L'ART DE LA GUERRE CHEZ LES ANCIENS

LIVRE DEUXIÈME. — LES ROMAINS

 

CHAPITRE V. — L'ARMÉE CONSULAIRE.

 

 

SOMMAIRE.

Recrutement et mobilisation. — Hiérarchie militaire. — Récompenses et châtiments. — Services administratifs.

 

RECRUTEMENT ET MOBILISATION.

 

Des le début de la République (509 avant J.-C.), le devoir militaire est le complément des fonctions civiles.

Les consuls sont les généraux en chef. L'un d'eux dirige, chaque année, la mobilisation des quatre légions, qui composent l'armée consulaire.

Aussitôt que le Senat a déclaré la guerre, un drapeau rouge est arboré au Capitole. Il y restera trente jours (justi dies).

Des crieurs parcourent les campagnes, et un édit, affiché dans la cité, indique le jour de l'enrôlement.

Ce jour venu, le consul, qui doit commander l'armée, siège, en habit de guerre (paludatus), au Capitole ou au champ de Mars ; il est entoure des tribuns militaires.

Ceux-ci font l'appel des juniores, citoyens de dix-sept à quarante-six ans, inscrits sur les registres matricules de leurs légions respectives.

On en appelle quatre à la fois, pour que les tribuns choisissent, à tour de rôle.

Les absents sont déclarés déserteurs, et condamnes à être vendus comme esclaves.

La répartition achevée, le consul assigne aux enrôlés un lieu de rendez-vous hors des murs de Rome.

 

Là, on incorpore les appelés dans les centuries des légions ou des cohortes extraordinaires.

Une fois les effectifs au complet, les citoyens non enrôlés suivent l'armée à titre de surnuméraires (accensi) ; ou bien, ils restent a Rome, pour faire partie de la garde municipale (legiones urbanæ).

Cette levée annuelle s'appelle legitima militia. Pendant la paix, elle a pour but d'exercer la milice et d'en compléter les cadres.

 

Si la patrie est déclarée en danger (tumultum esse), le consul ou le dictateur monte au Capitole, déploie un drapeau rouge pour les fantassins, un drapeau vert pour les cavaliers. A ce signal, tous les citoyens, sans exception, revêtent le manteau militaire (sagum) et se rendent au champ de Mars, ou ils sont enrôlés, séance tenante.

C'est la levée en masse : conjuratio.

En même temps, des centurions recruteurs (conquisitores) parcourent l'Italie, et emmènent tous les hommes libres qui se présentent à eux (evocatio).

Quand les Italiens eurent reçu le droit de cité, cette méthode de recrutement devint un usage.

 

Après l'enrôlement, le serment militaire.

Un légionnaire éprouvé s'avance au pied du tribunal du consul et prononce la formule :

Je jure de suivre le général, de ne le point quitter sans congé, de ne jamais abandonner l'enseigne, de ne sortir des rangs que pour ramasser un javelot, pour frapper l'ennemi ou pour sauver un citoyen. Je jure de ne pas voler dans le camp[1].

Tous les légionnaires défilent ensuite devant les tribuns et disent :

Je le jure !

 

Après le serment, les tribuns congédient les juniores, en leur assignant un lieu de rendez-vous, pour la formation de la légion.

A la date fixée, les tribuns classent les soldats et choisissent les cadres.

Les plus jeunes, ou les plus pauvres, qui n'ont pas pu se procurer l'armement du légionnaire, comptent parmi les vélites.

Les autres sont hastaires ou princes, selon leur degré de vigueur, ou d'instruction militaire. Pour être triaire, il faut avoir fait ses preuves dans les précédentes campagnes.

L'effectif des princes ou des hastaires peut dépasser le chiffre réglementaire ; celui des triaires n'est jamais dépassé.

 

Jusqu'aux guerres puniques, une armée consulaire se compose, ordinairement, de deux légions romaines (8.600 hommes), formant le centre de la ligne de ba- taille, et d'un certain nombre de légions ou de cohortes alliées, placées aux ailes. Les alliés ont le même effectif, en infanterie, que les troupes romaines.

Leurs cohortes (cohortes alariæ) ne contiennent que des fantassins (cohortes peditatæ), ou bien elles sont mixtes (cohortes equitatæ) et comprennent de 500 à 1.000 fantassins et de 120 a 240 cavaliers.

Certaines légions reçoivent, à titre d'auxiliaires, jusqu'a huit cohortes de barbares, qui gardent le nom de leur pays[2]. Ces barbares sont armes de l'arc, du dard (jaculum) ou de la massue (clava).

 

HIÉRARCHIE MILITAIRE.

 

Le général en chef de l'armée (consul, préteur ou dictateur) est suivi de douze licteurs, vivant témoignage du droit de vie et de mort qu'il a sur tous. Il est escorté par un escadron de cavalerie d'élite (extraordinarii : guides du consul).

Il désigne un maître de la cavalerie, qui est en quelque sorte son chef d'état-major, et des légats (legati), pour le seconder dans le commandement.

Les tribuns jugent sans appel toutes les fautes contre la discipline ou le devoir militaire ; ils distribuent les récompenses, et nomment à tous les grades ou emplois de la légion.

Jusqu'en 360 avant J.-C., les tribuns sont choisis par les consuls. Il y en a six par légion, qui alternent deux par deux, tous les deux mois, pour le commandement de la légion. Depuis 360 jusqu'à Tibère, les tribuns sont élus par les comices (tribuni comitiati) ou nommés par les consuls (tribuni rufuli)[3].

Les insignes des tribuns sont : l'angusticlave, tunique courte, sans ceinture, qui s'ouvre par devant et qui est bordée de pourpre, l'anneau d'or au bras, le casque doré, la parme, bouclier rond, richement ornée, et l'épée à poignée d'ivoire (parazonium).

Les tribuns sont responsables de l'instruction et des détails du service. Ils surveillent les distributions.

Dans les trois classes de légionnaires, les tribuns choisissent dix des soldats les plus prudents et les plus braves, pour en faire des chefs ; les plus jeunes ne concourent pas pour ce choix.

Après ces dix, on en choisit dix autres ; les vingt élus sont appelés centurions ou chefs de file. Le premier a voix délibérative dans le conseil de la légion.

Les centurions choisissent ensuite vingt serre-file (optiones).

Chaque manipule a donc 4 officiers, deux à la tête, deux à la queue.

 

On met deux centurions dans chaque manipule, parce qu'on ne sait pas ce que ferait un seul chef, ni ce qui pourrait lui arriver ; et, comme, à la guerre, les excuses n'ont aucune valeur, on ne veut pas que les soldats d'un manipule puissent alléguer, après un échec, qu'ils n'avaient pas de chef pour les conduire.

De ces deux centurions, le premier élu marche à la droite du manipule et le deuxième à la gauche. Lorsque l'un des deux vient à manquer, celui qui reste conduit le manipule.

En choisissant ces chefs, on cherche moins des hommes audacieux et entreprenants, que des hommes habiles dans l'art de commander, persévérants et de bon conseil.

On ne demande pas qu'ils soient prompts à en venir aux mains et à commencer le combat, mais on veut qu'ils résistent constamment lorsqu'on les presse, et qu'ils meurent plutôt que d'abandonner leur poste.

Les insignes des centurions sont un casque à cimier, signe de ralliement, et un cep de vigne, instrument de répression.

Les centurions choisissent, pour porte-enseigne deux vétérans qui surpassent leurs camarades en vigueur corporelle et en force d'âme[4].

Ils nomment aussi les decani ou decuriones (caporaux), qui commandent chacun une escouade de dix hommes (contubernales).

Ces 10 légionnaires mangent ensemble, mais ils ne dressent leurs tentes que pour huit hommes, parce qu'il y en a toujours deux, au moins, qui sont de garde ou de service (vigiles, excubitores, circitores).

A chaque contubernium est attaché un certain nombre de vélites, pour remplir les vides, qui se produiront pendant la campagne.

 

Les vétérans rengagés (evocati) jouissent de certains privilèges.

 

En dehors des cadres de la troupe, il y a, auprès des généraux et des tribuns, des cavaliers et des fantassins d'élite, chargés de la transmission des ordres. Ce sont les tesserarii, qui portent aux légions le mot d'ordre, inscrit sur une planchette, et les speculatores, guides, coureurs, ordonnances.

 

RÉCOMPENSES ET CHÂTIMENTS.

 

Les récompenses militaires sont :

1° Le collier (phalerœ)[5] ;

2° La chaîne d'or ;

3° L'hasta (javeline sans fer) ;

4° Les bracelets d'argent (armillœ) ;

5° Le cimier (corniculum) ;

6° Les couronnes : castrensis, pour celui qui est entré le premier dans le camp ennemi ; muralis, pour le premier à l'assaut ; civica, pour le sauveur d'un citoyen ; classica, navalis, rostrata, pour un exploit sur mer.

Les officiers ou les chevaliers peuvent obtenir : la couronne obsidionale, quand ils ont dégagé une armée ou une légion assiégée, ou bien un vexillum, rouge pour l'armée de terre, bleu pour l'armée de mer.

Le général qui a, de sa main, tué le général ennemi, porte ses dépouilles (spolia opima) au temple de Jupiter. Elles y sont conservées avec le nom du vainqueur.

Le sénat n'accorde les honneurs du triomphe qu'au général en chef, qui, dans une guerre nationale (justum et hostile bellum), a fait périr 5.000 ennemis au moins et qui a agrandi le territoire de la république.

 

Les peines sont sévères. Les tribuns prononcent, pour les fautes légères :

1° La réprimande (castigatio) ;

2° L'amende, privation de solde ou de butin (pecuniaria muleta) ; trois amendes successives entrainent la peine de mort ;

3° Les corvées sans armes (munerum indictio) ;

4° La rétrogradation d'une classe à une autre, de cavalier à fantassin, de légionnaire à vélite (militiœ mutatio) ;

5° Pour les officiers ou sous-officiers, le retrait d'emploi ou la rétrogradation au grade inférieur (gradus dejectio) ;

6° La bastonnade (fustuarium) : le centurion frappe le soldat avec son cep ; puis il le fait passer devant le rang du manipule, et chacun le frappe à tour de bras. Cette peine n'est pas infamante : c'est le châtiment des tesserarii, qui ont négligé leur service de ronde. C'est aussi celui des voleurs, des faux témoins, des poltrons et de ceux qui se sont vantés d'un exploit imaginaire.

 

Pour les fautes graves :

1° La dégradation militaire (ignominiosa missio), qui entraîne la réforme — tua opera jam non utar — ;

2° Les verges, peine infamante qui prive le coupable de ses droits de citoyen, et après laquelle il peut être vendu comme esclave ;

3° La peine de mort, pour tout acte d'insubordination ou de lâcheté : abandonner son général, déserter devant l'ennemi, vendre ses armes, escalader les murs du camp.

Il y a plusieurs formes de supplice : la lapidation, la décollation, la mort à coups d'épée, le crucifiement et la noyade.

Quand il y a eu complot, le général ordonne que les coupables tirent au sort, et un soldat sur dix, après avoir reçu les verges, est décapité devant la légion. Les autres, parqués en dehors de l'enceinte du camp, ne reçoivent que de l'orge pour toute nourriture.

Celui qui se coupe la première phalange du pouce de la main droite, pour ne pas servir, est puni de mort — poltex truncatus, pol-trunc ; c'est l'étymologie du mot poltron.

Auguste fit vendre un chevalier romain, parce qu'il avait fait couper le pouce à ses deux fils.

Sous les empereurs, la désertion devint si commune qu'il fallut renoncer à en appliquer les peines.

 

SERVICES ADMINISTRATIFS.

 

A côté du général, le questeur dirige les services administratifs : solde, butin, subsistances, habillement, équipement, armement, ambulances. C'est l'intendant général de l'armée.

Il reçoit du Trésor, à l'entrée en campagne, une somme avec laquelle il doit faire face à toutes les dépenses de l'armée, sans oublier cet axiome : La guerre doit nourrir la guerre.

Quand la campagne se prolonge, il reçoit la solde tous les quatre mois.

Les comptes des légions et des manipules sont tenus par des comptables particuliers (librarii legionis ou manipulares), qui ont un règlement spécial, des privilèges, et une direction centrale (schola) siégeant à Rome.

 

La solde, donnée aux légionnaires à partir de l'an 404 avant J.-C., sert à payer les rations perçues à titre remboursable.

Le centurion a une double solde ; le cavalier en a une triple, parce qu'il a deux valets à nourrir.

 

Le butin est partagé entre les soldats qui l'ont pris[6]. La moitié en est vendue au profit du trésor particulier de la légion.

Ce trésor, analogue à la masse générale d'entretien de nos régiments, est gardé, avec les enseignes, par les signifères.

 

Les vivres fournis par le questeur sont : le blé, le sel, l'huile, les légumes, le fromage, le lard, et, dans les grandes circonstances, la viande de mouton.

Le blé, acheté par les frumentarii, est donné à raison de 25 kilogrammes par mois (menstruum)[7]. En campagne il est distribué pour dix-sept jours et le légionnaire le porte dans une musette.

Le légionnaire mange ce blé soit en bouillie, après l'avoir broyé sur une pierre ou l'avoir fait rôtir sur des charbons, soit, sous forme de pain, cuit sous la cendre. Chaque escouade a sa meule à bras[8].

Le centurion touche deux rations, le tribun quatre.

La ration du cheval, quelquefois payée en argent, est, par mois, de 42 mesures d'orge.

 

Les effets d'habillement se composent du manteau (sagum), draperie brune pour les soldats, écarlate pour les tribuns et les centurions ; de la tunique, descendant jusqu'au genou pour les soldats pesamment armés, et s'arrêtant à la ceinture pour les porte-enseigne, les cavaliers et les vélites[9].

Les effets sont, à leur arrivée à l'armée, visités par des agents spéciaux (procuratores), qui inscrivent sur leurs registres les entrées en magasin, les distributions et les parties prenantes. Ces effets, gratuitement délivrés au début de la campagne, ne peuvent être remplacés qu'aux frais du légionnaire, qui les rembourse avec sa solde. Les réparations sont faites par des ouvriers tailleurs (sagarii).

Le Trésor ou, depuis Auguste, la caisse militaire (ærarium militare), entretenue par des impôts spéciaux, paye comptant les fournitures. Quelquefois les effets sont fournis, en argent ou en nature, soit par des dons volontaires des citoyens romains exemptés du service, par les chevaliers par exemple, soit par les provinces conquises.

Quant aux ouvriers d'art, charpentiers, mineurs, maçons, boulangers, fabricants de machines, Servius Tullius en avait attaché deux centuries à chaque légion. Ils eurent, sous les empereurs, un chef particulier (præfectus fabrorum).

 

Le service des ambulances est dirigé par des chefs infirmiers (optiones valetudinarii). Les blessés ou les malades, placés sur des chariots, suivent l'armée jusqu'à ce qu'on trouve quelque ville alliée ; là, on les confie aux habitants les plus riches.

César établit dans les Gaules un camp fortifié pour ses malades.

Dans les premiers siècles, Rome n'avait pas de médecins ; les malades étaient soignés d'après le Manuel des conseils et remèdes de chaque Pater familias. Ce ne fut qu'en 218 avant J.-C. qu'un médecin grec, Archagatas, fonda la première école de chirurgie. Les généraux purent, dès lors, se faire suivre par des esclaves chirurgiens (un peu barbiers sans doute), que César affranchit, fit citoyens, et qui formèrent la corporation des Médici. Sous les empereurs, le service médical fonctionna régulièrement ; la légion eut plusieurs chirurgiens (medici legionis) et un médecin en chef (medicus ordinarius).

Les cohortes indépendantes avaient aussi des médecins. Aurélien (70 ans après Jésus-Christ) leur défendit de se faire payer par les soldats : A medicis milites gratis curentur.

Le service vétérinaire était confié aux medici iumentarii.

 

A la fin de la campagne, le questeur rentrait à Rome pour rendre ses comptes aux agents du Trésor.

Cela s'appelait : rationes ad ærarium referre.

 

 

 



[1] Vers la fin de la République, on ajouta d'être fidèle au Sénat et au peuple romain. Sous les empereurs, il n'y eut plus qu'un seul serment de fidélité à César, renouvelé, tous les ans, aux calendes de janvier (solemne calendarum januariarurn sacramentum).

[2] Septima cohors Alpinorum (Tacite).

[3] Sous l'empire, ils sont nommés par l'empereur : majores (c'est l'origine du titre de major) ; ou bien, ils ne doivent leur titre qu'à un avancement régulier, et, dans ce cas, ils sont moins considérés : minores, officiers de fortune.

[4] Polybe, liv. IV.

[5] On trouvera, au chapitre suivant, un signifère paré de cette récompense.

[6] Après le siège d'Alésia, César donna un esclave gaulois à chacun de ses soldats.

[7] Sous les empereurs, le biscuit (bucculatum) entre pour un quart dans la ration.

[8] L'escouade d'aujourd'hui a son moulin à café.

[9] Le haut-de-chausses (bracæ) ne date que d'Auguste.