HISTOIRE DE LOUIS XI

 

LIVRE DEUXIÈME

 

 

Louis va paraître sur un nouveau théâtre et se dévoiler à nos yeux. C’est aux hommes subordonnés à se contraindre ; les rois ne s’y croient pas obligés. Ils cherchent à dissimuler leurs desseins ; mais ils laissent voir leur caractère.

Aussitôt que Louis eût appris la mort de son père, il la fit savoir au duc de Bourgogne, et lui donna rendez-vous à Avesnes. Il ne porta le deuil qu’une matinée, et prit le soir même un habit incarnat. Le duc de Bourgogne craignant que les ennemis de Louis ne s’opposassent à son entrée en France, convoqua la noblesse de ses états ; mais Louis plus soupçonneux que reconnaissant, ne voulut pas laisser entrer en France un si grand nombre d’étrangers, et engagea le duc à ne garder que les principaux de sa maison. On ne trouva point d’obstacle, le chancelier Juvénal des Ursins, et la plupart des magistrats arrivèrent à Avesnes, suivis d’un nombre infini de personnes qui accouraient de toutes parts auprès du roi, et le conduisirent à Reims où il fut sacré. Les pairs ecclésiastiques s’y trouvèrent tous, à l’exception de l’évêque de Noyon, dont la fonction fut remplie par l’évêque de Paris. Les pairs laïcs furent le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon pour le duc de Guyenne, le comte d’Angoulême pour le duc de Normandie. Les comtes de Flandre, de Champagne et de Toulouse furent représentés par les comtes de Nevers, d’Eu et de Vendôme. Antoine de Croy fit la fonction de grand maître ; le comte de Comminges, celle de connétable, et Joachim Rouault, celle de grand écuyer.

Quelque sensible que le peuple soit à ces sortes de fêtes, il fut encore plus touché de ce que fit le duc de Bourgogne. Au milieu de la cérémonie du sacre, ce prince vénérable par son âge, et plus respectable encore par sa vertu que par son rang, se jeta aux pieds du roi, et le pria de pardonner à tous ceux qui l’avaient offensé. Le roi le lui promit ; mais il en excepta sept, qu’il ne nomma point. Il y a apparence que le comte de Dammartin, Brézé, André de Laval sire de Loheac, Louis de Laval seigneur de Châtillon, et Guillaume Juvénal des Ursins chancelier de France, étaient de ce nombre ; les deux autres peuvent être aisément confondus dans la quantité de ceux que Louis priva de leurs charges. Il signala aussi par des grâces le commencement de son règne ; il nomma Antoine de Croy grand maître de sa maison ; le bâtard d’Armagnac et Joachim Rouault furent faits maréchaux de France, et Montauban, amiral. Mauléon de Soule qui avait déjà le gouvernement de Dauphiné, eut encore celui de Guyenne, et du Lau en fut fait sénéchal. Jean d’Estouteville eut la place de Brézé capitaine de Rouen. Beaufremont, Rolin et les autres officiers du duc de Bourgogne eurent autant de part aux grâces du roi, que les français mêmes.

Le duc, après avoir fait hommage au roi pour les terres qu’il tenait de la couronne, l’accompagna à Paris. Le roi se rendit d’abord à Saint Denis où il fit faire un service pour son père. L’évêque de Terni nonce du pape, qui était avec lui, eut la témérité d’y faire je ne sais quelle cérémonie d’absolution pour le feu roi qu’il prétendait avoir encouru l’excommunication par l’établissement de la pragmatique. Il ne paraît pas que cette action ait été relevée : Louis croyait avoir alors assez d’affaires pour ne pas faire attention à une cérémonie frivole.

D’ailleurs il s’intéressait peu à la mémoire de son père ; et quoique l’entreprise du nonce fût injurieuse à la royauté, elle s’accordait assez avec le dessein que Louis avait déjà conçu et qu’il exécuta bientôt. Ce prince fit son entrée dans Paris le 31 d’août. Tous les grands du royaume y parurent avec magnificence, et ce cortège était fermé par un corps de plus de douze cent gentilshommes, tant français que sujets du duc de Bourgogne. Les parisiens s’empressèrent de marquer leur joie dans cette occasion par des arcs de triomphe et des représentations de mystères, du goût de ces temps-là.

Tandis que le duc de Bourgogne et le comte de Charolais, pour partager la joie publique donnaient tous les jours des fêtes, le roi était uniquement livré aux affaires. Il commença par déposer le chancelier Juvénal des Ursins, et donna sa place à Pierre de Morvilliers. Hélie de Tourrelles fut fait premier président à la place d’Yves de Sepeaux, et Jean de Saint Romain fut procureur général à la place de Jean Dauvet, qui fut nommé premier président du parlement de Toulouse, en même temps qu’Adam de Corbie le fut de celui de Grenoble : il se fit encore plusieurs autres changements dans le parlement. Le roi cassa la plupart des officiers de son père, pour placer ceux qui l’avaient suivi en Dauphiné et en Flandre.

Il y eut peu de postes d’importance qui ne changeassent de maîtres. Cependant comme il y avait plusieurs nouveaux officiers qui n’avaient d’autre mérite que d’avoir suivi Louis XI dans sa disgrâce, et qu’il en déplaça beaucoup à qui l’on ne pouvait reprocher que leur attachement au feu roi, et par conséquent leur fidélité ; tous ces changements ne tendaient pas au bien de l’état. Le duc de Bourgogne qui commençait à s’apercevoir qu’il était inutile de donner au roi des conseils, qu’il recevait avec plus d’égards que d’envie de les suivre, en dit son sentiment au duc de Bourbon, et lui annonça que des révolutions si subites causeraient bientôt des troubles dans l’état. Brézé, grand sénéchal de Normandie, fut appelé à ban et obligé de se cacher. On lui ôta ses charges ; mais quelques mois après son fils ayant épousé Charlotte, sœur naturelle du roi, Brézé rentra dans ses biens et dans la familiarité qu’il avait eue avec ce prince.

La disgrâce du comte de Dammartin fut beaucoup plus dure et plus longue. Il s’enfuit à l’arrivée du roi et fut longtemps errant et caché ; mais s’étant enfin présenté pour qu’on lui fît son procès, le parlement rendit le 2 août 1463 un arrêt qui le condamnait à un bannissement perpétuel. L’arrêt porte, que la cour avant de prononcer a reçu les ordres du roi, qui préférant miséricorde à justice a remis la peine de mort au coupable. Dammartin au lieu d’être banni, fut mis à la bastille, d’où il se sauva au commencement de la guerre du bien public. Ses biens furent confisqués, une partie qui provenait de la confiscation de ceux de Jacques Cœur, fut rendue à Geoffroi Cœur son fils. Les terres de Rochefort et Caurienne furent données à Montespedon, premier valet de chambre du roi ; et la plus grande partie de la confiscation fut pour Charles de Melun. La comtesse de Dammartin étant venue lui demander un asile, il la chassa inhumainement, et sans un laboureur de Saint Fargeau qui la retira, elle serait morte de faim. Quelques années après Dammartin rentra en grâce et parvint à la plus haute faveur. Il eut part à tous les évènements considérables du règne de Louis XI. Les hommes véritablement illustres sont ceux dont l’histoire se trouve liée à celle de leur nation. Les services que les Chabannes rendirent à l’état, leur procurèrent l’honneur de s’allier à la maison royale par le mariage de Gilbert de Chabannes avec Catherine de Bourbon, fille du comte de Vendôme prince du sang.

Il semblait que Louis affectât d’avoir une conduite directement opposée à celle qu’avait tenue son père. Il rendit la liberté au duc d’Alençon, et fit grâce au comte d’Armagnac qui avait été condamné sous le règne précédent, tant pour crime d’état, que pour un commerce incestueux avec sa sœur qu’il avait même épousée publiquement, après l’avoir trompée sur une fausse dispense.

Le roi n’oublia rien pour donner au duc de Bourgogne des marques publiques de sa reconnaissance. Il déclara hautement qu’il lui était redevable de la vie, et donna au comte de Charolais le gouvernement de Normandie avec trente-six mille livres de pension. Ces trois princes semblaient alors plus liés par les sentiments du cœur que par des intérêts politiques ; mais cette union fut de peu de durée. Louis après avoir pris congé du duc de Bourgogne, partit pour aller à Amboise voir la reine sa mère. Il apprit en chemin que la ville de Reims s’était soulevée, à l’occasion de quelques nouveaux impôts. Il crut devoir donner au commencement de son règne un exemple de sévérité capable d’effrayer les rebelles. Le maréchal Rouault et Jean Bureau eurent ordre de marcher vers Reims avec quelques troupes. Les habitants intimidés députèrent aussitôt pour représenter qu’ils n’avaient pas pu s’imaginer que le roi eût ordonné la levée de ces impôts après la parole solennelle qu’il leur avait donnée à son sacre de n’en pas imposer de nouveaux. Le roi qui voulait accoutumer les esprits à une obéissance aveugle, et non pas à interpréter sa volonté, ordonna qu’on fît un exemple. Le maréchal Rouault fit écarteler le chef de la rébellion, et trancher la tête à six des plus séditieux ; plusieurs furent bannis, et le roi fit grâce aux autres à la prière du duc de Bourgogne.

On fit de pareils exemples à Angers, à Alençon et à Aurillac, où il s’était fait quelques émeutes populaires.

Le premier soin de Louis fut d’affermir son autorité dans le royaume. Les guerres continuelles où Charles VII s’était trouvé engagé pour reconquérir la France avaient prodigieusement augmenté la puissance des seigneurs, qui croyaient devoir partager son autorité, comme ils avaient partagé ses disgrâces. Les princes du sang comprenaient une grande partie du royaume dans leurs apanages, ils y affectaient la souveraineté ; et leur exemple était imité par les plus puissants seigneurs, tels que le duc de Nemours, les comtes de Foix, d’Armagnac, de Dunois, le sire d’Albret, les Laval, Dammartin, Brézé, et une infinité d’autres moins puissants et aussi ambitieux.

Louis n’étant encore que dauphin avait quelquefois parlé de ces désordres à Jean Joffredy, évêque d’Arras, et du dessein où il était d’y remédier lorsqu’il serait monté sur le trône. Ce fut sur ces dispositions que Joffredy forma le plan de l’abolition de la pragmatique sanction dont nous allons parler, après avoir fait connaître le caractère de ce prélat. Joffredy, fils d’un marchand, naquit à Luxeul, bourg de Franche-Comté. Né sans fortune et sans appui, mais avec un génie souple et adroit, il conçut le dessein de s’élever aux premières dignités, sans avoir d’autre titre pour y parvenir, que l’ambition d’y prétendre. Pour trouver moins d’obstacles à ses vues, il entra dans l’état ecclésiastique, ressource trop ordinaire d’un ambitieux sans naissance, et prit l’habit de religieux dans l’abbaye de Luxeul, ordre de Cluny. Après être parvenu aux dignités de son ordre, il passa au service du duc de Bourgogne, dont il gagna la faveur. Ce prince lui fit obtenir l’évêché d’Arras, et lui donna la première place dans son conseil. Joffredy ne se serait pas cru digne de sa fortune, s’il eût su la borner ; il crut avoir assez obtenu pour prétendre davantage, et cachant son ambition sous l’intérêt de son maître, il lui persuada qu’il était de son honneur de faire donner le chapeau de cardinal à un de ses sujets qui fût dans ses états légat du Saint siège. Le duc persuadé par les sollicitations de son favori, écrivit à Rome en sa faveur. Joffredy engagea aussi le dauphin, qui était alors retiré à la cour de Bourgogne à lui accorder sa recommandation. Louis qui ne cherchait qu’à gagner la bienveillance de ceux dont il croyait avoir besoin, et qui voyait que la faveur de Joffredy auprès du duc pouvait lui être utile, envoya à Rome solliciter le chapeau. Charles VII étant mort pendant cette négociation, la recommandation du dauphin devint celle du roi de France. Le pape Pie II écrivit à Joffredy, que sans employer tant de sollicitations, il pouvait mériter le chapeau, en engageant Louis XI à supprimer la pragmatique. Cette ordonnance célèbre avait été faite à l’occasion du schisme qui était entre le concile de Bâle et le pape Eugène IV. Le concile avait été indiqué par Martin V.

Eugène, son successeur, qui savait qu’un concile pouvait être utile à l’église, mais qu’il était toujours contraire à l’autorité des papes, cherchait à l’éluder par des retardements, et voulut le transférer à Boulogne et ensuite à Ferrare. Les pères du concile, au lieu d’acquiescer à la bulle d’Eugène, le citèrent à comparaître, et le menacèrent de le déposer s’il n’obéissait pas. Le pape irrité de cette menace excommunia le concile, qui de son côté déposa Eugène, et nomma à sa place Amédée VIII duc de Savoie, sous le nom de Félix V.

Charles VII après avoir cherché inutilement à concilier le concile et le pape, craignit que le schisme ne se répandît en France. Il convoqua en 1438 une assemblée à Bourges, où se trouvèrent le dauphin, les princes du sang, tous les grands et les prélats du royaume. Le concile y envoya des ambassadeurs qui présentèrent à l’assemblée les canons qui venaient d’être faits à Bâle. Le roi les fit examiner avec soin, et après avoir pris les avis de tous les ecclésiastiques et laïques, qui déclarèrent qu’ils étaient propres à rétablir une bonne discipline dans l’église, il fit une ordonnance de tous ces décrets sous le nom de pragmatique sanction, et la fit publier et enregistrer en parlement, pour être observée dans tout le royaume.

Le premier article contient deux canons, par lesquels le concile déclare que tout concile général représente l’église universelle, et qu’il a une autorité spirituelle à laquelle celle du pape même est soumise.

Il est ordonné par un autre décret, que le concile général se tiendra tous les dix ans : que le pape, en cas de nécessité, pourra abréger ce terme, mais non pas le prolonger ; et qu’à la fin de chaque concile, le pape ou le concile désignera le lieu où se tiendra le concile suivant.

Le second article contient le décret du concile touchant les élections ; la nomination aux évêchés et autres bénéfices, est ôtée aux papes, qui l’avaient usurpée. Il est ordonné que chaque église élira son évêque ; chaque monastère, son abbé ou prieur, et ainsi des autres. L’ordonnance ajoute que le roi et les princes pourront recommander par simples prières éloignées de toutes violences, les sujets qui seront le plus affectionnés à l’état.

Le troisième article abolit l’abus des réservations et des grâces expectatives. Les papes, afin de prévenir les élections, nommaient aux bénéfices avant qu’ils fussent vacants ; ces nominations s’appelaient grâces expectatives. Si le pape n’avait pas pris cette précaution avant la mort du titulaire, il déclarait qu’il s’était réservé depuis longtemps la nomination à ce bénéfice. Cet abus qu’on nommait réservation, privait du droit d’élection ou de nomination ceux à qui il appartenait légitimement.

Le cinquième article ordonne que les causes ne pourront être évoquées à Rome, que par appel, après avoir été portées devant les juges naturels, de sorte que la subordination soit gardée.

Le neuvième article contient un canon du concile, qui abolit les annates qu’on faisait payer à Rome pour les provisions des bénéfices et pour un prétendu droit de confirmation des élections ou collations.

Tous les autres articles comprennent un grand nombre de règles, qui ne tendent toutes qu’à rétablir et à maintenir la discipline ecclésiastique.

Eugène IV et ses successeurs regardèrent la pragmatique comme le plus grand attentat à leur autorité. Aeneas Silvius Piccolomini étant parvenu au pontificat sous le nom de Pie II résolut absolument de l’abolir.

Pie II n’avait jamais eu dans ses actions d’autre motif que son intérêt personnel, peu scrupuleux dans le choix des moyens de réussir, les plus sûrs lui paraissaient les plus justes ; le succès était sa règle d’équité. Indifférent sur les opinions, il prenait plutôt un parti, qu’il n’adoptait un sentiment, et embrassait la vérité quand elle pouvait lui être utile. C’est ainsi qu’étant secrétaire du concile de Bâle, il en défendit l’autorité par ses écrits. La cour de Rome ne négligea rien pour désarmer un ennemi si redoutable. Elle ne devait pas se flatter d’en faire un défenseur de ses prétentions, du moins qui pût les persuader. Le langage qu’il avait tenu jusqu’alors, rendait suspect tout ce qu’il pouvait dire dans la suite : les rétractations déshonorent souvent, mais elles sont rarement utiles, parce qu’elles ne prouvent guère que la faiblesse ou l’intérêt de celui qui se rétracte. La cour de Rome ne songeait qu’à se délivrer du plus ardent de ses adversaires ; et y réussit par les grâces dont elle le combla. Aeneas Silvius écrivit alors contre le concile, et marqua tant de chaleur pour les intérêts de la cour de Rome, qu’il fut élevé au pontificat.

Pie II était laborieux, sobre, qualités assez souvent unies à l’ambition ; il parlait avec feu, et cultivait les lettres ; cependant les vers et les romans qu’il a laissés, ne font pas assez d’honneur à son esprit pour faire excuser le tort qu’ils faisaient à son état. Il fut plus recommandable par quelques qualités de prince, que par les vertus d’un pontife ; et se regarda moins comme le vicaire de Jésus-Christ, que comme le successeur des Césars.

Le premier projet qu’il forma fut de détruire la pragmatique qui était un témoin continuel de la contrariété de sa conduite. Joffredy, évêque d’Arras, lui parut un homme très propre à servir ses desseins ; et celui-ci voyant que le chapeau de cardinal serait le prix de ses services, n’oublia rien pour satisfaire le pape. L’évêque d’Arras venait d’être nommé légat auprès de Louis XI. Il s’attacha à gagner sa confiance, et lui rappela les plaintes qu’il lui avait entendu faire au sujet de l’autorité que les grands du royaume avaient usurpée sous les règnes précédents ; il lui représenta que l’unique moyen de diminuer leur puissance était d’abolir la pragmatique, parce que le crédit qu’ils avaient dans les élections leur faisait un très grand nombre de créatures, qui s’attacheraient uniquement au roi, lorsqu’il y aurait tout à espérer de sa recommandation auprès du pape qui ne lui refuserait jamais rien.

Les discours de l’évêque d’Arras faisaient une vive impression sur l’esprit du roi, qui d’ailleurs n’avait que trop de penchant à détruire tout ce qui était l’ouvrage de son père. Cependant comme il ne pouvait pas s’empêcher de voir que le pape était plus intéressé que lui à la suppression de la pragmatique, il voulut profiter de cette circonstance pour l’engager à favoriser les droits du duc de Calabre sur le royaume de Naples, au préjudice de Ferdinand que ce pape soutenait ouvertement.

Pour comprendre l’intérêt différent que Louis XI et le pape prenaient dans cette querelle, il est nécessaire de se rappeler qu’Alphonse d’Aragon avait usurpé le royaume de Naples sur René d’Anjou. Après la mort d’Alphonse, Ferdinand son fils naturel en demanda l’investiture au pape Calixte III qui la lui refusa, soit qu’il eût dessein d’y rétablir la maison d’Anjou, soit qu’il voulût en investir son neveu Pierre-Louis Borgia, alors préfet de Rome ; il déclara seulement par une bulle que le royaume de Naples, dont les papes avaient disposé comme seigneurs souverains, était dévolu à l’église par la mort d’Alphonse.

Calixte III étant mort six semaines après Alphonse, Pie II donna l’investiture du royaume de Naples à Ferdinand, dont la fille épousa Antoine Piccolomini, neveu de ce pape. Cependant la maison d’Anjou avait dans Naples un parti puissant. Jean duc de Calabre, fils du roi René, et cousin germain de Louis XI jugeant que la circonstance était favorable, partit de Gènes où il commandait depuis trois ans pour la France, s’avança vers Naples, et gagna la bataille de Sarno. Ferdinand était réduit à la dernière extrémité, et le duc de Calabre allait se voir maître de Naples, lorsque le pape implora en faveur de Ferdinand le secours de Scanderbeg, roi d’Albanie. Le nom seul de Scanderbeg était capable de relever un parti. Son père Jean Castriot, prince de l’Épire, qui est une portion de l’Albanie, était un des despotes qui avaient subi le joug des Ottomans. Il avait été obligé d’envoyer ses quatre fils en otage auprès d’Amurat II. Georges le plus jeune eut le bonheur de plaire au sultan par les grâces de sa figure et de son esprit. Amurat le fit circoncire, le fit élever dans la loi musulmane, et lui donna le nom de Scanderbeg : beg, signifie seigneur, et scander, Alexandre.

À peine était-il sorti de l’enfance, qu’Amurat le mena dans ses expéditions. L’on ne parla bientôt que de son adresse, de sa force prodigieuse et de son intrépidité. Un tartare d’une taille gigantesque et connu par une valeur féroce, étant venu à Andrinople, Scanderbeg demanda la permission de le combattre, et le tua aux yeux du sultan.

Peu de temps après il rencontra à Burse deux persans qui se vantaient d’être invincibles, et qui le défièrent. Scanderbeg accepta le défi. Il était convenu de les combattre séparément, mais ayant blessé le premier qui se présenta, l’autre viola les lois du combat, et vint au secours de son camarade. L’intrépide albanais enflammé de colère et indigné de leur perfidie, les attaqua avec tant de force et d’adresse, qu’il perça l’un, fendit la tête de l’autre jusqu’aux dents, et les étendit morts à ses pieds.

Amurat, charmé de la valeur de Scanderbeg, lui confia les entreprises les plus importantes, et partout le choix du sultan fut justifié par la victoire. On remarquait que Scanderbeg, en prodiguant le sang de ses ennemis, épargnait celui des chrétiens. Quoiqu’il professât le mahométisme, jamais la religion de ses pères ne s’altéra dans son cœur, il se déclara chrétien aussitôt que les circonstances le lui permirent.

Elles arrivèrent bientôt par la mort de Jean Castriot, dans le temps que Scanderbeg servait Amurat sous le pacha de Romanie contre Hunniade général des hongrois. Le sultan donna ordre au pacha de Macédoine de s’emparer de Croye, capitale de l’Albanie, sous prétexte de garder ce royaume en dépôt pour le remettre ensuite entre les mains d’un des fils de Jean Castriot ; mais en même temps il fit empoisonner les trois otages qui étaient à Andrinople : Scanderbeg eût eu le même sort s’il n’eût pas été à l’armée, où le sultan espérait que sa valeur le ferait périr. La fortune en décida autrement. Le pacha de Romanie fut battu et fait prisonnier par Hunniade.

Scanderbeg ressentit une joie secrète de cette défaite, et se sauva avec une partie des troupes qui lui étaient dévouées. Il força le chancelier du pacha d’expédier une lettre à celui qui commandait dans Croye, par laquelle il lui était ordonné de la part du sultan de remettre cette place entre les mains de Scanderbeg. Ce prince âgé alors de vingt-neuf ans, rentra ainsi dans la capitale de ses états, et reconquit en peu de jours tout ce que les turcs avaient usurpé.

Amurat outré de fureur, fit marcher contre Scanderbeg plusieurs armées formidables ; elles furent toutes défaites. Les pacha Ali et Mustapha, Feresbeg et tous les généraux turcs qui s’étaient tant de fois signalés par leurs victoires, furent forcés de céder à une poignée de monde, commandée par un prince dont les états n’étaient qu’une faible province de l’empire ottoman.

Amurat aussi furieux contre ses généraux, que contre son ennemi, marcha en personne pour assiéger Croye. Le siège fut sanglant, les attaques vives, la défense vigoureuse. Le sultan, en attaquant la place à force ouverte, cherchait par mille pratiques secrètes, à corrompre les principaux officiers de la garnison ; tous furent aussi fidèles que braves. Tandis qu’ils repoussaient les assiégeants, Scanderbeg les forçait dans leurs retranchements, et les obligeait de suspendre leurs attaques, pour songer à leur défense ; aucun péril n’étonnait son courage, mais quoiqu’il eût tué de sa main plus de deux mille turcs, jamais il ne présuma assez de sa valeur pour négliger les mesures que dicte la prudence. Amurat ne pouvant ni vaincre, ni séduire ses ennemis, désespéré de voir la puissance ottomane, ce torrent qui faisait trembler l’Asie, venir se perdre dans l’Épire, mourut de chagrin devant Croye. Mahomet II héritier de l’empire et de la fureur de son père, ne fut pas plus heureux que lui contre Scanderbeg ; il ne pouvait remporter aucun avantage en Épire, dans le temps qu’il triomphait partout ailleurs. Deux fois il mit le siège devant Croye ; il fut obligé de le lever, et de faire la paix. Ce fut dans cette occasion qu’ayant ouï dire que Scanderbeg coupait un homme en deux d’un coup de sabre, il le pria de le lui envoyer. Le sultan lui ayant mandé ensuite qu’il ne trouvait pas ce sabre meilleur qu’un autre ; l’albanais lui fit dire qu’il ne lui avait pas envoyé son bras. Si les chrétiens eussent été plus sensibles à la gloire ; s’ils eussent été assez sages pour suspendre leurs querelles particulières ; s’ils eussent connu leurs véritables intérêts, en se réunissant contre leur ennemi commun, le trône ottoman pouvait être renversé ; l’Europe et l’Asie sortaient d’esclavage ; mais les vénitiens et Alphonse roi d’Aragon, furent les seuls qui fournirent quelques secours à Scanderbeg. Ce fut pour reconnaître ceux qu’il avait reçus d’Alphonse, qu’il passa au secours de Ferdinand, à la tête de huit cents chevaux. Ce corps peu nombreux, mais accoutumé à vaincre, fit changer la face des affaires. Le parti de Ferdinand l’emporta, et le duc de Calabre après avoir été défait près de Troia dans la Pouille, fut contraint de repasser en Provence ; ainsi loin que la France retirât aucun avantage des secours qu’elle avait donnés au duc de Calabre, elle perdit encore Gènes. Le duc en ayant tiré la meilleure partie des troupes qui la retenaient dans le devoir, les génois se révoltèrent contre les français, et les massacrèrent presque tous. Charles VII étant mort sur ces entrefaites, on ne doutait point que Louis XI ne tournât ses armes contre les génois ; mais il avait d’autres desseins sur l’Italie. Comme il avait résolu de donner sa fille Anne de France en mariage au marquis du Pont, fils de Jean duc de Calabre, il voulait faire avoir au duc l’investiture du royaume de Naples, et que cette couronne fût le prix de l’abolition de la pragmatique. Il chargea l’évêque d’Arras de ne conclure avec le pape qu’à cette seule condition. On voit que dans une affaire qui intéressait l’église et l’état, chacun ne songeait qu’à son intérêt particulier ; le pape voulait augmenter sa puissance, le roi cherchait à rétablir la maison d’Anjou, et Joffredy n’ambitionnait que le chapeau de cardinal.

Louis était persuadé que le pape, pour obtenir l’abolition de la pragmatique, accorderait au duc de Calabre l’investiture du royaume de Naples. Pie II comptait qu’il en serait quitte pour donner le chapeau à l’évêque d’Arras, et celui-ci ne songeait qu’à faire servir à ses intérêts ceux qui lui étaient confiés. Il savait que le pape n’abandonnerait jamais Ferdinand, et que loin de favoriser les français, il ferait tous ses efforts pour les écarter de l’Italie. Joffredy jugeant donc qu’il ne gagnerait rien sur l’esprit du pape, s’attacha à tromper le roi. Il lui fit entendre que le pape lui donnerait satisfaction au sujet de la maison d’Anjou ; mais qu’il n’était pas de la dignité du Saint siège d’investir le duc de Calabre avant la suppression de la pragmatique ; au lieu que si sa majesté commençait par la supprimer, on ne serait nullement scandalisé de voir le pape embrasser les intérêts d’un prince à qui ceux de l’église seraient si chers.

Ce raisonnement n’était ni juste ni même spécieux ; mais l’évêque d’Arras employa tant de sollicitations et de séductions auprès du roi, qu’il obtint enfin son consentement. Il en donna aussitôt avis au pape, qui écrivit dans le moment au roi. Sa lettre est remplie de remerciements si vifs, et d’éloges si outrés, qu’il paraît bien qu’il vient d’obtenir une grâce à laquelle il devait peu s’attendre. Louis y est traité du plus grand roi que la France ait jamais eu ; le ciel ne l’a choisi, ne l’a protégé, ne l’a orné de tant de vertus, que parce qu’il devait un jour abolir la pragmatique, la gloire d’avoir terrassé ce monstre est au-dessus de celle d’avoir dompté l’univers, ou d’avoir rendu les hommes heureux. Le pape finit sa lettre par exhorter le roi à une croisade. Il cherche à renouveler cette folie des siècles précédents, qui avait coûté la vie à un nombre infini de chrétiens ; et qui, sans produire aucun avantage réel pour la religion, n’avait servi qu’à augmenter la puissance des papes.

Cette lettre était d’autant plus adroite, que le pape y parlait toujours au roi comme s’étant engagé à la suppression de la pragmatique, et l’empêchait par là de retourner en arrière. En effet, le roi prit les derniers engagements dans la réponse qu’il fit à Pie II. Elle était d’ailleurs remplie d’éloges et de soumissions que le roi pouvait adresser au vicaire de Jésus-Christ, mais dont le pape ne devait pas se faire une application personnelle. L’évêque d’Arras content de profiter du succès, écrivit au pape pour lui en donner toute la gloire, et lui apprendre en même temps qu’il avait fait chasser de l’évêché de Poitiers, Gamet qui s’en était emparé en vertu d’un arrêt du parlement. Cette action, dit-il, a été un coup de foudre pour les défenseurs de la pragmatique. L’évêque d’Arras employait dans sa lettre cet art si sûr auprès des grands, qui consiste à leur rapporter l’honneur d’un succès, et à écarter toute idée d’obligation de leur part, parce que leur reconnaissance n’est jamais plus vive que lorsqu’ils croient accorder une grâce, et non pas récompenser un service. En effet, Pie II n’eut pas plutôt reçu cette lettre, qu’il fit une promotion de six cardinaux, dans laquelle l’évêque d’Arras fut compris. Il envoya aussi au roi une épée bénite avec quatre vers latins gravés sur la lame, pour en relever le prix. Louis reçut avec grand appareil ce présent par les mains du nonce Antoine de Nocetis ou de Noxe, et cette frivole cérémonie fut toute la récompense qu’il tira du sacrifice qu’il faisait au pape.

Le parlement à qui le roi, suivant l’usage et par le conseil même du pape et de l’évêque d’Arras, communiqua son dessein pour donner plus d’authenticité à l’abolition de la pragmatique, s’y opposa avec beaucoup de fermeté, et fit des remontrances si fortes et si sages, qu’elles furent adoptées par le clergé et par tous les autres corps du royaume.

Il représenta que la pragmatique avait été faite dans l’assemblée la plus solennelle, après de mûres délibérations, et conformément aux conciles ; que c’était à une ordonnance si sage que l’on devait le maintien de la discipline ecclésiastique ; qu’elle ne contenait pas un seul article qui ne fût tiré des canons des anciens conciles. Le parlement entra dans le détail des principaux abus qui allaient renaître ; tels que les élections contre les canons, les usurpations sur les collateurs, les réservations, les grâces expectatives, la nécessité d’aller plaider à Rome, et les sommes immenses qui y passaient par les concussions de la daterie.

Les remontrances du parlement n’eurent aucun effet, et ne servirent qu’à prouver ses lumières et son zèle. L’évêque d’Arras partit pour Rome avec Richard de Longueil, évêque de Coutances, Jean de Beauveau, évêque d’Angers, l’évêque de Xaintes, Pierre d’Amboise, seigneur de Chaumont, chef de l’ambassade, et Roger, bailli de Lyon. Les ambassadeurs firent leur entrée à Rome avec un nombreux cortège. Presque tous les cardinaux sortirent au-devant d’eux.

L’évêque d’Arras remit au pape l’original de la pragmatique, et reçut dans la même audience le chapeau de cardinal. Il dit dans sa harangue que le roi, après avoir donné à sa sainteté la marque la plus éclatante de son zèle et de son attachement, espérait qu’on rendrait justice à un prince de son sang contre l’usurpateur Ferdinand, et qu’en reconnaissance de ce service, la France fournirait quarante mille chevaux et trente mille archers pour faire la guerre aux turcs. Le pape, au lieu de répondre à cet article, et pour éviter de traiter la question du royaume de Naples, consomma l’audience en éloges pour le roi.

On ne peut exprimer la joie que Rome fit éclater. Les travaux furent suspendus, on ne voyait que processions en actions de grâces. Ce n’étaient que feux et illuminations ; le peuple qui marque toujours sa joie par la licence, fit des représentations de la pragmatique, et les traîna dans les rues.

Lorsque l’ivresse fut un peu dissipée, Chaumont qui n’avait pas les mêmes raisons que le cardinal d’Arras de trahir son devoir, parla de nouveau des droits de la maison d’Anjou ; mais le pape évita toujours de répondre positivement sur cet article. Il prétendait qu’il n’avait donné l’investiture à Ferdinand, que parce qu’il l’avait trouvé en possession ; et que si les deux compétiteurs voulaient le prendre pour arbitre de leurs droits, il leur rendrait justice. Les ambassadeurs revinrent sans avoir pu rien obtenir. Le cardinal d’Arras n’évita sa disgrâce qu’en persuadant au roi qu’il était lui-même la dupe du pape, et en marquant un dépit affecté qui flattait celui de ce prince. Le roi voulant faire encore une tentative, fit repartir pour Rome le cardinal d’Arras avec Hugues Massip, surnommé Bournazel, sénéchal de Toulouse.

Bournazel porta la parole : le roi mon maître, dit-il au pape, vous a prié de rappeler les troupes que vous avez envoyées au secours de Ferdinand, et de ne plus faire la guerre à un prince de son sang. Vous savez que ce n’est qu’à cette condition qu’il a aboli la pragmatique. Il a voulu que dans son royaume on vous rendît une pleine et entière obéissance, il vous demande encore de vouloir bien être ami de la France, sinon j’ai ordre de commander à tous les cardinaux François de se retirer, et vous ne devez pas douter qu’ils n’obéissent.

Bournazel avait ordre de parler avec hauteur, et d’user de menaces, sans en venir aux effets. Les cardinaux étaient d’avis de donner satisfaction au roi, et de ne pas irriter un prince puissant et vindicatif ; mais le pape informé par le cardinal d’Arras des instructions secrètes de l’ambassade, répondit : nous avons de très grandes obligations au roi de France, mais cela ne le met pas en droit d’exiger de nous des choses contre la justice et contre notre honneur ; nous avons envoyé du secours à Ferdinand en vertu des traités que nous avons faits avec lui. Que le roi votre maître oblige le duc d’Anjou à mettre les armes bas et à poursuivre son droit par la voie de la justice : si Ferdinand refuse de s’y soumettre, nous nous déclarerons contre lui ; nous ne pouvons promettre rien de plus. Si les français qui sont dans cette cour veulent se retirer, les portes leur sont ouvertes. Le pape ne faisait paraître tant de hauteur, que parce qu’il comptait sur la modération du roi ; ainsi cette seconde ambassade fut aussi inutile que la première.

Louis XI également honteux et indigné d’avoir été joué si indécemment, fut prêt de rétablir la pragmatique, et ne fut retenu que par la crainte de passer pour léger ; mais il permit au parlement de la faire exécuter, excepté dans les deux articles qui regardaient les réservations et les grâces expectatives. Joffredy qu’on nommait depuis peu le cardinal d’Albi, aurait voulu détruire son propre ouvrage, et n’oublia rien dans la suite pour traverser les desseins du pape. Ce changement venait de ce que Pie II en lui donnant l’évêché d’Albi, avait refusé d’y joindre l’archevêché de Besançon, et lui avait simplement laissé le choix des deux sièges. Le cardinal choisit Albi dont le revenu était le plus considérable ; mais il s’emporta, comme si on lui eût fait la plus haute injustice, s’imaginant que la cour de Rome aurait dû violer toutes les lois pour lui, comme il les avait trahies pour elle. Il semble que les hommes n’exigent jamais plus de reconnaissance, que lorsqu’ils sacrifient la vertu qui porte sa récompense avec elle.

La question sur la pragmatique fut encore agitée dans la suite ; on verra une dispute très vive qu’elle fit naître entre le cardinal Balue et le procureur général Saint Romain. Cette affaire n’a été totalement consommée que par le concordat de François I avec Léon X.

Le roi n’était pas tellement occupé de cette négociation, qu’il ne songeât aux affaires de l’intérieur du royaume. Il assigna cinquante mille livres de revenu pour le douaire de la reine Marie d’Anjou sa mère. Il donna le duché de Berry en apanage à son frère Charles de France, et y joignit encore douze mille livres de pension. Il s’appliqua particulièrement à faire fleurir le commerce ; et pour empêcher de sortir de France l’argent qu’on portait aux foires de Genève, il en établit de pareilles à Lyon, avec les mêmes privilèges pour les étrangers que pour les regnicoles.

Comme il voulait attacher les seigneurs à la cour, il les faisait ordinairement manger avec lui, de sorte que la dépense de sa table qui la première année n’était que de douze mille livres, fut portée dans la suite jusqu’à vingt-six mille livres et à trente-sept mille livres, en y comprenant les gages de l’écurie ; sur quoi le roi fut prié par les généraux des finances de modérer sa dépense.

Le roi s’étant rendu à Tours, François II duc de Bretagne, lui envoya une célèbre ambassade, pour le complimenter sur son avènement à la couronne. Louis craignait que le duc arrivant bientôt après ses ambassadeurs, pour rendre son hommage, ne se trouvât avec le comte de Charolais, et que ces deux princes ne formassent ensemble quelque liaison contraire à ses intérêts. Pour prévenir leur entrevue, il voulait s’avancer en Bretagne, sous prétexte de s’acquitter d’un vœu à saint Sauveur de Redon ; mais le duc de Bretagne qui avait, dit-on, déjà fait un traité avec le comte de Charolais, par l’entremise de Romilly vice-chancelier de Bretagne, arriva à Tours avant que le roi en fût parti.

Le duc n’avait rien oublié pour paraître avec un cortège capable de donner une grande idée de sa puissance. Il était suivi des principaux de sa cour, tels que Laval, Rieux, Levi sieur de Vauvert, La Roche, Derval, Malestrait, Couvran de Broon, Lannion, Coetivi, et un grand nombre d’autres. Ce prince ne rendit qu’un hommage simple. Le roi voulait que l’hommage fût lige ; mais il prit le parti de dissimuler jusqu’à ce qu’il trouvât une circonstance favorable.

Cependant il passa en Bretagne, et prit ensuite sa route vers Bayonne, pour se trouver au rendez-vous dont il était convenu avec le roi d’Aragon, afin de pacifier les troubles de Catalogne, dont il est nécessaire de faire connaître l’origine. Jean d’Aragon, frère du roi Alphonse, avait épousé en premières noces Blanche de Navarre, héritière de cette couronne ; il en avait eu un fils qu’on nommait le prince de Viane, et deux filles. Blanche, l’aînée, épousa Henri IV roi de Castille, surnommé l’impuissant ; Léonor, la cadette, fut mariée au comte de Foix.

Blanche, reine de Navarre, étant morte, la couronne appartenait au prince de Viane, aux termes du contrat qui ne donnait au roi Jean la régence du royaume que jusqu’à la majorité de son fils.

Le roi de Navarre ayant épousé en secondes noces Jeanne Henriquez fille de l’amirante de Castille, en eut un fils, qui fut Ferdinand Le Catholique. La nouvelle reine d’autant plus jalouse de son rang, qu’elle n’était pas née pour y monter, persuada à son mari de garder la couronne, et résolut même de la faire passer sur la tête de Ferdinand. Après avoir séduit le roi par ses charmes, elle acheva de le subjuguer par ses artifices, et s’empara de l’autorité.

Le prince de Viane n’ayant pour lui que des droits qui deviennent souvent un crime, quand ils ne sont pas soutenus par la force, était parvenu à l’âge de trente ans sans avoir pu obtenir justice de son père qui était devenu son tyran, et que les lois avaient fait son sujet en Navarre. Le respect filial l’eût peut-être emporté sur les droits du souverain, si le prince de Viane n’eût été déterminé par les mauvais traitements qu’il essuyait, et par les sollicitations des plus fidèles navarrais qui demandaient leur prince légitime. Le royaume se partagea entre le père et le fils ; ils marchèrent l’un contre l’autre, et une bataille décida de la couronne. Le prince de Viane la perdit, prit la fuite, et passa auprès de son oncle Alphonse roi d’Aragon, dont il espérait le secours, ou du moins la médiation ; mais Alphonse étant mort quelque temps après, Jean son frère lui succéda.

Le prince de Viane voulant se faire un appui, rechercha l’alliance de Henri roi de Castille, son beau-frère, et demanda en mariage l’infante Isabelle, sœur de Henri. Le roi d’Aragon averti que ce mariage allait se conclure, résolut de s’assurer de son fils et d’user de dissimulation. Il convoqua les états d’Aragon à Fraga et ceux de Catalogne à Lérida. Comme l’usage était de faire reconnaître l’héritier présomptif, le roi manda à son fils de le venir trouver à Lérida. Le prince qui croyait qu’il suffisait de n’avoir rien à se reprocher pour ne rien craindre, et qui respectait trop son père pour le soupçonner d’une perfidie, se rendit auprès de lui, malgré les avis qu’il recevait de toutes parts. Il reconnut bientôt qu’il avait eu tort de les négliger, et fut arrêté en arrivant à Lérida. Les catalans et les députés des états d’Aragon reprochèrent au roi de violer le droit des gens. Ce prince, pour se justifier, imputa à son fils les crimes les plus noirs : la calomnie, la violence et l’artifice furent mis en usage ; ils étaient suggérés par la reine, et ne servaient qu’à rendre odieux le roi qui en était l’instrument.

La persécution augmenta le nombre et la chaleur des partisans du prince de Viane. Les rois ont besoin de l’estime de leurs sujets, elle est le principe du respect et un des liens de l’obéissance. Les navarrais, les catalans et les aragonais mêmes se soulevèrent. Le roi après avoir fait conduire son fils de château en château, se vit contraint de le mettre en liberté ; mais soit que la reine l’eût fait empoisonner avant de le relâcher, comme il y a beaucoup d’apparence, soit qu’il fût pénétré de chagrin de voir son père nourrir contre lui une haine implacable, il tomba dans une maladie de langueur qui termina ses jours.

Blanche, sœur du prince de Viane, n’eut pas un sort plus heureux que son frère. Henri IV roi de Castille, son mari, lui fit un crime de sa propre impuissance, et la répudia. Le comte de Foix, qui avait épousé Léonor sœur de Blanche, fit avec le roi d’Aragon un accord par lequel il lui laissait la jouissance du royaume de Navarre, à condition  qu’il passerait après sa mort à la maison de Foix. Pour satisfaire à ce traité, le roi d’Aragon remit sa fille Blanche entre les mains du comte et de la comtesse de Foix, qui abrégèrent ses jours.

Le comte de Foix sentait bien que ce traité n’était pas un titre incontestable, il y avait des héritiers du dernier roi de Navarre aussi proches que la comtesse de Foix. Il ne doutait point que dans le cas d’une contestation au sujet de la couronne de Navarre la protection de la France ne fût très puissante, et cherchant à s’en assurer, il demanda en mariage pour le vicomte de Castelbon son fils aîné Magdelaine de France, sœur de Louis XI. Le mariage fut conclu à Saint Jean d’Angeli et consommé à Saint Macaire. Le roi donna cent mille écus d’or à sa sœur.

Le comte de Foix craignant que la faveur du roi de France ne lui fît perdre celle du roi d’Aragon, employa tous ses soins pour former une alliance entre ces deux princes, et les fit convenir d’une entrevue qui se fit au pont de Serain, entre Sauveterre et Saint Palais, dans la basse Navarre. Ils y conclurent une ligue offensive et défensive. Le roi d’Aragon avait un pressant besoin de secours. Les catalans qui s’étaient armés pour défendre les droits du prince de Viane, venaient de se révolter de nouveau pour venger sa mort. Le Roussillon, la Cerdagne, l’Aragon même avaient suivi l’exemple des catalans : la révolte était devenue générale. Louis XI prêta au roi d’Aragon trois cent mille vieux écus d’or de soixante-quatre au marc, et cinquante mille écus d’or courants, qui furent employés à lever et entretenir onze cent lances pour réduire les rebelles.

Le roi Jean s’obligea de rembourser les trois cents mille écus un an après la réduction de la Catalogne, et pour sûreté de cette somme il engagea au roi les comtés de Roussillon et de Cerdagne, avec les villes et châteaux de Perpignan et de Collioure. Ce traité projeté au pont de Serain fut signé à Bayonne le 9 de mai. L’engagement n’était fait qu’à faculté de rachat ; clause qui s’interprète ordinairement selon les intérêts du possesseur actuel.

Tandis qu’on travaillait à ce traité, la reine d’Aragon fuyant devant les rebelles avec son fils Ferdinand, âgé de huit à neuf ans, s’enferma dans le château de Gironne, et y fut aussitôt assiégée par Hugues Rocaberti, comte de Palhas.

Le comte de Foix marcha vers le Roussillon à la tête d’un corps de troupes françaises dont les principaux officiers étaient, le bâtard de Lescun, qu’on nommait alors le maréchal de Comminges, Crussol, le sire d’Albret, la Hire, Navarret, Noailles, Montpezat, Brusac, Riquault, Castel-Bayard, Jean et Gaspard Bureau.

Les français s’emparèrent bientôt de Salces, de Villelongue, de Lupian, de Sainte Marie, et de Canet. Le passage du Bolou défendu par le fils du comte de Palhas, fut forcé, et le château emporté d’assaut après des prodiges de valeur de part et d’autre. Il ne s’agissait plus que d’aller délivrer la reine qui était réduite à la dernière extrémité. Tout ce qui était enfermé avec elle dans le château, ne vivait plus, dit-on, que d’une petite poignée de fèves et d’amandes qu’on donnait par jour à chaque personne.

Palhas animé de fureur, et ne respirant que la vengeance de la défaite de son fils, pressait avec ardeur le siège du château de Gironne. Il fallait pour secourir la reine forcer deux mille catalans retranchés au col de Pertuis, entre le Bolou et Gironne.

Le comte de Foix laissa une partie de son armée au Bolou, et s’avança vers le col de Pertuis à la tête de quatre cents hommes d’armes, six vingt lances, mille archers d’ordonnance, et deux mille francs archers. Les catalans toujours braves et toujours malheureux par leur témérité, au lieu de rester dans leurs retranchements sortirent au-devant d’un ennemi égal en courage, et supérieur en nombre. Le combat fut sanglant ; mais enfin les français forcèrent les catalans, gagnèrent le col de Pertuis, et firent main basse sur tout ce qui se présenta.

Le comte de Foix marcha en avant. Figuieres et Bescara lui ouvrirent leurs portes. Palhas voyant la consternation se répandre parmi ses troupes, leva le siège, et se retira à Torelhes. Le comte de Foix entra aussitôt dans le château, la reine fondant en larmes, vint au-devant de lui et l’embrassa, en l’appelant son libérateur.

Le comte de Foix profitant de la consternation des catalans, alla chercher Palhas. Celui-ci sachant que la terreur s’empare bientôt des rebelles, si l’on ne leur inspire la témérité, sortit de Torelhes à la tête de seize mille hommes, et rangea son armée en bataille en présence des français. Les catalans poussèrent aussitôt de grands cris, suivant leur coutume, et firent une décharge de toute leur artillerie ; mais comme elle était pointée trop haut, les boulets passèrent au-dessus de l’armée française, qui dans le moment chargea vivement l’ennemi.

L’épouvante se mit parmi les catalans, les uns se sauvèrent dans la ville, les autres jetèrent leurs armes et se précipitèrent à travers les rochers ; ce fut plutôt une déroute qu’un combat. La reine d’Aragon fut témoin de cette victoire, et ressentait tout le plaisir que peut donner la vengeance. Le comte de Foix réduisit bientôt tout le pays. Le roi d’Aragon joignit alors l’armée, et voulut qu’on fît le siège de Barcelone.

Les barcelonais fiers dans leur révolte, firent publier que les rebelles étaient ceux qui manquaient à leurs engagements, et que par là le roi avait perdu ses droits sur eux ; tous les habitants au-dessus de quatorze ans prirent les armes : il s’en trouva trente mille.

Les assiégeants n’étaient guère que huit mille hommes, ce qui suffisait à peine pour garnir la tranchée ; la ville ayant la mer libre, recevait aisément des rafraîchissements et de nouvelles troupes. Il y avait trois semaines que le siège était formé, lorsqu’on apprit qu’une armée de castillans paraissait sur la frontière. Le roi d’Aragon craignit qu’elle ne marchât vers Saragosse, dont la perte aurait entraîné celle du royaume. Il fut donc obligé de faire céder le ressentiment à la prudence, en abandonnant Barcelone. Le comte de Foix s’en vengea sur Villefranche qui fut forcée et livrée au pillage. Pour effacer entièrement l’affront qu’on venait de recevoir devant Barcelone, l’armée forma le siège de Tarragone, qui aurait été emportée d’assaut, si l’archevêque de cette ville, frère naturel du roi d’Aragon, n’eût disposé ce prince à la clémence et les habitants à la soumission.

Toutes les places des environs, excepté Lérida, suivirent l’exemple de Tarragone. Le roi d’Aragon marcha tout de suite à Saragosse, dont la fidélité lui était suspecte. Il y entra avec tout l’appareil de guerre capable d’intimider cette ville superbe. Les habitants prétendaient avoir des privilèges qui les exemptaient de recevoir des troupes ; mais intimidés ou gagnés, ils aimèrent mieux paraître se relâcher de leurs droits, que de s’exposer à les perdre par une résistance inutile.

Il semble que le sort de l’Europe soit nécessairement lié à celui de la France. Son destin est d’être dans tous les temps alliée, ennemie, ou arbitre des autres puissances. Louis se vit obligé de prendre presque autant de part aux divisions de l’Angleterre qu’aux troubles d’Espagne et d’Italie.

Pour connaître l’origine des guerres civiles d’Angleterre, il faut remonter jusqu’à Édouard III. Ce prince eut sept garçons. Édouard, l’aîné, prince de Galles, surnommé le noir, qui gagna la bataille de Poitiers, mourut avant son père. Richard, fils du prince de Galles, succéda à Édouard son aïeul, mais le comte de Derby, fils du duc de Lancastre, quatrième fils d’Édouard, usurpa la couronne sur Richard, et régna sous le nom de Henri IV. Le sceptre passa à son fils Henri V. Les grandes qualités de ces deux princes leur tinrent lieu de droits ; mais les anglais n’eurent pas la même soumission pour Henri VI qui avec toutes les vertus chrétiennes n’avait pas les qualités d’un roi.

Marguerite d’Anjou sa femme les possédait au plus haut degré. Jamais princesse ne fut plus digne du trône. Supérieure à toutes les femmes par la beauté, elle égalait en courage les plus grands hommes ; intrépide dans le danger, ferme dans le malheur, elle ne perdait jamais l’espérance qui fait souvent trouver les ressources : elle aurait fait le bonheur de l’Angleterre, si le duc d’York n’y eût fomenté le feu de la rébellion. Ce prince ne pouvant souffrir la faveur du duc de Somerset, se retira de la cour et leva des troupes. Le plus ferme appui de la maison d’York était Richard de Newill, comte de Warwick, de l’illustre maison des Plantagenêt. C’était le héros de l’Angleterre dans un siècle où la valeur était trop commune pour être comptée pour un mérite. Intrépide, prudent, actif, saisissant l’occasion, et sachant la préparer, il ne devait presque jamais rien au hasard : excité et non pas aveuglé par l’ambition, il ne formait de projets que ceux qui devaient réussir ; ses espérances étaient le présage de ses succès. Au lieu d’entreprendre de monter sur le trône, il y plaça successivement deux rois de parti opposé, se réservant la gloire de les y maintenir, pour avoir le droit de régner sous leur nom. Après avoir décidé du sort des rois, il fut la victime de l’ingratitude de celui dont il avait été le protecteur.

Dès le commencement de la guerre civile Warwick se déclara pour le duc d’York. Henri VI les voyant former une armée, marcha contre eux et leur livra bataille à Saint Albans, mais il la perdit, et fut fait prisonnier. Somerset y fut tué. Le duc ramena le roi à Londres, assembla le parlement, et se fit déclarer protecteur du royaume, laissant à Henri le vain titre de roi, qui n’est qu’humiliant quand il est dénué du pouvoir.

Cependant la reine songeait à s’affranchir de la servitude où le duc d’York l’avait réduite. Elle gagna les esprits avec adresse, et reprenant alors sa première autorité, elle obligea le duc à sortir encore de Londres. Le roi voulait en vain rapprocher les esprits, et concilier tant d’intérêts opposés. En recherchant la paix, il marquait trop de faiblesse pour pouvoir éviter la guerre. La jalousie du gouvernement subsistant toujours, les mêmes querelles se réveillèrent, et l’Angleterre se vit encore le théâtre de la guerre civile. Après quelques actions de part et d’autre avec différents succès, l’armée du roi et celle du duc d’York commandée par le comte de Warwick se rencontrèrent près de Northampton et en vinrent aux mains. La bataille dura plus de cinq heures avec un carnage égal ; mais enfin le roi y fut aussi malheureux qu’à Saint Albans, il fut encore fait prisonnier, et plus de dix mille hommes de l’armée royale restèrent sur la place. La reine se sauva dans le comté de Durham avec le prince de Galles encore enfant, et suivie du duc de Somerset, fils de celui qui avait été tué à Saint Albans.

Le duc d’York revint triomphant à Londres, fit assembler le parlement, et y prit la place du roi. Il exposa que la maison de Lancastre avait usurpé une couronne qui n’appartenait qu’à lui, comme ayant épousé l’héritière de la branche de Clarence, qui était la troisième, au lieu que celle de Lancastre d’où sortait Henri VI n’était que la quatrième. Henri comte de Derby, ajouta le duc d’York, avait en quelque sorte effacé le crime de son usurpation par la gloire de son règne ; Henri V ne fit pas moins d’honneur à sa patrie : j’ai fait céder mon intérêt à celui de la nation. Aujourd’hui que la couronne est sur la tête d’un prince trop faible pour la soutenir, je la demande comme un bien que personne ne saurait ni me disputer, ni me refuser. Le silence de l’assemblée fit assez connaître au duc que Henri était encore cher aux anglais. Le droit de la maison d’York était certain ; mais la possession des Lancastre était déjà ancienne, et les princes n’ont quelquefois pas d’autres titres. Le duc piqué de s’être trompé dans ses espérances, sortit brusquement, en disant : pensez-y, j’ai pris mon parti, prenez le vôtre. Le parlement plus intimidé par les armes du duc, que persuadé par ses raisons, trouva un tempérament que le duc ne crut pas devoir rejeter, et dont le roi ne s’était peut-être pas flatté.

On dressa un acte qui ne fit que confirmer au duc l’autorité dont il s’était emparé. L’acte transportait la couronne à la maison d’York, ne laissant à Henri que le titre de roi, qui ne passerait point à sa postérité. Personne n’osa plus s’opposer au duc d’York. Cette nation si fière qui combat plutôt pour la liberté, qu’elle n’en jouit, croit être indépendante quand elle change de maîtres. C’est ainsi qu’on l’a vue quelquefois s’armer contre ses rois, et ramper sous les tyrans.

On força Henri d’envoyer vers la reine pour lui faire ratifier l’acte du parlement ; mais cette princesse ne voulant pas faire au roi l’injure de croire que cet ordre vînt de lui, ne daigna pas même y répondre. Le duc d’York résolut de marcher contre elle, avant qu’elle eût le temps de relever son parti. Il chargea le duc de Norfolk et le comte de Warwick de veiller à la garde du roi et de la ville, détacha le comte de la Marche son fils aîné, pour aller rassembler des troupes, et venir ensuite le joindre, et gardant auprès de lui son second fils le comte de Rutland, et Salisbury, il sortit de Londres avec un corps de troupes.

En arrivant à Wakefield, il apprit que la reine s’avançait à la tête de dix-huit mille hommes qu’elle commandait en personne. Il en avait environ cinq mille avec lesquels il aurait pu se retrancher, en attendant le comte de la Marche ; mais croyant qu’il serait honteux pour lui de se voir assiégé par une femme, il sortit au-devant d’elle.

Marguerite aussi prudente que courageuse, ne fit d’abord paraître qu’une partie de son armée, qui engagea l’action ; mais bientôt le reste ayant enveloppé le duc d’York, ses troupes furent taillées en pièces, et lui-même resta sur la place. Le comte de Rutland qui avait à peine douze ans, se jeta aux pieds du baron de Clifford, en lui demandant la vie ; mais Clifford abusant de la victoire : je veux, dit-il, venger par ta mort celle de mon père que le tien a fait périr ; je voudrais exterminer ta race entière. À ces mots, il enfonce le poignard dans le sein de cet enfant ; apercevant ensuite le corps du duc d’York étendu sur la place, il se jette dessus, lui coupe la tête, et va la présenter à la reine. Cette princesse la fit mettre sur les murailles d’York avec celles de Rutland et de Salisbury. On distingua la tête du duc par une couronne de carton. La reine alla tout de suite se présenter devant Londres, Warwick et Norfolk sortirent pour la combattre, l’attaquèrent à Saint Albans, furent mis en déroute, et abandonnèrent le roi qu’ils avaient amené avec eux. Ce malheureux prince passait ainsi de la liberté à l’esclavage, et de l’esclavage à la liberté, sans y paraître sensible. La reine fit massacrer ceux qui le gardaient, quoiqu’il demandât leur grâce. Elle pensait que pour la gloire même de Henri, et pour leur sûreté commune, elle devait s’emparer de l’autorité, et que ce prince n’ayant jamais su punir, il ne lui appartenait pas de faire grâce. Londres était prête d’ouvrir ses portes, lorsqu’on y apprit que le comte de la Marche s’avançait, et qu’il avait déjà défait près d’Hereford le comte de Pembroke.

Édouard comte de la Marche, alors âgé de dix-huit ans, était le prince le plus beau et le mieux fait de son siècle ; il unissait à la plus haute valeur toutes les qualités brillantes ; son ardeur pour les plaisirs pouvait seule balancer sa passion pour la gloire.

Ce prince animé du désir de venger la mort de son père, voyait que pour régner, il fallait commencer par combattre, et établir ses droits avant de songer à les faire valoir ; il ne perdit pas un instant et marcha droit à Londres. La reine craignant de se voir attaquée en même temps par Édouard et par les rebelles qui étaient maîtres de la ville, se retira avec le roi dans le nord de l’Angleterre, d’où elle envoya demander du secours à Charles VII. Ce prince ne pouvait alors donner que des espérances éloignées, et le besoin était pressant.

Édouard ne trouvant point d’obstacles, entra triomphant dans Londres, et fut reçu avec des acclamations extraordinaires. Il profita de la chaleur du peuple, fit assembler les principaux du clergé, de la noblesse et de la bourgeoisie, et feignant de se soumettre au jugement de cette assemblée, il fit valoir les mêmes droits que son père avait déjà exposés dans le parlement. Ils avaient encore plus de force dans la bouche du fils, parce que les anglais qui s’étaient déjà engagés au père, étaient encore gagnés par ce charme attaché à la jeunesse et aux grâces. Édouard avait d’ailleurs une éloquence naturelle, qui est un très grand avantage dans un état où le peuple influe dans le gouvernement. Il parla avec cette confiance que donne une première victoire. Pour obtenir du peuple, il vaut mieux exagérer ses prétentions que de les borner. La témérité frappe la multitude et l’entraîne sans lui laisser la liberté de réfléchir. Édouard, non seulement demanda la couronne ; mais il prétendit que Henri devait être privé du titre de roi, puisqu’il avait violé l’acte qui le lui avait conservé. Toute l’assemblée applaudit à ce discours, et dans l’instant Édouard fut proclamé roi, le 3 de mars 1461.

Il ne songea plus qu’à détruire le parti puissant que Henri avait encore, et alla le chercher dans le nord de l’Angleterre. Les armées étaient déjà proches l’une de l’autre, lorsque Clifford surprit le château de Ferbricq et passa la garnison au fil de l’épée. Quelques soldats échappés au massacre s’enfuirent dans l’armée d’Édouard, et y auraient porté l’épouvante, si ce prince n’eût rassuré les esprits par sa fermeté. Si quelqu’un, dit-il, veut se retirer, il le peut ; mais s’il est assez lâche pour fuir pendant le combat, on lui fera moins de quartier qu’à l’ennemi. Rien n’inspire plus de courage aux hommes que de leur donner ouvertement le choix de l’opprobre ou de la gloire : le soldat à qui l’intrépidité des chefs se communique, ne respire plus que le combat.

Le comte de Warwick, joignant l’exemple au discours, quitte son cheval, le tue de sa main, pour se mettre lui-même dans la nécessité de combattre à pied, et baisant son épée, fuie qui voudra, s’écria-t-il, je mourrai avec ceux qui voudront mourir avec moi. On apprit en même temps que Clifford s’était laissé surprendre, et qu’il avait été tué en voulant s’ouvrir un passage l’épée à la main pour aller joindre Henri. Le lendemain, jour de pâques fleuries, les armées se trouvèrent en présence près de Tawnton. Édouard avait quarante mille hommes, et Henri soixante mille.

La bataille commença à neuf heures du matin et ne finit qu’à la nuit. Quelques auteurs disent qu’elle dura deux jours. Édouard défendit à ses soldats de faire des prisonniers, et de tirer, qu’ils n’eussent joint l’ennemi, de sorte que l’on combattit bientôt corps à corps ; Édouard général et soldat, commandait et combattait partout. Le carnage fut affreux, et la victoire longtemps incertaine. La fureur était égale dans les deux armées : le soldat renversé était à l’instant remplacé par un autre. La mort volait de toutes parts, et la bataille n’eût sans doute été terminée que par la destruction des deux partis, s’il ne se fût élevé un vent violent, qui portant une grande quantité de neige au visage des soldats de Henri, leur fit perdre l’avantage. Ils commencèrent à plier ; on les voyait encore se rallier par troupes et retourner à la charge en désespérés ; mais ils furent enfin obligés de laisser Édouard maître du champ de bataille, couvert de plus de trente-six mille morts. On rapporte que la rivière de Warf fut teinte de sang et couverte de corps morts, et que les vainqueurs passèrent sur un monceau de cadavres une petite rivière qui se décharge dans celle de Warf. Le comte de Devonshire et quelques autres officiers principaux qui furent faits prisonniers périrent sur l’échafaud, et l’on mit leurs têtes à la place de celles du duc d’York, de Rutland et de Salisbury.

Henri, Marguerite et le prince de Galles se sauvèrent en Écosse, d’où ils envoyèrent Somerset implorer pour eux le secours de Louis XI qui venait de monter sur le trône ; mais comme ce prince ne voulait se mêler d’aucunes guerres que de celles qui pouvaient lui être utiles, il se contenta d’offrir à Marguerite un asile en France. Louis ne pouvait prendre ouvertement aucun engagement avec elle, parce qu’il entretenait en même temps correspondance avec Édouard.

Cependant la reine d’Angleterre passa en France, et vint trouver le roi à Chinon. Les ambassadeurs d’Écosse, les agents du comte de Warwick, de Somerset et d’Édouard s’y trouvèrent en même temps, et furent également défrayés aux dépens du roi. Tous voulaient engager ce prince dans leur parti. Il penchait assez pour Marguerite, en faveur de qui il était sollicité par la reine sa mère, par le roi René et par le comte du Maine ; mais tout ce qu’ils en purent obtenir fut qu’il prêterait une somme de vingt mille livres au roi Henri, qui s’engageait de la rendre dans un an, ou de remettre Calais, lorsqu’il serait rétabli sur le trône. Ce dernier engagement était plus téméraire que solide, et n’aurait pu être exécuté sans soulever de nouveau toute l’Angleterre.

Le duc de Bretagne parut plus touché que personne de la situation de Henri et de Marguerite, et résolut de déclarer la guerre à Édouard. Marguerite espérait que le roi excité par cet exemple, se piquerait de générosité ; mais comme il ne désirait que la paix avec l’Angleterre, et qu’il n’aimait pas le duc de Bretagne, il n’était pas fâché de le voir s’engager assez légèrement dans une guerre périlleuse, et persista d’autant plus à garder la neutralité. Au défaut de services effectifs, il fit rendre à Marguerite tous les honneurs dus à une reine ; et avant son départ il tint avec elle sur les fonts, l’enfant dont la duchesse d’Orléans venait d’accoucher, qui fut depuis le roi Louis XII.

Sur ces entrefaites on apprit que la flotte anglaise, composée de deux cents voiles et de seize mille hommes de débarquement, était partie de Portsmouth. Le roi fit marcher les milices vers les lieux où les anglais paraissaient vouloir tenter une descente. Il se transporta lui-même dans toutes les places qui pouvaient être attaquées, les examina, les pourvût de toutes les munitions nécessaires, et par sa vigilance, fit échouer les desseins des anglais, qui pour conserver leur puissance sur mer, sont toujours obligés à de grands armements très onéreux pour eux, et quelquefois inutiles.

Brézé, sénéchal de Normandie, fut celui qui s’intéressa plus que personne aux malheurs de la reine d’Angleterre. On prétend qu’il y était porté par un intérêt plus vif que celui de la compassion. Il rassembla deux mille hommes, et s’embarqua avec cette princesse. Elle comptait trouver dans le nord de l’Angleterre un parti puissant ; mais quand elle voulut débarquer à Tinmont, on tira le canon sur elle, et on l’obligea de s’éloigner. À peine s’était-elle remise en mer que la tempête dispersa ses vaisseaux.

Celui qu’elle montait fut heureusement poussé à Barwic, place d’Écosse. Les autres échouèrent sur les côtes d’Angleterre. Brézé s’enferma avec les français dans Alnevic où il fut assiégé. Il se défendit avec tant de valeur, qu’il donna le temps à Georges Douglas, comte d’Angus, de venir le dégager.

D’un autre côté Somerset et le chevalier Percy passèrent dans le camp de Henri, et furent suivis par un si grand nombre d’anglais, que la reine pouvait en former une armée capable de tenir la campagne ; mais comme elle n’avait ni argent ni vivres, il n’était pas possible de faire observer aucune discipline aux troupes. Montaigu, qui commandait l’armée d’Édouard, profitant de ce désordre, attaqua et força le camp de Henri. Le roi et la reine se sauvèrent chacun de leur côté.

Quelque temps après Henri fut arrêté et conduit dans la tour de Londres. L’habitude où ce prince était d’être gouverné, le rendait assez indifférent sur ses maîtres.

Marguerite n’avait pas la même insensibilité : digne du trône par sa vertu, et supérieure au malheur par sa constance, elle se sauva avec son fils dans une forêt où elle fut rencontrée par des voleurs. Ces brigands commencèrent par la dépouiller de ses pierreries ; mais ayant pris querelle entre eux pour le partage d’un si riche butin, la reine dont l’âme ne s’altérait jamais par le malheur, profita de leur division pour leur échapper, et se jeta dans le plus épais de la forêt, tenant son fils entre ses bras et marchant au hasard.

Elle rencontra un autre voleur : la lassitude ne lui permettant plus de fuir, et ne craignant que pour son fils, elle s’avança vers le voleur avec cet air de majesté qui ne l’abandonnait jamais : tiens mon ami,  lui dit-elle, sauve le fils de ton roi.

Le voleur touché de compassion et frappé de respect, prit le jeune prince, aida à la reine à marcher, et la conduisit au bord de la mer où ils trouvèrent une barque qui les passa à l’écluse. Le duc de Bourgogne reçut cette princesse avec le respect dû aux illustres malheureux, lui donna deux mille écus, et la fit conduire auprès du roi René son père. Si Louis XI n’eût consulté que son inclination, il aurait donné du secours à Marguerite ; mais il était alors occupé d’affaires trop importantes du côté de l’Espagne, pour se mêler de celles d’Angleterre.

Le roi d’Aragon, après avoir châtié les rebelles, voulait employer les troupes françaises contre Henri roi de Castille. Le comte de Foix qui craignait les prétentions de Henri sur le royaume de Navarre, approuvait le dessein du roi d’Aragon ; mais le maréchal de Comminges, Crussol et les autres officiers français représentèrent que depuis trois cents ans il y avait une alliance entre les rois de France et de Castille, de couronne à couronne, et de peuple à peuple ; qu’elle venait même d’être renouvelée, et ne leur permettait pas de tourner leurs armes contre les castillans. d’ailleurs le roi d’Aragon commençait à être suspect. On avait arrêté André Roscados que ce prince envoyait à Édouard IV pour l’exhorter à déclarer la guerre à la France. On apprit en même temps que le château de Perpignan était assiégé par les habitants de la ville, et l’on ne doutait point que le roi d’Aragon ne les y eût engagés par quelques pratiques secrètes. Le roi envoya pour contenir le Roussillon une seconde armée sous le commandement de Jacques d’Armagnac qui venait d’être fait duc de Nemours, avec les titres, rang et prérogatives de duc et pair.

C’était une grâce sans exemple, et d’autant plus grande que depuis les nouvelles créations de duchés, il n’y avait que les princes du sang qui eussent encore été décorés de ce titre ; aussi le parlement s’y opposa-t-il, et ne se rendit qu’après plusieurs lettres de jussion. Le roi ne trouva pas moins d’opposition lorsqu’il érigea le comté de Retel en pairie en faveur du comte de Nevers. Le parlement craignait que cette dignité ne s’avilît en se multipliant.

Le duc de Nemours entra en Roussillon sur la fin de 1462 fit lever le siège du château de Perpignan, prit d’assaut un fort que les habitants avaient élevé contre le château, et passa au fil de l’épée tout ce qui s’y trouva : il serait même entré dans la ville, malgré tous les retranchements, s’il n’eût pas voulu la sauver du pillage. Les consuls suivis des principaux bourgeois, vinrent aussitôt se jeter aux pieds du duc, lui demandèrent pardon, et lui jurèrent d’être désormais fidèles à la France.

Le roi d’Aragon n’ayant pas réussi dans le projet d’armer Louis XI contre Henri IV roi de Castille, faisait tous ses efforts pour semer la jalousie entre ces deux princes. Louis qui voulait dissiper les soupçons qu’on cherchait à donner à Henri, lui avait envoyé Inigo Darceo, appelé le boursier d’Espagne, pour le prier de n’ajouter aucune foi aux rapports qu’on pourrait lui faire ; pour l’assurer que rien n’était capable de détruire l’union qui était entre eux, et pour lui proposer une entrevue, dans laquelle on terminerait les différends qui étaient entre la Castille et l’Aragon. Le roi, pour donner plus de poids à la négociation, envoya l’amiral Montauban en qualité d’ambassadeur avec les mêmes instructions, et partit en même temps pour se rendre sur la frontière, après avoir nommé lieutenants généraux du royaume, Charles de Melun bailli de Sens, et Beauveau seigneur de Précigny, premier président de la chambre des comptes.

Le roi d’Aragon ne songea plus qu’à empêcher que l’entrevue des rois de France et de Castille fût contraire à ses intérêts. Il avait envoyé en France le connétable Pierre Peralte, dont le voyage se borna à trahir son maître, en se vendant à Louis XI pour une pension de vingt mille livres.

L’entrevue des deux rois fut précédée par des conférences qui se tinrent à Bayonne. Louis XI y était présent. Le roi de Castille y envoya Alphonse Cavillo, archevêque de Tolède, et Jean Pacheco. La reine d’Aragon y vint elle-même, suivie de Peralte et du grand-maître de l’ordre militaire de Monteza.

Édouard, par cette malheureuse politique qui fait croire aux princes que le bonheur de leurs états dépend du malheur et de la division de leurs voisins, essaya de traverser ces conférences. On parvint cependant à faire un traité par lequel Henri renonça à tous ses droits sur la Navarre, et céda la Catalogne au roi d’Aragon, qui s’engagea à lui payer cinquante mille pistoles ; il n’y avait plus que la Merindade d’Estelle sur quoi ces princes ne pouvant s’accorder, se rapportèrent au jugement du roi. Louis décida en faveur de Henri, et lui adjugea la ville et le territoire d’Estelle, quoique ce fût une portion de la Navarre, qui par le même traité, était réunie à l’Aragon. On accorda une amnistie générale aux rebelles. Le traité déplut également à toutes les parties contractantes. Les catalans se plaignaient hautement que le roi de Castille les trahissait, les navarrais protestèrent contre ce traité, parce qu’on démembrait le royaume de Navarre, en donnant la ville d’Estelle au roi de Castille ; celui d’Aragon avait espéré que Louis jugerait cet article en sa faveur ; Henri prétendait que les alliances qui étaient de tout temps entre les couronnes de France et de Castille, auraient dû empêcher Louis XI de traiter avec le roi d’Aragon, et d’accepter l’engagement des comtés de Roussillon et de Cerdagne. Louis XI était fâché de n’avoir pas obtenu la Biscaye, qu’il avait fait réclamer du chef de sa bisaïeule Marie d’Espagne, fille de Ferdinand et de l’héritière de Lara. Enfin toutes les parties furent mécontentes, parce qu’elles portaient leurs prétentions au-delà de leurs droits.

Cependant Louis et Henri se disposaient à leur entrevue, qui après le traité conclu n’était qu’une scène de représentation : elle n’en était que plus importante aux yeux de Henri. Ce prince tenait sa cour à Almaçan, et ne s’occupait que de fêtes et de plaisirs qui étaient fort en usage en Espagne avant que l’étiquette de la maison d’Autriche y eût porté l’orgueil et l’ennui.

Comme il aimait le faste, il n’avait différé l’entrevue que pour y paraître avec plus de magnificence. Rien n’approche de celle qu’il y fit éclater. Henri qui était laid et mal fait croyait que la parure suppléait à la nature. Il était suivi d’une foule de courtisans, qui pour flatter le goût de leur maître, parurent avec les plus superbes équipages. Bertrand de La Cueva, comte de Ledesma, favori de Henri, se distingua particulièrement par la richesse de ses habits ; ses brodequins mêmes étaient enrichis de pierreries, et il aborda dans une nacelle dont la voile était de toile d’or.

Louis donna dans une extrémité opposée ; quoiqu’il fût toujours fort négligé dans ses habits, il semblait qu’il eût affecté d’être encore plus simplement vêtu qu’à l’ordinaire.

Commines dit de ce prince, qu’il se mettait si mal que pis ne pouvait. Il parut avec un habit de gros drap, et la tête couverte d’un vieux chapeau, qui n’était remarquable que par une notre-dame de plomb, qui y était attachée. d’ailleurs il était en habit court, ce qui n’était pas alors décent. Le duc de Bourbon, le comte de Foix, le prince de Navarre, le comte de Comminges imitèrent la simplicité du roi, et n’avaient qu’un appareil militaire. Ce fut ainsi que Louis et Henri se rendirent sur les bords de la rivière de Bidassoa. Henri, loin de prétendre à la préséance, passa la rivière, et vint trouver le roi. Ils s’embrassèrent, et après avoir conféré quelque temps à l’écart, ils firent approcher leur suite, et l’on fit la lecture du traité. Tous les auteurs conviennent que Louis et Henri se séparèrent avec assez de froideur. La magnificence des castillans excita la jalousie des français, et la simplicité de ceux-ci inspira du mépris aux castillans. Louis XI dédaignait avec raison un faste inutile ; mais il le méprisait trop en des occasions où il eût été convenable de ne le pas négliger totalement, et où il y avait peut-être plus d’affectation à se l’interdire, que d’orgueil à l’étaler. Il crut faire assez que de gagner à force d’argent les ministres de Henri ; commerce aussi honteux pour le prince qui séduit, que pour les sujets qui trahissent leur maître.

Cette entrevue fait une époque d’autant plus importante dans notre histoire, et même dans celle de l’Europe, que les français et les espagnols après avoir été si longtemps unis, conçurent dès lors la haine qui a subsisté entre eux pendant plus de deux siècles.

Quoique les grands évènements et les intérêts les plus vifs n’aient souvent que des principes frivoles ; on pourrait dire, malgré l’opinion commune, que l’entrevue de Louis XI et de Henri IV roi de Castille ne fut ni la cause ni l’époque précise de la haine réciproque des français et des espagnols. En rapprochant l’époque de cette haine ou jalousie, ce qui est la même chose entre deux peuples, on en peut trouver un motif plus vraisemblable. Elle n’a commencé que lorsque Ferdinand le Catholique a réuni sous sa domination l’Aragon et la Castille. L’Espagne a cessé d’être amie de la France aussitôt qu’elle a pu en être la rivale. Cette jalousie s’est accrue dans le temps que le trône impérial s’est trouvé joint à celui d’Espagne, et l’union n’a commencé à renaître entre les deux peuples que lorsque la maison de France a passé sur le trône d’Espagne.

Cependant Louis XI pour dédommager le comte de Foix de la ville d’Estelle qui faisait partie de la Navarre, lui céda ses droits sur les comtés de Roussillon et de Cerdagne, et pour sûreté le mit en possession de la ville et sénéchaussée de Carcassonne ; mais le roi d’Aragon n’ayant pas satisfait au traité en remettant Estelle au roi de Castille, Louis retint le Roussillon et la Cerdagne. Les habitants de Perpignan envoyèrent des députés au roi pour le prier de leur faire voir l’acte de transport du Roussillon et de la Cerdagne, de leur déclarer s’il prétendait les unir à sa couronne, et pour lui demander en ce cas la confirmation de leurs privilèges. Le roi leur répondit que s’étant révoltés, il les avait subjugués pendant qu’ils étaient sans seigneur, qu’il n’avait besoin que du titre de conquête ; mais que de plus le Roussillon et la Cerdagne lui avaient été engagés pour trois cents mille écus, et qu’il prétendait les unir à sa couronne, et rétablir par là les anciennes bornes de la France, en les poussant aux Pyrénées.

Louis voulut bien accorder la confirmation des privilèges de Perpignan ; mais ce fut avec tant de changements, qu’ils parurent être des lois nouvelles, et marquèrent mieux le changement de souverain. Il donna aussi plusieurs lettres d’abolition qui partaient du même principe, et nomma le comte de Candale vice-roi de la province.

À peine le roi était-il débarrassé de la guerre d’Espagne, qu’il eut avec Rome des affaires d’une autre nature. Le pape n’eut pas plutôt obtenu l’abolition de la pragmatique, que les grâces expectatives et tous les bénéfices furent comme à l’encan. La science ni les mœurs n’étaient pas des titres pour les obtenir : celui qui en offrait le plus, en était jugé le plus digne. Tous ceux qui en espéraient allaient s’établir à Rome : on y porta une si grande quantité d’argent, qu’on n’en trouvait plus chez les banquiers. Un tel commerce, contraire aux lois, pernicieux à l’état et scandaleux pour l’église, excita le zèle du parlement. Jean Boulanger président, l’avocat général Gannay, et Saint Romain procureur général, allèrent trouver le roi en Languedoc, pour lui en porter leurs plaintes.

Sur ces représentations le roi rendit à Muret une ordonnance pour la conservation de son autorité et des droits du parlement, avec ordre au procureur général d’appeler au futur concile des entreprises ou censures du pape, après en avoir conféré avec l’université.

Il y eut encore deux autres ordonnances en interprétation de la première, pour la conservation du droit de régale, portant défenses à tous collecteurs et agents du pape de procéder par voie de censure sous peine de bannissement. Enfin par une déclaration du 10 septembre 1464 le roi se plaint de la quantité prodigieuse de grâces expectatives accordées par le pape à des étrangers inconnus et non féables, dont s’en sont ensuivis plusieurs grands et innumérables maux à nous et à la chose publique, et fait défenses à qui que ce soit d’impétrer aucun bénéfice sans sa permission, conformément aux anciennes lois de l’état. En effet dans les temps où les élections ont été les plus libres, on ne procédait à aucune élection, particulièrement d’évêque, dont l’acte ne portât que c’était du commandement ou consentement et autorité du roi.

Le pape fut d’autant plus offensé de ce qui concernait l’appel au futur concile, qu’il avait déclaré dans celui de Mantoue que ceux qui appelleraient de lui, seraient regardés comme hérétiques. Pie aurait désiré susciter des ennemis au roi ; mais la puissance de ce prince était alors trop bien établie, pour qu’il dût craindre aucuns mauvais desseins. Édouard avait assez d’occupation en Angleterre ; le roi d’Aragon était humilié, celui de Castille était d’un caractère faible, et peu estimé de ses sujets ; et l’on était sûr du duc de Bourgogne par le moyen des Croy. Cependant il s’élevait toujours quelques différends entre le roi et le duc. Ce prince avait envoyé Chimay demander les titres concernant le Luxembourg, et se plaindre de plusieurs entreprises contraires au traité d’Arras.

Chimay ne pouvant obtenir audience, prit le parti d’attendre le roi au sortir de sa chambre. Ce prince choqué de cette importunité, lui demanda si le duc de Bourgogne était d’un autre métal que les autres princes. Il le faut bien, repartit Chimay, puisqu’il vous a reçu et protégé, quand personne n’osait le faire. Louis frappé de la fermeté de Chimay, et encore plus de la vérité, rentra dans sa chambre sans répondre. Le comte de Dunois ayant marqué à Chimay combien il était étonné d’une telle hardiesse avec un prince aussi absolu que le roi : si j’avais été à cinquante lieues, reprit Chimay, et que le roi eût parlé de mon maître, comme il vient de le faire, je serais revenu pour lui répondre comme j’ai fait. Chimay partit sans avoir rien obtenu, et quelque temps après le duc de Bourgogne fit donner au conseil du roi un mémoire très étendu de ses griefs contre les officiers royaux ; on y répondit par d’autres griefs, de sorte que tout semblait annoncer une rupture ; mais le roi était retenu par la crainte qu’Édouard ne se réunît avec le duc de Bourgogne : et le duc ne désirait que la tranquillité qu’il n’avait pas même dans sa maison. Il souffrait beaucoup du caractère bouillant et altier du comte de Charolais, et voyait avec chagrin une haine mortelle entre les comtes de Nevers et d’Estampes ses neveux.

Le duc était donc bien éloigné de songer à la guerre, aussi dit-il aux ambassadeurs d’Édouard que le meilleur conseil qu’il pût donner à leur maître, était de faire la paix avec la France. Il offrit d’en faire l’ouverture.

Le roi accepta la proposition, et donna un plein pouvoir à Antoine de Croy. Édouard voyant qu’il avait tout à craindre des écossais, s’ils venaient à se réunir entre eux, et se joindre à la France, envoya ses plénipotentiaires, qui conclurent une trêve d’un an. Tant que dura la négociation, Louis XI garda à sa cour un ambassadeur de Henri VI pour faire voir à Édouard que ce n’était point par crainte, mais pour le bien de ses peuples qu’il recherchait la paix.

Louis, pour reconnaître le zèle d’Antoine de Croy, et le récompenser des dépenses qu’il avait faites pour son service, lui donna le comté de Guînes, la baronnie d’Ardres, plusieurs terres près de Saint Omer, et prit sous sa protection toute la maison de Croy : elle en avait d’autant plus de besoin, que le duc Philippe venant à mourir, elle aurait eu tout à craindre de son fils.

Le comte de Charolais n’avait de commun avec Louis XI que de haïr tout ce qui était du goût de son père ; c’est par-là que les Croy lui étaient odieux. Le comte de Saint Pol, favori du comte, nourrissait encore son animosité, et cherchait à les perdre. Il fit accuser le comte d’Estempes d’avoir par le conseil des Croy employé des maléfices et des sortilèges contre le comte de Charolais.

Jean Bruyère, médecin du comte d’Estempes, fut accusé d’avoir fait avec un moine des images de cire, de les avoir baptisées avec de l’eau d’un seau de moulin, d’avoir écrit au front d’une de ces images Louis pour le roi, au front de l’autre Philippe pour le duc de Bourgogne, et sur la troisième, Charles  pour le comte de Charolais. Sur l’estomac de chacune Jean pour le comte d’Estempes, et sur le dos Bélial. L’intention du comte d’Estempes était, disait-on, d’employer le charme des deux premières figures pour s’assurer la faveur du roi et du duc de Bourgogne, et de se servir de la troisième pour faire tomber le comte de Charolais dans une langueur mortelle. On fit à ce sujet des informations fort sérieuses, et l’on en donna avis au roi, mais l’affaire ne fut pas poussée plus loin faute de preuves.

Je n’ai rapporté un fait et des circonstances aussi ridicules, que pour donner l’idée de la superstition de ces temps-là. L’histoire de l’esprit humain ne devrait servir qu’à l’humilier.

La protection que le roi accordait aux Croy fut un des premiers motifs de l’aversion que le comte de Charolais conçut contre ce prince. Elle devint bientôt une haine irréconciliable par plusieurs motifs.

Le premier fut que la commission du comte pour commander en Normandie étant finie, le roi ne la renouvela pas. Le second vint du rachat des villes sur la Somme, engagées au duc de Bourgogne par le traité d’Arras pour quatre cents mille écus. Le comte de Charolais fit tous ses efforts pour dissuader son père de rendre ces villes, mais Croy qui était dévoué au roi, engagea le duc à les céder.

Aussitôt que le rachat fut conclu, le roi fit remettre deux cents mille écus au duc de Bourgogne, et envoya le chancelier Pierre de Morvilliers, et Beauveau, premier président de la chambre des comptes, proposer au parlement de lui prêter, pour faire le second payement, l’argent des dépôts et des consignations, avec promesse de le rendre des premiers deniers qu’on recevrait. Le parlement y consentit pour le bien de l’état, et prêta quarante-neuf mille livres. On y joignit une partie des fonds destinés aux troupes ; toutes les provinces contribuèrent, et les sommes qu’elles fournirent achevèrent le payement, et servirent à payer les emprunts que le roi avait été obligé de faire.

La facilité que le roi trouva à retirer les villes sur la Somme, lui fit naître le projet de rentrer dans celles de Lille, Douai et Orchies, qui avaient été engagées au duc Philippe le Hardi ; il en fit faire la proposition : mais les plaintes du comte de Charolais au sujet du traité qui venait d’être conclu pour les villes sur la Somme, firent que le duc répondit que les autres places ayant été cédées à son aïeul pour lui et toute sa postérité masculine, il ne pouvait s’en dessaisir, sans faire tort à son fils.

Le roi ayant terminé cette affaire, songea à finir toutes les contestations qui étaient entre lui et François II duc de Bretagne. Ces deux princes avaient vécu dans une union assez étroite quand l’un et l’autre étaient sujets ; temps où les princes peuvent encore être sensibles à l’amitié ; mais il est rare que l’on aime ceux à qui l’on obéit, et que ceux qui commandent veuillent autre chose que des respects. François étant devenu duc de Bretagne, Louis encore dauphin s’adressa à lui dans ses besoins, et le pria de lui prêter une somme de quatre mille écus. Le duc la lui refusa, alléguant pour excuse la crainte de déplaire au roi. Louis fut encore plus offensé du motif que du refus ; mais il suspendit son ressentiment, parce qu’il comptait que dès qu’il serait monté sur le trône, le duc respecterait dans sa personne le caractère de roi, et aurait pour lui l’attachement et les égards qu’il marquait pour Charles VII.

Cependant le roi se trouvant engagé dans les guerres de Catalogne et contre les anglais, ne reçut pas la moindre offre de service de la part du duc de Bretagne. Il eut même tout lieu d’être persuadé de ses mauvais desseins, lorsque la flotte anglaise sortit de la Manche et s’avança vers les côtes du Poitou. Le chemin le plus court pour le roi était de passer par la Bretagne, le duc l’en détourna, en répandant le bruit qu’il y avait beaucoup de maladies contagieuses dans les lieux où il devait passer. Le roi sut depuis que ces bruits n’étaient qu’un artifice du duc, et qu’il se serait opposé à son passage s’il eût persisté à vouloir prendre cette route.

Louis crut devoir réprimer la témérité du duc, et l’empêcher de se livrer aux conseils qu’on osait lui donner. En effet le duc de Bretagne était un prince faible, timide, incapable d’agir, et de penser par lui-même ; il se livrait à toutes les impressions qu’on voulait lui donner ; et sa docilité aux conseils venait plus de sa faiblesse que de sa confiance.

Le roi lui fit dire qu’il avait dessein de terminer à l’amiable tous les différends qui étaient entre eux, et qu’il avait nommé le comte du Maine, l’évêque de Poitiers, Jean Dauvet, premier président du parlement de Toulouse, et Pierre Poignant, conseiller au parlement, pour se rendre à Tours en qualité de commissaires.

Le duc nomma de son côté le comte de Laval, Guillaume Chauvin chancelier de Bretagne, Tanneguy du Châtel, Antoine de Beauveau, seigneur de Pontpean, Loysel, Feré et Coëtlogon.

Les principaux articles qu’il s’agissait de discuter, concernaient l’hommage que le roi prétendait être lige, le titre de duc par la grâce de Dieu, et le droit de régale. Les rois d’Angleterre avaient joui de la régale en Guyenne ; et comme le duc de Bretagne prétendait ne devoir au roi qu’un hommage simple, il soutenait aussi qu’elle lui appartenait sur les évêchés de Bretagne ; mais le roi la réclamait comme un droit de sa couronne. Cette question qui avait déjà été agitée sous les règnes précédents, venait de se renouveler à l’occasion de l’évêché de Nantes, où la cour de Rome avait nommé d’Acigné. Le duc avait demandé au pape la translation de ce prélat, et n’ayant pu l’obtenir, il l’avait chassé et s’était saisi de son temporel.

Les choses auraient été bientôt décidées si le duc n’eût pas continuellement usé de remise, pendant lesquelles il cherchait à faire intervenir le pape dans cette affaire : on arrêta un agent que le duc avait envoyé à Rome, et on trouva dans ses instructions, que ce prince était résolu de livrer plutôt la Bretagne aux anglais, que de se soumettre au roi.

Louis croyait son droit trop certain et était d’ailleurs trop mécontent du pape pour vouloir s’en remettre à sa décision. Il venait même d’ordonner au parlement de s’opposer à ses prétentions au sujet du cardinal de Coutances, qui voulait se mettre en possession d’une abbaye en vertu de la seule nomination du pape. Pie II irrité des poursuites, publia une bulle d’excommunication contre le parlement, qui la réduisit à sa juste valeur, n’y faisant pas la moindre attention.

Par le peu d’union qui était entre le roi et le pape, il est aisé de voir que la médiation du pontife ne devait pas être d’un grand avantage au duc de Bretagne. En effet Pie II ayant envoyé Jean Cezarini pour prendre connaissance des différends qui étaient entre le roi et le duc, le roi chargea Langlée maître des requêtes de lui répondre de la personne du nonce, et lui fit dire qu’il trouvait fort mauvais que le pape s’ingérât dans cette affaire, sans y être appelé.

Les mesures que l’on voyait prendre au roi contre ceux dont il avait sujet de se plaindre, faisaient rechercher son alliance, ou réclamer sa protection. Les suisses lui envoyèrent une célèbre ambassade.

Le duc et la duchesse de Savoie vinrent le trouver pour le rendre médiateur des contestations qui étaient entre la maison de Savoie et le duc de Bourbon, au sujet des terres de la Bresse et du Beaujolais, qui étaient enclavées les unes dans les autres ; mais le principal objet de leur voyage était d’implorer le secours du roi contre Philippe de Savoie second fils du duc.

On avait vu en même temps les trois princes les plus amis de la paix ne pouvoir en jouir dans leur maison, et trouver dans leurs fils leurs plus cruels ennemis. Louis XI avait fait mourir son père de chagrin. Le duc de Bourgogne était tous les jours exposé aux emportements de son fils. Philippe de Savoie avait soulevé les peuples contre son père, et après avoir tué de sa main Jean de Varan maître d’hôtel de la duchesse sa mère ; il fit condamner de son autorité Valpergue chancelier de Savoie, qui n’évita la mort que par la fuite. Le duc et la duchesse n’étant pas en sûreté se retirèrent à Genève, Philippe les y poursuivit et les accabla de tant d’outrages, qu’ils furent enfin obligés de chercher du secours et un asile en France.

Philippe de Savoie était soutenu par François Sforze duc de Milan, pour qui le roi avait une estime particulière. Ce prince n’étant encore que dauphin avait fait alliance avec Sforze, et leur union ne s’était altérée que parce que le duc avait donné du secours à Ferdinand d’Aragon contre la maison d’Anjou.

Sur les premières plaintes que le roi reçut contre Philippe de Savoie, il forma le dessein de le faire rentrer dans le devoir, en le privant de l’appui du duc de Milan, de renouer son alliance avec ce duc, de châtier la superbe ville de Gènes, toujours punie et toujours rebelle, et de se débarrasser en même temps des guerres d’Italie où l’on n’avait conservé que la ville de Savonne.

Le roi chargea de cette négociation Antoine de Noxe ministre du pape. Noxe homme très-capable de conduire une affaire, fit savoir au duc de Milan que les intentions du roi étaient de lui céder la ville de Savonne et ses droits sur Gènes, pourvu qu’il abandonnât Philippe de Savoie et le parti de Ferdinand d’Aragon, sans qu’on exigeât autre chose en faveur de la maison d’Anjou, que de refuser le passage et des munitions à ses ennemis.

Le duc de Milan était trop flatté de l’honneur et des avantages que le roi lui faisait, pour ne pas s’empresser d’y répondre. Il envoya Albéric Malatesta lui faire les remerciements les plus vifs, offrant de plus de donner au duc d’Orléans deux cent mille écus d’or pour le dédommager des droits qu’il avait sur le duché de Milan. L’affaire fut décidée et le traité signé. Le roi céda les terres et seigneuries de Gènes et de Savonne à François duc de Milan pour lui et ses hoirs, à la réserve du domaine direct que le roi retenait sur tous ces fiefs.

Le roi fit expédier le même jour un ordre au sénat de Gènes pour qu’il eût à prêter serment au duc de Milan, et fit dire à Frégose archevêque de Gènes, auteur de tous les troubles, et qui s’était emparé du gouvernement, que si les génois faisaient quelque difficulté d’obéir au duc de Milan, il les y contraindrait avec toutes les forces du royaume.

On fit part de ce traité à la république de Venise, à celle de Florence, au duc de Modène et au marquis de Montferrat.

Le duc de Milan écrivit alors au roi une lettre de remerciements remplie d’éloges outrés, que l’intérêt dicte aux princes encore plus que la reconnaissance. Lorsque le duc prit possession de Gènes, quoique sa commission portât expressément que le roi très chrétien lui cédait la ville et seigneurie de Gènes, les génois dressèrent l’acte de façon qu’ils paraissaient élire volontairement ce prince pour leur seigneur. Ils lui confirmèrent aussi le transport que François de Borlasco leur avait fait de l’île de Corse, et prêtèrent serment (le 12 juillet 1465.) le duc jura solennellement de conserver les privilèges des génois, et ne leur refusa aucune de ces formalités dont les peuples ne sont jamais plus flattés ni plus jaloux, que lorsqu’ils ont perdu leur liberté. Les affaires étrangères dont le roi était occupé ne lui faisaient pas négliger le gouvernement intérieur de l’état.

Pour arrêter et pour prévenir les usurpations des gens d’église, il ordonna qu’ils donneraient à la chambre des comptes leurs aveux et dénombrements, sous peine de saisie de leur temporel.

Il nomma des commissaires pour la recherche de la noblesse, des francs fiefs et des nouveaux acquêts. Il donna des lettres de committimus à l’université de Paris, et en établit une à Bourges ; il confirma les privilèges du parlement ; et pour favoriser le commerce, il établit quatre foires franches à Lyon. La reine mère, Marie d’Anjou, mourut cette année en Poitou.

C’était une princesse d’une vertu et d’une piété singulières. Elle passa une partie de sa vie dans des pratiques de dévotion, ressource et consolation d’une reine sans autorité.

La superstition égara quelquefois sa vertu, et lui fit préférer des choses frivoles à la justice. Nous voyons par les comptes de sa maison qu’elle suspendit le payement de ses officiers pour le joyeux voyage de Monsieur Saint Jacques en Galice : ce sont les termes.

La cour avait été souvent partagée entre elle et Agnès Sorel. Tandis que les mécontents rendaient leurs respects à la reine, le plus grand nombre recherchait la faveur de la maîtresse du roi.

Louis parut toujours fort attaché à sa mère dont il était tendrement aimé ; leur aversion pour Agnès les réunit encore davantage, et leur causa souvent des chagrins qu’ils se seraient épargnés en respectant le goût du roi leur maître.