L'ART DE LA GUERRE CHEZ LES ANCIENS

LIVRE DEUXIÈME. — LES ROMAINS

 

CHAPITRE VI. — L'ART MILITAIRE CHEZ LES ROMAINS.

 

 

SOMMAIRE.

Castramétation. — Tactique de marche. — Formations de combat. — L'ordre manipulaire. — Bataille de Cannes. — Cavalerie romaine. — Unité d'armement. — L'ordre en cohortes. — Invasion des Cimbres et des Teutons. — Victoires de Marius. — Matériel de la légion. — Machines de guerre. — Travaux de campagne.

 

CASTRAMÉTATION.

 

La visite d'un camp de Pyrrhus apprit aux Romains les premiers principes de la castramétation 280 avant J.-C.

Dès lors, sans négliger l'étude du terrain et le choix des positions, ils firent de leur camp retranché un solide point d'appui, qui suppléait aux obstacles naturels.

A quelque distance du point où la légion devait arrêter sa marche, un tribun, accompagné de plusieurs centurions, prenait les devants, pour déterminer l'emplacement du camp.

Quand il l'avait choisi, il plantait un vexillum au point central, où devait s'élever la tente du consul, puis, il faisait tracer les limites du prétoire, planter des guidons aux quatre angles du camp et jalonner, avec des lances, les avenues et les voies principales.

Ces dispositions étaient prises d'une manière uniforme, afin que les troupes pussent, à la seule inspection du tracé, se rendre directement à leurs places et commencer l'installation.

 

Le camp était le plus souvent un rectangle, entouré d'un fossé de douze pieds de largeur, pour neuf de profondeur (3m,75 sur 2m,70).

Les terres du déblai formaient intérieurement le vallum, parapet de huit pieds de haut, surmonté des pieux que portait le légionnaire[1].

Ces pieux, profondément enfoncés, étaient des troncs d'arbres, auxquels on laissait trois ou quatre de leurs principales branches.

Ces branches sont tellement enchevêtrées qu'on peut à peine distinguer le pied dont elles sortent. Il n'est pas possible de glisser la main entre elles, parce qu'elles ne laissent aucune ouverture et que les extrémités sont pointues. Deux ou trois hommes uniraient en vain leurs efforts pour arracher l'un de ces pieux ; il faudrait en arracher quatre ou cinq à la fois, et encore l'ouverture ainsi faite serait-elle insuffisante[2].

 

En arrière de cette haie artificielle était ménagée une banquette.

Quatre portes s'ouvraient dans le vallum :

La prétorienne et la décumane se faisaient face sur les petits côtés du rectangle ; elles étaient reliées entre elles par l'avenue transversale, qui traversait le prétoire ;

Les principales, ouvrant à gauche et à droite sur les grands côtés, étaient réunies par la voie quintane.

Au pied du vallum, courait un chemin de ronde, large de deux cents pieds (59 mètres), au bord duquel les tentes étaient dressées, hors de la portée du trait.

Un espace de deux cents pieds carrés était réservé autour du tribunal et de la tente du général ; c'était le prétoire. Les enseignes y étaient plantées.

A gauche, la tente du maître de la cavalerie et le forum, marché du camp ; à droite, le pavillon du questeur et de ses comptables.

En arrière du prétoire, les tentes des tribuns sur une seule ligne.

Ce quartier général (principia) était séparé du quartier des troupes par deux avenues, de cent pieds de largeur.

L'armée campait dans son ordre de marche.

En avant du prétoire, l'avant-garde, composée des troupes légères alliées ; en arrière de l'avenue transversale, le corps de bataille, c'est-à-dire les légions romaines, puis, l'infanterie par cohortes et la cavalerie légionnaire sur huit colonnes, flanquées extérieurement par deux colonnes d'alliés.

Deux voies en croix partageaient cette partie du camp en quatre rectangles égaux.

Les vélites bivouaquaient en ligne, à droite et à gauche des portes. Pour le repas du soir, ils venaient se joindre à la décurie légionnaire, dont ils dépendaient.

 

Devant l'ennemi, le vallum, de 2.370 mètres de développement, était construit, en moins d'une heure, par la moitié de l'infanterie sous la protection de l'autre moitié.

Le terrain environnant était gardé et éclairé au loin, pendant le travail, par les troupes légères et par la cavalerie.

 

Une armée consulaire, renforcée par des troupes légères et des auxiliaires, forte de 24.000 hommes d'infanterie et de 5.800 chevaux ; en tout, près de 30.000 hommes, campait dans un carré de 336 toises de côté, ayant 1.344 toises de pourtour, soit 21 hommes par toise. Chaque homme portant trois pieux, on avait soixante-trois pieux par toise courante. La surface du camp était de 112.000 toises carrées, soit trois toises et demie par homme, en ne comptant que les deux tiers de l'effectif. Au travail, quatorze pionniers par toise courante fortifiaient le camp et le mettaient hors d'insulte, en trente minutes au plus[3].

Quand on était en pays ami, l'enceinte du camp temporaire n'était, le plus souvent, qu'une tranchée-abri de trois pieds (0m,89), bien gardée au loin par des patrouilles et par des rondes.

Sous les empereurs, il n'y avait plus que des citoyens, sujets de l'empire, ou des barbares auxiliaires. Ceux-ci étaient placés au centre et encadrés par les légionnaires, qui seuls étaient chargés de la garde du camp. Le quartier de l'empereur était entouré des prétoriens et des troupes d'élite.

Le rectangle se trouvait ainsi partagé en trois parties à peu près égales :

La prétenture, devant la porte prétorienne ;

Le prétoire, au centre du camp ;

La rétenture, près de la porte décumane.

Pour lever le camp, au premier signal de la trompette, on détend les tentes, en commençant par celles du consul et des tribuns, et l'on plie bagage.

Au second signal, on charge les bagages sur les bêtes de somme ; au troisième, l'avant-garde se met en marche et tout le camp la suit[4].

Avant de partir, un héraut, placé à la droite du général, demande, à haute voix, si les troupes sont prêtes à combattre. Les soldats répondent qu'ils sont prêts ; souvent même, ils préviennent le héraut et témoignent leur ardeur, en poussant des cris et en levant les bras.

Ils marchent ensuite en bon ordre, silencieusement sans jamais rompre les rangs, comme s'ils avaient l'ennemi devant eux[5].

 

TACTIQUE DE MARCHE.

 

L'avant-garde d'une armée consulaire est, le plus souvent, composée des extraordinaires et des vélites.

La tête du corps de bataille, primum agmen, est formée par l'aile droite des alliés. Derrière cette troupe, ses bagages, réunis à ceux de l'avant-garde.

Au centre, les deux légions romaines marchent, par manipule, sur dix hommes de front. Chaque légion est suivie de son bagage.

L'aile gauche des alliés, précédée de son bagage, forme la queue de la colonne, extremum agmen.

L'arrière-garde se compose de la cavalerie alliée. La cavalerie légionnaire marche tantôt avec l'arrière- garde, tantôt avec les bagages ; elle surveille les conducteurs, les prisonniers, le troupeau, et elle assure l'ordre dans le convoi.

Le convoi est partagé en divisions, comprenant chacune deux cents mulets avec leurs conducteurs. Ces divisions ont un signe de ralliement et un chef particulier choisi parmi les muletiers.

Quand l'arrière-garde est menacée, on lui envoie les extraordinaires, sans rien changer aux autres dispositions de l'ordre de marche.

Les légions et les ailes alliées alternent, chaque jour, entre elles, pour prendre la tête ou la queue de la colonne. De cette manière, toutes les fractions de l'armée profitent également de l'eau et des vivres trouvés sur la route.

 

Si l'on marche en pays découvert, ou si l'on craint une attaque, les hastaires, les princes et les triaires marchent par manipules, en trois colonnes, à intervalles égaux. Chaque manipule est alors précédé de ses bagages.

Si l'ennemi se présente à droite ou à gauche, les manipules lui font face par un simple mouvement de flanc. L'action s'engage-t-elle sérieusement, les bagages, restés en arrière, sont réunis au point le plus sûr, loin des combattants.

 

Plus près de l'ennemi, on forme quelquefois le quadratum agmen, combinaison de la marche en bataille et de la marche en colonne. Les troupes légères servent de flanqueurs. Une moitié des légions se déploie en tète et en queue, dans l'ordre de bataille, et l'autre moitié, formée en deux ou trois colonnes, entoure les bagages, placés au centre.

L'étape moyenne est de sept lieues. On part à trois heures du matin, pour arriver vers dix heures. On a ainsi tout le temps d'établir et de fortifier le camp.

Marcher à l'ennemi sur une, deux ou trois colonnes, et vivre sur le pays, en nourrissant la guerre par la guerre : voilà donc toute la logistique des Romains.

Un pareil système rendait les opérations très-aventureuses, puisque le ravitaillement en vivres et en munitions n'était jamais assuré.

Aussi, quand les Romains furent devenus les maîtres d'une partie du monde, s'appliquèrent-ils à perfectionner les voies de communication et les moyens de faire vivre leurs armées en pays conquis.

 

FORMATIONS DE COMBAT.

 

La tactique des Romains se résume dans le combat individuel, dans la succession des efforts, dans le remplacement méthodique des rangs et des lignes engagés[6].

Les légionnaires, placés à trois pieds les uns des autres, ont toute leur liberté d'allure pour lancer le pilum et pour manier l'épée. Quand le soldat du premier rang est fatigué, le suivant prend sa place. Celui-ci sait qu'il a derrière lui, pour lui venir en aide, pour le remplacer s'il est fatigué, pour le venger s'il succombe, ses huit frères d'armes de la décurie, contubernales, qui partagent ses travaux et ses dangers, depuis le commencement de la campagne.

 

L'ORDRE MANIPULAIRE.

 

Comme le combat est une lutte corps à corps, le manipule de la première ligne partage les émotions et l'ardeur de son premier rang ; quelquefois aussi il se laisse gagner par la terreur et le découragement : mais les deux autres manipules de la cohorte, soutien et réserve du premier, sont échelonnés à distance, à l'abri des fluctuations du combat ; ils n'entendent pas l'acier pénétrer dans les chairs, ils ne voient pas le sang couler ; dans le bruit confus de la mêlée, ils ne distinguent ni los cris des blessés, ni le râle des mourants.

Ils échappent ainsi aux entraînements de la première ligne, aux révoltes brutales de la nature humaine devant la mort, à cette loi charnelle de la peur, qui fait reculer la queue de la colonne quand la tête s'arrête, et qui la fait fuir quand elle recule.

 

Aussi, malgré quelques échecs partiels, les armées consulaires n'avaient encore à se reprocher que leur terreur devant l'attaque impétueuse des Gaulois — bataille de l'Allia et prise de Rome, 390 ans avant J.-C. —, lorsque Annibal leur infligea, coup sur coup, les plus cruelles défaites.

C'est par l'ascendant moral que ce grand homme de guerre fut vainqueur à la Trébia et au lac Trasimène.

Chef de soldats aguerris, sur lesquels il pouvait compter, il sut, à la bataille de Cannes, diminuer la profondeur de sa formation, étendre sa ligne de bataille, et envelopper l'armée romaine.

 

Bataille de Cannes (247 avant J.-C.).

Deux consuls, Paul Émile et Terrentius Varron, alternaient pour le commandement de l'armée romaine, forte de 80.000 fantassins et de plus de 6.000 chevaux.

Paul Émile l'avait établie sur le bord de l'Ofento, au pied des montagnes, dans deux camps. Le plus grand, sur la rive gauche, contenait le corps de bataille ; l'avant-garde occupait le petit camp, sur la rive droite.

Annibal campait sur la rive gauche, avec 40.000 fantassins et 10.000 cavaliers. La grande plaine, qui s'ouvre sur la rive droite de l'Ofento, lui permettant de faire manœuvrer sa cavalerie, il voulait livrer une bataille décisive.

 

En conséquence, il passa la rivière et il déploya son armée.

Mais Paul Emile n'accepta pas le défi. Jugeant le terrain désavantageux et prévoyant que la disette des vivres obligerait bientôt Annibal à décamper, il resta immobile et se contenta de bien faire garder ses deux camps[7].

 

Annibal laissa quelque temps son armée en bataille, puis il la fit rentrer dans ses retranchements. Mais il lança ses Numides contre les détachements romains, qui descendaient du petit camp à la rivière pour prendre de l'eau. Cette cavalerie, poussant jusqu'au vallum, coupa aux Romains le chemin de l'Ofento.

Varron, ayant entendu les légionnaires murmurer contre Paul Émile, promit de faire mieux que son collègue.

 

En prenant le commandement, le lendemain à la pointe du jour, il fit porter, devant lui, les faisceaux des licteurs et il ordonna aux troupes de sortir, à la fois, des deux camps. Il rangea en bataille celles du grand, à mesure qu'elles traversaient la rivière. Celles du petit vinrent le rejoindre et prendre leur alignement, face au midi.

Il plaça les 3.400 chevaux de la cavalerie romaine à l'aile droite, sur le bord de l'Ofento. Il mit au centre les huit légions dans leur ordre manipulaire, sur seize hommes de profondeur et dix de front, mais il fit resserrer les intervalles.

La cavalerie des alliés forma l'aile gauche.

Paul Émile commandait l'aile droite, Varron l'aile gauche. Les deux consuls de l'année précédente étaient au centre.

En avant du front des légions, 22.000 hommes de troupes légères se préparaient à engager l'action.

Annibal, en même temps, avait fait passer l'Ofento aux frondeurs et aux troupes légères et il les avait déployés devant les Romains, pendant que le reste de son armée franchissait la rivière en deux endroits.

Il opposa la cavalerie espagnole et gauloise, commandée par Asdrubal, à la cavalerie romaine ; puis il forma, sur une seule ligne, face au nord : 1° une moitié de l'infanterie africaine, qu'il avait armée avec les boucliers et les cuirasses des légionnaires tués dans les batailles précédentes ; 2° l'infanterie espagnole et gauloise et l'autre moitié des Africains.

A l'aile droite, il plaça la cavalerie numide, sous Hannon.

 

Ses troupes rangées, Annibal marcha à l'ennemi, à la tête de l'infanterie espagnole et gauloise. Celle-ci, détachée du centre, prit la forme d'un croissant convexe, relié par les pointes à l'infanterie africaine, chargée de soutenir l'attaque.

Les Espagnols et les Gaulois avaient le même bouclier, mais leurs épées étaient différentes. Celle des Espagnols frappait d'estoc et de taille ; celle des Gaulois, plus longue, ne frappait que de taille et à distance.

Espagnols et Gaulois étaient rangés alternativement par cohortes : les Gaulois nus, les Espagnols couverts de chemises de pourpre. Ce spectacle nouveau pour les Romains les impressionna ; ils eurent peur.

 

L'action commence par les troupes légères qui, comme à l'ordinaire, se mettent mutuellement en fuite ; puis la cavalerie d'Asdrubal attaque la cavalerie romaine.

Les chevaliers se battaient avec furie, plutôt en Barbares qu'en Romains, car ce ne fut pas tantôt en reculant, tantôt en revenant à la charge, selon les lois de la tactique. A peine furent-ils à portée, qu'ils descendirent de cheval et chacun choisit un adversaire. La cavalerie espagnole et gauloise eut le dessus. La plupart des Romains furent tués ; le reste fut poursuivi le long de la rivière, sans pouvoir obtenir quartier[8].

 

Les légions remplacent les vélites et attaquent le centre d'Annibal. Les Gaulois, qui sont plus en avant, sont enfoncés les premiers ; le croissant est ouvert. Gaulois et Espagnols reculent fièrement, à petits pas. Les Romains poursuivent et viennent donner, à droite et à gauche, dans les Africains pesamment armés. C'est ce qu'Annibal avait prévu.

A son signal, les Africains conversent, en pivotant sur leur aile intérieure, et ils prennent les Romains en flanc.

En même temps, la cavalerie numide, renforcée de la cavalerie victorieuse d'Asdrubal, met en fuite la cavalerie alliée, de l'aile gauche romaine.

Asdrubal envoie les Numides à la poursuite des fuyards, puis, avec les escadrons gaulois et espagnols en ordre compacte, il vient prendre à dos la troisième ligne de l'infanterie romaine. Cette infanterie, resserrée par les fluctuations du combat, se croit déjà victorieuse, parce qu'elle a enfoncé le centre ennemi, lorsqu'elle entend tout à coup des clameurs menaçantes sur ses flancs et sur ses derrières.

Les premiers rangs fatigués veulent se retirer ; mais les Triaires, attaqués par la cavalerie d'Asdrubal, font face en arrière. Les deux côtés opposés de ce vaste carré sont rejetés l'un sur l'autre ; les légionnaires se heurtent, se mêlent, les armes leur tombent des mains et ils se laissent égorger.

 

Le désastre est immense : 70.000 Romains restent sur le terrain. Paul Emile, sa cavalerie détruite, est venu mourir dans les rangs des légions.

Le détachement de 10.000 hommes, envoyé à l'attaque du camp d'Annibal, met bas les armes sans combat ; 70 chevaliers romains et 300 cavaliers alliés s'échappent avec Varron. Tout le reste est tué ou pris.

Annibal n'a perdu que 1.500 Espagnols ou Africains et 200 chevaux, mais les Gaulois ont supporté tout l'effort des légions et 4.000 ont succombé. Ce sang versé par nos aïeux, sous les enseignes d'Annibal, pourrait nous permettre de considérer la journée de Cannes comme une de nos premières victoires nationales.

 

L'énorme disproportion, entre les pertes du vainqueur et celles du vaincu, prouve, une fois de plus, que la victoire dépend du premier rang.

Celui-là détruit, les autres tournent le dos, s'embarrassent mutuellement dans leur fuite et tombent, pêle-mêle, sous les traits des troupes légères ou sous les longues lances de la cavalerie qui n'a d'autre mission, dans la poursuite, que de ralentir la marche des fuyards, afin de laisser à l'infanterie le temps de les atteindre,

Le soldat vainqueur s'enivre de sang ; il égorge tout ce qui est à portée de son épée, sans pitié, comme il aurait été égorgé lui-même, s'il avait tourné le dos.

C'est la loi de la guerre chez les anciens.

 

CAVALERIE ROMAINE.

 

De l'étude de cette bataille, le colonel Ardent du Pic[9] a tiré les déductions suivantes :

D'ordinaire, la cavalerie romaine se lance au galop sur la cavalerie ennemie, et s'arrête à bonne portée pour lancer le javelot ; puis, si l'ennemi ne s'est pas enfui, elle fait demi-tour, se rallie et recommence, jusqu'à ce que l'une des deux cavaleries, craignant d'être abordée, ait tourné bride.

A Cannes, c'est plus sérieux ; les cavaliers s'abordent, ils sautent à terre pour ne pas rester à cheval, embarrassés par un bouclier, une lance et une épée, et plus exposés qu'à pied.

Les chevaliers romains ont compris qu'ils devaient donner l'exemple aux fantassins plébéiens, et ils se sont fait tuer jusqu'au dernier, pour sauver, au moins, l'honneur de la patrie.

 

UNITÉ D'ARMEMENT.

 

Marius avait détruit l'autonomie de la légion, en y admettant les prolétaires (106 avant J.-C.).

Pour compenser l'infériorité du recrutement, il porta l'effectif à 6.000 hommes. Il donna à tous les soldats le même costume et le même équipement, c'est-à-dire : un casque de fer, surmonté d'un anneau (pour qu'on pût, dans les marches, le porter à la ceinture), et orné de deux larges jugulaires couvrant les joues ; une épée suspendue du côté droit par un mince baudrier de cuir ; le pilum dans la main droite ; le bouclier rectangulaire au bras gauche ; une cuirasse formée de plaques de fer flexibles et superposées ; des sandales de cuir à fortes semelles, armées de gros clous.

 

A cette époque, le pilum a subi une importante transformation : l'un des deux rivets, qui fixent le fer à la hampe, est en bois et se rompt dans le choc. Le fer alors bascule autour de la cheville restante comme une lame de couteau qui se rabattrait sur son manche. Le pilum, ainsi recourbé, embarrasse l'ennemi blessé et ne peut plus être lancé contre les Romains.

 

L'ORDRE EN COHORTES.

 

Marius réunit les trois manipules de la cohorte en une seule unité de combat, qui eut de 30 à 60 hommes de front sur 10 de profondeur : 4 rangs de hastaires, 4 de princes et 2 de triaires ; au maximum 600 combattants.

C'était le bataillon moderne.

 

Marius conserva 10 cohortes dans la légion et les disposa tantôt sur trois lignes, tantôt sur deux, quand il était obligé d'étendre son front.

La première cohorte devint la plus importante et la plus nombreuse de la légion ; elle contint 10 centuries au lieu de 6 : ce qui porta à 64 le nombre des centuries de la légion. Le peloton des garde-enseignes marchait en avant du premier rang.

 

Les 5 enseignes légionnaires furent remplacées par une seule aigle d'or ou d'argent. La centurie prit le signum du manipule, dont on ne parla plus, et le vexillum devint le fanion des cohortes indépendantes, formées avec des centuries de provenances diverses[10].

 

L'invasion des Cimbres et des Teutons.

La nouvelle organisation militaire de la République romaine eut une terrible épreuve à supporter.

L'an 105 avant J.-C., les Cimbres et les Teutons venus des bords de la Baltique, avaient traversé l'Helvétie et la Belgique, ravagé la Gaule centrale, attaqué la Narbonnaise et détruit, sur les bords du Rhône, une armée romaine de 80.000 hommes.

Ils avaient, d'après un vœu solennel, anéanti tout ce qu'ils avaient pris, égorgeant 40.000 esclaves ou valets d'armée (calones). Les prisonniers romains avaient été pendus, les chevaux noyés, l'or et l'argent jetés dans le Rhône, les armes brisées.

 

Après une incursion en Espagne, ils avaient envahi l'Italie de deux côtés : les Cimbres par l'Helvétie et la Norique ; les Teutons, grossis des Helvètes, par les Alpes maritimes (102 avant J.-C.). Cette deuxième armée défila pendant six jours, avec ses chariots, devant le camp retranché que Marius avait construit à Arles, au croisement des deux voies romaines conduisant en Italie, par les Alpes et le littoral de la Ligurie.

 

Si nous doutions de la communauté d'origine de ces Teutons avec les Franks, qui sont aussi nos ancêtres, nous en retrouverions la preuve dans les provocations et les plaisanteries[11] qu'ils lançaient, au passage, aux légionnaires, immobiles derrière le vallum.

Marius suivit à petites journées ces bandes redoutables, et prit une forte position, sur une colline, au bord de la rivière d'Arc, près d'Aquæ Sextiæ (Aix).

 

VICTOIRES DE MARIUS (402-401 avant J.-C.).

 

Les Teutons marchèrent contre les Romains, au bruit de leurs épées de fer, frappées en cadence, en répétant alternativement : Kymris ! Kymris ! et le cri de guerre : Ambra !

Les Ligures, auxiliaires des Romains, enfants de la même race que les Cimbres, criaient comme eux :

Ambra ! Ambra !

 

Les Helvètes culbutés abandonnèrent leur camp ; mais leurs femmes se rangèrent devant les chariots pour défendre leurs enfants et leurs richesses et elles arrêtèrent la poursuite des Romains.

La nuit venue, Marius regagna la colline où il avait établi son camp, et les femmes helvètes conduisirent les chariots au bivouac des Teutons.

 

Le troisième jour, Marius, averti par ses éclaireurs qu'il y avait, derrière la position ennemie, un large ravin, masqué par un bois épais, y embusqua 3.000 soldats d'élite, sous Marcellus.

La cavalerie romaine alla provoquer les Teutons. Ceux-ci sortirent de leur camp, passèrent la rivière d'Arc et attaquèrent le camp retranché de Marius.

Leur arrière-garde, assaillie à l'improviste par Marcellus, jeta la confusion dans le corps de bataille. La panique s'empara des barbares, et les Romains en égorgèrent 100.000.

 

Restaient les Cimbres, c'est-à-dire les Kymris.

Marius les rejoignit à Verceil, sur la Sésia, le 30 juillet de l'an 101 avant J.-C.

Comme les Grecs, les Kymris croyaient à la force d'impulsion de la masse compacte et profonde. Ils accumulèrent les rangs les uns derrière les autres, et les guerriers s'attachèrent entre eux, avec des chaînes de fer, fixées à leurs baudriers.

Leurs 15.000 cavaliers portaient des casques, dont les cimiers, surmontés d'ailes gigantesques, figuraient des animaux fantastiques. Le reste de leur armement se composait d'une cuirasse de fer, d'un grand bouclier, d'une longue et lourde épée de taille et d'un épieu à deux pointes.

Cette cavalerie engagea l'action, en tournant l'aile gauche des Romains.

Les légions du centre poussèrent en avant.

L'infanterie barbare essaya alors de les envelopper, mais elle avait le soleil dans les yeux. Aveuglée par la poussière, épuisée par la fatigue du combat, elle tourna le dos, comme les Teutons... et l'égorgement recommença.

Les femmes, encore, défendirent le camp ; puis elles s'entretuèrent pour échapper aux vainqueurs.

En pénétrant dans l'enceinte des chariots, les Romains eurent encore à compter avec l'équipage de chasse des chefs kymris. Il fallut livrer bataille aux chiens à sanglier et les tuer à coups de flèches.

 

MATÉRIEL DE LA LÉGION.

 

La légion traînait à sa suite un équipage de pont de bateaux, diverses machines de siège et un approvisionnement d'outils de toute espèce.

Ce matériel était acheté à l'industrie et livré aux troupes. L'entretien en était surveillé par un officier, relevant directement du légat ou du préfet de la légion et appelé, sous les empereurs, prœfectus castrorum.

C'était le major du camp.

L'emploi se donnait à un officier de mérite qui avait servi d'une manière distinguée, pendant de longues années, afin qu'il n'enseignât que des choses qu'il avait pratiquées[12].

Cet officier avait dans ses attributions :

Le tracé, l'exécution et le paiement des ouvrages du camp et des retranchements ;

L'inspection des tentes ou baraques des soldats et la surveillance des bagages.

Son autorité s'étendait sur les médecins de la légion, sur les malades et sur leurs dépenses. Il dépendait de lui qu'on ne manquât jamais de chariots, de chevaux de bât, ni des outils nécessaires pour scier ou couper le bois, creuser le fossé, élever les palissades et se procurer de l'eau.

Il était chargé de faire distribuer le bois et la paille à la légion, de l'entretenir de béliers, d'onagres, de balistes et de toutes les autres machines de guerre (catapultes, scorpions, etc.)[13].

 

MACHINES DE GUERRE.

 

L'arc de Septime-Sévère nous montre comment on employait le bélier à bras (203 de l'ère chrétienne).

Vitruve parle de trois machines propres à l'attaque : les catapultes, les scorpions et les balistes.

Les catapultes et les balistes projetaient des dards d'une grande longueur et d'un poids assez considérable. C'est la dimension du projectile qui donne celle de l'engin.

Le propulseur consistait en des ressorts de bois tendus au moyen de cordes et de treuils.

Végèce parle des balistes, des onagres, des scorpions, des arcs-balistes, mais ses descriptions sont d'un laconisme tel, qu'on ne peut en rien tirer de concluant. Nous savons seulement, par lui, que la baliste était tendue au moyen de cordes ou de nerfs ; que le scorpion était une baliste de petite dimension, une sorte d'arbalètescorpiones dicebant quas nunc manubalistas vocant ;

Que l'onagre lançait des pierres, et que la force des nerfs devait être calculée en raison du poids des projectiles.

D'après Ammien Marcellin, la baliste, employée au quatrième siècle de notre ère, est une sorte de grande arbalète, dont le projectile est lancé par la force de réaction de plusieurs cordes à boyau tordues.

Le scorpion, qu'on appelle alors onagre ou tormentum, est un engin composé d'un style, dont le pied est tortillé entre des cordes, tendues comme la clef d'une scie. Au style est attachée une fronde ; on y met un boulet que le style, en décliquant, envoie en bombe[14].

 

TRAVAUX DE CAMPAGNE.

 

Quand il s'agissait de travaux de siège ou de fortification, on avait recours au prœfectus fabrum.

Il faisait établir les camps d'hiver, et dirigeait toutes les constructions militaires. C'était le commandant en chef du génie de l'armée[15].

Sous la République, il avait sous ses ordres, non-seulement les centuries d'ouvriers, mais encore tous les soldats de la légion.

L'exemption de corvées, qui n'était d'abord accordée qu'aux chevaliers, s'étendit peu à peu au dernier des soldats d'élite, principales. Sous l'empire, les corvées ne furent plus imposées qu'à une seule classe de soldats infimes, munifices.

Ceux-là, écrit l'historien Josèphe, en outre du pilum et d'un long bouclier, portent, dans une espèce do hotte, une scie, une serpe, une hache, une pince, une faucille, une chaîne (pour garrotter les prisonniers), des longes de cuir et du pain pour trois jours ; de sorte qu'il s'en faut de bien peu qu'ils ne ressemblent à des bêtes de somme.

 

 

 



[1] Scipion devant Numance (134 ans avant J.-C.) en faisait porter sept à chacun de ses soldats.

[2] Polybe, liv. IV.

[3] Napoléon Ier, Précis des guerres de Jules César.

[4] Polybe, liv. IV.

[5] Flavius Josèphe, Histoire de la guerre des Juifs contre les Romains et de la ruine de Jérusalem.

[6] Colonel Ardent du Picq, Sur la nécessité dans les choses de la guerre de connaître l'instrument premier, qui est l'homme. Bulletin de la Réunion des officiers. Septembre et octobre 1876.

[7] Polybe, liv. III.

[8] Polybe.

[9] Sur la nécessité, dans les choses de la guerre, de connaître l'instrument premier, qui est l'homme (Bulletin de la Réunion des officiers. Septembre et octobre 1876).

[10] L'empereur Adrien donna à la centurie le vexillum de la cohorte et à celle-ci, comme à l'escadron, un dragon, gueule béante, porté au bout d'une pique. Sous cette tête, de longues flammes flottaient au vent et s'agitaient comme des ailes.

Ces dragons servaient encore d'enseignes, au moyen âge.

[11] Florus nous les a conservées. Entre autres saillies, les Barbares demandent aux légionnaires s'ils ont des commissions pour leurs femmes : Si quid ad uxores suas mandarent.

[12] Végèce.

[13] De Rochas-d'Aiglun, capitaine du génie, De l'organisation des armes spéciales chez les Romains.

[14] Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle (tome V). Paris. A. Morel, 1868.

[15] Conclusions du capitaine de Rochas-d'Aiglun :

1° A la tête de la légion, un préfet commande à la fois, d'une façon directe et constante, aux tribuns chefs des cohortes combattantes et aux préfets particuliers du camp et des ouvriers ;

2° Le préfet du camp exerce sa surveillance sur tout le matériel de la légion ;

3° Le préfet des ouvriers fait fabriquer les engins et les armes de toutes sortes ; il dirige tout ce qui est œuvre d'art ;

4° Les corps de troupes sont exercés au maniement de toutes les armes, y compris celui des grosses machines de jet, et ils sont employés aux travaux de siège, sous la conduite de quelques hommes spéciaux.