HISTOIRE DE LOUIS XI

 

LIVRE PREMIER

 

 

La monarchie française n’a jamais été plus près de sa ruine que sous le règne de Charles VII. Les malheurs qui accablaient la France, tiraient leur source de plus loin. La funeste journée de Poitiers où la valeur française céda au désespoir des anglais, fit naître les premiers troubles qui ébranlèrent l’état. La prison du roi Jean remplit le royaume de brigues, de factions et de tous les désordres qui suivent l’anarchie. Ceux qui se crurent assez puissants pour trahir impunément leur devoir, voulurent partager l’autorité, ou du moins s’en affranchir : mais le dauphin, fidèle à son père, à son roi et à l’état, contint les mécontents, châtia les rebelles, fit tête à l’ennemi ; et la sagesse de son gouvernement, lorsqu’il fut monté sur le trône, aurait rendu à la France son ancien éclat, si son règne eût été plus long. Les peuples commençaient à peine à respirer, lorsqu’ils se virent exposés à de nouveaux malheurs par la mort de Charles V. La minorité de Charles VI la démence où il tomba dans la suite, et les divisions qu’elle fit naître parmi ceux qui aspiraient au gouvernement, ne firent que trop connaître qu’un roi incapable de gouverner, est encore plus pernicieux à un état, qu’un prince malheureux, ou qui fait des fautes. Ce règne fut une guerre civile continuelle ; on y vit toutes les horreurs qui peuvent naître de la faiblesse d’un roi, de l’ambition des grands, et de la licence des peuples. Chaque homme en particulier s’instruit par ses disgrâces ; mais il semble qu’un peuple entier ne puisse tirer aucun fruit de l’expérience.

Les malheurs où la France avait été plongée par ses divisions, n’y rétablirent pas l’union ; nos ennemis profitèrent encore de nos discordes. Le courage de la nation suppléa quelque temps à la prudence ; mais les fautes que nous fîmes à la bataille d’Azincourt, nous rendirent cette journée aussi fatale que celle de Poitiers. Les anglais réduits à l’extrémité, nous demandaient la paix ; nous les forçâmes de combattre, et nous profitâmes si mal de nos avantages, qu’ils ne durent la victoire qu’à notre imprudence et à la nécessité de se défendre. L’élite de nos troupes resta sur la place, et quatre princes du sang furent faits prisonniers.

Au milieu de la consternation générale, les factions de Bourgogne et d’Orléans se signalaient par l’avarice, le meurtre et le poison. Le peuple qui n’avait point de roi, avait une infinité de tyrans. Les princes divisés par l’ambition, ne se réunissaient que pour abuser de l’état malheureux de Charles VI. On était persuadé qu’ils avaient fait périr par le poison les deux premiers dauphins Louis et Jean, qui moururent à quelques mois l’un de l’autre. Charles devenu dauphin par la mort de ses deux aînés, voulut s’emparer du gouvernement ; mais le plus grand obstacle qu’il trouva, vint de la part de la reine sa mère Isabeau de Bavière. Cette princesse entrait dans toutes les factions opposées au dauphin, sans autre vue politique que d’usurper une autorité qu’elle aimait mieux partager avec les rebelles, que de la tenir de son fils. Injuste, dénaturée, avide du pouvoir, incapable d’en soutenir le poids, et ce qu’il y a de plus dangereux pour un état, s’y regardant comme étrangère : ses vices mêmes n’avaient rien d’héroïque, et son ambition marquait moins la grandeur de son âme que la faiblesse de son caractère. Par un traité inouï, elle donna sa fille Catherine en mariage à Henri V roi d’Angleterre, et déclara ce prince héritier de la couronne de France, au préjudice du dauphin, qu’elle n’avait jamais traité comme son fils, mais qui devait être son maître. En effet, Charles VI étant mort quelque temps après, le dauphin, sous le nom de Charles VII se fit couronner à Poitiers, parce que les anglais étaient maîtres de Reims, de Paris, et de la plus grande partie du royaume.

On aurait dû s’attendre que Charles persécuté presque en naissant, toujours fugitif, et les armes à la main, éprouvé par toutes sortes de malheurs, aurait été un prince uniquement fait pour la guerre. Il est vrai qu’il reconquit son royaume sur les anglais, mais ces succès qui lui acquirent le titre de victorieux, furent principalement l’ouvrage de ses généraux ; il leur dut presque toutes ses victoires, et fit rarement la guerre en personne. Charles était doux, facile, généreux, sincère, bon père, bon maître, digne d’être aimé, et capable d’amitié. Il avait toutes les qualités d’un particulier estimable, peut-être était-il trop faible pour un roi. Uniquement livré aux plaisirs, il était moins sensible à l’éclat du trône, qu’importuné des devoirs qu’il impose. Il redoutait les fatigues de la guerre, quoiqu’il fût intrépide dans le péril. Avec toute la valeur des héros, il manquait de ce courage d’esprit si nécessaire dans les grandes entreprises, et supérieur à tous les évènements, parce qu’il donne cette fermeté d’âme qui faisant envisager les malheurs de sang froid, en fait apercevoir les ressources. Ce prince ne prenait presque jamais de parti de lui-même, et n’avait d’autres sentiments que ceux que lui inspiraient ses favoris et ses maîtresses. La valeur et la conduite de ses généraux suppléèrent à son indolence naturelle.

Il fut assez heureux pour les trouver, et assez sage pour s’en servir. Le bâtard d’Orléans, autrement dit le comte de Dunois, fut celui qui lui rendit les plus grands services, et Agnès Sorel en partagea la gloire. Ce fut la maîtresse pour qui Charles eut la plus forte passion, et qui fut la plus digne de son attachement : sa beauté singulière la fit nommer la belle Agnès ; on la nomma ensuite dame de beauté, le roi lui ayant donné le château de beauté qui était auprès de Vincennes, afin, disait-il, qu’elle eût un nom qui lui convînt. Rare exemple pour celles qui jouissent de la même faveur ; elle aima Charles uniquement pour lui-même, et n’eut jamais d’autre objet dans sa conduite, que la gloire de son amant et le bonheur de l’état. Agnès Sorel se distinguait par des vertus préférables à celles qu’on exige de son sexe. C’est ainsi que François Ier en jugeait dans les vers qu’il écrivit au bas du portrait de cette femme célèbre. Elle concerta avec le bâtard d’Orléans les moyens de tirer le roi de la léthargie où il était enseveli. Elle réveilla le courage de ce prince, en lui rappelant ses devoirs. Ce fut par un artifice politique que Jeanne d’Arc appelée communément la pucelle d’Orléans, fut présentée au roi. Elle parut devant lui comme envoyée de Dieu, et suscitée par le ciel pour délivrer la France de l’oppression de ses ennemis. Le roi en fut touché, les plus éclairés feignirent de le croire, le soldat persuadé que le ciel se déclarait pour lui, marcha avec confiance ; il se crut invincible, et c’est le premier pas vers la victoire. La valeur, la prudence et la vertu de cette généreuse fille répondirent à l’idée qu’on s’en était formée ; et le roi lui dut ses premiers succès.

Charles qui triomphait de ses ennemis, ne pouvait dissiper les cabales qui divisaient sa cour ; son goût pour les plaisirs lui rendait les favoris nécessaires, sa facilité les laissait abuser de leur faveur, et le plus souvent ils l’employaient à se détruire les uns les autres. Le connétable Artus de Bretagne comte de Richemont, Giac, le Camus de Beaulieu, la Trémouille, le comte du Maine gouvernèrent  comte du Maine, outre sa qualité de prince du sang, et de beau-frère du roi, était un courtisan habile, qui se ménagea toujours la bienveillance d’Agnès Sorel, et de la demoiselle de Villequier, et s’empara des affaires, en feignant de ne prendre part qu’aux plaisirs de son maître. Il n’eut de rival dangereux qu’Antoine de Chabannes comte de Dammartin, qui prétendait que tout était dû à sa valeur et à ses services. Ces deux concurrents remplirent tellement la cour de cabales, que Charles trouva moins d’obstacles à triompher de ses ennemis, qu’à rétablir la paix dans sa maison.

Les troubles qui régnaient à la cour, étaient l’image des désordres qui affligeaient les provinces. Tous les ordres de l’état étaient pervertis. Il n’y avait ni mœurs, ni discipline parmi les ecclésiastiques. L’étude et la règle étaient bannis des monastères, la débauche y régnait avec scandale ; ils méprisaient ou ignoraient leurs devoirs. Le peuple, malgré sa misère, fournissait à leurs excès, et conservait pour leur état un respect aveugle et stupide, qui l’empêchait d’être frappé de leur dérèglement. La noblesse ne se piquait que d’une galanterie romanesque, et d’une valeur féroce : le soldat mal payé, ne vivait que de brigandage, et regardait comme un gain légitime tout ce qu’il emportait par violence. Des troupes de brigands connus sous les noms de tondeurs, retondeurs, et écorcheurs, couraient et ravageaient les provinces. Le paysan abandonnait le labourage ; on n’entendait parler que de vols et d’assassinats : on ne peut lire sans horreur les lettres de rémission qui se sont données dans ces temps-là ; à peine y avait-il un homme de guerre qui n’eût besoin d’une abolition ; et c’est par les rémissions que nous sommes instruits des crimes. J’ai cru devoir donner une idée de l’état de la France et de la cour de Charles VII pour faire mieux entendre ce qui regarde son successeur. On verra que Louis XI né et élevé au milieu de ces désordres, en sentit les funestes effets. Indépendamment de son caractère propre, les réflexions qu’il fit sur les premiers objets dont il fut frappé, contribuèrent beaucoup à la conduite que nous lui verrons tenir. À peine commença-t-il à se connaître, qu’il osa condamner la conduite de son père ; en voulant remédier à tout, il pensa tout perdre. Il ne comprit pas assez que sa qualité de fils ne lui donnait que le droit de représenter, et non pas de se révolter ; mais si quelque chose pouvait diminuer le blâme de ses premières démarches, c’est qu’il sentit trop tôt que le royaume avait besoin d’un maître, et qu’il était né pour l’être.

La vie de Louis XI que j’entreprends d’écrire, commence presque avec le règne de Charles VII. Cependant je ne parlerai du père, qu’autant que le fils aura eu part aux évènements de son règne. Louis XI fils de Charles VII et de Marie d’Anjou, naquit à Bourges dans le palais archiépiscopal, le samedi 3 de juillet 1423. Il fut baptisé le lendemain dans l’église de saint Étienne par Guillaume de Champeaux, évêque de Laon, et il eut pour parrain Jean, duc d’Alençon, prince du sang. Dès qu’il fut né, on fit son horoscope, suivant la superstition de ces temps-là, et l’on prédit, suivant l’usage, beaucoup de choses vagues et flatteuses pour le prince régnant. Le dauphin fut élevé sous les yeux de la reine sa mère, et n’avait point d’autres officiers que ceux de cette princesse. Les assignations qu’on donnait pour leur entretien, étaient même si mal payées à cause de la misère de l’état, que le roi fut obligé en 1433 de leur abandonner les revenus du Dauphiné, que la reine recevait sur ses quittances. Lorsqu’on fit la maison du dauphin, on lui donna pour confesseur Jean Majoris, chanoine de Reims, qui était déjà son précepteur ; pour gouverneurs Amauri d’Estinac et Bernard d’Armagnac, comte de la Marche, et pour premier écuyer Joachim Rouault, qui fut depuis maréchal de France.

Le dauphin n’avait que cinq ans lorsqu’on le maria à Marguerite, fille de Jacques I roi d’Écosse. Le contrat fut signé à Perth le 19 de juillet, et ratifié à Chinon le 30 d’octobre 1428. Le douaire de la dauphine n’était que de douze mille livres par le contrat ; Charles VII l’augmenta de trois mille livres par la ratification. Pendant les huit années qui s’écoulèrent depuis la signature du contrat jusqu’au temps que la princesse d’Écosse passa en France, les anglais firent tous leurs efforts pour rompre ce mariage ; ils offrirent au roi d’Écosse de jurer une paix éternelle avec lui, et de lui céder Rosbourg, Barwic et plusieurs autres places. Jacques fit assembler à ce sujet les états de son royaume. Le clergé fut partagé, mais la noblesse rejeta les propositions des anglais ; le roi suivit ce sentiment, et fit embarquer Marguerite à Dunbarton avec les ambassadeurs de Charles VII. Les anglais mirent plusieurs vaisseaux en mer pour enlever la princesse ; mais pendant qu’ils s’amusaient à poursuivre un vaisseau chargé de vin, qui revenait de Bordeaux, la princesse passa heureusement, et aborda à La Rochelle. Elle fit son entrée à Tours le 24 juin 1436. Le lendemain le roi alla prendre la princesse chez elle, et la mena à l’église. Elle avait alors treize ans, mais comme le dauphin n’en avait pas encore quatorze, l’archevêque de Tours lui donna une dispense, et Regnault de Chartres, archevêque de Reims et chancelier de France, fit la cérémonie du mariage.

Le dauphin, depuis son mariage, suivit le roi dans ses voyages et dans ses guerres, et commença dès lors la vie laborieuse qu’il a toujours menée depuis. Il assista cette même année aux états de Dauphiné, assemblés à Romans, qui lui accordèrent pour sa première entrée dans la province dix mille florins. À son retour, il se trouva au siège de Montereau, où le roi, à sa prière, fit grâce aux anglais qui furent forcés dans la place. Il assista ensuite à l’assemblée qui se tint à Bourges, où fut dressée la pragmatique sanction, dont je parlerai lorsqu’il s’agira de son abolition. Le dauphin commença à se faire connaître dans le Poitou. Pons, la Trémouille, Amboise, Jean et Gui de La Rochefoucault, Jean de Siguinville lieutenant du maréchal de Retz, étaient autant de tyrans qui désolaient le Poitou, la Saintonge et l’Angoumois. Le peu d’attention que la cour faisait aux plaintes des peuples, donnait lieu de croire que le roi permettait ces vexations. Le dauphin fit d’abord arrêter les plus mutins, punit les malversations qui s’étaient commises depuis vingt ans, et fit rentrer dans leur devoir tous ceux qui s’en étaient écartés. Il semblait que Louis âgé de quatorze ans fût l’unique ressource de la France. Le roi même fatigué des remontrances des états de Languedoc, répondit que le dauphin arriverait bientôt, et remédierait à tout. Il vint en effet à Toulouse suivi de plusieurs prélats, du sire d’Estinac, et du vicomte de Carmain. La sénéchaussée de Toulouse lui fit présent de six mille livres qu’il distribua à ceux de son conseil.

Louis parcourut tout le Languedoc ; on le vit presque dans le même temps à Albi ; à Lavaur, à Toulouse, à Castres, à Béziers, et partout où sa présence était nécessaire. La famine et la peste ravageaient le royaume ; le soldat effréné était plutôt le fléau que le soutien de l’état. Le dauphin voyant qu’il n’y avait de ressource que dans la bienveillance des peuples, s’appliquait à les gagner. Ayant appris que le comte d’Hudington, général anglais, se préparait à entrer en Languedoc, il manda la noblesse, et convoqua les états de la province, qui lui donnèrent un subside de quarante-six mille livres.

Pendant que le dauphin était occupé en Languedoc, le roi veillait à ce qui se passait sur les rivières de Seine et de Loire. La garnison anglaise qui était à Meaux, interrompait absolument le commerce de la Marne si nécessaire à la subsistance de Paris. Il était donc de la dernière importance de s’emparer de Meaux. Le connétable Artus de Bretagne en fit le siège : et quoiqu’il manquât de beaucoup de choses, la valeur et l’activité suppléant à tout, il se rendit maître de la ville. Cet heureux succès donna lieu à une assemblée de princes, de prélats, et de gens notables, qui se tint à Orléans, afin d’examiner si l’on devait rechercher la paix, ou continuer la guerre. Après de longs débats, les voix se réunirent pour la paix Jacques Juvénal des Ursins soutint dans une des conférences, que le roi n’étant qu’usufruitier de la couronne, ne pouvait aliéner la moindre partie du domaine. En conséquence de l’assemblée tenue à Orléans, les états généraux furent convoqués à Bourges. Les députés des provinces y attendirent inutilement le roi pendant six mois, et la plupart furent pillés par ceux qui devaient les escorter. Tant de négligence de la part du roi, redoubla les clameurs. Les ducs d’Alençon et de Bourbon, le comte de Vendôme, le bâtard d’Orléans, Chaumont, la Trémouille, Pryé, Jean le sanglier et Boucicaut, les uns par un véritable zèle pour l’état, les autres faisant servir l’intérêt public de prétexte à leurs intérêts personnels, se liguèrent pour obliger le roi à se défaire des principaux de son conseil, et séduisirent le dauphin pour fortifier leur parti.

Louis naturellement présomptueux, et enivré par des éloges d’autant plus dangereux, qu’il les méritait en partie, se crut en droit et capable de s’opposer à son père, et se retira à Niort.

La retraite du dauphin remplit la cour de divisions ; chacun se détermina suivant ses espérances ou ses craintes ; la bonté naturelle du roi ne suffisait pas pour retenir ses sujets dans le devoir. Le caractère altier du dauphin, et la crainte de lui déplaire, lui faisaient, sinon des amis, du moins des partisans. Le bâtard de Bourbon et Antoine de Chabannes se joignirent aux rebelles. Les horreurs qui s’étaient commises à Prague par les hussites, firent craindre de pareilles suites de la guerre civile qu’on voyait s’allumer en France, et la firent nommer la praguerie.

Charles ressentit plus en père qu’en roi la désobéissance du dauphin ; il envoya le connétable et Raoul de Gaucour, gouverneur du Dauphiné, sommer les princes de lui rendre son fils. Les rebelles devenus plus insolents par la bonté du roi, qu’ils regardèrent comme une faiblesse, auraient violé le droit des gens en la personne de ces députés, si le comte de Dunois ne les en eût détournés. Le roi jugeant qu’il ne pouvait les ramener par la douceur, résolut de les châtier, et s’avança jusqu’à Poitiers. Il apprit qu’un nommé Jaquet les avait introduits dans le château de Saint Maixant ; que l’abbé et les religieux s’étaient retranchés dans l’abbaye, et qu’avec le secours de quelques habitants, ils défendaient encore la porte de la croix. Il marcha aussitôt à leur secours. À son approche, le duc d’Alençon s’enfuit à Niort, et le roi entra dans Saint Maixant, sans trouver de résistance. Il récompensa les religieux en accordant à l’abbaye les plus grands privilèges. Les habitants qui lui étaient restés fidèles, éprouvèrent aussi ses bontés : mais il fit pendre ou noyer les rebelles qui tombèrent entre ses mains. Jaquet ayant été pris quelque temps après à Niort, y fut écartelé.

Le comte de Dunois fut le premier à rentrer dans son devoir, et son exemple ramena plusieurs rebelles à l’obéissance, de sorte que le dauphin voyant son parti s’affaiblir, fut obligé de s’enfuir en Bourbonnais avec le duc d’Alençon et Chabannes. Le roi poursuivant les rebelles avec huit cents lances et deux mille hommes de trait, fit savoir au conseil delphinal la rébellion de son fils, avec défenses de le recevoir. Cette déclaration fit que le Dauphiné ne prit aucune part à la révolte.

Le roi fit assiéger Chambon et Crevan. L’exemple de ces deux places qui furent prises d’assaut, intimida Aigueperse, Escurolle et plusieurs autres villes qui ouvrirent leurs portes. Les rebelles fuyaient toujours devant l’armée royale, et voulurent passer en Bourgogne ; mais le duc Philippe leur en défendit l’entrée. Les états d’Auvergne, assemblés à Clermont, achevèrent de ruiner les espérances du dauphin, en se déclarant contre lui. Les ducs d’Alençon et de Bourbon commencèrent à parler d’accommodement ; mais après quelques conférences avec le comte d’Eu et les autres députés du roi, ils manquèrent à la parole qu’ils avaient donnée d’amener le dauphin. Le roi n’écoutant plus que son indignation, passa l’Allier, et parut devant Vichy, qui se rendit d’abord ; Varenne et Saint Art furent forcés : Charlieu, Perreux et Rouanne se soumirent.

La terreur et la défiance s’emparèrent alors des rebelles. Le duc d’Alençon fit son accord, et se retira chez lui. Chacun craignit que les derniers qui resteraient dans le parti du dauphin ne servissent d’exemple, et ne fussent les victimes du ressentiment du roi. Tous s’empressèrent d’implorer sa clémence. Le roi voyant avec douleur que les anglais profitaient de la guerre civile pour assiéger Harfleur en Normandie, et Tartas en Gascogne, fit grâce aux rebelles, et s’avança à Cusset où le dauphin et le duc de Bourbon vinrent le trouver. Lorsqu’ils eurent passé les premières gardes, on leur dit que le roi les attendait ; mais qu’il défendait à la Trémouille, à Chaumont et à Pryé, qui étaient avec eux, et qu’il regardait comme les premiers auteurs de la rébellion, de paraître devant lui. Le dauphin étonné dit alors au duc de Bourbon : beau compère, vous n’aviez le talent de dire comme la chose était faite, et que le roi n’eût point pardonné à ceux de mon hôtel. Il voulait même s’en retourner ; mais le duc lui fit sentir qu’il n’était plus temps, et les trois autres se retirèrent.

Le dauphin et le duc en approchant du roi, mirent trois fois le genou en terre, et lui demandèrent pardon. Le roi dit à son fils, Louis, vous êtes le bien venu, vous avez beaucoup demeuré : allez vous reposer, on parlera demain à vous ; puis s’adressant au duc de Bourbon, il lui reprocha d’avoir trahi son devoir en cinq occasions différentes, qu’il lui spécifia, et finit par l’assurer qu’il ne devait plus attendre de grâce, s’il manquait jamais à la fidélité qu’il lui devait.

La facilité avec laquelle le dauphin obtint son pardon, lui inspira plus de présomption que de reconnaissance : il prit la bonté de son père pour une faiblesse. Il s’était d’abord trouvé trop heureux de rentrer en grâce, il s’imagina qu’il était de son honneur d’obtenir celle de ses complices, qu’il appelait ses partisans ; il la demanda avec confiance, et sur le refus que le roi fit de la lui accorder, il crut l’intimider, en lui disant : il faudra donc, monseigneur, que je m’en retourne, car je leur ai promis. Le roi lui marquant plus de mépris que de colère, répliqua froidement : allez-vous-en, Louis, si vous voulez, les portes vous sont ouvertes, et si elles ne sont assez larges, je ferai abattre vingt toises de la muraille pour vous laisser passer. Je trouve fort étrange que vous ayez engagé votre parole sans avoir la mienne ; mais il n’importe, la maison de France n’est pas si dépourvue de princes, qu’elle n’en ait qui auront plus d’affection que vous à maintenir sa grandeur et son honneur.

Le dauphin humilié de cette réponse eut recours à la soumission, et le roi en fut si touché, qu’il fit publier à son de trompe que le dauphin et le duc de Bourbon ayant obtenu leur pardon par leur humilité et obéissance, il accordait une amnistie générale.

Cependant le roi, pour ne pas laisser le dauphin exposé aux mauvais conseils qu’on pouvait lui donner, changea tous les officiers de sa maison, excepté son confesseur et son cuisinier ; et pour faire voir que ces précautions mêmes étaient un effet de sa tendresse pour son fils, il lui céda le Dauphiné par un acte donné à Charlieu, à condition que le sceau de cette province demeurerait entre les mains du chancelier de France, et que les anciens officiers seraient conservés. Le dauphin envoya aussitôt Rouault et Gabriel de Bernes présenter les lettres de cession au conseil delphinal. Jean de Xaincoins reçut ordre de payer huit cents livres par mois au maître de la chambre aux deniers du dauphin, qui en 1437 après son mariage, n’avait que dix écus d’or par mois pour ses menus plaisirs. Il en avait eu vingt l’année suivante ; mais aussitôt que les lettres de cession furent enregistrées, les états de la province lui accordèrent un don gratuit de huit mille florins. Le dauphin ne songea plus qu’à remédier aux abus qui régnaient dans le Dauphiné, particulièrement au sujet des monnaies. Il fit frapper au coin delphinal des écus d’or au titre et du poids des monnaies de France, et ordonna que les espèces de la marque royale ou delphinale seraient reçues indifféremment en Dauphiné.

L’année suivante il suivit le roi aux sièges de Creil et de Pontoise. Cette dernière place fut prise d’assaut, et le dauphin y entra des premiers l’épée à la main. Chaque jour le roi remportait de nouveaux avantages ; mais les anglais n’étaient pas les seuls ennemis de l’état. L’impossibilité de maintenir la discipline parmi des soldats mal payés faisait qu’on n’entendait parler que de vols et d’assassinats. Tous les jours on voyait paraître de nouveaux règlements, qui restant toujours sans exécution, ne servaient qu’à prouver l’impunité, et enhardir au crime.

L’épuisement des finances fit que le dauphin, pour suivre le roi, emprunta de l’abbaye de Saint Antoine de Vienne une croix d’or de deux marcs, ornée de quelques pierreries, qu’il mit en gage pour douze cent écus. La ville de Tartas, qui par un accord devait se rendre à celui des rois de France ou d’Angleterre, qui à jour marqué paraîtrait avec le plus de force, reçut l’armée française, sans que les anglais parussent pour s’y opposer.

De Tartas on marcha à Saint Sever. Le dauphin à la tête de la noblesse du Dauphiné, força les deux premières barrières, et fut secondé si vaillamment par une compagnie de bretons, qu’il emporta la place. Le siège d’Acqs fut encore plus glorieux pour ce prince, qui entra dans le boulevard l’épée à la main. Marmande se rendit à la première sommation, et la Réole fut prise d’assaut. Ces succès, qui faisaient honneur au dauphin, furent peu utiles à la France : à peine le roi était-il éloigné, que ces mêmes places furent reprises par les anglais.

Pendant que le roi faisait la guerre en Languedoc et en Guyenne, Talbot se présenta avec quinze cent hommes aux portes de Dieppe ; mais n’ayant pas assez de troupes pour en faire le siège, il fit élever un fort qu’il munit de vivres, d’artillerie et de douze cent hommes de garnison. Le comte de Dunois se jeta dans la ville. Talbot jugeant qu’il serait difficile de l’emporter, tant qu’elle serait défendue par Dunois, se retira et laissa dans sa nouvelle forteresse Guillaume Poitou, Ripeley et le bâtard de Talbot avec cinq ou six cents anglais. Le comte de Dunois partit aussi de Dieppe y laissant environ cinq cents hommes. Charles qui n’ignorait pas de quelle importance était cette place, et qui craignait que les anglais ne fissent un effort pour s’en rendre maîtres, la fit pourvoir de toutes les munitions, et chargea le dauphin de la défendre. Le gouverneur Charles Des Marais et les officiers de la garnison, tels que Jaucourt, Briquetot, Longueval, Drouin, d’Ussel, étaient tous braves et expérimentés, et furent renforcés par Guillaume de Coitivi frère de l’amiral, et par Theodwal de Kermoisan qui s’y jetèrent avec cent bretons déterminés.

Le dauphin après avoir assuré les frontières de Picardie et de l’Île de France, s’avança vers Dieppe à la tête de trois mille hommes, ayant avec lui le comte de Dunois, Louis de Luxembourg comte de Saint Pol, qui fut depuis connétable, les sires de Gaucourt, de Laval, de Châtillon et de Commercy. Theodwal eut ordre de marcher en avant avec trois cents hommes, et d’investir le fort des ennemis. Le dauphin le suivit de près, et commanda six cents hommes pour soutenir le premier détachement. Les anglais firent plusieurs sorties, et furent toujours repoussés. Louis marchant à pied à la tête des troupes jusqu’à la portée du trait, demeura campé deux jours pour faire faire trois ponts qu’il fit jeter sur le fossé, et attaqua le fort de tous côtés. Les anglais firent la plus vigoureuse défense, quatre cents français restèrent sur la place, et les autres commençaient à perdre courage, lorsque le dauphin irrité par la résistance, et les animant par son exemple, les ramena à la charge. Le combat fut sanglant, mais la victoire ne fut pas longtemps douteuse. Les français entrèrent de toutes parts dans le fort, et firent main basse sur tout ce qui se présenta. Poitou, Ripeley, le bâtard de Talbot et les principaux officiers périrent les armes à la main, le reste fut fait prisonnier. Les français qui s’y trouvèrent furent pendus, et le fort fut rasé.

Le dauphin fit chevalier le comte de Saint Pol, Hector d’Estouteville, Charles et Regnault Flavy, frères, et Jean de Consegues ; et pour récompenser à proportion des services et des besoins, il fit distribuer de l’argent à de pauvres gentilshommes qui avaient été blessés, et à des paysans qui avaient servi aux travaux. Louis après avoir pourvu à la sûreté de Dieppe, visita les frontières de Picardie, et donna tous ses soins pour faire payer les troupes. Il sentait qu’il était également injuste et impossible d’y maintenir la discipline, si l’on ne les faisait subsister. À peine eut-il rétabli quelque tranquillité dans la Champagne, la Brie et l’Île de France, qu’il s’avança vers le Rouergue pour réprimer les violences du comte d’Armagnac. Philippe Raimond II comte de Comminges n’avait laissé qu’une fille, nommée Marguerite, pour héritière de tous ses biens. Elle fut mariée trois fois. Les enfants qu’elle eut de ses deux premiers maris moururent en bas âge ; elle épousa ensuite Mathieu de Foix oncle et tuteur de Gaston. La division s’étant mise entre elle et son troisième mari, il l’enferma et la tint quinze ou seize ans prisonnière. Jean IV comte d’Armagnac qui était neveu de Marguerite, déclara la guerre à Mathieu de Foix. Comme le comté de Comminges, par la substitution qui en avait été faite, était réversible à la couronne, au cas que Marguerite décéda sans enfants, qu’elle n’en avait point, et qu’elle était âgée de quatre-vingts ans, le roi voulut prendre connaissance des contestations qui s’étaient élevées entre Mathieu de Foix et le comte d’Armagnac. Après avoir entendu les parties, il mit en liberté Marguerite, qui mourut la même année. Le comte d’Armagnac, comme héritier et donataire, s’empara du comté de Comminges, malgré l’opposition du parlement de Toulouse, et contre les ordres du roi.

La témérité du comte d’Armagnac venait de l’espérance qu’il avait de tirer des secours de Henri VI, roi d’Angleterre, à qui il offrait une de ses filles en mariage avec une dot considérable. Le roi qui n’avait déjà que trop d’ennemis, sans compromettre encore son autorité contre un de ses sujets, chercha à le ramener à son devoir par la douceur. Le comte d’Armagnac n’en devint que plus insolent. Il avait environ six cents lances, il en mit une partie dans le Rouergue sous le commandement de Salazar, capitaine espagnol, qui avait quitté le service du roi, et partagea le reste entre le bâtard de Lescun et lui. Le dauphin ayant reçu ordre de châtier le comte d’Armagnac, arriva aux portes de Rodés, avant qu’on sût qu’il était parti. Armagnac trop insolent pour être vraiment brave, voulut prendre la fuite. La plupart de ceux qui l’entouraient, n’étaient que des hommes comme lui, sans foi et sans courage. Maurigon de Valieck et Jean Boisset le trahirent, et livrèrent Entraigues et Rodés. Le dauphin marcha tout de suite contre le comte d’Armagnac, le surprit dans l’Île Jourdain, l’arrêta avec son second fils et ses deux filles, et les fit passer publiquement au travers de Toulouse, pour être conduits à Lavaur, d’où ils furent transférés à Carcassonne. Le comte de Lomagne fils aîné du comte, se sauva en Navarre. Tout fléchit devant le dauphin ; Salazar implora sa clémence, les autres prirent la fuite. Lescun fut le seul qui ayant pris un mauvais parti, s’y comporta en brave homme, et ne fit son accord, que parce qu’il comprit que son attachement était désormais inutile au comte d’Armagnac, qui même n’en était pas digne. Le bâtard de Lescun portait indifféremment ce nom ou celui d’Armagnac, son père se nommait Arnoult de Lescun, et sa mère Anne d’Armagnac. Il fut légitimé en 1463, prit le nom de comte de Comminges, et eut beaucoup de part à la faveur de Louis XI.

Le dauphin revint à la cour, laissant à Valpergue, sénéchal de Toulouse, le commandement des troupes ; mais celui-ci n’ayant ni le crédit, ni la fermeté du dauphin, elles se débandèrent, pillèrent les provinces, et passèrent jusqu’en Bourgogne. Beaumont, maréchal de Bourgogne, à la tête de la noblesse et des milices du pays, tomba sur ces brigands, et les défit. Le comte de Dammartin rassembla quelques troupes, rentra en Bourgogne, ravagea une grande étendue de pays, et tira pour sa part dix mille écus des terres du maréchal. Le roi de Castille, les ducs d’Orléans, d’Alençon, de Bourbon et de Savoie demandèrent la grâce du comte d’Armagnac. Le roi la refusa longtemps, mais enfin vaincu par les sollicitations, il mit le comte en liberté à des conditions dont les principales étaient, que le roi retiendrait le comté de Comminges, la ville de Lectoure, les quatre châtellenies de Rouergue avec tous les droits royaux ; et que le comte renoncerait à l’alliance qu’il projetait de faire avec Henri VI, roi d’Angleterre. Henri avait lui-même cessé d’y penser, dès qu’il avait vu les mauvais succès du comte d’Armagnac. Il envoya le comte de Suffolk demander de sa part Marguerite d’Anjou fille de René, roi de Naples et de Sicile. La proposition que faisait le roi d’Angleterre d’épouser une princesse du sang de France, fut reçue avec d’autant plus de joie, qu’elle donna lieu à une trêve entre les deux couronnes.

Charles VII résolut d’en profiter pour soulager les peuples de l’entretien de ses troupes, en les employant hors du royaume. Il en destina une partie à son beau-frère René d’Anjou, roi de Naples et de Sicile, comte de Provence et duc de Lorraine, qui était en guerre avec les habitants de Metz ; et l’autre à l’empereur Frédéric et à Sigismond duc d’Autriche contre les suisses. René d’Anjou second fils de Louis II roi de Naples, et d’Yolande d’Aragon, naquit à Angers en 1408. Il épousa en 1420 Isabelle, fille et héritière de Charles I duc de Lorraine. Après la mort de son beau-père en 1430 il voulut se mettre en possession de ses états. Antoine de Vaudemont, neveu de Charles, prétendit que la Lorraine étant un fief masculin, lui appartenait. Le concile de Bâle et l’empereur Sigismond ayant été choisis pour arbitres, décidèrent en faveur de René ; mais le comte de Vaudemont refusa d’acquiescer à ce jugement, soutint ses prétentions par les armes avec le secours de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et gagna la bataille de Bullegneville en 1431. René y fut défait, pris et conduit à Dijon où il demeura près de cinq ans prisonnier. Malgré la défaite de René, Isabelle sa femme ne laissa pas de se maintenir en possession de la plus grande partie de la Lorraine. Louis III que Jeanne II, reine de Naples, avait adopté et fait couronner, étant mort en 1434. Jeanne institua son héritier René, frère de Louis, et mourut peu de temps après en 1435. René devenu par ce testament roi de Naples et comte de Provence, indépendamment des autres droits de la maison d’Anjou sur ces mêmes états, sortit de prison moyennant une rançon considérable, et passa en Italie ; mais Alphonse V roi d’Aragon lui disputa le royaume de Naples. René ne fut pas plus heureux contre Alphonse, qu’il ne l’avait été contre le comte de Vaudemont, et fut obligé d’abandonner Naples. Il soutint ses disgrâces avec fermeté, et trouva sa consolation dans les lettres et dans les arts. On vit un prince malheureux devenir un particulier estimable. Ayant eu dans la suite quelques différends avec les habitants de Metz au sujet des salines de Lorraine, il engagea Charles VII à prendre son parti. Ces deux princes s’avancèrent devant Metz, et la pressèrent si vivement, que les habitants furent contraints d’en venir à un accord par lequel ils remirent à René cent mille florins qu’il leur devait, et en payèrent au roi quatre-vingt mille pour les frais de la guerre. Épinal et Rualmenil se donnèrent à la France. Toul et Verdun convinrent de lui payer un tribut pour reconnaître le droit de protection.

Dans le temps que le roi était devant Metz, le dauphin marchait contre les suisses, qui non contents d’avoir secoué le joug de la maison d’Autriche, voulaient envahir les terres de cette maison, et détruire totalement la noblesse. Les suisses, appelés autrefois helvétiens, étaient originairement partagés en quatre cantons connus sous les noms de Tigurini, Tugeni, Ambrones et Urbigeni. Ils tirent le nom qu’ils portent aujourd’hui du bourg de Schwitz un des treize cantons. Leur pays est enfermé entre le Rhin, le lac de Constance, la Franche-Comté, le lac Léman ou de Genève, et le Valais. Ces peuples furent assujettis par les romains du temps de Jules César, et unis à la Germanie sous l’empire d’Honorius. Ce pays après avoir essuyé plusieurs révolutions, fut divisé en différentes seigneuries dont la maison de Habsbourg ou d’Autriche s’empara.

Si les suisses eussent été traités avec modération par leurs souverains, ils n’auraient peut-être jamais songé à secouer le joug ; mais les princes de la maison d’Autriche au lieu de ménager leurs nouveaux sujets, les traitèrent en esclaves. La liberté qui se perd par l’anarchie, renaît ordinairement du sein de la servitude, et les excès de la tyrannie sont les présages de sa destruction. Les gouverneurs qu’on envoyait en Suisse y commettaient toutes sortes de vexations. La patience des peuples fut épuisée. Trois paysans des cantons d’Uri, de Schwitz et d’Underwald conçurent le projet de rendre la liberté à leur patrie. Ils commencèrent par émouvoir les esprits, et une aventure qui arriva dans le même temps acheva de déterminer la révolution. Gisler, gouverneur de ce pays pour l’empereur Albert, ayant voulu par un caprice ridicule éprouver jusqu’où l’on pouvait porter l’abus du pouvoir, fit mettre un bonnet au haut d’une pique dans la place publique d’Altorf, et ordonna que ceux qui passeraient devant fissent une profonde révérence. Un nommé Guillaume Tell ayant refusé de se soumettre à cette bassesse, Gisler le fit arrêter, et lui donna le choix de mourir ou d’abattre d’un coup de flèche une pomme de dessus la tête de son fils à une assez grande distance. Tell comptant sur son adresse, choisit ce dernier parti, et enleva la pomme sans blesser son fils. Gisler remarquant que Tell avait encore une flèche, lui en demanda la raison. Si j’avais eu le malheur, répondit Tell, de blesser mon fils de la première, je t’aurais percé de la seconde. Gisler plus irrité que touché de la vertu de ce généreux père, et n’osant, sans rougir, le faire mourir publiquement, le fit lier et embarquer avec lui sur le lac d’Uri, sans doute pour le faire périr secrètement. Lorsque la barque fut au milieu du lac, il s’éleva un si furieux orage que les gens de Gisler lui dirent qu’il était perdu sans ressource, s’il ne faisait pas délier le prisonnier, qui était excellent matelot, et pouvait seul les sauver.

Les plus cruels sont les plus timides. Gisler fit délier Tell, et lui confia le gouvernail. Celui-ci tourna la proue vers une roche sur laquelle il s’élança en se saisissant de son arc, et repoussa d’un coup de pied la barque assez avant dans le lac, pour avoir le temps de gagner les montagnes. Il s’y cacha dans un défilé par où Gisler devait passer, et lorsqu’il fut à portée, il le perça d’un coup de flèche. Il courut tout de suite à Schwitz, et donna l’alarme. Chacun courut aux armes. Les trois cantons de Schwitz, d’Uri et d’Underwald donnèrent le signal de la liberté, et jetèrent les fondements de la république des suisses. L’empereur Albert marcha contre eux ; mais il fut tué par son neveu dans une embuscade. Les princes de la maison d’Autriche entreprirent vainement de remettre les suisses sous leur obéissance. Les empereurs qui n’étaient pas de cette maison protégèrent ces peuples. Les ducs d’Autriche croyant n’avoir que des rebelles à punir, trouvèrent des ennemis à combattre, des hommes vaillants, lassés et instruits par le malheur, pauvres, et qui n’ayant rien à perdre, n’en étaient que plus redoutables. L’exemple des trois cantons fut bientôt suivi par d’autres. Cependant cette république a été deux siècles à se former telle que nous la voyons aujourd’hui. Dans le temps de Charles VII les suisses combattaient encore pour la liberté, et par-là s’en rendaient dignes.

L’armée du dauphin qui marchait contre eux était composée de quatorze mille hommes français et de huit mille anglais qui profitèrent de la trêve pour combattre sous les mêmes enseignes. Les anglais avaient pour chef Mathieu God, du pays de Galles, appelé communément Matago.

Le marquis de Rothelin Hocheberg, gouverneur de la partie de la Suisse qui obéissait encore à la maison d’Autriche, envoya des ambassadeurs au-devant du dauphin, pour presser sa marche, et lui représenter que toute la noblesse était enfermée dans Zurich, et que cette ville était réduite à la dernière extrémité. Le dauphin leur demanda à diverses reprises si l’on avait eu soin de pourvoir à la subsistance des troupes, sans quoi elles se débanderaient, et feraient de très grands ravages : on lui promit tout ce qu’il demandait, et sur cette parole, il marcha en avant. Il apprit en arrivant auprès de Bâle que les suisses venaient à sa rencontre ; il détacha Jean de Beuil, comte de Sancerre, avec un corps de cavalerie pour aller les reconnaître et les combattre, s’il le jugeait à propos. De Beuil les trouva dans la plaine de Bottelen, marchant en bon ordre. Il les attaqua avec beaucoup de vigueur, mais il fut reçu de même ; et quoiqu’il eût l’avantage du nombre et du lieu, il ne put jamais les rompre.

Les suisses se retirèrent toujours en combattant jusqu’à un cimetière où ils se retranchèrent derrière des haies, et de vieux murs, et commencèrent à faire un feu terrible. La cavalerie française mit pied à terre, et pendant qu’elle travaillait à se faire un passage, elle était exposée au feu continuel d’un ennemi qui tirait à coup sûr. La victoire fut longtemps incertaine, l’ardeur était égale de part et d’autre ; mais aussitôt que le mur fut renversé, les français firent main basse sur les suisses, qui ne songèrent plus qu’à vendre chèrement leurs vies. On ne faisait point de quartier, et l’on n’en demandait point ; tous périrent sur la place, en donnant jusqu’au dernier soupir des marques de valeur. On rapporte qu’il s’en sauva quelques-uns, mais qu’en arrivant chez eux ils furent mis à mort par leurs compatriotes, qui les jugèrent indignes de vivre, puisqu’ils n’avaient pas eu le courage de mourir les armes à la main. Ces peuples que l’on regardait comme rebelles, parce qu’ils n’étaient pas encore les plus forts, avaient pour principe de leur union, que des hommes qui aspirent à la liberté, n’ont à choisir que la victoire ou la mort. Avec de tels sentiments, il était aisé de juger qu’un jour cette généreuse nation serait libre. Les auteurs varient sur le nombre des morts, ils les font monter depuis quinze cent jusqu’à quatre mille. Les lettres du roi et du dauphin aux princes de l’empire, marquent que trois mille suisses ont été défaits. Aeneas Sylvius Piccolomini, qui fut depuis pape sous le nom de Pie II rapporte un peu différemment cette action ; mais il était alors à Nuremberg auprès de l’empereur, et n’a apparemment écrit que sur des relations vagues, puisqu’il n’est pas toujours d’accord avec lui-même.

Les suisses consternés de cette perte, levèrent le siège de Zurich et de Voesperg ; ils demandèrent la paix au dauphin, et lui offrirent pour médiateurs le concile de Bâle et le duc de Savoie. Le dauphin accepta la médiation, et nomma Gabriel de Bernes son maître d’hôtel, pour traiter avec les suisses, qui de leur côté nommèrent des députés de chaque canton.

Comme le dauphin ni cette république n’avaient point d’intérêts directs à discuter, le traité fut bientôt conclu. Le principal article fut la neutralité de la France entre les suisses et la maison d’Autriche. Ce qui détermina le dauphin à faire la paix, fut la mauvaise foi de Frédéric, qui devint ingrat aussitôt qu’il cessa de craindre. Bien loin qu’on fournît à la subsistance de l’armée, on lui refusa vivres, fourrages et logements. Les troupes pressées par la nécessité, se débandèrent et pillèrent partout. Les français devinrent par-là odieux à ceux mêmes dont ils venaient d’être les libérateurs. Ils désolaient en troupe le pays, mais sitôt qu’ils s’écartaient, ils étaient massacrés par les paysans, qui en tuèrent un nombre prodigieux.

Cependant le roi et le dauphin se rendirent à Nancy après leur expédition, pour être présents au mariage de Marguerite d’Anjou que Suffolk vint épouser au nom de Henri VI roi d’Angleterre. Ce prince se détermina comme aurait pu faire un particulier, c’est-à-dire, qu’il préféra Marguerite à tous les autres partis qu’on lui proposait, à cause de sa beauté, de son esprit et de son caractère. Après les fêtes qui accompagnèrent ce mariage, on reprit les affaires.

Charles VII demandait à l’empereur Frédéric qu’il remplît ses engagements, et le dédommageât des frais de la guerre contre les suisses. Frédéric usait de tant de remises et d’artifices pour éluder les demandes du roi, que ce prince fut obligé de s’adresser à la diète qui se tenait à Bopart. Fenestrange et Bayers s’y rendirent en qualité d’ambassadeurs, y exposèrent les sujets de mécontentement du roi contre l’empereur, et se plaignirent aussi de la perfidie du marquis de Bade, qui ayant demandé au dauphin de lui confier son artillerie, l’avait laissé enlever par des partis de Schelestat unis à des sujets même du marquis. Le roi ne put jamais obtenir de satisfaction. Frédéric allégua de mauvaises raisons de son manque de parole, et le marquis de Bade prétendit que ni lui, ni ses sujets n’avaient pas eu la moindre connaissance du tort qu’on avait fait aux français.

Pendant que ces affaires se traitaient à la diète de Bopart, il se tenait à Reims une assemblée sur des matières qui intéressaient à la fois le roi, le duc de Bourgogne et la maison d’Anjou. Pour connaître quels étaient les intérêts respectifs de la France et de la maison de Bourgogne, il est nécessaire d’en rappeler l’origine.

Après le démembrement de l’ancien royaume de Bourgogne, le duché de ce nom ayant été réuni à la couronne, fut donné en apanage à Robert de France troisième fils du roi Robert et de Constance de Provence. La première branche des ducs de Bourgogne de la maison de France s’étant éteinte par la mort de Philippe Ier, dit de Rouvre, la Bourgogne fut encore réunie à la couronne en 1361 sous le roi Jean, qui en investit en 1363. Philippe son quatrième fils, surnommé le hardi, en considération de ce qu’il avait toujours combattu à ses côtés à la bataille de Poitiers, qu’il y avait été blessé et fait prisonnier avec lui. Ce prince épousa en 1369 Marguerite, comtesse de Flandre et d’Artois, veuve de Philippe Ier son prédécesseur.

La puissance des premiers ducs, ni même des anciens rois de Bourgogne, n’avait jamais été au point où elle fut portée par Philippe le Hardi et par ses descendants. Les conquêtes et les alliances de ces princes rendirent leur maison une des plus puissantes de l’Europe. Il y avait peu de souverains qui les égalassent en pouvoir, et tous leur étaient inférieurs en magnificence. On voit par les états de la seconde maison de Bourgogne, qu’elle était digne des plus grands rois. Le nombre des officiers en était prodigieux, et toutes leurs fonctions étaient marquées et distinguées par une étiquette régulière, dont les ducs furent apparemment les inventeurs, du moins on ignore de qui ils l’avaient empruntée. Elle fut portée dans la maison d’Autriche par Marie, fille et héritière du dernier duc de Bourgogne, et passa ensuite à la cour d’Espagne ; mais les princes qui l’adoptèrent n’ayant pas la magnificence de la maison de Bourgogne, ne conservèrent que la sévérité de l’étiquette.

Les vassaux trop puissants ont toujours été les plus dangereux ennemis de la monarchie : il faut qu’ils aient intérêt de la défendre, et qu’ils ne soient pas en état de la diviser. Les ducs de Bourgogne non contents de posséder des états considérables, voulaient avoir part au gouvernement du royaume. Philippe le Hardi prétendit à la régence pendant la minorité du roi Charles VI son neveu. Il voulut ensuite se saisir du gouvernement, lorsque Charles fut tombé en démence ; mais Louis duc d’Orléans, frère du roi, s’opposa aux prétentions de Philippe. de là naquit la haine qui subsista si longtemps entre les maisons d’Orléans et de Bourgogne, et dont les peuples furent les malheureuses victimes.

Jean sans Peur, fils de Philippe le Hardi, ayant succédé en 1404 aux états et à l’ambition de son père, devint l’ennemi déclaré du duc d’Orléans, et finit par le faire assassiner : il osa même avouer publiquement ce crime, et trouva un prêtre mercenaire qui ne rougit point d’en faire l’apologie.

La plupart des princes se rangèrent du parti de la maison d’Orléans. Ceux de cette ligue se nommaient les armagnacs, du nom du comte d’Armagnac un de leurs chefs, et depuis connétable. Rien n’égale les horreurs par lesquelles se signalèrent les armagnacs et les bourguignons. Le détail n’en paraîtrait pas vraisemblable aujourd’hui, tant il est opposé au génie français, et révolte l’humanité. Ce n’étaient que meurtres, vols et incendies. Le bourreau même était chef d’une troupe de brigands ; et comme le crime rend presque égaux ceux qu’il associe, il eut l’insolence de toucher dans la main du duc de Bourgogne.

Le dauphin Charles se mit à la tête des armagnacs, uniquement parce qu’ils étaient ennemis des bourguignons. Les gens de bien qui gémissaient des malheurs de l’état, cherchèrent à réunir les deux partis. Le dauphin et le duc Jean Sans Peur consentirent en 1419 à une entrevue sur le pont de Montereau, et s’y rendirent suivis chacun de dix chevaliers ; mais le duc de Bourgogne ayant passé la barrière et mis un genou en terre pour saluer le dauphin, Tannegui du Châtel lui fendit la tête d’un coup de hache, pour venger la mort du duc d’Orléans.

Cette action qui paraissait devoir détruire le parti bourguignon, ne servit qu’à lui donner une nouvelle force avec plus de fureur, et une apparence de justice. Philippe le Bon, fils de Jean Sans Peur et de Marguerite de Bavière, fille d’Albert comte de Hainaut, Hollande et Zélande, couvrant son ambition du masque d’une piété filiale, signala sa haine contre la France, sous prétexte de venger la mort de son père. Tout se rangea du parti bourguignon. On oublia les principes et les motifs de la guerre, on n’envisagea qu’un assassinat odieux. La modération apparente de Philippe, fit illusion aux peuples, et ne le rendit que plus dangereux. Il se ligua avec les anglais, et fut le principal auteur de leurs succès, et de nos malheurs. La situation de la France fut si désespérée, que la gloire de la nation ne fut plus comptée pour rien : on ne songea qu’aux moyens d’éviter une ruine totale : le duc Philippe, en se prêtant à un accord, acheva de prouver l’humiliation de Charles VII par le traité honteux que ce prince fut obligé de signer. Ce fut celui d’Arras, conclu en 1435 à la sollicitation du concile et du pape.

Le duc de Bourgogne dit dans les lettres patentes qui précédent les articles :

Les ambassadeurs du roi nous ayant présenté un écrit qui contenait : ce sont les offres que nous Charles de Bourbon et ambassadeurs du roi, faisons pour et au nom dudit roi, à monseigneur le duc de Bourgogne.

I que le roi dira, ou par ses gens notables suffisamment fondés, fera dire à mondit, seigneur le duc de Bourgogne, que la mort de feu monseigneur le duc Jean son père, fut iniquement et mauvaisement faite par ceux qui perpétrèrent ledit cas, et par mauvais conseil, et lui en a toujours déplû, et à présent déplaît de tout son cœur ; et que s’il eût sû ledit cas, et eût tel âge et entendement qu’il a de présent, il y eût obvié à son pouvoir ; mais il était bien jeune, et avait pour lors petite connaissance, et ne fut point si avisé que d’y pourvoir ; et priera à mondit seigneur de Bourgogne, que toute haine et rancune qu’il peut avoir à l’encontre de lui à cause de ce, il ôte de son cœur, et qu’entre eux ait bonne paix et amour, et se fera de ce expresse mention ès lettres qui seront faites de l’accord et traité d’eux.

Ensuite sont les articles du traité.

Premièrement le roi demandera pardon audit duc, en affirmant par lui être innocent du meurtre commis en la personne du duc de Bourgogne son père ; et que s’il eût sû tel cas être avenu, il l’eût empêché envers et contre tous. item. Le roi fera chercher par tout son royaume les complices de ce meurtre, et les fera prendre et punir corporellement, comme au cas appartient. item. Le roi fera fondation à Montereau, où le délit a été fait, d’une chapelle, en laquelle sera célébrée tous les jours à perpétuité une basse messe de requiem  pour le repos de l’âme dudit duc. item. Le roi édifiera auprès de ladite ville un prieuré de douze religieux chartreux, pour prier Dieu pour l’âme dudit duc. item. Le roi sera tenu d’édifier sur le pont de ladite ville de Montereau une croix somptueusement faite, pour mémoire du déplaisir qu’il a dudit meurtre.

Par les autres articles, le roi était obligé de céder au duc de Bourgogne toutes les villes sur la rivière de Somme, comme Amiens, Abbeville, Saint Quentin, Péronne et autres ; ce qui emportait toute la Picardie.

Le duc de Bourgogne conclut en ces termes :

Nous par la révérence de Dieu, mûs par la pitié que nous avons pour le pauvre peuple de ce royaume, et par les prières, regrets et soumissions à nous faites par lesdits cardinaux et ambassadeurs de notre Saint père le pape et du saint concile de Bâle, qui nous ont remontré qu’ainsi le devions faire selon Dieu, avons fait bonne et loyale paix et réunion avec mondit seigneur le roi, moyennant les offres dessus écrites, qui de la part de mondit seigneur et ses successeurs, nous doivent être faites et accomplies.

Quelque dures que fussent les conditions du traité, le roi s’y soumit, pour procurer la paix à ses sujets : sacrifice d’autant plus grand, que le traité n’était injurieux qu’à lui seul, que dans une monarchie, la gloire et la honte des évènements regardent particulièrement le prince, et que les sujets sont presque bornés au bonheur ou au malheur qui en résultent. Malgré toutes les précautions qu’on avait prises pour assurer la paix, elle était souvent sur le point d’être violée, soit par la jalousie qui était entre les princes, soit par des hostilités. Le maréchal de Culant, Saint Simon, et les autres officiers à qui le dauphin avait laissé le commandement de ses troupes, traversèrent la Bourgogne et la Franche-Comté, et y firent beaucoup de dégât. C’était un des griefs sur lesquels l’assemblée qui se tenait à Reims entre les plénipotentiaires du roi et ceux du duc de Bourgogne, devait prononcer. Il s’agissait encore de ce qui restait dû de la rançon du roi René, et de terminer les anciennes querelles qui étaient entre la maison d’Anjou et celle de Bourgogne. Quoique les plaintes du duc fussent raisonnables, on ne paraissait pas fort disposé à lui rendre justice. René conservait un vif ressentiment de la prison où il avait été retenu par le duc de Bourgogne.

Le dauphin désirait ardemment de se venger de la défaite de ses troupes, qui avaient été battues par le maréchal de Bourgogne. Ces deux princes animaient le roi, qui ne cherchait que l’occasion d’humilier un vassal trop puissant ; la guerre allait infailliblement se rallumer ; mais la duchesse de Bourgogne qui avait eu beaucoup de part à la paix d’Arras, se fit un point d’honneur de la maintenir. Elle se rendit à Châlons-Sur-Marne avec une suite brillante. Le roi et le dauphin s’y trouvèrent. Jamais la cour n’avait été si magnifique et si galante. L’habileté de la duchesse, et peut-être les plaisirs qui influent souvent dans les plus grandes affaires, rapprochèrent les esprits. On convint que René céderait pour le reste de sa rançon au duc de Bourgogne le val de Cassel, et que le duc donnerait en échange à René, Neuchâtel, Gondrecourt et Clermont en Argonne. On termina tous les autres différends qui étaient entre la France et la Bourgogne, et la paix fut confirmée. Les fêtes qui la préparèrent et qui la suivirent, furent terminées par le plus triste événement. Ce fut la mort de la dauphine Marguerite d’Écosse.

Cette princesse réunissait en sa personne la délicatesse et la justesse de l’esprit, la noblesse des sentiments, la douceur du caractère ; et ces rares qualités, qui la faisaient admirer, étaient encore relevées par les grâces de la figure qui les rendent aimables. C’était lui faire sa cour, que de pratiquer la vertu : on était sûr de s’attirer ses bontés en les méritant : souvent il suffisait d’en avoir besoin. Ayant appris qu’un chevalier, qui s’était distingué dans un tournois, manquait des secours de la fortune, toujours nécessaires au mérite, elle lui envoya trois cents écus, somme considérable pour ces temps-là, et pour une princesse qui manquait souvent du nécessaire. Elle aimait passionnément les lettres. Ayant trouvé un jour Alain Chartier endormi, elle lui donna un baiser, et sur l’étonnement qu’elle remarqua dans ceux qui la suivaient, elle dit qu’elle ne baisait pas la personne ; mais la bouche dont étaient sortis tant de beaux discours. Les vertus et le rang de cette princesse ne la sauvèrent pas de la calomnie.

La cour étant à Nancy, Jametz du Tillay, bailli de Vermandois, alla un soir chez la dauphine. Elle avait avec elle le sire de Mainville, et une autre personne qui était un peu éloignée. La chambre n’était éclairée que par un grand feu. Du Tillay dit qu’il était honteux qu’on laissât ainsi madame la dauphine : ce discours fut relevé et malignement interprété, quoique du Tillay s’excusât dans la suite, en disant qu’il n’avait voulu blâmer que la négligence des officiers de la princesse, qui n’éclairaient pas son appartement. Cependant comme il avait fort peu d’esprit, qu’il était grand parleur et indiscret, genre d’hommes à craindre même pour leurs amis, il tint plusieurs propos offensants pour les femmes qui étaient auprès de la dauphine, et particulièrement sur les Demoiselles de Salignac, Pregente et Fillotte. Il avait commencé par l’indiscrétion, il continua par la perfidie : on prétend qu’il fit écrire au roi des lettres anonymes pleines de calomnies. Le roi fit voir par son silence qu’il les méprisait, et voulut en dérober la connaissance à la dauphine. Elle fut longtemps la matière des discours, sans le savoir, mais enfin ils parvinrent jusqu’à elle, elle en ressentit la douleur la plus amère ; cependant au lieu de chercher à se venger, elle gémissait en secret, et cherchait sa consolation dans la religion. Un jour qu’il faisait fort chaud, étant partie à pied du château de Sarry, près Châlons, pour aller à notre-dame de l’épine, elle fut attaquée d’une pleurésie, et le chagrin qui la dévorait se joignant à la maladie, elle mourut en peu de jours. Elle protesta toujours de son innocence contre les calomnies de cet honnête homme. C’est ainsi qu’elle appelait du Tillay.

Le confesseur de cette malheureuse princesse eut beaucoup de peine à obtenir qu’elle pardonnât à son calomniateur, et ses dernières paroles furent : fy de la vie, qu’on ne m’en parle plus. Elle fut enterrée dans l’église cathédrale de Châlons, et trente-quatre ans après Louis XI la fit transférer à Tours, où elle fut inhumée dans une chapelle qu’elle avait fondée.

Cette princesse fut généralement regrettée. Les clameurs étaient si grandes contre du Tillay, que le roi fut obligé de commettre par lettres patentes Tudert, maître des requêtes, et Thiboust conseiller au parlement, afin d’informer contre lui. La reine même souffrit qu’on l’interrogeât. La différence de son interrogatoire d’avec celui des autres témoins, consiste en ce qu’elle ne prêta point de serment, et fut interrogée par le chancelier Juvénal Des Ursins, assisté de Guillaume Cousinot, maître des requêtes. Nous avons encore sa déposition, et les autres informations qui chargent du Tillay, sinon de calomnie, du moins de beaucoup d’indiscrétion. Regnault du Dresnay, Louis de Laval et plusieurs autres trouvant ces procédures injurieuses à la mémoire de la dauphine, voulaient la venger par un duel.

Charles VII ne voulut pas le permettre, et éloigna de la cour tous ceux dont il connaissait la trop grande vivacité sur cette affaire qui fut étouffée.

À peine avait-on rendu les derniers devoirs à la dauphine, que ses sœurs arrivèrent en France. Ces princesses apprirent en même temps la mort de leur mère qu’elles venaient de quitter en Écosse ; elles passèrent, suivant l’usage de ces temps-là, les trois premiers mois de leur deuil sans sortir de leur chambre ; le roi n’oublia rien pour les consoler ; il eut dessein d’en faire épouser une au dauphin, et fit solliciter les dispenses. Le cardinal Torquemada, ou de Turre-Cremata, dit qu’elles furent refusées ; le bref que le pape Eugène IV écrivit au dauphin, n’explique point de quoi il s’agissait.

Léonor, l’aînée des princesses d’Écosse, épousa quelque temps après Sigismond, duc d’Autriche ; l’autre repassa en Écosse, et fut mariée à un seigneur du pays. Louis toujours occupé d’affaires, songea à terminer celles qui subsistaient depuis longtemps entre les dauphins et les princes de Savoie. Lorsque le Dauphiné fut uni à la France en 1349 Amédée VI comte de Savoie, surnommé le comte vert, dont les prédécesseurs avaient souvent inquiété les dauphins sur les limites de leurs terres, craignit d’avoir de pareilles contestations avec la France, et dès l’année 1354 il proposa au roi Jean de régler les limites du Dauphiné et de la Savoie. L’échange qui se fit alors, fut très avantageux pour le comte de Savoie par l’infidélité d’Aimar de Poitiers, gouverneur du Dauphiné, qui fut chargé de cette affaire, et qui se laissa corrompre. Le comte de Savoie n’en fut pas plus exact à exécuter le traité, il crut pouvoir abuser de l’état malheureux où la France fut réduite après la bataille de Poitiers. Il y eut en 1377 une autre transaction qui ne fut pas mieux exécutée. Le dauphin voulut enfin terminer toutes les contestations, et chargea Pierre de Brézé de traiter avec Louis Ier, alors duc de Savoie. Ce prince offrit de se désister de toutes prétentions sur les comtés de Valentinois et de Diois, et de payer quarante mille écus à condition que le dauphin lui remettrait l’hommage de Foucigni et de quelques autres places cédées par les échanges de 1354 et 1377. Brézé, que le duc de Savoie avait gagné en lui donnant le comté de Maulevrier, persuada au dauphin, dont il avait la confiance, d’accepter les propositions du duc ; ainsi le traité fut ratifié à Chinon par le roi et par le dauphin. Raoul de Gaucourt fut nommé pour prendre possession des places que le duc devait remettre, et Dammartin fut chargé d’aller en Savoie recevoir le payement des quarante mille écus.

Tandis que le dauphin employait tous ses soins pour prévenir les troubles dans le Dauphiné, il voyait impatiemment la cour divisée par des cabales, et son père gouverné par ses ministres. Il faut plus d’habileté pour se conduire au milieu des tracasseries de la cour, que pour servir utilement l’état ; mais le dauphin ne croyait pas devoir descendre à un manége de courtisan trop au-dessous de lui, et ne dissimulait pas son mécontentement. C’était un titre pour lui déplaire que d’avoir quelque part dans la faveur du roi. Il traita les ministres avec mépris, et n’eut pas plus d’égards pour Agnès Sorel : Gaguin prétend même qu’il osa lui donner un soufflet, et que ce fut pour cette témérité qu’il fut obligé de quitter la cour, et de se retirer en Dauphiné ; mais sans ajouter foi trop légèrement à ce fait, il arriva une affaire d’un assez grand éclat pour avoir été l’unique cause de la retraite du dauphin. Ce prince voulant s’opposer au ministère, forma un parti dans lequel entrèrent principalement Jean de Daillon, Louis de Beuil et Louis de Laval, sire de Châtillon. Lorsque le comte de Dammartin fut de retour de Savoie, le dauphin lui fit confidence de son projet ; mais Dammartin soit qu’il fût jaloux de ceux qui partageaient avec lui la faveur de ce prince, soit qu’il désapprouvât l’entreprise, découvrit tout au roi, et déclara que la cour étant à Razilly, le dauphin lui avait demandé plusieurs archers de la garde écossaise, et qu’avec les gentilshommes de sa maison et ceux qui lui étaient dévoués, il devait s’emparer du château et s’assurer de la personne du roi. La déposition de Dammartin jeta le roi dans de terribles alarmes. On arrêta Conighan, commandant de la garde écossaise et plusieurs archers de cette troupe. Les partisans du dauphin prirent la fuite, ou vinrent faire leur déposition pour obtenir leur grâce.

Le roi fit venir son fils et lui reprocha son ingratitude. Le dauphin nia les faits, et donna un démenti à Dammartin. Celui-ci outré de fureur, répondit qu’il savait le respect qu’il devait au fils de son maître ; mais qu’il était prêt de prouver ce qu’il avançait contre tel de la maison du dauphin qui oserait se présenter. Le roi persuadé du crime de son fils, lui ordonna de se retirer en Dauphiné. On fit mourir plusieurs gardes écossais, et Conighan leur capitaine ne dut sa grâce qu’à la sollicitation du roi d’Écosse. Quelques jours avant le départ du dauphin, la reine était accouchée d’un fils qui fut Charles, duc de Berry, dont il sera souvent parlé dans la suite.

Aussitôt que Louis fut arrivé dans le Dauphiné, il convoqua les états à Romans. Yves de Sepeaux, chancelier du dauphin, demanda le don gratuit qui fut de quarante mille florins, et les états l’accordèrent avec cette clause, que c’était par pur et libéral don, et sans préjudice de leurs privilèges et libertés. Le don gratuit fut bien augmenté dans la suite, et toujours avec la même clause, qui portant une image de liberté, console encore ceux qui l’ont perdue. Il y eut souvent des contestations à ce sujet. Le dauphin demandait d’abord plus qu’il n’avait dessein d’obtenir, afin qu’il parût se relâcher, lorsqu’on lui accordait ce qu’il prétendait réellement. Outre les revenus du Dauphiné, il jouissait encore de Château-Thierry, du comté de Comminges et des châtellenies de Rouergue, qui avaient été confisquées sur le comte d’Armagnac. Louis s’appliqua tout entier à régler ses états, il réduisit les baillages qui étaient en grand nombre, à deux et à une sénéchaussée. Comme il aimait passionnément la chasse, il la défendit, aussi bien que de couper aucun arbre dans les forêts delphinales. Il se fit rendre compte de l’administration des finances, et son gouvernement fut si sage, que malgré la modicité de ses revenus et le peu de troupes qu’il avait, sa réputation le fit respecter de toute l’Europe. Les suisses, le duc de Savoie, les princes d’Italie, les rois de Navarre, d’Aragon et d’Angleterre recherchèrent son alliance, et la république de Gènes voulut le choisir pour maître.

Il y a peu d’états qui aient éprouvé plus de révolutions que celui de Gènes. Cette ville était originairement une des principales de la Ligurie, et devint municipale des romains. Après avoir été détruite par Magon, frère d’Annibal, et rebâtie par Spurius Lucrétius, elle resta sous la domination romaine jusqu’à l’invasion des goths. Dans la suite elle fut saccagée par Rotharis roi des lombards. Charlemagne l’ayant rebâtie, l’annexa à l’empire français, sous le gouvernement d’un comte particulier. Le premier, nommé Audemar, défit les sarrasins et conquit l’île de Corse. Quelque temps après les sarrasins prirent Gènes, passèrent la plus grande partie des habitants au fil de l’épée, ou les emmenèrent esclaves en Afrique. Ceux qui restèrent se livrèrent au commerce, rétablirent la ville, et formèrent vers l’an 1100 une république dont le gouvernement était entre les mains de quatre familles principales, qui faisaient deux factions. Les Spinola et les Doria d’une part, et de l’autre les Fiesques et les Grimaldi déchiraient le sein de leur patrie, sous prétexte d’en défendre la liberté contre leurs concurrents. Cette malheureuse république, tour à tour soumise à des consuls ou à un podesta, éprouva pendant près de trois siècles tous les malheurs de l’anarchie et de la tyrannie, sous une forme de gouvernement libre. Le peuple fatigué des dissensions et de l’avarice des nobles, choisit en 1257 Guillaume Boccanegra pour gouverner l’état sous le titre de capitan.

La noblesse se resaisit bientôt du gouvernement, et comme ce fut vers ce temps-là que les factions des guelfes et des gibelins prirent naissance, elle se partagea encore en deux partis. Les Grimaldi et les Fiesques se rangèrent du côté des guelfes ; les Doria et les Spinola devinrent aussitôt gibelins, et l’ayant emporté sur leurs rivaux, ceux-ci les chassèrent et les obligèrent de se retirer à Naples. Les guelfes ayant repris le dessus, transportèrent la souveraineté de Gènes à Robert roi de Naples.

Tandis que les génois se rendaient malheureux par des guerres civiles, ils se signalaient au-dehors par des conquêtes. Ils eurent de longues et sanglantes guerres contre les pisans et les vénitiens. Les pisans furent soumis, et la puissance de Venise aurait peut-être succombé sous celle de Gènes, si les divisions de celle-ci ne lui eussent fait perdre ses avantages. Les génois las de changer de gouvernement, sans être ni plus libres ni plus heureux, cherchèrent des maîtres étrangers. Après avoir passé sous la domination de l’empereur Henri VII et de Robert d’Anjou, roi de Naples, ils revinrent à leurs compatriotes. Simon Boccanegra, dont le nom était cher au peuple, fut élu duc ou doge de Gènes en 1339. Il abattit le parti des guelfes, et fit un règlement par lequel toutes les familles qui avaient exercé les charges de l’état depuis l’origine de la république, étaient déclarées nobles. Par là le nouveau duc en augmentant le nombre des nobles, en affaiblissait réellement le pouvoir, du moins celui des premières familles. Il fit plus, par le même règlement ceux qui n’avaient jamais exercé de charge, furent déclarés bourgeois, et ce fut à eux seuls que le gouvernement de la république fut dévolu sous l’autorité du doge. Les familles qui entrèrent alors dans les charges devinrent considérables et furent l’origine de la distinction d’anciens et de nouveaux nobles. Les Grimaldi, les Fiesques, les Doria et les Spinola, qui étaient tour à tour les tyrans de la république, se virent contraints d’obéir ; mais ce qu’ils n’osaient entreprendre ouvertement, ils l’exécutèrent par adresse : ils semèrent la jalousie entre les fregoses et les adornes qui partageaient alors l’autorité, et firent déposer Boccanegra cinq ans après son élection.

On ne vit plus qu’une funeste alternative de l’aristocratie et de la démocratie. Les génois toujours divisés et toujours malheureux, ne savaient ni obéir ni soutenir la liberté. Quand ils ne pouvaient s’accorder entre eux, ils déféraient la souveraineté à différents princes. Ils se donnèrent au duc de Milan, ensuite à Charles VI en 1395.

Après avoir massacré les français en 1409 ils choisirent pour maître le marquis de Montferrat. Quatre ans après ils repassèrent aux Visconti pour revenir encore aux français en 1458. À peine la république reprenait-elle sa liberté, que l’ambition des nobles et l’inconstance du peuple la replongeaient dans de nouveaux troubles, dont elle ne sortait que pour subir une domination étrangère. Le gouvernement n’a pas été plus tranquille dans la suite. On remarque que depuis 1494 jusqu’en 1528 la ville de Gènes a été gouvernée de plus de douze manières différentes ; par des comtes, des consuls, des podestats, des capitaines, des recteurs, des abbés du peuple, des réformateurs, des ducs nobles et populaires. En 1527, sous le règne de François Ier, André Doria fut assez heureux pour rendre la liberté à sa patrie, et se rendit encore plus illustre en refusant la souveraineté. Il fit un nouveau règlement qui fixa les anciennes familles nobles à vingt-huit, auxquelles on en a ajouté dans la suite vingt-quatre autres, qui font la seconde classe de la noblesse. Aujourd’hui le gouvernement de Gènes est entièrement aristocratique ; le doge en qui la souveraineté paraît résider, change tous les deux ans, et ne fait que prêter son nom aux décrets du grand conseil.

C’était dans le plus fort des cabales des Frégose et des Adornes que les génois jetèrent les yeux sur le dauphin. Mais dans le temps que Charles VII prenait les mesures nécessaires pour profiter de leurs offres, Jean Frégose trouva le moyen de se faire élire doge, et fit dire alors aux français, que s’étant rendu seul maître de Gènes, il était résolu de conserver sa conquête. Le roi ne suivit pas fort vivement cette affaire, parce que c’était le dauphin que les génois demandaient pour maître, et que le conseil représenta qu’il était moins dangereux de perdre Gènes et toute l’Italie, que de rendre ce prince trop puissant. Onze ans après en 1458 Gènes se donna à Charles VII qui en confia le gouvernement à Jean, duc de Calabre.

Le pape Eugène IV mourut sur ces entrefaites. Nicolas V qui lui succéda, pria le roi et le dauphin d’employer leurs soins pour étouffer le schisme qui déchirait l’église. Le concile de Bâle ayant déposé Eugène en 1439 avait élu Amédée VIII duc de Savoie. Ce prince, après avoir cédé ses états à son fils, s’était retiré auprès de Genève dans le château de Ripaille, où il menait avec quelques courtisans la vie la plus voluptueuse ; cependant comme sa retraite avait fait beaucoup d’éclat, et que ses plaisirs étaient ignorés, le concile l’éleva au pontificat sous le nom de Felix V. Après la mort d’Eugène, le parti opposé à Felix V ayant élu Nicolas V le roi qui désirait donner la paix à l’église, envoya Jean Juvénal Des Ursins, archevêque de Reims, et le maréchal de La Fayette, en qualité d’ambassadeurs pour travailler à un accommodement entre Felix et Nicolas. Le dauphin donna la même commission avec le même titre à l’archevêque d’Embrun et au seigneur de Malicorne. Après bien des négociations de la part des deux partis, Felix se démit du pontificat, et reconnut pour pape Nicolas, qui nomma Felix doyen du sacré collège, et légat perpétuel en Savoie, en Piémont, et dans une partie de l’Allemagne. Les pères du concile de Bâle acquiescèrent à l’accommodement, rendirent obéissance à Nicolas, et déclarèrent que le concile était fini ; ainsi le roi et le dauphin terminèrent un schisme qui durait depuis près de dix ans.

Il arriva vers ce temps-là une affaire qui chagrina extrêmement le dauphin. Un nommé Mariette partit du Dauphiné, et vint trouver Brézé pour l’avertir que le dauphin se préparait à revenir à la cour, qu’il était résolu de chasser tous les ministres du roi ; et que sa haine devait tomber particulièrement sur Brézé. Celui-ci dit à Mariette de s’adresser directement au roi, et lui défendit de le citer. Mariette ayant fait sa dénonciation, fut renvoyé en Dauphiné pour tirer de plus grands éclaircissements. Le dauphin étant averti de ce qui se passait, fit arrêter Mariette. Ce malheureux tomba malade en prison ; le dauphin en fit prendre tous les soins possibles, de peur qu’on ne le soupçonnât d’avoir contribué à sa mort pour cacher la vérité. Mariette fut amené à Paris, convaincu d’être un calomniateur, et condamné à mort.

Le dauphin termina l’année suivante la donation qui lui fut faite des comtés de Clermont, d’Auvergne et de Sancerre par Robert, évêque d’Albi, moyennant une pension annuelle de six mille écus d’or. Il abolit tous les prétendus droits de souveraineté que l’archevêque de Vienne et les évêques de Gap, de Valence et de Die, avaient usurpés pendant les guerres des dauphins et des comtes de Provence ; et pour affermir de plus en plus son autorité, il fit une alliance perpétuelle avec le duc de Savoie.

Le peu d’union qu’il y avait entre Charles VII et le dauphin fut cause que celui-ci fut soupçonné d’avoir fait empoisonner Agnès Sorel, qui mourut cette année, regrettée du roi, de la cour et des peuples. Elle n’abusa jamais de la faveur, et réunit les rares qualités d’amante tendre, d’amie sûre, et de bon citoyen. Je ne sais pourquoi Alain Chartier s’efforce tant de défendre la chasteté d’Agnès. Charles VII en eut trois filles. Marguerite épousa Olivier de Coitivi, sénéchal de Guyenne. Charlotte fut mariée avec Jacques de Brézé, sénéchal de Normandie, et Jeanne avec Antoine de Beuil, comte de Sancerre. Le dauphin ayant rétabli l’ordre dans ses états, fit part au roi du dessein où il était d’épouser Charlotte De Savoie. Le roi lui fit réponse, qu’il n’approuvait pas qu’il contractât aucune alliance, avant que la guerre avec l’Angleterre fût terminée ; et que si la paix se faisait entre les deux couronnes, il lui destinait une fille du duc de Boukingam, de la maison royale d’Angleterre. Le dauphin qui cherchait moins à consulter son père, qu’à obtenir son consentement sur un parti pris, envoya Chausson et Blosset pour instruire le roi des avantages que le duc de Savoie offrait, savoir, deux cents soixante mille écus de dot, et les troupes nécessaires pour faire la conquête du Milanès. Les mêmes députés étaient encore chargés de proposer au roi de donner la Guyenne au dauphin, qui offrait d’en faire la conquête à ses frais.

Comme ce prince avait commencé à manifester son caractère, plus ses propositions paraissaient avantageuses, plus elles étaient discutées avec soin. Le conseil fut d’avis qu’il était moins dangereux pour l’état de laisser la Guyenne au pouvoir des anglais, que de contribuer à augmenter la puissance du dauphin. Louis, sans s’embarrasser de l’agrément du roi, ne songea plus qu’à conclure son mariage, et donna ses pouvoirs à Yves de Sepeaux, et à Aimar de Poisieu, dit Capdorat, pour aller en Savoie convenir des articles. Le bâtard d’Armagnac, sénéchal de Dauphiné, et Antoine Colomier, général des finances, se rendirent ensuite à Genêve, où ils signèrent le contrat qui fut ratifié à Chaland.

Par le contrat, le duc donne à sa fille deux cent mille écus d’or, de soixante-dix au marc, dont on payera quinze mille en signant, quinze mille en menant la princesse, et vingt mille après la célébration des noces. Les cent cinquante mille écus restant furent assignés sur les gabelles de Nice, et sur les entrées de Verceil, dont on devait payer quinze mille chaque année jusqu’à parfait payement ; le dauphin donne à la dauphine dix mille écus de douaire, qui ne seront assurés qu’après la consommation du mariage ; et il fut stipulé que lorsqu’elle aurait douze ans, elle renoncerait à toutes prétentions sur la succession du duc et de la duchesse de Savoie. Le dauphin se rendit au commencement de mars à Chambéry.

La veille de la célébration du mariage, il arriva un héraut pour s’y opposer de la part du roi, et menacer le duc de Savoie de son ressentiment, si l’on passait outre. Il déclara que Charles ne méprisait pas l’alliance de la maison de Savoie ; mais qu’il était extrêmement surpris que ce mariage se fît sans sa permission. Chausson alla trouver le héraut, et lui demanda ses lettres de créance. Le héraut qui avait feint d’abord de venir de la part du comte de Dunois, pour donner cet avis au duc, étant pressé par Chausson, répondit qu’il ne remettrait ses lettres qu’au duc même ; mais sur ce qu’on lui dit qu’il ne pouvait avoir audience ce jour-là, et que le dauphin se mariait le jour suivant, il donna ses lettres ; elles n’empêchèrent pas qu’on ne fît la célébration : après quoi le dauphin et le duc renvoyèrent le héraut avec des lettres pour le roi et pour la reine. Le duc marquait dans la sienne qu’il n’avait jamais douté que le dauphin n’eût le consentement de sa majesté, et que la cérémonie du mariage était faite, lorsque le héraut avait remis ses lettres.

Le roi ne fut pas fort satisfait de cette réponse ; mais il prit le parti de ne marquer son mécontentement que par beaucoup d’indifférence pour son fils.

Outre le don gratuit ordinaire, les états de Dauphiné consentirent, sur les remontrances du dauphin, à lui accorder un présent pour le joyeux avènement de la dauphine, à condition que chaque ville se taxerait volontairement. On ne lui offrit d’abord que six à sept mille florins ; mais il employa tant de sollicitations, que ce présent fut porté à vingt et un mille florins. Le dauphin qui avait fait fabriquer de nouvelles monnaies sans proscrire les anciennes, donna cours à toutes sortes de monnaies étrangères pour rendre l’argent plus commun.

Ce prince en favorisant le commerce dans ses états, voulait surtout y faire régner la paix, et donna une déclaration portant défenses à tous gentilshommes de se faire la guerre. Ces guerres particulières qui étaient en usage de temps immémorial dans plusieurs provinces, cessaient aussitôt que le roi armait ; mais elles n’étaient que suspendues ; bientôt elles se rallumaient avec plus de vivacité, et remplissaient le royaume de meurtres et de violences. La noblesse regardait cet usage barbare comme le plus noble de ses privilèges ; Humbert en avait expressément stipulé la conservation, en donnant le Dauphiné. La déclaration qui l’abolissait fut exécutée, tant que le dauphin la maintint par sa présence ; mais lorsqu’il fut en Bourgogne, les combats recommencèrent, et l’on vit en 1460 Raoul de Comb défier Jacques de Lompar. Ils parurent devant Grenoble avec plus de soixante gentilshommes, sans que le parlement pût leur faire quitter les armes.

Louis aurait vécu assez tranquillement dans le Dauphiné, si les favoris du roi n’eussent animé le père contre le fils. Charles commença par lui retrancher ses pensions, et lui ôta Beaucaire, Château-Thierry et les châtellenies de Rouergue. Louis envoya aussitôt Estissac faire des remontrances au roi ; mais comme elles furent rejetées, le dauphin fit un accord avec le comte d’Armagnac, et lui céda les châtellenies et Beaucaire moyennant vingt-deux mille écus d’or. Le roi plus irrité contre son fils, s’avança avec des troupes vers le Lyonnais. Le dauphin lui fit représenter qu’il était instruit de tous les mauvais offices qu’on lui rendait à la cour ; qu’on avait dessein de le chasser du Dauphiné, et même de le dépouiller de ses droits à la couronne. Le roi répondit que le dauphin était mal informé du sujet de son voyage ; qu’à la vérité il recevait de toutes parts des plaintes de son mauvais gouvernement, et qu’il désirait qu’il changeât de conduite, sans quoi il serait obligé d’y pourvoir comme son père et comme son roi.

Sur cette réponse, le dauphin fit supplier le roi de vouloir bien envoyer un prince du sang, ou quelque personne de marque, qui pût lui rendre compte du gouvernement du Dauphiné, et de ne pas exiger qu’il allât trouver sa majesté, parce qu’il n’ignorait pas que tous les ministres et les favoris étant ses ennemis, il ne serait pas en sûreté à la cour. Le dauphin fit insinuer en même temps que si on le réduisait au désespoir, il prendrait le parti de sortir du royaume. Charles qui craignait que son fils ne se portât à cette extrémité, envoya Jean De Jambes, seigneur de Montsoreau, et Jean d’Estouteville, seigneur de Torcy, maître des arbalétriers, pour lui dire que sa majesté demandait simplement qu’il maintînt les droits des églises de Dauphiné ; qu’il laissât tranquille Jean du Châtel nommé par le pape à l’archevêché de Vienne ; qu’il rendît à l’église de Lyon les places qu’il avait usurpées sur elle, et qu’il renvoyât au roi tous ceux qui avaient quitté son service pour passer en Dauphiné. Torci et Montsoreau étant de retour, n’oublièrent rien pour disposer le roi à recevoir favorablement la réponse que le dauphin lui fit porter bientôt après par l’archevêque d’Embrun, Courcillon, Bernes et Fautrier.

Après les protestations d’une fidélité inviolable ; ce prince promettait au roi de ne recevoir désormais à sa cour personne qui ne lui fût agréable, et consentait sur toutes les matières ecclésiastiques à se soumettre au jugement du cardinal d’Estouteville. Ce prélat aussi distingué par son mérite, que par sa naissance, avait été envoyé en France par le pape Nicolas V pour travailler à la paix entre la France et l’Angleterre, pour trouver quelque tempérament sur la pragmatique sanction, et pour solliciter en faveur de Jacques Cœur, dont on instruisait le procès.

Jacques Cœur, fils d’un marchand de Bourges, s’était livré au commerce dès son enfance : il acquit des richesses si prodigieuses, qu’elles le firent soupçonner par ceux qui avaient moins de lumières que de goût pour le merveilleux, d’avoir trouvé le grand oeuvre. Son secret consistait dans un génie vaste et entreprenant, une application continuelle, et une probité qui lui avait acquis la confiance de tous les commerçants de l’Europe et de l’Asie. Il fut fait argentier du roi et maître de la monnaie de Bourges. Il obtint l’archevêché de cette ville pour son frère, et l’évêché de Luçon pour son fils. Son crédit fut souvent utile à l’état, et influait beaucoup dans le gouvernement. Ce fut lui qui fournit les sommes nécessaires pour la conquête de la Normandie. Les services qu’il avait rendus n’empêchèrent pas qu’on ne l’accusât d’exaction, de concussion et de plusieurs autres crimes ; savoir, d’avoir renvoyé aux sarrasins un esclave chrétien qui s’était sauvé, de leur avoir prêté des sommes considérables, et de leur avoir fourni des armes et des harnois. Il répondit sur le premier article qu’il n’en avait point de connaissance, et sur le second, que le roi le lui avait permis verbalement : ce prince dit qu’il ne s’en souvenait pas. On trouve encore dans le vu de l’arrêt que Jacques Cœur était soupçonné d’avoir empoisonné Agnès Sorel, mais il n’en est rien dit dans le prononcé. En effet Jeanne De Vendôme, dame de Mortagne, qui était son accusatrice sur ce chef, fut convaincue de calomnie, et bannie du royaume. À l’égard des concussions dont on accusait Jacques Cœur, elles se réduisaient peut-être à quelques irrégularités presque inévitables et même inconnues à ceux qui sont chargés d’une administration considérable ; irrégularités dont on ne peut faire des crimes, que lorsque la passion, plus que la justice, veut interpréter une loi à la rigueur. On prétend que le procès de Jacques Cœur lui fut fait à l’instigation de Dammartin son ennemi ; du moins celui-ci profita de la plus grande partie de la confiscation des biens de l’accusé, qui fut condamné par arrêt des commissaires du 19 mai 1453 à faire amande honorable, à payer cent mille écus, et ses biens furent confisqués. Le roi lui remit la peine de mort, à la sollicitation du pape à qui il avait rendu de grands services, et en considération de ceux que l’état en avait reçus. Ses richesses firent peut-être tout son crime, puisque dans la suite le parlement le déclara innocent, et le rétablit dans ses biens.

Jacques Cœur, après sa condamnation, passa dans l’île de Chypre. Son crédit, son habileté et sa réputation que ses malheurs n’avaient point ternie, lui firent faire une fortune plus considérable que celle qu’il venait de perdre.

Le cardinal d’Estouteville n’ayant pas réussi dans sa légation au sujet de la paix, ni de la pragmatique, s’en retournait peu satisfait, et sans attendre la décision du procès de Jacques Cœur, qui ne fut jugé que l’année suivante. Il avait déjà repassé les monts, lorsqu’il apprit que la guerre s’allumait entre le roi et le duc de Savoie. Il revint sur ses pas, et mania si habillement l’esprit de ces deux princes, qu’il rétablit entre eux la paix qui fut scellée à Clepié, près de Feurs, par le mariage d’Yolande de France avec Amédée prince de Piémont. On apprit en même temps que Talbot était descendu dans le Médoc à la tête de quatre ou cinq mille anglais, et que la ville de Bordeaux lui avait ouvert ses portes. Le dauphin crut devoir saisir cette occasion pour regagner les bonnes grâces du roi. Quoiqu’il n’y eût pas encore une rupture ouverte entre le père et le fils, ils étaient dans une défiance réciproque. Le roi prétendait dans que toutes les députations que son fils lui avait faites il n’y avait jamais eu que des protestations vagues de fidélité et d’obéissance, et tous ces termes généraux dont on ne se sert que pour éviter de prendre des engagements formels. Il se plaignait de ce que son fils refusait de se fier à sa parole, que ses plus grands ennemis avaient toujours respectée.

Le dauphin qui à tout événement avait amassé des armes, et gagné un grand nombre de gentilshommes, qu’il avait distribués par compagnies, voulut s’en faire un mérite auprès du roi, et détourner les soupçons qu’il pouvait avoir. Il lui fit offrir ses services contre les anglais, protestant qu’il ne désirait que de sacrifier sa vie pour lui. Charles peu sensible à cette démarche de son fils, répondit que la Normandie et la Guyenne avaient été conquises sans son secours, et que les troupes qu’il avait levées n’avaient pas été destinées au service de son père, ni de l’état ; ainsi les esprits s’aigrissaient de plus en plus.

Les inquiétudes de Louis ne l’empêchaient pas d’être attentif à tout ce qui pouvait être avantageux au Dauphiné. Malgré les oppositions des juges ordinaires de Grenoble, et de l’official de l’évêque, il convertit le conseil delphinal en un parlement, dont François Portier, procureur général des états et président de la chambre des comptes, fut fait premier et unique président. L’année suivante il fonda l’université de Valence. Quelque temps après il donna sur les donations entre vifs un édit célèbre qui est encore en vigueur.

Quoique le dauphin se trouvât dans des circonstances qui devaient l’obliger à ménager ses alliés, il n’en était pas moins jaloux de ses droits. Il déclara la guerre au duc de Savoie au sujet de l’hommage du marquisat de Saluces, qu’ils prétendaient tous deux ; cependant il consentit à un accord, parce qu’il ne crut pas devoir se faire de nouveaux ennemis, pendant qu’il était occupé à détourner l’orage qui se formait contre lui à la cour.

Le retranchement des pensions du dauphin, la diminution de ses domaines par la cession des châtellenies de Rouergue, mirent ce prince dans la nécessité d’augmenter les impôts, et la misère mettait ses sujets hors d’état de les payer. Les plaintes devinrent générales ; les ennemis du dauphin s’en servirent contre lui. Soit que les favoris de Charles l’eussent déjà indisposé contre son fils, soit qu’ils jugeassent qu’il n’était pas plus dangereux pour eux de l’indisposer en effet, que d’en être soupçonnés par le dauphin, ils ne songèrent plus qu’à nourrir l’animosité du roi. Ils savaient qu’on ne doit offenser à la cour que ceux qu’on est résolu de perdre, et ils se conduisaient sur ce principe. Charles ne voulut plus rien écouter de la part de son fils, et passa en Auvergne.

Louis alarmé envoya aussitôt Courcillon son grand fauconnier, pour faire au roi les plus humbles remontrances : Charles ne voulut pas même lui donner audience, et le fit congédier par le chancelier. Le dauphin fit solliciter le prince d’Orange et ceux de Bernes d’entrer dans son parti ; il rechercha aussi le secours du pape, et renvoya vers le roi Courcillon avec Gaston du Lyon son écuyer tranchant, et Simon le Couvreur, prieur des célestins d’Avignon. Leurs instructions étaient à peu près les mêmes que celles des députations précédentes ; elles se réduisaient à des protestations de fidélité, et à demander de ne pas revenir à la cour.

Le roi répondit que ce dernier article ne s’accordait pas avec l’obéissance que son fils affectait ; qu’il devait commencer par chasser ceux qui lui donnaient de mauvais conseils, sans quoi on saurait bien les punir, et le faire rentrer lui-même dans son devoir. Le pape, le roi de Castille, le duc de Bourgogne s’employèrent inutilement pour réconcilier le fils avec le père. La sévérité de Charles n’était qu’un effet de la faiblesse, qui le faisait obéir aveuglément aux impressions que lui donnaient ses ministres. Dammartin lui écrivit que le dauphin faisait armer tous ses sujets ; que le bâtard d’Armagnac commandait ses troupes, et que son conseil était composé de Pierre Meulhon, d’Aymard de Clermont, du bâtard de Poitiers, de Jean de Vilaines, de Neveu, Malortie et Bournazel qui avaient chacun une compagnie de cent lances ; mais que la plus grande partie de la noblesse se déclarerait pour le roi aussitôt qu’il entrerait en Dauphiné. Cette lettre acheva d’irriter ce prince, qui donna ordre à Dammartin de marcher contre le dauphin et de l’arrêter.

Dammartin s’empressa d’exécuter un ordre qui flattait son ressentiment particulier ; mais le dauphin ne se fiant pas à ses troupes, ne comptant pas davantage sur sa maison, feignit une partie de chasse, et se rendit à Saint Claude, suivi de quelques officiers particuliers. De là il écrivit au roi qu’il le suppliait de lui permettre de s’unir au duc de Bourgogne pour aller faire la guerre aux turcs. Il envoya aussi une lettre circulaire à tout le clergé du royaume, pour demander des prières ; il faisait ordinairement des voeux, lorsqu’il se croyait sans ressource du côté des hommes. Il avait eu raison de se défier de ses partisans. Bernes, Malortie et Chatillon prêtèrent serment au roi. Le dauphin préféra des ennemis généreux à des amis suspects ; il alla trouver le prince d’Orange, et se fit conduire à Bruxelles par le maréchal de Bourgogne.

Le duc Philippe qui était à Utrecht, ayant appris l’arrivée du dauphin, se comporta avec autant de prudence que de générosité. Il écrivit au roi que ce prince était entré dans ses états, sans l’en avoir prévenu, et qu’il lui rendrait tous les honneurs dus à l’héritier de la couronne, jusqu’à ce qu’il eût rétabli l’union dans la maison royale. Il manda en même temps à la duchesse de Bourgogne et au comte de Charolais de traiter le dauphin comme le fils aîné de leur souverain. Lorsque le duc revint à Bruxelles ; le dauphin alla au-devant de lui. Dès qu’ils se virent, ils coururent à la rencontre l’un de l’autre et s’embrassèrent. Le dauphin lui raconta tous ses malheurs ; le duc, sans approuver ni blâmer sa conduite, lui répondit, qu’il pouvait disposer de sa personne et de ses biens envers et contre tous, excepté contre le roi son seigneur. L’histoire de Louis XI se trouvera si souvent liée à celle du duc de Bourgogne et du comte de Charolais, qu’il est à propos de faire connaître le caractère de ces deux princes.

La crainte que les princes inspirent ne marque que leur puissance, les respects s’adressent à leur dignité ; leur gloire véritable naît de l’estime et de la considération personnelles que l’on a pour eux. Philippe jouissait de ces précieux avantages ; il fut surnommé le bon, titre plus glorieux que tous ceux qui ne sont fondés que sur l’orgueil des princes et le malheur des hommes. Il aimait ses peuples autant qu’il en était aimé, et satisfaisait également son inclination et son devoir, en faisant leur bonheur ; on rendait à ses vertus les respects dus à son rang. Son commerce était aimable, il était sensible au plaisir, aimait extrêmement les femmes, et sa cour était la plus galante de l’Europe. En rendant justice à la vertu de ce prince, on ne doit pas dissimuler qu’il s’en écarta quelquefois. Il porta sa vengeance trop loin contre ceux de Dinant ; et son ambition soutenue d’une conduite prudente lui fit faire plusieurs usurpations. Philippe le Bon fut marié trois fois. Ses deux premières femmes Michelle de France, fille de Charles VI et Bonne d’Artois, fille de Philippe comte d’Eu, et veuve de Philippe comte de Nevers, n’ayant point laissé d’enfants, il épousa en troisièmes noces Isabelle, fille de Jean Ier du nom, roi de Portugal, dont il eut Charles, comte de Charolais, qui fut le dernier duc de la seconde maison de Bourgogne. Philippe eut de plus huit bâtards et sept bâtardes.

Le comte de Charolais était généreux, sincère ; mais ardent, impétueux, absolu. Il s’offensait d’une remontrance comme d’une contradiction : il voulait de l’obéissance et non pas des conseils, et n’aimait de la justice que la sévérité. Peu sensible aux plaisirs qui ont du moins l’avantage d’adoucir le caractère, il n’avait aucune inclination pour les femmes. La guerre était son unique passion, il en faisait son étude continuelle, et renouvela l’usage des camps retranchés des romains. Il était intrépide, et cherchait les dangers par goût. Il aurait égalé les Cyrus et les Alexandre, s’il eût eu plus de prudence ou de bonheur. La prospérité lui inspirait la présomption, et les revers, en aigrissant son esprit, augmentaient sa témérité. Le courage de ce prince dégénéra en une manie furieuse, qui lui fit prodiguer le sang de ses sujets, et lui coûta la vie. Il périt les armes à la main, ne laissant après lui que les fastueux titres de hardi, de terrible, de téméraire ; et des peuples malheureux.

Le roi ayant fait publier un manifeste contre le dauphin, convoqua les états de Dauphiné. Sur la nouvelle qu’il eut que Capdorat, Bournazel, et Tierçant s’avançaient avec des troupes vers le Dauphiné, dont les places avaient été pourvues de munitions de guerre et de bouche, il marcha pour s’opposer à leurs entreprises. La province lui députa aussitôt l’évêque de Valence, pour lui représenter que tout était soumis, et le conjurer de ne point entrer dans le pays avec des troupes qui alarmaient tous ses sujets, dont la fidélité n’était pas suspecte ; le roi se laissa fléchir, et fit retirer ses troupes.

Cependant le duc de Bourgogne envoya vers le roi, Jean de Croy bailli de Hainaut, Simon de Lalain, Jean de Chimay, et le héraut d’armes toison d’or, pour travailler à la réconciliation du père et du fils. Le dauphin les chargea d’une lettre par laquelle il faisait au roi ses soumissions ordinaires, et lui rendait compte de la générosité avec laquelle il avait été reçu du duc de Bourgogne. Les ambassadeurs en travaillant à fléchir Charles VII en faveur de son fils, insistèrent particulièrement sur la nécessité où le duc de Bourgogne avait été de recevoir le dauphin, dont le roi devait être plus sûr que s’il se fût jeté entre les bras des anglais ennemis de la France. Le roi parut satisfait de ce qui regardait personnellement le duc, et fit à l’égard du dauphin les mêmes réponses qu’il lui avait toujours faites.

Lorsque les ambassadeurs furent de retour, le dauphin renvoya encore Jean de Croy et Lannoi, bailli de Hollande, avec la lettre la plus soumise ; mais comme ils firent entendre que ce prince se plaignait des ministres et des favoris de son père, ceux-ci firent rejeter toutes propositions d’accommodement. Quoiqu’il soit difficile de justifier le dauphin, il est constant qu’il essuya beaucoup de persécutions de la part des ministres. Ce prince vit bien qu’il n’avait d’autre parti à prendre que de demeurer à Genep, petite ville de Brabant, que le duc lui avait donnée pour son habitation, avec une pension de six mille livres par mois pour lui, et de trois mille livres pour la dauphine qui vint l’été suivant le trouver. Le bâtard d’Armagnac et Montauban recevaient encore chacun deux mille quatre cents livres par an. Toutes ces pensions étaient payées d’avance, mais elles ne suffisaient pas ; le dauphin fut souvent obligé d’emprunter à de gros intérêts. On voit par les comptes de sa maison, qu’il engagea pour huit cent écus une pièce de drap d’or. On prétend qu’il pria François II, duc de Bretagne, de lui prêter une somme d’argent, que le duc lui refusa, dans la crainte de déplaire au roi ; et que c’est à ce refus qu’il faut attribuer la mésintelligence qu’il y eut toujours entre ces deux princes. La comtesse de Charolais étant accouchée d’une fille, le duc pria le dauphin d’en être le parrain. Elle fut nommée Marie ; c’est elle qui fut l’unique héritière de la maison de Bourgogne, et la source de tant de guerres, dont le germe n’est pas encore détruit.

Il arriva alors à la cour de Bourgogne une affaire qui donna beaucoup de chagrin au dauphin. Les deux premiers chambellans du comte de Charolais étant absens, Antoine Rolin, troisième chambellan, prétendit que le service lui appartenait, Philippe de Croy, seigneur de Querrain, fils du seigneur de Chimay, lui disputa cet honneur ; le duc qui aimait la maison de Croy, appuyait la prétention de Querrain, et le comte de Charolais qui haïssait les Croy, soûtenait les droits de Rolin, et alléguait les états de sa maison.

Le duc irrité de la résistance de son fils, se fit apporter ces états, et les jeta au feu devant lui. Le comte serait peut-être sorti du respect qu’il devait à son père, si la duchesse ne lui eût fait signe de se retirer. Le duc se livrant à son chagrin, monta à cheval, et prit une route au hasard. Ayant été surpris par la nuit, il fut obligé de se retirer dans la chaumière d’un charbonnier. Ses officiers ne le voyant point revenir, prirent différentes routes pour le chercher, et furent dans les plus grandes alarmes, jusqu’à ce qu’ils l’eussent trouvé. Le dauphin craignit que les démêlés qu’il avait avec son père ne le fissent soupçonner de porter la discorde partout ; il fit revenir le comte de Charolais, qui s’était retiré à Dendermonde, et ne quitta point le duc qu’il n’eût réconcilié son fils avec lui.

Louis eut encore le chagrin d’être la cause innocente de quelques reproches très durs que le duc de Bourgogne fit au comte de Charolais, à l’occasion d’une partie de chasse. Louis s’étant égaré, le comte revint seul : le duc entra dans la plus terrible colère, et commanda à son fils d’aller chercher le dauphin, avec défenses de reparaître sans lui. Quoique le duc ne fût pas fort content que le dauphin eût cherché un asile dans ses états, il le regardait comme un dépôt, dont il devait compte à la France ; il envoya Montigni, Jean de Cluny et Toison d'or pour travailler encore à rétablir l’union dans la maison royale.

Le roi reçut ces ambassadeurs en Dauphiné en présence du roi de Sicile, des ducs de Calabre et de Bourbon, des comtes du Maine, de Foix, de La Marche, de Dunois, et des principaux officiers.

Jean de Cluny représenta que le duc de Bourgogne suppliait sa majesté de vouloir bien accorder au dauphin les deux seules grâces qu’il lui demandait. La première, qu’il lui fût permis de demeurer en Bourgogne. L’autre, qu’on lui laissât le Dauphiné dans l’état où il était. Les ambassadeurs ajoutèrent, que si sa majesté voulait absolument avoir cette province, ils avaient ordre de la lui remettre. Le chancelier Juvénal Des Ursins répondit pour le roi, qui était présent, que sa majesté ne doutait point des bonnes intentions du duc de Bourgogne, mais qu’elle n’était pas aussi sûre de celles du dauphin ; que loin d’avoir cherché à apaiser le roi, il avait ordonné que le Dauphiné se mît en défense, et qu’il y avait eu des partisans du dauphin qui avaient tâché de faire soulever la ville de Grenoble ; que ce prince avait aliéné une grande partie du domaine, et avait si mal gouverné le Dauphiné, que les plaintes en avaient été souvent portées au roi, qui avait enfin été obligé de mettre cette province sous sa main.

Le mécontentement du roi venait de ce que les états avaient délibéré sur la difficulté qu’ils trouvaient à lui prêter serment, ne se croyant pas dégagés de celui qu’ils avaient fait au dauphin. Le roi avait été extrêmement choqué de cette délibération, et avait donné le 24 de mars une déclaration contre ceux qui avaient suivi ou qui suivraient le dauphin. Il en avait encore donné une autre le 8 d’avril, qui contenait à peu près les mêmes motifs que ceux que l’on vient de voir dans la réponse du chancelier.

Les états de Dauphiné assemblés à Grenoble accordèrent au roi un don gratuit de quarante mille florins, et quatre cents seize florins pour augmenter les gages des gens d’armes qui étaient dispersés dans la province.

Le dauphin ayant appris que le roi avait donné de nouvelles provisions en son nom à Châtillon, gouverneur du Dauphiné, à Nicolas Erland, trésorier général, et aux autres officiers, en conçut le plus violent dépit. Il était aussi jaloux de son autorité que s’il ne fût jamais sorti de son devoir : il fit reprocher à Châtillon sa perfidie, et donna d’autres provisions pour ce gouvernement au bâtard d’Armagnac ; qui a quitté, dit le dauphin dans ces lettres, biens, parents et amis, et m’a toujours fidèlement servi.

Le roi ne cherchant que l’occasion de se venger du duc de Bourgogne, parce qu’il avait donné asile au dauphin, saisit la première qui se présenta. Il avait promis Magdeleine de France, sa fille, à Ladislas, roi de Hongrie, fils de l’empereur Albert d’Autriche. Les ambassadeurs qui vinrent pour conclure ce mariage ayant prié le roi, de la part de leur maître, de lui faire rendre justice sur le duché de Luxembourg, que Ladislas prétendait avoir été usurpé par le duc de Bourgogne, le roi, sans examiner les droits des parties, déclara qu’il prenait sous sa protection, au nom du roi de Hongrie le duché de Luxembourg. Cette contestation allait, sans doute, devenir fort vive lorsqu’on apprit la mort de Ladislas.

Ce prince fut empoisonné par une maîtresse qu’il avait séduite, en lui promettant de l’épouser, et qui n’écouta plus que son désespoir, lorsqu’elle vit que Ladislas l’avait trompée.

On accusa aussi de ce crime Georges Pogiebrac, qui s’étant emparé du gouvernement de la Bohême, malgré Ladislas, crut ne pouvoir assurer son usurpation que par la mort de son souverain. Pogiebrac se fit aussitôt couronner roi de Bohême, et fut reconnu par les moraves. Pour affermir sa puissance, il entreprit de donner un roi à la Hongrie. Le brave Hunniade Corvin, surnommé la terreur des turcs, avait été le vengeur de la chrétienté et le défenseur de la Hongrie, dont Ladislas n’était que le roi. Ce grand capitaine mourut avant Ladislas et laissa deux fils, que ce prince fit arrêter sur le soupçon d’une conspiration. Il fit mourir l’aîné pour avoir tué le comte de Tilly ennemi des Corvins, et fit enfermer Mathias, le plus jeune dans une prison, sous la garde de Pogiebrac. Après la mort de Ladislas, Pogiebrac rendit la liberté à Mathias Corvin, le fit élire roi de Hongrie, et lui donna sa fille en mariage.

L’empereur Frédéric Albert et Sigismond d’Autriche avaient sur ces royaumes des droits dont ils tiraient peu d’avantage par la division qui régnait entre eux. Charles VII voulant être leur médiateur, envoya Fenestrange et le commandeur de Chandenier pour travailler à les réunir. Leurs soins furent inutiles, et ne servirent qu’à faire voir que la maison d’Autriche n’était alors qu’un phantôme de puissance, qui se soutenait plutôt par un nom célèbre que par la force de ceux qui le portaient. Chandenier en écrivit son sentiment au dauphin. L’empereur est, dit-il, un homme faible et irrésolu, incapable de penser et d’agir, dissimulé sans être prudent, et odieux par son avarice. Les autres princes de sa maison le méprisent sans être plus estimables que lui : toute l’Allemagne en porte le même jugement, et si Dieu rétablissait la paix dans l’auguste maison de France, elle serait bientôt maîtresse de l’empire, qui a besoin d’une puissance capable de défendre la religion, et de s’opposer aux Ottomans. Malheureusement on n’était guères en état de profiter des circonstances : la désunion faisait en France, ce que la faiblesse faisait en Allemagne.

Quoique le dauphin n’espérât plus se réconcilier avec son père, il croyait qu’il était de son devoir de paraître affligé de sa disgrâce, et de saisir toutes les occasions de le fléchir. Le duc de Bourgogne ayant été sommé comme premier et doyen du collège des pairs d’assister au procès qui s’instruisait contre le duc d’Alençon, envoya des ambassadeurs pour intercéder en faveur de l’accusé, et pour s’excuser lui-même de venir, alléguant que par le traité d’Arras, il lui était libre d’assister, ou de ne pas assister aux assemblées des pairs. Le dauphin chargea les mêmes ambassadeurs de prier le chancelier et les comtes du Maine, d’Eu et de la Marche de parler en sa faveur. Charles fit dire à son fils que lorsqu’il aurait quelque chose à demander, il devait s’adresser directement à lui. Le dauphin lui en écrivit aussitôt une lettre de remerciements.

Le duc d’Alençon était accusé d’avoir traité avec les anglais pour leur faciliter une descente en France. On soupçonna le dauphin et le bâtard d’Armagnac d’être complices de cette conspiration ; les premiers interrogatoires de l’accusé semblaient favoriser les soupçons ; mais après l’examen le plus exact, le parlement déclara par l’arrêt qui condamnait le duc, que le dauphin et le bâtard d’Armagnac n’étaient nullement chargés.

Le duc d’Alençon n’avait rien de recommandable que sa qualité de prince du sang, qu’il regardait comme un titre d’impunité ; c’était un esprit inquiet et borné qui ignorait également les devoirs et les avantages de son rang. Il n’avait jamais compris que les princes n’ont d’autre parti à prendre que de s’attacher au roi, et qu’ils sont indécemment partout ailleurs qu’à la cour. Il courait au premier bruit de révolte, et cherchait à former un parti où son nom pouvait être utile, mais dont il ne devait jamais rien attendre. Le roi commua la peine de mort prononcée contre lui, en une prison perpétuelle, et le fit enfermer à Loche.

Cependant il s’élevait tous les jours de nouveaux sujets de disputes entre le roi et le duc de Bourgogne. Le parlement ayant donné plusieurs arrêts contre Jean Dubois, bailli de Cassel, sans pouvoir le faire obéir, le roi envoya Guillaume Bouchet, conseiller au parlement, pour en faire des plaintes au duc de Bourgogne. Le duc répondit que cette affaire ne le regardait pas, que la terre de Cassel appartenait à la duchesse, et qu’il en parlerait à son conseil. Bouchet s’aperçut bientôt qu’il n’avait pas grande satisfaction à espérer. Sur les plaintes qu’il en fit, on lui déclara que le duc n’avait pas sujet d’être content du roi ni du parlement, qui abusait de son autorité en retenant toutes les causes de Flandre. Bouchet répondit avec fermeté que ce qui pouvait arriver de plus avantageux aux flamands, était d’être jugés par le parlement, qui leur rendrait justice, au lieu que tout se décidait en Flandre par le caprice ou la violence. Tout ce que Bouchet put obtenir fut que le bailli de Cassel ne demeurerait plus sur les terres du duc qui relevaient du roi.

Le duc de Bourgogne s’étant plaint de son côté de plusieurs infractions au traité d’Arras, on lui fit dire qu’il n’était guères fondé à se prévaloir d’un traité qu’il violait tous les jours ; que d’ailleurs il y avait plusieurs articles auxquels on avait dérogé par le traité qui avait été fait à Paris lors du mariage de Catherine de France avec le comte de Charolais, et que le duc de Bourgogne venait encore de conclure une trêve avec les anglais, anciens ennemis de la France. Sur cette réponse le duc ordonna à Nicolas Rolin, son chancelier, de lui représenter le traité d’Arras, le contrat de mariage du comte de Charolais, et généralement toutes les pièces qui y avaient rapport, avec des réflexions sur ces différents mémoires, pour remettre le tout entre les mains des ambassadeurs qu’il envoyait au concile de Mantoue, que Pie II avait assemblé, et dont l’objet principal était d’engager les princes chrétiens dans une croisade. Le duc de Bourgogne voulait que ce concile fût arbitre des différends qu’il avait avec le roi.

Pendant ces contestations la dauphine accoucha d’un prince. Le dauphin envoya aussitôt des courriers pour en faire part au roi, au duc de Berry, son frère, aux cours supérieures et à plusieurs prélats. Tous ceux qui reçurent ces lettres les renvoyèrent au roi, pour savoir ses intentions. Le roi ordonna des prières publiques en action de grâces, et écrivit au dauphin pour lui marquer sa joie. Tout le monde parut sensible à cet événement ; mais personne n’en fit paraître une joie plus vive que le duc de Bourgogne : il donna mille écus à celui qui lui en apporta la nouvelle, et ordonna que l’on fît des feux de joie dans tous ses états. L’enfant fut nommé Joachim, le duc en fut le parrain, et la marraine fut la dame de Ravestein, femme d’Adolphe de Clèves, neveu du duc.

Après le baptême le dauphin remercia le duc de Bourgogne, et s’étant découvert en parlant, le duc mit un genou en terre, et ne voulut jamais se relever, que le dauphin ne se fût couvert. J’ai cru devoir rapporter cette circonstance pour faire voir quel respect des souverains, même du sang de France, portaient à l’héritier de la couronne.

Le deuil succéda bientôt aux fêtes, le jeune prince ne vécut que quatre mois. Le dauphin en conçut une si vive douleur, qu’il fit vœu de ne voir jamais d’autre femme que la sienne ; Comines prétend qu’il a gardé ce voeu : ainsi il faut placer avant cette époque la naissance des quatre filles naturelles de Louis XI. L’aînée nommée Guiette, qu’il n’a pas reconnue, se maria sans sa permission à Charles de Sillons secrétaire de ce prince ; Isabeau fut mariée à Louis de Saint Priest. Marie épousa Aimar de Poitiers, seigneur de Saint Vallier. Louis XI eut ces trois filles de Marguerite De Sassenage, veuve d’Amblar de Beaumont. Jeanne la plus jeune des quatre fut reconnue et légitimée le 25 février 1466. Les lettres de légitimation portent que sa mère était une veuve nommée Phelise Renard. Jeanne fut mariée à Louis, bâtard de Bourbon, à qui Louis XI donna la terre de Roussillon en Dauphiné ; et qui fut ensuite amiral de France.

Le ressentiment que Charles VII nourrissait contre le duc de Bourgogne, et qui paraissait assoupi, se réveilla bientôt. Charles qui avait réclamé le duché de Luxembourg au nom de Ladislas roi de Hongrie, prétendit alors en prendre possession de son chef. L’évêque de Coutances et Esternay allèrent en qualité d’ambassadeurs, notifier au duc de Bourgogne, que le roi avait traité avec Guillaume duc de Saxe, des droits qu’il avait sur le Luxembourg par Élisabeth, sœur et héritière de Ladislas. Ils pressèrent en même temps le dauphin de retourner auprès du roi son père, et firent entendre que ce prince était convaincu que le duc entretenait la rébellion du dauphin.

Le duc qui avait voulu que son fils, tous les seigneurs de sa cour, et les prélats fussent présents à cette audience, répondit qu’il avait reçu le dauphin, et lui avait rendu tous les honneurs qu’il lui devait ; mais que ce prince, loin d’avoir été séduit, ou d’être retenu, était le maître de retourner en France ; et que s’il le voulait, il y serait reconduit par le comte de Charolais, et en si bonne compagnie, qu’il n’aurait rien à craindre. Il dit à l’égard du duché de Luxembourg, qu’il l’avait acheté et payé, et qu’il en ferait voir les titres. L’évêque d’Arras prenant la parole pour le dauphin, récapitula toutes les plaintes que ce prince avait souvent faites contre les ministres, et insista sur l’abus qu’ils faisaient de leur autorité.

Cependant Thierry de Lenoncour, bailli de Vitry, et Jean de Veroil son lieutenant, allèrent en Allemagne chercher les titres concernant le Luxembourg. Le duc de Saxe leur fit remettre tous les éclaircissements nécessaires, les assura qu’il tiendrait la garantie stipulée par le contrat de vente, et leur recommanda surtout que le roi ne mît point ses droits en compromis, parce que le succès en était sûr par les voies ordinaires de la justice. Le duc de Bourgogne ne doutant plus que le roi ne recherchât l’alliance des princes de l’empire dans le dessein de déclarer la guerre, lui envoya des ambassadeurs pour en être absolument éclairci, et ne dissimula aucun sujet de plaintes. Il reprenait tout ce qui s’était fait depuis le traité d’Arras, et reprochait au roi de vouloir rompre la paix, d’avoir recherché l’alliance des liégeois, des bernois et des princes d’Allemagne, de s’être ligué avec le feu roi de Hongrie ; que le duché de Luxembourg n’était que le prétexte de la rupture, et que l’asile donné au dauphin en était le véritable motif, quoiqu’on eût dû lui en savoir gré.

Malgré la fermentation qu’il y avait dans les esprits, il n’y eut point de rupture ouverte, la faiblesse du roi qui le faisait déférer à tous les conseils de ses ministres, l’empêchait aussi de se déterminer. Ce prince si digne de goûter la paix dont il voulait que tout le monde pût jouir, passait sa vie dans les plus cruelles irrésolutions. Le dauphin était toujours à Genep, où il menait une vie oisive dans un temps où il aurait pu servir l’état. Il vivait avec quelques familiers qui formaient sa cour, et partageait son temps entre la chasse, la promenade et la lecture, sans se mêler d’aucune affaire, de peur de se rendre suspect au duc de Bourgogne.

Cependant tous les étrangers recherchaient son alliance. Les catalans et le prince de Navarre lui envoyèrent des députés. François Sforze duc de Milan, fit avec lui un traité d’alliance, par lequel il promettait d’assister de toutes ses forces le dauphin, qui de son côté s’obligeait d’envoyer au duc de Milan quatre mille chevaux et deux mille archers, trois mois après en avoir été requis. On ne voit pas trop comment ce prince aurait pu tenir un tel engagement, puisqu’il ne subsistait alors que par les bienfaits du duc de Bourgogne.

Les dauphinois qui s’étaient plaints de la domination de Louis le regrettèrent bientôt. Le roi en exigeait moins d’impôts, mais tout ce qui sortait de leur province n’y rentrait plus, au lieu que le dauphin y dépensait non seulement ce qu’il en retirait, mais encore les pensions qu’il recevait d’ailleurs. Ils éprouvèrent que la misère d’un état vient moins des impositions, que du défaut de circulation.

Cependant le dauphin qui ne songeait qu’à se réconcilier avec son père, lui envoya Houarte son premier valet de chambre, pour faire encore une tentative. La réponse que le roi fit donner par écrit, prouve que ce qui le touchait le plus vivement était le refus que son fils faisait de le venir trouver ; il s’en plaignait amèrement dans sa lettre, protestant qu’il ne donnerait jamais son consentement à la prière que lui faisait le dauphin de demeurer hors du royaume. Il lui reproche de n’être pas venu partager les périls et la gloire de l’expulsion des anglais. Il l’engage à le venir trouver, lui promet toute sûreté, et lui dit qu’il y a plusieurs choses importantes qu’il ne peut communiquer qu’à lui seul. Il paraît par la tendresse et même par la douleur qui règnent dans cette réponse, que le roi aurait reçu son fils avec bonté, et que toutes les manœuvres des ministres n’auraient pas balancé la tendresse paternelle. Il est difficile de ne pas accuser le dauphin de dureté ; sa défiance l’emportait trop sur ce qu’il devait à son père. Il semble même qu’il ne se croyait pas sans reproches à cet égard ; car il fit repartir Houarte, et au lieu de répondre à la lettre de son père, qui effectivement n’admettait point d’autre réponse que l’obéissance, il le priait simplement de lui envoyer des femmes pour servir la dauphine, qui était prête d’accoucher. Elle accoucha d’une fille : ce fut la célèbre Anne de Beaujeu que Louis XI déclara en mourant régente du royaume à l’âge de vingt-trois ans.

Il y eut alors une négociation importante entre le roi et le comte de Charolais. Ce prince qui haïssait les Croy, était résolu de les perdre, mais craignant le ressentiment de son père, il envoya le comte de Saint Pol demander une retraite au roi, et la permission de combattre sous ses ordres à la tête des troupes que l’on destinait à la maison de Lancastre contre celle d’York ; deux partis qui déchiraient l’Angleterre.

Le roi après avoir fait examiner dans le conseil les propositions du comte de Charolais, lui fit dire qu’il le recevrait avec plaisir ; mais qu’il n’était pas encore déterminé à envoyer des troupes en Angleterre. Le roi n’aurait pas été fâché que le comte de Charolais, en faisant la même faute que le dauphin, eût fourni une occasion de mortifier le duc de Bourgogne d’une façon pareille à celle qui causait son ressentiment.

Le comte de Charolais ne trouvant pas la réponse du roi assez précise, le fit presser de s’expliquer davantage ; mais comme on ne voulait rien répondre par écrit, on fit partir Genlis. Il y avait déjà eu plusieurs messages à ce sujet, lorsque le roi soupçonna quelque concert entre le duc de Bourgogne et le comte de Charolais ; mais ce qui le détermina à rompre cette négociation, fut qu’on lui fit entendre que le comte de Charolais voulait user de violences contre les Croy. Le roi qui était malade fit écrire devant lui cette réponse : pour deux royaumes comme le mien, je ne consentirais un vilain fait.

La maladie du roi faisant tout appréhender, chacun pensa à ses intérêts. On prétend que la cour fut divisée en deux partis, dont l’un qui avait pour chef le comte du Maine, était pour le dauphin, et que Dammartin était à la tête du parti opposé. Il est bien plus simple de penser que tous se tournèrent du côté du dauphin, et que Dammartin même songea plutôt aux moyens de gagner les bonnes grâces d’un prince qui allait devenir son maître, qu’à former une brigue aussi folle qu’inutile. Il est vrai qu’il se répandit un bruit populaire, ridicule et contraire à la constitution fondamentale du royaume ; savoir que le roi avait voulu déshériter le dauphin pour laisser la couronne à Charles son cadet : c’est peut-être ce qui a fait supposer qu’il y eut deux factions opposées. Il suffit, pour détruire ce fait et les conséquences qu’on en a tirées, de lire le mémoire que le comte de Foix, qui était uni au comte du Maine, donna pour se justifier de l’accusation qu’on lui intentait d’avoir été opposé au dauphin. Si quelqu’un eût été capable de ce dessein, le comte de Foix n’eût pas manqué de l’en accuser, pour s’en disculper lui-même.

Il dit que l’an 1460 le roi de Castille avait envoyé proposer à Charles VII le mariage d’Isabelle sa sœur avec Charles second fils du roi ; et qu’il demandait la Guyenne. Le roi répondit que Louis étant l’aîné, on ne pouvait décider cette affaire sans lui, et qu’il n’en tiendrait rien, qu’il espérait que son fils reviendrait à lui, mais que quand il ne le ferait pas, c’était à lui à aviser ce qu’il aurait à faire. Le comte de Foix parle ensuite de ce qui se passa pendant la maladie du roi ; il dit que le jour qu’on délibéra d’envoyer un héraut pour donner avis au dauphin de l’état du roi, tous ceux qui étaient présents au conseil jurèrent de tout sacrifier pour réconcilier le dauphin avec le roi, si ce prince revenait de sa maladie, et dit alors Monsieur Du Maine que de sa part il en était, et promettait à Dieu de ainsi faire, si fis-je moi de la mienne, Monsieur de Dunois de la sienne, et tous les autres pareillement. En effet la lettre qui fut écrite au dauphin en conséquence de cette délibération, est signée par le comte du Maine, le comte de Foix, le chancelier Juvénal des Ursins, l’évêque de Coutances, le maréchal de Loheac et le comte de Dammartin. Il est vrai que le dauphin en voyant d’abord les signatures du comte du Maine et de Dammartin, s’imagina que son oncle l’avait abandonné ; mais il n’était pas bien instruit lui-même de ce qui se passait à la cour. Ses ennemis firent donner avis au roi qu’il voulait l’empoisonner. Ce coup fut le dernier pour ce malheureux père. Affaibli par la maladie, consumé par le chagrin, il avait la mort toujours présente à ses yeux ; cette image fit une telle impression sur son esprit, qu’il fut plusieurs jours sans vouloir ni boire ni manger. Ceux en qui il avait le plus de confiance le supplièrent de prendre quelques aliments. Il voulut enfin céder à leurs instances ; mais les intestins s’étant resserrés par une trop longue abstinence, les aliments ne purent passer. Il mourut à Meun-Sur-Yevre le 22 juillet 1461 dans la soixantième année de son âge et dans la trente-neuvième de son règne. Ainsi finit Charles VII après un règne glorieux, regretté de ses sujets, et respecté de ses ennemis.