes, et se jeta dans le pont-de-l’Arche. Elles firent une nouvelle sortie, et passèrent au fil de l’épée plus de trois cents archers. Le roi commençait à craindre les suites de cette résistance, lorsqu’on fit prisonnier celui qui avait livré Pontoise aux princes ligués. Cet homme évita le châtiment de sa première trahison par une autre, en livrant le pont-de-l’Arche.

Le roi forma tout de suite le siège de Rouen ; monsieur se voyant hors d’état de lui résister, dépêcha Brunet de Longchamp, lieutenant du grand sénéchal, pour aller représenter au comte de Charolais que le roi profitant de quelques démêlés qui étaient arrivés entre les bretons et les normands, sans que l’amitié de leurs princes en eût été altérée, était entré en Normandie à main armée, et publiait pour couvrir son invasion, que le duc de Normandie avait offert de remettre son apanage ; qu’une telle offre n’était pas vraisemblable ; que le duc priait le comte de Charolais de le maintenir dans la possession de son apanage ; de lui envoyer quatre cents lances, et de lui prêter cinquante mille écus. Longchamp avait ordre de pressentir en même temps si le duc de Bourgogne voudrait donner retraite à monsieur, au cas qu’il ne pût se maintenir dans la Normandie.

Le comte de Charolais était si occupé de la guerre contre les liégeois, qu’il ne put donner ni secours ni espérances au duc de Normandie, et les mesures étaient si bien prises par le traité de Caen, que monsieur fut obligé de s’adresser directement au roi. Il lui fit représenter qu’il ignorait pourquoi on voulait le priver de son apanage, et punir les habitants de Rouen de leur attachement à leur prince ; que sa majesté était suppliée de considérer que l’un était son frère et les autres étaient ses sujets ; que monsieur consentait à s’en rapporter à ce qui serait décidé par les ducs de Calabre, de Bourbon et de Bretagne, par le comte de Charolais, ou par les états du royaume. Le roi répondit qu’il n’accordait qu’une trêve de dix jours, pendant lesquels on pourrait discuter tous les différends dont il était question. Les habitants de Rouen craignant d’être emportés d’assaut, et traités en rebelles, offrirent de se rendre, pourvu qu’on leur donnât une amnistie. Le roi leur fit dire que ne les ayant jamais jugés coupables, ils n’avaient pas besoin de rémission ; il leur en donna une déclaration authentique, et ils lui ouvrirent leurs portes. Monsieur se retira à Honfleur auprès du duc de Bretagne, qui s’étant également engagé avec les deux frères par différents traités, restait en Normandie pour tâcher de les concilier.

Monsieur réclamait inutilement le secours du duc de Bourgogne et du comte de Charolais, ils n’avaient plus pour lui que de la compassion : celle des princes suppose ordinairement le mépris ; ainsi ils se contentèrent d’écrire assez faiblement en sa faveur.

Le roi continuait d’employer tour à tour la sévérité et la clémence pour réduire les normands. Il donna une amnistie à Louviers, à Caudebec et à Dieppe, il accorda des lettres de rémission à la veuve de Brézé, et à tous ceux dont il crut le repentir sincère, la révolte dangereuse, ou les services utiles ; mais afin que sa clémence ne parût pas un effet de timidité ou de faiblesse, il fit raser le château de Chaumont, appartenant à Pierre d’Amboise. Jean de Lorraine fut enfermé, Esternay fut noyé à Louviers, et Mauviel eut la tête tranchée au pont-de-l’Arche.

Louis ayant achevé de prendre possession de la Normandie dans les états de cette province qu’il assembla à Rouen, monsieur se trouva réduit à une telle extrémité, qu’il vendit sa vaisselle pour faire vivre sa maison, en disant qu’il aimait mieux manger dans de la terre que de laisser souffrir des gens qui n’étaient malheureux que pour s’être attachés à sa fortune ; sentiments préférables à l’héroïsme ; mais presque inutiles, quand ils ne sont pas unis à d’autres qualités dans les princes.

Le duc de Bretagne ne pouvant accorder les deux frères, et voulant éviter de prendre parti entre eux, se retira dans ses états. Monsieur y vint chercher un asile, et trouva en arrivant à Nantes Imbercourt qui venait de la part du duc de Bourgogne lui faire des excuses de ce qu’il ne pouvait lui donner de secours. Monsieur répondit, qu’il avait espéré des services plus réels, fit le détail des malheurs qu’il éprouvait, et finit par dire, que les princes qui avaient signé les traités de Conflans et de Saint Maur en devaient être garants, et que leur intérêt personnel s’y trouvait, puisqu’ils avaient à craindre pour eux-mêmes de pareilles infractions, lorsque le roi, qui réglait toujours ses droits sur son pouvoir, aurait augmenté sa puissance. Le roi n’ignorant pas les liaisons de son frère avec la cour de Bourgogne, envoya au comte de Charolais une célèbre ambassade, à la tête de laquelle était Georges de La Trémouille, connu sous le nom de sire de Craon, afin de prévenir les impressions que les clameurs de monsieur pouvaient faire sur les esprits.

La Trémouille étant arrivé à la cour de Bourgogne, exposa la conduite et les motifs du roi.

Il représenta que ce prince avait toujours eu pour son frère l’amitié la plus tendre ; qu’il lui avait cédé le Berry, quoiqu’il eût à peine quinze ans ; qu’il y avait ajouté des pensions dont il avait paru content, si l’on en jugeait par les remerciements qu’il avait faits dans les premiers mouvements de sa reconnaissance ; que depuis il s’était laissé séduire par des rebelles ; qu’il s’était enfui indécemment du royaume ; que le roi, pour le ramener à son devoir, lui avait fait proposer de régler son apanage sur le pied de celui de Louis duc d’Orléans, frère de Charles VI ou de s’en rapporter au jugement des princes du sang, et des personnes notables instruites des lois du royaume ; que monsieur au lieu d’entrer en accommodement, avait été l’auteur d’une guerre civile, criminelle de sa part, et funeste à l’état ; qu’il avait exigé la Normandie en apanage ; que durant les conférences qui se tenaient à ce sujet, il avait fait soulever la province, et s’en était déclaré duc ; que le roi ne l’avait cédée que par un traité forcé, et que loin d’être obligé de l’observer, il était de son honneur de rentrer dans ses droits, sans quoi il trahirait à la fois l’intérêt et les lois de la monarchie. La Normandie, dit La Trémouille, porte le tiers des charges de l’état ; c’est par cette province que les anglais sont toujours entrés dans le royaume ; elle n’a jamais été donnée en apanage. Il y a même une ordonnance de Charles V renouvelée par Charles VII et enregistrée à Paris et à Rouen, qui défend expressément d’ôter la Normandie de la main du roi, pour en faire un apanage. Il est dangereux et onéreux à l’état que la puissance des princes soit trop étendue.

Charles V si connu par la sagesse de son gouvernement, trouvant que le duc d’Orléans son oncle, frère unique du roi Jean, avait un trop grand apanage, l’obligea d’y renoncer par l’avis des princes et des grands du royaume. Monsieur s’est plaint lui-même que le gouvernement de la Normandie était un trop pesant fardeau, il en a fait proposer l’échange, et les normands désirent d’être réunis à la couronne.

La Trémouille présenta en même temps la déclaration de Charles V qui fixait à douze mille livres de rente en fond de terre avec titre de comté, et quarante mille livres en argent l’apanage de Louis d’Orléans son second fils, frère unique du dauphin. Il remit au comte de Charolais des lettres patentes, par lesquelles le roi ratifiait la cession des villes sur la Somme, et cédait de plus tous les villages sur la même rivière, dépendants de l’ancienne prévôté de Saint Quentin. Les raisons de La Trémouille, dont les unes étaient bonnes et les autres spécieuses, empêchèrent la cour de Bourgogne de s’intéresser beaucoup au sort de monsieur.

Louis se voyant tranquille du côté de son frère et du duc de Bretagne, ne songea plus qu’à s’assurer de la maison d’Anjou. Il fit remettre au duc de Calabre vingt-quatre mille livres. Cette libéralité faite dans une circonstance où ce prince en avait besoin, le pénétra de reconnaissance, et l’attacha au roi pour toujours. Louis n’était pas si sûr de la fidélité du comte du Maine. Il s’était répandu durant la guerre du bien public des bruits fort désavantageux pour ce prince ; il avait été violemment soupçonné de n’avoir pris la fuite à la journée de Montlhéry que de concert avec la ligue ; et quoique cela fût difficile à prouver, on ne pouvait guères défendre sa fidélité, qu’en l’accusant de manquer de valeur : cruelle alternative pour un prince dont l’honneur est presque flétri, quand il a besoin d’être justifié. Le roi apprit encore que le comte du Maine avait été instruit du projet de la ligue ; qu’il avait promis de s’y joindre ; qu’il n’avait pas reçu tous les gentilshommes qui s’étaient présentés pour servir dans l’armée royale, et qu’il avait retenu l’argent destiné aux recrues. Il avait détourné le roi de marcher droit à Bourges dès le commencement de la guerre, ce qui l’aurait terminée dans sa naissance. Il avait évité de combattre le duc de Bretagne, quoiqu’il lui fût supérieur en forces. Il avait entretenu de fortes liaisons avec les princes pendant le siège de Paris ; toutes ces mauvaises manœuvres étaient confirmées par les discours imprudents qu’il avait tenus. Le roi était donc convaincu de l’infidélité du comte ; mais n’étant pas absolument en état de la prouver, il résolut de prévenir ses mauvais desseins pour l’avenir, en lui ôtant sa compagnie de cent lances : il lui écrivit qu’on l’accusait d’entretenir avec le duc de Nemours des liaisons contraires à l’état, et d’avoir voulu livrer le Languedoc, Paris et le roi même.

Le comte du Maine qui était en Poitou, fit partir aussitôt son fils naturel, pour représenter au roi combien il était sensible aux accusations dont on voulait le noircir ; qu’il serait parti pour venir se justifier lui-même, s’il n’eût appris que le roi devait venir incessamment en Poitou ; qu’il suppliait sa majesté de faire attention que si elle lui ôtait sa compagnie d’ordonnance, il n’y aurait personne qui ne regardât cet affront comme le juste châtiment des plus grands crimes, et une injure à la maison d’Anjou. Louis dissimulant ses soupçons, répondit au comte du Maine qu’il ne doutait point de son innocence ; mais qu’étant obligé de réformer une partie des troupes pour soulager le peuple, ou de les employer pour le service du duc de Bretagne, conformément au traité de Caen ; c’était aux princes et aux seigneurs qui avaient le moins besoin de leurs compagnies, à les sacrifier au bien de l’état : ainsi le comte du Maine fut privé de sa compagnie d’ordonnance, et bientôt après du gouvernement de Languedoc.

Louis fit part de ses motifs au roi René ; et pour lui prouver qu’il n’imputait point à la maison d’Anjou des fautes qui étaient personnelles au comte du Maine, il ratifia le mariage conclu dès la première année de son règne entre Madame Anne de France sa fille aînée, et Nicolas marquis du Pont fils du duc de Calabre, et petit-fils du roi René. Louis donnait à sa fille par le contrat quatre cents quatre-vingt-sept mille cinq cent livres, dont il paya cent trente-sept mille cinq cents livres, et pour sûreté du reste, il engageait plusieurs terres, avec la clause de réversion à la couronne, au cas qu’il n’y eût point d’enfants. Ce contrat fut signé le premier d’août suivant. Le même jour on signa celui du mariage du connétable de Saint Pol avec Marie de Savoie sœur de la reine. Le roi voulant s’attacher le connétable par ce mariage, lui donna par le contrat le comté de Guise et la seigneurie de Novion en Tierache, et lui assura de plus la succession de la comté-pairie d’Eu, au cas que le comte d’Eu mourût sans enfants mâles. Le comté d’Eu étant réversible de droit à la couronne, faute d’hoirs mâles, le roi disposait par là de la succession d’un prince vivant, et en privait le comte de Nevers héritier naturel, à qui elle fut en effet adjugée par le parlement quelques années après.

Ces mariages ne furent pas plutôt arrêtés, que le roi envoya le duc de Calabre en Bretagne pour terminer les différends concernant monsieur. Toutes les négociations n’avaient fait jusque-là qu’augmenter la division. Le duc de Calabre renouvela à monsieur les propositions que le roi avait déjà faites, de lui céder les comtés de Roussillon et de Cerdagne, ou le bas Dauphiné et les comtés de Diois et de Valentinois, ou de passer en Provence auprès du roi René. Monsieur ne voulut entendre à aucun accommodement. Le duc de Bretagne craignant de se voir engagé dans une guerre, lui déclara qu’il ne pouvait plus lui donner d’asile, s’il n’acceptait pas les offres du roi. Monsieur lui répondit qu’en ce cas il le sommerait lui et le duc de Bourbon de terminer l’affaire de son apanage suivant leurs engagements. Le duc de Bretagne voyant, après bien des négociations, que le roi ne voulait se relâcher sur rien ; et ne pouvant avec honneur abandonner un prince malheureux, renouvela son alliance avec monsieur, et fit remettre quatre mille écus pour sa maison.

Ces deux princes tâchèrent d’attirer l’Angleterre dans leur parti. Le roi cherchait de son côté à faire la paix, ou du moins à renouveler la trêve avec cette puissance, qu’il redoutait plus qu’aucune autre. Ses craintes se dissipèrent lorsqu’il vit arriver les ambassadeurs d’Angleterre avec des lettres du comte de Warwick qui assurait sa majesté qu’il allait passer la mer pour travailler à la paix.

Le roi nomma aussitôt Gui évêque de Langres, le bâtard de Bourbon, Jean Stuyer sire de la Barde, Popincourt conseiller au parlement, et Olivier le Roux maître des comptes, pour se rendre à Calais auprès du comte de Warwick, avec ordre d’aller auparavant communiquer leurs instructions au duc de Bourgogne. La trêve fut prolongée pour huit mois, et l’on convint de se rassembler pour la convertir en paix.

En même temps que le roi négociait avec l’Angleterre, il avait fait publier à tout événement que les gentilshommes jouissants de fiefs et arrière-fiefs se tinssent prêts à marcher. Martin Petit, capitaine des francs archers du Beauvoisis, ayant, en conséquence des ordres du roi, mandé à ceux des prévôtés de cette province, de se trouver à jour marqué à Beauvais ; le comte de Charolais prétendit que ces prévôtés lui ayant été cédées, ne devaient recevoir d’ordres que de lui. Il était d’ailleurs piqué que les généraux des finances lui eussent refusé un mandement pour imposer des aides et tailles sur ces mêmes prévôtés. S’imaginant que Louis et Édouard se réunissaient pour lui faire la guerre ; il écrivit au roi une lettre très-insolente, dans laquelle il le traitait simplement de monsieur, et lui demandait une explication sur ses desseins.

Le roi, sans daigner lui répondre, se contenta d’envoyer cette lettre à l’assemblée qui se tenait à Estempes pour la réformation de l’état. On était convenu par le traité de Saint Maur qu’on nommerait trente-six personnes notables, savoir, douze prélats, douze gentilshommes et douze magistrats pour travailler à la réformation de l’état. La quantité d’affaires dont le roi était accablé, et la contagion qui affligeait Paris avaient retardé l’exécution de cet article ; mais enfin les réformateurs au nombre de vingt et un ouvrirent leurs assemblées à Paris. Les commissaires pour la réformation étaient le comte de Dunois, l’archevêque de Reims, l’évêque de Limoges, Torcy, le premier président Dauvet, La Vernade chancelier de Bourbonnais, Rambures, d’Escars, Mouy, le bailli De Vermandois, Jean de La Reauté, président aux enquêtes, Étienne le Fevre, prévôt de Saint Junien, François Hallé, Jean Chevredent et quelques juges d’Anjou. Le comte de Dunois, en qualité de chef de la commission, devait toujours être présent et approuver ce qui serait réglé à la pluralité des voix, et les commissaires ne pouvaient rien mettre en délibération qu’ils ne fussent au moins treize.

L’assemblée fut transférée à Estempes à cause de la contagion qui régnait toujours dans Paris, et pour être plus à portée du roi, qui passa une grande partie de l’année dans le Gâtinais, la Beauce, l’Orléanais et le pays Chartrain.

Le roi écrivit aux ducs de Bretagne, de Bourgogne, d’Alençon et de Nemours, aux archevêques et évêques, sénéchaux et baillis, et à toutes les villes, que chacun eût à informer les commissaires des abus qui pouvaient être dans l’administration de la justice et des finances, et parmi les gens de guerre. Quoiqu’il ne fût point dit qu’on y dût traiter des matières ecclésiastiques, on y parla des sommes prodigieuses que Rome tirait du royaume. Chevredent fit voir que malgré les ordonnances du roi, on avait envoyé à Rome pendant les trois dernières années du pontificat de Pie II deux cents vingt mille écus.

Les commissaires ayant jugé, sur les plaintes réciproques de sa majesté et du comte de Charolais, qu’il était à propos d’envoyer en Bourgogne quelques personnes de marque, le roi nomma La Trémouille et Jean de Rochechouard, assistés de Cerisay et de Compaing, conseillers au parlement. Ces ambassadeurs se rendirent à Bruxelles, et remirent au comte de Charolais une lettre par laquelle le roi se plaignait de celle du comte. Il ajoutait que les instructions des plénipotentiaires qui avaient signé la trêve avec l’Angleterre avaient été communiquées au duc de Bourgogne, qui les avait approuvées. Le roi finissait par demander la punition de ceux qui avaient tenu des discours aussi contraires à la vérité, qu’offensants pour sa majesté, et qui avaient suggéré la lettre dont elle se plaignait.

Le comte de Charolais s’excusa sur sa vivacité et sur le peu de satisfaction qu’il avait eu au sujet des prévôtés. Les ambassadeurs répondirent, qu’il devait savoir que le roi ne lui avait cédé que le domaine utile, et non le domaine direct, ni les droits royaux, dont le principal était de faire des levées de troupes.

Le comte de Charolais ayant dit qu’il voyait bien que le roi n’avait dans ses prétentions d’autres raisons que sa volonté absolue, les ambassadeurs répliquèrent avec fermeté, et soutinrent les droits de leur maître.

La cour de Bourgogne avait peu d’égards pour ce prince depuis qu’elle n’avait plus rien à craindre des liégeois par la destruction de Dinant.

L’origine de la guerre contre les liégeois venait de ce qu’ils s’étaient révoltés contre leur évêque Louis de Bourbon, que le duc de Bourgogne protégeait, non-seulement parce qu’il était son neveu fils d’Agnès de Bourgogne, mais parce qu’il l’avait fait élire. Le duc conservait d’ailleurs un vif ressentiment contre les liégeois de ce que pendant la guerre du bien public, ils avaient fait un traité avec le roi, et avaient ravagé le Hainaut.

Les habitants de Dinant, ville du pays de Liége, s’étaient principalement signalés par leur haine pour la maison de Bourgogne, ils avaient fait des effigies du duc et du comte avec des écriteaux injurieux qu’ils exposaient sur leurs murailles à la vue des habitants de Bouvines, qui n’étaient séparés de Dinant que par la Meuse. Aussitôt que la guerre du bien public fut terminée, le duc de Bourgogne ne songea plus qu’à tirer une vengeance éclatante des habitants de Dinant. Il offrit la paix aux liégeois à des conditions dont la principale était qu’ils lui abandonneraient ceux de Dinant. Les liégeois intimidés des approches de son armée, furent assez lâches ou assez imprudents pour abandonner leurs alliés.

Les dinannais n’en parurent pas plus effrayés. Ils se fiaient sur leur valeur et sur la force des remparts de leur ville, qui avait soutenu plusieurs sièges contre des armées royales. Ils firent la plus vigoureuse défense ; mais les attaques furent si violentes, que la ville fut emportée d’assaut. Tout fut passé au fil de l’épée, excepté les femmes et les enfants. Le duc Philippe malgré les infirmités de son âge et sa bonté naturelle, se fit transporter en chaise à ce siège, et voulut repaître ses yeux du spectacle de sa vengeance. Ceux qui échappèrent à l’épée du soldat périrent dans les supplices ; on en présenta huit cents au duc, qui les fit noyer devant lui dans la Meuse. Les murs furent rasés, la ville fut pillée et abandonnée aux flammes.

Les liégeois honteux d’avoir trahi leurs alliés, sortirent au nombre de trente-deux mille pour marcher à leur secours ; mais ils n’arrivèrent que pour voir un monceau de cendres à la place d’une ville riche et peuplée. La consternation se mit dans leur armée. Le comte voulait les attaquer, et les aurait défaits, s’il n’eût été porté à la clémence par la générosité du connétable de Saint Pol, qui lui était d’autant moins suspect, qu’étant venu intercéder de la part du roi pour les dinannais, il n’avait pas laissé de servir dans l’armée de Bourgogne, et de commander une des attaques. Le comte de Charolais condamna les liégeois à payer six cents mille florins à leur évêque, et pour sûreté de leur parole exigea trois cents otages. On verra dans la suite comment ce traité fut exécuté.

Louis ne comptait pas si fort sur le traité de Saint Maur, qu’il ne se défiât de plusieurs de ceux qui l’avaient signé. Le duc de Nemours, le comte d’Armagnac et le sire d’Albret lui étaient toujours suspects. Il trouvait que le maréchal de Comminges ne veillait pas assez attentivement sur leur conduite, c’est pourquoi il lui ôta le gouvernement de Guyenne et le donna à Philippe de Savoie.

Malgré tous les malheurs que la guerre traîne après elle, les gens qui étaient en place ou qui approchaient la personne du roi, craignaient la paix. Lorsque ce prince n’était plus occupé des affaires étrangères, son inquiétude naturelle s’exerçait dans le gouvernement, son esprit ne pouvait jamais jouir d’un moment de tranquillité, et lui fournissait mille soupçons. Outre que son caractère y était porté, les différentes trahisons qu’il avait éprouvées, et qu’il découvrait journellement augmentaient encore sa défiance naturelle. Il fit enfermer dans le château d’Usson en Auvergne Châteauneuf, seigneur du Lau, qui sans lui avoir jamais rendu de services, était devenu son favori, et entretenait des intelligences avec les étrangers. Il ôta le gouvernement de la bastille à Claude de Melun, Charles de Melun son fils fut privé de la charge de grand-maître, relégué à Melun, et périt bientôt après sur un échafaud. La bastille fut remise à Hugues de Chavigni seigneur de Bloc. Le gouvernement de Languedoc fut ôté au comte du Maine et donné au duc de Bourbon. Le connétable fut fait capitaine de Rouen et lieutenant général de Normandie à la place de Louis de Brézé ; et Poncet de Rivière fut privé de sa compagnie de cent lances.

Tous ces changements ne suffisant pas pour calmer les inquiétudes du roi, il nomma des commissaires pour rechercher les malfaiteurs, et sous ce prétexte ceux qui avaient été engagés dans la guerre du bien public, ou dans le parti de monsieur. Dauvet, premier président, eut ordre d’interroger Morvilliers sur ce qui s’était passé dans ses conférences avec le patriarche de Jérusalem. Morvilliers nia qu’il eût eu aucun commerce avec lui ; mais pour se mettre à l’abri des soupçons du roi, il passa en Bretagne.

Le roi donna encore une commission à Saffrey, allemand, son lieutenant en Dauphiné et à Jean Hébert pour informer sur les plaintes qui seraient faites dans cette province contre les officiers du parlement, pour revoir les comptes des aides et tailles, pour faire toutes les fonctions du parlement et de la chambre des comptes ; et pour procéder contre les présidents Pierre Gruel et Jean de Vantes, accusés de s’être laissé corrompre pour sauver un criminel.

Pendant qu’on faisait toutes ces poursuites en Dauphiné, le roi craignant que le duc de Bretagne n’eût des intelligences en Touraine, exigea de cette province un nouveau serment de fidélité, précaution inutile qui fait plutôt des parjures que des sujets fidèles. La ville de Provins fut taxée à mille écus, pour ne s’être pas bien conduite pendant la guerre civile.

Tant de procédures, qui avaient un air d’inquisition, jetèrent l’alarme dans les esprits ; on voyait qu’une recherche si exacte des coupables n’était qu’un prétexte pour déclarer criminels tous ceux qui étaient suspects : personne n’osait plus se reposer sur une amnistie générale, dont l’interprétation dépendait toujours des soupçons du roi. Le duc de Bourbon prit de nouvelles lettres d’abolition pour ses vassaux. Les francs archers de Normandie, qui avaient suivi le roi à Paris en demandèrent aussi, de peur qu’on ne leur imputât les désordres qu’ils avaient commis, et qu’on ne les traitât en criminels, depuis qu’on n’avait plus besoin de leurs services.

Le roi ne refusait point d’abolition à ceux qui lui en demandaient, parce qu’il regardait comme un vœu de fidélité ce qui n’était que l’effet de la crainte. Jean d’Albret, vicomte de Tartas, en obtint une dont il était très-peu digne. Le roi tenait sous sa main depuis un an la petite ville de Florence dans le comté de Gaure. Elle fut rendue au vicomte de Tartas par le traité fait en Bourbonnais. Les habitants qui redoutaient la domination de leur ancien maître, lui fermèrent leurs portes. Le vicomte les força, fit pendre les consuls et les principaux officiers, et livra la ville au pillage. Ceux qui se réfugièrent dans les églises furent massacrés au pied des autels ; le soldat, après s’être chargé de tous les effets des habitants, mit le feu à la ville, qui fut réduite en cendres pour avoir voulu demeurer sous l’obéissance du roi. Une telle barbarie ne méritait aucune grâce ; mais le roi ne considérant que les services qu’il pouvait tirer du vicomte de Tartas, lui donna une abolition, malgré toutes les protestations du parlement de Toulouse.

Louis gagnait tous les jours quelque partisan de son frère, mais il ne put rien obtenir de Carbonnel à qui monsieur avait donné le gouvernement de l’île de Jersey. Le comte de Maulevrier lui écrivit plusieurs fois au nom du roi. Carbonnel répondit simplement, que si sa majesté voulait avoir Jersey, c’était à monsieur qu’elle devait s’adresser. On fit de nouvelles tentatives, charges, dignités, argent, tout fut offert et refusé. Carbonnel moins flatté des offres du roi, qu’indigné qu’on pût le soupçonner d’être capable de trahir son devoir, lui fit dire : vous n’avez pu me séduire, n’espérez pas me corrompre. La conduite de Carbonnel était d’autant plus généreuse, que dans la situation où monsieur se trouvait, il n’y avait d’autre récompense à espérer de cette action que l’honneur de l’avoir faite.

Quoique les différends qui régnaient entre le roi et monsieur se tournassent plutôt en négociations qu’en guerre ouverte, cette année ne fut pas moins funeste à la France que la précédente. La campagne fut ravagée par les orages ; les bleds furent perdus ; la peste, suite ordinaire de la disette, désola cruellement Paris et les environs : les soldats qu’on avait congédiés devinrent la plupart des brigands qui se répandaient sur les chemins, commettaient tous les crimes, et mettaient les villages à contribution. Le paysan effrayé fuyant la campagne, se réfugiait dans Paris, et augmentait encore la contagion ; on ne voyait que misère et mortalité. Il périt quarante mille hommes dans les seuls mois d’août et de septembre. Pour tout remède à tant de maux on faisait des processions, on portait des reliques. L’hiver fit cesser la contagion.

Cette année fut encore remarquable par la mort de Louis duc de Savoie père de la reine, et par celle de François Sforce, duc de Milan. Le premier n’était distingué que par le titre de souverain, dont le pouvoir était entre les mains d’Anne de Chypre, sa femme, qui remplit sa maison de troubles. Le duc de Milan au contraire ne devait son élévation qu’à lui-même, et la bassesse de sa naissance relevait encore l’éclat de ses grandes qualités. Son père, qui changea son nom d’Attendulo en celui de Sforce, était un paysan de Cottignole. On prétend que voyant un jour passer des soldats par son village, il eut envie de s’enrôler parmi eux, et que n’étant pas encore déterminé, il jeta le soc de sa charrue sur un arbre, en disant que s’il y restait, il prendrait ce hasard pour un signe de sa vocation aux armes. Le soc s’étant arrêté sur l’arbre, Sforce s’enrôla aussitôt ; il ne fut pas longtemps sans se faire connaître, passa par tous les degrés du service, et devint le plus fameux partisan de l’Italie. Son courage, sa prudence et ses succès le rendirent si célèbre, qu’il se vit à la tête de sept à huit mille hommes, offrant ses services aux princes qui voulaient l’employer, ne connaissant que son camp pour patrie, et d’autre maître que son épée. Il prit la défense de Jeanne II reine de Naples contre Alphonse d’Aragon, et remporta plusieurs victoires pour cette reine : Sforce en poursuivant un gros de troupes, s’engagea dans un marais où il se noya.

Il laissa un bâtard, nommé François, qu’il avait eu d’une fille qui suivait son armée. François né dans un camp avait porté les armes dès l’enfance, et n’était âgé que de vingt ans à la mort de son père. Les soldats de Sforce accoutumés à la licence et au pillage, étaient incapables de faire un autre métier. Leurs officiers n’auraient trouvé sous aucun prince un parti aussi avantageux que celui que leur faisait leur général. Ils voyaient qu’il était absolument nécessaire de choisir un chef pour prévenir le débandement des soldats. Tous prétendaient l’être, mais leur jalousie réciproque les empêchait d’en élire un. Cette jalousie devint favorable au jeune Sforce, qui fut élu d’une voix unanime. Il justifia bientôt ce choix.

Philippe Visconti, duc de Milan, étant en guerre avec la république de Gènes, et n’ayant ni troupes aguerries, ni capitaines expérimentés, offrit le commandement de son armée à François Sforce. Celui-ci marcha dans la Ligurie, battit les ennemis du duc de Milan, et les força de demander la paix. Le duc ne fut pas aussi reconnaissant des services de Sforce qu’il aurait dû l’être. La république de Venise voulut profiter du mécontentement de Sforce pour se l’attacher, et l’employer contre le duc de Milan ; mais la crainte de perdre un si bon général fit sur le duc ce que la reconnaissance n’avait pu faire. Ce prince n’avait point d’autres enfants qu’une fille naturelle : il offrit à Sforce de la lui donner en mariage, et pour dot la ville et le territoire de Crémone, avec la moitié de ce qui serait conquis sur les vénitiens.

Sforce se rendit aussitôt à Milan, le duc lui tint parole, le mariage fut fait, et Sforce se vit en possession de Crémone, et à la tête d’une puissante armée, dont il était l’âme. Il marcha à l’ennemi, l’atteignit auprès de Carravagio, et remporta une victoire si complète, que l’armée de la république ne fut de longtemps en état de tenir la campagne.

Le duc de Milan étant mort quelque temps après, Sforce conçut le dessein de s’emparer du duché. Il n’y avait plus de mâles légitimes de la maison des Visconti. Le duc d’Orléans et le comte d’Angoulême héritiers naturels étaient prisonniers à Londres depuis la bataille d’Azincourt. Le comte de Dunois leur frère naturel, ne pouvait les représenter, ni s’emparer du duché en leur nom, il fallait y entrer à main armée ; Charles VII qui régnait alors était trop occupé contre les anglais, pour s’engager dans une autre guerre, Dunois lui était nécessaire, et quand il lui aurait permis de passer en Italie, il n’était pas en état de lui fournir des secours.

Sforce jugea qu’une telle conjoncture valait mieux que des droits ; quand on n’en a point à faire valoir, c’est par l’épée qu’on les fonde. L’entreprise n’était pas sans difficulté ; mais enfin elle ne demandait que de la valeur et de l’argent. Sforce était assez connu par son courage, et Côme de Médicis, le plus riche particulier de l’Europe, lui prêta cinquante mille écus avec lesquels il gagna les troupes milanaises qu’il commandait. Elles lui prêtèrent serment, et tournèrent leurs armes contre leur patrie. Tout le Milanais se soumit au vainqueur, autant par admiration pour ses grandes qualités, que par la crainte de ses armes, la capitale seule refusa d’abord de le recevoir, soutint un siège assez opiniâtre, et fut enfin obligée de capituler. Le nouveau duc usa de la victoire avec modération, au lieu de suivre les maximes cruelles qui élèvent et précipitent les usurpateurs. Il affermit par sa sagesse la puissance qu’il avait usurpée par sa valeur. Les milanais s’accoutumèrent insensiblement à regarder comme leur légitime souverain un homme qui en avait les qualités. Sforce se vit bientôt aimé de ses sujets, respecté de ses voisins, et l’arbitre de l’Italie.

Charles VII s’était trouvé dans l’impuissance de défendre les droits de la maison d’Orléans. Louis XI fut encore moins favorable à cette maison par un autre principe : comme il redoutait les princes du sang, et qu’il haïssait le comte de Dunois et tous ceux qui avaient eu du crédit sous le règne précédent, loin de se déclarer contre François Sforce, il fit alliance avec lui, et lui céda même la ville de Savonne et tous les droits de la France sur l’état de Gènes. Sforce fut si sensible à l’honneur et aux avantages que lui faisait le roi, qu’il fut toujours son allié le plus fidèle.

Marguerite duchesse d’Estempes, mère du duc de Bretagne, mourut au mois d’avril de cette année. Jean de Montauban, amiral et grand maître des eaux et forêts de France, étant mort dans ce même-temps, la charge d’amiral fut donnée au bâtard de Bourbon, et celle de grand maître à Louis de Laval, seigneur de Châtillon.

Don Pedre de Portugal que les catalans avaient choisi pour leur prince en 1464 et qui loin de répondre à leurs espérances, avait perdu la plupart des places de la Catalogne, mourut cette année à Barcelone. Les catalans voulant un prince digne de les commander, et capable de les défendre, choisirent René d’Anjou, roi de Naples, qui par sa naissance avait des droits incontestables sur la couronne d’Aragon, étant par Yolande sa mère petit-fils de Jean I roi d’Aragon.

Les ambassadeurs catalans vinrent trouver René à Angers, et le conjurèrent de passer promptement en Catalogne, ou d’y envoyer le duc de Calabre son fils. Jean II roi d’Aragon fut consterné d’une élection qui lui donnait un ennemi puissant. René avait en France le duché de Bar et les comtés d’Anjou et de Provence. Le duc de Calabre possédait le duché de Lorraine du chef de sa mère. D’un autre côté le comte de Foix était entré dans la Navarre. Le roi d’Aragon demandait du secours de toutes parts ; mais sa principale ressource fut dans son fils Ferdinand, qui à l’âge de quatorze ans parut à la tête des armées de son père, et fit déjà paraître cette capacité qui le rendit si illustre dans la suite.

Cependant Louis ne paraissait occupé que du désir de ramener son frère, et de procurer le repos du royaume. Il écrivit aux villes, aux seigneurs, aux princes du sang, et même aux ducs de Bourgogne et de Bretagne de faire savoir aux commissaires nommés pour la réformation du royaume, les abus qu’ils connaissaient, afin qu’on y remédiât. Cette commission qui flattait l’espérance des peuples, servait au roi de prétexte pour se venger des principaux auteurs de la guerre du bien public, et plus encore de ceux qui l’avaient mal servi. Le comte de Charolais envoya le maréchal de Bourgogne, Ferry de Cluny et Jean de Carondelet en qualité d’ambassadeurs, pour répondre aux plaintes du roi. Les principales regardaient les calomnies qu’on répandait contre sa majesté, et la détention de Sainte Maure, sieur de Nesle.

On se plaignait encore que le comte avait saisi les biens des seigneurs de Picardie et du comté de Ponthieu, qui avaient refusé de lui rendre la foi et hommage ; qu’il les avait contraints de faire la guerre hors du royaume sans le consentement du roi leur souverain ; qu’il empêchait les levées d’hommes et d’argent pour le roi dans les prévôtés de Beauvoisis et de Saint Quentin ; qu’on avait introduit dans le Mâconnais le sel de Salins, au préjudice des droits du roi sur le sel de Pecais ; qu’on s’opposait aux appellations de Flandre, et à l’exercice de la justice de la part des juges de Tournay.

Les ambassadeurs du comte de Charolais désavouèrent les calomnies dont le roi se plaignait, et soutinrent que Sainte Maure était sujet du duc de Bourgogne. Ils dirent que le roi ayant cédé les villes sur la Somme avec leur territoire, le comte de Charolais prétendait, avec raison, la foi et hommage des vassaux ; que les aides de prévôtés cédées étant expressément spécifiées dans la cession, le roi n’y pouvait plus prétendre ni tailles, ni levées de troupes ; et que sa majesté avait permis verbalement de faire entrer indifféremment dans le Mâconnais du sel de Salins ou de Pecais.

Le roi renvoya le mémoire des ambassadeurs devant les commissaires nommés pour la réformation de l’état. Le comte de Dunois après avoir examiné les titres respectifs, prononça : que les terres de Picardie n’ayant été cédées au comte de Charolais que pour en jouir comme le duc son père, en vertu du traité d’Arras, il ne pouvait exiger la foi et hommage des vassaux, puisque ces terres n’étaient cédées qu’avec faculté de rachat, conformément aux lois du royaume, qui défendent toute aliénation du domaine ; la preuve que la foi et hommage n’était due qu’au roi, se tirait de l’hommage même que le sire de Croy lui avait rendu pour ses terres de Picardie ; que le comte ne pouvait prétendre aucune levée de tailles ni de troupes dans les prévôtés de Beauvoisis ; qu’il avait fait entendre que pour prévenir toutes contestations, il ne demandait que trois villages, au lieu que la prétendue cession comprendrait plus de vingt-cinq lieues de pays. Les commissaires reprochèrent ensuite aux ambassadeurs, qu’à l’égard de Saint Quentin, la copie du titre qu’ils présentaient, n’était pas conforme à l’original ; ils ajoutèrent que le comte abusait de la permission donnée à Hesdin en 1463 d’user indifféremment du sel de Salins et de Pecais dans le Mâconnais, en contraignant ses sujets de se servir uniquement du sel de Salins. Les commissaires soutinrent au sujet de la détention et de la confiscation des biens de Sainte Maure ; que la seigneurie de Nesle n’avait jamais été mouvante du comté de Flandre ; que le comte de Charolais ne pouvait la regarder que comme conquête, et que par le traité de Conflans chacun devant rentrer dans ses biens, c’était injustement qu’on retenait Nesle, Beaulieu et les autres terres de Sainte Maure.

Louis ne doutant point que le comte de Charolais ne refusât de se conformer à l’avis des commissaires, et craignant de se voir engagé dans une nouvelle guerre, envoya Paris, conseiller au parlement, pour prévenir le duc de Bretagne, et tâcher en même-temps de pénétrer quel était l’objet des négociations qu’il faisait faire en Angleterre. Le duc de Bretagne écrivit au comte de Dunois pour le prier d’assurer le roi qu’il ne cherchait qu’à maintenir la paix ; qu’il n’entretenait en Angleterre aucune liaison contraire aux intérêts de la France, et qu’il engagerait son frère le comte de Charolais à donner satisfaction au roi.

Tandis que Louis négociait avec le duc de Bretagne, le duc de Savoie cherchait à former une ligue contre la France. Il y eut un traité conclu à Utrecht entre le roi de Danemark, le duc de Bretagne et le comte de Charolais, où monsieur était compris. Le roi qui apprit ou soupçonna ces ligues, ne négligeait rien pour se faire des alliés. Pour être instruit de ce qui se tramait contre lui, il avait des agents dans toutes les cours ; mais comme il savait que ses ennemis les plus dangereux pouvaient être dans l’intérieur du royaume, il distribua ses troupes dans les provinces voisines de la Bourgogne et de la Bretagne, et donna les ordres les plus sages pour la discipline militaire. Le roi voulant que ses sujets ne fussent pas exposés à la violence du soldat, fut aussi obligé de lever de nouveaux subsides pour l’entretien des troupes.

Ces impôts firent beaucoup murmurer. Saint Amand, petite ville de Bourbonnais, s’étant révoltée, fut sévèrement punie. Louis était inflexible sur tout ce qui pouvait donner atteinte à son autorité. Il exila à Montpellier le parlement de Toulouse pour s’être opposé à quelques ordres dont Geoffroi de Chabannes, lieutenant général de Languedoc, était chargé.

Dans ce même-temps mourut à Cognac Jean comte d’Angoulême, surnommé le bon ; titre qu’on donne rarement aux princes, quoique les peuples ne cherchent pas à le refuser à ceux qui le méritent. Les contemporains prodiguent les éloges, la postérité fait justice.

Le roi était toujours dans des inquiétudes sur ce que le comte de Charolais parcourait toutes les villes de Flandre, de Brabant et de Hainaut pour les engager à lui fournir de l’argent. Il n’ignorait pas que tant que son frère serait en Bretagne, il servirait de prétexte aux ligues des ennemis et des mécontents. Il fit donc tout son possible pour l’engager à revenir à la cour, et lui offrit le Roussillon ou le bas Dauphiné, avec promesse de faire monter son apanage jusqu’à soixante mille livres de revenu. Monsieur persistait toujours à demander la Normandie. Le roi ne pouvant rien gagner sur l’esprit de son frère, s’adressa au duc de Bretagne avec de nouvelles instances qui ne produisirent aucun effet. La plus grande appréhension du roi était que le comte de Charolais et le duc de Bretagne ne formassent un parti avec le roi d’Angleterre ; c’est pourquoi il pressait le comte de Warwick de travailler à la paix entre les deux couronnes.

Le comte de Warwick en mettant celle d’Angleterre sur la tête d’Édouard, s’était réservé l’autorité. Édouard aimait la gloire, mais livré aux plaisirs et importuné par les affaires, c’était moins un prince qu’un héros ; il abandonnait au comte les soins du gouvernement, autant par besoin que par reconnaissance ; de sorte que les anglais s’étaient accoutumés à regarder Édouard comme leur roi et Warwick comme leur maître. La différence de leurs caractères aurait pu maintenir longtemps leur union. Pour la fortifier encore, Warwick avait entrepris de marier Édouard avec Bonne de Savoie, afin que le roi et la reine fussent son ouvrage. Mais dans le temps que ce mariage était prêt à se conclure, et qu’Édouard y avait donné son consentement, ce prince devint amoureux d’Élisabeth Wodville, fille du baron de Riviers et veuve du chevalier Jean Gray. Cette femme habile, trop sage pour être flattée du titre de maîtresse du roi, assez ambitieuse pour vouloir régner, engagea Édouard à l’épouser.

Dès ce moment la reine décida des grâces. Riviers devenu beau-père du roi fut fait connétable et trésorier d’Angleterre ; toutes les places furent remplies par des hommes qui n’y avaient d’autre droit que la faveur. Les anglais qui avaient déjà murmuré du mariage d’Édouard, s’élevèrent contre le gouvernement ; ceux-mêmes qui n’avaient d’autre titre pour se plaindre que leur jalousie contre les nouveaux favoris, entrèrent dans le parti des mécontents. Warwick plus irrité que personne, puisque le roi lui devait tout, voyait de jour en jour son crédit céder à celui de Riviers.

Il ne fut pas longtemps à s’apercevoir que sa présence était à charge à la cour, et qu’Édouard l’avait trop offensé pour ne le pas haïr ; mais comme il est dangereux de se faire redouter de son maître, qu’il ne l’est pas moins, quand il est ingrat de lui avoir rendu de trop grands services, il résolut de dissimuler pour assurer sa vengeance ; de se faire un parti, et de s’appuyer de la protection de la France. Il saisit l’occasion qui se présentait. Coulon vice-amiral français s’était rendu redoutable sur mer, et troublait le commerce des anglais. Warwick fit entendre qu’il était nécessaire qu’il passât en France pour trouver quelque voie de conciliation, et obtint d’autant plus facilement ce qu’il demandait, que ses ennemis ne cherchaient qu’à l’éloigner.

Sur la première nouvelle du départ de Warwick, Louis se rendit à Rouen, et si-tôt qu’il apprit qu’il était débarqué à Honfleur, il envoya au-devant de lui, et vint lui-même jusqu’à la Bouille pour le recevoir. Warwick eut l’honneur de dîner avec ce prince, et l’après-midi il fit son entrée à Rouen. On n’aurait pas rendu plus d’honneurs au roi d’Angleterre, qu’on en rendit à son ministre. Il fut logé dans une maison à côté du roi, qui fit faire une porte de communication pour s’entretenir plus secrètement avec lui. Pendant huit jours ils ne se quittèrent pas. Comme je ne trouve rien dans mes mémoires au sujet de leurs conférences, je n’entreprendrai point de donner des conjectures, et je suivrai l’ordre des faits. Il y a apparence que le roi fut content de cette entrevue, puisque pour reconnaître l’accueil que les habitants de Rouen avaient fait à Warwick, il leur donna, par lettres patentes, la permission de posséder des fiefs nobles.

Lorsque les conférences furent finies, le roi partit de Rouen ; et quelques jours après Warwick s’embarqua. Le bâtard de Bourbon amiral de France, Popincourt, Contressaut et Olivier Le Roux passèrent avec lui en Angleterre en qualité d’ambassadeurs. Depuis leur débarquement jusqu’à Londres personne ne vint au-devant d’eux ; Édouard les reçut même assez froidement, et après avoir entendu le sujet de leur commission, il répondit simplement qu’il nommerait des personnes avec qui ils pourraient conférer sur toutes les matières qu’ils avaient à traiter : il les congédia ensuite, et partit pour Windsor. Warwick fut si outré du peu d’accueil que reçurent les ambassadeurs, qu’il ne put s’empêcher de leur dire, en les reconduisant, que le roi n’était plus entouré que de traîtres.

Édouard demeura six semaines à Windsor ; pendant son absence le comte de Warwick chercha par toutes sortes d’attentions à réparer la réception froide qu’on avait faite aux ambassadeurs. Le duc de Clarence vint les voir, et la conversation étant tombée sur le mauvais gouvernement, Warwick remarquant la jalousie de ce prince contre les parents de la reine, lui dit, qu’il n’y avait point d’autre parti à prendre, que de le faire roi. Le duc persuadé que Warwick pouvait tout entreprendre, lui demanda sa fille en mariage ; et le comte la lui accorda pour gage de ses offres. Le mariage fut conclu peu de temps après à Calais où Warwick se retira avec son gendre, en attendant l’occasion d’éclater. Les ambassadeurs moins piqués des procédés d’Édouard, que satisfaits d’avoir jeté en Angleterre les semences d’une guerre civile, repassèrent en France.

Louis à son retour de Rouen apprit la mort du duc de Bourgogne. Ce prince laissa quatre cents mille écus d’or monnayé, soixante-douze mille marcs d’argent en vaisselle, et pour plus de deux millions de meubles que son fils dissipa bientôt par ses folles entreprises.

Louis connaissait trop le génie du nouveau duc de Bourgogne pour croire qu’il pût longtemps conserver la paix avec lui ; c’est pourquoi il fit mettre l’artillerie en état. Aubert, Capdorat, Ruffec de Balzac qui commandaient les francs archers de Champagne, de Normandie et de Limousin, eurent ordre de les assembler. On fit les montres de la noblesse de Normandie et de Poitou, et l’on distribua dans les provinces les compagnies d’hommes d’armes. Dammartin que le roi venait de faire grand-maître de sa maison, eut le commandement des frontières de Picardie et de Champagne.

Charles, duc de Bourgogne, loin d’acquiescer au jugement de la commission, formait de nouvelles plaintes. Il survint encore d’autres sujets de division à l’occasion des habitants de Mouson et d’Yvoy qui s’étaient battus. Sur les plaintes que le roi en fit, le duc de Bourgogne à qui appartenait Yvoy, écrivit qu’il en allait faire justice, et qu’il le priait d’en user ainsi à l’égard de ceux de Mouson. Le roi donna ordre à Dammartin d’y aller ; mais comme les liégeois avaient pris parti dans la querelle avec ceux de Mouson, Dammartin eut un ordre secret d’user plus de menaces que de voies de fait, de peur de mécontenter les liégeois. Cet ordre fut plus pernicieux que le crime même qu’on devait punir. Les principaux coupables effrayés de l’approche de Dammartin, s’enfuirent dans les bois, brûlant les villages et massacrant tous ceux qu’ils rencontraient ; les laboureurs abandonnaient la campagne, le commerce de la Meuse n’était pas plus sûr que les grands chemins : ainsi le roi, par un intérêt particulier, manquait en cette occasion à sa parole et au bien public. Dammartin naturellement juste et sévère lui en écrivit son sentiment, et reçut pour toute réponse l’ordre d’aller avec l’évêque de Langres travailler à un accommodement entre le duc de Bourgogne et les liégeois. Le connétable avait été chargé de la même commission ; mais il se comporta avec une hauteur qui choqua la fierté naturelle du duc, et ne le disposa pas à la paix.

Pendant qu’on négociait à la cour de Bourgogne, les liégeois s’emparèrent de la ville de Hui, qui refusait de contribuer aux charges de l’état, sous prétexte qu’elle tenait pour l’évêque. Ils y trouvèrent ce prélat avec d’Imbercourt. Celui-ci fut renvoyé sans rançon, comme étant sujet du duc de Bourgogne ; et pour faire voir qu’ils ne désiraient que la paix, ils rendirent à leur évêque tous les honneurs qu’ils lui devaient comme à leur souverain.

Le duc de Bourgogne regardant la prise de Hui comme une infraction au traité, tint conseil sur ce qu’il adviendrait des trois cents otages que les liégeois lui avaient donnés l’année précédente. Contay et plusieurs autres étaient d’avis de les faire tous mourir ; mais Imbercourt par reconnaissance, par humanité et pour l’honneur de son prince, représenta qu’une action si cruelle révolterait Dieu et les hommes ; et que pour faire la guerre avec gloire, et même avec succès, il fallait s’abstenir de toute vengeance barbare. Cet avis fut suivi, et les otages furent renvoyés, après avoir été avertis, que si aucun d’eux était pris les armes à la main, il ne devait point attendre de grâce.

Le roi fit partir le cardinal La Balue avec un légat du pape pour faire de nouvelles instances auprès du duc de Bourgogne ; mais ils ne réussirent pas mieux que le connétable. Commines dit que celui-ci représenta au duc, qu’il ne pouvait pas faire la guerre aux liégeois puisqu’ils étaient alliés de la France, ou qu’il ne devait pas trouver mauvais que le roi la fît au duc de Bretagne. Charles étant prêt à monter à cheval, cria tout haut aux ambassadeurs, qu’il suppliait le roi de ne rien entreprendre contre la Bretagne, sur quoi le connétable repartit :

Monseigneur, vous ne choisissez point, car vous prenez tout, et voulez faire la guerre à votre plaisir à nos amis et nous tenir en repos, sans oser courre sus à nos ennemis comme vous faites aux vôtres ; il ne se peut faire, et le roi ne le souffrira point. Le duc répliqua : les liégeois sont assemblés, et m’attends d’avoir la bataille avant qu’il soit trois jours ; si je la gagne, vous laisserez en paix les bretons, si je la perds, vous ferez comme vous l’entendrez.

Un auteur du temps rapporte la chose d’une autre manière. Il dit que le connétable vint de la part du roi demander au duc de Bourgogne, 1° la restitution des places sur la Somme ; 2° lui déclarer que la cité et le pays de Liége étaient sous la sauvegarde du roi, et que si les liégeois avaient manqué, ils étaient prêts d’en faire satisfaction ; 3° prier le duc de ne pas épouser la sœur d’Édouard, puisqu’il ne pouvait faire alliance avec l’Angleterre, sans contrevenir au traité d’Arras. Le duc répondit à ces trois articles, en disant sur le premier, que les places sur la Somme lui avaient été cédées de l’avis des pairs, qu’il les garderait ; que ce n’était pas encore une réparation suffisante pour le meurtre du duc Jean son aïeul ; et que si le roi faisait deux pas dans son pays, il en serait quatre dans le sien. Il répondit sur le second article, qu’il saurait bien mettre les liégeois à la raison, malgré ceux qui entreprendraient de les soutenir, ou qu’il mourrait à la peine. À l’égard de l’alliance d’Angleterre, il dit qu’il n’y aurait jamais pensé, si le roi n’avait le premier recherché les anglais ; que présentement sa parole était donnée, et qu’il ne pouvait la retirer avec honneur. Le duc regardant ensuite le connétable :

Beau cousin, lui dit-il, vous êtes bien mon ami, et partant je vous avertis que vous preniez garde que le roi ne fasse de vous ainsi qu’il a fait d’autres, si vous voulez demeurer par-deçà, vous serez le très-bien demeuré.

Le légat du pape qui avait accompagné La Balue, au lieu de revenir avec lui, passa dans l’armée du duc, d’où il envoya des mandements pour ordonner des prières, et demander au ciel la prospérité des armes de Bourgogne.

Le duc Charles s’étant mis à la tête de son armée assemblée sous Louvain, entra dans le pays de Liége, et mit le siège devant Saint Tron. Les liégeois marchèrent pour le faire lever ; et les armées s’étant rencontrées près Bruyssein, en vinrent aux mains. Les liégeois furent entièrement défaits, ils perdirent artillerie et bagage, et sans la nuit qui survint ils auraient tous été taillés en pièces. Deux jours après Saint Tron se rendit. Les murs furent abattus, les fossés comblés, avec défense d’élever à l’avenir aucune fortification : les habitants rachetèrent leurs vies et leurs biens moyennant vingt mille florins, et s’obligèrent de  payer une rente de deux cents livres. Le duc fit trancher la tête à dix des plus coupables, parmi lesquels il se trouva six des otages à qui il avait fait grâce.

La perte de la bataille, la prise et le châtiment de Saint Tron jetèrent la consternation dans Liége, la division s’y mit. Imbercourt s’en étant approché avec quelques-uns des otages que la reconnaissance lui avait attachés, les envoya dans la ville où ils persuadèrent aux plus sages d’implorer la clémence du duc. Ce conseil fut suivi, trois cents hommes des plus notables sortirent en chemise au-devant de lui, et lui remirent les clefs de la ville, se soumettant à tout, hors le feu et le pillage.

Le duc entra dans Liége l’épée à la main, et fit mourir dix otages qui avaient repris les armes. Les murailles de toutes les villes furent rasées, le pays fut pillé et chargé d’impôts. C’est ainsi que l’évêque pour satisfaire son ressentiment particulier, faisait tomber ses sujets dans l’esclavage, parce qu’ils n’avaient pas voulu qu’il fût leur tyran. Je suis obligé de relever ici les erreurs ou la mauvaise foi de quelques auteurs flamands, et particulièrement de Meyer historien partial et peu instruit. Il dit que Louis XI avait envoyé aux liégeois un secours de quatre cents lances et de six mille arbalétriers sous la conduite de Dammartin, et qu’ils furent défaits. Le silence seul de Commines et d’Olivier de La Marche pourrait servir de réfutation ; mais nous avons les lettres mêmes de Dammartin et de l’évêque de Langres, qui disent positivement que la raison qui les empêchait d’aller à Liége, était qu’ils ne voulaient pas y mener des troupes, sans quoi ils n’y seraient pas bien reçus. Meyer dit encore que Louis XI fit venir à Rouen le comte de Warwick pour traiter avec lui en conséquence de la victoire du duc de Bourgogne sur les liégeois. Les titres prouvent au contraire que Warwick vint à Rouen, et en repartit dans le mois de juin ; et la bataille ne se donna que le 28 d’octobre. Il y aurait encore beaucoup d’autres fautes à reprendre ; mais celles-ci suffisent pour faire voir que le témoignage d’auteurs même contemporains, ne mérite pas toujours la même foi qu’une histoire écrite sur des mémoires authentiques et des titres publics.

Tandis que Louis mettait les frontières du royaume en état de défense, il cherchait les moyens de repeupler Paris à qui la guerre et la peste avaient enlevé la plus grande partie de ses habitants. Pour savoir le nombre de ceux qui restaient, il ordonna que chaque corps de métier eût sa bannière ; que les ecclésiastiques, le parlement, la chambre des comptes et tous les gens de robe eussent leurs guidons ; et que tous ceux qui étaient en état de porter les armes, fussent en habit de guerre pour passer en revue. On fit ensuite une assemblée de notables dont les principaux furent le président Boulanger, Livres et Milet, conseillers au parlement, Clerbout, maître général des monnaies, Rebours, procureur, Laurent, Robert, Hacqueville, et plusieurs autres marchands. Le roi les fit entendre dans son conseil, et sur leurs avis, donna des lettres patentes, portant permission à toutes personnes de quelque nation et condition qu’elles fussent, de s’établir à Paris, avec franchise et sûreté, quelques crimes qu’elles eussent commis, hors celui de lèse-majesté. Le roi et la reine ayant passé l’été dans le pays Chartrain revinrent à Paris, où ils furent reçus avec toutes les marques de joie imaginables. Ils allaient manger chez les particuliers, et la chronique remarque que dans tous les lieux où ils étaient invités, il y avait des bains préparés.

Le roi voulant passer en revue les habitants de Paris, les fit ranger vers la porte Saint Antoine le long de la rivière, jusqu’à Conflans. Il s’y trouva soixante-sept bannières, et environ autant de guidons, le tout faisant quatre-vingt mille hommes, parmi lesquels il s’en trouva trente mille ayant armes, jaques et brigandines. Le roi parut content de cette revue ; cependant il ne put s’empêcher de dire à Crussol que dans un jour d’action il ne compterait pas trop sur cette bourgeoisie.

Ce qu’elle avait fait dans la guerre du bien public, aurait dû lui en donner une autre idée. Cette revue et les ordres que le roi donna aux compagnies d’ordonnance d’être prêtes à marcher au premier ordre, marquent qu’il soupçonnait les complots qui se formaient contre lui. En effet le duc d’Alençon ayant fait un traité avec monsieur et avec le duc de Bretagne, livra le château d’Alençon aux bretons, qui se rendirent bientôt maîtres de Caen, de Bayeux et de toute la basse Normandie. La seule ville de Saint Lô resta fidèle. Une femme dont l’histoire aurait dû conserver le nom, donna l’alarme, assembla les bourgeois, prit les armes, marcha contre les bretons, les repoussa et en tua plusieurs de sa main. Quelques années après Louis passant par Saint Lô voulut voir cette héroïne, et lui donna vingt écus d’or : récompense aussi peu digne du prince que du service. La ville de Saint Lô s’était déjà distinguée sous Charles VII et fut une des premières qui secoua le joug des anglais. Elle a toujours été recommandable par sa piété envers Dieu, sa fidélité pour son prince, son ardeur pour le travail, et ses talents pour le commerce : qualités qui rendent une ville précieuse à un état. Louis, en reconnaissance des services des habitants, fit dans leur église principale une fondation pieuse, suivant son génie et l’usage de ces temps-là.

Aussitôt que le roi sut l’irruption des bretons dans la Normandie, il dépêcha des courriers au roi de Sicile, au comte du Maine et au connétable. Il envoya Loheac et l’amiral à Saint Lô, fit marcher les francs archers vers Alençon, et donna ordre d’en former le siège. Pendant que ce prince était occupé contre les ducs de Bretagne et d’Alençon, la moindre diversion que le duc de Bourgogne eut faite de son côté, aurait assuré la conquête de la Normandie aux bretons ; mais le duc Charles sur qui ces princes comptaient le plus, signa une trêve de six mois avec le roi. Tout le monde en fut si surpris, que chacun imagina des conjectures. On suppose toujours que les princes ne font rien sans motifs raisonnables ; on pourrait penser au contraire qu’ayant, comme les autres hommes, leurs passions et leurs caprices, qu’ils sont moins obligés de contraindre, ils doivent tomber dans des contrariétés peut-être plus fréquentes. L’ignorance où nous sommes des motifs qui les déterminent, est quelquefois un voile favorable à leur gloire.

Les bretons se regardèrent bientôt en Normandie comme dans un pays de conquête. Ils brûlèrent les faubourgs d’Alençon, s’emparèrent des meilleurs effets des bourgeois, et lorsque la duchesse et le comte du Perche voulurent s’en plaindre, ils les menacèrent de les mettre dehors, d’un autre côté le roi faisait investir la ville, et mandait des troupes de toutes parts pour accabler les rebelles. Le comte du Perche jugeant qu’il n’avait rien de mieux à faire que de le fléchir par sa soumission, fit part de son dessein aux principaux habitants qui gagnèrent les autres. L’entreprise fut conduite avec tant de prudence, que les bretons furent chassés d’Alençon, et que le roi y entra sans perdre un homme. La défiance s’étant mise parmi les rebelles, ce prince aurait pu remporter de plus grands avantages sur les bretons, s’il n’eût craint de continuer une guerre qu’il n’eût peut-être pas terminée quand il l’aurait voulu.