HISTOIRE DE LOUIS XI

 

LIVRE TROISIÈME

 

 

Les troubles de Catalogne recommencèrent cette année avec autant de vivacité que jamais. Les catalans étant résolus de se choisir un prince plutôt que de se soumettre au roi d’Aragon leur tyran, appelèrent dom Pedre connétable de Portugal. Ce prince était petit-fils de Jean Ier, roi de Portugal. Il avait été dépouillé de ses biens par la branche régnante, et comme il n’avait pour lui que son nom, et rien à perdre, il était tel qu’il faut être pour tenter la fortune.

Dom Pedre arriva à Barcelone, reçut le serment de fidélité des catalans, et prit le titre de roi d’Aragon et de Sicile. Il voulut d’abord justifier par quelque action d’éclat, le choix qu’on avait fait de lui, et donna ordre à dom Jean de Sylva d’assiéger Gironne ; mais avant d’avoir formé le siège, Sylva fut attaqué par Rocaberti, ses troupes furent défaites, et lui-même resta sur la place.

Dom Pedre cherchant à s’appuyer de la faveur de Louis XI lui fit savoir son élection, lui marqua combien il serait flatté de l’honneur de son alliance, et tâcha de lui persuader que les catalans voulant se mettre en république, il était de l’intérêt de la France qu’ils eussent un prince qui lui serait plus attaché que des républicains désunis. Louis n’approuvant pas que dom Pedre se fût mis à la tête des catalans, envoya un héraut en faire des plaintes au roi Alphonse de Portugal, qui répondit que dom Pedre avait pris ce parti sans son aveu, et même à son insu.

Dom Pedre désespérant de gagner la protection du roi entra dans le Lampourdan, et tâcha de faire soulever le Roussillon. L’entreprise eût été d’autant plus facile, que les habitants se plaignaient des vexations qu’ils éprouvaient, et de la mauvaise foi qu’on employait en recherchant ceux qui avaient eu part aux troubles de la province ; mais Louis y envoya Jean du Verger conseiller au parlement, qui par sa prudence calma toutes les plaintes ; ainsi les desseins de dom Pedre échouèrent du côté du Roussillon : un des agents qu’il avait envoyé à Collioure avec des lettres séditieuses, fut arrêté et pendu. Le roi d’Aragon faisait presser le roi de lui aider suivant leurs traités, à soumettre la Catalogne. Louis craignant que le roi d’Aragon, tranquille du côté de la Catalogne, ne vînt l’inquiéter au sujet du Roussillon, ne voulant pas aussi paraître manquer à sa parole et au traité, fit faire quelque légère diversion, mais si faible qu’elle ne servait qu’à entretenir les choses dans l’égalité, et par conséquent à perpétuer la guerre qui dura plusieurs années.

Comme le roi était depuis deux mois sur les frontières de Picardie et de Flandre, il reçut une députation de la ville de Tournai qui le priait d’y venir faire son entrée. Cette ville toujours fidèle à son roi avait refusé une retraite à Louis XI lorsque n’étant que dauphin il se retira de la cour malgré son père ; mais pour prouver qu’elle n’avait alors écouté que son devoir, elle prêta vingt mille écus à Louis pour aider à retirer les villes sur la Somme.

Le roi touché de cette générosité alla à Tournai. Le premier consul vint lui présenter les clefs. Le roi les lui rendit, en disant, qu’il ne pouvait mieux confier la garde de la ville qu’à elle-même. Il en coûte peu aux princes pour exciter la reconnaissance des peuples, qui se manifeste toujours par de nouveaux services. Les habitants furent si sensibles à cette marque de confiance, qu’ils rendirent aussitôt au roi sa cédule des vingt mille écus ; et la magnificence de la réception qu’ils lui firent, fut encore au-dessous du zèle et de la joie qu’ils lui marquèrent.

Le roi partit de Tournai pour aller à Lille, où il passa quelques jours avec le duc de Bourgogne, afin de le gagner et de pouvoir ensuite agir sans crainte contre le duc de Bretagne, dont les commissaires s’étaient rendus à Tours sur la fin de l’année précédente pour y soutenir les droits de leur maître devant le comte du Maine. Après de longues disputes de part et d’autre, on convint préliminairement que les assemblées seraient renvoyées au mois de septembre, et se tiendraient à Chinon, que ce délai serait employé par les parties à recouvrer les titres qui leur manquaient, et que le duc de Bretagne déclarerait qu’il n’avait entendu rien traiter avec la cour de Rome qui pût préjudicier à la souveraineté du roi. Les autres articles devant être discutés de nouveau, ne furent pas décidés.

Il est d’autant plus important de faire connaître les instructions du comte du Maine, qu’elles furent dans la suite un des sujets de la guerre du bien public. Il y était question : 1° des désobéissances du duc de Bretagne aux arrêts et mandements du roi et du parlement ; 2° des sentences données en cour de Rome dont le duc avait souffert l’exécution en Bretagne ; de ses entreprises sur la régale, et notamment au sujet de l’évêché de Nantes ; de ce qu’il affectait d’aller contre la détermination de l’église gallicane au sujet de la pragmatique ; de ce que le duc s’intitulait par la grâce de Dieu, et se servait dans ses lettres des termes de puissance royale et ducale ; de ce qu’à Rome on distinguait France et Bretagne : enfin du refus que faisait le duc de rendre un hommage lige ; et des procès que ses sujets portaient à Rome.

Les conférences ayant été indiquées à Chinon, le duc de Bretagne y envoya pour commissaires Loysel, Partenay et Ferré ; mais comme ils n’avaient d’autres instructions que de tirer les choses en longueur, après tous les délais ils refusèrent de répondre, disant qu’ils avaient été révoqués. Le comte du Maine donna une sentence qui ordonnait par provision que le temporel de l’évêché de Nantes serait mis entre les mains du roi, avec défenses au duc de Bretagne de prétendre aucun droit de régale.

Ce jugement n’étant que par défaut, le roi ordonna que l’affaire fût portée au parlement : mais l’évocation n’eut pas lieu. Le duc envoya demander au roi un passeport pour aller le trouver en personne, et terminer avec lui tous leurs différends. Le roi fit expédier aussitôt des lettres par lesquelles il donnait au duc toutes les sûretés possibles ; mais celui-ci n’avait aucun dessein de faire usage du passeport ; il était sur le point de voir l’effet des pratiques qu’il avait faites, tant au dedans qu’au dehors du royaume, et ne cherchait qu’à tromper le roi, qui ne pouvait pas porter toute son attention sur la Bretagne. Il entretenait une correspondance étroite avec le comte de Warwick dans le dessein de faire la paix, ou du moins de prolonger la trêve. Pour faire connaître qu’il voulait conserver l’alliance d’Angleterre, il fit arrêter les vaisseaux espagnols et malouins qui étaient dans les ports de France, obligea leurs armateurs de réparer le dommage qu’ils avaient fait aux anglais, et la trêve fut prolongée.

Sur ces entrefaites le roi reçut des ambassadeurs de Georges Pogiebrac, roi de Bohême. Ils venaient pour renouveler l’alliance qui avait été de tout temps entre les deux couronnes. Le roi la souhaitait pareillement ; mais il était retenu par la crainte des scrupules que les esprits faibles pouvaient avoir, et que les malintentionnés pouvaient affecter sur ce que Pogiebrac avait été excommunié par Pie II.

Nous avons vu que Pogiebrac s’était fait élire roi de Bohême après la mort de Ladislas. Quoique les catholiques n’approuvassent pas son élection, ils ne s’y étaient pas opposés ouvertement ; il avait été couronné par les évêques le 6 de mai 1458 et avait juré avant son couronnement d’employer toutes ses forces pour la défense de l’église catholique, et l’extirpation de l’hérésie. Le pape supposa que par ce serment Pogiebrac s’était engagé d’abolir l’usage du calice dans la communion ; mais ce prince ayant déclaré que c’était une coutume autorisée par le concile de Bâle, dans laquelle il prétendait vivre et mourir, le pape l’excommunia comme hérétique relaps.

Pour entendre mieux la question, il faut se rappeler que pendant que le concile de Constance travaillait au procès de Jean Hus et de Jérôme de Prague, Jacobel un de leurs disciples soutint à Prague, qu’on devait communier sous les deux espèces. Tous les hussites embrassèrent cette opinion qui devint un des principaux articles de leur schisme. Le concile de Constance les condamna comme hérétiques ; mais celui de Bâle voulant ramener les bohémiens, déclara que l’hérésie n’était pas de communier sous les deux espèces ; mais de croire, que si on ne les recevait pas toutes deux, la communion n’était pas bonne ; de sorte que la question ne roulait plus que sur le pouvoir que l’église avait de retrancher la coupe.

Le concile de Bâle qui avait un désir sincère de rétablir la paix dans l’église, croyait devoir user de plus d’indulgence, que des pontifes qui n’écoutant que leur orgueil, prétendaient défendre l’église, en massacrant ses membres. Le concile envoya Philbert évêque de Coutances pour réconcilier la Bohême avec l’église catholique, et apaiser les troubles qui avaient fait verser tant de sang. Philbert publia donc au nom du concile que ceux qui étaient dans l’usage de communier sous les deux espèces, pouvaient continuer, pourvu qu’ils ne regardassent pas cette cérémonie comme nécessaire au sacrement.

La plupart des bohémiens continuèrent de communier sous les deux espèces, et furent nommés utraquistes ou calixtins. Ils furent distingués dans la suite en calixtins rigides, qui regardaient l’usage du calice comme nécessaire à salut, et en calixtins mitigés, qui en conservant le calice, laissaient la liberté d’en user autrement.

Pogiebrac était du nombre des mitigés, et s’appuyait de la décision du concile de Bâle, pour soutenir qu’il n’avait pas encouru l’excommunication, et qu’il en appelait au futur concile.

Pie II était encore moins offensé de ce qu’il qualifiait d’hérésie dans Pogiebrac, que de son appel, et de le voir s’appuyer de l’autorité du concile de Bâle. d’ailleurs dans le concile de Mantoue que Pie II avait tenu à son avènement au pontificat, il avait par un canon exprès, prononcé anathème contre ceux qui oseraient appeler de ses décisions au futur concile ; ainsi il regardait l’appel de Pogiebrac comme une seconde hérésie, et fulmina encore un nouvel anathème.

C’était dans ces circonstances que les ambassadeurs du roi de Bohême vinrent en France. Louis XI renouvela les anciennes alliances avec ce prince, qu’il qualifia de très illustre et catholique ; mais il déclara devant notaire, en présence de plusieurs évêques et de l’amiral Montauban, qu’il n’entendait par le traité fait avec Georges roi de Bohême adhérer aux hérésies dont on disait que la Bohême était infectée.

On voit par-là que Louis avait toutes les attentions possibles pour ne pas choquer le pape ; cependant ils ne furent jamais bien unis. Louis était trop jaloux des droits de sa couronne pour ne pas s’opposer aux entreprises de Pie II et ce pontife altier, moins sensible aux grâces du roi, qu’offensé du moindre refus, ne pouvait souffrir de contradiction. Pie n’avait jamais rien désiré avec plus d’ardeur que d’engager les princes chrétiens dans une croisade, et de renouveler une folie inutile à la religion, scandaleuse pour les mœurs, et funeste aux chrétiens. Personne n’ignorait les suites malheureuses des croisades de Louis le Jeune, de Saint Louis et de Philippe Auguste, qui auraient dû réussir, si la valeur et la vertu eussent suffi pour ces entreprises ; cependant le pape n’en était pas moins ardent à solliciter tous les princes chrétiens de se croiser. Il écrivit aussi, dit-on, à Mahomet II pour l’exhorter à se faire chrétien. On peut juger comment la proposition du pape fut reçue par un prince qui était à la vérité fort indifférent sur les religions ; mais qui savait de quelle importance il était pour lui de paraître zélé musulman, afin de s’attacher le cœur de ses troupes, et d’enflammer leur courage.

Le pape ne fut pas plus heureux dans ses sollicitations auprès de l’empereur et du roi, qui refusèrent de se croiser. Il pressa plus vivement le duc de Bourgogne, et voulut lui persuader qu’il n’avait été guéri d’une maladie dangereuse qu’en vertu du vœu qu’il avait fait de se croiser : le duc pouvait se croire libre d’un vœu si imprudent, si la force de s’en affranchir s’accordait avec la faiblesse qui les fait faire. Le roi alla exprès le trouver à Hesdin, pour lui faire sentir combien son absence pouvait causer de troubles dans ses états. Il lui représenta que de telles entreprises convenaient mieux à un aventurier, qu’à un prince, et que sa présence en Bourgogne était nécessaire pour contenir le caractère ambitieux du comte de Charolais.

Le duc était persuadé de toutes ces raisons ; mais enfin importuné et fatigué par le pape, il s’engagea à le suivre, pourvu qu’il se mît à la tête des croisés. Le pape y consentit, et publia par des bulles qu’il fit répandre partout qu’il allait combattre en personne contre le turc, et qu’il devait s’embarquer à Ancône. On y vit aussitôt accourir une quantité prodigieuse de croisés de toutes nations, de ces esprits inquiets qui s’engagent partout, parce qu’ils ne sont bien nulle part : ils s’imaginaient que sans qu’on prît les moindres précautions, l’abondance serait un miracle facile au souverain pontife ; mais s’étant bientôt trouvés dans une disette absolue de vivres, ils se répandirent dans la campagne et la désolèrent. On ne trouvait sur les chemins que des brigands, qui s’étaient armés pour la foi.

Les plaintes en furent portées à Rome, le pape pénétré de douleur, fit assembler les cardinaux ; il leur reprocha que le luxe et les mœurs de Rome rendaient suspect tout ce qui en émanait, et écartaient les bénédictions du ciel. Il les exhorta à fléchir Dieu par leurs prières, et à édifier les fidèles par leur conduite : il partit ensuite pour se rendre à Ancône ; mais lorsqu’il vit par lui-même que les désordres et les maux étaient encore plus grands qu’on ne le lui avait mandé, le chagrin, la fatigue et le dépit firent une telle impression sur lui, qu’il en mourut. Pierre Barbo, vénitien, et neveu d’Eugène IV fut élevé au pontificat, et prit le nom de Paul II.

Le roi se voyait un peu plus tranquille du côté de la cour de Rome, lorsqu’il apprit qu’on l’attaquait dans son honneur, en l’accusant d’avoir voulu surprendre le duc de Bourgogne et le comte de Charolais dans le dessein d’attenter sur leur personne : il n’eut pas de peine à reconnaître que le duc de Bretagne était l’auteur de ces calomnies. Ce prince, pour rendre le roi odieux aux français, avait d’abord osé lui imputer de vouloir livrer la Guyenne et la Normandie aux anglais. Pour détruire ces bruits, le roi se contenta d’envoyer dans toutes les provinces, des copies des lettres mêmes du duc.

Quelque temps après le roi apprit que ce prince pour entretenir une correspondance plus sûre et plus secrète avec l’anglais et le comte de Charolais, avait fait passer en Angleterre et en Hollande Jean de Romillé, vice-chancelier de Bretagne, déguisé en dominicain, et qu’il était actuellement auprès du comte de Charolais.

Le roi prit le parti d’aller trouver le duc de Bourgogne à Hesdin, pour se plaindre du comte de Charolais. Le duc voulut excuser son fils et dissuader le roi des soupçons qu’il avait ; mais Louis lui fit voir que Jacques de Luxembourg, gouverneur de Rennes, résidait actuellement auprès du comte de Charolais de la part du duc François, et qu’Antoine de Lamet, lieutenant de Jacques de Luxembourg, passait sans cesse de Bretagne en Hollande, et de Hollande en Bretagne.

Le roi voulant prouver au duc et à toute l’Europe les intrigues du comte de Charolais avec le duc de Bretagne, résolut de faire enlever Romillé, et en donna la commission au bâtard de Rubempré, homme hardi, entreprenant, et très propre à un coup de main.

Rubempré s’embarqua sur un bâtiment léger avec vingt-cinq hommes d’équipage, passa en Hollande, et laissant ses gens à la côte, vint à Gorkum avec deux hommes. Le soin qu’il apportait à se cacher le rendant suspect, il fut arrêté. Olivier de La Marche, auteur des mémoires, vint trouver le duc de Bourgogne, et lui fit entendre que Rubempré était venu pour enlever ou tuer le comte de Charolais ; il ajouta, pour intimider le duc et l’indisposer contre le roi, que ce prince avait connu par les astres que le duc devait mourir bientôt à Hesdin, et qu’il ne s’en était approché que pour se saisir de la place et des trésors qu’on y gardait.

Le roi qui était retourné à Abbeville fut aussitôt instruit des alarmes qu’on venait de donner au duc de Bourgogne, et lui écrivit sur le champ pour le prier de l’attendre le lendemain à dîner ; mais le duc dans un siècle de superstition et à l’âge où l’on y est le plus porté, fut intimidé par le prétendu horoscope qu’on lui annonçait, partit de Hesdin, et se contenta de répondre au roi qu’il n’oublierait rien pour découvrir les auteurs des bruits qui venaient de se répandre. Le roi ayant appris qu’ils étaient parvenus jusqu’en Angleterre, fut indigné de ces calomnies, et voulut en avoir raison. Il envoya à Lille vers le duc de Bourgogne le comte d’Eu prince du sang, l’archevêque de Narbonne et le chancelier de Morvilliers en qualité d’ambassadeurs.

Dès le lendemain de leur arrivée ils eurent audience. Morvilliers portant la parole avec la fermeté et la hauteur qui convenaient à son caractère et à la majesté du premier prince de l’Europe, dit que le duc de Bretagne était coupable de félonie, comme vassal de la couronne, pour avoir traité avec l’Angleterre à l’insu du roi son souverain seigneur ; que par ce traité, qui tendait à la ruine du royaume, il s’était rendu criminel de lèse-majesté ; et que le comte de Charolais étant entré dans les pratiques du duc de Bretagne, était devenu son complice ; que le roi pour avoir des preuves convaincantes de leurs intrigues, avait voulu faire enlever Romillé qui en était l’agent ; qu’il avait chargé le bâtard de Rubempré de cette commission ; que le comte de Charolais l’avait fait arrêter ; qu’il voulait aujourd’hui faire croire que Rubempré était chargé d’attenter sur sa personne, et qu’on employait la calomnie pour couvrir tous les complots que le duc de Bretagne et le comte de Charolais avaient faits contre le roi.

Il suffit, ajouta Morvilliers en présentant la minute des instructions du Rubempré, de lire cette commission, pour être convaincu de la calomnie ; mais peut-on d’ailleurs supposer que Rubempré ait voulu tenter une entreprise aussi extravagante que celle d’enlever le comte de Charolais au milieu de sa cour. Rubempré n’a jamais eu à son bord que vingt-cinq hommes d’équipage, qu’il a laissés à vingt lieues de Gorkum, où il est venu avec deux hommes seulement. On ne peut sans absurdité donner croyance à de telles visions, ni les répandre sans une malignité aveugle. Cependant on n’a pas rougi de les publier dans la chaire de vérité ; Olivier de La Marche a osé tenir le même langage en public ; et ceux qui l’ont entendu, séduits par son audace, ont eu la témérité d’attaquer la gloire du roi, et de noircir sa réputation.

Morvilliers finit en demandant que l’on commençât la réparation qui était due au roi, par lui livrer Olivier de La Marche et l’audacieux moine qui avait eu l’insolence d’appuyer ces impostures. Il se plaignit aussi de la défiance que le duc avait fait paraître en sortant de Hesdin avec précipitation. Le comte de Charolais qui écoutait le chancelier avec impatience, voulut plusieurs fois prendre la parole ; mais Morvilliers, sans s’interrompre, se contenta de lui dire que ce n’était pas vers lui que le roi l’avait envoyé, et le duc imposa silence à son fils.

Lorsque le chancelier eut fini, le comte de Charolais se mit à genoux devant son père, et lui demanda la permission de se justifier. Le duc qui connaissait le caractère emporté de son fils, craignit que dans son premier mouvement il ne lui échappât quelques termes injurieux pour le roi ; c’est pourquoi il lui dit qu’il serait entendu le lendemain, qu’il réfléchît à ce qu’il avait à répondre, et qu’il prît garde surtout de ne rien dire qui ne convînt à sa naissance et à la majesté du roi.

Le duc répondit ensuite aux ambassadeurs, que le bâtard de Rubempré s’était rendu assez suspect pour qu’on s’assurât de sa personne ; qu’on n’avait tenu aucun discours injurieux contre le roi ; et que si la Marche avait eu l’imprudence de le faire, il en serait informé ; que c’était aux officiers de Bourgogne à connaître de cette affaire, parce que la Marche étant né dans le comté de Bourgogne, n’était ni sujet ni justiciable du roi ; que si le comte de Charolais avait marqué trop de défiance, il pouvait être excusable dans cette occasion. Pour moi, ajouta-t-il, je n’ai jamais donné de soupçons, je n’en conçois pas légèrement ; j’ai bien pu manquer de parole aux femmes, mais jamais aux hommes.

Le lendemain les ambassadeurs eurent une seconde audience. Le comte de Charolais, ayant le genou sur un carreau, parla avec assez de modération. Il dit que le duc de Bretagne et lui étaient liés d’amitié ; mais qu’il n’y avait jamais eu entre eux de traité contraire aux intérêts du roi ; que Rubempré était un homme entreprenant et capable de tout oser ; que sur sa réputation, et le soin qu’il prenait de se cacher, on n’avait pu se dispenser de l’arrêter ; que si Olivier de La Marche avait parlé avec un peu trop de chaleur, son zèle pour son maître le rendait excusable ; qu’on aurait bien d’autres plaintes à faire contre le roi qui venait de donner le gouvernement de Picardie au comte d’Estempes, avec promesse de l’assister de quatre cents lances pour conquérir le duché de Brabant ; qu’à l’égard de la pension et du gouvernement de Normandie que le roi lui avait ôté, il ne les regrettait nullement, parce qu’il serait toujours assez puissant, tant qu’il aurait l’amitié de son père.

Le Goux parla après le comte de Charolais, reprit tout ce qu’il avait dit, insista sur chaque article, et s’étendit particulièrement sur les obligations que le roi avait à la maison de Bourgogne. Morvilliers répartit à l’instant, que le roi n’avait pas oublié les services qu’il avait reçus du duc, qu’il ne cessait de les publier, et qu’il lui en avait marqué sa reconnaissance, non seulement par les honneurs qu’il lui avait rendus ; mais encore en lui donnant le duché de Luxembourg.

Les ambassadeurs insistèrent sur la délivrance de Rubempré, mais le duc demanda du temps. Il n’en fut pas question depuis, le roi parut l’oublier totalement, et ce ne fut que cinq ans après que le comte de Charolais le mit en liberté, sans faire de plus amples informations que celles qui avaient été faites, ce qui peut faire juger qu’il avait été arrêté assez légèrement. Lorsque les ambassadeurs prirent congé du duc de Bourgogne, le comte de Charolais s’approchant de l’archevêque de Narbonne, lui dit tout bas : recommandez-moi très humblement à la bonne grâce du roi, et lui dites qu’il m’a bien fait laver la tête par son chancelier ; mais qu’il s’en repentira avant qu’il soit un an.

Les affaires étrangères n’empêchaient pas le roi de veiller avec attention au gouvernement intérieur et à la police du royaume. Il rétablit cette année la cour des aides de Paris qu’il avait supprimée à son avènement au trône. Il fit une ordonnance si sage pour la discipline militaire, que la plupart de ces règlements subsistent encore aujourd’hui. Nous voyons qu’on entretenait alors dix-sept cents lances ; chaque lance ou homme d’armes à la grande paie avait 15 livres par mois, et chaque archer sept livres dix sols : la petite paie était d’un tiers moins. Le roi voulant absolument terminer les différends qui étaient entre lui et le duc de Bretagne, assembla à Tours le roi de Sicile, les ducs de Berry, d’Orléans, de Bourbon, de Nemours, les comtes d’Angoulême, de Nevers, et les principaux seigneurs du royaume, qu’il prit pour arbitres. Pour leur laisser la liberté de dire leurs sentiments, il ne se trouva pas à la première séance ; mais le chancelier exposa le point de la question avec les moyens des deux parties, et Jean Dauvet qui avait déjà été commissaire dans cette affaire, la discuta avec tant de clarté, que les princes avouèrent, qu’après avoir été très prévenus contre le roi, ils étaient obligés de convenir que le duc de Bretagne avait tort.

Le roi se trouva à la seconde séance, le chancelier en fit l’ouverture, en répétant devant lui ce qui avait été dit dans la première, et sur-tout ce qui concernait la régale, et les traités que le duc avait faits avec l’Angleterre. Le roi prit ensuite la parole, et rappela les persécutions qu’il avait essuyées sous le règne précédent, l’état malheureux où il avait trouvé le royaume à son avènement à la couronne, et tout ce qu’il avait fait pour lui rendre son ancien éclat. Il avoua qu’il ne devait d’aussi heureux commencements qu’aux princes, à la noblesse, et aux secours de ses peuples ; qu’il sentait tout le poids d’une couronne ; qu’un homme était incapable de porter seul un si pesant fardeau ; mais qu’il espérait trouver toujours la même affection, et par conséquent les mêmes ressources dans ses sujets ; qu’il savait que les rois et les peuples sont liés entre eux par des devoirs réciproques ; que la force et l’harmonie d’un état dépendent de l’union du chef et des membres. Louis exposa toutes ces maximes incontestables qui ne sont guères violées que par les princes qui connaissent mal leurs vrais intérêts, leur autorité et leur gloire. Il passa ensuite aux sujets de plaintes qu’il avait contre le duc de Bretagne, et dont nous avons parlé. Il ajouta que le duc ne s’était écarté de ses devoirs que par de mauvais conseils, et que c’était à regret qu’il se voyait obligé de recourir à l’autorité pour réduire un prince faible dans ses desseins et téméraire dans ses entreprises.

Toute l’assemblée fut extrêmement touchée du discours du roi, et lui marqua sa reconnaissance par une acclamation générale. Le roi de Sicile prit la parole et témoigna au roi au nom de tous ceux qui étaient présents, combien ils étaient sensibles aux marques de confiance que sa majesté venait de leur donner, et qu’ils étaient tous prêts de sacrifier leur vie et leurs biens pour son service, et pour faire rentrer le duc de Bretagne dans son devoir.

Le roi les remercia de la bonne volonté qu’ils lui témoignaient, et leur dit qu’ils lui feraient plaisir de marquer chacun en particulier au duc qu’ils blâmaient sa conduite. Charles duc d’Orléans ne s’apercevant pas que le roi en feignant de demander des conseils, ne cherchait qu’une approbation de ses sentiments, entreprit de justifier en partie le duc de Bretagne sur les abus qui régnaient dans le gouvernement. Le roi fut extrêmement offensé des remontrances du duc d’Orléans ; mais dissimulant les vrais motifs de son dépit, il s’emporta contre lui sous prétexte qu’il prenait le parti d’un rebelle.

Les rois ont le privilège que leurs paroles seules tiennent lieu de récompense ou de châtiment. Le duc d’Orléans conçut un chagrin si vif de la dureté avec laquelle le roi le traita, qu’il en mourut en peu de jours. Il avait été fait prisonnier à la bataille d’Azincourt, et sa prison avait duré vingt-cinq ans ; le duc de Bourgogne aida à l’en retirer, et lui fit épouser Marie sa nièce, fille d’Adolphe, duc de Clèves. Charles s’étant livré pendant sa captivité à la lecture et à la réflexion, instruit par le malheur et par l’étude, était devenu un des plus vertueux princes que la France ait eus, et fut généralement regretté. Il laissa trois enfants, un fils qui fut Louis Xii et deux filles, dont l’une fut abbesse de Fontevraud, et l’autre épousa Jean de Foix vicomte de Narbonne.

Cependant le roi fit partir Fournier et Paris, conseillers au parlement, pour aller en Bretagne signifier au duc, et faire exécuter la sentence rendue à Chinon par le comte du Maine ; mais sur le refus qu’on fit de les laisser entrer dans Nantes, ils revinrent après en avoir fait leur procès-verbal.

Le roi qui croyait être sûr de réduire par la force le duc de Bretagne, voulut employer toutes les voies qui pouvaient servir à le rendre moins excusable. Il envoya Pont-Labbé en Bretagne, avec ordre de dire au duc que le roi était très mécontent des calomnies qu’il avait osé répandre contre lui ; de ses intrigues avec les anglais ; de ce qu’en parlant de lui, il l’appelait le roi Louis ; et de ce qu’il y avait actuellement un bâtard de Bretagne au service d’Angleterre.

Si vous avez agi de votre chef, lui dit Pont-Labbé, vous devez apaiser le roi par votre soumission ; si vous avez suivi quelques conseils, vous devez sacrifier ceux qui vous les ont donnés, si vous avez dessein d’appeler les anglais en Bretagne pour résister au roi, songez que vos états vont devenir le théâtre d’une guerre sanglante, que vous pouvez éviter, en rendant ce que vous devez à votre souverain.

Le duc fit représenter au roi qu’il n’avait jamais eu de mauvaises intentions dans tout ce qu’il avait fait ; qu’il avait été obligé de négocier avec Édouard, parce qu’il avait appris que le roi avait traité lui-même avec ce prince, au préjudice de la Bretagne et de tous les princes du sang ; qu’il n’avait pris ces précautions, que parce qu’il n’avait point été compris par le roi dans la trêve conclue avec l’Angleterre ; que la commission donnée à Romillé pour passer en Angleterre sous un déguisement, loin de prouver ses liaisons avec Édouard, servait au contraire à sa justification, puisqu’il n’avait eu recours à ce mystère, que parce qu’il ignorait les dispositions des anglais ; et qu’il voulait que Romillé pût s’en assurer avant de se découvrir ; que Romillé avait rendu compte de sa négociation en pleins états, et qu’il était impossible de trouver rien dans son rapport, qui fût contraire aux intérêts du roi ; qu’on avait tout lieu de juger que ce prince était lui-même ligué avec Édouard contre la Bretagne, puisque les anglais avaient fait sur les bretons plusieurs prises, qui avaient été vendues dans les ports de France, et que l’on avait obligé les bretons de rendre celles qu’ils avaient faites sur les anglais.

Qu’il était vrai qu’en écrivant au roi d’Angleterre le duc de Bretagne l’avait traité de son souverain seigneur, et avait nommé le roi, le roi Louis ; mais qu’on ne pouvait pas ignorer que ce n’était qu’une vaine formalité pour se conformer à l’étiquette d’Angleterre ; et qu’au fonds on n’avait rien conclu qui fût contraire au bien de l’état ni à la gloire du roi.

Comme la réponse du duc de Bretagne était autant un manifeste qu’une justification, le roi ne songea plus qu’à lui déclarer la guerre. Le duc prenait de son côté toutes les mesures qui pouvaient le mettre à couvert des effets du ressentiment du roi. Il fit un traité avec le duc de Calabre, par lequel ils reconnaissaient qu’ils s’étaient donné réciproquement leurs scellés pour se réunir et s’opposer au conseil du roi, qui l’engageait chaque jour à maltraiter les princes du sang ; ils admirent le comte de Charolais dans leur alliance, et jurèrent de se servir mutuellement envers et contre tous, excepté contre le roi de Sicile.

Le duc de Calabre ne pouvait pas à la vérité entrer ouvertement et avec honneur dans un parti avec Édouard, qui avait détrôné Henri VI son beau-frère, il paraissait ne contracter qu’avec le comte de Charolais ; mais c’était la même chose au fonds, puisque Édouard devait fournir au comte tous les secours nécessaires, en considération de la conduite que celui-ci venait de tenir tout récemment au sujet du mariage d’Élisabeth Riviers.

Dans le temps que l’on travaillait à convertir la trêve conclue entre la France et l’Angleterre en une paix solide, dont le mariage d’Édouard avec Bonne de Savoie devait être le fondement, ce prince devint amoureux d’Élisabeth Riviers, fille de Richard Dondeville et de Jacqueline de Luxembourg, et veuve du chevalier Jean Gray. Édouard ayant préféré cette veuve à la princesse de Savoie, au grand mécontentement de la nation, avait prié le comte de Charolais d’envoyer à la cérémonie du mariage quelques personnes de sa part ; le comte y envoya Jacques de Luxembourg, oncle d’Élisabeth, avec trois cents gentilshommes des plus distingués et des plus magnifiques qui fussent en Bourgogne. Une si superbe ambassade, en relevant la naissance d’Élisabeth, apaisa les anglais, et fit tant de plaisir à Édouard, qu’il fit assurer le comte de Charolais qu’il pouvait compter sur les troupes d’Angleterre.

Le comte étant persuadé que les Croy empêcheraient toujours le duc son père d’entrer dans une ligue contre le roi, écrivit partout pour se plaindre qu’ils usurpaient l’autorité ; qu’ils cherchaient à le mettre mal avec son père, et qu’ils lui avaient fait perdre l’amitié du roi, dont il affectait de paraître jaloux ; mais il ne haïssait réellement les Croy, que parce qu’ils étaient attachés au roi, et ne cherchait à les éloigner, qu’afin de pouvoir engager plus facilement le duc son père à déclarer la guerre à la France.

Cependant le duc de Bretagne travaillait continuellement à augmenter le nombre des mécontents dans le royaume. Soit que les prétentions du roi fussent outrées, soit que le duc refusât de rendre ce qu’il devait réellement à son souverain, il est certain que leurs démêlés furent l’origine du plus grand événement du règne de Louis XI je veux dire de la guerre du bien public, dont il est important de bien connaître le principe.

Le duc de Bretagne sentait qu’il ne pourrait pas résister seul aux armes du roi, et qu’il ne tirerait pas un grand avantage de son alliance avec le comte de Charolais, à moins que le duc de Bourgogne ne lui fournît des troupes ; c’est pourquoi il tâcha d’attirer dans son parti les princes du sang et les autres seigneurs du royaume, qui ayant des terres et des vassaux, pouvaient procurer des secours réels. Il s’attacha à leur persuader que le dessein du roi était d’asservir les princes, d’avilir la noblesse et de dépouiller tous ceux qui par leur naissance, leurs droits et leurs bonnes intentions pourraient s’opposer à l’autorité arbitraire qu’il voulait établir ; que l’on commençait par le duc de Bretagne, mais que ceux qui avaient quelque autorité étaient tous intéressés à prendre sa défense, sans quoi ils tomberaient bientôt dans l’esclavage.

Ces discours firent impression sur plusieurs d’entre eux, qui d’ailleurs avaient des motifs particuliers. Le duc de Bourbon ayant épousé la sœur de Louis XI s’était attendu qu’en considération de ce mariage, on lui donnerait l’épée de connétable ; mais loin de la lui offrir, on la lui avait refusée : le roi ne le trouvait déjà que trop puissant. Un ambitieux croit acquérir des droits en obtenant des grâces, et le duc de Bourbon fut plus sensible au refus qu’on lui fit, qu’il ne l’avait été à l’honneur d’épouser une fille de France. Dès ce moment il ne songea plus qu’à se joindre aux ennemis du roi. Il entra dans la ligue du duc de Bretagne, et résolut d’y engager le duc de Bourgogne. C’était une négociation délicate, parce que ce prince était vieux, et qu’il avait toujours aimé la paix. Quoiqu’il se plaignît quelquefois des infractions que le roi faisait au traité d’Arras, il était résolu de l’observer, et mettait peu de différence entre une guerre injuste, et une guerre trop légèrement entreprise. Le duc de Bourbon profita de l’ascendant qu’il avait sur son esprit, pour lui persuader que le roi voulait opprimer tous les princes ; que le comte de Charolais ne serait pas lui-même à l’abri de ses entreprises, et perdrait la succession de son père, à moins que l’on ne s’opposât actuellement au roi, en faisant une ligue en faveur du bien public.

Philippe ne trouvait pas encore qu’il y eût des motifs légitimes pour rompre avec le roi ; mais tandis qu’on sollicitait le duc de Bourgogne, on travaillait à séduire le duc de Berry frère du roi, en lui promettant de lui faire épouser la fille unique du comte de Charolais.

Charles duc de Berry avait toutes les grâces extérieures qui frappent les yeux du peuple, qui saisissent son imagination, qui relèvent l’éclat des grandes qualités, mais qui ne les suppléent jamais : sans être recommandable par ses vertus, ni redoutable par ses vices, il était dangereux par sa faiblesse.

Les mécontents en abusèrent pour le porter à la révolte, et il s’y prêta d’autant plus facilement qu’il avait contre le roi son frère cette jalousie si ordinaire aux petites âmes contre ceux qui les effacent. Incapable de tout par lui-même, il n’était qu’un instrument aveugle entre les mains des rebelles, qui faisaient servir à leur ambition un nom inutile à celui qui le portait. Quand le roi n’eut pas été naturellement défiant et jaloux de son autorité, la prudence l’aurait empêché de rien confier à son frère, dont il connaissait le peu d’attachement, la faiblesse et l’incapacité.

Cependant le duc de Bretagne qui craignait toujours que le roi ne le contraignît enfin d’obéir au jugement rendu à Tours, pria sa majesté de lui permettre d’assembler ses états pour y faire approuver l’exécution de ce même jugement, et y donner plus d’authenticité. Le dessein du duc n’étant que de gagner du temps ; lorsque les délais qu’il avait demandés furent expirés, il envoya Odet Daidie, seigneur de Lescun, pour en demander de nouveaux.

Le roi consentit à un délai de trois mois ; mais comptant toujours autant sur sa politique que sur ses armes, il chercha à gagner l’ambassadeur par des présents ; et pour s’assurer de tous ceux qui gouvernaient le duc, il donna une pension à Antoinette de Maignelais, sa maîtresse. Lescun, au lieu de se laisser corrompre, acheva de séduire le duc de Berry, et le détermina à se retirer en Bretagne. Ce projet n’était pas facile à exécuter, parce qu’on veillait attentivement sur les démarches de ce jeune prince ; mais ce fut le roi même, qui par sa propre défiance, fournit à son frère les moyens de s’échapper de la cour.

Aussitôt que Louis eut congédié Lescun, il s’avança en Poitou, sous prétexte d’un pèlerinage ; mais dans le dessein de s’approcher de la Bretagne, pour être plus à portée d’y entrer, si le duc refusait de tenir sa parole. Le duc de Berry, qui était obligé de suivre le roi partout, convint avec Lescun, qu’il l’attendrait à quelques lieues de Poitiers ; et s’étant trouvé au rendez-vous, sous prétexte d’une partie de chasse, il partit avec lui et se rendit en Bretagne, avant que le roi fût en état de s’opposer à sa fuite.

Le duc de Berry publia aussitôt un manifeste, dans lequel il prenait le ton d’un prince à qui le sort de tous les ordres de l’état était confié, quoiqu’il ne fût que l’instrument dont les mécontents prétendaient se servir.

La retraite de ce prince fut le signal qui fit éclater l’orage qui se formait depuis longtemps, les mécontents se déclarèrent ouvertement sous le nom de ligue du bien public, qui est toujours leur prétexte, et rarement leur motif. On prétend que ce fut dans l’église de notre-dame de Paris que se tint l’assemblée décisive ; et qu’il s’y trouva plus de cinq cents personnes, qui pour se reconnaître, avaient une aiguillette de soie à la ceinture.

Le roi qui avait cru accabler facilement le duc de Bretagne, se vit tout à coup obligé de songer à sa propre défense ; il fut au désespoir en apprenant que son frère avait pris la fuite, et qu’il était à la tête de la ligue, soutenu par les ducs de Calabre, de Bourbon et de Bretagne, et favorisé même par le duc de Bourgogne. Il savait ce que peuvent les grands noms dans un parti, surtout lorsqu’on voit s’armer contre le gouvernement ceux qui devraient en être les appuis.

Les comtes de Dunois et de Dammartin, et le maréchal de Loheac se rangèrent parmi les mécontents. Le duc de Nemours, le comte d’Armagnac, et le sire d’Albret étaient prêts de s’y joindre ; la guerre s’allumait dans toutes les parties du royaume. Le roi de Sicile, les comtes du Maine, de Nevers, de Vendôme et d’Eu demeurèrent attachés au roi. Ce prince n’en était pas plus tranquille, il redoutait ses ennemis ; et ses amis lui étaient suspects. Il envoya de toutes parts des ambassadeurs, dont les instructions étaient différentes, suivant le génie ou les intérêts de ceux avec qui ils devaient traiter. Le duc de Bourbon répondit que les princes ne pouvaient souffrir plus longtemps le mauvais gouvernement du royaume ; et qu’ils étaient résolus d’y apporter remède. Le roi de Sicile alla trouver inutilement le duc de Berry pour le ramener à son devoir ; il ne réussit pas mieux à l’égard de son fils le duc de Calabre.

Le roi, pour répondre au manifeste du duc de Berry, publia de son côté qu’il était bien étrange que n’ayant jamais été soupçonné de cruauté, on l’en accusât envers son frère, qui était l’héritier présomptif de la couronne ; mais qui cependant n’avait pas droit d’en regarder la succession comme assurée, la reine étant encore jeune, et actuellement grosse ; qu’on ne pouvait rien reprocher au gouvernement, puisque le royaume n’avait jamais été plus florissant, et que sous prétexte de quelques abus, les princes et leurs adhérents, au lieu de commencer par des remontrances respectueuses, avaient éclaté par des hostilités indignes de leur naissance, et maltraité, contre le droit des gens, les sujets du roi, qui n’avaient d’autres crimes que de rester fidèles ; qu’ils n’osaient rien articuler de positif ; que le duc de Berry même ne faisait que des plaintes vagues ; et qu’aussitôt qu’il voudrait faire connaître ceux qui auraient osé lui manquer, on en ferait un châtiment exemplaire ; que sa majesté ne voulait avoir son frère auprès d’elle, que pour veiller à sa conservation et à son instruction, comme il l’en avait prié lui-même ; qu’il n’y avait que de jeunes gens sans expérience qui eussent formé la ligue, et qui prétendaient faire croire qu’ils travaillaient au bonheur des peuples, dans le temps qu’on les voyait fouler leurs vassaux, ravager le royaume, et porter la désolation dans toutes les provinces.

Ce manifeste rédigé en plein conseil, servit à contenir l’Auvergne qui était sur le point de se soulever. La ville de Bordeaux envoya des députés au roi pour l’assurer de sa fidélité ; mais ils parlèrent aussi en faveur du duc de Berry, et représentèrent que son apanage n’étant pas suffisant, il serait juste d’y avoir égard. Le Dauphiné, le Lyonnais, la Normandie, et généralement toutes les provinces qui n’étaient pas dans la dépendance des princes ligués, donnèrent au roi toutes les preuves d’un attachement inviolable.

Cependant on armait de toutes parts, sans que les motifs de la ligue fussent bien éclaircis, et qu’on aperçût autre chose que beaucoup d’ambition dans les grands, d’inquiétude dans les peuples, d’animosité dans le comte de Charolais, et de faiblesse dans le duc de Berry. Le comte d’Armagnac paraissait encore indécis ; les princes ligués répandaient qu’il était entré dans leur parti : le roi lui ayant fait part de l’évasion du duc de Berry, le comte ne répondit que par des protestations de fidélité vagues, et telles qu’on les fait lorsqu’on veut éviter de prendre un parti : on lui récrivit, et l’on n’en tira pas de réponse plus positive.

Le roi envoya Thibault de Luxembourg évêque du Mans, et frère du comte de Saint Pol, vers le duc de Bourgogne pour négocier quelque accommodement ; mais le comte de Charolais avait absolument déterminé son père à la guerre ; et pour dissiper les scrupules que le duc conservait encore, on l’avait engagé à céder à son fils l’administration de ses états.

Le roi voyant que l’abolition de la pragmatique et les entreprises que la cour de Rome faisait en conséquence, étaient un des prétextes des princes ligués, envoya Pierre Gruel premier président de Dauphiné, pour engager le pape Paul II à faire cesser les plaintes, en usant d’un peu plus de retenue dans ses entreprises. Le second article des instructions, était de faire rappeler Alain d’Albret légat d’Avignon, qui entretenait en France le feu de la rébellion ; et l’on demandait enfin que l’on renouvelât d’anciennes bulles d’excommunication contre les sujets qui prennent les armes contre leur prince. Gruel s’imaginant qu’il suffisait d’avoir une bonne cause à défendre, pour être en droit de parler avec fermeté, ne fit qu’indisposer le pape. Il fut rappelé et désavoué, et l’on envoya d’autres ambassadeurs qui, avec plus de modération, n’obtinrent pas davantage. La cour de Rome n’ayant plus rien à espérer du roi, ne se piquait pas de reconnaissance pour les services passés.

Louis envoya des ambassadeurs vers les différents princes dont il espérait tirer quelques secours, ou du moins pour les empêcher d’entrer dans la ligue. Il renouvela la trêve avec l’Angleterre qui lui donnait le plus d’inquiétude ; mais il ne comptait pas tellement sur les négociations, qu’il ne se mît en état d’opposer ses armes à l’ennemi. Il chargea les comtes d’Eu et de Nevers de la garde des frontières de Picardie ; il confia celles de Bretagne au comte du Maine, et la Champagne à Torcy. Le roi ayant pourvu à tout, se rendit en Berry à la tête d’une armée d’environ quatorze mille hommes aguerris et disciplinés. Le marchand ni le laboureur ne fuyaient point devant le soldat qui n’était redoutable qu’à l’ennemi.

Les rebelles s’étant emparés de Bourges, Louis ne jugea pas à propos d’ouvrir la campagne par un siège qui pouvait être long. Il sentait combien la confiance des troupes dépend d’un premier succès. Il commença par attaquer Saint Amand, Montrond et Montluçon ; la plupart des places furent emportées d’assaut, et le roi donna partout des marques de valeur et de clémence. Le pays de Combrailles, la plus grande partie du Bourbonnais, de l’Auvergne et du Berry rentrèrent dans l’obéissance ; de sorte que Bourges se trouva bloqué de toutes parts. Les princes ligués furent bientôt consternés, et l’on n’attendait plus pour les soumettre que le duc de Nemours, qui devait arriver avec trois cents lances ; mais ce prince au lieu de venir trouver le roi, lui fit demander des sûretés.

Quand on apporte tant de précautions pour remplir son devoir, on est bien près de le trahir. En effet, après beaucoup de négociations, le duc de Nemours se rangea du parti des rebelles. Je trouve même dans des mémoires de ces temps-là, que Nemours cherchait à tirer les choses en longueur, parce qu’il tramait avec Louis de Harcourt, dit le bâtard d’Aumale, évêque de Bayeux et patriarche de Jérusalem une conspiration qui tendait à mettre le feu aux poudres qui étaient à Saint Pourçain, à se saisir du roi, et attenter même sur sa vie. Sur ces entrefaites on apprit que le comte d’Armagnac venait avec six mille hommes joindre les princes ligués, on sut d’un autre côté que les ducs de Bourbon et de Nemours, les sires de Beaujeu et d’Albret étaient entrés dans Riom. Le roi marcha aussitôt pour les assiéger ou leur donner bataille.

La diligence et la résolution de ce prince épouvantèrent tellement les seigneurs qui étaient dans Riom, que le duc de Bourbon se retira à Moulins, et le duc de Nemours vint trouver le roi pour proposer un accommodement, tant pour lui que pour le duc de Bourbon, le comte d’Armagnac et le sire d’Albret. Louis qui préférait la négociation à la guerre, le reçut favorablement : on convint d’une trêve, pendant laquelle on chercherait à ramener les rebelles, sans quoi les quatre seigneurs se déclareraient contre eux. On les verra bientôt manquer à leur parole et rentrer dans la ligue. Louis se détermina à traiter avec Nemours sur la nouvelle que les ducs de Berry et de Bretagne remontaient la Loire avec une armée nombreuse ; que le comte de Charolais s’avançait d’un autre côté à la tête de vingt-six mille hommes, et que ces princes devaient se joindre devant Paris.

Louis pourvût d’abord à la sûreté de l’Auvergne, et laissa quatre cents lances dans le Languedoc pour prévenir l’infraction que les quatre seigneurs pourraient faire à leur traité. Il confia la garde du Dauphiné au prince Galéas, fils du duc de Milan, qui était arrivé avec mille lances et deux cents archers, et accepta les secours du comte de Boulogne qui vint le trouver à la tête de trois cents lances.

Le roi donna partout de si bons ordres, qu’il fit échouer les manœuvres du comte de Saint Pol, qui tâchait de corrompre les villes sur la Somme : elles restèrent fidèles, et la plupart, telles qu’Amiens, Abbeville, Péronne, Picquigni et Tournai se fortifièrent à leurs frais. Lorsque le comte de Charolais prit congé du duc son père :

Souvenez-vous, lui dit le duc, du sang dont vous sortez ; préférez toujours une mort glorieuse à une fuite honteuse. Si vous êtes en danger, je marcherai à la tête de cent mille hommes pour vous délivrer.

Cette leçon n’était que trop inutile à un prince dont le courage était une espèce de manie, héros né pour exciter l’admiration et pour faire le malheur des hommes. Le comte passa la Somme à Bray, qui lui ouvrit ses portes, Roye et Mondidier en firent autant, mais le sire de Nesle se défendit vaillamment, et ne se rendit qu’à l’extrémité et à des conditions honorables. Le comte de Charolais viola la capitulation, le traita avec dureté, et le retint prisonnier, prétendant qu’il était son sujet. Le roi fit encore une perte considérable par la trahison d’un nommé Madre ou Meriadec, qui livra Pont Sainte-Maixance, par où les bourguignons se répandirent dans l’Île de France.

D’un autre côté les ducs de Berry et de Bretagne se mirent en marche et traversèrent l’Anjou. Le premier écrivit au comte de Vendôme pour l’attirer dans son parti ; mais le comte lui répondit, que quoiqu’il n’eût pas lieu d’être content du roi, il ne manquerait jamais à la fidélité qu’il lui devait, et qu’il aimait mieux oublier les mauvais traitements qu’il avait essuyés, que de les mériter.

Cependant le roi s’avançait à grandes journées pour prévenir la jonction des bourguignons et des bretons.

Le comte de Charolais était déjà devant Paris, et s’impatientant de ne pas voir arriver les bretons, il fut plusieurs fois sur le point de retourner en arrière ; mais Romillé, vice-chancelier de Bretagne, l’amusait toujours, en lui faisant voir de temps en temps des lettres qu’il écrivait lui-même sur des blancs-seings dont il était muni, et par lesquelles le duc de Bretagne prétextait ses retardements, et lui promettait de le joindre incessamment. Le comte qui brûlait d’en venir aux mains, ayant hasardé de donner deux assauts dans un même jour, fut repoussé avec beaucoup de perte. Il y avait dans Paris trente-deux mille combattants, outre les hommes d’armes que le maréchal Rouault y avait amenés. Le comte de Charolais voulant faire encore une tentative, envoya quatre hérauts demander passage par Paris et des vivres pour son armée. Pendant que ces hérauts attiraient toute l’attention du côté de la porte Saint Denis, les bourguignons s’emparèrent du faubourg saint Lazare, passèrent jusqu’aux barrières, et allaient bientôt pénétrer dans la ville, lorsque l’alarme s’y répandit. Les bourgeois accourent aussitôt, garnissent la muraille et repoussent les assaillants avec le plus grand courage. Le maréchal Rouault sortit en même temps à la tête de soixante lances et de quatre-vingts archers, et chargea si brusquement l’ennemi, qu’il l’obligea de se retirer à Saint Denis.

Cette vigoureuse résistance des parisiens surprit extrêmement le comte de Charolais, qui loin de supposer un tel courage dans des bourgeois, s’était imaginé qu’en publiant une abolition des impôts, toutes les villes lui ouvriraient leurs portes. Ces discours si ordinaires aux mécontents, ne produisaient aucun effet. Le roi qui n’était haï des grands, que parce qu’il réprimait leur ambition, était aimé des peuples. d’ailleurs il était aisé de voir que tous les seigneurs mécontents, en prenant le bien public pour prétexte, ne proposaient jamais d’accommodement, qu’en exigeant des pensions onéreuses au peuple qu’ils prétendaient soulager.

Le comte de Charolais ayant reçu une lettre de la duchesse d’Orléans qui lui donnait avis de la marche du roi, en intercepta plusieurs autres par lesquelles le roi remerciait les parisiens de leur fidélité, et les assurait que dans peu de jours il serait aux portes de Paris en état de combattre. Sur cet avis le comte partit en diligence, vint camper à Longjumeau, et fit avancer Saint Pol jusque sous Montlhéry avec son avant-garde, après avoir marqué le champ de bataille dans une plaine entre les deux camps. Les armées s’approchant toujours l’une de l’autre, le roi fit agiter dans son conseil, si l’on devait marcher contre les bretons, ou attaquer le comte de Charolais.

Brézé, grand sénéchal de Normandie, était d’avis qu’on employât le premier feu des français toujours terrible contre les bretons qui étaient les plus aguerris, et dont la défaite entraînerait nécessairement celle des bourguignons. Le roi fut d’un avis opposé, peut-être par la haine particulière qu’il avait contre le comte de Charolais. Olivier de La Marche prétend qu’il fut décidé qu’on attaquerait d’abord les bourguignons, pour ce que, dit-il, l’ancienne haine d’entre les français et les bourguignons était plus grande que contre les bretons. Le roi avait d’ailleurs conçu quelques soupçons contre Brézé, et craignait, en suivant son avis, de favoriser les mesures qu’il pouvait avoir prises en cas d’intelligence avec les ligueurs.

Le roi étant arrivé de bonne heure à Étrechi, y fit halte ; le soir il en partit, vint pendant la nuit à Châtres, et sans se reposer, marcha droit à Montlhéry. Ne pouvant plus dissimuler ses soupçons contre Brézé, il lui demanda s’il n’avait pas donné son seing aux ligueurs : oui, sire, répondit Brézé en affectant de plaisanter ; et faisant une équivoque entre sein et seing ; mais je vous ai réservé mon corps. Le roi parut satisfait de sa réponse, et lui confia l’avant-garde, en lui recommandant néanmoins de ne pas engager l’action. Le comte du Maine commandait l’arrière-garde, et Louis menait le corps de bataille. Le comte de Charolais disposa son armée à peu près sur le même plan. Saint Pol était à l’avant-garde, Antoine bâtard de Bourgogne, à l’arrière-garde, et le comte au corps de bataille.

Le roi ni le comte de Charolais ne paraissaient pas encore bien résolus de combattre. Le comte voulait joindre les bretons, et le roi se proposait de gagner Paris ; mais Brézé à qui le roi avait laissé entrevoir ses soupçons, crut qu’il était de son honneur de ne pas éviter un combat qui avait été résolu contre son avis, et dit à un de ses confidents, je les mettrai si près l’un de l’autre, que sera bien habile qui pourra les démêler.

Les relations de la journée de Montlhéry sont toutes différentes, et souvent opposées, quoique la plupart soient écrites par des gens qui s’y trouvèrent, tels qu’Olivier de La Marche et Philippe De Commines. Nous en avons encore une qui fut envoyée au duc de Bourgogne par un officier général de l’armée du comte de Charolais, et une quatrième faite sur le rapport de plusieurs officiers de l’armée du roi. Ces auteurs ne s’accordent guères que sur la disposition des armées. J’ai tâché de recueillir de ces différentes relations ce qui m’a paru de plus clair et de plus certain.

Le roi ayant marché toute la nuit, entra dans la vallée de Tréfou à la vue de l’armée ennemie. Commines prétend que si l’on avait attaqué les français à la descente, on les aurait taillés en pièces, parce qu’ils étaient fatigués d’une marche forcée, et ne pouvaient arriver qu’à la file. d’un autre côté, les bourguignons firent deux fautes considérables, la première fut que les cavaliers mirent pied à terre pour se conformer à un point d’honneur qu’ils tenaient de leurs ancêtres de combattre ainsi dans les batailles rangées ; mais comme ils étaient armées pesamment, ils se trouvèrent alors si embarrassés, qu’ils ne pouvaient agir. Ils furent donc obligés de remonter à cheval avec le secours de leurs archers, qui perdaient par là l’occasion de combattre. Le temps qu’on employa à cette manœuvre donna au roi celui de faire passer son armée, et de la ranger en bataille derrière un fossé garni de fortes haies.

La seconde faute des bourguignons vint de ce qu’en marchant à l’ennemi, ils furent obligés de traverser un champ semé de fèves et d’autres grains forts et embarrassants. Le comte de Charolais avait donné ordre que la marche ne se fît qu’en trois temps ; mais ses troupes emportées par l’ardeur, traversèrent ce terrain sans faire halte, de sorte qu’ils étaient hors d’haleine en arrivant devant les français. Aucune des armées ne profita tellement des fautes de l’ennemi, qu’elle ne perdît successivement par d’autres fautes l’avantage qu’elle venait d’avoir.

La bataille se donna le mardi 16 de juillet. On commença à escarmoucher sur les dix heures, et l’action fut absolument engagée à une heure après midi. Le roi après avoir quelque temps harcelé l’ennemi, chargea brusquement le comte de Saint Pol, le poussa jusqu’au prieuré de Longpont, et enfonça l’avant-garde. Le comte de Charolais vint promptement rétablir l’affaire, et repoussa le roi qui se rallia sous le château de Montlhéry. Le comte fier de ce succès crut avoir la victoire, et poursuivait ceux qui fuyaient devant lui, lorsque Contay et Antoine le Breton vieil officier, lui firent remarquer que les français s’étaient ralliés, et avaient entièrement défait l’aile gauche où était Ravestin. Le désordre était si grand de ce côté-là, que la plupart s’enfuirent jusqu’à Sainte Maixance, en publiant partout que le comte avait été défait ; on disait même qu’il avait été tué. Il est vrai qu’il fut dans un très grand péril, en poursuivant les fuyards avec plus d’ardeur que de prudence. Un d’eux se retournant lui porta un coup terrible dans l’estomac ; sa cuirasse lui sauva la vie, mais il pensa être renversé du choc. Le comte plus ardent à attaquer, qu’attentif à se défendre, se vit tout à coup enveloppé par quelques gardes du roi, et reçut un coup d’épée dans la gorge ; Philippe Doignies son porte guidon fut tué à ses côtés : Geoffroy de Saint Belin voyant le comte dans ce péril, lui cria, monseigneur, rendez-vous, je vous connais bien ; ne vous faites pas tuer. Le comte allait être pris sans un cavalier robuste, et monté sur un fort cheval, qui donna avec tant d’impétuosité entre lui et Saint Belin, qu’il les sépara, et délivra le comte, qui le fit chevalier sur le champ de bataille. Olivier de La Marche le nomme Robert Cotereau ; Commines l’appelle Jean Cadet ; et tous deux le font fils d’un médecin.

Le comte tout sanglant rejoignit ses archers qui n’étaient pas restés au nombre de quarante, et qui ne songeaient plus qu’à fuir. La confusion et la dispersion étaient telles que cent hommes bien unis auraient totalement défait l’armée des bourguignons, lorsque le comte de Saint Pol sortit d’un bois suivi d’environ cinquante hommes d’armes, autour desquels une quantité d’autres se ralliait à mesure qu’il avançait. Le comte le voyant marcher au petit pas, lui envoya dire de se presser. Saint Pol n’en marcha pas plus vite ; cette manœuvre sauva le comte, et le reste de son armée. La contenance assurée de Saint Pol fit que les fuyards se rallièrent à sa fuite, et se trouvèrent près de huit cent hommes d’armes, en arrivant auprès du comte de Charolais.

L’affaire changea encore de face. Le comte poussant l’armée française, l’épouvante se mit dans l’arrière-garde commandée par le comte du Maine, qui s’enfuit et entraîna après lui l’amiral Montauban, La Borde, Salazar et plus de huit cents hommes d’armes ; mais ceux de Dauphiné et de Savoie firent ferme, et se distinguèrent. Le roi rallia ses troupes jusqu’à trois fois. Il se trouvait partout, et partout il faisait les fonctions de général et de soldat. L’aile gauche des bourguignons fut enfoncée et taillée en pièces ; celle des français ne fut guère plus heureuse. L’armée du comte de Charolais était plus nombreuse d’un tiers que celle du roi ; mais la présence, le courage, l’activité et la prudence de ce prince semblaient multiplier ses troupes, et les rendaient redoutables. On combattait de part et d’autre avec une ardeur égale ; les vaincus se ralliaient, le moment d’après le vainqueur prenait la fuite ; la victoire changeait alternativement de parti, l’épouvante lui succédait : dans un même corps on pliait d’un côté, on triomphait de l’autre. Les approches de la nuit ralentirent l’ardeur des combattants ; on ne tirait plus que de loin, on se ralliait, on se tenait sur ses gardes ; la nuit sépara les armées.

Il serait difficile de décider de quel côté fut la victoire ; elle balança toujours, et ne se fixa point. Chacun crut ou voulut faire croire qu’il l’avait remportée ; mais le désordre et la confusion régnèrent partout. C’est là sans doute la cause de la différence qui se trouve dans les relations. Personne ne se signala plus que le roi et le comte de Charolais. On publia souvent pendant l’action la mort de l’un et de l’autre ; bientôt on les voyait reparaître, et ces différents bruits inspiraient tour à tour à leurs troupes la terreur ou la confiance.

Les historiens varient sur le nombre des morts, et les font monter depuis deux mille jusqu’à trois mille cinq cents hommes des deux côtés ; quoi qu’il en soit la perte fut à peu près égale de part et d’autre. Le roi perdit plus de cavalerie que le comte de Charolais, dont l’infanterie fut plus maltraitée. Brézé grand capitaine, et qui avait engagé l’action, fut tué des premiers. Le roi perdit encore Geoffroy de Saint Belin bailli de Chaumont, Floquet bailli d’Évreux, et Philippe de Lovan bailli de Meaux. Les principaux de l’armée du comte qui restèrent sur la place, furent Philippe de Lalain, de Hames, Doignies, un frère du sire d’Halhuin et Crèvecœur. Malgré les prodiges de valeur qui éclatèrent dans cette journée, plusieurs furent si frappés d’épouvante, qu’il y eut des bourguignons qui s’enfuirent jusqu’au Quesnoy, et des français jusqu’en Poitou. Les récompenses ni les châtiments après la bataille ne parurent pas distribués avec beaucoup de justice ou de discernement. Tel,  dit Commines, perdit ses offices et états pour s’en être fui, et furent donnés à d’autres qui avaient fui dix lieues plus loin.

La bataille ne laissa pas d’être de quelque avantage pour le roi, les parisiens profitant de la première déroute des bourguignons, sortirent, s’emparèrent d’une partie du bagage, de deux mille chevaux, et firent huit cents prisonniers. Le maréchal Rouault se saisit du pont de Saint Cloud. Mouy capitaine de Compiègne, ayant rassemblé les garnisons de Creil, de Senlis et de Crépi, se rendit maître de Sainte Maixance. Le roi qui n’avait point mangé de toute la journée, entra dans le château de Montlhéry pour s’y reposer et s’y rafraîchir, et alla ensuite coucher à Corbeil. Le comte de Charolais fut obligé de passer la nuit sur le champ de bataille, et voulut dans la suite faire regarder comme une preuve de victoire ce qu’il n’avait fait que par nécessité. En effet son armée étant toujours en alarme, il fit faire un retranchement avec des chariots ; on rangea les morts, et l’on fit une place où l’on mit quelques bottes de paille, afin qu’il pût se reposer et faire panser ses blessures.

La persuasion où étaient les bourguignons que le roi était toujours en présence, la crainte que les parisiens ne vinssent renforcer son armée et ne les surprissent, la quantité de morts et les cris des blessés jetaient la consternation dans le camp. Le comte de Charolais tint conseil. Saint Pol et son frère Haubourdin opinèrent qu’il fallait mettre le feu au gros du bagage, sauver seulement l’artillerie, et reprendre le chemin de Bourgogne, sans quoi on ne pouvait éviter de périr par le fer et la faim. Contay fut d’un avis tout opposé, et dit qu’une telle retraite était une fuite honteuse ; que les bourguignons se débanderaient, et qu’il en périrait plus par la main du paysan, que dans une bataille, dont le succès dépendrait de la valeur et même de la nécessité de vaincre ou de mourir.

Le comte de Charolais approuva un avis qui flattait son courage et sa présomption : personne n’osa le contredire, et il donna ordre de se tenir prêt pour combattre à la pointe du jour, mais il apprit bientôt que le roi s’était retiré.

Plusieurs, dit Commines, proposèrent de le poursuivre, qui un moment auparavant avaient une assez mauvaise contenance.

Le comte de Charolais se rendit à Estempes où les ducs de Berry et de Bretagne le joignirent le lendemain.

Le roi arriva à Paris le jeudi au soir, et alla souper chez Charles de Melun, grand-maître de France, où plusieurs bourgeois eurent l’honneur de manger avec lui. Il fit pendant le souper le détail de la bataille. Ayant été obligé, pour rendre justice à la valeur de ceux qui s’étaient distingués, de parler des dangers qu’il avait courus ; il le fit d’une manière si vive, que tous ceux qui étaient présents pleuraient de tendresse. Quoique la victoire eût été douteuse, la gloire de Louis ne l’était pas, tous lui marquaient à l’envi le plaisir de le revoir, et le désir de le suivre. Le roi les remercia, et protesta de ne point quitter les armes qu’il n’eût dissipé la ligue. Guillaume Chartier évêque de Paris, dont le zèle était plus ardent qu’éclairé, vint trouver ce prince pour lui faire une exhortation sur ses devoirs, et lui proposer de former un conseil. Louis l’écouta avec bonté, et pour gagner le peuple, en paraissant déférer aux avis de l’évêque, il nomma pour composer ce conseil six notables bourgeois, six de la cour de parlement et six de l’université. On abolit la plupart des impôts, et il ne resta que six fermes de soixante-six qui étaient dans Paris.

Le roi ayant accordé des privilèges considérables à l’université, voulut aussi que les écoliers prissent les armes. Le recteur Guillaume Fichet s’y opposa avec tant de vigueur, que le roi fut obligé de céder au temps ; mais quelques années après il força le recteur de sortir du royaume.

Louis ratifia alors avec les liégeois un traité fait le mois précédent, par lequel il s’engageait de leur fournir deux cents lances, de défendre leurs privilèges, et d’obliger le pape à confirmer au marquis de Bade la qualité de leur régent. Ils promirent de leur côté de ne faire ni paix ni trêve avec les ducs de Bourgogne et de Bourbon, et d’entrer à main armée dans le Brabant aussitôt que les français entreraient dans le Hainaut. Ce traité causa dans la suite la ruine de la ville de Liége.

Le séjour que le duc de Berry et le comte de Charolais firent ensemble, ne servit qu’à leur donner de l’éloignement l’un pour l’autre ; l’espèce de fureur que le comte avait pour la guerre devint odieuse au duc de Berry, et le caractère compatissant du duc paraissait au comte une faiblesse méprisable. Le duc voyant les blessés qui étaient dans Estempes, ne put s’empêcher de dire en soupirant, qu’il voudrait n’avoir jamais entrepris la guerre. Le comte, qui avec de très grandes qualités, n’avait pas l’humanité en partage, dit à ses gens :

Avez-vous ouï parler cet homme, il se trouve ébahi pour sept à huit cent hommes qu’il voit par la ville allants blessés, qui ne lui sont rien, ni qu’il ne connaît, il s’ébahirait bientôt, si le cas lui touchait de quelque chose, et serait homme pour appointer bien légèrement, et nous laisser en la fange : et pour les anciennes guerres qui ont été entre le roi Charles son père et le duc de Bourgogne mon père, aisément toutes ces deux parties se convertiraient contre nous, par quoi est nécessaire de se pourvoir d’amis.

Philippe de Commines ajoute que le comte de Charolais envoya aussitôt Guillaume de Cluny en Angleterre pour demander la sœur du roi Édouard en mariage, avec ordre de ne rien conclure ; mais seulement d’amuser Édouard pour en tirer du secours. Commines n’a pas fait attention qu’Isabelle De Bourbon seconde femme du comte de Charolais vivait encore, et n’est morte que le 26 de septembre, plus de deux mois après la bataille de Montlhéry. Ainsi il ne pouvait pas encore être question du mariage du comte de Charolais avec la princesse d’Angleterre, quoiqu’il l’ait épousée dans la suite.

Sur la nouvelle qui s’était répandue de la mort du roi à Montlhéry, les princes ligués avaient tenu conseil ; et sur l’avis du comte de Dunois il avait été résolu d’abandonner les bourguignons dans la crainte que le comte de Charolais n’usurpât la couronne. Dunois voulait affaiblir le roi, mais non pas ébranler l’état. Le comte de Charolais ayant été instruit de ce conseil, comprit que ses plus grands succès tourneraient à son désavantage, et qu’il ne devait rien attendre des mécontents de France, qui ne se servaient de lui que pour leurs intérêts particuliers. Dans cette idée il ratifia les traités qu’il avait faits avec le duc de Bretagne, et n’y comprit point le duc de Berry.

Les princes étant partis d’Estempes allèrent à Larchaut et à Moret. Ils espéraient passer la Seine au pont de Samois et joindre le duc de Calabre, qui venait par la Champagne ; mais le pont étant rompu, ils furent obligés d’en faire un avec des futailles pour faire passer l’armée. Rouault et Salazar n’étant pas en état de s’y opposer, furent contraints de se retirer.

L’armée des princes au lieu de marcher droit à Paris, se répandit dans la Brie. Le duc de Calabre arriva avec cinq mille hommes, parmi lesquels il y avait neuf cents hommes d’armes des plus aguerris, commandés par Jacques Galiot, le comte de Campobasse, Baudricourt, le maréchal de Bourgogne, Montaigu et Rothelin tous excellents capitaines. Le duc de Calabre avait encore avec lui cinq cents suisses, qui furent les premiers qui passèrent en France, où ils se distinguèrent par la valeur et la discipline, qualités qui ne se sont point démenties chez cette nation.

Commines prétend que l’armée des princes ligués montait à cent mille chevaux, il y comprend apparemment l’artillerie et le bagage ; car on trouve dans un manuscrit de ce temps-là que lorsque l’armée parut devant Paris, elle était d’environ cinquante mille hommes.

Avant que les princes y arrivassent, le roi partit pour aller chercher lui-même les secours qu’il attendait de Normandie, laissant quatre cents lances et deux mille trois cent francs archers pour la garde de la ville, sous le commandement des maréchaux de Comminges et Rouault, de Gilles de Saint Simon et de La Barde.

Les ennemis s’étant emparés du pont de Charenton, dès ce moment il y eut des escarmouches continuelles. Les princes envoyèrent six hérauts avec des lettres pour l’évêque, le clergé, le parlement, la ville et l’université. Elles contenaient en substance que les princes n’ayant pris les armes que pour le bien public, ils demandaient qu’on leur envoyât des députés avec qui ils pussent en conférer.

L’évêque fut nommé chef de la députation, les autres furent choisis dans le clergé, dans le parlement, dans l’université, et même parmi les marchands. Lorsque ces députés parurent devant les princes, le comte de Dunois portant la parole leur dit,

que le roi avait fait alliance avec des étrangers pour détruire les grandes maisons du royaume, et particulièrement celles d’Orléans, de Bourgogne, de Bretagne et de Bourbon ; qu’il refusait d’assembler les états ; qu’il fallait donc désormais que les armées ne fussent commandées, les charges données et les finances administrées que par le conseil des princes ; et que pour sûreté on leur livrât la personne du roi et la capitale, ou du moins on permît aux princes d’entrer dans la ville avec escorte pour y conférer eux-mêmes ; qu’on ne laissait que deux jours pour décider, et que ce terme expiré, on donnerait un assaut général sans faire aucun quartier.

Les députés vinrent faire leur rapport ; la frayeur dont ils étaient frappés, leur fit grossir les objets, et se communiqua à plusieurs de ceux qui les entendaient : il y en avait qui par le seul désir de voir changer le gouvernement, voulaient qu’on reçut les princes ; mais les gens de guerre réprimèrent la frayeur populaire par celle qu’ils inspirèrent en menaçant de massacrer quiconque oserait proposer de recevoir les princes. On renvoya donc les députés, avec ordre de dire simplement qu’on ne pouvait rien résoudre sans l’ordre du roi, qui était absent. Le comte de Dunois remarquant leur frayeur, voulut encore l’augmenter, et leur dit qu’on n’avait qu’à se préparer dans Paris à un assaut général pour le jour suivant. Sur le rapport des députés on n’oublia rien pour se mettre en état de défense ; mais l’ennemi ne parut pas. On fit sortir cent lances pour aller à la découverte ; elles s’avancèrent jusqu’aux tentes des bourguignons, et ramenèrent plus de soixante chevaux.

Le roi revint deux jours après avec douze mille hommes, et fit entrer tant de munitions dans Paris, que pendant un siège de près de trois mois, on y fut toujours dans l’abondance. Il fut reçu de ses sujets avec la joie la plus vive ; chacun croyait son salut attaché à sa personne.

Louis s’étant fait rendre compte de la députation qui s’était faite pendant son absence, chassa les députés qui avaient marqué le plus de crainte, comme étant aussi dangereux dans la circonstance présente, que s’ils eussent été criminels. Il ne marqua son ressentiment à l’évêque, qu’en cessant d’avoir pour lui la même considération. On fit mourir quelques gens qui avaient tenu des discours séditieux ; et il y en eut un de fouetté pour avoir seulement donné l’alarme pendant un assaut. Les fautes étaient punies moins sur leur grièveté que sur leurs conséquences.

En effet, si les princes eussent été admis dans Paris pour y conférer, la séduction, la perfidie ou la terreur les auraient rendus maîtres de la ville ; et la perte de la capitale eût entraîné celle du royaume. Le roi sentit si bien toutes ces conséquences, qu’il a souvent dit depuis que si les princes se fussent emparés de Paris, il ne lui restait d’autre ressource que de passer en Suisse, ou à Milan.

Depuis son retour les escarmouches devinrent plus fréquentes, plus vives, et presque toujours heureuses pour les assiégés. Ces petits succès leur inspiraient la confiance, et diminuaient la présomption des ligueurs. Le roi, pour entretenir cette disposition dans les esprits, parut vouloir présenter bataille, et prit l’oriflamme avec des cérémonies toujours imposantes pour le peuple ; mais ce prince était trop prudent pour commettre sa couronne au hasard d’une bataille. Lorsqu’il paraissait ne respirer que le combat, il travaillait à diviser la ligue. Ces préparatifs et le feu continuel des remparts tenaient les assiégeants dans l’inquiétude, et leur donnaient souvent l’alarme. Leurs coureurs vinrent une nuit leur rapporter qu’ils avaient aperçu l’armée royale qui s’avançait en ordre de bataille. Le comte de Charolais et le duc de Calabre montèrent aussitôt à cheval, et donnèrent les ordres pour le combat ; mais s’étant avancés vers le lieu qu’on leur avait marqué, et le jour commençant à paraître, ils reconnurent que ce qu’on avait pris pour des lances, n’était qu’un champ couvert de grands chardons.

Cependant le roi ne songeant qu’à désunir les princes ligués, fit écrire par le roi de Sicile au duc de Calabre son fils pour le détacher du parti des ligueurs. Il s’était formé une amitié très étroite entre le comte de Charolais et le duc de Calabre. Ces deux princes aimaient la guerre ; leur valeur était égale : mais le duc l’emportait par la prudence, la sagesse, la modération et les autres qualités du général. Il avait fait longtemps la guerre en Italie, d’abord avec des succès assez heureux ; les malheurs qui lui étaient arrivés dans la suite, en lui faisant perdre la couronne de Naples, avaient du moins prouvé qu’il en était digne. Plus admirable dans ses disgrâces que brillant dans ses succès, il n’éprouva jamais de revers qui n’ajoutât encore à sa gloire. Adoré de ses sujets, respecté de ses ennemis ; sa réputation ne dépendait plus de la victoire ; il fut souvent malheureux, et ne cessa jamais d’être grand. On pouvait dire que si le comte de Charolais était le plus vaillant soldat de son siècle, le duc de Calabre en était un des premiers capitaines.

Ce prince qui ne fut pas longtemps à s’apercevoir du vain prétexte et des malheurs réels de la guerre, crut que l’honneur ne lui permettait pas d’abandonner le parti dans lequel il était entré ; mais il n’oublia rien pour ramener les princes ligués à leur devoir, et fut le principal auteur de la paix qui suivit.

On convint d’une trêve de huit jours, qui fut à la vérité fort mal gardée. Les ennemis s’étant fortifiés dans l’île Saint Denis, élevèrent un boulevard vis-à-vis le port à Langlais, et voulaient jeter un pont sur la rivière. On se plaignit de cette contravention à la trêve ; mais comme les princes n’avaient pas grand égard à ces plaintes, un soldat dont le nom méritait d’être conservé, se jeta à la nage, passa de l’autre côté, et coupa le câble qui retenait le pont de bateaux, de sorte qu’il fut emporté par le courant. Les alarmes continuelles qui se répandaient dans Paris et dans le camp ennemi, rendaient la trêve aussi fatigante que la guerre. Les troupes du duc de Nemours et du comte d’Armagnac couraient la Brie et la Champagne, mettant tout à feu et à sang, et s’annonçant toujours comme protecteurs du bien public.

Cependant on nomma de part et d’autre des commissaires pour traiter de la paix. On augura assez bien des premières conférences ; mais les princes en conçurent de la défiance, et exigèrent entre eux un nouveau serment de ne rien conclure les uns sans les autres.

Le roi pour abréger les conférences vint trouver les princes à Charenton, n’ayant avec lui que Charles de Melun, Montauban, Nantouillet, du Lau, et deux ou trois autres personnes. Ce prince apercevant le comte de Charolais qui l’attendait sur le bord de la rivière, lui cria : mon frère, m’assurez-vous ? Oui, comme frère, répondit le comte. Le roi mit aussitôt pied à terre, et lui dit : mon frère, je connais que vous êtes gentilhomme de la maison de France. Pourquoi, monseigneur, reprit le comte, parce que,  poursuivit le roi d’un visage riant, quand j’envoyai mes ambassadeurs à Lille n’a guères devers mon oncle votre père et vous, et que ce fou de Morvilliers parla si bien à vous, vous me mandâtes par l’archevêque de Narbonne, qui est gentilhomme et il le montra bien, car chacun se contenta de lui, que je me repentirais des paroles qu’avait dites ledit de Morvilliers, avant qu’il fût le bout de l’an. Vous m’avez tenu promesse, et encore beaucoup plutôt que le bout de l’an ; avec telles gens veux-je avoir à besogner, qui tiennent ce qu’ils promettent tout de suite. Le roi désavoua Morvilliers, et dit qu’il ne l’avait point chargé de parler comme il avait fait.

Ces princes en vinrent aux conditions de la paix, et dès lors le bien public devint ouvertement l’intérêt particulier. Les propositions qu’ils se firent et qui après leur conférence furent débattues par leurs plénipotentiaires dans l’abbaye de S Antoine et à la grange aux Merciers, consistaient à demander de la part de monsieur, la Normandie ou la Guyenne, au lieu du Berry. Le roi ne voulait accorder ni l’une ni l’autre province, et offrait au lieu du Berry, la Champagne, le Vermandois, Guise, Tournay et la Brie, excepté Meaux, Melun et Montereau. Le comte de Charolais demandait pour lui les villes rachetées sur la Somme. Le roi consentait de donner au lieu de ces villes, le comté de Boulogne, Péronne, Roye et Mondidier, et ne voulut jamais rien accorder au sujet de la Normandie qui portait le tiers des charges de l’état. C’était précisément ce qui engageait les princes à insister sur cet article, afin d’affaiblir si fort la puissance du roi, qu’ils n’eussent jamais à redouter son ressentiment. Les autres princes demandaient des terres considérables, des charges et des pensions, de sorte que Louis se serait vu dépouillé de son domaine, de son autorité, et réduit au seul titre de roi.

On tenait tous les jours des conférences sans que la paix avançât : le roi ayant appris que la veuve de Brézé, sénéchal de Normandie, et le patriarche de Jérusalem évêque de Bayeux, avaient introduit le duc de Bourbon dans la ville de Rouen, et que Thomas Bazin évêque de Lisieux, le plus emporté des ligueurs, soufflait le feu de la rébellion dans la Normandie, il craignit qu’il ne se tramât de pareilles trahisons dans les autres villes ; les parisiens mêmes lui devinrent suspects, et il en exigea un nouveau serment de fidélité, ressource inutile contre la perfidie, si l’ardeur avec laquelle il fut fait n’eût été garant de leur foi. Le roi voyant qu’il était désormais inutile de contester sur la cession de la Normandie, qui se déclarait pour le duc de Berry, craignant que les normands n’abandonnassent son armée, et persuadé de plus par les conseils de Sforze, duc de Milan, qui ne cessait de lui mander que l’unique moyen de dissiper la ligue était d’accorder tout sans distinction, et de ne consulter ensuite que les circonstances et ses intérêts pour l’observation ou l’infraction du traité ; le roi, dis-je, envoya demander une conférence au comte de Charolais.

Ces deux princes s’abouchèrent entre la ville et le camp. Après avoir fait éloigner leurs gens, le roi dit au comte ce qu’il avait appris de la révolte de Rouen, et ajouta que sans cela il n’aurait jamais cédé la Normandie ; mais qu’il fallait contenter les normands, puisqu’ils voulaient un duc. Le comte de Charolais avait peine à cacher la satisfaction qu’il éprouvait. Par un sort assez rare, et qui n’était dû qu’à la prévoyance du roi, les assiégeants manquaient de tout, tandis que les assiégés étaient dans l’abondance. Le comte voulait porter la guerre ailleurs, et châtier les liégeois qui ravageaient les provinces de son père ; il craignait d’ailleurs que les autres princes ne fissent leur traité sans lui.

Uniquement occupé de ces idées, et marchant toujours avec le roi vers Paris, il entra dans les premiers retranchements. Il ne s’aperçut de son imprudence, que lorsqu’il n’y avait plus moyen de reculer. Mille funestes idées lui passèrent dans l’esprit ; il se rappela dans l’instant la fin tragique de son aïeul sur le pont de Montereau ; cependant dissimulant son inquiétude, il s’arrêta tout d’un coup, feignit de vouloir examiner les retranchements, affecta beaucoup de liberté d’esprit, et après avoir encore parlé quelque temps, prit congé du roi, qui lui rendit le salut en souriant, pour lui faire connaître qu’il avait pénétré ses craintes. Thibaut de Neuchâtel, maréchal de Bourgogne, homme brusque et zélé ayant appris l’imprudence du comte de Charolais, assembla promptement Saint Pol, Hautbourdin, Contay et les principaux de l’armée.

Si ce jeune prince fol et enragé, leur dit-il, s’est allé perdre, ne perdons pas sa maison, ni le faict de son père, ni le nôtre ; et pour ce je suis d’avis que chacun se retire en son logis, et s’y tienne prêt, sans soy esbahir de fortune qui advienne : car nous sommes suffisans nous tenant ensemble de nous retirer jusques ès marches de Hénault, ou de Picardie, ou en Bourgogne.

Ils montèrent aussitôt à cheval pour aller à la découverte. Dès que le maréchal aperçût le comte :

Je ne suis, lui dit-il, à vous que par emprunt, tant que votre père vivra. Ne me tensez point, répondit le comte, car je connoy bien ma grande folie : mais je m’en suis aperçu si tard que j’étoye près du boulevert.

Le maréchal ne laissa pas de lui faire les reproches les plus durs, et de lui répéter en face ce qu’il avait proposé pendant son absence. Le comte l’écouta sans répliquer avec une espèce de soumission, trop sincère pour s’excuser, et trop grand pour s’offenser des reproches.

Louis qui n’avait pas moins d’envie de ramener les esprits que de finir la guerre, ne crut pas devoir profiter de la faute du comte de Charolais par une violence qui n’eût eu d’autre suite que d’éterniser la guerre. La générosité du roi, quoique intéressée, aurait dû lui gagner le cœur du comte ; mais il y a grande apparence qu’elle augmenta encore la haine de ce prince, qui était au désespoir d’avoir obligation au roi. Les bienfaits qui ne ramènent pas un ennemi, ne servent plus qu’à l’aigrir.

Les plénipotentiaires s’étant assemblés pour convenir des conditions de la paix, les propositions des ligueurs furent que le duc de Berry aurait la Normandie en toute souveraineté ; que le duc de Calabre aurait Mouson, Sainte Menehould, Neuchâtel, quinze cent lances payées pour six mois, cent mille écus comptant, et que le roi renoncerait aux alliances de Ferdinand d’Aragon, et de ceux de Metz.

Le comte de Charolais demandait pour lui et son premier héritier, les villes rachetées sur la Somme, qui après eux pourraient être retirées pour la somme de deux cent mille écus, sans que le comte fût obligé de rendre les quatre cent mille écus déboursés par le roi pour le rachat ; il voulait de plus, Boulogne, Guisne, Péronne, Mondidier et Roye, comme héritages perpétuels. La pragmatique sanction devait être rétablie. Le duc de Bourbon voulait avoir Donchery, plusieurs seigneuries en Auvergne, trois cents lances et cent mille écus.

Le duc de Bretagne demandait Montfort, Estempes, et la régale dans tous ses domaines.

Le comte de Dunois devait garder sa compagnie de cent lances ; Albret et Armagnac demandaient des terres et des pensions. Dammartin devait rentrer dans ses terres, et avoir une compagnie de cent lances. Loheac exigeait qu’on le fît premier maréchal de France, Tanneguy du Châtel grand écuyer, De Beuil grand amiral, et Saint Pol connétable.

Le roi qui avait pris son parti, suivant les conseils du duc de Milan et ses propres maximes, accepta presque toutes ces conditions à quelques changements près ; par exemple, Tanneguy ne fut point grand écuyer, ni de Beuil grand amiral ; mais Saint Pol eut l’épée de connétable. Le roi voulait par là détacher de la cour de Bourgogne un sujet puissant ; le comte de Charolais de son côté comptait avoir en France un serviteur zélé, et Saint Pol qui était le chef de la maison impériale de Luxembourg, fier de sa naissance, de ses biens et de ses charges, songeait à faire servir à ses desseins les cours de France et de Bourgogne, et se croyait trop puissant pour rester longtemps sujet. On verra dans la suite quelle fut la fin de ses projets.

Quand tout le monde fut à peu près content, on parla vaguement du bien public, on ne décida rien ; et le peuple souvent prétexte, et toujours victime des grands, fut encore foulé pour satisfaire l’avidité de ceux qui s’annonçaient comme ses protecteurs. Dammartin avait donc raison d’écrire quelque temps après au comte de Charolais devenu duc de Bourgogne, que cette ligue avait été la ligue du mal public.

Quelque mécontent que fût le roi d’avoir accepté des conditions aussi dures, il ne pouvait pas s’en repentir, non seulement parce qu’il était très déterminé à s’en affranchir dans un temps plus favorable ; mais encore parce que le comte de Charolais reçut quelques jours après un renfort de six vingt lances et quarante mille écus, ce qui l’aurait peut-être rendu plus difficultueux.

La paix entre le roi et les princes ligués fut conclue par deux traités différents, qu’il est d’autant plus nécessaire de distinguer, que plusieurs auteurs les confondent, quoique l’un et l’autre soient imprimés.

Par le traité de Conflans du 5 octobre, Louis fit son accord avec le comte de Charolais seul. La politique du roi était de séparer les intérêts du comte de ceux des alliés ; afin que s’ils refusaient la paix, ou qu’après l’avoir faite, ils recommençaient la guerre, le comte ne fût pas en droit de prendre leur parti, ou du moins pût s’en dispenser. Dans cet acte le roi traite le comte de Charolais de frère et cousin. Le traité fait à Saint Maur avec les autres princes ligués ne fut signé que le 29 d’octobre. C’est dans celui-là que sont énoncés la plupart des articles que nous venons de rapporter. Le traité de Conflans fut présenté au parlement le 12 d’octobre pour être enregistré. Le parlement s’y opposa, non seulement à cause des aliénations du domaine ; mais encore parce que c’était un traité forcé ; et que pour son exécution le roi se soumettait au pape par un des articles. Le chancelier étant au parlement demanda l’avis des seigneurs et prélats qui s’y trouvèrent. Tous opinèrent pour l’enregistrement. Comme on n’ignorait pas que les magistrats pensaient différemment, on ne recueillit point les voix : il y eut beaucoup de débats, et le traité ne fut enregistré que quelques jours après. Le parlement fit ajouter, qu’il était contraint d’obéir, et que c’était sans préjudice des oppositions. La chambre des comptes montra la même fermeté. Le traité de Saint Maur ne souffrit pas moins de difficultés. Le roi n’était pas fâché de trouver tant d’oppositions. Il ne demandait l’enregistrement que pour céder à la nécessité, et lui-même fit une protestation contre ces mêmes traités.

La paix ayant été conclue, on publia une amnistie générale. Les ligueurs accoururent aussitôt à Paris en si grand nombre, qu’il y avait tout lieu d’en craindre une surprise ; mais le roi voulant inspirer la confiance aux princes, leur donnait continuellement des marques de la sienne. Il alla seul voir la revue de l’armée ennemie, n’étant entouré que de ceux qu’il venait de combattre. Le comte de Charolais après les montres, cria tout haut :

messieurs, vous et moi sommes au roi mon souverain seigneur qui cy est présent, pour le servir toutes les fois qu’il voudra nous employer.

Le roi et le comte de Charolais se dirent mille choses obligeantes, s’embrassèrent, se jurèrent une amitié éternelle, et restèrent ennemis irréconciliables. La cession de la Normandie ne laissait pas de souffrir de grandes difficultés au sujet des grands fiefs relevants de ce duché. Les pairies d’Eu et d’Alençon appartenaient à des princes du sang ; il était question de savoir si ces fiefs retourneraient au duc de Normandie ou à la couronne, au cas que ces princes mourussent sans enfants. On convint enfin, pour terminer toutes les difficultés, de renvoyer la décision de cette question au jugement des pairs, le cas arrivant.

La paix ayant été publiée, le roi alla à Vincennes recevoir l’hommage de monsieur pour le duché de Normandie, celui du comte de Charolais pour les terres de Picardie, et le serment du connétable. La porte et les appartements du château étaient gardés par les gens du comte, qui avait exigé que le roi lui céderait pour ce jour le château de Vincennes pour sûreté de tous. Le roi ne crut pas devoir refuser cette vaine formalité. Jamais peuple n’a témoigné tant d’amour pour son prince que les parisiens en firent paraître dans cette occasion ; ils ne pouvaient souffrir que le roi se livrât sans précaution à des ennemis nouvellement réconciliés. Ils armèrent vingt-deux mille hommes qu’ils distribuèrent aux environs du château de Vincennes, et obligèrent le roi de revenir coucher à Paris. Le lendemain le duc de Normandie partit, et bientôt après les autres princes retournèrent dans leurs états.

À peine les traités de Conflans, et de Saint Maur étaient-ils signés, qu’on vit arriver une ambassade de la part de Jacques II roi d’Écosse, pour faire valoir de prétendus droits sur la Saintonge. Charles VII avait promis à Jacques I le comté de Saintonge, à condition que les écossais fourniraient une armée pour chasser de France les anglais. Jacques I ni Jacques II ne s’étant jamais mis en devoir de satisfaire à ce traité, Louis répondit aux ambassadeurs que leur maître n’avait rien à prétendre sur la Saintonge. Ces ambassadeurs ajoutèrent qu’ils avaient ordre de déclarer au roi que leur maître ne souffrirait pas qu’on fît la guerre au duc de Bretagne son allié. Le roi leur fit dire qu’il ne pouvait croire qu’ils fussent chargés d’une telle commission, et les congédia. On ne douta point que le duc de Bretagne n’eût attiré ces ambassadeurs, surtout lorsqu’on les vit aller trouver ce prince, et partir avec lui.

Le roi voulant réparer les désordres de la guerre civile, appela dans ses conseils les grands du royaume, les magistrats, les bourgeois mêmes, et tous ceux dont le zèle et les lumières pouvaient concourir au bien de l’état. Pour s’attacher le bâtard de Bourbon, il lui donna en mariage Jeanne sa fille naturelle, et pour dot Usson en Auvergne, Cremieu, Moras, Beaurepaire, Visile et Cornillon en Dauphiné ; le tout estimé six mille livres de rente. Il rétablit dans leurs charges ceux qu’il crut en avoir été dépouillés injustement, ou les donna à ceux qu’il en jugea les plus dignes. La place de chancelier fut rendue à Guillaume Juvénal des Ursins.

Dauvet, premier président de Toulouse, fut nommé premier président de Paris, avec des éloges dus à son mérite, et supérieurs à sa dignité. Il fut encore ordonné que lorsqu’il vaquerait quelque office de président ou de conseiller, le parlement présenterait trois personnes au roi qui en choisirait une. Ce prince ne se trouvant pas en état de soulager les peuples autant qu’il l’aurait désiré, les consolait du moins par un accueil affable. Comme les parisiens s’étaient le plus distingués par leurs services, il leur donna le privilège de n’être point obligés d’aller plaider hors de Paris, avec exemption de l’arrière-ban et de logement de gens de guerre. Il faisait manger les bourgeois avec lui, allait les voir chez eux, et les charmait par ces manières pleines d’humanité, qui sont si puissantes sur le cœur des français, et en obtiennent plus que la tyrannie n’en pourrait arracher.

On ne fut pas longtemps sans ressentir les suites fâcheuses des conditions de la paix, par la diminution des revenus de la couronne, et l’augmentation des charges de l’état. Il fallut bientôt surcharger les peuples pour payer les pensions des prétendus défenseurs du bien public. La différence de celles de l’année qui suivit la guerre, à celles de l’année précédente, est très considérable. Le total des pensions en 1465 est de cent huit mille cinq cents soixante-quatre livres, et en 1466 elles montent à deux cents soixante-six mille neuf cents livres. On ne sera peut-être pas fâché de trouver sommairement ici la forme dont les impositions se levaient alors. Un état d’imposition de Languedoc nous donnera une idée de ce qui se pratiquait dans les autres provinces.

Les états de Languedoc assemblés à Montpellier en 1464 établirent, avec l’agrément du roi, une espèce de capitation pour tenir lieu de la taille et des autres droits dont la perception était trop onéreuse aux peuples.

Par la nouvelle répartition, les veuves, orphelins et pauvres étaient exempts. Chaque chef ayant cinquante livres, payait dix sols. Celui qui en avait cent, payait vingt-deux sols ; et au-dessus jusqu’à trois cents, on payait trente-sept sols six deniers. Depuis trois jusqu’à cinq cents livres, on payait soixante sols ; et ceux qui avaient plus de cinq cents livres, payaient un denier maille par livre. L’imposition monta à cent vingt-six mille livres, dont le roi se contenta pour tailles et autres nouveaux droits : on verra que les choses ne restèrent pas longtemps dans cet état.

Par la cession des domaines, faite aux princes ligués, la France était ouverte de toutes parts, et exposée aux invasions du bourguignon, du breton et de l’anglais ; Paris devenait presque ville frontière. On était obligé d’entretenir dans les places de fortes garnisons très onéreuses aux peuples. Le roi avait prévu cette fâcheuse situation ; mais il était nécessaire de diviser la ligue, sauf à revenir contre le traité dans des circonstances plus favorables. Elles se présentèrent bientôt par la mésintelligence qui survint entre les ducs de Normandie et de Bretagne, ou plutôt entre leurs gens, qui les gouvernaient.

La veuve de Brezé, l’évêque de Bayeux, Jean de Lorraine, de Beuil, Patrix Foucard ci-devant capitaine de la garde écossaise, et plusieurs autres qui ne s’étaient attachés à la fortune du duc, que pour le faire servir à la leur, demandaient toutes les charges pour eux, ou pour leurs amis, et furent près d’en venir aux mains. Dammartin qui s’était flatté de gouverner absolument monsieur, ne put souffrir de concurrent dans sa faveur, et s’attacha au duc de Bretagne. Tous les jours il survenait de nouveaux différends entre les partisans des deux princes.

On sema le bruit que le duc de Bretagne voulait faire enlever monsieur, les normands prirent l’alarme, et il s’en fallut peu que des tracasseries de cour ne dégénérassent en une guerre ouverte. Tanneguy du Châtel qui connaissait parfaitement le caractère du duc de Bretagne, n’employait l’ascendant qu’il avait sur son esprit, que pour le mieux servir, et l’engagea à se retirer dans ses états, sans se mêler davantage des affaires de monsieur.

Louis jugeant que la conjoncture était favorable pour ses desseins, partit sur le champ, alla trouver à Caen le duc de Bretagne, et fit un traité par lequel le duc s’obligeait de n’aider personne contre le roi, qui de son côté confirmait au duc la possession de la régale en Bretagne, prenait sa personne et ses états sous sa protection, et recevait en ses bonnes grâces le comte de Dunois, Dammartin, le maréchal de Loheac et Lescun, qui avaient passé du service du roi à celui du duc. On excepta de cette amnistie les sires de Beuil et de Clermont, Charles d’Amboise, Jean de Daillon, et plusieurs autres qui cessèrent d’être criminels, aussitôt qu’ils devinrent utiles.