Considérations sur les mœurs de ce siècle

 

Charles PINOT DUCLOS.

 

 

Introduction

Chapitre 1 — Sur les mœurs en général

Chapitre 2 — Sur l’éducation

Chapitre 3 — Sur la probité, la vertu et l’honneur

Chapitre 4 — Sur la réputation et la renommée

Chapitre 5 — Sur les grands seigneurs

Chapitre 6 — Sur le crédit

Chapitre 7 — Sur les gens à la mode

Chapitre 8 — Sur le ridicule, la singularité et l’affectation

Chapitre 9 — Sur les gens de fortune

Chapitre 10 — Sur les gens de lettres

Chapitre 11 — Sur la manie du bel esprit

Chapitre 12 — Sur le rapport de l’esprit et du caractère

Chapitre 13 — Sur l’estime et le respect

Chapitre 14 — Sur le prix réel des choses

 

INTRODUCTION

J’ai vécu, je voudrais être utile à ceux qui ont à vivre. Voilà le motif qui m’engage à rassembler quelques réflexions sur les objets qui m’ont frappé dans le monde. Les sciences n’ont fait de vrais progrès que depuis qu’on travaille à éclaircir, détruire ou confirmer les systèmes par l’expérience, l’examen et la confrontation des faits. C’est ainsi qu’on en devrait user à l’égard de la science des mœurs. Nous avons quelques bons ouvrages sur cette matière ; mais comme il arrive des révolutions dans les mœurs, les observations faites dans un temps ne sont pas exactement applicables à un autre.

Les principes puisés dans la nature sont toujours subsistants ; mais pour s’assurer de leur vérité, il faut surtout observer les différentes formes qui les déguisent, sans les altérer, et qui par leur liaison avec les principes, tendent de plus en plus à les confirmer.

Il serait donc à souhaiter que ceux qui ont été à portée de connaître les hommes, fissent part de leurs observations. Elles seraient aussi utiles à la science des mœurs, que les journaux des navigateurs l’ont été à la navigation. Des faits et des observations suivies, tendent nécessairement à la découverte des principes ; au lieu que des principes purement spéculatifs sont rarement sûrs, ont encore plus rarement une application fixe, et tombent souvent dans le vague des systèmes.

Je me suis proposé, en considérant les mœurs, de démêler dans la conduite des hommes quels en sont les principes, et peut-être de concilier leurs contradictions. Les hommes ne sont inconséquents dans leurs actions, que parce qu’ils sont inconstants dans leurs principes. Quoique cet ouvrage semble avoir pour objet particulier la connaissance des mœurs de ce siècle, j’espère que l’examen des mœurs actuelles pourra servir à faire connaître l’homme de tous les temps.

Pour mettre plus d’ordre et de clarté dans les différents articles que je me propose de traiter, je les distribuerai par chapitres. Je choisirai les sujets qui me paraîtront les plus importants, et dont l’application est la plus fréquente et la plus étendue, et je tâcherai par leur réunion de les faire concourir à un même but, qui est la connaissance des mœurs. J’espère que mes idées s’éloigneront également de la licence et de l’esprit de servitude ; mais j’userai en citoyen de la liberté dont la vérité a besoin. Si l’ouvrage plaît, j’en serai très flatté ; s’il est utile, j’en serai encore plus content.

CHAPITRE 1

Sur les mœurs en général

 

Avant que de parler des mœurs, commençons par déterminer les idées qu’on attache à ce terme ; je dis les idées, car il est du nombre de ceux qui loin d’avoir des synonymes, reçoivent plusieurs acceptions.

Les mœurs, en parlant d’un particulier et de la vie privée, ne signifient autre chose que la pratique des vertus morales, ou le dérèglement de la conduite, suivant que ce terme est pris en bien ou en mal. Mais relativement à une nation, cela s’entend de ses coutumes, de ses usages, non pas de ceux qui indifférents par eux-mêmes sont du ressort d’une mode arbitraire ; mais des usages qui influent sur la manière de penser, de sentir et d’agir, ou qui en dépendent. C’est sous cet aspect que je considère les mœurs. On aurait tort de s’imaginer que de telles considérations ne soient que des idées spéculatives. L’erreur où l’on pourrait être à ce sujet, vient de ce que plusieurs de ceux qui ont écrit sur la morale, commencent par supposer que l’homme n’est qu’un composé de misère et de corruption, et qu’il ne peut rien produire d’estimable. Ce système est aussi faux que dangereux. Les hommes sont également capables du bien et du mal ; ils peuvent être corrigés, puisqu’ils peuvent se pervertir ; autrement, pourquoi punir, pourquoi récompenser, pourquoi instruire ? Mais pour être en droit de reprendre les hommes, et en état de les corriger, il faudrait d’abord aimer l’humanité, et l’on serait alors à leur égard juste sans dureté, et indulgent sans lâcheté.

Les hommes sont, dit-on, pleins d’amour propre, et attachés à leur intérêt. Eh bien, partons de-là. Ces dispositions n’ont rien par elles-mêmes de vicieux, elles deviennent bonnes ou mauvaises par les effets qu’elles produisent. C’est la sève des plantes, on n’en doit juger que par leurs fruits. Que deviendrait la société, si on la privait de ses ressorts, si on en retranchait les passions ?

Qu’on apprenne aux hommes à s’aimer relativement les uns aux autres, qu’on leur en prouve la nécessité pour leur bonheur. On peut leur démontrer que leur gloire et leur intérêt ne se trouvent que dans la pratique de leurs devoirs. On ne les trompe que pour les rendre plus malheureux ; sur l’idée humiliante qu’on leur donne d’eux-mêmes, ils peuvent être criminels, sans en rougir. Pour les rendre meilleurs, il ne faut que les éclairer : le crime n’est qu’un faux jugement. Voilà toute la science de la morale, science plus importante, et aussi sûre que celles qui s’appuient sur des démonstrations.

Aussitôt qu’il y a une société, il y a une morale et des principes sûrs de conduite. Nous devons à tous ceux qui nous doivent, et nous leur devons également, quelque différents que soient ces devoirs. Cela est aussi certain en morale qu’il l’est en géométrie, que tous les rayons d’un cercle sont égaux, et se réunissent à un même point. Il s’agit donc d’examiner les erreurs des hommes ; mais cet examen doit se faire sur les mœurs générales, sur les différentes classes qui composent la société, et non pas sur les mœurs des particuliers : il faut des tableaux et non pas des portraits ; c’est la principale différence qu’il y a de la morale à la satyre.

Les peuples ont comme des particuliers leurs caractères distingués, avec cette différence, que les mœurs particulières d’un homme peuvent être une suite de son caractère, mais elles ne le constituent pas nécessairement ; au lieu que les mœurs d’une nation forment précisément le caractère national. Les peuples les plus sauvages sont les plus criminels : l’enfance d’une nation n’est pas son âge d’innocence. C’est l’excès du désordre qui donne la première idée des lois : on les doit au besoin, souvent au crime, et non pas à la prévoyance.

Les peuples les plus polis ne sont pas aussi les plus vertueux. Les mœurs simples et sévères ne se trouvent que parmi ceux que la raison et l’équité ont policés, et qui n’ont pas encore abusé de l’esprit pour se corrompre. Les peuples policés valent mieux que les peuples polis. Chez les barbares, les lois doivent former les mœurs : chez les peuples policés, les mœurs perfectionnent les lois, et quelquefois y suppléent, la fausse politesse les fait oublier. L’état le plus heureux serait celui où la vertu ne ferait pas un mérite.

Quand elle commence à se faire remarquer, les mœurs sont déjà altérées ; et si elle devient ridicule, c’est le dernier degré de la corruption.

Un objet très intéressant serait l’examen des différents caractères des nations, et de la cause physique ou morale de ces différences : mais il y aurait de la témérité à l’entreprendre, sans connaître également bien les peuples qu’on voudrait comparer, et l’on serait toujours suspect de partialité. D’ailleurs l’étude des hommes avec qui nous avons à vivre, est celle qui nous est vraiment utile.

En nous renfermant dans notre nation, quel champ vaste et varié ! Sans entrer dans des subdivisions, qui seraient plus réelles que sensibles, quelle différence, quelle opposition même de mœurs ne remarque-t-on pas entre la capitale et les provinces ? Il y en a autant que d’un peuple à un autre.

Ceux qui vivent à une lieue de la capitale, en sont à un siècle pour les façons de penser et d’agir. Je ne nie pas les exceptions, je ne parle qu’en général : je prétends encore moins décider la supériorité réelle, je remarque simplement la différence.

Qu’un homme après avoir été long-temps absent de la capitale y revienne, on le trouve ce qu’on appelle rouillé : peut-être n’est-il que plus raisonnable, mais il est certainement différent de ce qu’il était. C’est dans Paris qu’il faut considérer le français, parce qu’il y est plus français qu’ailleurs.

Mes observations ne regardent pas ceux qui dévoués à des occupations suivies, ou à des travaux pénibles, n’ont partout que des idées relatives à leur situation, et indépendantes des lieux qu’ils habitent. On trouve plus à Paris qu’en aucun lieu du monde de ces victimes du travail. Je considère principalement ceux à qui l’opulence et l’oisiveté suggèrent la variété des idées, la bizarrerie des jugements, l’inconstance des sentiments et des affections, en donnant un plein essor au caractère. Ces hommes-là forment un peuple dans la capitale. Livrés alternativement et par accès à la dissipation, à l’ambition, ou à ce qu’ils appellent philosophie ; c’est-à-dire, à l’humeur, à la misanthropie ; emportés par les plaisirs, tourmentés quelquefois par de grands intérêts, ou des fantaisies frivoles, leurs idées ne sont jamais suivies, elles se trouvent en contradiction, et leur paraissent successivement d’une égale évidence. Les occupations sont différentes à Paris et dans la province ; l’oisiveté même ne s’y ressemble pas : l’une est une langueur, un engourdissement, une existence matérielle ; l’autre est une activité sans dessein, un mouvement sans objet. On sent plus à Paris qu’on ne pense, on agit plus qu’on ne projette, on projette plus qu’on ne résout. On n’estime que les talents et les arts de goût ; à peine a-t-on l’idée des arts nécessaires, on en jouit, sans les connaître. Les liens du sang n’y décident de rien pour l’amitié ; ils n’imposent que des devoirs de décence ; dans la province ils exigent des services : ce n’est pas qu’on s’y aime plus qu’à Paris, on s’y hait souvent davantage, mais on y est plus parent.

Il règne à Paris une certaine indifférence générale qui multiplie les goûts passagers, qui tient lieu de liaison, qui fait que personne n’est de trop dans la société, que personne n’y est nécessaire : tout le monde se convient, personne ne se manque. L’extrême dissipation où l’on vit, fait qu’on ne prend pas assez d’intérêt les uns aux autres, pour être difficile ou constant dans les liaisons. On se recherche peu, on se rencontre avec plaisir, on s’accueille avec plus de vivacité que de chaleur ; on se perd sans regret, ou même sans y faire attention.

Les mœurs font à Paris ce que l’esprit du gouvernement fait à Londres ; elles confondent et égalisent dans la société les rangs qui sont distingués et subordonnés dans l’état. Tous les ordres vivent à Londres dans la familiarité, parce que tous les citoyens ont besoin les uns des autres ; l’intérêt les rapproche. Les plaisirs produisent le même effet à Paris ; tous ceux qui se plaisent se conviennent, avec cette différence que l’égalité qui est un bien, quand elle part d’un principe du gouvernement, est un très grand mal, quand elle ne vient que des mœurs, parce que cela n’arrive jamais que par leur corruption.

Le grand défaut du français est d’être toujours jeune, et presque jamais homme ; par-là il est souvent aimable, et rarement sûr : il n’a presque point d’âge mûr, et passe de la jeunesse à la caducité.

Nos talents dans tous les genres s’annoncent de bonne heure ; on les néglige longtemps par dissipation, et à peine commence-t-on à vouloir en faire usage, que leur temps est passé. Il y a peu d’hommes parmi nous qui puissent s’appuyer de l’expérience. Oserai-je faire une remarque, qui peut-être n’est pas aussi sûre qu’elle me le paraît ; mais il me semble que ceux de nos talents qui demandent de l’exécution, ne vont pas ordinairement jusqu’à soixante ans dans toute leur force. Nous ne réussissons jamais mieux dans quelque carrière que ce puisse être, que dans l’âge mitoyen, qui est très court, et plutôt encore dans la jeunesse que dans un âge trop avancé. Si nous formions de bonne heure notre esprit à la réflexion, et je crois cette éducation possible, nous serions sans contredit la première des nations, puisque malgré nos défauts, il n’y en a point qu’on puisse nous préférer : peut-être même pourrions-nous tirer avantage de la jalousie de plusieurs peuples : on ne jalouse que ses supérieurs. À l’égard de ceux qui se préfèrent naïvement à nous, c’est parce qu’ils n’ont pas encore de droit à la jalousie.

 D’un autre côté, le commun des français croit que c’est un mérite que de l’être : avec un tel sentiment, que leur manque-t-il pour être patriotes ? Je ne parle point de ceux qui n’estiment que les étrangers. On n’affecte de mépriser sa nation, que pour ne pas reconnaître ses supérieurs ou ses rivaux trop près de soi.

Les hommes de mérite, de quelque nation qu’ils soient, n’en forment qu’une entre eux. Ils sont exempts d’une vanité nationale et puérile, ils la laissent au vulgaire, à ceux qui n’ayant point de gloire personnelle, sont réduits à se prévaloir de celle de leurs compatriotes.

On ne doit donc se permettre aucun parallèle injurieux et téméraire : mais s’il est permis de remarquer les défauts de sa nation, il est de devoir d’en relever le mérite, et le français en a un distinctif. Il est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver, sans que le cœur se corrompe et que le courage s’altère, qui allie les qualités héroïques avec le plaisir, le luxe et la mollesse : ses vertus ont peu de consistance, ses vices n’ont point de racines. Le caractère d’Alcibiade n’est pas rare en France. Le dérèglement des mœurs et de l’imagination ne donne point atteinte à la franchise, à la bonté naturelle du français : l’amour propre contribue à le rendre aimable ; plus il croit plaire, plus il a de penchant à aimer. La frivolité qui nuit au développement de ses talents et de ses vertus, le préserve en même-temps des crimes noirs et réfléchis. La perfidie lui est étrangère, et il est emprunté dans l’intrigue.

Si l’on a quelquefois vu parmi nous des crimes odieux, ils ont disparu, plutôt par le caractère national, que par la sévérité des lois.

Un peuple très éclairé et très estimable à beaucoup d’égards, se plaint que la corruption est venue chez lui au point, qu’il n’y a plus de principes d’honneur, que les actions s’y évaluent toutes, qu’elles sont en proportion exacte avec l’intérêt, et qu’on y pourrait faire le tarif des probités .

Je suis fort éloigné d’en croire l’humeur et des déclamations de parti ; mais s’il y avait un tel peuple, ce que je ne veux pas croire, il serait composé d’une infinité de vils criminels, parce qu’il y en aurait à tout prix, et on y trouverait plus de scélérats qu’en aucun lieu du monde, puisqu’il n’y aurait point de vertu dont on ne pût trouver la valeur.

Cela n’est pas heureusement ainsi parmi nous. On y voit peu de criminels par système, la misère y est le principal écueil de la probité. Le français se laisse entraîner par l’exemple, et séduire par le besoin ; mais il ne trahit pas la vertu de dessein formé. Or la nécessité ne fait guère que des fautes ; la cupidité réduite en système fait les crimes.

C’est déjà un grand avantage, que de ne pas supposer que la probité puisse être vénale ; cela empêche bien des gens de chercher le prix de la leur ; elle n’existe plus dès qu’elle est à l’encan.

Les abus et les inconvénients qu’on remarque parmi nous, ne seraient pas sans remèdes, si on le voulait. Sans entrer dans le détail de ceux qui appartiennent autant à l’autorité qu’à la philosophie, quel parti ne tirerait pas de lui-même un peuple chez qui l’éducation générale serait assortie à son génie, à ses qualités propres, à ses vertus, et même à ses défauts ?

 

CHAPITRE 2

Sur l’éducation

 

On trouve parmi nous beaucoup d’instruction, et peu d’éducation. On y forme des savants, des artistes de toutes espèces ; chaque partie des lettres, des sciences et des arts y est cultivée avec succès. Mais on ne s’est pas encore avisé de former des hommes, c’est-à-dire, de les élever respectivement les uns pour les autres, de faire porter sur une base d’éducation générale toutes les instructions particulières ; de façon qu’ils fussent accoutumés à chercher leurs avantages personnels dans le plan du bien général, et que dans quelque profession que ce fût, ils commençassent par être patriotes. Nous avons tous dans le cœur des germes de vertus et de vices, il s’agit d’étouffer les uns et de développer les autres. Toutes les facultés de l’âme se réduisent à sentir et penser ; nos plaisirs consistent à aimer et connaître : il ne faudrait donc que régler et exercer ces dispositions, pour rendre les hommes utiles et heureux par le bien qu’ils feraient et qu’ils éprouveraient eux-mêmes.

Telle est l’éducation qui devrait être générale et uniforme ; au lieu que l’instruction doit être variée et différente, suivant l’état, l’inclination et les dispositions de ceux qu’on veut instruire. Ce n’est point ici une idée de république imaginaire : d’ailleurs ces sortes d’idées sont au moins d’heureux modèles, des chimères qui ne le sont pas totalement, et qui peuvent être réalisées jusqu’à un certain point. Bien des choses ne sont impossibles que parce qu’on s’est accoutumé à les regarder comme telles. Une opinion contraire et du courage rendraient souvent facile ce que le préjugé et la lâcheté jugent impraticable. Peut-on regarder comme chimérique ce qui s’est exécuté ? Quelques anciens peuples, tels que les égyptiens et les spartiates, n’ont-ils pas eu une éducation relative à l’état, et qui en faisait en partie la constitution ?

En vain voudrait-on révoquer en doute des mœurs si éloignées des nôtres : on ne peut connaître l’antiquité que par le témoignage des historiens ; tous déposent et s’accordent sur cet article. Mais comme on ne juge des hommes que par ceux de son siècle, on a peine à se persuader qu’il y en ait eu de plus sages autrefois, quoiqu’on ne cesse de le répéter par humeur. Je veux bien accorder quelque chose à un doute philosophique, en supposant que les historiens ont embelli les objets ; mais c’est précisément ce qui prouve à un philosophe qu’il y a un fonds de vérité dans ce qu’ils ont écrit. Il s’en faut bien qu’ils rendent un pareil témoignage à d’autres peuples dont ils voulaient cependant relever la gloire.

Il est donc constant que dans l’éducation qui se donnait à Sparte, on s’attachait d’abord à former des spartiates. C’est ainsi qu’on devrait dans tous les états inspirer les sentiments de citoyen, former des français parmi nous, et pour en faire des français, travailler à en faire des hommes. Je ne sais si j’ai trop bonne opinion de mon siècle ; mais il me semble qu’il y a une certaine fermentation de raison universelle qui tend à se développer, qu’on laissera peut-être se dissiper, et dont on pourrait assurer et hâter les progrès par une éducation bien entendue.

Loin de se proposer ces grands principes, on s’occupe de quelques méthodes d’instructions particulières dont l’application est encore bien peu éclairée.

Les artisans, les artistes, ceux enfin qui attendent leur existence de leur travail, sont peut-être les seuls qui reçoivent des instructions convenables à leur destination ; mais on donne absolument les mêmes à ceux qui sont nés avec une sorte de fortune. Il y a un certain amas de connaissances prescrites par l’usage, qu’ils apprennent imparfaitement ; après quoi ils sont censés instruits de tout ce qu’ils doivent savoir, quelles que soient les professions auxquelles on les destine.

Voilà ce qu’on appelle l’éducation, et ce qui en mérite si peu le nom. La plupart des hommes qui pensent, sont si persuadés qu’il n’y en a point de bonne, que ceux qui s’intéressent à leurs enfants, songent d’abord à se faire un plan nouveau pour les élever. Il est vrai qu’ils se trompent souvent dans les moyens de réformation qu’ils imaginent, et que leurs soins se bornent d’ordinaire à abréger ou aplanir quelques routes des sciences ; mais leur conduite prouve du moins qu’ils sentent confusément les défauts de l’éducation usuelle, sans discerner précisément en quoi ils consistent.

De-là les partis bizarres que prennent, et les erreurs où tombent ceux mêmes qui cherchent le vrai avec plus de bonne foi que de discernement. Les uns ne distinguant ni le terme où doit finir l’éducation générale, ni la nature de l’éducation particulière qui doit succéder à la première, adoptent souvent celle qui convient le moins à l’homme que l’on veut former. Cela mérite cependant la plus grande attention.

Dans l’éducation générale on doit considérer les hommes relativement à l’humanité et à la patrie ; c’est l’objet de la morale. Dans l’éducation particulière, il faut avoir égard à la condition, aux dispositions naturelles, aux talents personnels. Tel est ou devrait être l’objet de ’instruction. La conduite qu’on suit e paraît bien différente. u’un ouvrage destiné à l’éducation d’un prince ait de la célébrité, le moindre gentilhomme le croit propre à l’éducation de son fils. Une vanité sotte décide plus ici que le jugement. Quel rapport en effet y a-t-il entre deux hommes, dont l’un doit commander, et l’autre obéir, sans avoir même le choix de l’espèce d’obéissance ?

D’autres frappés des préjugés dont on nous accable, donnent dans une extrémité plus dangereuse que l’éducation la plus imparfaite. Ils regardent comme autant d’erreurs tous les principes qu’ils ont reçus, et les proscrivent universellement. Cependant les préjugés mêmes doivent être discutés et traités avec circonspection. Un préjugé n’étant autre chose qu’un jugement porté ou admis sans examen, peut être une vérité ou une erreur.

Les préjugés nuisibles à la société ne peuvent être que des erreurs, et ne sauraient être trop combattus. On ne doit pas non plus entretenir des erreurs indifférentes par elles-mêmes, s’il y en a de telles : mais celles-ci exigent de la prudence ; il en faut quelquefois même en combattant le vice, on ne doit pas arracher témérairement l’ivraie. À l’égard des préjugés qui tendent au bien de la société, et qui sont des germes de vertus, on peut être sûr que ce sont des vérités qu’il faut respecter et suivre !

Il est inutile de s’attacher à démontrer des vérités admises, il suffit d’en recommander la pratique. En voulant trop éclairer les hommes, on ne leur inspire qu’une présomption dangereuse. Eh pourquoi entreprendre de leur faire pratiquer par raisonnement ce qu’ils suivaient par sentiment, par un préjugé honnête ? Ces guides sont bien aussi sûrs que le raisonnement.

On déclame beaucoup depuis un temps contre les préjugés, peut-être en a-t-on trop détruit ; le préjugé est la loi du commun des hommes. La discussion en cette matière exige des principes sûrs et des lumières rares. La plupart étant incapables d’un tel examen, doivent consulter le sentiment intérieur : les plus éclairés pourraient encore en morale le préférer souvent à leurs lumières, et prendre leur goût ou leur répugnance pour la règle la plus sûre de leur conduite. On se trompe rarement par cette méthode : quand on est bien intimement content de soi à l’égard des autres, il n’arrive guère qu’ils soient mécontents. On a peu de reproches à faire à ceux qui ne s’en font point, et il est inutile d’en faire à ceux qui ne s’en font plus.

Je ne puis me dispenser à ce sujet de blâmer les écrivains qui, sous prétexte d’attaquer la superstition, ce qui serait un motif louable et utile, si l’on s’y renfermait en philosophe citoyen, cherchent à saper les fondements de la morale, et donnent atteinte aux liens de la société : d’autant plus insensés, qu’il serait dangereux pour eux-mêmes de faire des prosélytes. Le funeste effet qu’ils produisent sur leurs lecteurs, est d’en faire dans la jeunesse de mauvais citoyens, des criminels scandaleux, et des malheureux dans l’âge avancé ; car il y en a peu qui aient alors le triste avantage d’être assez pervertis pour être tranquilles.

L’empressement avec lequel on lit ces sortes d’ouvrages, ne doit pas flatter les auteurs qui d’ailleurs auraient du mérite. Ils ne doivent pas ignorer que les plus misérables écrivains en ce genre partagent presque également cet honneur avec eux. La satyre, la licence et l’impiété n’ont jamais seules prouvé d’esprit. Les plus méprisables par ces endroits peuvent être lus une fois : sans leurs excès on ne les eût jamais nommés ; semblables à ces malheureux que leur état condamnait aux ténèbres, et dont le public n’apprend les noms que par leurs crimes et leur supplice.

Pour en revenir aux préjugés, il y aurait une méthode assez sûre de les juger sans les discuter formellement, qui ne serait pas pénible, et qui dans les détails serait souvent applicable, surtout en morale. Ce serait d’observer les choses dont on tire vanité. Il est alors bien vraisemblable que c’est d’une fausse idée. Plus on est vertueux, plus on est éloigné d’en tirer vanité, et plus on est persuadé qu’on ne fait que son devoir ; les vertus ne donnent point d’orgueil. Les préjugés les plus tenaces sont toujours ceux dont les fondements sont les moins solides. On peut se détromper d’une erreur raisonnée, par cela même que l’on raisonne. Un raisonnement mieux fait peut désabuser du premier : mais comment combattre ce qui n’a ni principe, ni conséquence ?

Et tels sont tous les faux préjugés. Ils naissent et croissent insensiblement par des circonstances fortuites, et se trouvent enfin généralement établis chez les hommes, sans qu’ils en aient aperçu les progrès. Il n’est pas étonnant que de fausses opinions se soient élevées à l’insu de ceux qui y sont le plus attachés ; mais elles se détruisent comme elles sont nées. Ce n’est pas la raison qui les proscrit, elles se succèdent et périssent par la seule révolution des temps. Les unes font place aux autres, parce que notre esprit ne peut même embrasser qu’un nombre limité d’erreurs.

Quelques opinions consacrées parmi nous paraîtront absurdes à nos neveux : il n’y aura parmi eux que les philosophes qui concevront qu’elles aient pu avoir des partisans. Les hommes n’exigent point de preuves pour adopter une opinion ; leur esprit n’a besoin que d’être familiarisé avec elle, comme nos yeux avec les modes.

Il y a des préjugés reconnus ou du moins avoués pour faux par ceux qui s’en prévalent davantage. Par exemple, celui de la naissance est donné pour tel par ceux qui sont les plus fatigants sur la leur. Ils ne manquent pas, à moins qu’ils ne soient d’un orgueil stupide, de répéter qu’ils savent que la noblesse du sang n’est qu’une chimère. Cependant il n’y a point de préjugé dont on se défasse moins : il y a peu d’hommes assez sages pour regarder la noblesse comme un avantage, et non pas comme un mérite, pour se borner à en jouir, sans en tirer vanité. Que ces hommes nouveaux qu’on vient de décrasser soient enivrés de titres peu faits pour eux, ils sont excusables : mais il est étonnant de trouver la même manie dans ceux qui pourraient s’en rapporter à la publicité de leur nom. Si ceux-ci prétendent par-là forcer au respect, ils outrent leurs prétentions, et les portent au-delà de leurs droits. Le respect d’obligation n’est dû qu’à ceux à qui on est subordonné de devoir, aux vrais supérieurs, que nous devons toujours distinguer de ceux dont le rang seul est supérieur au nôtre. Le respect qu’on rend uniquement à la naissance, est un devoir de simple bienséance ; c’est un hommage à la mémoire des ancêtres qui ont illustré leur nom, hommage qui à l’égard de leurs descendants, ressemble en quelque sorte au culte des images auxquelles on n’attribue aucune vertu propre, dont la matière peut être méprisable, qui sont quelquefois des productions d’un art grossier que la piété seule empêche de trouver ridicules, et pour lesquelles on n’a qu’un respect de relation.

Si l’on voulait discuter la plupart des opinions reçues, que de faux préjugés ne trouverait-on pas ; à ne considérer que ceux dont l’examen serait relatif à l’éducation ? On suit par habitude et avec confiance des idées établies par le hasard. Si l’éducation était raisonnée, les hommes acquerraient une très grande quantité de vérités avec plus de facilité qu’ils ne reçoivent un petit nombre d’erreurs. Les vérités ont entre elles une relation, une liaison, des points de contact, qui en favorisent la connaissance et la mémoire ; au lieu que les erreurs sont ordinairement isolées, elles ont plus d’effet qu’elles ne sont conséquentes, et il faut plus d’efforts pour s’en détromper que pour s’en préserver. L’éducation ordinaire est bien éloignée d’être systématique. Après quelques notions imparfaites de choses assez peu utiles, on recommande pour toute instruction les moyens de faire fortune, et pour morale la politesse ; encore est-elle moins une leçon d’humanité, qu’un moyen nécessaire à la fortune.

Cette politesse si recommandée, sur laquelle on a tant écrit, tant donné de préceptes, et si peu d’idées fixes, en quoi consiste-t-elle ? On regarde comme épuisés les sujets dont on a beaucoup parlé, et comme éclaircis ceux dont on a vanté l’importance. Je ne me flatte pas de traiter mieux cette matière qu’on ne l’a fait jusqu’ici, mais j’en dirai mon sentiment en peu de mots. Il y a des sujets inépuisables : d’ailleurs il est utile que ceux qu’il nous importe de connaître soient envisagés sous différentes faces, et vus par différents yeux. Une vue faible, et que sa faiblesse même rend attentive, aperçoit quelquefois ce qui avait échappé à une vue étendue et rapide.

La politesse est l’expression ou l’imitation des vertus sociales ; c’en est l’expression, si elle est vraie, et l’imitation, si elle est fausse : et les vertus sociales sont celles qui nous rendent utiles et agréables à ceux avec qui nous avons à vivre. Un homme qui les posséderait toutes, aurait nécessairement la politesse au souverain degré.

Mais comment arrive-t-il qu’un homme d’un génie élevé, d’un cœur généreux, d’une justice exacte, manque de politesse, tandis qu’on la trouve dans un homme borné, intéressé et d’une probité suspecte ? C’est que le premier manque de quelques qualités sociales, telles que la prudence, la discrétion, la réserve, l’indulgence pour les défauts et les faiblesses des hommes. Une des premières vertus sociales est de tolérer dans les autres ce qu’on doit s’interdire à soi-même. Au lieu que le second, sans avoir aucune vertu, a l’art de les imiter toutes. Il sait témoigner du respect à ses supérieurs, de la bonté à ses inférieurs, de l’estime à ses égaux, et les persuader tous qu’il en pense avantageusement, sans avoir aucun des sentiments qu’il imite.

On ne les exige pas même aujourd’hui, et l’art de les feindre est ce qui constitue la politesse de nos jours. Cet art est souvent assez ridicule et assez vil pour être donné pour ce qu’il est, c’est-à-dire, pour faux.

Les hommes savent que les politesses qu’ils se font ne sont qu’une imitation de l’estime. Ils conviennent en général que les choses obligeantes qu’ils se disent ne sont pas le langage de la vérité, et dans les occasions particulières ils en sont les dupes. L’amour propre persuade grossièrement à chacun que ce qu’il fait par décence, on le lui rend par justice.

Quand on serait convaincu de la fausseté des protestations d’estime, on les préférerait encore à la sincérité, parce que cette fausseté a un air de respect dans les occasions où la vérité serait une offense. Un homme sait qu’on pense mal de lui, cela est humiliant ; l’aveu qu’on lui en ferait serait une insulte, on lui ôterait par-là la ressource de chercher à s’aveugler lui-même, et on lui prouverait le peu de cas qu’on fait de lui. Les gens les plus unis et qui s’estiment à plus d’égards, deviendraient ennemis mortels, s’ils se témoignaient complètement ce qu’ils pensent les uns des autres. Il y a un certain voile d’obscurité qui conserve bien des liaisons, et qu’on craint de lever de part et d’autre.

Je suis bien éloigné de conseiller aux hommes de se témoigner durement ce qu’ils pensent, parce qu’ils se trompent souvent dans les jugements qu’ils portent, et qu’ils sont sujets à se rétracter bientôt, sans juger ensuite plus sainement. Quelque sûr qu’on fût de son jugement, cette dureté n’est permise qu’à l’amitié, encore faut-il qu’elle soit autorisée par la nécessité et l’espérance du succès. Les opérations cruelles n’ont été imaginées que pour sauver la vie, et les palliatifs pour adoucir les douleurs.

Laissons à ceux qui sont chargés de veiller sur les mœurs, le soin de faire entendre les vérités dures ; leur voix ne s’adresse qu’à la multitude ; mais on ne corrige les particuliers qu’en leur prouvant de l’intérêt, et ménageant leur amour propre. Mais qu’elle est donc l’espèce de dissimulation permise, ou plutôt quel est le milieu qui sépare la fausseté vile de la sincérité offensante ? Ce sont les égards réciproques qui sont le lien de la société, et qui naissent du sentiment de ses propres imperfections, et du besoin qu’on a d’indulgence. On ne doit ni offenser ni tromper les hommes.

Il semble que dans l’éducation des gens du monde, on les suppose incapables de vertus, et qu’ils auraient à rougir de se montrer tels qu’ils sont. On ne leur recommande qu’une fausseté, qu’on appelle politesse. Ne dirait-on pas qu’un masque est un remède à la laideur ?

La politesse d’usage n’est qu’un jargon fade, plein d’expressions exagérées, aussi vides de sens que de sentiment. La politesse, dit-on, marque cependant l’homme de naissance ; les plus grands sont les plus polis. J’avoue que cette politesse est le premier signe de la hauteur, un rempart contre la familiarité. Il y a bien loin de la politesse à la douceur, et plus loin encore de la douceur à la bonté. Les grands qui écartent les hommes à force de politesses sans bonté, ne sont bons qu’à être écartés eux-mêmes à force de respects sans attachement.

La politesse, ajoute-t-on, prouve l’éducation soignée, et qu’on a vécu dans un monde choisi ; elle exige un tact si fin, un sentiment si délicat sur les convenances, que ceux qui n’y ont pas été initiés de bonne heure, font dans la suite de vains efforts pour l’acquérir, et ne peuvent jamais en saisir la grâce. Premièrement, la difficulté d’une chose n’est pas une preuve de son excellence. Secondement, il serait à désirer que des hommes qui de dessein formé renoncent à leur caractère, n’en recueillissent d’autre fruit que d’être ridicules ; peut-être cela les ramènerait-il au vrai et au simple.

D’ailleurs cette politesse si exquise n’est pas aussi rare, que ceux qui n’ont pas d’autre mérite voudraient le persuader. Elle produit aujourd’hui si peu d’effet, la fausseté en est si reconnue, qu’elle en est quelquefois dégoûtante pour ceux à qui elle s’adresse, et qu’elle a fait naître à certaines gens l’idée de jouer la grossièreté et la brusquerie pour imiter la franchise, et couvrir leurs desseins. Ils sont brusques sans être francs, et faux sans être polis.

Ce manége est déjà assez commun pour qu’il dût être plus reconnu qu’il ne l’est encore. Il devrait être défendu d’être brusque à quiconque ne ferait pas excuser cet inconvénient de caractère par une conduite irréprochable. Ce n’est pas qu’on ne puisse joindre beaucoup d’habileté à beaucoup de droiture ; mais il n’y a qu’une continuité de procédés francs qui constate bien la distinction de l’habileté et de l’artifice. On ne doit pas pour cela regretter les temps grossiers où l’homme uniquement frappé de son intérêt, le cherchait toujours par un instinct féroce au préjudice des autres. La grossièreté et la rudesse n’excluent même ni la fraude ni l’artifice, puisqu’on les remarque dans les animaux les moins disciplinables.

Ce n’est qu’en se polissant que les hommes ont appris à concilier leur intérêt particulier avec l’intérêt commun, qu’ils ont compris que par cet accord chaque homme tire plus de la société qu’il n’y peut mettre.

Les hommes se doivent donc des égards, puisqu’ils se doivent tous de la reconnaissance. Ils se doivent réciproquement une politesse digne d’eux, faite pour des êtres pensants, et variée par les différents sentiments qui doivent l’inspirer. Ainsi la politesse des grands doit être de l’humanité ; celle des inférieurs de la reconnaissance, si les grands le méritent ; celle des égaux de l’estime et des services mutuels. Loin d’excuser la rudesse, il serait à désirer que la politesse qui vient de la douceur des mœurs fut toujours unie à celle qui partirait de la droiture du cœur.

Le plus malheureux effet de la politesse d’usage, est d’enseigner l’art de se passer des vertus qu’elle imite. Qu’on nous inspire dans l’éducation l’humanité et la bienfaisance, nous aurons la politesse, ou nous n’en aurons plus besoin.

Si nous n’avons pas celle qui s’annonce par les grâces, nous aurons celle qui annonce l’honnête homme et le citoyen ; nous n’aurons pas besoin de recourir à la fausseté. Au lieu d’être artificieux pour plaire, il suffira d’être bon ; au lieu d’être faux pour flatter les faiblesses des autres, il suffira d’être indulgent. Ceux avec qui l’on aura de tels procédés, n’en seront ni enorgueillis, ni corrompus ; ils n’en seront que reconnaissants, et en deviendront meilleurs.

Tels sont les fondements sur lesquels l’éducation générale devrait porter, pour préparer les instructions particulières.

 

CHAPITRE 3

Sur la probité, la vertu et l’honneur

 

On n’entend parler que de probité, de vertu et d’honneur ; mais tous ceux qui emploient ces expressions en ont-ils des idées uniformes ? Tachons de les distinguer. Il vaudrait mieux, sans doute, inspirer des sentiments dans une matière qui ne doit pas se borner à la spéculation ; mais il est toujours utile d’éclaircir et de fixer les principes de nos devoirs. Il y a bien des occasions où la pratique dépend de nos lumières.

La probité est l’observation des lois. Mais indépendamment de celles qui répriment les entreprises contre la société politique, il y a des sentiments et des procédés d’usage qui font la sûreté ou la douceur de la société civile, du commerce particulier des hommes, et dont l’observation est d’autant plus indispensable, qu’elle est libre et volontaire ; au lieu que les lois ont pourvu à leur propre exécution. Qui n’aurait que la probité qu’elles exigent, serait encore un assez malhonnête homme. Les lois se sont prêtées à la faiblesse et aux passions, en ne réprimant que ce qui attaque ouvertement la société : si elles étaient entrées dans le détail de tout ce qui peut la blesser indirectement, elles n’auraient pas été universellement comprises, ni par conséquent suivies ; il y aurait eu trop de criminels, qu’il eût quelquefois été dur et souvent difficile de punir, attendu la proportion qui doit toujours être entre les fautes et les peines.

Les hommes venant à se polir et s’éclairer, ceux dont l’âme était la plus honnête ont suppléé aux lois générales, en établissant par une convention tacite des procédés auxquels l’usage a donné force de loi parmi les honnêtes gens. Il n’y a point à la vérité de punition prononcée contre les infracteurs, mais elle n’en est pas moins réelle. Le mépris et la honte en sont le châtiment, et c’est le plus sensible pour ceux qui sont dignes de le ressentir. L’opinion publique qui exerce la justice à cet égard, y met des proportions exactes, et fait des distinctions très fines. On juge les hommes sur leur état, leur éducation, leur situation, leurs lumières. Il semble qu’on soit convenu de différentes espèces de probités, qu’on ne soit obligé qu’à celle de son état, et qu’on ne puisse avoir que celle de son esprit. On est plus sévère à l’égard de ceux qui étant exposés à la vue peuvent servir d’exemple, que sur ceux qui sont dans l’obscurité.

Moins on exige d’un homme dont on devrait beaucoup prétendre, plus on lui fait injure. En fait de procédés, on est bien près du mépris, quand on a droit à l’indulgence.

L’opinion publique étant elle-même la peine des actions dont elle est juge, ne saurait manquer d’être sévère sur les choses qu’elle condamne. Il y a telles actions dont le soupçon fait la preuve, et la publicité le châtiment.

Il est assez étonnant que cette opinion si sévère sur de simples procédés, se renferme dans des bornes sur les crimes qui sont du ressort des lois. Ceux-ci ne deviennent véritablement honteux que par le châtiment qui les suit. Il n’y a point de maxime plus fausse dans nos mœurs, que celle qui dit, le crime fait la honte, et non pas l’échafaud. Cela devrait être, mais on se réhabilite d’un crime impuni ; et qu’on ne dise pas que c’est parce que le châtiment le constate, et en fait seul une preuve suffisante.

Les hommes sont plus téméraires que circonspects dans leurs jugements ; mais ils ne sont réellement frappés que des faits matériels et sensibles : cela est si vrai, qu’un crime constaté par une grâce, flétrit toujours moins que le châtiment. On le remarque principalement dans l’injustice et la bizarrerie du préjugé cruel qui fait rejaillir l’opprobre sur ceux que le sang unit à un criminel ; de sorte qu’il est peut-être moins malheureux d’appartenir à un coupable reconnu et impuni, qu’à un infortuné dont l’innocence n’a été reconnue qu’après le supplice. Je crois avoir remarqué une autre bizarrerie dans l’application de ce préjugé. On reproche plus aux enfants la honte de leurs pères, qu’aux pères celle de leurs enfants. Il me semble que le contraire serait moins injuste, parce que ce serait alors punir les pères de n’avoir pas rectifié les mauvaises inclinations de leurs enfants par une éducation convenable. Si l’on pense autrement, est-ce par un sentiment de compassion pour la vieillesse, ou par le plaisir barbare d’empoisonner la vie de ceux qui ne font que de commencer leur carrière ?

Pour éclaircir enfin ce qui concerne la probité, il s’agit de savoir si l’obéissance aux lois, et la pratique des procédés d’usage suffisent pour constituer l’honnête homme. On verra, si l’on y réfléchit, que cela n’est pas encore suffisant pour la parfaite probité. En effet, on peut avec un cœur dur, un esprit malin, un caractère féroce et des sentiments bas, avoir par intérêt, par éducation, par orgueil ou par crainte, avoir, dis-je, cette probité qui met à couvert de tout reproche de la part des hommes.

Mais il y a un juge plus éclairé, plus sévère et plus juste que les lois et les mœurs ; c’est le sentiment intérieur, qu’on appelle la conscience. Les lois n’ayant pas prononcé sur des fautes autant ou plus graves en elles-mêmes que plusieurs de celles qu’elles ont condamnées, et les mœurs n’ayant pas embrassé tout ce que les lois avaient omis ; il est heureux pour les hommes que chacun d’eux ait dans son cœur un juge qui défend les autres, ou qui le condamne lui-même. Combien y a-t-il de choses tolérées dans les mœurs, et qui sont plus dangereuses que ce qu’elles ont proscrit ? Doit-on regarder comme innocent un trait de satyre, ou même de plaisanterie de la part d’un supérieur, qui porte quelquefois un coup irréparable à celui qui en est l’objet ; un secours gratuit refusé par négligence à celui dont le sort en dépend ; tant d’autres fautes que tout le monde sent, et qu’on s’interdit si peu ?

Voilà cependant ce qu’une probité exacte doit s’interdire, et dont la conscience est le juge infaillible. Il y a même bien des choses condamnées par les lois, qui sont tolérées dans les mœurs. Je ne prétends point ici parler en homme religieux ; la religion est la perfection et non la base de la morale ; ce n’est point en métaphysicien subtil, c’est en philosophe moral, qui ne s’appuie que sur la raison, et ne procède que par le raisonnement. Je n’ai donc pas besoin d’examiner si cette conscience est ou n’est pas un sentiment inné ; il me suffit qu’elle soit une lumière acquise, et que les esprits les plus bornés aient encore plus de connaissance du juste et de l’injuste par la conscience que les lois et les mœurs ne leur en donnent.

Cette connaissance fait la mesure de nos obligations ; nous sommes tenus à l’égard d’autrui de tout ce que nous croyons être en droit d’en prétendre. Les hommes ont droit d’attendre de nous non seulement ce qu’ils regardent comme juste, mais ce que nous regardons nous-mêmes comme tel, quoique les autres ne l’aient ni exigé, ni prévu : notre propre conscience fait l’étendue de leurs droits sur nous.

Plus on a de lumières, plus on a de devoirs à remplir ; si l’esprit n’en inspire pas le sentiment, il suggère les procédés, et démontre l’obligation d’y satisfaire.

Il y a un autre principe d’intelligence sur ce sujet, supérieur à l’esprit même ; c’est la sensibilité d’âme, qui donne une sorte de sagacité sur les choses honnêtes, et va plus loin que la pénétration de l’esprit seul.

On pourrait dire que le cœur a des idées qui lui sont propres. On remarque entre deux hommes dont l’esprit est également étendu, profond et pénétrant sur des matières purement intellectuelles, qu’elle supériorité gagne celui dont l’âme est sensible ! Sur les sujets qui sont de cette classe-là. Qu’il y a d’idées inaccessibles à ceux qui ont le sentiment froid ! Les âmes sensibles peuvent par vivacité et chaleur tomber dans des fautes que les hommes à procédés ne commettraient pas ; mais elles l’emportent de beaucoup par la quantité de biens qu’elles produisent.

Les âmes sensibles ont plus d’existence que les autres : les biens et les maux se multiplient à leur égard. Elles ont encore un avantage pour la société, c’est d’être persuadées des vérités dont l’esprit n’est que convaincu ; la conviction n’est souvent que passive, la persuasion est active, et il n’y a de ressort que ce qui fait agir. L’esprit seul peut et doit faire l’homme de probité ; la sensibilité fait l’homme vertueux. Je vais m’expliquer.

Tout ce que les lois exigent, ce que les mœurs recommandent, ce que la conscience inspire, se trouve renfermé dans cet axiome si connu, et si peu développé : ne faites point à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait. L’observation exacte et précise de cette maxime fait la probité. Faites à autrui ce que vous voudriez qui vous fût fait. Voilà la vertu.

Il semble au premier coup d’oeil que les législateurs fussent des hommes bornés ou intéressés, qui n’ayant pas besoin des autres, voulaient empêcher qu’on ne leur fît du mal, et se dispenser de faire du bien. Cette idée paraît d’autant plus vraisemblable, que les premiers législateurs ont été des princes, des chefs de peuple ; ceux en un mot qui avaient le plus à perdre et le moins à gagner ; aussi les lois se bornent-elles à défendre : en y faisant réflexion, nous avons vu que c’est par sagesse qu’elles en ont usé ainsi. Les mœurs ont été plus loin que les lois, mais c’est en partant du même principe. La conscience même se borne à inspirer la répugnance pour le mal. La vertu supérieure à la probité, exige qu’on fasse le bien, et en inspire le désir.

La probité défend, et la vertu commande ; on estime la probité, on respecte la vertu. La probité consiste presque dans l’inaction, la vertu agit. On doit de la reconnaissance à la vertu ; on pourrait s’en dispenser à l’égard de la probité, parce qu’un homme éclairé, n’eût-il que son intérêt pour objet, n’a pas pour y parvenir de moyen plus sûr que la probité.

Je n’ignore pas les objections qu’on peut tirer des crimes heureux ; mais je sais aussi qu’il y a différentes espèces de bonheurs ; qu’on doit évaluer les probabilités du danger et du succès, les comparer avec le bonheur qu’on se propose, et qu’il n’y en a aucun dont l’espérance la mieux fondée puisse contrebalancer la perte de l’honneur, ni même le simple danger de le perdre. Ainsi en ne faisant d’une telle question qu’une affaire de calcul, le parti de la probité est toujours le meilleur qu’il y ait à prendre. Il ne serait pas difficile de faire une démonstration morale de cette vérité ; mais il y a des principes qu’on ne doit pas mettre en question. Il est toujours à craindre que les vérités les plus évidentes ne contractent par la discussion un air de problème qu’elles ne doivent jamais avoir.

La vertu est dans le cœur ; c’est un sentiment, une inclination au bien, un amour pour l’humanité ; elle est aux actions honnêtes ce que le vice est au crime ; c’est le rapport de la cause à l’effet. En distinguant la vertu et la probité, en observant la différence de leur nature, il est encore nécessaire, pour connaître le prix de l’une et de l’autre, de faire attention aux personnes, aux temps et aux circonstances.

Il y a tel homme dont la probité mérite plus d’éloges que la vertu d’un autre. Ne doit-on attendre que les mêmes actions de ceux qui ont des moyens si différents ? Un homme au sein de l’opulence n’aura-t-il que les devoirs, les obligations de celui qui est assiégé par tous les besoins ? Cela ne serait pas juste. La probité est la vertu des pauvres ; la vertu doit être la probité des riches.

On rapporte quelquefois à la vertu des actions où elle a peu de part. Un service offert par vanité, ou promis par faiblesse, fait peu d’honneur à la vertu ; la simple probité exige alors qu’il soit rendu. On retire un homme de son nom d’un état malheureux, dont on pouvait partager la honte. Est-ce générosité ? C’est tout au plus décence, ou peut-être orgueil.

D’un autre côté on loue, et on doit louer les actes de probité où l’on sent un principe de vertu. Un homme remet un dépôt dont il avait seul le secret ; il n’a fait que son devoir, puisque le contraire serait un crime ; cependant son action lui fait honneur, et doit lui en faire. On juge que celui qui ne fait pas le mal dans certaines circonstances, est capable de faire le bien : dans un acte de simple probité, c’est la vertu qu’on loue.

Un malheureux pressé de besoins, humilié par la honte de la misère, résiste aux occasions les plus critiques. Un homme dans la prospérité n’oublie pas qu’il y a des malheureux, les cherche et prévient leurs demandes. Je les estime, je les loue tous deux ; mais c’est le premier que j’admire.

Les éloges qu’on donne à de certaines probités, à de certaines vertus, ne font que le blâme du commun des hommes. Cependant on ne doit pas les refuser ; il ne faut pas rétrograder avec trop de sévérité sur le principe des actions, quand elles tendent au bien de la société. Il est toujours sage et avantageux d’encourager les hommes aux actes honnêtes : ils sont capables de prendre le pli de la vertu comme du vice.

On acquiert de la vertu par la gloire de la pratiquer. Si l’on commence par amour propre, on continue par honneur, on persévère par habitude. Que l’homme le moins porté à la bienfaisance vienne par hasard, ou par un effort qu’il fera sur lui-même, à faire quelqu’action de générosité ; il éprouvera ensuite une sorte de satisfaction qui lui rendra une seconde action moins pénible : bientôt il se portera de lui même à une troisième, et dans peu la bonté fera son caractère. On contracte le sentiment des actions qui se répètent.

D’ailleurs, quand on chercherait à rapporter des actions vertueuses à un système d’esprit et de conduite plutôt qu’au sentiment, l’avantage des autres serait égal, et la gloire qu’on voudrait rabaisser n’en serait peut-être pas moindre. Heureuse alternative que de réduire les censeurs à l’admiration, au défaut de l’estime !

Outre la vertu et la probité, qui doivent être les principes de nos actions, il y en a un troisième très digne d’être examiné ; c’est l’honneur : il est différent de la probité, peut-être ne l’est-il pas de la vertu ; mais il lui donne de l’éclat, et me paraît être une qualité de plus. L’homme de probité se conduit par éducation, par habitude, par intérêt ou par crainte. L’homme vertueux agit avec bonté.

L’homme d’honneur pense et sent avec noblesse. Ce n’est pas aux lois qu’il obéit ; ce n’est pas la réflexion, encore moins l’imitation qui le dirigent : il pense, parle et agit avec une sorte de hauteur, et semble être son propre législateur à lui-même. On s’affranchit des lois par la puissance ; on s’y soustrait par le crédit ; on les élude avec adresse ; on remplace le sentiment, et l’on supplée aux mœurs par la politesse ; on imite la vertu par l’hypocrisie.

L’honneur est l’instinct de la vertu, et il en fait le courage. Il n’examine point, il agit sans feinte, même sans prudence, et ne connaît point cette timidité ou cette fausse honte qui étouffe tant de vertus dans les âmes faibles ; car les caractères faibles ont le double inconvénient de ne pouvoir se répondre de leurs vertus, et de servir d’instruments aux vices de tous ceux qui les gouvernent. Quoique l’honneur soit une qualité naturelle, il se développe par l’éducation, se soutient par les principes, et se fortifie par les exemples. On ne saurait donc trop en réveiller les idées, en réchauffer le sentiment, en relever les avantages et la gloire, et attaquer tout ce qui peut y porter atteinte.

Les réflexions sur cette matière peuvent servir de préservatif contre la corruption des mœurs qui se relâchent de plus en plus. Je n’ai pas dessein de renouveler les reproches que de tous temps on a fait à son siècle, et dont la répétition fait croire qu’ils ne sont pas mieux fondés dans un temps que dans un autre. Je suis persuadé qu’il y a toujours dans le monde une distribution de vertus et de vices à peu près égale ; mais il peut y avoir dans différents âges des partages inégaux, de nation à nation, de peuple à peuple. Il y a des âges plus ou moins brillants, et le nôtre ne paraît pas être celui de l’honneur. On n’est certainement pas aussi délicat, aussi scrupuleux sur les liaisons qu’on l’a été. Quand un homme avait jadis de ces procédés tolérés ou impunis par les lois, et condamnés par l’honneur, le ressentiment ne se bornait pas à l’offensé, tous les honnêtes gens prenaient parti, et faisaient justice par un mépris général et public.

Aujourd’hui on a des ménagements, même sans vue d’intérêt, pour l’homme le plus décrié. Je n’ai pas, vous dit-on, sujet de m’en plaindre personnellement, je n’irai pas me faire le réparateur des torts. Quelle faiblesse ! C’est bien mal entendre les intérêts de la société, et par conséquent les siens-propres. Si les honnêtes gens s’avisaient de faire cause commune, leur ligue serait bien forte. Quand les gens d’esprit et d’honneur s’entendront, les sots et les fripons joueront un bien petit rôle. Il n’y a malheureusement que les fripons qui fassent des ligues ; les honnêtes gens se tiennent isolés.

On se cachait autrefois de certains procédés, et l’on en rougissait, s’ils venaient à se découvrir. Il me semble qu’on les a aujourd’hui trop ouvertement ; et dès-là il doit s’en trouver davantage, parce que la contrainte et la honte retenaient bien des hommes. Je ne sache que l’infidélité au jeu qui soit plus décriée aujourd’hui que dans le siècle passé ; encore voit-on des gens suspects à cet égard qui n’en sont pas moins accueillis d’ailleurs. La seule justice qu’on en fasse, est d’employer beaucoup de politesses et de détours pour se dispenser de jouer avec eux ; cela ressemble moins au mépris qu’à une précaution.

Mais un homme du monde qui est irréprochable par cet endroit et par la valeur, est homme d’honneur décidé. Quoiqu’il fasse profession d’être de vos amis, n’ayez rien à démêler avec lui sur l’intérêt, l’ambition ou l’amour propre. S’il craint seulement d’user son crédit, il vous manquera sans scrupule dans une occasion essentielle, et ne sera blâmé de personne. Vous vous croyez en droit de lui faire des reproches, mais il en est plus surpris que confus ; il reste homme d’honneur. Il ne conçoit pas que vous ayez pu regarder comme un engagement de simples propos de politesse ; car cette politesse si recommandée sauve bien des bassesses ; on serait trop heureux qu’elle ne couvrît que des platitudes.

Il y a à la vérité telle action si blâmable, que l’interprétation ne saurait en être équivoque. Un homme d’un caractère leste trouve encore alors le secret de n’être pas déshonoré, s’il a le courage d’être le premier à la publier, et de plaisanter ceux qui seraient tentés de le blâmer. On n’ose plus la lui reprocher, quand on le voit en faire gloire. L’audace fait sa justification, et le reproche qu’on lui ferait serait un ridicule auquel on n’ose s’exposer. On commence à douter qu’il ait tort, et on craint de l’avoir. Dans la façon commune de penser, prévoir une objection c’est la réfuter, sans être obligé d’y répondre ; dans les mœurs, prévenir un reproche c’est le détruire.

Un homme qui en a trompé un autre avec l’artifice le plus adroit et le plus criminel, loin d’en avoir des remords ou de la honte, se félicite sur son habileté ; il se cache pour réussir, et non pas d’avoir réussi ; il s’imagine simplement avoir gagné une belle partie d’échecs, et celui qui est sa dupe ne pense guère autre chose, sinon qu’il l’a perdue par sa faute : c’est de lui-même qu’il se plaint. Le ressentiment est déjà devenu un sentiment trop noble, à peine est-on digne de haïr, et la vengeance n’est plus qu’une revanche utile ; on la prend comme un moyen de réussir, et pour l’avantage qui en résulte.

Cette manière de penser, cette négligence des mœurs avilit ceux mêmes qu’elle ne déshonore pas, et devient de plus en plus dangereuse pour la société. Ceux qui pourraient prétendre à la gloire de donner l’exemple par leur rang ou par leurs lumières, paraissent avoir trop peu de respect pour les principes, même quand ils ne les violent pas. Ils ignorent qu’indépendamment des actions, la légèreté de leurs propos, les sentiments qu’ils laissent apercevoir, sont ces exemples qu’ils donnent. Le bas peuple n’ayant aucun principe, faute d’éducation, n’a d’autre frein que la crainte, et l’imitation pour guide. C’est dans l’état mitoyen que la probité est encore le plus en honneur.

Le relâchement des mœurs n’empêche pas qu’on ne vante beaucoup l’honneur et la vertu ; ceux qui en ont le moins savent combien il leur importe que les autres en aient. On aurait rougi autrefois d’avancer de certaines maximes, si on les eût contredites par ses actions : les discours formaient un préjugé favorable sur les sentiments. Aujourd’hui les discours tirent si peu à conséquence, qu’on pourrait quelquefois dire d’un homme qu’il a de la probité, quoiqu’il en fasse l’éloge. Cependant les discours honnêtes peuvent toujours être utiles à la société ; mais on ne se fait vraiment honneur et l’on ne se rend digne de les tenir que par sa conduite. C’est un engagement de plus, et l’on ne doit pas craindre d’en prendre, quand il est avantageux de les remplir.

On prétend qu’il a régné autrefois parmi nous un fanatisme d’honneur, et l’on rapporte cette heureuse manie à un siècle encore barbare. Il serait à désirer qu’elle se renouvelât de nos jours ; les lumières que nous avons acquises serviraient à régler cet enjouement, sans le refroidir.

D’ailleurs on ne doit pas craindre l’excès en cette matière ; la probité a ses limites, et pour le commun des hommes c’est beaucoup que de les atteindre ; mais la vertu et l’honneur peuvent s’étendre et s’élever à l’infini ; on peut toujours en reculer les bornes, on ne les passe jamais.

 

CHAPITRE 4

Sur la réputation et la renommée

 

Les hommes sont destinés à vivre en société, et de plus, ils y sont obligés par le besoin qu’ils ont les uns des autres : ils sont tous à cet égard dans une dépendance mutuelle. Ce ne sont pas uniquement les besoins matériels qui les lient ; ils ont une existence morale qui dépend de leur opinion réciproque.

Il y a peu d’hommes assez sûrs et assez satisfaits de l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, pour être indifférents sur celle des autres ; et il y en a qui en sont plus tourmentés que des besoins de la vie.

Le désir d’occuper une place dans l’opinion des hommes, a donné naissance à la réputation et à la renommée, deux ressorts puissants de la société qui partent du même principe, mais dont les moyens et les effets ne sont pas totalement les mêmes.

Plusieurs moyens servent également à la réputation et à la renommée, et ne différent que par les degrés ; d’autres sont exclusivement propres à l’une ou à l’autre. Une réputation honnête est à la portée du commun des hommes : on l’obtient par les vertus sociales, et la pratique constante de ses devoirs. Cette espèce de réputation n’est à la vérité ni étendue, ni brillante ; mais elle est souvent la plus utile.

L’esprit, les talents, le génie procurent la célébrité, et c’est le premier pas vers la renommée ; mais les avantages en sont peut-être moins réels. Ce qui nous est vraiment utile nous coûte peu ; les choses rares et brillantes sont celles qui exigent le plus de travaux, et dont la jouissance n’est qu’idéale. Deux sortes d’hommes sont faits pour la renommée. Les premiers qui se rendent illustres par eux-mêmes, y ont droit : les autres, qui sont les princes, y sont assujettis : ils ne peuvent échapper à la renommée. On remarque également dans la multitude celui qui est plus grand que les autres, et celui qui est placé sur un lieu plus élevé : on distingue en même temps, si la supériorité de l’un et de l’autre vient de la personne, ou du lieu où elle est placée. Tels sont le rapport et la différence qui se trouvent entre les grands hommes, et les princes qui ne sont que princes. Mais laissant à part la foule des princes, sans les préférer ni les exclure à ce titre seul, ne considérons la renommée que par rapport aux hommes à qui elle est personnelle. Les qualités qui sont uniquement propres à la renommée, s’annoncent avec éclat. Telles sont les qualités des hommes d’état, destinés à faire la gloire, le bonheur ou le malheur des peuples. Quelques-uns des talents qui font la renommée seraient inutiles, et quelquefois dangereux dans la vie privée. Il y a eu de grands hommes qui, s’ils ne l’eussent pas été, faute de quelques circonstances, n’auraient jamais pu être autre chose, et auraient paru incapables de tout.

La réputation et la renommée peuvent être fort différentes, et subsister ensemble. Un homme d’état ne doit rien négliger pour avoir une réputation honnête ; mais il ne doit compter que sur la renommée, qui peut seule le justifier contre ceux qui attaquent sa réputation. Il est comptable au monde, et non pas à des particuliers intéressés, aveugles ou téméraires.

Ce n’est pas qu’on ne puisse mériter à la fois une grande renommée et une mauvaise réputation ; mais la renommée portant principalement sur des faits, est ordinairement mieux fondée que la réputation, dont les principes peuvent être équivoques. La renommée est assez constante et uniforme ; la réputation ne l’est presque jamais. Ce qui peut consoler les grands hommes sur les injustices qu’on fait à leur réputation, ne doit pas la leur faire sacrifier légèrement à la renommée, parce qu’elles se prêtent réciproquement beaucoup d’éclat.

Quand on fait le sacrifice de la réputation par une circonstance forcée de son état, c’est un malheur qui doit se faire sentir, et qui exige tout le courage que peut inspirer l’amour du bien public. Ce serait aimer bien généreusement l’humanité, que de la servir au mépris de la réputation ; ou ce serait trop mépriser les hommes, que de ne tenir aucun compte de leurs jugements ; et dans ce cas-là les servirait-on ? Quand le sacrifice de la réputation à la renommée n’est pas forcé par le devoir, c’est une étrange folie, parce qu’on jouit réellement plus de sa réputation que de sa renommée.

On ne jouit en effet de l’amitié, de l’estime, du respect et de la considération que de la part de ceux dont on est entouré. Il est donc plus avantageux que la réputation soit honnête, que si elle n’était qu’étendue. Qu’un homme illustre se trouve au milieu de ceux qui, sans le connaître personnellement, célèbrent son nom en sa présence, il jouira sans doute avec plaisir de sa célébrité ; et s’il n’est pas tenté de se découvrir, c’est parce qu’il en a le pouvoir, et par un jeu libre de l’amour propre. Mais s’il lui était absolument impossible de se faire connaître, son plaisir n’étant plus libre, peut-être sa situation serait-elle pénible ; ce serait presque entendre parler d’un autre que soi. On peut faire la même réflexion sur la situation contraire d’un homme dont le nom serait dans le mépris, et qui en serait témoin ignoré : il ne se ferait pas connaître, et jouirait au milieu de son tourment d’une sorte de consolation qui serait dans le rapport opposé à la peine du premier que nous avons supposé contraint au silence. Si l’on réduisait la célébrité à sa valeur réelle, on lui ferait perdre bien des sectateurs.

La réputation la plus étendue est toujours très bornée ; la renommée même n’est jamais universelle. À prendre les hommes numériquement, combien y en a-t-il à qui le nom d’Alexandre n’est jamais parvenu ? Ce nombre surpasse ceux qui savent qu’il a été le conquérant de l’Asie. Combien y a-t-il d’hommes qui ignoraient l’existence de Koulikam dans le temps qu’il changeait une partie de la face de la terre ?

La terre a des bornes assez étroites, et la renommée peut toujours s’étendre sans jamais les remplir. Quel caractère de faiblesse que de pouvoir croître à l’infini, sans atteindre à un terme limité !

On se flatte du moins que l’admiration des hommes instruits doit dédommager de l’ignorance des autres. Mais le propre de la renommée est de compter, de multiplier les voix, et non pas de les apprécier ; et dans ce cas-là, il semble que le fruit de la renommée se borne à un hommage rendu aux syllabes d’un nom : cependant plusieurs ne plaignent ni peines ni travaux pour y parvenir ; ne pouvant être illustres, ils tâchent du moins d’être fameux ; ils veulent qu’on parle d’eux, qu’on en soit occupé ; ils aiment mieux être malheureux qu’ignorés. Celui dont les malheurs attirent l’attention, est à demi consolé.

Quand le désir de la célébrité n’est qu’un sentiment, il peut être suivant son objet honnête pour celui qui l’éprouve, et utile à la société ; mais si c’est une manie, elle est bientôt injuste, artificieuse et avilissante par les manœuvres qu’elle emploie : l’orgueil fait faire autant de bassesses que l’intérêt. Voilà ce qui produit tant de réputations usurpées et peu solides.

Rien ne rendrait plus indifférent sur la réputation, que de voir comment elle s’établit souvent, se détruit, se varie, et quels sont les auteurs de ces révolutions. À peine un homme paraît-il dans quelque carrière que ce soit, pour peu qu’il montre des dispositions heureuses, quelquefois même sans cela, chacun s’empresse de le servir, de l’annoncer, de l’exalter : c’est toujours en commençant qu’on est un prodige. D’où vient cet empressement ? Est-ce générosité, bonté ou justice ? Non, c’est envie, souvent ignorée de ceux qu’elle excite. Dans chaque carrière il se trouve toujours quelques hommes supérieurs. Les subalternes ne pouvant aspirer aux premières places, cherchent à en écarter ceux qui les occupent en leur suscitant des rivaux.

On dira peut-être qu’il doit être indifférent, par qui les premiers rangs soient occupés, à ceux qui n’y peuvent atteindre ; mais c’est bien peu connaître les passions que de les faire raisonner. Elles ont des motifs et jamais de principes. L’envie sent et agit, ne réfléchit ni ne prévoit : si elle réussit dans son entreprise, elle cherche aussitôt à détruire son propre ouvrage. On tâche de précipiter du faîte celui à qui on a prêté la main pour faire les premiers pas : on ne lui pardonne point de n’avoir plus besoin de secours.

C’est ainsi que les réputations se forment et se détruisent. Quelquefois elles se soutiennent, soit par la solidité du mérite qui les affermit, soit par l’artifice de celui qui ayant été élevé par la cabale, sait mieux qu’un autre les ressorts qui la font mouvoir, ou qui embarrassent son action. Il arrive souvent que le public est étonné de certaines réputations qu’il a faites ; il en cherche la cause, et ne pouvant la découvrir, parce qu’elle n’existe pas, il n’en conçoit que plus d’admiration et de respect pour le fantôme qu’il a créé. Ces réputations ressemblent aux fortunes, qui sans fonds réels, portent sur le crédit, et n’en sont que plus brillantes.

Comme le public fait des réputations par caprice, des particuliers en usurpent par manége ou par une sorte d’impudence, qu’on ne doit pas même honorer du nom d’amour propre. Ils annoncent qu’ils ont beaucoup de mérite : on plaisante d’abord de leurs prétentions ; ils répètent les mêmes propos si souvent, et avec tant de confiance, qu’ils viennent à bout d’en imposer. On ne se souvient plus par qui on les a entendu tenir, et l’on finit par les croire ; cela se répète comme un bruit de ville, qu’on n’approfondit point.

On fait même des associations pour ces sortes de manoeuvres ; c’est ce qu’on appelle une cabale.

On entreprend de dessein formé de faire une réputation, et l’on en vient à bout. Quelque brillante que soit une telle réputation, il n’y a quelquefois que celui qui en est le sujet qui en soit la dupe. Ceux qui l’ont créé savent à quoi s’en tenir, quoiqu’il y en ait aussi qui finissent par respecter leur ouvrage. D’autres frappés du contraste de la personne et de sa réputation, ne trouvant rien qui justifie l’opinion publique, n’osent manifester leur sentiment propre. Ils acquiescent à la fausseté par timidité, complaisance ou intérêt ; de sorte qu’il n’est pas rare d’entendre quantité de gens répéter le même propos, qu’ils désavouent intérieurement. La plupart des hommes n’osent ni blâmer ni louer seuls, et ne sont pas moins timides pour protéger que pour attaquer ; il y en a peu qui aient le courage de se passer de partisans ou de complices ; je ne dis pas pour manifester leur sentiment, mais pour y persister ; ils tâchent de s’y affermir eux-mêmes en le suggérant à d’autres, sinon ils l’abandonnent. Quoi qu’il en soit, les réputations usurpées qui produisent le plus d’illusion, ont toujours un côté ridicule qui devrait empêcher d’en être fort flatté. Cependant on voit quelquefois employer les mêmes manoeuvres par ceux qui auraient assez de mérite pour s’en passer.

Quand le mérite sert de base à la réputation, c’est une grande maladresse que d’y joindre l’artifice, parce qu’il nuit plus à la réputation méritée, qu’il ne sert à celle qu’on ambitionne. Si le public vient à le reconnaître, et il le reconnaît enfin, il se révolte, et dégrade la gloire la mieux acquise. C’est une injustice, mais il ne faut pas le mettre en droit d’être injuste. L’envie à qui les prétextes suffisent, s’applaudit d’avoir des motifs, et les saisit avec ardeur. Elle ne pardonne au mérite, que lorsqu’elle est trompée par sa malignité même, et qu’elle croit y remarquer des défauts qui lui servent de pâture. Elle se console en croyant rabaisser d’un côté ce qu’elle est forcée d’admirer d’un autre ; elle cherche moins à détruire ce qu’elle se flatte d’outrager.

Une sorte d’indifférence sur son propre mérite est le plus sûr appui de la réputation ; on ne doit pas affecter d’ouvrir les yeux de ceux que la lumière éblouit. La modestie est le seul éclat qu’il soit permis d’ajouter à la gloire. Si l’artifice est un moyen honteux pour la réputation, il y a un art, et même un art honnête qui naît de la prudence, de la sagesse, et qui n’est pas à dédaigner. Les gens d’esprit ont plus d’avantages que les autres, non-seulement pour la gloire, mais encore pour acquérir et mériter la réputation de vertu. Une intelligence fine aussi contraire à la fausseté qu’à l’imprudence, un discernement prompt et sûr fait qu’on place les bienfaits avec choix, qu’on parle, qu’on se tait et qu’on agit à propos. Il n’y a personne qui n’ait quelquefois occasion de faire une action honnête, courageuse et toutefois sans danger. Le sot la laisse passer, faute de l’apercevoir ; l’homme d’esprit la sent et la saisit. L’expérience prouve que l’esprit seul n’y suffit pas, et qu’il faut encore un cœur noble.

J’ai vu de ces succès brillants, et je suis persuadé que celui même qui était comblé d’éloges sentait combien il lui en avait peu coûté pour les obtenir, mais il n’en était pas moins louable.

J’en ai remarqué d’autres qui avec de la bienfaisance dans le cœur, avec les actes de vertu les plus fréquents, faute d’intelligence et d’à propos , n’étaient pas à beaucoup près aussi estimés qu’estimables. Leur mérite ne faisait point de sensation ; à peine le soupçonnait-on. Il est vrai que si par un heureux hasard le mérite simple et uni vient à être remarqué, il acquiert l’éclat le plus subit. On le loue avec complaisance, on voudrait encore l’augmenter ; l’envie même y applaudit sans sortir de son caractère, elle en tire parti pour en humilier d’autres.

Si les réputations se forment et se détruisent avec facilité, il n’est pas étonnant qu’elles varient, et soient souvent contradictoires dans la même personne. Telle a une réputation dans un lieu, qui dans un autre en a une toute différente : il a celle qu’il mérite le moins, et on lui refuse celle où il a le plus de droit. On en voit des exemples dans tous les ordres. Je ne puis me dispenser d’entrer ici dans quelques détails qui rendront les principes plus sensibles par l’application que j’en vais faire.

Un homme est taxé d’avarice, parce qu’il méprise le faste, et se refuse le superflu, pour fournir le nécessaire à des malheureux ignorés. On loue la générosité d’un autre qui répand avec ostentation ce qu’il ravit avec artifice ou violence ; il fait des présents et refuse le payement de ses dettes : on admire sa magnificence, quand il est à la fois victime du faste et de l’avarice.

On blâme l’insolence d’un homme qui ne fléchit pas avec bassesse sous une autorité usurpée : on reproche l’emportement à un autre, parce qu’il n’a pas porté la patience jusqu’à l’avilissement. Comme elle a ses bornes, les gens naturellement doux finissent souvent par avoir tort mal à propos, quand la mesure est comble. On ne saurait croire combien il importe, pour le bien de la paix, de ne se pas laisser trop vexer, à moins que l’on ne consente à être avili. On vante au contraire la douceur d’un homme entier, opiniâtre par caractère, et poli par orgueil.

Une femme est déshonorée, parce qu’elle a consacré sa faute par l’éclat de sa douleur et de sa honte ; tandis qu’une autre se met à couvert de tout reproche par l’excès de son impudence : celle-ci n’est pas même l’objet d’un mépris secret.

Les hommes haïssent ce qu’ils n’oseraient punir, mais ils ne méprisent que ce qu’ils osent blâmer hautement. Leurs actions déterminent plus leurs jugements, que leurs jugements ne règlent leurs actions. Si l’on passe des simples particuliers à ceux qui paraissant sur un théâtre plus éclairé, sont à portée d’être mieux connus, on verra qu’on n’en juge pas avec plus de justice.

Un ministre est taxé de dureté, parce qu’il est juste, qu’il rejette des sollicitations payées, et refuse de se prêter à ce que les courtisans appellent des affaires : commerce injurieux au mérite, scandaleux pour le public, avilissant pour l’autorité, et dangereux pour l’état.

Un prince passe pour sévère, parce qu’il aime mieux prévenir les fautes, que d’être obligé de les punir ; de cruauté, parce qu’il réprime les tyrannies subalternes, de toutes les plus odieuses. Les lois cruelles contre les oppresseurs sont les plus douces pour la société ; mais l’intérêt particulier se fait toujours le législateur de l’ordre public. Louis XII, un des meilleurs, et par conséquent des plus grands rois que la France ait eu, fut accusé d’avarice, parce qu’il ne foulait pas les peuples, pour enrichir des favoris sans mérite. Le peuple doit être le favori du roi ; et les princes n’ont droit au superflu, que lorsque les peuples ont le nécessaire. Les reproches qu’on osait lui faire ne prouvaient que sa bonté. On porta l’insolence jusqu’à le jouer sur le théâtre. J’aime mieux, dit ce prince honnête homme, que mon avarice les fasse rire, que si elle les faisait pleurer. Les reproches des courtisans valent souvent des éloges, et leurs éloges sont des piéges. à l’égard des réputations de probité, il est étonnant qu’il y en ait si peu d’établies, attendu la facilité avec laquelle on l’usurpe quelquefois. On ne voyait jadis que des hypocrites de vertu ; on trouve aujourd’hui des hypocrites de vice.

Des gens ayant remarqué qu’une vertu austère n’est pas toujours exempte d’un peu de dureté, parce qu’on est moins circonspect quand on est irréprochable, et qu’on s’observe moins quand on ne craint pas de se trahir ; ces gens tirent parti de leur férocité naturelle, et souvent la portent à l’excès, pour établir la sévérité de leur vertu : leurs déclamations contre l’impudence sont des preuves continuelles de la leur. Qu’il y a de ces gens dont la dureté fait toute la vertu !

L’étourderie est encore une preuve très équivoque de la franchise ; on ne devrait se fier qu’à l’étourderie de ceux à qui elle est souvent préjudiciable. La dureté et l’étourderie sont des défauts de caractère qui n’excluent pas absolument, et supposent encore moins la vertu, mais qui la gâtent quand ils s’y trouvent unis. Cependant combien de fois a-t-on été trompé par cet extérieur ?

Si l’on souscrit légèrement à certaines réputations de probité, on en flétrit souvent avec une témérité encore plus blâmable, par passion, par intérêt. On abuse du malheur d’un homme pour attaquer sa probité. On s’élève contre la réputation des autres, uniquement pour donner opinion de sa vertu.

Si un homme a le courage de défendre une réputation qu’il croit injustement attaquée, on ne lui fait pas toujours l’honneur de le regarder comme une dupe, ce soupçon serait trop ridicule ; on suppose qu’il a intérêt de soutenir une thèse extraordinaire. Qu’on se soit visiblement trompé en jugeant défavorablement, on n’est suspect que d’un excès de sagacité ; mais si c’est en jugeant trop favorablement, c’est le comble de l’imbécillité : cependant l’erreur est la même, et le caractère est très différent.

Ces faux jugements ne partent pas toujours de la malignité. Les hommes font beaucoup d’injustices sans méchanceté, par légèreté, précipitation, sottise, témérité, imprudence. Les décisions hasardées avec le plus de confiance font le plus d’impression. Eh ! Qui sont ceux qui jouissent du droit de prononcer ?

Des gens qui à force de braver le mépris, viennent à bout de se faire respecter, et de donner le ton ; qui n’ont que des opinions et jamais de sentiments, qui en changent, les quittent et les reprennent, sans le savoir, ni s’en douter, ou qui sont opiniâtres sans être constants.

Voilà cependant les juges des réputations ; voilà ceux dont on méprise le sentiment, et dont on recherche le suffrage ; ceux qui procurent la considération, sans en avoir eux-mêmes aucune.

La considération est différente de la célébrité. La réputation, la renommée même ne la donnent pas toujours, et l’on peut en avoir sans imposer par un grand éclat. La considération est un sentiment d’estime mêlé d’une sorte de respect personnel qu’un homme inspire en sa faveur. On en jouit également parmi ses inférieurs, ses égaux, et ceux qui sont supérieurs par le rang et par la naissance. On peut dans un rang élevé, ou avec une naissance illustre, avec un esprit supérieur, ou des talents distingués ; on peut même avec de la vertu, si elle est seule et dénuée de tous les autres avantages, être sans considération. On peut en avoir avec un esprit borné, ou malgré l’obscurité de la naissance et de l’état. La considération ne suit pas nécessairement le grand homme ; l’homme de mérite y a déjà un droit ; et l’homme de mérite est celui qui ayant toutes les qualités et tous les avantages de son état, ne les ternit par aucun endroit. Pour donner enfin une idée plus précise de la considération, on l’obtient par la réunion du mérite, de la décence et du respect pour soi-même. l’espèce, terme nouveau, mais qui a un sens juste, est l’opposé de l’homme de considération. Il y en a de tous états. l’espèce est celui qui n’ayant pas le mérite de son état, se prête encore de lui-même à son avilissement personnel : il manque plus à soi qu’aux autres.

Si l’on acquiert la considération, on l’usurpe aussi. Vous voyez des hommes dont on vante le mérite : si l’on veut examiner en quoi il consiste, on est étonné du vide ; on trouve que tout se borne à un air, un ton d’importance et de suffisance ; un peu d’impertinence n’y nuit pas, et quelquefois le maintien suffit. Ils se sont portés pour respectables, et on les respecte ; sans quoi on n’irait pas jusqu’à les estimer.

On doit conclure de l’espèce d’analyse que nous venons de faire, et de la discussion dans laquelle nous sommes entrés, que la renommée est le prix des talents supérieurs, soutenus des grands efforts : que la réputation usurpée par artifice n’est jamais sûre, et devient quelquefois honteuse ; que la plus honnête est toujours la plus utile, et que chacun peut aspirer à la considération de son état.

 

CHAPITRE 5

Sur les grands seigneurs

 

Après avoir considéré des objets qui regardent les hommes en général, portons nos réflexions sur quelques classes de la société, et commençons par les grands seigneurs.

Grand seigneur est un mot dont la réalité n’est plus que dans l’histoire. Un grand seigneur était un homme sujet par sa naissance, grand par lui-même, soumis aux lois, mais assez puissant pour n’obéir que librement, ce qui en faisait souvent un rebelle contre le souverain, et un tyran pour les autres sujets. Il n’y en a plus. Le peuple a pu gagner à l’abaissement des seigneurs : ceux-ci ont encore plus perdu ; mais il est plus avantageux à l’état qu’ils aient tout perdu, que s’ils avaient tout conservé. Si l’on s’avisait aujourd’hui de faire la liste de ceux à qui l’on donne, ou qui s’attribuent le titre de seigneur, on ne serait pas embarrassé de savoir par qui la commencer ; mais il serait impossible de marquer précisément où elle doit finir. On arriverait jusqu’à la bourgeoisie, sans avoir distingué une nuance de séparation. Tout ce qui va à Versailles croit aller à la cour, et en être.

La plupart de ceux qui passent pour des seigneurs, ne le sont que dans l’opinion du peuple qui les voit sans les approcher. Frappé de leur éclat extérieur, il les admire de loin, sans savoir qu’il n’a rien à en espérer, et qu’il n’en a guère plus à craindre. Le peuple ignore que pour être ses maîtres par accident, ils sont obligés d’être ailleurs, comme il est lui-même à leur égard. Plus élevés que puissants, un faste ruineux et presque nécessaire les met continuellement dans le besoin des grâces, et hors d’état de soulager un honnête homme, quand ils en auraient la volonté. Il faudrait pour cela qu’ils donnassent des bornes au luxe, et le luxe n’en admet d’autres que l’impuissance de croître ; il n’y a que les besoins qui se restreignent, pour aider au superflu. À l’égard de la crainte qu’ils peuvent inspirer, je sais combien on peut m’opposer d’exemples contraires à mon sentiment ; mais c’est l’erreur où l’on est à ce sujet qui les multiplie. Cette crainte s’évanouirait, si l’on faisait attention que les grands et les petits ont le même maître, qu’ils sont liés par les mêmes lois, et qu’elles sont rarement sans effet, quand on les réclame hardiment ; mais ce courage n’est pas ordinaire, et il en faut plus pour anéantir une puissance imaginaire, que pour résister à une puissance réelle. Les hommes ont plus de timidité dans l’esprit que dans le cœur ; et les esclaves volontaires font plus de tyrans, que les tyrans ne font d’esclaves forcés.

C’est sans doute ce qui a fait distinguer le courage d’esprit, du courage de cœur ; distinction très juste, quoiqu’elle ne soit pas toujours bien fixée. Il me semble que le courage d’esprit consiste à voir les dangers, les périls, les maux et les malheurs précisément tels qu’ils sont, et par conséquent les ressources. Les voir moindres qu’ils ne sont, c’est manquer de lumières ; les voir plus grands, c’est manquer de cœur : la timidité les exagère, et par-là les fait croître ; le courage aveugle les déguise et ne les affaiblit pas toujours ; l’un et l’autre mettent hors d’état d’en triompher.

Le courage d’esprit suppose et exige souvent celui du cœur : le courage de cœur n’a guère d’usage que dans les maux matériels, les dangers physiques, ou ceux qui y sont relatifs. Le courage d’esprit a son application dans les circonstances les plus délicates de la vie. On trouve aisément des hommes qui affrontent les périls les plus évidents : on en voit rarement qui sans se laisser abattre par un malheur, sachent en tirer des moyens pour un heureux succès. Combien a-t-on vu d’hommes timides à la cour qui étaient des héros à la guerre ?

Pour revenir aux grands, ceux qui sont les dépositaires de l’autorité ne sont pas précisément ceux qu’on appelle des seigneurs. Ceux-ci sont obligés d’avoir recours aux gens en place, et en ont plus souvent besoin que le peuple, qui condamné à l’obscurité, n’a ni l’occasion de demander, ni la prétention d’espérer. Ce n’est pas qu’il n’y ait des seigneurs qui ont du crédit, mais ils ne le doivent qu’à la considération qu’ils se sont faite, à des services rendus, au besoin que l’état en a encore. Mais les grands qui ne sont que grands, n’ayant ni pouvoir ni crédit direct, cherchent à y participer par le manége, la souplesse et l’intrigue, caractères de la faiblesse. Les dignités enfin n’attirent guère que des respects ; les places seules donnent le pouvoir.

Quelque frappantes que soient ces distinctions, il semble que ceux qui vivent à la cour les sentent plus qu’ils ne les voient ; leur conduite y est plus conforme que leurs idées ; car ils n’ont pas besoin de réflexion pour savoir à qui il leur importe de plaire. À l’égard du peuple, il ne s’en doute seulement pas, et c’est un des plus grands avantages des seigneurs : c’est par-là qu’ils en exigent, comme un tribut, tous les services qu’il leur rend avec soumission. Ce n’est pas uniquement par timidité que leurs inférieurs hésitent à les presser sur des engagements ; ils ne sont pas bien sûrs du droit qu’ils en ont : le faste d’un seigneur en impose au malheureux même qui en a fait les frais ; il tombe dans le respect devant son ouvrage, comme le sculpteur adora en tremblant le marbre dont il venait de faire un dieu.

Il est vrai que si ce grand même tombe dans un malheur décidé, le peuple devient son plus cruel persécuteur. Son respect était une adoration, son mépris ressemble à l’impiété ; l’idole n’était que renversée, le peuple la réduit en poudre.

Les grands sont si persuadés de la considération que le faste leur donne, aux yeux même de leurs pareils, qu’ils font tout pour le soutenir. Un homme de la cour est avili aussitôt qu’il est ruiné ; et cela est au point que celui qui se maintient par des ressources criminelles, est encore plus considéré que celui qui a l’âme assez noble pour se faire une justice sévère ; mais aussi lorsqu’on succombe après avoir épuisé les ressources les plus injustes, c’est le comble de l’avilissement, parce qu’il n’y a de vice bien reconnu que celui qui est joint au malheur.

 

CHAPITRE 6

Sur le crédit

 

Ce que je viens de dire sur les grands, me donne occasion d’examiner ce que c’est que le crédit, sa nature, ses principes et ses effets. Le crédit est l’usage de la puissance d’autrui, et il est plus ou moins grand à proportion que cet usage est plus ou moins fort, et plus ou moins fréquent. Le crédit marque donc une sorte d’infériorité, du moins relativement à la puissance qu’on emploie, quelque supériorité qu’on eût à d’autres égards.

Cela est si vrai, qu’en parlant de crédit, on vante celui d’un simple particulier auprès d’un grand, celui d’un grand auprès d’un ministre, et celui du ministre auprès du souverain ; et sans que l’esprit y fasse attention, l’idée qu’il a du crédit est si juste, qu’il n’y a personne qui ne trouvât ridicule d’entendre parler du crédit d’un souverain, à moins qu’on ne parlât de celui qu’il aurait dans l’Europe parmi les autres princes ses égaux, dont la réunion forme à son égard une espèce de supériorité. Un prince avec une puissance bornée peut avoir plus de crédit dans l’Europe qu’un roi très grand par lui-même et absolu chez lui. La puissance de celui-ci pourrait seule être un obstacle à ce crédit. Il n’y a point de siècle qui n’en ait fourni des exemples, et l’on a vu quelquefois des particuliers l’emporter à cet égard sur des souverains.

Je n’entrerai pas là-dessus dans un détail étranger à mon sujet ; je ne veux considérer que ce qui a rapport à des particuliers.

Le crédit est donc la relation du besoin à la puissance, soit qu’on la réclame pour soi, ou pour autrui ; avec la distinction, que d’obtenir un service pour autrui, c’est crédit ; l’obtenir pour soi-même, c’est n’être que protégé. Le crédit qui n’est pas extrêmement flatteur par sa nature, peut l’être par ses principes et par ses effets. Ses principes sont l’estime et la considération personnelles dont on jouit, l’inclination dont on est l’objet, l’intérêt qu’on présente, ou la crainte qu’on inspire. Le crédit fondé sur l’estime est celui dont on devrait être le plus flatté, et il pourrait être regardé comme une justice rendue au mérite. Celui qu’on doit à l’inclination, moins honorable par lui-même, est ordinairement plus sûr que le premier. L’un et l’autre cèdent presque toujours à l’espérance ou à la crainte, c’est-à-dire, à l’intérêt, puisque ce sont deux effets d’une même cause. Ainsi quand ces différents motifs sont en concurrence, il est aisé de juger quel est celui qui doit prévaloir. Les deux premiers ne sont pas communément fort puissants. On n’accorde qu’à regret au mérite, cela ressemble trop à la justice, et l’amour propre est plus flatté d’accorder des grâces. D’une autre part, l’inclination détermine moins qu’on ne s’imagine à obliger, quoiqu’elle y fasse trouver du plaisir ; elle est souvent subordonnée à beaucoup d’autres motifs qui l’emportent sur celui de l’amitié, quoiqu’ils ne soient pas si honnêtes.

D’ailleurs les hommes en place ont peu d’amis, et ne s’en embarrassent guère. L’ambition et les affaires les occupent trop pour laisser dans leur cœur place à l’amitié, et celle qu’on a pour eux ressemble à un culte. Quand ils paraissent se livrer à leurs amis, ils ne cherchent qu’à se délasser par la dissipation. Ils deviennent des espèces d’enfants gâtés qui se laissent aimer sans reconnaissance, et qui s’irritent à la moindre contradiction à leurs volontés ou à leurs fantaisies. Il faut convenir qu’ils ont souvent occasion de connaître les hommes, d’apprendre à les estimer peu, et à ne pas compter sur eux. Ils savent qu’ils sont plus assiégés par intérêt, que recherchés par goût et par estime, même quand ils en sont dignes. Ils voient les manoeuvres basses et criminelles que les concurrents emploient auprès d’eux les uns contre les autres, et jugent s’ils doivent être fort sensibles à leur attachement. Quoique l’adulation les flatte, comme si elle était sincère, le motif bas ne leur en échappe pas toujours, et ils ont l’expérience de la désertion où leurs pareils ont été dans leurs disgrâces. Un peu de défiance est donc pardonnable aux gens en place, et leur amitié doit être plus éclairée que celle des autres.

Si le mérite et l’amitié donnent si peu de part au crédit, il ne sera plus qu’un tribut payé à l’intérêt, un pur échange dont l’espérance et la crainte décident et sont la monnaie. On ne refuse guère ceux qu’on peut obliger avec gloire, et dont la reconnaissance honore le bienfaiteur : cette gloire est l’intérêt qu’il en retire. On refuse encore moins ceux dont on espère du retour, parce que cette espérance est un intérêt plus sensible à la plupart des hommes ; et l’on accorde presque tout à ceux dont on craint le ressentiment, surtout si l’on peut cacher cette crainte sous le masque de la prévenance. Mais si l’on ne peut pas dissimuler son vrai motif, on prend facilement son parti. Il semble qu’on lise dans le cœur des hommes qu’ils approuveront intérieurement la conduite qu’ils auraient eux-mêmes.

La crainte qu’on dissimule le moins est celle qu’inspirent certaines gens à la cour, dont on méprise l’état, mais que l’intimité domestique ou des circonstances peuvent rendre dangereux. On a pour eux des ménagements qui donnent à la crainte un air de prudence ; c’est pourquoi on n’en rougit point, parce qu’il semble que le caractère ne saurait être avili de ce qui fait honneur à l’esprit. Les sollicitations, les simples recommandations de ces sortes de gens l’emportent souvent sur celles des plus grands seigneurs, et toujours sur celles des amis, sur-tout s’ils sont anciens, car les nouveaux ont plus d’avantages. On fait tout pour ceux qu’on veut gagner ou achever d’engager, et rien pour ceux dont on est sûr. Le privilège d’un ancien ami n’est guère que d’être refusé de préférence, et obligé d’approuver le refus, trop heureux si par un excès de confiance on lui fait part des motifs.

Tant de circonstances concurrent et se croisent quelquefois dans les moindres grâces, qu’il serait difficile de dire comment et par qui elles sont accordées. Il arrive de-là qu’on donne sans générosité, et qu’on reçoit sans reconnaissance, parce qu’il est rare que le bienfait tombe sur le besoin, et encore plus rare qu’il le prévienne. On refuse durement le nécessaire, on accorde aisément le superflu ; on offre les services, on refuse les secours. Les effets ou les motifs du crédit sont l’intérêt, la considération, et la générosité. Ceux qui n’emploient leur crédit que par intérêt, ne méritent pas même de passer pour avoir du crédit. Ce ne sont plus que de vils protégés, dont l’avilissement rejaillit sur les protecteurs. Une grâce payée avilit celui qui la reçoit, et déshonore celui qui la fait.

Quand on se propose la considération pour objet, on emploie communément son crédit pour le faire connaître et lui donner de l’éclat. La seule réputation d’en avoir est un des plus sûrs moyens de l’affermir, de l’étendre et même de le procurer ; en tout cas elle en est un prix si flatteur, que bien des gens en sacrifieraient la réalité à l’apparence. Combien en voit-on qui sont accablés de sollicitations sur une fausse réputation de crédit, et qui se gardent bien d’écarter les importuns en les détrompant ?

Cependant ceux qui en obligeant ne se proposent qu’un bien si frivole, doivent être persuadés, quelque crédit qu’ils aient, qu’ils ne sauraient rendre autant de services, qu’ils font de mécontents qui croient y avoir un droit privilégié. Il ne serait pas impossible qu’en ne s’occupant que du désir d’obliger, on se fît une réputation très opposée, parce que le volume des bienfaits ne peut jamais chez les hommes égaler le volume des besoins. Il n’y a point de crédit qui ne soit au-dessous de la réputation qu’il procure. Les moindres preuves de crédit multiplient les demandes. Un homme qui a rendu plusieurs services par générosité, peut être regardé comme désobligeant, parce qu’il n’est pas en état de rendre tous ceux qu’on exige de lui. C’est par cette raison que les gens en place ne sauraient employer trop d’humanité pour adoucir les refus nécessaires.

On pourrait penser que la reconnaissance de ceux qu’ils obligent, doit les consoler de l’injustice de ceux qu’ils refusent ; mais il n’est que trop ordinaire de voir des gens demander les grâces avec ardeur, et souvent avec bassesse, les recevoir comme une justice, avec froideur, et tâcher de persuader qu’ils n’avaient pas fait la moindre démarche, et qu’on a prévenu leurs désirs. Cette conduite n’est sûrement pas l’effet d’une reconnaissance délicate qui veut laisser au bienfaiteur la gloire d’une justice éclairée. Il s’en faut bien que je veuille dégoûter les bienfaiteurs ; je veux au contraire prévenir leurs dégoûts, en leur inspirant un sentiment noble, désintéressé, et dont le succès est toujours sûr ; c’est de n’obliger que par générosité, de ne chercher en obligeant que le plaisir d’obliger ; salaire infaillible et que l’ingratitude des hommes ne saurait ravir. Mais si les bienfaiteurs sont sensibles à la reconnaissance, que leurs bienfaits cherchent le mérite, parce qu’il n’y a que le mérite de reconnaissant.

 

CHAPITRE 7

Sur les gens à la mode

 

De tous les peuples, le français est celui dont le caractère a dans tous les temps éprouvé le moins d’altération ; on retrouve les français d’aujourd’hui dans ceux des croisades, et en remontant jusqu’aux gaulois on y remarque encore beaucoup de ressemblance. Cette nation a toujours été vive, gaie, généreuse, brave, sincère, présomptueuse, inconstante, avantageuse et inconsidérée. Ses vertus partent du cœur, ses vices ne tiennent qu’à l’esprit, et ses bonnes qualités corrigeant ou balançant les mauvaises, toutes concourent peut-être également à rendre le français de tous les hommes le plus sociable. C’est-là son caractère propre, et c’en est un très estimable ; mais je crains que depuis quelque temps on n’en ait abusé ; on ne s’est pas contenté d’être sociable, on a voulu être aimable, et je crois qu’on a pris l’abus pour la perfection. Ceci a besoin de preuves, c’est-à-dire d’explication.

Les qualités propres à la société, sont la politesse sans fausseté, la franchise sans rudesse, la prévenance sans bassesse, la complaisance sans flatterie, les égards sans contrainte, et surtout le cœur porté à la bienfaisance ; ainsi l’homme sociable est le citoyen par excellence. L’homme aimable du moins celui à qui l’on donne aujourd’hui ce titre, est fort indifférent sur le bien public, ardent à plaire à toutes les sociétés où son goût et le hasard le jettent, et prêt à en sacrifier chaque particulier. Il n’aime personne, n’est aimé de qui que ce soit ; plaît à tous, et souvent est méprisé et recherché par les mêmes gens.

Par un contraste assez bizarre, toujours occupé des autres, il n’est satisfait que de lui, et n’attend son bonheur que de leur opinion, sans songer précisément à leur estime qu’il suppose apparemment, ou dont il ignore la nature. Le désir immodéré d’amuser l’engage à immoler l’absent qu’il estime le plus, à la malignité de ceux dont il fait le moins de cas, mais qui l’écoutent. Aussi frivole que dangereux, il met presque de bonne foi la médisance et la calomnie au rang des amusements, sans soupçonner qu’elles aient d’autres effets ; et ce qu’il y a d’heureux et de plus honteux dans les mœurs, le jugement qu’il en porte se trouve quelquefois juste.

Les liaisons particulières de l’homme sociable sont des liens qui l’attachent de plus en plus à l’état ; celles de l’homme aimable ne sont que de nouvelles dissipations qui retranchent d’autant les devoirs essentiels. L’homme sociable inspire le désir de vivre avec lui ; on n’aime qu’à rencontrer l’homme aimable. Tel est enfin dans ce caractère l’assemblage de vices, de frivolités et d’inconvénients, que l’homme aimable est souvent l’homme le moins digne d’être aimé.

Cependant l’ambition de parvenir à cette réputation devient de jour en jour une espèce de maladie épidémique : eh ! Comment ne serait-on pas flatté d’un titre qui éclipse la vertu et fait pardonner le vice ! Qu’un homme soit déshonoré au point qu’on en fasse des reproches à ceux qui vivent avec lui, ils conviennent de tout ; ce n’est pas en essayant de le justifier qu’ils se défendent eux-mêmes : tout cela est vrai, vous dit-on, mais il est fort aimable. Il faut que cette raison soit bonne, ou bien généralement admise ; car on n’y réplique pas. L’homme le plus dangereux dans nos mœurs est celui qui est vicieux avec de la gaieté et des grâces ; il n’y a rien que cela ne fasse passer, et n’empêche d’être odieux.

Qu’arrive-t-il de-là ? Tout le monde veut être aimable, et ne s’embarrasse pas d’être autre chose ; on y sacrifie ses devoirs, et je dirais la considération, si on la perdait par-là. Un des plus malheureux effets de cette manie futile est le mépris de son état, le dédain de la profession dont on est comptable, et dans laquelle on devrait toujours chercher sa première gloire. Le magistrat regarde l’étude et le travail comme des soins obscurs qui ne conviennent qu’à des hommes qui ne sont pas faits pour le monde. Il voit que ceux qui se livrent à leurs devoirs ne sont connus que par hasard de ceux qui en ont un besoin passager ; de sorte qu’il n’est pas rare de voir de ces magistrats aimables, qui dans les affaires d’éclat sont moins des juges, que des solliciteurs qui recommandent à leurs confrères les intérêts des gens connus.

Le militaire d’une certaine classe croit que l’application au service doit être le partage des subalternes ; ainsi les grades ne seraient plus que des distinctions de rang, et non pas des emplois qui exigent des fonctions.

L’homme de lettres qui par des ouvrages travaillés aurait pu instruire son siècle, et faire passer son nom à la postérité, néglige ses talents et les perd faute de les cultiver : il aurait été compté parmi les hommes illustres, il reste un homme d’esprit de société.

L’ambition même, cette passion toujours si ardente et autrefois si active, ne va plus à la fortune que par le manége et l’art de plaire. Les principes de l’ambitieux n’étaient pas autrefois plus justes qu’ils le sont aujourd’hui, ses motifs plus louables, ses démarches plus innocentes ; mais ses travaux pouvaient être utiles à l’état, et quelquefois inspirer l’émulation à la vertu. On dira sans doute que la société est devenue, par le désir d’y être aimable, plus délicieuse qu’elle ne l’avait jamais été ; cela peut être, mais il est certain que ce qu’elle a gagné, l’état l’a perdu, et cet échange n’est pas un avantage. Que serait-ce si la contagion venait à gagner toutes les autres professions ? Et on peut le craindre, quand on voit qu’elle a percé dans un ordre uniquement destiné à l’édification, et pour lequel les qualités aimables de nos jours auraient été jadis pour le moins indécentes.

Les qualités aimables étant pour la plupart fondées sur des choses frivoles, l’estime que nous en faisons nous accoutume insensiblement à l’indifférence pour celles qui devraient nous intéresser le plus. Il semble que ce qui touche le bien public nous soit étranger.

Qu’un grand capitaine, qu’un homme d’état aient rendu les plus grands services ; avant que de hasarder notre estime, nous demandons s’ils sont aimables, quels sont leurs agréments, quoiqu’il y en ait peut-être qu’il ne sied pas toujours à un grand homme d’avoir à un degré supérieur. Toute question importante, tout raisonnement suivi, tout sentiment raisonnable sont exclus des sociétés brillantes, et sortent du bon ton . Il y a peu de temps que cette expression est inventée, et elle est déjà triviale, sans en être mieux éclaircie : je vais dire ce que j’en pense.

Le bon ton dans ceux qui ont le plus d’esprit consiste à dire agréablement des riens, à ne se pas permettre le moindre propos sensé, si l’on ne le fait excuser par les grâces du discours, à voiler enfin la raison quand on est obligé de la produire, avec autant de soin que la pudeur en exigeait autrefois, quand il s’agissait d’exprimer quelque idée libre ; l’agrément est devenu si nécessaire, que la médisance même cesserait de plaire, si elle en était dépourvue. Il ne suffit pas de nuire, il faut surtout amuser ; sans quoi le discours le plus méchant retombe plus sur son auteur que sur celui qui en est le sujet.

Ce prétendu bon ton qui n’est qu’un abus de l’esprit, ne laisse pas que d’en exiger beaucoup ; ainsi il devient dans les sots un jargon inintelligible pour eux-mêmes ; et comme les sots font le grand nombre, ce jargon a prévalu. C’est ce qu’on appelle le persiflage , amas fatiguant de paroles sans idées, volubilité de propos qui font rire les fous scandalisent la raison, déconcertent les gens honnêtes ou timides, et rendent la société insupportable. Ce mauvais genre est quelquefois moins extravagant, et alors il n’en est que plus dangereux. C’est lorsqu’on immole quelqu’un, sans qu’il s’en doute, à la malignité d’une assemblée, en le rendant tout à la fois instrument et victime de la plaisanterie commune, par les choses qu’on lui suggère, et les aveux ingénus qu’on en tire.

Les premiers essais de cette sorte d’esprit ont dû naturellement réussir ; et comme les inventions nouvelles vont toujours en se perfectionnant, c’est-à-dire, en augmentant de dépravation, quand le principe en est vicieux, la méchanceté se trouve aujourd’hui l’âme de certaines sociétés, et a cessé d’être odieuse, sans même perdre son nom.

La méchanceté n’est aujourd’hui qu’une mode. Les plus éminentes qualités n’auraient pu jadis la faire pardonner, parce qu’elles ne peuvent jamais rendre autant à la société que la méchanceté lui fait perdre, puisqu’elle en sape les fondements, et qu’elle est par-là, sinon l’assemblage, du moins le résultat des vices. Aujourd’hui la méchanceté est réduite en art, elle tient lieu de mérite à ceux qui n’en ont point d’autre, et souvent leur donne de la considération. Voilà ce qui produit cette foule de petits méchants subalternes, et imitateurs de caustiques fades, parmi lesquels il s’en trouve de si innocents ; leur caractère y est si opposé, ils auraient été de si bonnes gens, en suivant leur cœur, que je suis quelquefois tenté d’en avoir compassion, tant le mal leur coûte à faire. Aussi en voit-on qui abandonnent leur rôle comme trop pénible ; d’autres persistent, flattés et corrompus par les progrès qu’ils ont faits. Les seuls qui aient gagné à ce travers de mode, sont ceux qui nés avec le cœur dépravé, l’imagination déréglée, l’esprit faux, borné et sans principes, méprisants la vertu, et incapables de remords, ont le plaisir de se voir le héros d’une société dont ils devraient être l’horreur.

Un spectacle assez curieux est de voir la subordination qui règne entre ceux qui forment ces sortes d’associations. Il n’y a point d’état où elle soit mieux réglée. Ils se signalent ordinairement sur les étrangers que le hasard leur adresse, comme on sacrifiait autrefois dans quelques contrées ceux que leur mauvais sort y faisait aborder. Mais lorsque les victimes nouvelles leur manquent, c’est alors que la guerre civile commence. Le chef conserve son empire, en immolant alternativement les sujets les uns aux autres. Celui qui est la victime de jour, est impitoyablement accablé par tous les autres qui sont charmés d’écarter l’orage de dessus eux ; la cruauté est souvent l’effet de la crainte. Les subalternes s’essaient cependant les uns contre les autres ; on cherche à ne se lancer que des traits fins ; on voudrait qu’ils fussent piquants sans être grossiers ; mais comme l’esprit n’est pas toujours aussi léger, que l’amour propre est sensible, on en vient souvent à se dire des choses si outrageantes, qu’il n’y a que l’expérience qui empêche d’en craindre les suites. Si l’on pouvait cependant imaginer quelque tempérament honnête entre le caractère ombrageux et l’avilissement volontaire, on ne vivrait pas avec moins d’agrément, et l’on aurait plus d’union et d’égards réciproques.

Les choses étant sur le pied où elles sont, l’homme le plus piqué n’a pas le droit de rien prendre au sérieux. On ne se donne pour ainsi dire que des cartels d’esprit ; il faudrait s’avouer vaincu, pour recourir à d’autres armes, et la gloire de l’esprit est le point d’honneur d’aujourd’hui.

On est cependant toujours étonné que de pareilles sociétés ne se désunissent point par la crainte, le mépris, l’indignation ou l’ennui. Il faut espérer qu’à force d’excès, elles finiront par faire prendre la méchanceté en ridicule, et c’est l’unique moyen de la détruire. On remarque que la raison froide est la seule chose qui leur impose, et quelquefois les déconcerte.

On croirait que l’habitude d’offenser rendrait ceux qui l’ont contractée incapables de se plier aux moyens de travailler à leur fortune. Point du tout, il vaut mieux inspirer la crainte que l’estime. D’ailleurs les faux singuliers, soit caustiques, méchants ou misanthropes, réussissent parfaitement auprès de ceux dont ils ont besoin. La réputation qu’ils se sont fabriquée donne un très grand poids à leurs prévenances ; ils descendent plus facilement qu’on ne croit à la flatterie basse. Celui qui en est l’objet ne doute pas qu’il n’ait un mérite bien décidé, puisqu’il force de tels caractères à un style qui leur est si étranger. L’adulation fade et outrée est la plus sûre de plaire : une louange fine et délicate fait honneur à celui qui la donne ; un éloge exagéré fait plaisir à celui qui le reçoit. Il prend l’exagération pour l’expression propre, et pense que les grandes vérités ne peuvent pas se dire avec finesse.

Il faut convenir que les sociétés dont je parle sont rares ; il n’y a que la parfaitement bonne compagnie qui le soit davantage, et celle-ci n’est peut-être qu’une belle chimère dont on approche plus ou moins. Elle ressemble assez à une république dispersée, on en trouve des membres dans toutes sortes de classes, il est très difficile de les réunir en un corps. Il n’y a cependant personne qui n’en réclame le titre pour sa société : c’est un mot de ralliement. Je remarque seulement qu’il n’y a personne aussi qui ne croit qu’elle peut se trouver dans un ordre supérieur au sien, et jamais dans une classe inférieure. La haute magistrature la suppose à la cour comme chez elle ; mais elle ne la croit pas dans une certaine bourgeoisie, qui à son tour a des nuances d’orgueil.

Pour l’homme de la cour, sans vouloir entrer dans aucune composition sur cet article, il croit fermement que la bonne compagnie n’existe que parmi les gens de sa sorte. Il est vrai qu’à esprit égal ils ont un avantage sur le commun des hommes, c’est de s’exprimer en meilleurs termes, et avec des tours plus agréables. Le sot de la cour dit ses sottises plus élégamment que le sot de la ville ne dit les siennes.

Dans un homme obscur c’est une preuve d’esprit, ou du moins d’éducation, que de s’exprimer bien. Pour l’homme de la cour c’est une nécessité ; il n’emploie pas de mauvaises expressions, parce qu’il n’en fait point. Un homme de la cour qui parlerait bassement, me paraîtrait presque avoir le mérite d’un savant dans les langues étrangères. En effet, tous les talents dépendent des facultés naturelles, et surtout de l’exercice qu’on en fait. Le talent de la parole, ou plutôt de la conversation, doit donc se perfectionner à la cour plus que par tout ailleurs, puisqu’on est destiné à y parler, et réduit à n’y rien dire : ainsi les tours se multiplient, et les idées se rétrécissent. Je n’ai pas besoin, je crois, d’avertir que je ne parle ici que de ces courtisans oisifs à qui Versailles est nécessaire, et qui y sont inutiles.

Il résulte de ce que j’ai dit, que les gens d’esprit de la cour, quand ils ont les qualités du cœur, sont les hommes dont le commerce est le plus aimable ; mais de telles sociétés sont rares. Le jeu sert à soulager les gens du monde du pénible fardeau de leur existence, et les talents qu’ils appellent quelquefois à leur secours en cherchant le plaisir prouvent le vide de leur âme, et ne le remplissent pas. Ces remèdes sont inutiles à ceux que le goût, la confiance et la liberté réunissent.

Les gens du monde seraient sans doute fort surpris qu’on leur préférât souvent certaines sociétés bourgeoises, où l’on trouve sinon un plaisir délicat, du moins une joie contagieuse, souvent un peu de rudesse ; mais on est trop heureux qu’il ne s’y glisse pas une demie connaissance du monde qui ne serait qu’un ridicule de plus, encore ne se ferait-il pas sentir à ceux qui l’auraient : ils ont le bonheur de ne connaître de ridicule que ce qui blesse la raison ou les mœurs.

À l’égard des sociétés, si l’on veut faire abstraction de quelques différences d’expressions, on trouvera que la classe générale des gens du monde et la bourgeoisie se ressemblent plus au fond qu’on ne le suppose. Ce sont les mêmes tracasseries, le même vide, les mêmes misères. La petitesse dépend moins des objets que des hommes qui les envisagent. Quand au commerce habituel, en général les gens du monde ne valent pas mieux, ne valent pas moins que la bourgeoisie. Celle-ci ne gagne ou ne perd guère à les imiter. à l’exception du bas peuple qui n’a que des idées relatives à ses besoins, et qui en est ordinairement privé sur tout autre sujet, le reste des hommes est par tout le même. La bonne compagnie est indépendante de l’état du rang, et ne se trouve que parmi ceux qui pensent et qui sentent, qui ont les idées justes et les sentiments honnêtes.

 

CHAPITRE 8

Sur le ridicule, la singularité et l’affectation

 

Le ridicule ressemble à ces fantômes qui n’existent que pour ceux qui y croient. Plus un mot abstrait est en usage, moins l’idée est fixe, parce que chacun l’étend, la restreint ou la change ; et l’on ne s’aperçoit de la différence des principes que par celle des conséquences, ou par les différentes applications qu’on en fait. Si l’on voulait définir les mots que l’on comprend le moins, il faudrait définir ceux dont on se sert le plus. Le ridicule consiste à choquer les usages ou les opinions reçues, et communément on les confond assez avec la raison ; cependant ce qui est contre la raison est sottise ou folie ; si c’est contre l’équité, c’est crime.

Le ridicule ne doit donc avoir lieu que dans les choses indifférentes par elles-mêmes, et consacrées par la mode. Les habits, le langage, les manières, le maintien : voilà son ressort, voici son usurpation, il l’étend jusque sur la vertu, et c’est le moyen que l’envie emploie le plus sûrement pour en ternir l’éclat. Le ridicule est supérieur à la calomnie, qui peut se détruire en retombant sur son auteur. La malignité éclairée ne s’en fie pas même à la difformité du vice ; elle lui fait l’honneur de le traiter comme la vertu, en lui associant le ridicule pour le décrier ; il devient par-là moins odieux et plus méprisé. Le ridicule est devenu le poison de la vertu et des talents, et quelquefois le châtiment du vice.

Le ridicule est le fléau des gens du monde, et il est assez juste qu’ils aient pour tyran un être fantastique. On sacrifie sa vie à son honneur, souvent son honneur à sa fortune, et quelquefois sa fortune à la crainte du ridicule.

Je ne suis pas étonné qu’on ait quelque attention à ne pas s’y exposer, puisqu’il est d’une si grande importance dans l’esprit de plusieurs de ceux avec qui l’on est obligé de vivre. Mais on ne doit pas excuser l’extrême sensibilité que des hommes raisonnables ont sur cet article. Cette crainte excessive a fait naître des essaims de petits donneurs de ridicules, qui décident de ceux qui sont en vogue, comme les marchandes de modes fixent celles qui doivent avoir cours. S’ils ne s’étaient pas emparé de l’emploi de distribuer les ridicules, ils en seraient accablés ; ils ressemblent à ces criminels qui se font exécuteurs pour sauver leur vie.

La plus grande sottise de ces êtres frivoles, et celle dont ils se doutent le moins, est de s’imaginer que leur empire est universel : s’ils savaient combien il est borné, la honte les y ferait renoncer. Le peuple n’en connaît pas le nom, et c’est tout ce que la bourgeoisie en sait. Parmi les gens du monde, ceux qui sont occupés ne sont frappés que par distraction de ce petit peuple incommode : ceux mêmes qui en ont été, et que la raison ou l’âge en ont séparés, s’en souviennent à peine ; et les hommes illustres seraient trop élevés pour l’apercevoir, s’ils ne daignaient pas quelquefois s’en amuser.

Quoique l’empire du ridicule ne soit pas aussi étendu que ceux qui l’exercent le supposent, il ne l’est encore que trop parmi les gens du monde ; et il est étonnant qu’un caractère aussi léger que le nôtre se soit soumis à une servitude dont le premier effet soit de rendre le commerce uniforme, languissant et ennuyeux. La crainte puérile du ridicule étouffe les idées, rétrécit les esprits, et les forme sur un seul modèle, suggère les mêmes propos peu intéressants de leur nature, et fastidieux par la répétition. Il semble qu’un seul ressort imprime à différentes machines un mouvement égal et dans la même direction. Je ne vois que les sots qui puissent gagner à un travers qui les met de niveau avec les hommes supérieurs, puisqu’ils sont tous également assujettis à une mesure commune où les plus bornés peuvent atteindre. L’esprit est presque égal quand on est asservi au même ton, et ce ton est nécessaire à ceux qui sans cela n’en auraient point à eux ; il ressemble à ces livrées qu’on donne aux valets, sans quoi ils ne seraient pas vêtus.

Avec ce ton de mode on peut être impunément un sot, et on regardera comme tel un homme de beaucoup d’esprit qui ne l’aura pas : il n’y a rien qu’on distingue moins de la sottise que l’ignorance des petits usages. Combien de fois a-t-on rougi à la cour pour un homme qu’on y produisait avec confiance, qu’on avait admiré ailleurs, et qu’on avait annoncé avec une bonne foi imprudente ; on ne s’était cependant pas trompé, mais on ne l’avait jugé que d’après la raison, et on le confronte avec la mode.

Ce n’est pas assez que de ne pas s’exposer au ridicule pour s’en affranchir, on en donne à ceux qui en méritent le moins, souvent aux personnes les plus respectables, si elles sont assez timides pour le recevoir. Des gens méprisables, mais hardis, et qui sont au fait des mœurs régnantes, le repoussent et l’anéantissent mieux que les autres.

Comme le ridicule n’ayant souvent rien de décidé, n’a d’existence alors que dans l’opinion, il dépend en partie de la disposition de celui à qui on veut le donner, et dans ce cas-là il a besoin d’être accepté. On le fait échouer, non en le repoussant avec force, mais en le recevant avec mépris ou indifférence, quelquefois en le recevant de bonne grâce. Ce sont les flèches des mexicains qui auraient pénétré le fer, et qui s’amortissaient contre des armures de laine.

Quand le ridicule est le mieux mérité, il y a encore un art de le rendre sans effet, c’est d’outrer ce qui y a donné lieu. On humilie son adversaire en dédaignant les coups qu’il veut porter.

D’ailleurs cette hardiesse d’affronter le ridicule impose aux hommes ; et comme la plupart ne sont pas capables de n’estimer les choses que ce qu’elles valent, où leur mépris s’arrête leur admiration commence, et le singulier en est communément l’objet.

Par quelle bizarrerie la même chose à un certain degré rend-elle ridicule, et portée à l’excès donne-t-elle une sorte d’éclat ? Car tel est l’effet de la singularité marquée, soit que le principe en soit louable ou répréhensible.

Cela ne peut venir que du dégoût que cause l’uniformité de caractère qu’on trouve dans la société. On est si ennuyé de rencontrer les mêmes idées, les mêmes opinions, les mêmes manières, et d’entendre les mêmes propos, qu’on sait un gré infini à celui qui suspend cet état léthargique.

La singularité n’est pas précisément un caractère ; c’est une simple manière d’être qui s’unit à tout autre caractère, et qui consiste à être soi, sans s’apercevoir qu’on soit différent des autres ; car si l’on vient à le reconnaître, la singularité s’évanouit ; c’est une énigme qui cesse de l’être aussitôt que le mot en est connu. Quand on s’est aperçu qu’on est différent des autres, et que cette différence n’est pas un mérite, on ne peut guère persister que dans l’affectation, et c’est alors petitesse ou orgueil, ce qui revient au même, et produit le dégoût ; au lieu que la singularité naturelle met un certain piquant dans la société qui en ranime la langueur. Les sots qui connaissent souvent ce qu’ils n’ont pas, et qui s’imaginent que ce n’est que faute de s’en être avisés, voyant le succès de la singularité, se font singuliers, et l’on sent ce que ce projet bizarre doit produire.

Au lieu de se borner à n’être rien, et qui leur convenait si bien, ils veulent à toute force être quelque chose, et ils sont insupportables. Ayant remarqué, ou plutôt entendu dire que des génies reconnus ne sont pas toujours exempts d’un grain de folie, ils tâchent d’imaginer des folies, et ne font que des sottises.

La fausse singularité n’est qu’une privation de caractère, qui consiste non seulement à éviter d’être ce que sont les autres, mais à tâcher d’être uniquement ce qu’ils ne sont pas. On voit de ces sociétés où les caractères se sont partagés comme on distribue des rôles. L’un se fait philosophe, un autre plaisant, un troisième homme d’humeur. Tel se fait caustique qui penchait d’abord à être complaisant, mais il a trouvé le rôle occupé. Quand on n’est rien, on a le choix de tout.

Il n’est pas étonnant que ces travers entrent dans la tête d’un sot, mais on est étonné de les rencontrer avec de l’esprit. Cela se remarque dans ceux qui nés avec plus de vanité que d’orgueil, croient rendre leurs défauts brillants par la singularité en les outrant, plutôt que de s’appliquer à s’en corriger. Ils jouent leur propre caractère ; ils étudient alors la nature pour s’en écarter de plus en plus, et s’en former une particulière ; ils ne veulent rien faire ni dire qui ne s’éloigne du simple ; et malheureusement quand on cherche l’extraordinaire, on ne trouve que des platitudes. Les gens d’esprit même n’en ont jamais moins que lorsqu’ils tâchent d’en avoir.

On devrait sentir que le naturel qu’on cherche ne se trouve jamais, que l’effort produit l’excès, et que l’excès décèle la fausseté du caractère. On veut jouer le brusque, et l’on devient féroce ; le vif, et l’on n’est que pétulant et étourdi : la bonté jouée dégénère en politesse contrainte, et se trahit enfin par l’aigreur : la fausse sincérité n’est qu’offensante ; et quand elle pourrait s’imiter quelque temps, parce qu’elle ne consiste que dans des actes passagers, on n’atteindrait jamais à la franchise qui en est le principe, et qui est une continuité de caractère. Elle est comme la probité ; plusieurs actes qui y sont conformes n’en font pas la démonstration, et un seul de contraire la détruit.

Enfin toute affectation finit par se déceler, et l’on retombe alors au-dessous de sa valeur réelle. Tel est regardé comme un sot après, et peut-être pour avoir été pris pour un génie. On ne se venge point à demi d’avoir été sa dupe. Soyons donc ce que nous sommes, n’ajoutons rien à notre caractère ; tâchons seulement d’en retrancher ce qui peut être incommode pour les autres, et dangereux pour nous-mêmes. Ayons le courage de nous soustraire à la servitude de la mode, sans passer les bornes de la raison.

 

CHAPITRE 9

Sur les gens de fortune

 

Il y a deux sortes de conditions qui ont plus de relation avec la société, et surtout avec les gens du monde, qu’elles n’en avaient autrefois. Ce sont les gens de lettres et les gens de fortune, ce qui ne doit s’entendre que des plus distingués d’entre eux, les uns par leur réputation ou leurs agréments personnels, les autres par une opulence fastueuse : car dans tous les états il y a des chefs, un ordre mitoyen et du peuple. Il n’y a pas encore longtemps que les financiers ne voyaient dans les gens de condition que des protecteurs qu’ils avaient quelquefois eu pour maîtres. La plupart des fortunes de finance du dernier siècle n’étaient pas assez honnêtes pour en faire gloire, et dès-là elles en devenaient plus considérables ; les premiers gains faisaient naître l’avarice, l’avarice augmentait l’avidité, et ces passions sont ennemies du faste. Une habitude d’économie ne se relâche guère, et suffit seule, sans génie ni bonheur marqué, pour tirer des richesses immenses d’une médiocre fortune, et d’un travail continuel. S’il se trouvait alors des gens d’affaires assez sensés pour vouloir jouir, ils l’étaient assez pour se borner aux commodités, aux plaisirs à tous les avantages d’une opulence sourde ; ils évitaient un éclat qui ne pouvait qu’exciter l’envie des grands et la haine des petits. Si l’on se contentait de ce qui fait réellement plaisir, on passerait pour modeste.

Ceux à qui les richesses ne donnent que de l’orgueil, parce qu’ils n’ont pas à se glorifier d’autre chose, ont toujours aimé à faire parade de leur fortune ; trop enivrés de la jouissance pour rougir des moyens, leur faste était jadis le comble de la folie, du mauvais goût et de l’indécence.

Cette ostentation d’opulence est plus communément la manie de ces hommes nouveaux qu’un coup du sort a subitement enrichis, que de ceux qui sont parvenus par degrés. Il est assez singulier que les hommes tirent plus de vanité de leur bonheur que de leurs travaux. Ceux qui doivent tout à leur industrie, savent combien ils ont évité, fait et réparé de fautes : ils jouissent avec précaution, parce qu’ils ne peuvent pas s’exagérer les principes de leur fortune ; au lieu que ceux qui se trouvent tout à coup des êtres si différents d’eux-mêmes, se regardent comme des objets dignes de l’attention particulière du sort. Ils ne savent à quoi l’attribuer ; et cette obscurité de causes, on l’interprète toujours à son avantage. Telles sont les fortunes qu’on peut appeler ridicules, et qui l’étaient encore plus autrefois qu’aujourd’hui, par le contraste de la personne et du faste déplacé.

D’ailleurs la fortune de finance n’était guère alors qu’une loterie ; au lieu qu’elle est devenue un art, une science qui a ses principes et sa méthode comme les autres, ou tout au moins un jeu mêlé d’adresse et de hasard. On pourrait presque assigner le gain par la nature de l’affaire.

Pourquoi la finance serait-elle méprisée ? L’état doit avoir des revenus ; il faut qu’il y ait des citoyens chargés de la perception, et qu’ils y trouvent des avantages, pourvu que ces avantages soient limités ; sans quoi ils deviennent scandaleux. On ne doit s’élever que contre la vexation ou l’insolence de ceux qui abusent, et les punir avec éclat et sévérité. C’est ainsi que dans toutes les conditions on devrait immoler à la vengeance publique ceux qui font haïr l’autorité, par l’abus qu’ils en font, et qui en rendant les hommes malheureux par leur excès, les corrompent par leurs exemples. Il faut convenir que c’est moins à leurs vexations, qu’à l’insolence de quelques-uns d’entre eux, que les financiers doivent rapporter le décri où ils sont encore. Croit-on que cela dépende des injustices qui seront tombées sur des gens obscurs dont les plaintes sont étouffées, les malheurs ignorés, et qui ne seraient pas protégés par ceux qui crient vaguement à l’injustice, quand ils en seraient connus ? Dans les déclamations contre la finance, ce n’est ni la générosité ni la justice qui réclament, c’est l’envie qui poursuit le faste.

Voilà ce qui devrait inspirer aux gens riches, et qui n’étaient pas nés pour l’être, une modestie raisonnée. Ils ne sentent pas assez combien ceux qui sont les plus dignes de leur fortune ont encore besoin d’art pour se la faire pardonner. Malheureusement les hommes veulent afficher leur bonheur ; ils devraient pourtant sentir qu’il est fort différent de la gloire, dont la publicité fait et augmente l’existence. Les malheureux sont déjà assez humiliés par l’éclat seul de la prospérité : faut-il les outrager par l’affectation ?

Je ne suis pas étonné que le peuple voit avec chagrin, et murmure des fortunes dont il fournit la substance, sans jamais les partager. Mais les gens de condition doivent les regarder comme des biens qui leur sont substitués, et destinés à remplacer un patrimoine qu’ils ont dissipé, souvent sans avantage pour l’état. Il y a peu de fortunes qui ne tombent dans quelques maisons distinguées. Un homme de qualité vend un nom qu’il n’a pas eu la peine d’illustrer ; et sans le commerce qui s’est établi entre l’orgueil et la nécessité, la plupart des maisons nobles tomberaient dans l’obscurité, et par conséquent dans la misère ; les exemples n’en sont pas rares dans les provinces. Au lieu que si les gens riches ne s’alliaient qu’entre eux, il faudrait nécessairement par la seule puissance des richesses qu’ils parvinssent eux-mêmes aux dignités qu’ils conservent dans des familles étrangères : peut-être s’aviseront-ils un jour de ce secret-là, à moins que les gens de la cour ne s’avisent eux-mêmes d’entrer dans les affaires. Les premiers qui braveraient le préjugé pourraient avoir des scrupules ; mais quand ils en ont, quelques plaisanteries les soulagent, et beaucoup d’argent les dissipe.

Cependant les gens de condition ont déjà perdu le droit de dédaigner la finance puisqu’il y en a peu qui n’y tiennent par le sang. C’était autrefois une espèce de bonté que de ne pas humilier les financiers. Aujourd’hui qu’ils tiennent à tout, le mépris pour eux serait de la part des gens de condition, injustice et sottise. Il y en a tels qui ne se sont pas mésalliés, parce que les gens de fortune n’en ont pas fait assez de cas pour les rechercher. Tous ceux qui tirent vanité de leur naissance, ne sont pas toujours dignes de se mésallier. Il n’appartient pas à tout le monde de vendre son nom. Si les raisons de décence ne répriment pas la hauteur des gens de condition à l’égard de la finance, celles d’intérêt les contiennent.

Les plaisanteries sur les financiers en leur absence marquent plus d’envie contre leur fortune que de mépris pour leurs personnes, puisqu’on leur prodigue en face les égards, les prévenances et les éloges. Les gens de condition se flattent que cette conduite peut être regardée comme la marque d’une supériorité si décidée, qu’elle peut s’humaniser sans risque ; mais personne ne se trompe sur les véritables motifs. Quelquefois ils se permettent avec les financiers ces petits accès d’une humeur modérée, d’autant plus flatteuse pour l’inférieur, qu’elle ressemble au procédé naïf de l’égalité. Ceux qui jouent ce rôle désireraient que les spectateurs désintéressés le prissent pour de la hauteur ; mais il n’y a pas moyen, parce que si leur manège paraît produire un effet opposé à celui qu’ils en espéraient, on les voit s’adoucir par degrés, et aller jusqu’à la fadeur pour ramener un homme prêt à s’effaroucher. Ils se tirent d’embarras par une sorte de plaisanterie qui sert à couvrir bien des bassesses.

Si les gens riches viennent enfin à se croire supérieurs aux autres hommes, ont-ils si grand tort ? N’a-t-on pas pour eux les mêmes égards, je dirai les mêmes respects, que pour ceux qui sont dans les places auxquelles on les rend par devoir ? Les hommes ne peuvent juger que sur l’extérieur. Sont-ils donc ridiculement dupes, parce que ceux qui les trompent sont bassement et adroitement perfides ? Il y a peu de gens riches, quelque esprit qu’ils aient, et quelque bien nés qu’ils soient, à qui leur opulence ne donne dans des moments des accès d’une humeur impérieuse, et qui dans d’autres moments ne se sentent humiliés de n’être que riches, ou de n’être regardés que comme tels. Cependant ils sont plus utiles à la société qu’ils ne l’étaient autrefois, et ils acquièrent une supériorité réelle sur ceux à qui ils rendent service. Les vrais inférieurs sont ceux qui reçoivent, et l’humiliation s’y joint quand les services sont pécuniaires. C’est ce qui a fait mettre avec justice les mendiants au-dessous des esclaves ; ceux-ci ne sont que dans l’abaissement, et les autres dans la bassesse. Ainsi ceux qui font la cour aux financiers sont bas, plus bas encore s’ils en reçoivent, et s’ils les paient d’ingratitude : la bassesse n’a plus de nom, et elle augmente à proportion de la naissance et de l’élévation des ingrats.

Pourquoi s’étonner de la considération que donnent les richesses ? Il est sûr qu’elles ne font pas un mérite réel ; mais elles sont le moyen de toutes les commodités, de tous les plaisirs, et quelquefois du mérite même. Tout ce qui contribue, ou passe pour contribuer au bonheur, sera chéri des hommes. Il est difficile de ne pas identifier les riches et les richesses. Les décorations extérieures ne font-elles pas la même illusion ?

Si l’on veut par un examen philosophique dépouiller un homme de tout l’éclat qui lui est étranger, la raison en a le droit ; mais je vois que l’humeur l’exerce plus que la philosophie.

D’ailleurs pourquoi ne considérerait-on pas ce qui est représentatif de tout ce que l’on considère ? Voilà précisément ce que les richesses sont parmi nous ; il n’y a de différence que de la cause à l’effet. La seule chose respectée, que les richesses ne peuvent donner, est une naissance illustre ; mais si elle n’est pas soutenue par les places, les dignités ou la puissance ; si elle est seule enfin, elle est éclipsée par tout ce que l’or peut procurer. Voulons-nous avoir le droit de mépriser les richesses ? Changeons nos mœurs.

Il y a eu des lieux et des temps où l’or était méprisé, et le mérite seul honoré. Sparte et Rome naissante nous en fournissent des exemples. Mais pour peu qu’on fasse attention à la constitution et à l’esprit de ces républiques, on sentira qu’on n’y devait faire aucun cas de l’or, puisqu’il n’y était représentatif de rien. On ignorait les commodités ; les vrais besoins ne donnent pas l’idée de celles que nous connaissons ; l’imagination ne s’était pas encore exercée sur les plaisirs ; ceux de la nature suffisaient, et les plus grands ne coûtent pas cher ; le luxe était honteux, ainsi l’or était inutile et méprisé. Ce mépris était à la fois le principe et l’effet de la modération et de l’austérité. La vie la plus pénible cesse de gêner les hommes, dès qu’elle est glorieuse ; et dans les âmes hautes, les grands sacrifices ne sont pas toujours aussi cruels qu’ils le paraissent aux âmes vulgaires. Un certain sentiment de fierté et d’estime pour soi-même élève l’âme et la rend capable de tout. L’orgueil est le premier des tyrans ou des consolateurs.

Telle fut Lacédémone, telle fut Rome dans son berceau ; mais aussitôt que le vice et les plaisirs y eurent pénétré, tout, jusqu’aux choses qui doivent être le prix de la vertu, tout, dis-je, y fut vénal ; l’or y fut donc recherché, nécessaire, estimé et honoré : voilà précisément l’état où nous nous trouvons par nos connaissances, nos goûts, nos besoins nouveaux, nos plaisirs, et nos commodités recherchées. Qu’on fasse revivre les anciennes mœurs de Rome ou de Sparte, peut-être n’en serons-nous ni plus ni moins heureux ; mais l’or sera inutile.

Les hommes n’ont qu’un penchant décidé, c’est leur intérêt ; s’il est attaché à la vertu, ils sont vertueux sans effort ; que l’objet change, le disciple de la vertu devient l’esclave du vice, sans avoir changé de caractère : c’est avec les mêmes couleurs qu’on peint la beauté et les monstres. Les mœurs d’un peuple sont le principe actif de sa conduite, les lois n’en sont que le frein ; celles-ci n’ont donc pas sur lui le même empire que les mœurs. On suit les mœurs de son siècle, on obéit aux lois, c’est l’autorité qui les fait et qui les abroge. Les mœurs d’une nation lui sont plus sacrées et plus chères que ses lois. Comme elle n’en connaît pas l’auteur, elle les regarde comme son ouvrage, et les prend toujours pour la raison.

Cependant on ne saurait croire avec quelle facilité un prince changerait chez certains peuples les mœurs les plus dépravées, et les dirigerait vers la vertu, pourvu que ce ne fût pas un projet annoncé. Une telle révolution paraîtrait le chef-d’oeuvre des entreprises ; mais elle le serait plus par son effet que par ses difficultés. En attendant qu’elle arrive, et les choses étant sur le pied où elles sont, ne soyons pas étonnés que les richesses procurent de la considération. Cela sera honteux, si l’on veut ; mais cela doit être, parce que les hommes sont plus conséquents dans leurs mœurs que dans leurs jugements.

On comprend ordinairement dans le monde parmi les financiers une autre classe de gens riches, qui prétendent avec raison devoir en être distingués. Ce sont les commerçants, hommes estimables, nécessaires à l’état, qui ne s’enrichissent qu’en procurant l’abondance, en excitant une industrie honorable, et dont les richesses prouvent les services. On ne les rencontre pas dans la société aussi communément que les financiers, parce que les affaires les occupent, et ne leur permettent pas de perdre un temps dont ils connaissent le prix, pour des amusements frivoles, dont le goût vient autant de l’habitude que de l’oisiveté, et qui sous le nom de plaisirs causent l’ennui aussi souvent qu’ils le dissipent.

Les commerçants sont donc plus occupés que les financiers. Quoique le commerce ait sa méthode comme la finance, celle-ci se simplifie en s’éclaircissant, et tout l’art des fripons est de l’embrouiller. La science du commerce est moins compliquée et plus combinée, moins obscure, mais plus étendue, et s’étend encore plus en se perfectionnant.

L’application de ses principes exige une attention suivie, de nouveaux accidents demandent de nouvelles mesures, le travail est presque continuel ; au lieu que la finance plus bornée en elle-même ressemble assez à une machine qui n’a pas souvent besoin de la main de l’ouvrier, quand le mouvement est une fois imprimé ; c’est une pendule qu’on ne remonte que rarement. Tous les préjugés d’état ne sont pas également faux : l’estime que les commerçants font du leur est d’accord avec la raison ; ils ne font aucune entreprise, il ne leur arrive aucun avantage, que le public ne le partage avec eux ; tout les autorise à estimer leur profession. Les commerçants sont le premier ressort de l’abondance. La plupart des financiers ne sont que des canaux propres à la circulation de l’argent. Que ces canaux soient de bronze ou d’argile, la matière en est indifférente, l’usage est le même.

Les premiers s’honorent par la voie même qui les enrichit. Les autres tendent au même but par l’usage qu’ils font de leurs richesses : c’est ce qui les a engagés à se produire dans le monde, où ils auraient été les seuls étrangers, si l’on n’y eût à peu près dans le même temps admis les gens de lettres.

 

CHAPITRE 10

Sur les gens de lettres

 

Autrefois les gens de lettres livrés à l’étude, et séparés du monde, en travaillant pour leurs contemporains, ne songeaient qu’à la postérité. Leurs mœurs pleines de candeur et de rudesse, n’avaient guère de rapport avec celles de la société ; et les gens du monde moins instruits qu’aujourd’hui, admiraient les ouvrages, ou plutôt le nom des auteurs, et ne se croyaient pas trop capables de vivre avec eux. Il entrait même dans cet éloignement plus de considération que de répugnance.

Le goût des lettres, des sciences et des arts, a gagné insensiblement, et il est venu à un point, que ceux qui ne l’ont pas d’inclination l’affectent par air. On a donc recherché ceux qui les cultivent, et ils ont été attirés dans le monde à proportion de l’agrément qu’on a trouvé dans leur commerce.

On a gagné de part et d’autre à cette liaison. Les gens du monde ont cultivé leur esprit, formé leur goût, et acquis de nouveaux plaisirs. Les gens de lettres n’en ont pas retiré moins d’avantages. Ils ont trouvé de la protection et de la considération ; ils ont perfectionné leur goût, poli leur esprit, adouci leurs mœurs, et acquis sur plusieurs articles des lumières qu’ils n’auraient pas puisées dans les livres.

Les lettres ne donnent pas précisément un état, mais elles en tiennent lieu à ceux qui n’en ont pas d’autre, et leur procurent des distinctions, que des gens qui leur sont supérieurs par le rang n’obtiendraient pas toujours. On ne se croit pas plus humilié de rendre hommage à l’esprit qu’à la beauté, à moins qu’on ne soit d’ailleurs en concurrence de rang ou de dignité : car l’esprit peut devenir alors l’objet le plus vif de la rivalité. Mais lorsqu’on a une supériorité de rang bien décidée, on accueille l’esprit avec complaisance ; on est flatté de donner à un homme d’un rang inférieur le prix qu’il faudrait disputer avec un rival à d’autres égards. L’esprit a l’avantage, que ceux qui l’estiment, prouvent qu’ils en ont eux-mêmes, ou le font croire, ce qui est à peu près la même chose pour bien des gens.

On distingue la république des lettres en plusieurs classes. Les savants, qu’on appelle aussi érudits, ont joui autrefois d’une grande considération ; on leur doit la renaissance des lettres ; mais comme aujourd’hui on ne les estime pas autant qu’ils le méritent, le nombre en diminue trop, et c’est un malheur pour les lettres : ils se produisent peu dans le monde qui ne leur convient guère, et à qui ils ne conviennent pas davantage.

Il y a un autre ordre de savants qui s’occupent des sciences exactes. On les estime, on en reconnaît l’utilité, on les récompense quelquefois ; leur nom est cependant plus à la mode que leur personne, à moins qu’ils n’aient d’autres agréments que le mérite qui fait leur célébrité.

Les gens de lettres les plus recherchés sont ceux qu’on appelle communément beaux esprits, entre lesquels il y a encore une distinction à faire. Ceux dont les talents sont marqués et couronnés par des succès, sont bientôt connus et accueillis ; mais si leur esprit se trouve renfermé dans la sphère du talent, quelque génie qu’on y reconnaisse, on applaudit l’ouvrage, et on néglige l’auteur. On lui préfère dans la société celui dont l’esprit est d’un usage plus varié, et d’une application moins décidée et plus étendue. Les premiers font plus d’honneur à leur siècle ; mais on cherche dans la société ce qui plaît davantage. D’ailleurs il y a compensation sur tout.

De grands talents ne supposent pas toujours un grand fonds d’esprit : un petit volume d’eau peut fournir un jet plus brillant qu’un ruisseau dont le cours paisible, égal et abondant fertilise une terre utile.

Les hommes de talents doivent avoir plus de célébrité, c’est leur récompense. Les gens d’esprit doivent trouver plus d’agrément dans le commerce, puisqu’ils y en portent davantage ; c’est une reconnaissance fondée. Les talents ne se communiquent point par la fréquentation. Avec les gens d’esprit, on développe, on étend, et on leur doit une partie du sien. Aussi le plaisir et l’habitude de vivre avec eux font naître l’intimité, et quelquefois l’amitié, malgré les disproportions d’état, quand les qualités du cœur s’y trouvent ; car il faut avouer que malgré la manie d’esprit à la mode, les gens de lettres, dont l’âme est connue pour honnête, ont tout un autre coup d’œil dans le monde, que ceux dont on loue les talents, et dont on désavoue la personne.

On a dit que le jeu et l’amour rendent toutes les conditions égales : je suis persuadé qu’on y eût joint l’esprit, si le proverbe eût été fait depuis que l’esprit est devenu une passion. Le jeu égale en avilissant le supérieur ; l’amour, en élevant l’inférieur ; et l’esprit, parce que la véritable égalité vient de celle des âmes. Il serait à désirer que la vertu produisît le même effet ; mais il n’appartient qu’aux passions de réduire les hommes à n’être que des hommes, c’est-à-dire, à renoncer à toutes les distinctions extérieures.

Les gens de la cour sont ceux dont les lettres ont le plus à se louer ; et si j’avais un conseil à donner à un homme qui ne peut se faire jour que par son esprit, je lui dirais : préférez à tout l’amitié de vos égaux ; c’est la plus sûre, la plus honnête, et souvent la plus utile ; ce sont les petits amis qui rendent les grands services, sans tyranniser la reconnaissance : mais si vous ne voulez que des liaisons de société, faites-les à la cour ; ce sont les plus agréables et les moins gênantes. Le manège, l’intrigue, les pièges, et ce qu’on appelle les noirceurs, ne s’emploient qu’entre les rivaux d’ambition.

Les courtisans ne pensent pas à nuire à ceux qui ne peuvent les traverser, et font quelquefois gloire de les obliger. Ils aiment à s’attacher un homme de mérite, dont la reconnaissance peut avoir de l’éclat. Plus on est grand, moins on s’avise de faire sentir une distance trop marquée. L’amour propre éclairé ne diffère guère de la modestie dans ses effets. Un homme de lettres estimable n’en essuiera point de faste offensant ; au lieu qu’il pourrait y être exposé avec ces gens qui n’ont sur lui que la supériorité que leur impertinence suppose, et qui croient que c’est un moyen de la lui prouver.

Depuis que le bel esprit est devenu une contagion, tel s’érige en protecteur qui aurait besoin lui-même d’être protégé, et à qui il ne manque pour cela que d’en être digne. Plusieurs devraient sentir qu’ils seraient assez honorés d’être utiles aux lettres, parce qu’ils en retireraient plus de considération qu’ils ne pourraient leur en procurer.

D’autres qui se croient gens du monde, parce qu’on ne sait pas pourquoi ils s’y trouvent, paraissent étonnés d’y rencontrer les gens de lettres. Ceux-ci pourraient à plus juste titre être surpris d’y trouver ces gens d’un état assez commun, qui malgré leur complaisance pour les grands, et leur impertinence avec leurs égaux, seront toujours hors d’œuvre. Il y a tant de faux gens du monde ! Mais du moins doit-on faire une différence entre ceux qui y sont recherchés, et ceux qui s’y jettent malgré les dégoûts qu’ils éprouvent.

En effet, réduisons les choses au vrai. On est homme du monde par la naissance et les dignités, on s’y attache par intérêt, on s’y introduit par bassesse ; on y est lié par des circonstances particulières, telles que sont les alliances des gens de fortune ; on y est admis par choix, c’est le partage des gens de lettres ; et le goût entraîne nécessairement des distinctions.

Les gens de fortune qui ont de l’esprit et des lettres le sentent si bien, que si on les consulte, ou qu’on suive simplement leur conduite, on verra qu’ils jouissent de la fortune, mais qu’ils s’estiment à d’autres égards. Ils sont même blessés des éloges qu’on donne à leur magnificence, parce qu’ils sentent qu’ils ont un autre mérite que celui-là. On veut tirer sa gloire de ce qu’on estime le plus. Ils recherchent les gens de lettres, et se font honneur de leur amitié.

Les succès de quelques gens de lettres en ont égaré beaucoup dans cette carrière. Tous se sont flattés de jouir des mêmes agréments, et plusieurs se sont trompés, soit qu’ils eussent moins de mérite, soit que leur mérite fût moins de commerce. Quantité de jeunes gens ont cru obéir au génie, et leurs mauvais succès n’ont fait que les rendre incapables de suivre d’autres routes où ils auraient réussi, s’ils y étaient entrés d’abord. Par-là l’état a perdu de bons sujets, sans que  la république des lettres y ait rien gagné.

Quoique les avantages que les lettres procurent se réduisent ordinairement à quelques agréments dans la société, ils n’ont pas laissé que d’exciter l’envie. Les sots sont presque tous par état ennemis des gens d’esprit. L’esprit n’est pas souvent fort utile à celui qui en est doué ; et cependant il n’y a point de qualité qui soit si fort exposée à la jalousie. On est étonné qu’il soit permis de faire l’éloge de son cœur, et qu’il soit révoltant de louer son esprit ; et la vanité qu’on tirerait du dernier se pardonnerait d’autant moins, qu’elle serait mieux fondée. On en a conclu que les hommes estiment plus l’esprit que la vertu. N’y en aurait-il point une autre raison ?

Il me semble que les hommes n’aiment point ce qu’ils sont obligés d’admirer. On n’admire que forcément et par surprise. La réflexion cherche à prescrire contre l’admiration ; et quand elle est forcée d’y souscrire, l’humiliation s’y joint, et ce sentiment ne dispose pas à aimer.

Un seul mot renferme souvent une collection d’idées : tels sont les termes d’esprit et de cœur. Si un homme nous fait entendre qu’il a de l’esprit, et que de plus il ait raison de le croire, c’est comme s’il nous prévenait que nous ne lui imposerons point par de fausses vertus, que nous ne lui cacherons point nos défauts, qu’il nous verra tels que nous sommes, et nous jugera avec justice. Une telle annonce ressemble déjà à un acte d’hostilité. Au lieu que celui qui nous parle de la bonté de son cœur, et qui nous la persuade, nous apprend que nous pouvons compter sur son indulgence, même sur son aveuglement, sur ses services, et que nous pourrons être impunément injustes à son égard. Les sots ne se bornent pas à une haine oisive contre les gens d’esprit : ils les représentent comme des hommes dangereux, ambitieux, intrigants : ils supposent enfin qu’on ne peut faire de l’esprit que ce qu’ils en feraient eux-mêmes. L’esprit n’est qu’un ressort capable de mettre en mouvement la vertu ou le vice. Il est comme ces liqueurs qui par leur mélange développent et font percer l’odeur des autres. Les vicieux l’emploient pour leur passion. Mais combien l’esprit a-t-il guidé, soutenu, embelli, développé et fortifié de vertus ? L’esprit seul par un intérêt éclairé a quelquefois produit des actions aussi louables que la vertu même l’aurait pu faire. C’est ainsi que la sottise seule a peut-être fait ou causé autant de crimes que le vice.

À l’égard des gens d’esprit, proprement dit, c’est-à-dire, qui sont connus par leurs talents, ou par un goût décidé pour les sciences et les lettres, c’est les connaître bien peu, que de craindre leur concurrence et leurs intrigues dans les routes de la fortune et de l’ambition. La plupart en sont incapables ; et ceux qui par hasard veulent s’en mêler, finissent ordinairement par être des dupes. Les intrigants de profession les connaissent bien pour tels ; et quand ils les engagent dans quelques affaires délicates, ils songent à les tromper les premiers, les font servir d’instrument honnête ; mais ils se gardent bien de leur confier le ressort principal. Il y a au contraire des sots qui par une ardeur soutenue, des démarches suivies, sans distraction de leur objet, parviennent à tout ce qu’ils désirent.

L’amour des lettres rend assez insensible à la cupidité et à l’ambition, console de beaucoup de privations, et souvent empêche de les connaître ou de les sentir. Avec de telles dispositions les gens d’esprit doivent, tout balancé, être encore meilleurs que les autres hommes. Il arrive encore que l’esprit inspire à celui qui en est doué, une secrète satisfaction qui ne tend qu’à le rendre agréable aux autres, séduisant pour lui-même, inutile à sa fortune, et heureusement assez indifférent sur cet article.

Les gens d’esprit devraient d’autant moins s’embarrasser de la basse jalousie qu’ils excitent, qu’ils ne vivent jamais plus agréablement qu’entre eux. Ils doivent savoir par expérience combien ils se sont réciproquement nécessaires. Si quelque pique les éloigne les uns des autres, les sots les réconcilient bientôt, par l’impossibilité où l’on se trouve de vivre continuellement avec eux. Les ennemis étrangers feraient peu de tort aux gens de lettres, s’ils n’étaient pas assez imprudents pour leur fournir des moyens de les décrier, en se desservant quelquefois eux-mêmes.

Je voudrais, pour l’honneur des lettres et le bonheur de ceux qui les cultivent, qu’ils fussent persuadés d’une vérité qui devrait être pour eux un principe fixe de conduite. C’est qu’ils peuvent se déshonorer eux-mêmes par les choses injurieuses qu’ils font, disent ou écrivent contre leurs rivaux ; qu’ils peuvent tout au plus les mortifier, s’en faire des ennemis, et les engager à des représailles aussi honteuses ; mais qu’ils ne sauraient donner atteinte à une réputation consignée dans le public. On ne fait et l’on ne détruit que la sienne propre, et toujours par soi-même. La jalousie marque toujours infériorité dans celui qui la ressent. Quelque supériorité qu’on eût à beaucoup d’égards sur un rival, dès qu’on en conçoit de la jalousie, il faut qu’on lui soit inférieur par quelque endroit.

Il n’y a point de particulier, si élevé ou si illustre qu’il puisse être, point de société si brillante qu’elle soit, qui détermine le jugement du public, quoiqu’une cabale puisse par hasard procurer des succès, ou donner des dégoûts passagers. Cela serait encore plus difficile aujourd’hui que dans le siècle précèdent, parce que le public était moins instruit, ou se piquait moins d’être juge. Aujourd’hui il s’amuse des scènes littéraires, méprise personnellement ceux qui les donnent avec indécence, et ne change rien à l’opinion qu’il a prise de leurs ouvrages.

Il est inutile de prouver aux gens de lettres, que la rivalité qui produit autre chose que l’émulation est honteuse, cela n’a pas besoin de preuves ; mais ils devraient sentir que leur désunion va directement contre leur intérêt général et particulier, et ils ne paraissent pas s’en apercevoir.

Des ouvrages travaillés avec soin, des critiques sensées, sévères, mais justes et honnêtes, où l’on marque les beautés en relevant les défauts pour donner des vues nouvelles : voilà ce qu’on a droit d’attendre des gens de lettres. Leurs discussions ne doivent avoir que la vérité pour objet, objet qui n’a jamais causé ni fiel ni aigreur, et qui tourne à l’avantage de l’humanité ; au lieu que leurs querelles sont aussi dangereuses pour eux, que scandaleuses pour les sages. Des hommes stupides, assez éclairés par l’envie pour sentir leur infériorité, trop orgueilleux pour l’avouer, peuvent seuls être charmés de voir ceux qu’ils seraient obligés de respecter, s’humilier les uns les autres. Les sots apprennent ainsi à cacher leur haine sous un air de mépris dont ils devraient seuls être l’objet. Il semble qu’on fasse aujourd’hui précisément le contraire de ce qui se pratiquait, lorsqu’on faisait combattre des animaux pour amuser des hommes.

Je crois voir dans la république des lettres un peuple dont l’intelligence serait la force, fournir des armes à des barbares, et leur montrer l’art de s’en servir.

 

CHAPITRE 11

Sur la manie du bel esprit

 

Il n’y a rien de si utile dont on ne puisse abuser, ne fût-ce que par l’excès. Il ne s’agit donc pas d’examiner jusqu’à quel point les lettres peuvent être utiles à un état florissant, et contribuer à sa gloire ; mais de savoir premièrement si le goût du bel esprit n’est pas trop répandu, peut-être même plus qu’il ne le faudrait pour sa perfection ? Secondement, d’où vient la vanité qu’on en tire, et conséquemment l’extrême sensibilité qu’on a sur cet article ?

L’examen et la solution de ces deux questions s’appuieront nécessairement sur les mêmes raisons. Il est sûr que ceux qui cultivent les lettres par état en retireraient peu d’avantages, si les autres hommes n’en avaient pas du moins le goût. C’est l’unique moyen de procurer aux lettres les récompenses et la considération dont elles ont besoin pour se soutenir avec éclat. Mais lorsque la partie de la littérature que l’on comprend d’ordinaire sous le nom de bel esprit devient une mode, une espèce de manie publique, les gens de lettres n’y gagnent pas ; et les autres professions y perdent. Cette foule de prétendants au bel esprit fait qu’on distingue moins ceux qui ont des droits, d’avec ceux qui n’ont que des prétentions. à l’égard des hommes qui sont comptables à la société de diverses professions graves, utiles, ou même de première nécessité, qui exigent presque toute l’application de ceux qui s’y destinent, telles que la guerre, la magistrature, le commerce, les arts ; c’est sans doute une grande ressource pour eux que la connaissance et le goût modéré des lettres. Ils y trouvent un délassement, un plaisir, et un certain exercice d’esprit qui n’est pas inutile à leurs autres fonctions.

Mais si ce goût devient trop vif et dégénère en passion, il est impossible que les devoirs réels n’en souffrent. Les premiers de tous sont ceux de sa profession, parce que la première obligation est d’être citoyen. Les lettres ont par elles-mêmes un attrait qui séduit l’esprit, lui rend les autres occupations rebutantes, et fait négliger celles qui sont les plus indispensables. On ne voit guère d’homme passionné pour le bel esprit, s’acquitter bien d’une profession différente. Je ne doute point qu’il n’y ait des hommes engagés dans des professions très opposées aux lettres pour lesquelles ils avaient des talents marqués. Il serait à désirer pour le bien de la société qu’ils s’y fussent totalement livrés, parce que leur génie et leur état étant restés en contradiction, ils ne sont bons à rien.

Ces talents décidés, ces vocations marquées sont très rares ; la plupart des talents dépendent communément des circonstances, de l’exercice et de l’application qu’on en a fait. Mettons un peu ces prétendus talents naturels et non cultivés à l’épreuve.

Nous voyons des hommes dont l’oisiveté forme pour ainsi dire l’état ; ils se font amateurs de bel esprit, ils s’annoncent pour le goût, c’est leur affiche ; ils recherchent les lectures, ils s’empressent, ils conseillent, ils protègent, et croient naïvement, ou tâchent de faire croire qu’ils ont part aux ouvrages et aux succès de ceux qu’ils ont incommodés de leurs conseils.

Cependant ils se font par-là une sorte d’existence, une réputation de société. Pour peu qu’ils montrent d’esprit, s’ils restent dans l’inaction, et se bornent prudemment au droit de juger décisivement, ils usurpent dans l’opinion une espèce de supériorité sur les talents mêmes. On les croit capables de faire tout ce qu’ils n’ont pas fait, et uniquement parce qu’ils n’ont rien fait. On leur reproche leur paresse, ils cèdent aux instances, et se hasardent à entrer dans la carrière dont ils étaient les arbitres. Leurs premiers essais profitent du préjugé favorable de la société. On loue, on admire, on se récrie que le public ne doit pas être privé d’un chef-d'œuvre. La modeste complaisance de l’auteur se laisse violer, et consent à se produire au grand jour.

C’est alors que l’illusion s’évanouit ; le public condamne, ou s’occupe peu de l’ouvrage ; les admirateurs se rétractent, et l’auteur déplacé apprend par son expérience qu’il n’y a point de profession qui n’exige un homme tout entier. En effet on citerait peu d’ouvrages distingués, je dis même d’ouvrages de goût, qui ne soient partis d’auteurs de profession.

Les mauvais succès ne détrompent pas ceux qu’ils humilient. Il n’y a point d’amour propre plus sensible et moins corrigible que celui qui naît du bel esprit ; et il est infiniment plus ombrageux dans ceux dont ce n’est pas la profession, que dans les vrais auteurs, parce qu’on est plus humilié d’être au-dessous de ses prétentions que de ses devoirs. C’est en vain qu’ils affichent l’indifférence, ils ne trompent personne. L’indifférence est la seule disposition de l’âme qui doive être ignorée de celui qui l’éprouve ; elle n’existe plus dès qu’on l’annonce.

Il n’y a point d’ouvrages qui ne demandent du travail ; les plus mauvais ont souvent le plus coûté, et l’on ne se donne point de peine sans objet. On n’en a point, dit-on, d’autre que son amusement : dans ce cas-là il ne faut point faire imprimer ; il ne faut pas même lire à ses amis, puisque c’est vouloir les consulter ou les amuser. On ne consulte point sur des choses qui n’intéressent pas, et l’on ne prétend pas amuser avec celles qu’on n’estime point. Cette prétendue indifférence est donc toujours fausse ; il n’y a qu’un intérêt très sensible qui fasse jouer l’indifférence. C’est une précaution en cas de mauvais succès, ou l’ostentation d’un droit qu’on voudrait établir pour décidé. On n’a jamais tant donné de ridicule au bel esprit, que depuis qu’on en est infatué. Cependant la faiblesse sur ce sujet est telle, que ceux qui pourraient tirer leur gloire d’ailleurs, se repaissent sur le bel esprit d’éloges dont ils reconnaissent eux-mêmes la mauvaise foi. Votre sincérité vous en ferait des ennemis irréconciliables, eux qui s’élèvent contre l’amour propre des auteurs de profession. Examinons quelles sont les causes de cet amour propre excessif : voici celles qui m’ont frappé.

Chez les peuples sauvages la force a toujours fait la noblesse et la distinction entre les hommes ; mais parmi des nations policées, où la force est soumise à des lois qui en préviennent ou en répriment la violence, la distinction réelle et personnelle la plus reconnue vient de l’esprit.

La force ne saurait être parmi nous une distinction ni un moyen de fortune ; c’est tout au plus un avantage pour des travaux pénibles, qui sont le partage de la plus malheureuse classe des citoyens. Mais malgré la subordination que les lois, la politique, la sagesse ou l’orgueil ont pu établir, il reste toujours à l’esprit dans les classes les plus obscures des moyens de fortune et d’élévation qu’il peut saisir, et que des exemples lui indiquent. Au défaut des avantages réels que l’esprit peut procurer suivant l’application qu’on en fait, le plus stérile pour la fortune donne encore une sorte de considération. Mais comment arrive-t-il que de toutes les sortes d’esprit dont on peut faire usage, le bel esprit soit celui qui inspire le plus d’amour propre ? Sur quoi fonde-t-on sa supériorité ? Et qu’est-ce qui en favorise si fort la prétention ?

Voici d’où vient l’illusion. Premièrement, les hommes ne sont jamais plus jaloux de leurs avantages, que lorsqu’ils les regardent comme leur étant personnels ; qu’ils s’imaginent ne les devoir qu’à eux-mêmes ; et comme ils jugent moins de l’esprit par des effets éloignés, et dont ils n’aperçoivent pas toujours la liaison, que sur des signes immédiats ou prochains, les hommes qui ne sont pas faits à la réflexion, croient voir cette prérogative dans le bel esprit plus que dans tout autre. Ils jugent qu’il appartient en propre à celui qui en est doué. Ils voient, ou croient voir qu’il produit de lui-même, et sans secours étrangers ; car ils ne distinguent pas ces secours qui sont cependant très réels. Ils ne font pas attention qu’à talents égaux, les écrivains les plus distingués sont toujours ceux qui se sont nourris de la lecture réfléchie des ouvrages de ceux qui ont paru avec éclat dans la même carrière. On ne voit pas, dis-je, assez que l’homme le plus fécond, s’il était réduit à ses propres idées, en aurait peu ; que c’est par la connaissance et la comparaison des idées étrangères, qu’on parvient à en produire une quantité d’autres qu’on ne doit qu’à soi.

Secondement, ce qui favorise encore l’opinion avantageuse qu’on a du bel esprit, vient d’un parallèle qu’on est souvent à portée de faire. On remarque que le fils d’un homme d’esprit et de talent fait souvent des efforts inutiles pour marcher sur les traces de son père, il n’y a rien de moins héréditaire ; au lieu que le fils d’un savant devient, s’il le veut, un savant lui-même. En géométrie et dans toutes les vraies sciences qui ont des principes, des règles et une méthode, on peut parvenir ; et l’on parvient ordinairement, sinon à la gloire, du moins aux connaissances de ses prédécesseurs. Peut-être dira-t-on à l’avantage de certaines sciences, que l’utilité en est plus réelle ou plus reconnue que celle du bel esprit ; mais cette objection est plus favorable à ces sciences mêmes qu’à ceux qui les professent.

Il est vrai que celui qui s’annonce pour les sciences, est obligé d’en être instruit jusqu’à un certain point ; sans quoi il ne peut pas s’en imposer grossièrement à lui-même, et difficilement aux autres, s’ils ont intérêt de s’en éclaircir. Quoique les sciences ne soient pas exemptes de charlatanerie, elle y est plus difficile que sur ce qui n’a rapport qu’à l’esprit. On se trompe de bonne foi à cet égard, et l’on en impose facilement aux autres, surtout si l’on ne se commet pas en donnant des ouvrages, et qu’on se borne au simple titre d’homme d’esprit et de goût. Voilà ce qui rend le bel esprit si commun, qu’il ne devrait pas inspirer tant de vanité. Mais laissant à part ce peuple de gens d’esprit, sur quoi les auteurs de mérite, et dont les preuves sont incontestables, fondent-ils leur supériorité à l’égard de plusieurs professions ? En supposant que l’esprit dût être la seule mesure de l’estime, en ne comptant pour rien les différents degrés d’utilité, et ne jugeant les professions que sur la portion d’esprit qu’elles exigent ; combien y en a-t-il qui supposent autant et peut-être plus de pénétration, de sagacité, de prestesse, de discussion, de comparaison, en un mot d’étendue de lumières, que les ouvrages de goût et d’agréments les plus célèbres ?

Je ne citerai pas ce qui regarde le gouvernement ou la conduite des armées ; on pourrait croire que l’éclat qui accompagne certaines places, peut influer sur l’estime qu’on fait de ceux qui les remplissent avec succès, et j’aurais trop d’avantage. Je n’entrerai pas non plus dans le détail de tous les différents emplois ; il y en aurait plus qu’on ne croit qui auraient des titres solides à produire. Portons du moins la vue sur quelques occupations de la société.

Le magistrat qui est digne de sa place ne doit-il pas avoir l’esprit juste, exact, pénétrant, exercé, pour percer jusqu’à la vérité à travers les nuages dont l’injustice et la chicane cherchent à l’obscurcir ; pour arracher à l’imposture le masque de l’innocence ; pour discerner l’innocence malgré l’embarras, la frayeur ou la maladresse qui semble déposer contre elle pour distinguer l’assurance de l’innocent d’avec l’audace du coupable ; pour connaître également et concilier l’équité naturelle et la loi positive ; pour faire céder l’une à l’autre, suivant l’intérêt de la société, et par conséquent de la justice même ? Faut-il moins de qualités dans l’orateur, pour éclaircir et présenter l’affaire sur laquelle le juge doit prononcer ; pour diriger les lumières du magistrat, et quelquefois les lui fournir ? Car je ne parle point de l’art criminel d’égarer la justice.

Quel discernement, quelle finesse de discutions n’exige pas l’art de la critique ? Quelle force de génie ne faut-il pas pour imaginer certains systèmes qui peut-être sont faux, mais qui n’en servent pas moins à expliquer des phénomènes, constater, concilier des faits, et trouver des vérités nouvelles ? Quelle sagacité dans les sciences pour inventer des méthodes qui prouvent l’étendue des lumières dans les inventeurs, et dont l’utilité est telle, qu’elles guident avec certitude ceux mêmes qui n’en conçoivent pas les principes ?

Cependant plusieurs de ces philosophes sont à peine connus ; il n’y a de célèbres que ceux qui ont fait des révolutions dans les esprits ; tandis que ceux qui ne sont qu’utiles restent ignorés. Les hommes ne méconnaissent jamais plus les bienfaits, que lorsqu’ils en jouissent avec tranquillité. La gloire du bel esprit est sentie et publiée par le commun des hommes, qui sont jusqu’à un certain point en état d’en concevoir les idées, et qui se sentent incapables de les produire sous la forme où elles leur sont présentées ; de-là naît leur admiration. Au lieu que les philosophes ne sont sentis que par des philosophes, ils ne peuvent prétendre qu’à l’estime de leurs pairs ; c’est jouir d’une considération bien bornée.

Mais pourquoi entrer dans un examen détaillé des occupations qu’on regarde comme appartenant principalement à l’esprit ? Il y en a beaucoup d’autres qu’on ne range pas ordinairement dans cette classe-là, et qui n’en exigent pas moins. Doutera-t-on, par exemple, qu’il ne faille une grande étendue de lumières pour imaginer une nouvelle branche de commerce, ou pour en perfectionner une déjà établie ? On avouera sans doute qu’on ne peut pas refuser l’esprit à ceux qui se sont illustrés dans les différentes carrières dont je viens de parler ; mais on dira qu’il n’en faut pas beaucoup pour y marcher faiblement. Pour réponse à cette distinction, il suffit d’en faire une pareille, et de demander quel cas on fait de ceux qui rampent dans la littérature ; on va jusqu’à l’injustice à leur égard, en les estimant moins qu’ils ne le méritent. On fait encore une objection dont on est frappé, et qui est bien faible. On remarque, dit-on, que plusieurs hommes se sont fait un nom dans les arts, ou dans certaines sciences, quoiqu’ils fussent incapables de toutes les autres choses auxquelles ils s’étaient d’abord inutilement appliqués ; et que loin d’être en état de produire le moindre ouvrage de goût et d’agrément, à peine atteignent-ils au courant de la conversation. Dès-là on prend droit de les regarder comme des espèces de machines dont les ressorts n’ont qu’un effet déterminé.

Mais croit-on que tous ceux qui se sont distingués dans le bel esprit eussent été également capables de toutes les autres productions, et des différents emplois de la société ? Ils n’auraient peut-être jamais été ni bons magistrats, ni bons commerçants, ni bons artistes. Sont-ils bien sûrs qu’ils y auraient été propres ? Ce qu’ils ont pris chez eux pour répugnance sur certaines occupations, pouvait être un signe d’incapacité autant que de dégoût. N’y aurait-il point d’exemples de beaux esprits distingués qui fussent assez bornés sur d’autres articles, même sur ce qui paraît avoir le plus de rapport avec l’esprit, tel que le simple talent de la conversation, car c’en est un comme un autre ? On en trouverait sans doute des exemples, et l’on aurait tort d’en être étonné.

Pour faire voir que l’universalité des talents est une chimère, je ne veux pas chercher mes autorités dans la classe commune des esprits ; montons jusqu’à la sphère de ces génies rares, qui en faisant honneur à l’humanité, humilient les hommes par la comparaison. Newton qui a deviné le système de l’univers, du moins pour quelque temps, n’était pas regardé comme capable de tout par ceux-mêmes qui s’honoraient de l’avoir pour compatriote.

Guillaume III qui se connaissait en hommes, étant embarrassé sur une affaire politique, on lui conseilla de consulter Newton. Newton, dit-il, n’est qu’un grand philosophe. Ce titre était sans doute un éloge rare ; mais enfin dans cette occasion-là Newton n’était pas ce qu’il fallait, il en était incapable, et n’était qu’un grand philosophe.

Il est plus que vraisemblable que s’il eût appliqué à la science du gouvernement les travaux qu’il avait consacrés à la connaissance de l’univers, le roi Guillaume n’eût pas dédaigné ses conseils.

Dans combien de circonstance, sur combien de questions le philosophe n’eût-il pas répondu à ceux qui lui auraient conseillé de consulter le monarque ? Guillaume n’est qu’un politique, qu’un héros, qu’un grand roi.

Le prince et le philosophe étaient également capables de sentir les limites de leur génie ; au lieu qu’un homme d’imagination regarderait comme une injustice d’être récusé sur quelque matière que ce pût être. Les hommes de ce caractère se croient capables de tout ; l’inexpérience même fortifie leur amour propre qui ne peut s’éclairer que par des fautes, et diminuer par des connaissances acquises. Les plus grandes affaires, celles du gouvernement, ne demandent que de bons esprits ; le bel esprit y nuirait, et les grands esprits y sont rarement nécessaires. Ils ont des inconvénients pour la conduite, et ne sont propres qu’aux révolutions ; ils sont nés pour édifier ou pour détruire. Le génie a ses bornes et ses écarts ; la raison cultivée suffit à tout ce qui nous est nécessaire.

Si d’un côté il y a peu de talents si décidés pour un objet, qu’il eût été absolument impossible à celui qui en est doué de réussir dans tout autre chose ; on peut d’un autre côté soutenir que tout est talent, c’est-à-dire en général, qu’avec quelque disposition naturelle, on peut en y joignant de l’application, et surtout des exercices réitérés, réussir dans quelque carrière que ce puisse être. Je ne prétends avancer qu’une proposition générale, et j’excepte les génies et les hommes totalement stupides, deux sortes d’êtres presque également rares.

On voit par exemple des hommes qui ne paraissent pas capables de lier deux idées ensemble, et qui cependant font au jeu les combinaisons les plus compliquées, les plus sûres et les plus rapides. Il faut nécessairement de l’esprit pour de telles opérations ; on dit qu’ils ont l’esprit du jeu. Mais s’il n’y avait aucun jeu d’inventé, croit-on que ces joueurs si subtils eussent été réduits à la seule existence matérielle ? Cet esprit de calcul et de combinaison aurait pu être appliqué à des sciences qui leur auraient peut-être fait un nom.

Les circonstances décident souvent de la différence des talents. C’est ainsi que le choc du caillou fait sortir la flamme, en rompant l’équilibre qui la retenait captive.

Ce qui est beaucoup plus rare que les grands talents, c’est une flexibilité d’esprit qui saisisse un objet, l’embrasse, et puisse ensuite se replier vers un autre, qui en pénètre l’intérieur avec force, et qui le présente avec clarté. C’est une vue qui au lieu d’avoir une direction fixe, déterminée et sur une seule ligne, a une action sphérique. Voilà ce qu’on peut appeler l’esprit de lumière : il peut imiter tous les talents, sans toutefois les porter au même degré que les hommes qui y sont bornés ; mais s’il est quelquefois moins brillant que les talents, il est beaucoup plus utile.

Les talents sont ou deviennent personnels à ceux qui en sont doués, ou qui les ont acquis par l’exercice ; au lieu que l’esprit de lumière se communique, et développe celui des autres hommes. Cet esprit même qui semble appartenir uniquement à la nature, a presque autant besoin d’exercice pour se perfectionner que les talents. Les gens doués de cet esprit ne peuvent pas l’ignorer, quelques modestes qu’ils soient ; la modestie n’est, et ne peut être qu’une vertu extérieure. Mais si la présomption les gagnent, s’ils viennent à s’exagérer leur esprit, en prenant leur facilité à s’instruire pour les connaissances mêmes, leur prévoyance, leur sagacité pour l’expérience, ils tombent dans des bévues plus grossières que ne font les hommes bornés et appliqués. L’esprit est le premier des moyens, il sert à tout, et ne supplée presque à rien.

Dans l’examen que je viens de faire, mon dessein n’est assurément pas de dépriser le vrai bel esprit. Tout peut à la vérité être regardé comme talent, ou si l’on veut comme métier . Mais il y en a qui exigent un assemblage de qualités rares, et le bel esprit est du nombre. Je prétends seulement que s’il est dans la première classe, il n’y est pas seul ; que si l’on veut lui donner une préférence exclusive, on joint le ridicule à l’injustice ; et que si la manie du bel esprit augmente, ou se soutient longtemps au point où elle est, elle nuira infailliblement à l’esprit.

C’est contre l’excès et l’altération du bien qu’on doit être en garde ; le mal exige moins d’attention, parce qu’il s’annonce assez de lui-même ; et pour finir par un exemple qui a beaucoup de rapport à mon sujet, ce serait un problème à résoudre, que d’examiner combien l’impression a contribué au progrès des lettres et des sciences, et combien elle y peut nuire. Je ne veux pas m’engager dans une discussion qui exigerait un traité particulier ; mais je demande simplement qu’on fasse attention que si l’impression a multiplié les bons ouvrages, elle favorise aussi un nombre effroyable de traités sur différentes matières ; de sorte qu’un homme qui veut s’appliquer à un genre particulier, l’approfondir et s’instruire, est obligé de payer à l’étude un tribut de lectures inutiles, rebutantes, et souvent contraires à son objet. Avant que d’être en état de choisir ses guides, il a épuisé ses forces.

Ainsi le plus grand service que les sociétés littéraires pourraient rendre aujourd’hui aux lettres, aux sciences et aux arts, serait de faire des méthodes, et de tracer des routes qui épargneraient du travail, des erreurs, et conduiraient à la vérité par les voies les plus courtes et les plus sûres.

 

CHAPITRE 12

Sur le rapport de l’esprit et du caractère

 

Le caractère est la forme distinctive d’une âme avec une autre, sa différente manière d’être. Le caractère est aux âmes ce que la physionomie et la variété dans les mêmes traits sont aux visages. Les visages sont composés des mêmes parties, c’est en cela qu’ils se ressemblent ; la liaison et l’accord de ces mêmes parties sont différents ; voilà ce qui les distingue les uns des autres, et empêche de les confondre. Les hommes sans caractère sont des visages sans physionomie, de ces visages communs qu’on ne prend pas la peine de distinguer.

L’esprit est une des facultés de l’âme, qu’on peut comparer à la vue ; et l’on peut considérer la vue par sa netteté, son étendue, et par les objets sur lesquels elle est exercée : car outre la faculté de voir, on apprend encore à voir.

Je ne veux pas entrer ici dans une discussion métaphysique, qu’on ne jugerait peut-être pas assez nécessaire à mon sujet ; quoiqu’il n’y eût peut-être pas de métaphysique mieux employée que celle qui serait appliquée aux mœurs ; elle justifierait le sentiment, en démontrant les principes.

Nous avons vu dans le chapitre précèdent les injustices qu’on fait dans les prééminences qu’on donne à certains talents ; nous allons voir qu’on n’en fait pas moins dans les jugements qu’on porte sur les différentes sortes d’esprits. Il y en a du premier ordre que l’on confond quelquefois avec la sottise. Ne voit-on pas des gens dont la naïveté et la candeur empêchent qu’on ne rende justice à leur esprit. Cependant la naïveté n’est que l’expression la plus simple et la plus naturelle d’une idée dont le fonds peut être fin et délicat ; et cette expression simple a tant de grâce, et d’autant plus de mérite, qu’elle est le chef-d’oeuvre de l’art dans ceux à qui elle n’est pas naturelle.

La candeur est le sentiment intérieur de la pureté de son âme, qui empêche de penser qu’on ait rien à dissimuler. L’ingénuité peut être une suite de la sottise, quand elle n’est pas l’effet de l’inexpérience ; mais la naïveté n’est tout au plus que l’ignorance de choses de convention, faciles à apprendre, et bonnes à dédaigner ; et la candeur est la première marque d’une belle âme. La naïveté et la candeur peuvent se trouver dans le plus beau génie, et alors elles en sont l’ornement le plus précieux et le plus aimable.

Il n’est pas étonnant que le vulgaire qui n’est pas digne de respecter des avantages si rares, soit l’admirateur de la finesse de caractère qui n’est que le fruit de l’attention fixe et suivie d’un esprit médiocre que l’intérêt anime. La finesse peut marquer de l’esprit, mais elle n’est jamais dans un esprit supérieur, à moins qu’il ne se trouve avec un cœur bas. Un esprit supérieur dédaigne les petits ressorts, il n’emploie que les grands, c’est-à-dire les simples. On doit encore distinguer la finesse de l’esprit, de celle du caractère. L’esprit fin est souvent faux, précisément parce qu’il est trop fin ; c’est un corps trop délié pour avoir de la consistance. La finesse imagine au lieu de voir ; à force de supposer elle se trompe. La pénétration voit, et la sagacité va jusqu’à prévoir. Si le jugement fait la base de l’esprit, sa promptitude contribue encore à sa justesse ; mais si l’imagination domine, c’est la source d’erreurs la plus féconde.

Enfin la finesse est un mensonge en action, et le mensonge part toujours de la crainte ou de l’intérêt, et par conséquent de la bassesse. On ne voit point d’homme puissant et absolu, quelque vicieux qu’il soit d’ailleurs, mentir à celui qui lui est soumis, parce qu’il ne le craint pas. Si cela arrive, c’est sûrement par une vue d’intérêt ; auquel cas il cesse en ce point d’être puissant, et devient alors dépendant de ce qu’il désire, et ne peut emporter par la force ouverte. Il ne faut pas être surpris qu’un homme d’esprit soit trompé par un sot. L’un suit continûment son objet, et l’autre ne s’avise pas d’être en garde. La duperie des gens d’esprit vient de ce qu’ils ne comptent pas assez avec les sots, c’est-à-dire les comptent pour trop peu.

On aurait plus de raison de s’étonner des fautes grossières où les gens d’esprit tombent d’eux-mêmes. Leurs fautes sont cependant encore moins fréquentes que celles des autres hommes, quelquefois plus graves, et toujours plus remarquées. Quoi qu’il en soit, j’en ai cherché la raison, et je crois l’apercevoir dans le peu de rapport qui se trouve entre l’esprit d’un homme et son caractère. La dépendance mutuelle de l’esprit et du caractère peut être envisagée sous trois aspects. On n’a pas le caractère de son esprit, ou l’esprit de son caractère ; on n’a pas assez d’esprit pour son caractère ; on n’a pas assez de caractère pour son esprit.

Un homme, par exemple, sera capable des plus grandes vues, de concevoir, digérer et ordonner un grand dessein. Il passe à l’exécution, et il échoue, parce qu’il se dégoûte, qu’il est rebuté des obstacles mêmes qu’il avait prévus, et dont il voyait les ressources. On le reconnaît d’ailleurs pour un homme de beaucoup d’esprit, et ce n’est pas en effet par-là qu’il a manqué. On est étonné de sa conduite, parce qu’on ignore qu’il est léger et incapable de suite dans le caractère ; qu’il n’a que des accès d’ambition qui cèdent à une paresse naturelle ; qu’il est incapable d’une volonté forte à laquelle peu de choses résistent, même pour les gens bornés ; et qu’enfin il n’a pas le caractère de son esprit. Sans manquer d’esprit, on manque à son esprit par légèreté, par passion, par timidité.

Un autre d’un caractère propre aux plus grandes entreprises, avec du courage et de la constance, manquera de l’esprit qui fournit les moyens ; il n’a pas l’esprit de son caractère. Voilà l’opposition du caractère et de l’esprit. Mais il y a une autre manière de faire des fautes, malgré beaucoup d’esprit, même analogue au caractère ; c’est lorsqu’on n’en a pas assez pour ce caractère. Un homme d’un esprit étendu et rapide aura des projets encore plus vastes ; il faut nécessairement qu’il échoue, parce que son esprit ne suffit pas encore à son caractère. Il y a tel homme qui n’a fait que des sottises, qui avec un autre caractère que le sien aurait passé avec justice pour un génie supérieur.

Mettons en opposition un homme dont l’esprit a une sphère peu étendue, mais dont le cœur exempt de passions fortes ne le portent pas au-delà de cette sphère bornée. Ses entreprises et ses moyens sont en proportion égale ; il ne fera point de faute, et sera regardé comme sage, parce que la réputation de sagesse dépend moins des choses brillantes qu’on fait, que des sottises qu’on ne fait point.

Peut-être y a-t-il plus d’esprit chez les gens vifs que chez les autres ; mais aussi ils en ont plus de besoin. Il faut voir clair et avoir le pied sûr quand on veut marcher vite ; sans quoi les chutes sont fréquentes et dangereuses. C’est par cette raison que de tous les sots, les plus vifs sont les plus insupportables. Un caractère trop vif nuit quelquefois à l’esprit le plus juste en le poussant au-delà du but, sans qu’il l’ait aperçu. On ne se trouve pas humilié de cet excès, parce qu’on suppose que le moins est renfermé dans le plus ; mais ici le plus et le moins ne sont pas bien comparés, et sont de nature différente. Il faut plus de force pour s’arrêter au terme, que pour le passer par la violence de l’impulsion. Voir le but où l’on tend c’est jugement, y atteindre c’est justesse, s’y arrêter c’est force, le passer ce peut être faiblesse.

Les jugements de l’extrême vivacité ressemblent assez à ceux de l’amour propre qui voit beaucoup, compare peu, et juge mal. La science de l’amour propre est de toutes la plus cultivée et la moins perfectionnée. Si l’amour propre pouvait admettre des règles de conduite, il deviendrait le germe de plusieurs vertus, et suppléerait à celles mêmes qu’il paraît exclure.

On objecterait peut-être qu’on voit des hommes d’un flegme et d’un esprit également reconnus tomber dans des égarements qui tiennent de l’extravagance ; mais on ne fait pas attention que ces mêmes hommes, malgré cet extérieur froid, sont des caractères violents. Leur tranquillité n’est qu’apparente ; c’est l’effet d’un vice des organes, un maintien de hauteur ou d’éducation, une fausse dignité ; leur sens froid n’est que de l’orgueil. Le plus grand avantage pour le bonheur, est une espèce d’équilibre entre les idées et les affections, entre l’esprit et le caractère.

Enfin, si l’on reproche tant de fautes aux gens d’esprit, c’est qu’il y en a peu qui par la nature ou l’étendue de leur esprit aient celui de leur caractère, et malheureusement celui-ci ne se change point.

Les mœurs se corrigent, l’esprit se fortifie ou s’altère, les affections changent d’objet, le même peut successivement inspirer l’amour ou la haine ; mais le caractère est inaltérable, il peut être contraint ou déguisé, il n’est jamais détruit. L’orgueil humilié et rampant est toujours de l’orgueil.

Tout ce que l’homme qui a le plus d’esprit peut faire, c’est de s’étudier, de se connaître, et de compter ensuite avec son caractère ; sans quoi les fautes et même les malheurs ne servent qu’à l’abattre, sans le corriger ; mais pour un homme d’esprit, ils sont une occasion de réfléchir. C’est sans doute ce qui a fait dire qu’il y a toujours de la ressource avec les gens d’esprit. La réflexion sert de sauvegarde au caractère, sans le corriger ; comme les règles en servent au génie, sans l’inspirer. Elles font peu pour l’homme médiocre, elles préviennent les fautes de l’homme supérieur.

 

CHAPITRE 13

Sur l’estime et le respect

 

Ce que j’ai dit jusqu’ici des différents jugements des hommes, m’engage à tâcher d’en pénétrer les principes. Toutes les facultés de notre âme se réduisent à sentir et à connaître ; nous n’avons que des idées ou des affections, car la haine même n’est qu’une révolte contre ce qui s’oppose à nos affections.

Dans les choses purement intellectuelles nous ne ferions jamais de faux jugements, si nous avions présentes toutes les idées qui regardent le sujet dont nous voulons juger. L’esprit n’est jamais faux, que parce qu’il n’est pas assez étendu, au moins sur le sujet dont il s’agit, quelque étendue qu’il pût avoir d’ailleurs sur d’autres matières ; mais dans celles où nous avons intérêt, les idées ne suffisent pas à la justesse de nos jugements. La justesse de l’esprit dépend alors de la droiture du cœur. Si nous sommes affectés pour ou contre un objet, il est bien difficile que nous soyons en état d’en juger sainement. Notre intérêt plus ou moins développé, mieux ou moins bien entendu, mais toujours senti, fait la règle de nos jugements. Il y a des sujets sur lesquels la société a prononcé, et qu’elle n’a pas laissé à notre discussion. Nous souscrivons à ses décisions par éducation et par préjugé ; mais la société même s’est déterminée par les principes qui dirigent nos jugements particuliers, c’est-à-dire, par l’intérêt. Nous consultons tous séparément notre intérêt personnel ; la société a consulté l’intérêt commun qui rectifie l’intérêt particulier. C’est l’intérêt public qui a dicté les lois, et qui fait les vertus ; c’est l’intérêt particulier qui fait les crimes, quand il est opposé à l’intérêt commun. L’intérêt public fixant l’opinion générale, est la mesure de l’estime, du respect, du véritable prix des choses, c’est-à-dire, du prix reconnu des choses. L’intérêt particulier décide des jugements plus vifs et plus intimes, tels que l’amitié et l’amour, les deux effets les plus sensibles de l’amour de nous-mêmes. Passons à l’application de ces principes.

Qu’est-ce que l’estime, sinon un sentiment que nous inspire ce qui est utile à la société ? Mais quoique cette utilité soit nécessairement relative à tous les membres de la société, elle est trop habituelle et trop peu directe pour être vivement sentie. Ainsi notre estime n’est presque qu’un jugement que nous portons, et non pas une affection qui nous échauffe, telle que l’amitié que nous inspirent ceux qui nous sont personnellement utiles, et j’entends par utilité personnelle, non seulement des services, des bienfaits matériels, mais encore le plaisir et tout ce qui peut nous affecter agréablement, quoiqu’il puisse dans la suite nous être réellement nuisible. L’utilité ainsi entendue doit, comme on juge bien, s’appliquer même à l’amour, le plus vif de tous les sentiments, parce qu’il a pour objet ce que nous regardons comme le souverain bien dans le temps que nous en sommes affectés.

On m’objectera peut-être que si l’amour et l’estime ont la même source, et que suivant mon principe ils ne différent que par les degrés, l’amour et le mépris ne devraient jamais se réunir sur le même objet ; ce qui, dira-t-on, n’est pas sans exemples. On ne fait pas ordinairement la même objection sur l’amitié ; on suppose qu’un honnête homme qui est l’ami d’un homme méprisable, est dans l’ignorance à son égard, et non pas dans l’aveuglement ; et que s’il vient à être instruit du caractère qu’il ignorait, il en fera justice en rompant. Je n’examinerai pas ce qui concerne l’amitié qui n’est pas toujours entre ceux où l’on croit la voir. Il y a bien de prétendues amitiés, bien des actes de reconnaissance qui ne sont pas des procédés, quelquefois intéressés, et non pas des attachements. D’ailleurs si je satisfais à l’objection sur le sentiment le plus vif, on me dispensera, je crois, d’éclaircir ce qui concerne des sentiments plus faibles.

Je dis donc que l’amour et le mépris n’ont jamais eu le même objet à la fois : car je ne prends point ici pour amour ce désir ardent, mais indéterminé, auquel tout peut servir de pâture, et que rien ne fixe, et auquel sa violence même interdit le choix ; je parle de celui qui lie la volonté vers un objet à l’exclusion de tout autre. Un amant de cette espèce ne peut, dis-je, jamais mépriser l’objet de son attachement, surtout s’il s’en croit aimé : car l’amour propre offensé peut balancer, et même détruire l’amour. On voit à la vérité des hommes qui ressentent la plus forte passion pour un objet qui l’est aussi du mépris général ; mais loin de partager ce mépris, ils l’ignorent ; s’ils y ont souscrit eux-mêmes avant leur passion, ils l’oublient ensuite, se rétractent de bonne foi, et crient à l’injustice. S’il leur arrive dans ces orages si communs aux amans de se faire des reproches outrageants, ce sont des accès de fureur si peu réfléchis, qu’ils arrivent aux amans qui ont le plus de droit de se respecter.

L’aveuglement peut n’être pas continuel, et avoir des intervalles où un homme rougit de son attachement ; mais cette lueur de raison n’est qu’un instant de sommeil de l’amour qui se réveille bientôt pour la désavouer. Si l’on reconnaît des défauts dans l’objet aimé, ce sont de ceux qui gênent, qui tourmentent l’amour, et qui ne l’humilient pas. Peut-être ira-t-on jusqu’à convenir de sa faiblesse, et sera-t-on forcé d’avouer l’erreur de son choix ; mais c’est par impuissance de réfuter ce qu’on objecte, pour se soustraire à la persécution, et assurer sa tranquillité contre des remontrances fatigantes qu’on n’est plus obligé d’entendre quand on est convenu de tout. Un amant est bien loin de sentir ou même de penser ce qu’on le force de prononcer, surtout s’il est d’un caractère doux. Mais pour peu qu’il ait de fermeté, il résistera avec courage. Ce qu’on lui présentera comme des taches humiliantes dans l’objet de sa passion, il n’en fera que des malheurs qui le lui rendront plus cher : la compassion viendra encore redoubler, anoblir l’amour, en faire une vertu, et quelquefois ce sera avec raison, sans qu’on puisse la faire adopter à des censeurs incapables de sentiment, et de faire les distinctions fines et honnêtes qui séparent le vice d’avec le malheur. Que ceux qui n’ont jamais aimé se tiennent pour dit, quelque supériorité d’esprit qu’ils aient, qu’il y a une infinité d’idées, je dis d’idées justes, auxquelles ils ne peuvent atteindre, et qui ne sont réservées qu’au sentiment.

Je viens de dire que des instants de dépit ne pouvaient pas être regardés comme un état fixe de l’âme, ni prouver que le mépris s’allie avec l’amour. Il me reste à prévenir l’objection qu’on pourrait tirer des hommes qui sentent continuellement la honte de leur attachement, et qui sont humiliés de faire de vains efforts pour se dégager. Ces hommes existent assurément, et en plus grand nombre qu’on ne croit ; mais ils ne sont plus amoureux, quelqu’apparence qu’ils en aient.

Il n’y a rien que l’on confonde si fort avec l’amour, et qui y soit souvent plus opposé, que la force de l’habitude. C’est une chaîne dont il est plus difficile de se dégager que de l’amour, sur-tout à un certain âge : car je doute qu’on trouvât dans la jeunesse les exemples qu’on voudrait alléguer, non seulement parce que les jeunes gens n’ont pas eu le temps de contracter cette habitude, mais parce qu’ils en sont incapables.

Le jeune homme qui aime l’objet le plus authentiquement méprisable, est bien loin de s’en douter. Il n’a peut-être pas encore attaché d’idée aux termes d’estime et de mépris, il est emporté par la passion. Voilà ce qu’il sent ; je ne dirai pas, voilà ce qu’il sait : car alors il ne sait ni ne pense rien, il jouit. Cet objet cesse-t-il de lui plaire, parce qu’un autre lui plaît davantage, il pensera ou répètera tout ce qu’on voudra du premier.

Mais dans un âge mûr il n’en est pas ainsi, l’habitude est contractée ; on cesse d’aimer et l’on reste attaché. On méprise l’objet de son attachement, parce qu’on le voit tel qu’il est, et on le voit tel qu’il est, parce qu’on n’est plus amoureux. Puisque notre intérêt est la mesure de notre estime, quand il nous porte jusqu’à l’affection, il est bien difficile que nous y puissions joindre le mépris. L’amour ne dépend pas de l’estime ; mais dans bien des occasions l’estime dépend de l’amour.

J’avoue que nous nous servons très utilement de personnes méprisables que nous reconnaissons pour telles ; mais nous les regardons comme des instruments vils qui nous sont chers, et que nous n’aimons point, ce sont même ceux dont les personnes honnêtes paient le plus scrupuleusement les services, parce que la reconnaissance serait un poids trop humiliant.

C’est avec bien de la répugnance que j’oserai dire que les gens naturellement sensibles ne sont pas ordinairement les meilleurs juges de ce qui est estimable, c’est-à-dire, de ce qui l’est pour la société. Les parents tendres jusqu’à la faiblesse sont les moins propres à rendre leurs enfants bons citoyens.

Cependant nous sommes portés à aimer de préférence les personnes reconnues pour sensibles, parce que nous nous flattons de devenir l’objet de leur affection, et que nous nous préférons à la société. Il y a une espèce de sensibilité vague qui n’est qu’une faiblesse d’organes plus digne de compassion que de reconnaissance. La vraie sensibilité serait celle qui naîtrait de nos jugements, et qui ne les formerait pas.

J’ai remarqué que ceux qui aiment le bien public, qui affectionnent la cause commune, et s’en occupent sans ambition, ont beaucoup de liaisons et peu d’amis. Un homme qui est bon citoyen activement, n’est pas ordinairement fait pour l’amitié ni pour l’amour. Ce n’est pas uniquement parce que son esprit est trop occupé d’ailleurs ; c’est que nous n’avons qu’une portion déterminée de sensibilité qui ne se répartit point, sans que les portions diminuent. Le feu de notre âme est en cela bien différent de la flamme matérielle, dont l’augmentation et la propagation dépend de la quantité de sa nourriture.

Nous voyons chez les peuples où le patriotisme a régné avec le plus d’éclat, les pères immoler leurs fils à l’état ; nous admirons leur courage, ou sommes révoltés de leur barbarie, parce que nous jugeons d’après nos mœurs. Si nous étions élevés dans les mêmes principes, nous verrions qu’ils faisaient à peine des sacrifices, puisque la patrie concentrait toutes leurs affections, et qu’il n’y a point d’objet vers lequel le préjugé de l’éducation ne puisse les porter. Pour ces républicains l’amitié n’était qu’une émulation de vertu, le mariage une loi de société, l’amour un plaisir passager, la patrie seule une passion. Pour ces hommes l’amitié se confondait avec l’estime : pour nous l’une est, comme je l’ai dit, un simple jugement de l’esprit, et l’autre un sentiment. On ne craint point de dire d’un homme qu’on l’estime et qu’on ne l’aime point ; c’est faire à la fois un acte de justice, d’intérêt personnel et de franchise : car c’est comme si l’on disait que ce même homme est  un bon citoyen, mais qu’on a sujet de s’en plaindre, et qu’on se préfère à la société. Aveu qui prouve aujourd’hui une espèce de courage philosophique, et qui autrefois aurait été honteux.

L’altération qui est arrivée dans les mœurs, a fait encore que le respect, qui chez les peuples dont j’ai parlé était la perfection de l’estime, en souffre l’exclusion parmi nous, et peut s’allier avec le mépris. Le respect n’est autre chose que l’aveu de la supériorité de quelqu’un. Si la supériorité du rang suivait toujours celle du mérite, ou qu’on n’eût pas prescrit des marques extérieures de respect, son objet serait personnel comme celui de l’estime, et il a dû l’être originairement, de quelque nature qu’ait été le mérite de mode ; mais comme quelques hommes n’eurent pour mérite que le crédit de se maintenir dans des places que leurs aïeux avaient honorées, il ne fut plus dès lors possible de confondre la personne dans le respect que les places exigeaient. Cette distinction se trouve aujourd’hui si vulgairement établie, qu’on voit des hommes réclamer quelquefois pour leur rang, ce qu’ils n’oseraient prétendre pour eux-mêmes. Vous devez, dit-on, humblement du respect à ma place, à mon rang ; on se rend assez de justice pour n’oser dire, à ma personne. Si la modestie fait tenir le même langage, elle ne l’a pas inventé, et elle n’aurait jamais dû adopter celui de l’avilissement.

La même réflexion fit comprendre que le respect qui pouvait se refuser à la personne, malgré l’élévation du rang, devait s’accorder malgré l’abaissement de l’état à la supériorité du mérite ; car le respect en changeant d’objet dans l’application, n’a point changé de nature, et n’est dû qu’à la supériorité. Ainsi il y a depuis longtemps deux sortes de respects, celui qu’on doit au mérite, et celui qu’on rend aux places à la naissance. Cette dernière espèce de respect n’est plus qu’une formule de paroles ou de gestes, à laquelle les gens raisonnables se soumettent, et dont on ne cherche à s’affranchir que par sottise, et par un orgueil puéril.

Le vrai respect n’ayant pour objet que la vertu, il s’ensuit que ce n’est pas le tribut qu’on doit à l’esprit ou aux talents ; on les loue, on les estime, c’est-à-dire qu’on les prise, on va jusqu’à l’admiration ; mais on ne leur doit point de respect, puisqu’ils pourraient ne pas sauver toujours du mépris. On ne mépriserait pas précisément ce qu’on admire, mais on pourrait mépriser à certains égards ceux qu’on admire à d’autres. Cependant ce discernement est rare ; tout ce qui saisit l’imagination des hommes ne leur permet pas une justice si exacte.

En général, le mépris s’attache aux vices bas et la haine aux crimes hardis, qui malheureusement sont au dessus du mépris, et font quelquefois confondre l’horreur avec une sorte d’admiration. Je ne dis rien en particulier de la colère, qui n’a guère lieu que dans ce qui nous devient personnel. La colère est une haine ouverte et passagère, la haine une colère retenue et suivie. En considérant les différentes gradations, il me semble que tout concourt à établir les principes que je propose, et pour les résumer en peu de mots.

Nous estimons ce qui est utile à la société, nous méprisons ce qui lui est nuisible. Nous aimons ce qui nous est personnellement utile, nous haïssons ce qui nous est contraire, nous respectons ce qui nous est supérieur, nous admirons ce qui est extraordinaire.

Il ne s’agit plus que d’éclaircir une équivoque très commune sur le mot de mépris, qu’on emploie souvent dans une acception bien différente de l’idée ou du sentiment qu’on éprouve. On croit souvent, ou l’on veut faire croire qu’on méprise certaines personnes, parce qu’on s’attache à les dépriser. Je remarque au contraire qu’on ne déprise avec affectation, que par le chagrin de ne pouvoir mépriser, et qu’on estime forcément ceux contre qui on déclame. Le mépris qui s’annonce avec hauteur, n’est ni indifférence, ni dédain ; c’est le langage de la jalousie, de la haine et de l’estime voilées par l’orgueil ; car la haine prouve souvent plus de motifs d’estime, que l’aveu même de l’estime sincère.

 

CHAPITRE 14

Sur le prix réel des choses

 

Nous n’avons examiné dans le chapitre précèdent que l’estime relative aux personnes ; faisons l’application de nos principes aux jugements que nous portons du prix réel des choses, et alors estimer ne veut dire que priser.

Dans quelle proportion estimons ou prisons-nous les choses ? Dans celle de leur utilité combinée avec leur rareté ; et cette seconde façon de les considérer est ce qui distingue l’estime que nous faisons des personnes d’avec le prix des choses. Cette distinction est si sûre, que nous n’estimons les personnes par leur rareté, qu’en les considérant comme choses. Telle est, par exemple, l’estime que nous avons pour les talents, dont nous faisons alors abstraction d’avec la personne.

Il faut encore observer à l’égard des choses, comme je l’ai fait à l’égard des personnes, que le plaisir, soit réel, soit de convention, que ces choses peuvent nous faire en flattant nos sens ou notre amour propre, se rapporte à leur utilité ; mais de quelque nature que soit cette utilité, c’est toujours avec la rareté qu’elle se combine pour le prix que nous y mettons. Ajoutons que l’utilité se mesure encore par son étendue ; de façon que de deux choses, dont l’utilité et la rareté sont égales, l’utilité qui est commune à un plus grand nombre d’hommes mérite le plus d’estime ; et ces trois mobiles du prix que nous mettons aux choses, l’utilité, l’étendue de cette utilité, et la rareté, se combinent à l’infini, et toujours par les mêmes lois : éclaircissons ces principes par des exemples. Les choses de première nécessité, telles que le pain et l’eau, ne peuvent pas être rares, sans quoi elles ne seraient pas nécessaires ; n’étant pas rares, elles ne peuvent attirer notre estime ; mais si par malheur elles cessent pour un temps d’être communes, quel prix n’y mettons-nous point ? Ce principe fait la règle du commerce.

Comment décidons-nous du prix de toutes les choses matérielles ? Par la même loi. Nous prisons beaucoup un diamant, en quoi consiste son utilité ? Dans son éclat, dans le léger plaisir de la parure, et surtout dans la vanité frivole qui résulte de l’opinion d’opulence et de ses effets. Mais d’un autre côté sa rareté est de la première classe, et ses degrés compensent ou surpassent ceux que d’autres choses auraient du côté de l’utilité. D’ailleurs sous un autre aspect l’utilité en est très grande, puisqu’il est dans la classe des richesses qui sont représentatives de toutes les utilités matérielles.

Passons aux talents ; par où les prisons-nous ? Par la combinaison de leur utilité, soit pour les commodités, soit pour les plaisirs ; par le nombre de ceux qui en jouissent, et la rareté des hommes qui les exercent. Les arts ou métiers de première nécessité sont peu estimés, parce que tout le monde est en état de les exercer, et qu’ils sont abandonnés à la partie de la société malheureusement la plus méprisée.

On n’a pas pour les laboureurs l’estime, que la reconnaissance, la compassion, l’humanité devraient inspirer. Mais en supposant par impossible qu’il n’y eût à la fois qu’un homme capable de procurer les moissons, on en ferait un dieu, et la vénération ne diminuerait que lorsqu’il aurait communiqué ses lumières, et qu’il aurait acquis par-là plus de droit à la reconnaissance. On pourrait après sa mort rendre à sa mémoire ce qu’on aurait ravi à sa personne. C’est peut-être ce qui a procuré les honneurs divins à certains inventeurs ; il y a eu plusieurs divinités dans le paganisme qui n’ont pas eu d’autre origine. À l’égard des arts de pur agrément, et dont toute l’utilité consiste dans les plaisirs qu’ils procurent, dans quel ordre d’estime les rangeons-nous ? N’est-ce pas suivant les degrés de plaisirs et le nombre des hommes qui peuvent en jouir ? Il n’y a point d’art où les hommes en général soient plus sensibles qu’à la musique ; et le plaisir qu’elle leur fait dépendant de l’exécution, il semble qu’ils devraient préférer ceux qui exécutent les pièces à ceux qui les composent ; mais d’un autre côté les compositeurs sont les plus rares, et leur utilité est plus étendue. Leurs compositions peuvent se transporter partout, et y être exécutées ; au lieu que le talent de l’exécution, quelque supérieur qu’il puisse être, se trouve borné au plaisir de peu de personnes, du moins en comparaison du compositeur.

La rareté d’une chose sans aucune espèce d’utilité, ne peut mériter d’estime. Celui qui lançait des grains de millet au travers d’une aiguille, était vraisemblablement unique ; mais cette adresse n’était d’aucune utilité ; la curiosité qu’il pouvait exciter n’était pas même une curiosité de plaisir. Il y a des choses qu’on veut voir, non par le plaisir qu’elles font, mais pour savoir si elles sont. Pourquoi les ouvrages d’esprit, en faisant abstraction de leur utilité principale, méritent-ils plus d’estime et font-ils plus de réputation que des talents plus rares ? C’est par l’avantage qu’ils ont de se répandre et d’être partout également goûtés par ceux qui sont capables de les sentir. Corneille n’est peut-être pas un homme plus rare que Lully ; cependant leurs noms ne sont pas sur la même ligne, parce qu’il y a un plus grand nombre d’hommes à portée de jouir des ouvrages de Corneille que de ceux de Lully, et que le plaisir qui naît des ouvrages d’esprit développant celui des lecteurs, ou leur touchant le cœur, flatte le sentiment et l’amour propre, et doit en plus d’occasions l’emporter sur le plaisir des sens que les talents nous causent.

Ce n’est pas que dans nos jugements nous fassions une analyse si exacte, et une comparaison si géométrique ; une justice naturelle nous les inspire, et l’examen réfléchi les confirme.

Qu’on parcoure les sciences et les arts avec cet examen réfléchi, on verra que l’estime qu’on en fait part toujours des mêmes principes qui s’étendent jusque sur la politique et la science du gouvernement. On a recherché bien des fois quel était le meilleur : les uns se déterminent pour l’un ou pour l’autre par leur goût particulier : d’autres jugent que la forme du gouvernement doit dépendre du local et du caractère des peuples. Cela peut être vrai ; mais quelque forme que l’on préfère, il y a toujours une première règle prise de l’utilité étendue. Le meilleur des gouvernements n’est pas celui qui fait les hommes les plus heureux, mais celui qui fait le plus grand nombre d’heureux. Combien faut-il faire de malheureux pour fournir les matériaux de ce qui fait ou devrait faire le bonheur de quelques particuliers, qui même ne savent pas en jouir ? Ceux à qui le sort des hommes est confié, doivent toujours ramener leurs calculs à la somme commune.

Tout est et doit être calcul dans notre conduite ; si nous faisons des fautes, c’est parce que notre calcul n’embrasse pas tout ce qui doit entrer dans le résultat, soit faute de lumières, soit par ignorance, ou par passion.

Ce n’est pas que les passions mêmes ne calculent, et quelquefois très finement ; mais elles n’évaluent pas tous les temps qui devraient entrer dans le calcul, et de-là naissent toutes leurs erreurs : je m’explique. La sagesse de la conduite dépend de l’expérience, de la prévoyance, et du jugement des circonstances présentes : on doit donc faire attention au passé, au présent et à l’avenir ; et les passions n’envisagent qu’un de ces objets à la fois, le présent ou l’avenir, et jamais le passé. Quelques exemples rendront cette vérité sensible. L’amour ne s’occupe que du présent, il cherche le plaisir actuel, oublie les maux passés, et n’en prévoit point pour l’avenir.

La colère, la haine, et la vengeance qui en est la suite, jugent comme l’amour. Ces passions prennent toujours le meilleur parti possible pour leur bonheur présent ; l’avenir seul fait leur malheur ; l’ambition au contraire n’envisage que l’avenir ; ce qui était le terme dans son espérance, n’est plus qu’un moyen pour elle, dès qu’il est arrivé.

L’avarice juge comme l’ambition, avec cette différence, que l’une est agitée par l’espérance, et l’autre par la crainte. L’ambitieux espère de proche en proche parvenir à tout ; l’avare craint de tout perdre : ni l’un ni l’autre ne savent jouir. L’avarice n’est, comme les autres passions, qu’un redoublement de l’amour de soi-même ; mais elle agit toujours avec timidité et défiance. L’avare craignant tous les maux, désire ardemment les richesses qu’il regarde comme l’échange de tous les biens. Il n’est cependant pas aussi dur à lui-même qu’on le suppose ; il calcule très finement, conclut assez juste d’après un faux principe, et trouve bien des jouissances dans ses privations. Il n’y a rien dont il ne se prive dans l’espérance de jouir de tout. Dans le temps qu’il se refuse un plaisir, il jouit confusément de tous ceux qu’il sent qu’il peut se procurer. Les vraies privations sont les privations forcées ; celles de l’avare sont volontaires. L’avarice est la plus vile, mais non pas la plus malheureuse des passions.

On ne saurait trop s’attacher à corriger ou régler les passions qui rendent les hommes malheureux, sans les avilir ; et l’on doit rendre de plus en plus odieuses celles qui sans les rendre malheureux, les avilissent, et nuisent à la société qui doit être le premier objet de notre attachement.

 

FIN DE L’OUVRAGE.