SOMMAIRE. L'homme d'armes au XIVe siècle. — Tactique féodale. — La rançon. — Une armée en marche. — Le camp de Philippe le Bel. — L'infanterie flamande. — Bataille de Courtray. — Les engins de guerre. L'HOMME D'ARMES AU XIVe SIÈCLE. Les croisés avaient adopté la coutume orientale de combiner, dans le harnois de l'homme de guerre, le fer avec le cuir ; puis, à partir de saint Louis, le vêtement de mailles avait été, peu à peu, remplacé par l'armure de plates en fer battu. Au XIVe siècle, les hommes d'armes remplacent le heaume par le bacinet à visière mobile ; au lieu de la cotte de mailles, la cuirasse bombée supporte, au-dessus du sein droit, un faucre pour appuyer la lance. La cuirasse est prolongée par une braconnière qui protège les hanches ; de larges tassettes, attachées à la braconnière, recouvrent les cuisses ; des spallières les épaules ; des plates à charnière, les bras et les jambes ; aux coudes, des cubitières ; au genou, des genouillères ; aux mains des gantelets. Des solerets pointus, dits à la poulaine, empêchent le pied de quitter l'étrier ; mais il faut les retirer pour marcher. Une ceinture de fer supporte, au côté droit, la dague ; au côté gauche, l'épée. Une lourde épée à deux tranchants et une masse d'armes sont suspendues aux arçons de la selle. La lance s'allonge et devient plus pesante. Pour charger, l'homme d'armes est obligé de se dresser sur les étriers, de s'arc-bouter sur le haut du troussequin de la selle et de plier le bras pour amener sous l'aisselle le pied du bois, soutenu par le faucre. Une rondelle d'acier sert de garde en avant de la main droite et contribue, avec l'écu', à couvrir la poitrine du chevalier. Le cheval n'a eu, jusqu'à la fin du XIIIe siècle, qu'une housse, faite de mailles quelquefois. Vers 1400, on lui donne une têtière de fer ; puis les Allemands lui mettent des plates sur le cou, sur le poitrail, sur la croupe et sur les flancs. Les chevaliers de France ne se décidèrent qu'à la fin du XVe siècle, à alourdir ainsi leurs destriers. L'homme d'armes, sur son cheval et la lance à la main, est devenu une machine de guerre, destinée à produire un choc irrésistible, mais il ne peut plus monter à cheval ni en descendre, sans l'aide d'un écuyer. TACTIQUE FÉODALE. Les chevaliers chargent en haie, sur un seul rang, parce qu'ils ne souffriraient pas d'être masqués pour combattre. Derrière eux, chevauchent les écuyers, qui ont pour fonctions principales, après avoir armé leurs maîtres, de les secourir dans la mêlée et de leur donner des armes de rechange. Puis viennent les coutilliers, chargés d'achever les blessés ou de s'emparer des prisonniers. Ainsi, c'est la troupe d'élite qui combat en première ligne. Les serviteurs à pied ou à cheval de cette cavalerie noble pourront, dans certains cas, compléter la victoire, mais si l'affaire tourne mal, ils seront les premiers à s'enfuir. Au combat, le chevalier ne doit compter que sur sa force, sur son adresse, sur son courage, sur la bonne trempe de son armure et sur la solidité de son cheval. Il ne peut appeler à son aide ni un renfort ni une réserve. Si le voisin vient à la rescousse, ce sera par grande fortune, car il faut qu'il soit lui-même victorieux, qu'il ait entendu l'appel, et qu'il puisse se dégager de la mêlée. Quant aux piétons de la commune affranchie ou du fief féodal, ils ne sont qu'un rempart vivant, qu'un centre de ralliement après la charge. L'infanterie, qui a été pour les Franks le principal instrument de la conquête, est réduite en France, au XIVe siècle, au rôle de la lice et de la barrière du tournoi. Jusqu'à du Guesclin, la tactique féodale se résumera dans la charge impétueuse de deux cavaleries, formées un peu au hasard, sur une seule ligne irrégulière. La cavalerie légère ne compte plus comme unité tactique. Les archers à cheval, qui en tiennent lieu, ne sont que rarement employés à éclairer ou à flanquer les hommes d'armes auxquels ils appartiennent. Le jour de la bataille publique, les suzerains font planter leur bannière sur le point qui leur paraît le mieux choisi pour combattre. Celui qui a amené le plus de chevaliers a le plus gros commandement et chaque troupe charge, à sa guise, sans s'inquiéter des bannières voisines. Quelquefois, quand l'ennemi a tourné bride et que les chevaux ne sont pas fourbus, la troupe victorieuse vient secourir celle de droite ou de gauche, pendant que ses coutilliers achèvent les blessés et pillent les bagages. LA RANÇON. D'ailleurs les chevaliers cherchent plutôt à faire des prisonniers qu'à égorger. Entre tous ces vaillants, pour qui la guerre est le jeu préféré, il y a un secret accord de clémence, un échange de générosité, qui font que le vaincu est reçu à rançon. Au lieu de la marque au fer rouge des Grecs, au lieu de l'épée impitoyable des légionnaires romains, le prisonnier en est quitte, d'ordinaire, pour une somme d'argent payée par ses vassaux. Il mange à la table de son vainqueur ; il a droit à tous les égards imposés par les lois de la chevalerie. Quelquefois il reste libre sur sa parole, et le prix de sa rançon devient une question d'amour-propre. Du Guesclin triplera la somme fixée par le Prince Noir, en lui jurant qu'il n'y a femme ou fille en Bretagne qui ne file une quenouille pour sa rançon. Au sentiment de clémence chevaleresque se mêle donc pour le vainqueur un intérêt égoïste. Aussi la rançon aura-t-elle, jusqu'à Fornoue (1495), une influence prépondérante sur la tactique féodale. Le chevalier se laissera trop souvent guider, sur le champ de bataille, par l'appât d'une riche capture. Il perdra de vue la bannière de son chef, il s'écartera du but prescrit, pour s'acharner à la poursuite d'un cavalier bien monté et bien armé. Destrier et harnois coûtent cher et un bon coup de lance procure l'un et l'autre. Désormais, au lieu d'un commun élan pour la cause commune, c'est le combat individuel pour le chevalier à la recherche d'une bonne prise, c'est le pillage pour le piéton qui n'a d'autre profict que le butin. UNE ARMÉE EN MARCHE. Le chroniqueur Guillaume Guiart a raconté en 21.000 petits vers, dans la Branche des royaus lignages[1], les marches et les combats des Français dans les Flandres de 1296 à 1304. A défaut de documents en simple prose, nous ferons quelques citations de ce médiocre poète, qui a du moins le mérite d'avoir été soldat et d'avoir vu ce qu'il a décrit[2]. L'armée de Philippe le Bel doit marcher, le lendemain, d'Arras vers Douai : Les connestables[3] commandent : Que soudoiers de touz estages, Qui du roy de France ont gages, Au point de la journée matin, Soient tout garni l'endemain, Sans faire l'endormi ni l'ivre, Pour les deux mareschaus[4] suivre Quel part qu'ils voudront aller. L'avant-garde est prête de bonne heure : Lendemain bien matin, à l'aube, Partent les veluz et les chaus D'Arras, avec leurs maréchaus... Mais ce n'est qu'au milieu du jour que le gros de l'armée, Le flo de gent s'entre-déboute ; Le charroir après eux s'aroute Qui tentes et pavillons porte. C'est une armée bruyante : Granz est le bruit quand l'est s'aroute : Les compagnies[5], route à route[6], Par devers Douai, d'Arras sortent. D'Arras se partent duc et comte, Baron, chastelain et viscomte, Serjanz d'armes et sénéchaus. Les banières des mareschaus, Deploiées contre le vent, Sont en le premier front devant. Puis grant assemblée vient après, Joignant et serré près à près, Et si grant flot de baronnie Par mons, par vaus, par terre unie, Qu'il est nul homme qui les prisast Ni qui le nombre en devisast, Tant en a de long et de large... Dieu ! comme les destrier enselé, Que les garçons[7] en destre[8] mainent, Orgueilleusement se demainent !... Clercs chantent motez[9], bidaux[10] dancent, Vieilles plaident[11], charretiers tancent[12], Jeunes femmes janglent[13] et rient, Serjanz hoquètent, hérauz crient, Charroiz comme foudre randonnent[14], Tambours croissent, trompes bondonnent, Banières cliquent[15] et frémissent, Anes braient, chevaux bénissent, Les armes tentissent qui pèsent, Ribaux[16] huent[17] et garçons noisent[18]. Tout le païs entour résonne Du grant esèrois[19] que l'en li donne ! LE CAMP DE PHILIPPE LE BEL. L'étape n'est pas longue. A Fampoux, à deux lieues d'Arras, l'armée s'arrête pour camper. L'avant-garde, composée de baronnie et d'hommes d'armes, s'établit dans les villages ou bien en plein champ sous la tente : Connétables et capitaines Des primeraincs compaignies Choisissent leurs logis... Et ceux qui les suivent à traces Prennent en bon ordre leurs places ; Par labours et par sillons Tendent tentes et paveillons ; Comme en force maisons et salles Mettent dedans coffres et malles. L'infanterie bivouaque comme elle peut. Nous trouvons déjà l'esprit de ressources du soldat français, qui sait improviser un abri et une cuisine : Ceux à pié, qui n'ont pas de rentes Ni deniers dont ils aient tentes, Courent les arbres ébranchier, Vous les verriez branches trancher Et vers les serjanz les traîner ; Et petits rameaux (in)cliner Et faire loges et feuillies Des branches qu'ils ont cueillies. Le camp est entouré d'une enceinte de chariots, c'est la tradition des ancêtres gaulois, germains ou barbares ; mais les leçons romaines ne sont pas oubliées : le quartier du roi, bien gardé, occupe le centre d'un vaste rectangle, percé de larges rues : Puissiez voir estendues Grandes tentes aux champs tendues, Qui plus d'une grant lieue dure ; L'enceinte autour et la clôture... Entre les autres, avec art, Sont les tentes du roy assises, Plaisanz, avenantes et belles, A la circuite desquelles Les serjanz d'Orléans Armés, chaque nuit, veillent, Avec une connestablie De soudoiers de Picardie. Les cantiniers, les marchands de toutes sortes, encombrent le camp de Philippe le Bel. Nous les avons vus déjà au camp de saint Louis, où même ils payèrent de leurs personnes, en arrachant le frère du roi des mains des Infidèles. En l'ost, ça et là, par les rues, Sont encor bonnes gens, Qui du travail de leurs mains vivent, Et qui, pour gaingner, l'ost suivent. Ils font petits fourniaux et fours Aux fossés, près des quarrefours ; (Moult se sont du faire hastez ;) Là cuisent tartes et pâtez. Taverniers, dont maint sont en dètes[20]. Ont tonneaux de vin en charrètes, Qu'aux soudoyers, qui en demandent, Trouble (avec la lie), ils vendent. Les autres : petite bière ! crient, Qui est d'Arras, si comme ils dient. Ça et là vous oïriez vieillotes Crier haut, à diverses notes, Les unes pour fromages vendre, Autres pour pain blanc, dur ou tendre. Les cuisiniers leurs pots réscument ; Les logis de toutes pars fument... Et les ribauz, portant brelans, Ne seront pas de jouer lents..... De Fampoux, l'armée va, par Vitry, camper sous les murs de Douai[21]. L'INFANTERIE FLAMANDE. Avant que l'archer ne devienne le héros de la guerre de Cent ans, avant que l'infanterie ne reprenne une importance telle que les chevaliers eux-mêmes voudront combattre à pied, nous voyons, aux premiers jours du XIV siècle, les gens de pied donner un cruel avertissement à la fougueuse noblesse française. Bataille de Courtray (11 juillet 1302).Pour châtier les bourgeois révoltés de Bruges, le comte Robert d'Artois était entré en Flandre par Tournay, avec 7.500 hommes d'armes, 10.000 archers et 30.000 miliciens des communes. Le 11 juillet 1302, 20.000 bourgeois, âprement et épaissement ordonnés par Gui de Namur et Guillaume de Juliers, et portant avec eux reliques de saints, glaives, lances, épées, broches et massues à pointes de fer, se rangèrent dans la plaine, en avant de Courtray, derrière un étroit canal, creusé en forme de demi- lune, au milieu d'un marais impraticable pour la cavalerie[22]. Ils avaient formé (en deuxième ligne), avec 8.000 piétons, une très-grande bataille, en guise d'un écu la pointe en avant, et ils s'étaient entrelacés l'un l'autre, pour qu'on ne les pût percer[23]. Quelques centaines de chevaliers belges ou allemands, qui les avaient rejoints, mirent pied à terre et attendirent, la lance à la main, à côté des piquiers, le choc de l'armée française, formée en dix colonnes profondes. Les archers et les piétons des communes de France, sous le commandement de Jean de Brûlas, entamèrent l'attaque, et refoulèrent la première ligne flamande. Toute la fleur de baronnie Là vint tout apparaillié (prête au péril). Devant furent la gent à pié, Arbalestriers, qui bien le firent, A traire (tirer) et à geter se mirent Des deux pars (côtés) angoissement ; Et tant getèrent vraiement Que les saëtes (carreaux) leur faillirent (manquèrent). Les autres genz de pié se tirent (se portent) Avant, pour l'assaut envéir (attaquer). Là, put on maint dar véir (voir) Et main espié (épieu) et mainte lance. Là, gent de pied forment (violemment) s'avance ; Si, se tenant serréement, Flamens assaillent durement ; Et les Flamens fort se deffendent, Et au mieux qu'ils peuvent se vendent, Et les reculent à grant force. Chacun de bien férir (frapper) s'efforce ; Et tant par force et par durté Se sont ensemble si heurté, Que les Flamens convint retraire (tournent le dos). Français qui bien le voulurent faire, Par vive force les percièrent ; Devant, derrière les frappèrent ; Chascun pensant honneur acquerre, Des Flamens ont jonchié la terre. Et si la gent de pié le fist Qu'auques les mistrent à desconfit[24]. Le connétable Raoul de Nesle voulait qu'on profitât de ce succès des gens de pied, pour tourner la position ennemie ; mais Robert d'Artois, fougueux et imprudent comme son père l'avait été à Mansourah, demanda au connétable s'il avait peur[25] ? Il ordonna à l'infanterie de se replier derrière les ailes et à la baronnie de se former en une seule masse, pour charger la grosse bataille des 8.000 piétons flamands. Retournez, gent de pié, rarrière
! s'écria-t-il ! Alors, au milieu d'un nuage de poussière, les gens de pied français entendirent grand bruit de chevaux. L'ordre de battre en retraite les étonne, les trouble, ils croient que la bataille est perdue sur un autre point, que : D'autre part venus Fussent Flamens, qui retenuz Eussent nos gens mis à mort. Ils reculent, leurs rangs s'ouvrent ; les Flamands y pénètrent pendant que, derrière eux, les hommes d'armes accourent, au cri de Mont joie ! en renversant amis et ennemis sur leur passage. Les Flamands n'attendent pas cette charge ; ils se retirent en bon ordre, jusqu'à un pont de la Lys bien gardé par leurs gens, et ils se forment en phalanges profondes derrière le fossé et le marais. Chacun tenant son gondendart[26] Levés contre Français les fers, Comme on attend les sangliers, Les Flamens Français attendaient. Les chevaliers des premières bannières, lancés au galop, roulèrent dans le canal avec leurs destriers. En un instant ce fossé, coupé à pic, fut comblé d'hommes et de chevaux. Les suivants s'embourbèrent dans le marais. La queue de la colonne, emportée par son élan, augmentant à tout instant le désordre et la confusion, la tête fut détruite et rompue sans avoir combattu. Tout ainsi la chevalerie Vint au marais par sa folie, Et les chevaux, jusques aux sangles, Se férirent dedans la fange..... Et de tant comme ils s'efforçaient D'issir, en tant plus refondaient (s'enfonçaient), Et quant l'autre aider cuydait (croyait aider), Chacun d'eux arrière rechéait (retombait)[27]. Alors les Flamands, franchissant le canal en deux endroits, vinrent assaillir les flancs de cette cohue embourbée et ils en firent un affreux carnage. Quant Flamens ont ce regardé, Ils ne se sont de riens tardé ; Au marais se sont aprouchiéz, Et leurs bastons ont acrochiéz Les chevaliers, qui là gisaient, Et tout ainsi qu'ils les tiraient Il les demenaient à martyre. Onques nul n'en voulurent élire (choisir) Ni prendre vif ; mais ils tuèrent Tous ceux vifs qu'ils accrochièrent.....[28] Comme son père, Robert d'Artois paya de sa vie son imprudence. A l'aspect de la ruine de son avant-garde, le noble comte, qui n'avait accoutumé de fuir, se plongea avec sa compagnie de forts et vaillants gentilshommes au milieu des Flamands, comme un lion enragé. Mais la grande multitude de lances, que les bourgeois tenaient serrées les unes contre les autres, empêcha le comte Robert de très-forcer et transpercer leurs batailles. Ceux de Bruges n'épargnèrent nulle âme, ni grand, ni petit, mais, de leurs lances aiguës et bien ferrées, ils faisaient trébucher et choir chevalier après chevalier et les tuaient à terre. Ceux dont les armures émoussaient la pointe de fer des hallebardes (gondendacs), étaient assommés à grands coups de maillets de fer ou de fléaux. Et le comte, quoiqu'il fut navré de trente blessures au moins, toutefois combattait-il vaillamment, préférant gésir mort, avec les nobles hommes qu'il voyait mourir devant lui, que de se rendre et d'être mis à rançon[29]. Courtray marque l'avènement de la pique. L'exemple des Flamands sera suivi, en 1308, par les Suisses (bataille de la Reuss) et, avant même que la poudre ait parlé, l'armure de fer, la charge impétueuse, la bravoure irréfléchie, tout ce qui a régné sans conteste depuis Charlemagne, trouvera un rude adversaire dans le piquier mal vêtu, qui sait attendre l homme d armes de pied ferme et le recevoir à longueur de bois. Qu'il vienne un général prudent comme Edouard III, comme le Prince Noir ou du Guesclin son adversaire, que la tactique féodale se trouve aux prises avec un capitaine, qui sache employer l'infanterie et qui ne combatte qu'à son heure, sur un sol défavorable à la cavalerie, et la chevalerie deviendra une force impuissante, d'un emploi dangereux. ENGINS DE GUERRE. Cependant la revanche de Courtray fut prise à Mons-en-Puelle, deux ans plus tard. Nous retiendrons de cette victoire de Philippe le Bel deux faits importants : c'est que les Flamands se sont formés en trois redoutes, phalanges profondes, entourées de chariots[30], et que les Français s'y sont servis d'engins roulants, perdriaus ou espringales : Près du Roy devant la banière, Metent François trois perdriaus, Jetant pierres aus enniaus Entre Flamans, grosses et males, Joignant aussi deux espringales, Que garçons pour tirer avancent. Outre ces pierres grosses et mâles, les engins lançaient des javelots redoutables, puisque : Le garot empené d'airain Quatre ou cinq en perce tout oultre. M. Viollet-le-Duc, dans le Dictionnaire d'architecture, a reconstitué, d'après les textes et les estampes, le mécanisme et le jeu de l'arbalète à tour. On là faisait mouvoir au moyen de trois roues, dont deux étaient fixées à la traverse inférieure et la troisième à la partie mobile de l'affût. Un pointail, posé sur une crapaudine ovoïde, maintenait l'affût sur un point fixe servant de pivot. Il était donc facile de régler le tir sur le plan horizontal. Pour abaisser ou relever le tir, c'est-à-dire pour viser de bas en haut ou de haut en bas, on pouvait d'abord démonter la roue extrême, et laisser reposer l'affût sur les deux galets en olive. Si l'on voulait abaisser quelque peu le tir, on relevait la partie inférieure de l'affût au moyen de la double crémaillère et des deux roues d'engrenage, auxquelles on adaptait deux manivelles. S'il était nécessaire d'abaisser le tir, on laissait la roue, et l'on élevait la partie supérieure de l'affût au moyen des crémaillères. La partie inférieure se mouvait sur le tourillon. Le propulseur se composait de deux branches doubles d'acier, passées dans des cordages de nerfs tortillés et appuyées à leur extrémité contre les deux montants du châssis. Pour bander ces cordes de nerfs autant qu'il était besoin, des tubes de fer étaient passés entre elles ; on introduisait des leviers dans ces tubes, soit par l'une de leurs extrémités, soit par l'autre, pour ne pas permettre aux cordes de se détortiller et l'on fixait l'extrémité de ces leviers aux deux brancards. Si l'on craignait que les cordes se détendissent, on appuyait un peu sur ces leviers, en resserrant leurs attaches de manière que les deux branches de l'arc fussent toujours également bridées. Pour bander cet arc, dont les deux extrémités étaient réunies par une corde faite avec des crins, des nerfs ou des boyaux, on accrochait les deux griffes à cette corde ; puis, agissant sur les manivelles, on amenait la corde de l'arc, au moyen des deux crémaillères horizontales, jusqu'à la double détente. Cette détente était manœuvrée par
une tige munie, à son extrémité, d'un anneau mobile, qu'on passait dans une
cheville lorsque la détente était relevée. Ramenant alors quelque peu les
crémaillères, la corde venait s'arrêter sur cette double détente, qui ne
pouvait rentrer dans l'affût. On appuyait la base du projectile sur la corde
en le laissant libre dans la rainure. Le pointeur, ayant tout préparé,
faisait sortir l'anneau de la cheville d'arrêt, tirait à lui la tige, la
double détente disparaissait, et la corde revenait à sa place normale en
projetant le dard. Une légère pression exercée sur le dard par un ressort
l'empêchait de glisser dans sa rainure, si le tir était très-plongeant[31]. Quant aux engins volants, qui ont précédé le mortier, ce sont des machines à contrepoids, qu'on appelle trébuchets ou mangonneaux. Ils servent surtout à la défense ou à l'attaque des villes. Ils ont mangoniaus et perières Que souvent tendent et destendent, En destachant grant escrois, rendent Pierres, qui par l'air se remue[32]. M. Viollet-le-Duc, dans son Dictionnaire, a représenté le mangonneau, du côté de sa face antérieure, au moment où le levier est abaissé. Six hommes, agissant sur les deux
grands treuils, sont restés dans les roues, afin de dérouler le câble doublé,
lorsque le levier aura lancé le projectile qui est placé dans la poche de la
fronde. Seize hommes s'apprêtent à tirer sur les quatre cordes attachées à la
partie inférieure du contrepoids. Le décliqueur est à son poste, en A, prêt à faire sauter le crochet qui retient l'extrémité du levier abaissé. Le maître de l'engin est en B. Il va donner le signal qui doit faire agir simultanément le décliqueur et les tireurs. A sa voix, le levier, n'étant plus retenu, sollicité par les seize hommes placés en avant, va se relever brusquement, entraînant la fronde, qui, en sifflant, décrira une grande courbe et lancera son projectile. Les projectiles sont des boulets de pierre, des paquets de cailloux, des machines incendiaires ou des tonnelets de feu grégeois, comme nous l'a raconté Joinville. Ces grandes machines ne peuvent servir que dans l'attaque ou la défense des places. Pour suivre les armées en campagne, il y a le caable ou petite pierrière, qui est un perfectionnement de la catapulte grecque. La pièce principale est le levier A, dont l'extrémité inférieure passe dans un faisceau de cordes tordues au moyen de clefs B et de roues à dents C, arrêtées par des cliquets. Les cordes sont passées dans deux anneaux, tenant à la tige à laquelle la roue à dents vient s'adapter ; ainsi que l'indique le détail D. Ces cordes ou nerfs, tordus à volonté à la partie inférieure du levier, avaient une grande force de rappel. Mais, pour augmenter encore la rapidité de mouvement que devait prendre ce levier, des ressorts de bois et en nerfs entourés de cordes, formant deux branches d'arc E, attachées à la traverse-obstacle, forçaient le levier à venir frapper violemment cette traverse F, lorsqu'au moyen du treuil G on avait amené ce levier à la position horizontale. Lorsque le levier A était abaissé autant que possible, un homme, tirant sur la cordelette H, faisait échapper la branche de fer I (voyez le détail K), et le levier, ramené rapidement à la position verticale, arrêté par la traverse-obstacle F, envoyait au loin le projectile placé dans la cuiller L. On réglait le tir en ajoutant ou en supprimant des fourrures en dedans de la traverse F, de manière à avancer ou à reculer l'obstacle, ou en attachant des coussins de cuir rembourrés de chiffons à la paroi antérieure de l'arbre du levier. Plus l'obstacle était avancé, plus le tir était élevé ; plus il était reculé, plus le tir était rasant. Le projectile obéissait à une force centrifuge déterminée par le mouvement de rotation de la cuiller et à la force d'impulsion horizontale déterminée par l'arrêt de la traverse F. La partie inférieure du levier présentait la section M, afin d'empêcher la déviation de l'arbre, qui, d'ailleurs, était maintenu dans son plan par les deux tirages des branches du ressort E. Les crochets O servaient à fixer le chariot en place, au moyen de cordes liées à des piquets enfoncés en terre, et à attacher les traits et palonniers nécessaires lorsqu'il était besoin de le traîner. Quatre hommes pouvaient abaisser le levier en agissant sur le treuil G. Pour qu'un engin pareil ne fût pas détraqué promptement par la secousse terrible que devait occasionner le levier en frappant sur la traverse-obstacle F, il fallait nécessairement que cette traverse fût maintenue par des contre-fiches de charpente et par des brides de fer, ainsi que l'indique la figure 000. Les seuls engins défensifs employés pendant le moyeu âge sont les mantelets des Grecs et des Romains ; c'est-à-dire, des claies en demi-cercle posées sur trois roues, ou bien des panneaux assemblés à angle droit. Les archers et les arbalétriers, qui protégeaient le travail des mineurs ou engingneurs, employaient des mantelets légers semblables aux abris mobiles de nos sentinelles avancées. Ce sont là des engins bourgeois. La chevalerie française les dédaigna, et, sans se soucier de l'art militaire que la noblesse anglaise étudie patiemment, elle s'élancera avec sa fougue originelle, dans les cruelles aventures de la guerre de Cent ans ! FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Tome XXIIe de la magnifique édition des Chroniques de l'histoire de France, recueillies par MM. de Wailly et Léopold Delisle.
[2] Nous n'avons changé au texte du chroniqueur que les mots incompréhensibles, en les traduisant d'après le Glossaire de la langue romane de Roquefort. Paris, Warée, 1808.
[3] Les connétables (comes stabuli, comte des écuries) sont, en 1300, les chefs de guerre des grands fiefs de la Couronne. La Bourgogne, la Normandie, la Champagne ont leurs connétables, et les compagnies de cavalerie ou d'infanterie, réunies sous leur commandement, s'appellent connétablies. Le connétable de France est pardessus tous autres qui sont en l'ost, excepté la personne du roy. En 1302, ce connétable est Gaucher de Châtillon, comte de Porcéan, seigneur de Châtillon-sur-Marne. La charge avait été créée, en 1060, par Philippe Ier au profit d'Albéric de Montmorency.
[4] Les deux maréchaux sont les lieutenants du connétable, ses chefs d'état-major. Ils ont à peu près l'emploi du maître de la cavalerie (magister equitum) dans l'armée consulaire.
[5] Ce vieux mot de compagnie indique, au XIVe siècle, la réunion sous un même chef des hommes d'armes et des piétons du même fief ou de la même province. La compagnie peut être fort nombreuse ou se réduire à quelques hommes.
[6] Bande par bande. La route, c'est la réunion de combattants à pied ou à cheval sous une même bannière.
[7] Les valets.
[8] Par la main droite.
[9] Cantiques.
[10] Les bidaux sont les piétons qui ne sont ni archers ni arbalétriers. Jusqu'alors c'est le rebut de l'infanterie, mais quand la pique aura fait son apparition victorieuse sur les champs de bataille, les piquiers deviendront les soldats d'élite, et le mot bidaux restera un terme de mépris pour désigner les traînards et les lâches.
[11] Bavardant.
[12] Se disputent.
[13] Plaisantent.
[14] Passent au galop.
[15] Cliquetis vient de ce vieux mot.
[16] Vagabonds, armés ou non, qui suivent l'armée : ce sont les calones des Romains ; ils portent les fardeaux du soldat et font ses corvées, moyennant salaire.
[17] Crient : hue ! L'exclamation est restée.
[18] Se battent.
[19] Fracas.
[20] En retard.
[21] L'ost qui trois jours là séjourne,
Tout ordoné, au quart (le jour) s'en tourne ;
Vitry passent, Douai costoient ;
Là s'arrêtent cils qui ostoient (sont dans l'ost).
[22] Geoffroy de Paris.
Pleine de fange et de palu
Est en Flandres toute la terre :
N'aiment pas là Français la guerre,
Car Français sont tôt dissipés,
Si ne combattent à sec pié ;
Car sont nourris trop tendrement.
La chronique rimée de Geoffroy de Paris est certainement due à un Parisien qui était contemporain et quelquefois même témoin des événements qu'il raconte.... C'est un interprète fidèle des opinions et des sentiments qui agitaient de son temps la capitale du royaume. (Préface du XXIIe volume des Chroniques de l'histoire de France, par de Wailly et Léopold Delisle).
[23] Chronique de Saint-Denis.
[24] Les piétons firent si bien qu'ils les mirent à peu près en déroute. Geoffroy de Paris.
[25] Telle est la version de la Chronique de Saint-Denis, qui est le compte rendu officiel. Voici le récit, un peu différent, de Geoffroy de Paris, qui met en scène le chancelier de France, Pierre Flotte :
Et quand la grant chevalerie
Vit afleibie (compromise) la partie
Des Flamens, si on dist entr'elz (ils dirent entre eux) :
— Seigneurs, regardez à vos elz (de vos yeux)
Comment nos gens de piè le font :
Flamens près de déconfis sont.
Avant ! seigneurs grans et menors (moindres),
Gardez que nous aions l'ennor (l'honneur)
Et le pris de cette bataille.
Faisons retraire (retirer) la
piétaille ;
Ils ont très-bien fait leur devoir ;
Or nous convient l'ennor ravoir.
Le quens (comte) d'Artois ces mots a dit,
Et Pierre Flotte répondit :
— Sire encor n'est-il pas besoing
Que nous allions de ci plus loing :
Laissons aux gens de pié leur pris,
Car ils ont très-bien entrepris (commencé),
Et, se Diex plest (s'il plaît à Dieu)
bien passeront (finiront).
Si mestier est (s'il en est besoin),
moult tôt seront
Secourus, car nous sommes près,
Et nous i bouterons après (nous chargerons derrière eux),
Et les suivrons petitement (à petite distance) ;
Si prendront en nous hardement (notre présence leur donnera)
Et cœur de bien faire et courage.
Mais le comte d'Artois ne veut rien entendre ; il passe outre, en accusant de trahison Pierre Flotte et les hommes d'armes du Languedoc.
Flotte s'indigne, et répond fièrement :
Que jà tant avant ne serez
Que je ne soie encore avant,
Et que je ne soie au chef devant (en tête) !
Or y allons, Dieu nous conduise !
[26] C'est une hallebarde.
[27] Guillaume Guiart.
[28] Guillaume Guiart.
[29] Chronique de Saint-Denis.
Ce qui montra (c'en est la somme),
Que victoire ne vient pas d'homme,
Mais de Dieu, cil qui est ès cieux,
Qui met à fin les orgueilleux !
(Guillaume Guiart).
[30] Les Flamands....
En plusieurs lieux leurs charroiz halent (tirent) ;
A rangier metent leurs étuides (soin).
De chars et de charrètes vides,
Qu'à grant diligence ont atraites (tirées),
Ont entre eux trois rangiées faites,
En tel sens, par ordre commune,
Que le derrière de chacune
Est mis, (comme nous l'estimons),
A l'autre en les deux limons.
Qui donc, à mon avis, eurent
Mille pas entiers et plus trente.
Le reste (du charroiz) ordoné en arrière,
Cinq cents pas tenait.
De hardiz serjanz emplirent les ruelles,
Et la bataille attendirent
En maint lieus, avant et arrières,
Étaient panonceaux et banières,
Qui hors des chars, en l'air, issaient.
[31] Tome V, p. 242.
[32] Guillaume Guiart.