LA GUERRE ENTRE LOUIS XIII ET MARIE DE MÉDICIS

1619-1620

 

CHAPITRE IX. — L'ENTREVUE DE BRISSAC.

 

 

Dès qu'au château de Brissac Louis XIII eut été averti de l'acheminement de sa mère vers lui, il lui avait envoyé aux Ponts-de-Cé, pour l'accompagner de là jusqu'au terme de son voyage, le maréchal de Praslin et Bassompierre, avec une escorte de 500 cavaliers. Plus loin, entre les Ponts-de-Cé et Brissac, à son tour l'attendait le frère de Luynes Brantes, à qui la récente érection de sa dot matrimoniale en duché-pairie venait de conférer, comme pour mieux rehausser sa démarche, le titre de duc de Luxembourg. Puis enfin Louis XIII lui-même, le jeudi 13 août, vers quatre heures du soir, avec le duc d'Anjou, Condé et, Luynes et 200 gentilshommes, s'était avancé au-devant de sa mère jusqu'à un quart de lieue de Brissac. Dès que lui apparut là, à quarante pas de lui, Marie de Médicis, en sa litière qu'accompagnaient les Soissons, Vendôme et la duchesse de Nemours avec un cortège de 500 cavaliers, Louis XIII mit pied à terre pour l'aborder. Elle de son côté descendit en étendant les bras vers lui. Puis, lorsque, à travers le débordement d'une foule qu'on ne put maintenir en haie sur leur passage, ils se furent à grand'peine rejoints, et dès que, à ce moment, Marie de Médicis eut levé son masque, Louis XIII l'embrassa et lui dit en riant : Je vous tiens, Madame, vous ne m'échapperez plus. — Et vous n'aurez pas non plus grande peine à me retenir, répliqua aussitôt la Reine-Mère attendrie jusqu'aux larmes, puisque mon dessein est conforme à votre désir. Je suis bien résolue à ne vous plus quitter, car je me flatte que je serai traitée et considérée comme une mère doit l'être par un fils tel que vous. Sans s'étonner de voir percer à travers les effusions d'abordée cette revendication d'égards quelque peu haute, mais qu'il pardonnait à celle qui se redonnait à lui en faveur de l'intégrité de son retour, Louis XIII présenta à Marie de Médicis tout son entourage, à commencer par son frère Gaston, qu'elle embrassa deux fois. Passant de là à Condé, à cet Henri de Bourbon qui, de par les prérogatives du sang royal et jusqu'à travers l'âcreté de ses éruptions finales lui avait paru au moins un ennemi digne d'elle, elle l'honora d'une ouverture d'accueil tranchant avec la réserve d'un premier contact avec le promoteur subalterne de sa disgrâce ; car, lorsqu'à son tour Luynes, s'approchant d'elle, eut baisé le pan de sa robe, elle ne l'accueillit qu'avec une révérence grave[1]. Puis, après cette seule infraction, d'ailleurs passagère, à la détente générale, Louis XIII, une fois rentré en possession de sa mère, remonta avec elle dans son carrosse et reprit la tête du cortège qui les suivait à Brissac.

Arrivé devant le perron du château, Louis XIII prit sa mère par la ma in pour l'embrasser de nouveau, y entra avec elle et la conduisit à l'appartement qu'il avait occupé jusqu'ici et qu'il lui cédait comme le plus digne de la recevoir. Mais Marie de Médicis n'y prit qu'à peine un peu de repos, avant d'aller dans une pièce voisine rejoindre Louis XIII, assisté seulement de Condé et de Luynes. Là s'échangèrent durant une demi-heure avec ces deux derniers, et durant une heure avec Condé seul, des explications dont rien n'a transpiré[2], mais qui rompirent les dernières glaces[3] et qui rétablirent entre eux et autour d'eux, durant tout le séjour à Brissac de la maison royale, une large circulation d'effluves. Aussi, au sortir de ce colloque décisif, on vit Louis XIII offrir tendrement le bras à sa mère pour passer ensemble dans la salle des festins, où ils soupèrent avec Condé, la comtesse de Soissons, les Vendôme et les Nemours. Puis, dès au sortir de table, la mère et le fils congédièrent toute interposition d'escorte et d'assistance ; et Louis XIII, abordant sa dernière phase de réconciliation, reconduisit sa mère jusqu'à sa chambre, pour y passer la soirée seul avec elle[4]. En s'isolant de leur entourage officiel, le fils et la mère ne retenaient avec eux et n'admettaient plus entre eux deux que cette religion qui, après avoir enfanté leur concorde dans la diplomatie sacerdotale et avant de la féconder dans l'apostolat d'une guerre sainte, la voulait sceller dans sa vertu sacramentelle. Le surlendemain, 15 août, en l'église paroissiale de Brissac, Louis XIII et sa mère fêtèrent l'Assomption en communiant l'un auprès de l'autre ; puis ils entendirent un sermon du Père Arnould, qui prêcha sur cette Marie si tranquillement pieuse de l'Évangile du jour, par une délicate allusion à celle qui, elle aussi, venait de choisir la meilleure part, en échangeant les orages de sa révolte contre la félicité du repos dans l'amour filial[5].

C'est dans cet amour filial, retrempé en leur commune source de grâces, que Marie de Médicis put lire, dès avant sa promulgation du lendemain 16 août, la charte additionnelle de réconciliation plénière que lui avait promise le traité des Ponts-de-Cé, et qui s'y rattachait sur l'autel de l'église de Brissac comme un corollaire consacré. Confirmant et précisant dans son développement ce principe d'amnistie déposé dans le pacte de la veille, et abritant l'honneur maternel sous les fictions les plus justificatives, étendues, grâce à l'intercession de Marie de Médicis, à tous ceux qu'elle se refusait à séparer d'elle, Louis XIII, dans la déclaration du 16 août tirant de là son nom officiel de Déclaration d'innocence, alla — car tels en sont les termes sacramentels — jusqu'à justifier sa prise d'armes, tant en sa personne qu'en celle des rebelles ligués sous son nom, comme n'ayant visé que le bien de son service[6]. Il est vrai qu'un tel brevet de légitimation, si nous nous pouvons exprimer ainsi, ne profitait qu'aux rebelles qui, dans la huitaine de sa publication, se résignaient vis-à-vis de Louis XIII à une soumission formelle ; et par là se maintenait, pour la sauvegarde de l'autorité royale et pour infirmer le pieux mensonge de la clémence filiale, le principe d'une condamnation de leur révolte.

Une si juste exigence ne s'appliquait donc qu'aux rebelles qu'un repentir empressé n'avait encore, à la date de la Déclaration d'innocence, ramenés vers Louis XIII ni aux Ponts-de-Cé, ni à Brissac. En tète de ceux dont il attendait encore, le 16 août, cette visite de résipiscence, figurait rien moins que leur chef hiérarchique. Après avoir, au Louvre et à la table de Louis XIII, violé les consignes d'étiquette pour y envahir les prérogatives du service ; après avoir à Angers rompu la surveillance maternelle pour aller attaquer sur le chemin des Ponts-de-Cé l'avant-garde de l'armée royale, voilà que maintenant le capricieux et fringant comte de Soissons, en veine obstinée d'indocilité filiale, répudiait l'élan qui, le 13 août, enlevait Anne de Montafié à la suite de la reine mère vers Brissac, pour se cantonner dans une bouderie d'aparté déguisée sous une allégation de brouille avec le grand prieur et Nemours. Peut-être aussi en cela cédait-il à cette contagion de défiance que Louis XIII, en en soupçonnant à tort Marie de Médicis imbue au point d'hésiter devant le voyage de Brissac, avait voulu dissiper par l'offre en otage de Gaston et de Condé. Ou peut-être encore un peu de la fierté du sang de France portait Louis de Soissons à faire rechercher sa soumission, fût-ce par l'entremise officieuse de cette mère qu'il avait laissée partir seule pour Brissac sans renoncer au fond à s'y servir d'elle. Quoi qu'il en soit, il fallut que le Père de Bérulle, accouru avec l'ambassade du nonce à Brissac pour y contempler l'œuvre à peine traversée par une incartade juvénile, vint relancer jusque dans sa velléité de réfractaire l'enfant terrible de l'insurrection angevine. D'ailleurs, il suffit de sa réapparition devant lui pour le reconquérir et, dès le 17 août, Louis de Soissons rejoignait sa mère à Brissac.

L'intégrale soumission du sang royal opérait jusqu'aux extrémités de la zone insurrectionnelle comme un coup décisif pour le ralliement des retardataires. A leur tête figurait l'homme en qui Marie de Médicis, depuis l'ouverture de la guerre civile, avait trouvé le plus de fidélité dans son autonomie et le plus de sûreté dans son orgueil, l'homme dont on ne sait si la reine-mère était plus redevable à son initiative qu'à sa persévérance, l'homme enfin en qui s'était inaugurée sa protection avant que s'y incarnât l'espoir de sa revanche. En se tenant, depuis l'ouverture de la guerre civile, confiné solitairement dans sa citadelle d'Angoulême, sur cette perspective de pourpre romaine où s'était éveillé son grief paternel, mais à l'écart des champs de bataille de la rive droite de la Loire où avait partout succombé la révolte, le duc d'Épernon s'était comme dérobé à la double solidarité de ses forfaitures et de ses désastres. Dégagé de toute accointance de secte ou de cabale, ayant échappé par l'antériorité de son cantonnement méridional à toute catégorie de transfuges ou de rebelles, et n'ayant encore été surpris nulle part les armes à la main, le duc d'Épernon s'était comme rangé à part et mis hors de pair dans le groupe encore intact visé par la Déclaration d'innocence. En l'isolement de sa zone de résistance et dans son invulnérabilité de réserve et d'expectative, autant. que dans une ténacité de point d'honneur qui lui faisait envisager l'hospitalité offerte à une reine en détresse comme la consécration seigneuriale d'un droit d'asile, à peine osait-on voir en lui un vaincu ou un rebelle. Fort de ce prestige au moins relatif d'une rectitude immuable, et dans sa hauteur se recommandant presque de cette hospitalité dont Louis XIII avait comme endossé la reconnaissance en sa réconciliation filiale, le loyal mais l'arrogant et l'avantageux potentat des rives de la Charente attendait de son impassibilité comminatoire autre chose que l'amnistie ou même la légitimation fictive d'une révolte. En sa maturité d'une résipiscence où il entrait autant de calcul que de sincérité et autant d'exigence que de droiture, le duc d'Épernon, tel qu'un duc de Bourgogne au congrès d'Arras ou un duc de Mercœur au dénouement de la ligue, visait à rien moins qu'à la récompense de son ralliement.

C'est dans ces dispositions d'une expectative comminatoire, déjà chez lui bien antérieures au combat des Ponts-de-Cé, qu'Épernon avait, dès le 29 juin, envoyé à Saintes un La Villetière, pour y commander à Germain, lieutenant de la citadelle, d'en tenir sur pied, nuit et jour, la garnison, d'y interdire et de lui signaler toute tentative d'enrôlement royaliste et d'y abattre tous les logis contigus aux remparts, comme mesure défensive au cas d'un siège à soutenir contre Louis XIII. Il est vrai que, là-dessus, Germain, le 2 juillet, s'était honorablement récusé sur sa qualité de lieutenant du roi, qui ne le rendait comptable qu'à son souverain légitime du gouvernement et de la disponibilité de sa place, et sur les protestations conformes et concomitantes de la population de Saintes. Il est vrai aussi qu'à la même date un gentilhomme' poitevin Desbordes, lançait au duc d'Épernon de graves remontrances épistolaires sur ce qu'il qualifiait hardiment en lui d'entreprises insurrectionnelles ; et qu'une antre lettre anonyme le dissuadait de compter, pour l'appui de sa révolte, sur les Saintongeois soulevés contre la tyrannie de son règne. Impassible contre tant d'avertissements et de résistances, Épernon se retranchait, se contractait, se hérissait dans sa raideur. D'autre part, et par là même, après le combat des Ponts-de-Cé, c'eût été pour son orgueil trop de condescendance d'aller rejoindre à Bordeaux Mayenne ; aussi, là-dessus, rejeta-t-il son appel sous ce plausible prétexte de ne donner pas à son trop grand éloignement d'Angoulême, vis-à-vis des vainqueurs, l'apparence d'une fuite. Et cependant, par une dernière satisfaction donnée à son collègue, Épernon s'avançait avec sa solide armée de cinq mille hommes et de cinq cents cavaliers vers sa résidence de Saint-Claude sur les frontières du Limousin pour y attendre Mayenne, lorsqu'il y reçut, le 12 août, l'écuyer de Marie de Médicis Tremblay, qu'elle lui avait envoyé la veille pour l'avertir de sa réconciliation, en lui communiquant la teneur du traité des Ponts-de-Cé. Mais, malgré l'emphase épistolaire de ses compliments à la reine-mère et des protestations de Loyalisme que Tremblay dut rapporter à Brissac, ce qu'Épernon attendait de la Cour, c'étaient des satisfactions en rapport avec l'invétération de ses rancunes. Ici reparaît cette phalange modératrice qui, après avoir ramené la concorde au cœur de la maison de France, l'avait étendue de là à tous les degrés du trône. C'était toujours cette ambassade du nonce appelée à recueillir et à grouper autour de Louis XIII infatigablement les premières et les dernières adhésions, les plus hautes et les plus lointaines. Après avoir envoyé de Brissac à Angers le Père de Bérulle pour reconquérir Louis de Soissons, on députa, le 15 août, à Angoulême Bellegarde et l'archevêque de Sens, l'un comme parent et l'autre comme ami du duc d'Épernon, pour le gagner avec des concessions décisives. Seulement, pour n'y compromettre pas directement l'autorité royale, ce n'est qu'en son nom que Bellegarde, ce n'est que de la part de Condé que son confident l'archevêque de Sens devaient offrir à Épernon, pour lui-même une promotion de duc et de pair[7], pour le marquis de La Valette une nièce de Luynes que le roi doterait de deux cent mille écus, pour son autre fils, le comte de Randeau, l'expectative des emplois paternels assurée dans un brevet de survivance, et enfin pour l'archevêque de Toulouse le chapeau de cardinal. Et, quant aux officiers de l'armée de Champagne destitués pour avoir suivi La Valette dans le soulèvement de Metz, en attendant une réintégration que leur interdisait actuellement leur qualité de déserteurs, mais que peut-être leur vaudrait plus tard l'entremise du duc d'Épernon, ils étaient pécuniairement indemnisés de leur disgrâce.

Une telle largeur d'avances devait ébranler le plus ferme soutien de la revanche insurrectionnelle. Aussi qu'importe qu'à ce moment, pour sauvegarder vis-à-vis du duc de Mayenne son prestige d'incorruptibilité catonienne, le duc d'Épernon ait affecté de se poser en victime des négligences d'une cour méconnaissant le prix de son ralliement ! Qu'importe qu'en maugréant il ait mis cet habile et fructueux ralliement sous le jour d'une magnanime immolation sur l'autel de la concorde ! Tout en appréciant la convenance et le décorum d'une soumission dont le signal émanait de celle dont il avait arboré si haut la défense, on ne peut prendre au sérieux l'amertume de son sacrifice, ni ce qu'après coup Richelieu, à travers d'humbles sollicitations d'un surcroît de grâces, a essuyé de l'âcreté de ses plaintes[8]. Comment eût-on pu s'apitoyer sur un homme qui n'attendait pour se soumettre que les offres de Duperron et Bellegarde ? Dès qu'en effet les eut suivis de près à Angoulême, où Épernon venait de rentrer, le messager la Saludie pour lui notifier la déclaration d'innocence avec l'injonction de désarmer, il venait de licencier ses forces et de commander à La Valette de licencier celles de Metz et de Loches. Et, dès le 17 août, au sortir de Brissac, à Montreuil-Bellay, Louis XIII en recevait la nouvelle de la part du duc d'Épernon par son envoyé Marsillac.

Cependant, derrière le duc d'Épernon se dressait encore dans le champ de la revanche méridionale une imposante réserve. Encore plus persévérant que lui dans ses entraînements chevaleresques, mais par cette impétuosité même engagé plus à fond dans les coalitions d'outre-Loire, où survivaient à la paix des Ponts-de-Cé les obstinations sectaires de Rohan et de la Force, le duc de Mayenne n'avait pas pris au mot, par cela seul qu'il émanait de Marie de Médicis, qui, à cet effet, lui expédiait la Saludie en même temps que Tremblay vers Angoulême, le signal du désarmement. A ses yeux le dénouement des Ponts-de-Cé, loin de clore la guerre civile, n'avait fait qu'en inaugurer la seconde phase en en reportant le théâtre sur le bassin de la Garonne. Fier d'avoir levé sur son seul crédit une armée de vingt mille hommes, dont quinze mille fantassins et cinq mille cavaliers, il se disait que ce n'avait pas été la peine de braver en plein Parlement de Bordeaux l'héroïque résistance du président de Gourges, ni de lancer et de soutenir la Suze et par là même de retenir Thémines sur les rives du Lot et du Tarn, ni de pousser sa dominante démonstration obsidionale contre le soulèvement royaliste mal abrité derrière les fragiles remparts de Moissac, pour qu'à la seule annonce d'une paix conclue sans l'oublier mais sans l'y appeler, il n'y eût plus pour lui qu'à capituler dans l'intégrité de sa zone. Tel qu'un Condé qui, une fois précipité dans la Fronde par une duchesse de Longueville, l'y laisse bien loin derrière lui et y survit à ses désillusions de repentir, le duc de Mayenne, en sa fougue aventureuse et en ses alliages d'hétérodoxie, avait trop dépassé dans la portée de leur révolte Marie de Médicis et la comtesse de Soissons pour les suivre de près à Brissac, surtout lorsqu'elles y étaient accourues sans l'en avertir. Une réconciliation où il n'était pour rien, et dont on ne l'avisait qu'après coup, ne lui pouvait lier les mains. Une paix conclue par celles dont il s'était proclamé le champion à outrance ne lui interdisait point de prolonger la lutte pour l'honneur de leur cause et à ses propres risques, et de répudier l'amnistie qu'elles lui prétendaient imposer pour les délivrer, malgré elles, de Condé et de Luynes. Seulement, pour qu'en sa personne se renouvelât vigoureusement la guerre civile en avant de la Garonne et vis-à-vis de la Loire, il lui fallait comme première ligne de défense le maintien de la Charente. Et, pour atténuer sa compromission désormais plus flagrante dans le camp de l'hérésie — car en son armée affluaient en grande partie les huguenots —, il ne croyait pouvoir emprunter assez de couverture à cette inaltérable signification attachée au protectorat d'Angoulême. Il est vrai que sa fierté, prétextant la menace des diversions de Thémines sur le Lot et le Tarn, l'éloignait autant d'une jonction au duc d'Épernon à Angoulême, que la morgue du duc d'Épernon l'écartait lui-même de Bordeaux. Mais au moins, depuis la paix des Ponts-de-Cé, il n'est sorte d'instances dont Mayenne n'ait assiégé Épernon pour le retenir et éterniser, fût-ce plus près d'Angoulême que de Bordeaux, sa secourable solidarité dans la guerre civile, Peut-être même, avant la députation de Tremblay vers son collègue, était-ce Mayenne qui l'avait décidé au moyen terme du rendez-vous armé de Saint-Claude. Mais, une fois rentré dans cette cause royale où le fixaient des satisfactions souveraines, le superbe autocrate, en voie d'écarteler sur un fond de pourpre romaine une promotion de duo et de pair avec des brevets de survivance et les plus opulentes promesses d'alliance, tint bon contre les assauts livrés à la félicité de son ralliement, Et toutefois, pour mieux dérober de ce chef, à son complice de la veille la personnalité de ses calculs, Épernon lui déclara que dès lors que les seuls griefs de Marie de Médicis l'avaient jeté clans la guerre civile, son seul contentement le devait désarmer. Et j'espère, poursuivit-il, en congédiant le dernier des messagers expédiés de Bordeaux à Angoulême, j'espère que ceux qui ne s'opiniâtrent point dans la révolte bénéficieront de toute la clémence royale. Je ne saurais donner au duc de Mayenne un conseil autre que celui de me suivre dans ma soumission. Que si cette soumission me profite peu, j'aime mieux être maltraité avec le sentiment de mon innocence, qu'avec le remords attaché désormais à une obstination sans excuse.

Par une telle ostentation et par d'aussi austères enseignements de droiture, Épernon espéra-t-il abuser Mayenne sur l'égoïsme de son déclinatoire ? Toujours est-il qu'une fois acculé par le retrait de ce palliatif d'avant-garde à des complicités d'hérésie qui l'eussent voué aux malédictions de sa race, le descendant des Guise se ressouvint d'avoir hérité d'eux un sang de ligueur. Ajoutons que, pour le regagner et par là rehausser de la signification de son nom la croisade entée sur l'entrevue de Brissac, Louis XIII alla jusqu'à offrir à Mayenne de joindre à son gouvernement de Guyenne, vu la disgrâce éventuellement encourue par l'opiniâtreté du duc de la Force, le gouvernement de Béarn ; qu'en même temps, mêlant à ses avances des intimidations dont le duo d'Épernon, à travers la Charente reconquise, lui laissait désormais le champ libre, Louis XIII inaugura cette croisade digne de revendiquer un Guise pour chef, par une marche comminatoire sur Bordeaux. Mais l'armée royale ne s'approchait de Mayenne qu'en propageant autour d'elle le retentissement des exhortations du Père Joseph, de Bérulle et du Père Arnould à la guerre sainte. Aussi Mayenne vit-il moins encore à son égard, dans la venue de Louis XIII, une contrainte ou une amorce, qu'un rappel des antécédents de famille. Et c'en fut assez pour déterminer vers cette cause royale où confluait désormais celle du catholicisme l'évolution de ses effluves[9]. Mais un tel élan d'expiation, hélas ! dès demain devait se briser contre un sanglant écueil ! Et quel lustre perdu pour une défense de l'ile de Rhé ou un siège de la Rochelle, sous ces bastions de Montauban qui déjà séparaient à jamais un Rohan d'un Mayenne !

Rohan n'avait pas trop de l'imposante citadelle des rives du Tarn pour s'y retrancher dans l'aggravation rapide de son isolement, car jusque dans son groupe de coreligionnaires il voyait partout autour de lui se creuser le vide. Le premier de ceux-là qui l'abandonna, ce fut l'homme qui, dans la transformation de la guerre civile, eût le plus énergiquement ravivé le vieux levain des guerres de religion, en y infusant l'âpreté capiteuse et l'incandescence volcanique qui couvaient dans l'invétération de son fanatisme. Dès l'annonce de la déroute des Ponts-de-Cé, Rohan s'était tourné vers Agrippa d'Aubigné pour lui rappeler ce conciliabule de Saint-Maixent où tous deux, dès le début des hostilités et au cas d'un premier revers essuyé par Marie de Médicis, avaient projeté en sa faveur, à titre de diversion ou de revanche, la marche en commun sur Paris. Déjà même, pour se concerter sur cette équipée de désespoir avec son digne émule en fait d'envergure et d'audace, déjà Rohan, pour ramener entre eux deux à Paris cette reine-mère qui, elle, n'avisait alors avec Richelieu leur cortège qu'en vue du seul trajet d'Ancenis à Angoulême, déjà Rohan, avec son frère Soubise et une escorte de douze à quinze cents hommes dont deux cents cavaliers, s'était avancé vers d'Aubigné jusqu'aux environs de Saint-Jean-d'Angély quand s'abattit entre eux deux, comme une douche de glace, l'annonce de la paix des Ponts-de-Cé. Au fond c'est ce que souhaitait, pour la couverture de sa défection, le vétéran engagé si à contre-cœur dans la guerre civile et confirmé là-dessus dans ses noirs pronostics et dans son fiel de désabusement par les trahisons de Retz et de Vendôme. D'Aubigné n'attendait que ce réfrigérant des réconciliations royales pour refluer sur sa bile contrariée, en attendant que cette bile se retournât en éruptions vengeresses contre ces déserteurs du combat des Ponts-de-Cé qu'a stigmatisés la diatribe du Fœneste.

Trop jeune encore pour avoir expérimenté les désillusions de la guerre civile et déjà assez résolu pour en affronter les périls, Henri de la Trémouille, au début de l'insurrection de Marie de Médicis, avait offert en sa personne aux coreligionnaires de sa race, avec l'éclat de son nom, avec les effluves de son sang royal et la haute signification de ses alliances de famille, une force territoriale qui le rehaussait au cœur de la confédération du protestantisme méridional et sur les rives du Thouet et de la Charente, entre les Rohan et La Force. Mais, depuis la paix des Ponts-de-Cé, La Trémouille était bien activement disputé à ses engagements de secte ; et c'était avec la plus vigilante sollicitude qu'à ses côtés le royalisme maternel, après avoir en vain voulu d'abord conjurer sa rébellion, aujourd'hui couvait son ralliement. Pour réconcilier d'ailleurs, en la personne de son jeune fils, avec l'orthodoxie militante des promulgateurs de l'édit de Béarn, le descendant et le collatéral des Nassau et des électeurs palatins, des Condé, des Coligny et des Bouillon, l'adroite et sage duchesse douairière de La Trémouille dut recourir à la médiation la plus spécialement autorisée dans le camp de la réforme.

Nous nous rappelons avec quelle précautionneuse jalousie le gouverneur de Saumur, Duplessis-Mornay, dès l'ouverture de la guerre civile et aux confins des deux causes adverses, avait ménagé le crédit d'entremise attaché à ses affectations de tiers-parti. C'est dans cette prévoyance de calculs que tour à tour, et dans l'esprit de l'édit de Nantes, accentuant le caractère et délimitant l'usage de la place de sûreté commise à sa garde, Duplessis-Mornay avait disputé l'autonomie de ses arsenaux et de sa citadelle de Saumur, tour à tour à la souveraineté de Louis XIII et à la stratégie de Rohan. A l'inverse, mais dans les mêmes sollicitudes d'impartialité arbitrale, combinant à toutes les avenues de Saumur l'indépendance avec l'accessibilité de son poste, Duplessis-Mornay, dans l'intervalle des sessions de l'assemblée de Loudun et des colloques avec le pasteur Bouchereau, avait, tour à tour, hébergé dans l'inviolabilité strictement maintenue de son donjon les migrations et les exodes, les disgrâces et les ambassades les plus contraires ; et cela au point d'y voir se croiser presque devant lui Montbazon et Blainville avec les Soissons et les Vendôme, Duperron, Bérulle et le Père Joseph avec Rohan, Lesdiguières et La Force. Plus tard, durant la cour plénière de Brissac, Duplessis-Mornay se retenait assez pour décliner l'invitation d'y comparaître en personne, afin de n'y être pas mêlé aux porteurs d'amendes honorables, et cependant y marquait juste assez de sa déférence en y faisant agréer, avec des excuses de santé, sa représentation par ses gendres.

Bref, c'est dans ces croisements d'éclipses et d'ubiquités, d'entrevues et de rencontres, c'est dans ces alternatives d'abouchements et de mystères, c'est dans ces réciprocités de discussions et d'avances, que s'était inaugurée dès avant le combat des Ponts-de-Cé l'entremise de Duplessis-Mornay en faveur de La Trémouille. Lorsque, au début de juillet, l'ambassade du nonce, en s'acheminant vers Angers, traversa Saumur, Duplessis-Mornay s'était plaint à Montbazon et à Jeannin, au nom de La Trémouille et de sa mère, de voir négligées en cour les velléités de soumission du duc, et d'attendre en vain pour lui, comme un encouragement de passer à la cause royale, des avances épistolaires de Louis XIII. En s'adressant là-dessus à Montbazon et à Jeannin, Duplessis-Mornay ne pouvait presser une plus heureuse veine d'entremise, à en juger par tout ce qui en émanait alors pour lui-même. Car c'était par Jeannin et Montbazon qu'il était en voie d'obtenir quelques jours après, les 17 et 19 juillet, avec la neutralité de Saumur tant vis-à-vis du roi que de Marie de Médicis, avec l'augmentation de sa garnison jusqu'à trois cents hommes et le remboursement des dépenses pour l'entretien de sa citadelle, une commission d'un régiment de mille hommes pour son gendre Villarnoul et deux compagnies de chevau-légers pour son gendre La Tabarière[10], et enfin pour son troisième gendre Fontenay le gouvernement de la garnison de Montjean. Or c'est par une suite de ces dispositions favorables que les deux ambassadeurs du nonce déterminèrent le jeune monarque à condescendre au désir de La Trémouille, en adressant parallèlement au fils et à la mère deux de ses plus engageantes missives, mais dont la réception coïncidait avec l'annonce, émanée de Duplessis-Mornay lui-même, des premiers revers essuyés par Marie de Médicis. Aussi les gracieusetés royales n'ébranlèrent pas tellement La Trémouille, qu'il ne se sentit en même temps retenu par un scrupule de chevalerie qui lui interdisait de choisir l'heure du péril pour l'abandon de sa souveraine. Aussi, dans leurs perplexités, le fils et la mère expédièrent, le 20 juillet, le courrier Pontobré vers Duplessis-Mornay, pour requérir des conseils qu'autorisait en lui le plus libre royalisme. Pour toute réponse, l'homme qui, à la même heure, ne confiait que si précairement à Louis XIII l'artillerie qui confirmera la victoire des Ponts-de-Cé par l'interceptation de la Loire, répondit qu'avant de se prononcer sur une consultation un peu tardive, il convenait de savoir jusqu'à quel degré La Trémouille s'était engagé dans la révolte. Puis, pour s'éclairer là-dessus, il renvoya nuitamment Pontobré vers le quartier de La Trémouille, d'où il revint, dès le matin, l'informer que le duc avait déjà reçu des commissions et de l'argent de la reine-mère pour deux régiments et une compagnie de gendarmes, qu'il avait de plus saisi à Thouars les recettes royales. C'en fut assez pour qu'à son adresse émanât de l'oracle si anxieusement écouté cette austère sentence : C'est à vous, seigneur, à prendre conseil de vous-même et à choisir entre la honte et le préjudice. S'il ne s'agissait que de quitter la reine-mère au lendemain d'un succès, et d'un succès qui eût été votre œuvre, avant de prendre congé d'elle vous la pourriez supplier de se contenter d'avoir reçu de vous ce service. Mais l'abandonner dans l'adversité, et encore à la veille d'une aggravation de ses désastres, voilà de quoi vous attirer de sa part un reproche éternel, avec le mépris de vos frères d'armes. Quant aux disgrâces que vous vaudra une plus fière attitude, vous pouvez d'avance en chercher un remède avec vos amis.

Cependant, avec l'invasion de l'Anjou par l'armée royale, les malheurs prévus redoublèrent et s'accumulèrent aux portes du gouvernement de La Trémouille. Aussi, dès que, après la bataille des Ponts-de-Cé, les royalistes, en occupant aux avenues de Saumur avec Montreuil-Bellay le bassin du Thouet, y eurent menacé de près, en amont, la ville de Thouars, La Trémouille avait vite évacué ce chef-lieu de ses domaines, en le laissant aux mains de la duchesse douairière avec la filiale confiance de ne l'en voir nantie que comme d'un gage d'une digne réconciliation avec l'autorité légitime, d'une réconciliation agréée par la sourcilleuse droiture de son mentor. Mais déjà la duchesse, elle-même, avisait pour elle et sa jeune fille, en Touraine, le refuge devenu nécessaire de l'lle Bouchard, quand la notification, par Marie de Médicis, du traité des Ponts-de-Cé et de la déclaration d'innocence atteignirent son fils comme le signal d'un honorable dégagement d'avec la révolte aux abois. Et, quant au remède aux malheurs que le jeune duc croyait avoir encourus par une fidélité dont le relevaient seules les réconciliations de Brissac, à qui le demander ailleurs qu'à cet ami qui le lui avait laissé entrevoir en lui-même, en lui montrant d'avance, pour sa rentrée en grâce, la seule porte à la hauteur de sa considération natale ? Aussi, dès la notification de la reine-mère et grâce à la contiguïté des quartiers généraux secondant les solidarités de tutelle, Charlotte de la Trémouille, avec son fils, se retourna vers Duplessis-Mornay comme vers l'homme qui, en adoptant le point d'honneur de son pupille, s'était impatronisé plus que jamais dans sa confiance. Et aussitôt le loyal gouverneur voua au salut des La Trémouille cette diplomatie de tiers-parti qui, sur ces confins de l'hétérodoxie interdite aux entremises sacerdotales, suppléait à celle du nonce. En cela même il s'associa rien moins que le promoteur de cette guerre que le traité des Ponts-de-Cé venait de transformer en guerre sainte. En la personne d'Henri II de Bourbon, Duplessis-Mornay et la duchesse sollicitèrent à l'envi les inclinations collatérales du sang maternel, avec cette condescendance déjà si éprouvée qui suivait, des Ponts-de-Cé à Brissac, les satisfactions de la victoire. Bref, c'est de Condé, en cela favorablement inspiré par Luynes, qu'émana vite, à travers ce champ de pourparlers s'ouvrant de Thouars à Saumur et de Saumur à Brissac, un moyen terme de pacification jugé le plus sortable, et aussitôt mis en œuvre. Pour prévenir à Thouars l'imminente invasion royaliste, et pour y associer dans le même ralliement les deux religions qui se partageaient cette résidence filiale, Charlotte de La Trémouille expédia vers Brissac une délégation mi-partie de la municipalité de Thouars qui, sous les seules réserves inhérentes au titre que cette place de sûreté tenait de l'édit de Nantes, en offrit les clefs à Louis XIII. A son tour, dès que la cour eut, au sortir de Brissac et dans son essor méridional, atteint sa première étape de Montreuil-Bellay, La Trémouille y vint, le 17 août, ratifier la démarche de soumission due à la prudence maternelle, en se jetant aux pieds du souverain qui lui avait d'avance, par Duplessis-Mornay[11], promis de l'agréer, et qui, d'ailleurs, en cela même, à part le bénéfice acquis de la déclaration d'innocence, ne demandait qu'à lui plaire. Car ce jour-là même Louis XIII venait de distinguer dans ses acceptions de miséricorde le plus noble des trophées vivants de la victoire des Ponts-de-Cé, en signant la grâce de l'héroïque Saint-Aignan. Aussi dès qu'apparut à Montreuil-Bellay, dans cette même veine de clémence, le jeune La Trémouille, avec ce que recommandait encore bien plus haut en lui le fond de droiture mêlé à sa révolte, Louis XIII, jusque dans l'indivisibilité des clauses de sa déclaration d'innocence, l'honora de cette nuance d'accueil réservée aux fidélités intactes. Et vraiment le triomphateur des Ponts-de-Cé ne pouvait inaugurer sa phase de croisade par une magnanimité plus heureuse. Car avec la soumission qui y répondait si pleinement, et dont l'opportunité se doublait de l'annonce consécutive de celle du duc d'Épernon, Louis XIII conquérait toute la zone s'étendant de la Loire à la Charente, par l'appropriation des étapes de Talmont et de Mauléon, de Thouars et de Taillebourg[12]. Mais le plus sûr gage du ralliement daté de Montreuil-Bellay, c'était l'orientation de La Trémouille vers ce catholicisme qui, dès Brissac, avait renouvelé l'essor guerrier de Louis XIII. Du moins peut-être, dès lors, entrevoyait-on que Richelieu, par une consommation lointaine de cette diplomatie sacerdotale datée d'Angers et de Brissac, revendiquerait La Trémouille comme son néophyte, durant le siège et presque sous les murs de La Rochelle.

Pour en revenir à l'indomptable sectaire contre qui Louis XIII ne renouvelait son essor que parce que lui-même éternisait dans sa transformation la guerre civile, dès le seuil de cette laborieuse impasse où l'enferma près de dix ans son génie guerrier, Rohan perdait à la fois deux alliés également, quoique très diversement considérables : un La Trémouille et un d'Aubigné. Avec eux à la fois lui échappaient et sa consistance centrale et l'envolée des plus audacieuses diversions. Avec le ralliement ou la défection de La Trémouille et de d'Aubigné, la grande confédération du protestantisme méridional était atteinte à la fois au cœur et aux ailes. Si encore, avec une ligne de bataille aussi entamée, Rohan avait pu conserver derrière lui une réserve immuable ! Mais par delà la Garonne il voyait déjà chanceler la complicité désabusée du gouverneur de Béarn. C'est que le souple et l'ambitieux duc de La Force n'était point à l'épreuve des habiles avances de Luynes. Encore quelques étapes de cette rentrée en campagne de Louis XIII, et il aura suffi au connétable du lendemain de montrer de loin au vieux La Force, même appuyé sur sa levée de cinq mille hommes, le bâton de maréchal, pour fléchir sa résistance à l'enregistrement, en plein parlement de Pau, de l'édit de Béarn. L'enregistrement de l'édit de Béarn, telle est la vraie victoire qu'allait chercher jusqu'au pied des Pyrénées cette monarchie catholique ressaisie et relancée sur le champ de bataille des Ponts-de-Cé par le Nonce et l'Archevêque de Sens, par le père Arnould, Bérulle et le Père Joseph. L'enregistrement de l'édit de Béarn, tel était le coup décisif dont s'ébranlaient déjà, sur tout le champ de bataille qui mesurait la guerre sainte, les remparts de Montauban, de Montpellier et de La Rochelle. En vain ces dernières citadelles de la réforme s'acharneront, dans une résistance surhumaine, à tromper leur désespoir. Avec la promulgation, à Pau, de la rentrée du Béarn dans l'orthodoxie française, aura sonné leur dernière heure. Après cela, et dans l'imminence de sa chute, Rohan n'aura plus qu'à promener tristement dans ces défilés des Cévennes, qu'il n'échangera que si tard contre ceux de la Valteline et de l'Alsace, l'intrépidité fourvoyée d'un Vercingétorix et d'un Annibal, d'un Charette et d'un Mercœur.

 

Pendant que la révolte, domptée à Brissac encore plus sûrement qu'aux Ponts-de-Cé, ne rencontrait dans sa métamorphose que la dissolution et la ruine, chaque jour la cause royale s'affermissait dans sa victoire. C'était surtout grâce à ce qu'y introduisirent de cohésion les affinités d'alliance et les liens de famille multipliés autour du trône, dès son avènement au pouvoir, par la diplomatie matrimoniale de Luynes. En y envisageant principalement le favori en règne au point de vue central de ses calculs personnels, dès l'ouverture de la guerre civile nous l'avons vu rechercher dans l'état-major de l'armée royale, pour sa nièce Anne du Roure de Combalet, la main du fils de Créquy Canaples. Par une suite de la même tactique, et dans ses sollicitudes alternatives de concentration et de ralliement, Luynes, dès le lendemain du combat des Ponts-de-Cé, avait offert en amorce de réconciliation au duc d'Épernon la main d'une autre nièce pour son fils La Valette. Mais, aux yeux de Luynes, le chef-d'œuvre, le résumé et le couronnement de ses industries nuptiales, c'était de s'allier principalement, lui le persécuteur initial et le plus persévérant ennemi de Marie de Médicis, avec le prélat qui, après n'avoir embrassé l'exil de sa souveraine que pour y armer contre lui sa disgrâce, ne la ramenait avec lui au Louvre et n'allait rentrer par elle au Conseil que pour l'y primer sous la pourpre, et cela grâce à la coïncidence de son avènement à un second ministère avec sa promotion au cardinalat. Primer Luynes au Conseil sous la pourpre ! tel est le péril dont Richelieu allait menacer, dès son retour de la guerre sainte à Paris, l'ombrageux Luynes, ainsi que nous en avons déjà chez lui pressenti le souci, si Luynes n'allait vite obvier aux suites de ses vagues promesses de cardinalat datées des Ponts-de-Cé, en assurant d'avance, au regard de l'ambitieux prélat guettant son chapeau rouge, l'antériorité de son propre avènement à la connétablie, et cela afin de contrebalancer au Conseil, dès que Richelieu en entrouvrirait la porte, ce chapeau rouge des Georges d'Amboise, des Guise et des Duperron par l'épée des Montmorency. Or justement, à voir se développer si vite aux réunions de Brissac le nouveau crédit de Richelieu, Luynes en était à se demander si le prélat assez puissant pour obtenir sans lui, fût-ce par Marie de Médicis ou Condé, le chapeau de cardinal, ne l'aiderait pas à son tour dans l'audace de ses brigues. Il est vrai que Luynes n'aurait tenu cette connétablie que pour la retourner de suite contre Richelieu en contre-partie d'équilibre. Mais, d'autre part, si Richelieu, pour conquérir sa pourpre, n'avait pas renoncé entièrement à se servir de Luynes, à ce point de vue ce serait pour lui quelque chose de l'avoir servi lui-même dans ses propres visées pour le constituer son redevable. Or, entre Richelieu et Luynes, ce qui pouvait le mieux assurer cette réciprocité de services et cet échange de protections, c'était, ce semblait-il, l'identification de leurs deux fortunes réalisée dans des solidarités de famille. C'était l'achèvement de ce réseau d'alliances qui avait déjà fixé Luynes si avant et par tant de côtés dans la cause royale. Après y avoir épousé tour à tour, en la personne de Créquy et d'Épernon, le prestige de la victoire et la solennité des ralliements, il ne lui manquait plus que d'embrasser, dans cette même accolade de fusion domestique, le génie même des réconciliations royales. Et voilà ce qui détermina Luynes, à Brissac, à demander à Richelieu, pour son neveu Antoine de Beauvoir du Roure, marquis de Combalet, frère de cette nièce mariée à Canaples, et qui rachetait ses désavantages physiques par l'emploi de mestre-de-camp du régiment de Normandie, la main de Marie-Madeleine de Wignerod de Pontcourlay, fille de René de Wignerod de Pontcourlay, jadis gentilhomme de la Chambre de Henri IV, et de Françoise de Richelieu, sœur de l'évêque de Luçon. Et c'est lorsque, le 14 août, s'acheminait de Brissac le courrier Chazan vers Rome avec la demande officielle du cardinalat pour Richelieu[13], que Bérulle lui transmettait l'ouverture matrimoniale de Luynes[14].

A ne s'en rapporter là-dessus qu'au laconisme hautain de ses mémoires, Richelieu n'aurait agréé cette avance que par une concession de bon prince, et seulement pour complaire à Marie de Médicis. Mais aujourd'hui nous savons à quoi nous en tenir sur cette affectation d'une dédaigneuse condescendance, autant que sur le silence absolu dont s'enveloppent dans ses artificieux mémoires les promesses de cardinalat datées d'Angers et des Ponts-de-Cé. 11 eût par trop coûté à Richelieu d'avouer que, en s'empressant de correspondre aux avances du favori dont il attendait en partie le chapeau rouge, et qui, une fois empanaché de sa connétablie, l'avait laissé se morfondre dans une expectative creuse, il avait été victime d'une précipitation stérile et ne s'était embarqué avec lui que dans une gratuite mésalliance. Richelieu eût voulu dérober à la postérité l'amertume des confusions ressenties dans son orgueil, le jour où il crut s'apercevoir que ce favori de basse-cour à qui il avait si vite, pour ne pas dire si inconsidérément livré sa nièce, une fois investi de sa suprême gloriole, l'avait leurré du mirage sans cesse reculé de sa pourpre. Et tout cela, parce que Luynes ne lui pardonnait pas de lui avoir été nécessaire pour le désarmement de Marie de Médicis, et que le poids d'un tel service lui faisait envisager pour lui-même son élévation comme dangereuse. Du moins telle est la cuisante persuasion dont s'envenime cette partie des mémoires de Richelieu consacrés à l'entrevue de Brissac, et qui s'érige en une sanglante diatribe contre l'homme qui n'eut peut-être envers lui que le tort de disparaître avant sa promotion de cardinal. Mais à cet égard quelle qu'ait été la duplicité temporisatrice du favori qui, avant sa fin prématurée, trouva bien, il est vrai, le temps de passer connétable, combien Richelieu eût eu meilleure grâce à convenir devant nous, avec cette libre ingénuité de l'omnipotence satisfaite, qu'il n'avait en définitive essuyé là qu'une de ces mystifications inhérentes aux tâtonnements originaires des plus hautes destinées ! Mais non. Il aime mieux nous abuser sur la source latente de son fiel, en infectant de ses extravasements implacables tout ce qu'a été Luynes au regard de Marie de Médicis depuis l'assassinat de Concini jusqu'à l'entrevue de Brissac. Ce Luynes, ce confident préféré et cet interlocuteur docile du nonce et de Duperron, du Père Arnould, de Bérulle et du Père Joseph ; ce Luynes à qui, depuis la paix d'Angoulême et l'entrevue de Tours, et jusqu'à travers le champ de bataille des Ponts-de-Cé, Richelieu n'avait cessé de tendre la main, comme à l'homme qui avait le mieux sondé l'énigme et préconisé l'efficacité réparatrice du rôle qu'il jouait auprès de leur souveraine ; ce Luynes dont on ne pouvait suspecter, vis-à-vis de Marie de Médicis, les ménagements et les avances, puisque ses seules sollicitudes d'équilibre politique en garantissaient, sinon le désintéressement chevaleresque, au moins la sincérité relative ; ce Luynes qui savait ne pouvoir mieux, aux conseils du Louvre, opposer à Condé Marie de Médicis qu'en y assurant à celle-ci un retour honorable et sûr dont elle lui serait particulièrement redevable ; le voilà tout à coup, grâce à Richelieu, transformé dans ses agissements envers la reine-mère datant de la phase angevine de la guerre civile, en un monstre d'hypocrisie et de scélératesse. Il n'est sorte de noirceurs que, par un renchérissement sur les violences de Condé, Luynes n'ait ourdies pour la perdre. A en croire ce Richelieu trop tardivement investi de sa pourpre, depuis l'emprisonnement jusqu'au poignard tout eût été bon à Luynes contre celle à qui il ne pardonne pas, à elle non plus, de n'avoir pas digéré l'immolation de Concini. Aux mains de Richelieu toutes les calomnies sont recevables, et il ne peut dégorger assez de bile contre cet homme qui s'est avisé de la trouver redoutable. Et, dans cette haine rétrospective contre les frayeurs dilatoires d'une trop ombrageuse faveur, Richelieu ne regarde pas lui-même à s'enferrer dans la projection de ses diatribes. Par un châtiment digne de lui, elles se retournent contre lui-même, en entamant aux yeux de cette postérité qu'abusent ses rancunes la gloire si pure de son entremise angevine. En le voyant flageller et stigmatiser à outrance le point de mire de l'insurrection s'autorisant du nom de la reine-mère, et en ignorant ce que tous deux y entretinrent de ces communications secrètes que Richelieu enfouit comme un opprobre et dont la divulgation aujourd'hui proclame sa droiture, on a longtemps pris cet acharnement pour l'animosité d'un rebelle. Avec l'habileté consommée qui préside à la rédaction de ses mémoires, en vain Richelieu affecte de nous opposer les remontrances pacificatrices dont il assiège Marie de Médicis à la nomenclature des prétendues avanies et persécutions de Luynes : malgré ses captieuses précautions d'apologie pamphlétaire, on s'est dit qu'un aussi virulent détracteur de l'homme que visait surtout l'armement de la reine-mère ne pouvait être au fond qu'un complice des Vendôme et des Soissons, des Épernon, des Rohan et des Mayenne. Et une fois qu'on l'a eu rejeté du quartier général de Marie de Médicis dans le camp des rebelles qui empruntaient son nom, une fois qu'on eut interprété ce qu'il lui prodiguait d'assistance défensive en une solidarité insurrectionnelle, on en a conclu rigoureusement, et l'on a autorisé ce préjugé, que Richelieu n'avait pu restituer, ou plutôt livrer à Louis XIII Marie de Médicis que par une trahison de transfuge, et qu'il n'avait tu les promesses concomitantes du chapeau de cardinal que parce qu'il en rougissait comme du prix d'une félonie. Et voilà comme, sur la personnalité longtemps problématique du Richelieu de Blois, d'Angoulême et de Tours, d'Angers, des Ponts-de-Cé et de Brissac, toutes les inculpations s'enchaînent entre elles, et celles de Richelieu avec celles de Luynes. Mais si l'évêque de Luçon a mieux aimé se perdre de réputation avec Luynes que de s'associer à son apologie, en revanche il a rendu, par cette connexité même de soupçons et de charges, leurs deux justifications inséparables l'une de l'autre. C'est pour eux deux à la fois que la correspondance de Richelieu justifie et corrige ses mémoires. Voilà comme, en dégageant de son ambiguïté initiale la gloire de l'un, elle réhabilite l'honneur de l'autre dans toute la mesure où il en est digne. Ah ! certes, dans l'histoire si longtemps dénaturée de la première dette de Marie de Médicis, Luynes demeure déjà bien assez coupable d'en avoir ensanglanté le signal, sans qu'il y faille encore grever sa mémoire de l'inutile barbarie des coups de grâce. S'il a brutalement renversé, il s'est interdit d'achever Marie de Médicis. A peine abattue et encore meurtrie de sa disgrâce, avec sa modération avisée et sa diplomatie secourable, Luynes lui prépare déjà sa réintégration au Louvre, non plus certes dans la place d'où elle est tombée sans retour avec Concini, mais dans une place grande encore, et une place plus légitime et plus sûre, que lui enlèvera seule la journée des dupes. Ce calcul de restauration, Richelieu l'ignorait moins que personne, puisque la place ménagée par Luynes à leur souveraine était au fond la sienne, et que Luynes n'y pouvait ramener la reine-mère sans l'y ramener avec elle. Mais il suffisait que Luynes y fit attendre au prélat appelé à y régner en maître cette consécration que trente ans plus tard Retz enviera si dangereusement à Mazarin, pour que là-dessus sa bile d'ambitieux ajourné empoisonne ses souvenirs. Aussi, encore une fois, est-il heureux que la correspondance de Richelieu démente et désavoue ses mémoires. Autrement, on n'eût peut-être jamais su jusqu'où peuvent s'étendre sur une réputation déchirée les ravages d'un grief.

Pour en revenir à un événement trop gros de promesses pour ne l'être pas en même temps de déceptions et de vengeances, ce qui nous montre à quel point à Brissac Richelieu avait à cœur l'alliance avec Luynes, c'est l'énergie des obstacles qu'il a brisés lui-même dans le cœur de celle dont Antoine de Combalet du Roure poursuivait l'hymen.

Belle, aimante et vertueuse, et nièce d'un prélat en qui se décelait, jusqu'à travers les orages de la guerre civile, le plus grand avenir, la jeune fille de seize ans répondant au nom de Pontcourlay ne pouvait manquer d'être de partout recherchée. Aussi, dès le début de l'année 1620, et par conséquent bien avant la démarche de Luynes, le marquis de Brézé, capitaine des gardes de Marie de Médicis, et qui, avec la sœur de Richelieu Nicole, avait épousé leurs sollicitudes avunculaires, présentait à l'évêque de Luçon, comme le plus ardent des soupirants de leur nièce, et comme un soupirant digne d'être agréé d'elle, son ami le jeune comte Hippolyte de Béthune, fils de ce frère de Sully Philippe de Béthune, comte de Selle et ambassadeur à Rome, que nous avons déjà vu utilement employé au traité d'Angoulême. Ce qui recommandait le plus aux yeux de Marie de Pontcourlay ce prétendant de dix-sept ans, ce n'était ni le lustre du nom de Sully, ni la fortune, ni le mérite ni la situation du jeune comte, gentilhomme de la chambre de Gaston, ni même les agréments de son visage et son élégante tournure, c'était la persévérance d'une flamme résistant à l'épreuve de l'exil imposé prudemment à la juvénilité filiale par Philippe de Béthune, sous forme d'un rappel à Rome. Aussi, quand le jeune homme en eut rapporté aux oncle et tante de Marie-Madeleine, comme un brevet d'une constance reconnue décidément invincible, les sollicitations paternelles à l'appui des siennes propres, ce fut avec un unanime empressement que, en mai 1620, la famille réunie en villégiature au château héréditaire des Richelieu présenta comme fiancé Hippolyte de Béthune à celle qui ne demandait qu'à le voir pour s'en éprendre. Et là, dans la libre intimité de la cohabitation rurale, et sous les yeux de parents souriant à leur aurore de félicités nuptiales, les deux adolescents s'aimèrent avec la réciprocité des sympathies et l'abandon de l'innocence. Aussi, après des jours rapides comme des heures, et des heures rapides comme des rêves, Hippolyte de Béthune repartait avec l'invincible espoir d'un prochain mariage, avec un espoir que n'atteignaient pas même les vagues appréhensions de Marie-Madeleine sur ce que réservaient à leurs destinées les contre-coups de la guerre civile.

C'est, en effet, dans les premiers jours de l'entrevue de Brissac que le Père Bérulle transmit à Richelieu, comme l'épilogue des réconciliations royales, ces ouvertures matrimoniales qui transformaient le neveu de Luynes Combalet, auprès de Mu' de Pontcourlay, en un dangereux rival de Béthune. Si Richelieu eût vraiment dédaigné, autant qu'il s'applique à nous l'insinuer, l'alliance avec le fauconnier du Louvre, qui l'obligeait de lui livrer si vite sa nièce ? Et pourquoi mettre ici en avant les exigences de Marie de Médicis ? Pour décliner ce qu'il nous veut faire passer vis-à-vis de Luynes comme une aussi dérogeante concession, que ne lui opposait-il, comme la plus péremptoire excuse, l'antériorité de ses engagements avec Hippolyte de Béthune ? Certes, il avait beau jeu en s'en tenant à ce brillant parti sans offenser le prétendant qu'évinçait la tardivité de sa démarche. Mais c'est que derrière Combalet il y avait la plénitude d'une faveur rajeunie dans la paix des Ponts-de-Cé, tandis qu'en somme Béthune avait le tort d'être le neveu de l'ancien ministre dont le nom ne servait plus qu'à mesurer l'immensité de sa disgrâce, d'une de ces solennelles disgrâces qui se projettent sur toute une race. Un Luynes a pris la place de tout ce qu'évoquent de glorieux dans l'histoire des grands serviteurs de la France les souvenirs de la confiance et de l'amitié d'Henri IV. Or, en attendant qu'il continue en lui-même les hautes traditions par lesquelles Sully, dans le culte de la postérité, se rattache à Mazarin et à Colbert, Richelieu trouve plus sir de répudier tout contact avec ce nom d'une signification actuelle trop nuisible, et surtout de s'en écarter à la veille d'une guerre de religion comme d'un rejaillissement de défaveur. C'est du moins ce que semble lui rappeler un peu tard, en ces colloques du château de Brissac succédant aux réunions de famille que venait d'abriter le vieux manoir des Richelieu, l'opportunité d'une correspondance aux ouvertures avunculaires de Luynes. D'ailleurs, nous le répétons, si rapides qu'aient semblé à Brissac la reprise et l'essor de son crédit politique, Richelieu ne s'y sent pas encore assez invétéré pour y négliger les protections d'antichambre et d'alcôve. Si Luynes le recherche, lui, en revanche, ne trouve pas encore au-dessous de lui de l'exploiter. Et voilà ce qui décide Richelieu, en souverain arbitre des destinées de sa famille, à immoler le cœur de sa nièce aux exigences de l'ambition la plus autoritaire. Voilà pourquoi il a cru pouvoir impunément, avec la plus tyrannique soudaineté, substituer dans les plus chères inclinations de Madeleine de Pontcourlay un Combalet à un Béthune.

Mais à quelque degré qu'une mémorable disgrâce ait pu déteindre sur la famille du fiancé déjà condamné de Madeleine, cette famille était encore trop considérable, à en juger par l'emploi qui fixait à Rome Philippe de Béthune, pour qu'on n'y regardât pas à rompre avec elle sans ménagements. Richelieu était un politique trop précautionneux pour ne s'attacher à Luynes qu'en offensant les Béthune. Sans doute il a, lui-même, infléchi impérativement dans le sens de son volte-face matrimonial les sollicitudes paternelles. Sans doute, avec les injonctions d'un oracle, il a remontré à son beau-frère combien il lui importait, à lui le vétéran négligé des campagnes d'Henri IV, à lui dont on avait oublié l'anoblissement sur le champ de bataille d'Arques en le solidarisant dans ses propres disgrâces ; combien il lui importait d'échanger la stérilité d'un roman fragile comme l'adolescence contre l'alliance moins idéale, mais plus fructueuse qui lui rouvrait le chemin de la cour. H lui déduisit à quel point un Pontcourlay se devait à lui-même, comme il se devait au nom déjà si honorablement classé de Richelieu, d'embrasser les partis qui lui promettraient le plus sûrement de dégager, de pousser et d'exhausser sa famille. Seulement, en pratiquant dans le cœur des deux amants une rupture commandée par d'inexorables convenances, en brusquant un coup qui rendait Marie-Madeleine non pas certes à elle-même, mais à cette politique dont elle subissait l'esclavage, il était bien entendu que M. de Pontcourlay n'agirait que comme de lui-même et à ses propres risques, et n'y mettrait en cause que l'autorité paternelle. Richelieu devait demeurer étranger à une aussi cruelle opération, et. cela même dans l'intérêt des calculs qui y présidaient. Tandis qu'au prix des violentes désillusions de sa nièce se déroulerait, sur le grand théâtre des réconciliations. royales, cette intrigue rien moins que sentimentale dont il ne pourrait plus nier aujourd'hui d'avoir été l'impérieux artisan, avec sa dissimulation mise déjà à une si longue épreuve derrière Marie de Médicis, il se devait retrancher dans l'impassibilité d'un observateur de coulisse.

M. de Pontcourlay dut donc 'Prendre sur lui seul d'exécuter le cœur de sa fille et d'attenter à l'enchantement de ses rêves, avec les douloureuses rigueurs de l'autorité paternelle. Et c'est à peine si les ménagements de sa démarche eussent conjuré le désespoir chez toute autre que Marie-Madeleine, trop sérieusement éprise d'Hippolyte de Béthune pour n'être pas meurtrie de la sentence qui l'arrachait de lui, mais aussi trop prédestinée par sa vertu précoce aux plus héroïques renoncements de la vie chrétienne pour n'accepter pas avec l'intrépide résignation de l'obéissance filiale les dures décisions de sa famille. Quant à Philippe de Béthune, dès que cette famille qui d'abord avait si cordialement embrassé son alliance lui eut laissé dans un refroidissement embarrassé pressentir une rupture, avec l'affectation d'un orgueil froissé il s'empressa de ressaisir, au nom de son fils, la liberté si heureusement engagée dans les fiançailles de la veille. Hélas ! il avait là compté encore une fois sans l'énergie d'une passion en vain refoulée déjà jusqu'à Rome ; et Hippolyte de Béthune n'avait pas rapporté du plus lointain exil à Madeleine de Pontcourlay une passion dont on le pût affranchir sans déchirement. Aussi lui suffit-il de montrer sa blessure et de laisser couler ses larmes pour atteindre jusqu'à travers la raideur cassante du fier gentilhomme d'où dépendait son avenir les flexibilités de l'amour paternel. Philippe de Béthune s'humilia donc jusqu'à conjurer Richelieu, ce vrai maître des destinées de sa famille, de prendre en pitié l'inconsolable amant de Madeleine, en révoquant l'arrêt de mort qui l'avait détaché d'elle. Mais le jeune homme eut beau venir lui-même présenter à Richelieu cette supplique épistolaire, il eut beau plaider sa cause avec l'éloquence du désespoir : à travers un honorable accueil il se sentit évincé sans appel, et ne rapporta à son père que cette réponse polie mais sèchement évasive : J'ai été très aise de savoir de M. votre fils qu'il soit revenu satisfait du voyage qu'il a fait vers sa maîtresse, et sur le sujet de quoi je n'ai rien à vous dire, la conclusion de cette affaire dépendant de M. de Pontcourlay. C'est à lui que vous devez vous adresser. Pour mon particulier, je contribuerai toujours à ce que e saurai être de votre contentement, vous assurant qu'il n'y a personne qui vous estime plus que moi qui suis véritablement, Monsieur, votre affectionné à vous servir[15]. Ainsi Richelieu renvoie Hippolyte de Béthune à M. de Pontcourlay, et M. de Pontcourlay ne décide rien sans son beau-frère. En vérité, c'est une comédie, et une comédie où se décèle le peu de franchise du jeu de Richelieu ! Disons-le bien haut. Après avoir disposé là en despote, ainsi qu'il le fera toute sa vie, des aspirations de cette nièce dont la carrière se résume toute dans l'immolation aux grandeurs de son oncle, Richelieu devait au moins avoir vis-à-vis d'elle, comme vis-à-vis de l'amant à qui il l'a enlevée, le courage à la fois de son infidélité et de ses rigueurs.

Ajoutons que, quand on a immolé les engagements de sa famille au culte d'un favori, on a perdu le droit d'incriminer si sévèrement dans ce favori les manquements de parole. Et, si tant est qu'aux Ponts-de-Cé et à Brissac Richelieu a été joué par Luynes, on serait tenté presque de lui appliquer cette réflexion vulgaire : il n'a que ce qu'il mérite. Ou plutôt disons qu'il vaut mieux pour Richelieu d'avoir été dupe de sa propre infidélité, que d'en recevoir ce qui n'en serait apparu que comme une fâcheuse récompense. En songeant à ce dont il s'est détourné pour courir à Luynes, on doit pour sa plus grande gloire le féliciter de n'avoir pas, en retour, reçu de ses mains le chapeau de cardinal. Quand on s'est rendu si digne de la pourpre en réconciliant et en sauvant Marie de Médicis, on est au-dessus, non seulement de la trahison dont l'histoire absout Richelieu, mais même de la déloyauté dont il esquive en vain le reproche. Dans sa recherche du cardinalat, il n'avait besoin de rien de tout cela pour en conquérir le lustre. Le lustre de cette pourpre qui l'introduit et le consacre aux conseils du Louvre plane à la fois au-dessus de la prétendue trahison ourdie contre Marie de Médicis, et de l'indéniable répudiation de Béthune. En s'en revêtant sous le seul patronage de la reine-mère, du nonce ou de Condé, Richelieu eût dû s'estimer heureux d'éviter par là d'en être amoindri. Car, en définitive, Luynes a disparu à temps pour nous démontrer qu'il n'était point nécessaire au couronnement de son redoutable client, puisque les justes titres qui l'ont finalement assuré à Richelieu lui ont survécu, et ont survécu à son alliance. Et lorsqu'aura sonné pour Richelieu l'heure d'endosser cette pourpre tant ambitionnée, nul n'ira tirer Luynes du rapide abandon de son cercueil pour le convier à lui en venir déférer l'investiture comme son œuvre.

En attendant la promotion de son oncle à la pourpre, en attendant sa propre élévation au titre de duchesse d'Aiguillon, la très éprouvée, mais la courageuse Madeleine de Pontcourlay, peu après l'entrevue de Brissac, au Louvre, s'acheminait résolument vers l'époux que lui imposait la politique, elle allait à l'autel tendre la main à Antoine de Combalet du Roure[16] avec l'abnégation d'une victime parée pour le sacrifice. Cette magnanimité même ne fit qu'aviver la plaie toujours saignante derrière elle. Hippolyte de Béthune n'apprécia jamais mieux que dans l'intrépidité d'un tel détachement toute l'étendue de sa perte. Il ne ressentit jamais avec un regret plus poignant combien Marie-Madeleine, en le sacrifiant, était digne de lui, aussi digne de lui qu'en la comprenant il se montrait digne d'elle. Aussi quand, après un veuvage prématuré[17], une nouvelle entremise du Père de Bérulle eut encore une fois brisé la volonté de Mlle de Pontcourlay en imposant à cette nièce de Richelieu, qui la revendiquait comme inséparable de ses destinées, le renoncement à ses aspirations claustrales, le constant Hippolyte de Béthune revint la redemander. Mais ce n'est pas dans son noviciat de carmélites que la jeune femme avait appris à transiger avec les immolations. Elle n'avait pas encore épuisé son élan de sacrifices. Quant à rentrer dans le monde, ce n'était que pour y rester fidèle aux leçons de sainte Thérèse. Elle ne voulut se venger de cet oncle impérieux qui avait deux fois violenté son grand cœur, qu'en lui sacrifiant elle-même une seconde fois Béthune[18]. Dans son émigration du Carmel, et dans son immuable veuvage, elle voulut embrasser sans partage le rôle pour lequel Bérulle l'avait relancée dans le siècle, ce rôle que la Providence lui assignait auprès de l'homme qui la voulait toute à lui. Clouée à des grandeurs qu'elle eût préféré perdre de vue dès qu'elle s'en était radicalement désabusée, elle se voua toute à Richelieu ; non seulement pour affermir et à la fois humaniser et et embellir son règne, mais encore pour le sanctifier. Non seulement la duchesse d'Aiguillon offrit à Richelieu dans son apanage maritime, parmi les anxiétés gouvernementales où le plongèrent tour à tour les nouvelles menaces de disgrâce ou de guerre civile et les invasions de l'Espagne, un refuge et un arsenal. Non seulement, en mariant sa cousine Claire-Clémence de Maillé-Brézé avec le jeune duc d'Enghien, qui allait sitôt devenir le vainqueur de Rocroy, elle élèvera Richelieu, par cette alliance avec la maison de France, bien plus haut que n'avait pu l'abaisser l'alliance avec Luynes, et le réinstallera dans cette perspective centrale que lui assignent les réconciliations de Brissac entre Condé et Luynes, entre la plénitude de la faveur et la majesté des avenues du trône. Non seulement elle s'instituera l'intendante de ses réceptions et l'ordonnatrice de ses fêtes. Mais encore et surtout, derrière la gouvernante de la citadelle du Havre, derrière la princesse-nièce du Palais-Cardinal, derrière la châtelaine des splendeurs de Richelieu et de Ruel, il y aura l'illustre dame de charité, qui, dans ce magnifique exil où l'a enchaînée le cardinal-ministre, épurera sa gloire. Richelieu lui devra les plus beaux titres à cette dignité d'abord trop humainement ambitionnée de prince de l'église. Pour être un digne cardinal, il ne lui suffira pas d'avoir, auprès de Marie de Médicis, encouragé et soutenu les apostolats de Bérulle et du Père Joseph. Il faudra encore que Mme d'Aiguillon, de concert avec ses pieuses amies Mme de Miramion et Mme Legras, l'érige, en l'associant à leurs œuvres, en un protecteur des apostolats de M. Olier et de saint Vincent de Paul.

Pour l'efficacité de l'apostolat de M. Olier et de saint Vincent de Paul, il faut d'abord que la France achève de recouvrer militairement son unité religieuse. Il faut que ces deux athlètes de la charité et du sacerdoce n'aient plus qu'à verser leurs germes de rénovation spirituelle sur les ruines du protestantisme. Il faut que, sur ce théâtre de l'entrevue de Louis XIII et de Marie de Médicis, et au pied de l'autel où ils ont scellé leur concorde, Bérulle et le Père Joseph donnent le signal de la guerre sainte. Il faut que par là d'avance ils assurent à Richelieu, en retour de ce que lui doivent, avec Marie de Médicis, l'Oratoire, le Carmel et le Calvaire, leur propre part dans la justification de sa pourpre. Il faut que Richelieu leur doive cette guerre sainte due à leur initiative, mais qu'il a si glorieusement close par la prise de La Rochelle. Mais arrêtons-nous au seuil de cette dernière de nos guerres de religion dont le théâtre s'étend de Montauban à La Rochelle, comme d'une nouvelle phase du règne de Louis XIII dont le récit excède notre tâche ; et bornons-nous à proclamer une dernière fois tout ce qui s'attache de mémorable à l'entrevue de Brissac, rien que parce qu'il en surgi l'élan vers le Béarn. A d'autres d'y surprendre à ce point de vue, dans cet Éden d'amnisties, les colloques préparatoires de Duperron, de Retz et du Père Arnould avec Bérulle et le Père Joseph, du Père Joseph avec Luynes, et de Luynes avec Louis XIII. A d'autres surtout de nous y ressusciter dans son originalité grandiose cette prédication de croisade par laquelle le Père Joseph, en l'église de Brissac, inaugura le prosélytisme d'une œuvre où le Béarn même n'apparaît que comme une étape sur le chemin de Constantinople. Jamais n'éclata mieux qu'à Brissac l'étrangeté sublime de cet apôtre doublé de diplomatie et d'ascétisme, de cet homme où confinent les aspects si divers d'un Mazarin, d'un saint François de Salles et d'un Pierre l'Hermite. La prédication de la guerre sainte par le Père Joseph en l'Eglise de Brissac, c'est une prédication qui tient à la fois du Te Deum et du Veni Creator. Ce sont à la fois les jubilations du repos et les défis de la lutte. Elle arme les réconciliations, elle attise la concorde, elle rend les amnisties formidables, elle régit la paix comme un arsenal. Dans l'harmonie des embrassements elle suscite l'ouragan et transpose la victoire. On surprend dans cette éloquence aussi ondoyante qu'abrupte autant de baume et d'onction que de flamme, autant de suavité que d'incandescence. A voir à Brissac, au contact et dans l'entourage du Père Joseph fondre les inimitiés de la veille, tandis que, sur ses lèvres frémissantes, retentit un nouveau Dieu le veut, on le voit revivre dans les imaginations contemporaines comme un de ces volcans dont les flancs neigeux recèlent un cratère fumant, et qui, tout en déversant à leurs pieds la fraîcheur des sources, sèment au loin les éclairs et la foudre[19].

 

Tandis qu'à Brissac une aussi brûlante impulsion enlevait Louis XIII vers les plus lointains quartiers de l'hérésie, et cela non sans qu'il ait d'abord gracieusement remercié de son hospitalité le duc de Brissac, Marie de Médicis se retournait vers Angers pour y aller effacer jusqu'aux dernières traces de la guerre civile. La mère et le fils ne se séparèrent pas, le 16 août à neuf heures du soir, sans se donner rendez-vous sur le chemin de la guerre sainte, à Poitiers[20], en attendant ce qui leur semblait alors l'éternelle réunion du Louvre. Il y a plus. Marie de Médicis ne voulut pas quitter ce fils si sûr de l'y revoir, sans lui laisser des arrhes certaines de l'irrévocabilité de sa conversion maternelle. A ce moment arrivaient de La Rochelle à Angers, à son adresse, les cinquante mille livres de poudre soustraites jusqu'ici, comme nous avons vu, à sa disponibilité par les embargos de la guerre civile, et que la paix des Ponts-de-Cé lui venait de rendre avec ses garnisons angevines. Mais Marie de Médicis ne recouvra cette cargaison insurrectionnelle que pour la passer toute, en vue de la guerre sainte, à celui à qui il ne restait plus à vaincre que ce qu'elle répudiait pour le rejoindre[21]. Par là les exploiteurs de sa révolte voyaient contre eux se retourner leurs foudres ; et d'avance l'hérésie tremblait de tout ce que lui soutirait, sous le sceau du catholicisme, le ralliement de Brissac.

Ralliée là et identifiée à Louis XIII, Marie de Médicis l'était au point qu'il suffisait que cette armée qui l'avait si salutairement vaincue s'intitulât l'armée royale, pour qu'en reine affranchie elle la pût désormais saluer comme sienne. Cette armée des Ponts-de-Cé, devenue l'armée du Béarn, pouvait arborer parallèlement aux enseignes de Louis XIII le trophée, par lui-même si respectueusement conquis, des enseignes maternelles. C'est ce qu'on put se dire en voyant, au pied du château où allaient s'échanger leurs adieux, Marie de Médicis, à côté et sur l'invitation de Louis XIII, passer en revue ces phalanges qui n'avaient rompu les tranchées de Saint-Aubin que pour lui frayer dans son acheminement vers le rendez-vous de réconciliation filiale une plus large avenue d'honneur[22].

Hélas ! après avoir vu à Brissac non pas certes ses ennemis, mais ses vainqueurs, la protéger de leur escorte et la glorifier de leurs ovations, Marie de Médicis, en rentrant le 23 août à huit heures du soir à Angers pour y dire adieu à ses concitoyens d'adoption, que dis-je ? à ses hôtes privilégiées et à ses défenseurs hiérarchiques, y avait douloureusement constaté autour d'elle un vide glacial ! Et pourtant Dieu sait si, durant son absence, elle avait négligé de s'entretenir ou de se raviver dans le culte des Angevins par la confirmation de tout ce que la paix des Ponts-de-Cé' leur conférait de bienfaits, de garanties et de remèdes ! D'abord lorsqu'à Brissac, par une suprême avance filiale, Louis XIII l'avait mise à même d'échanger son apanage actuel contre un autre ou plus considérable ou plus rapproché de lui, elle avait décliné cette atteinte à l'indissolubilité de ses attaches angevines[23]. Et pour achever de rapatrier avec elle à Angers, comme y devant survivre à son départ, l'administration réparatrice qu'y réintégraient les amnisties générales, lorsqu'au retour de son exil Lanier, le 14 août, la vint saluer à Brissac, Marie de Médicis lui remit avec ses lettres de rappel, et avec les clefs de la ville retenues par elle depuis son départ, un brevet d'apologie avec lequel il rentra à Angers dès le soir, reçut la visite du gouverneur Du Bellay et fit reprendre devant lui aux archers de la ville leur livrée officielle. Puis, dès le lendemain 15 août, les corps de ville solennisèrent sa justification, et envoyèrent quatre échevins à Brissac remercier la reine-mère.

Comme pour assurer d'avance à Lanier, en vue de cette réinstallation triomphale à l'Hôtel-de-Ville, une entrée plus libre en cette cité qui acclamait son retour, les 10 et 12 août, les portes d'Angers, sans attendre leur évacuation ultérieure du 18 par la soldatesque insurrectionnelle, s'étaient ouvertes toutes grandes ; et par là avaient afflué les congratulations urbaines, empressées d'aller à Brissac s'étendre à toute la maison royale. Car, sur l'invitation émanée de Marie de Médicis dès le jour de son arrivée à Brissac et transmise dès le soir par Richelieu à Angers en une assemblée extraordinaire de l'Hôtel-de-ville, le lendemain une députation de toutes les compagnies l'était venue trouver pour s'y faire présenter par elle à Louis XIII, et le complimenter par l'organe commun d'Ayrault, président du présidial. Sur d'aussi honorables traces et comme se croisant avec la rentrée de son maire, la population angevine, charmée de la nouveauté de cet affranchissement de leurs portes, était accourue au château qui recevait leurs augustes hôtes, avec des verges blanches attestant l'innocuité de leur démarche, pour aborder de près le jeune Louis XIII et s'enorgueillir de la familiarité fraternelle de son accueil.

Malheureusement de telles manifestations détonnaient avec le revirement pressenti dès avant le départ de Marie de Médicis, mais qui s'accusa surtout durant son absence, au cœur de la population angevine. Aux premiers transports de joie avaient vite succédé l'inquiétude et la méfiance, à la suite d'incidents fâcheux qui, se disait-on, quand vibrait encore l'annonce de la paix, en altéraient la signification et en démentaient les promesses. Au cours de la libération des portes de la ville, le 10 mit vers une heure du soir, dans le désœuvrement pernicieux des postes non encore évacués par l'armée rebelle et surtout aux portes Lyonnaise et Saint-Michel, éclatèrent des rixes où périrent deux hommes dont un capitaine, et où il y eut six soldats grièvement blessés. Tant qu'il n'y eut là en jeu que les soudards de Vendôme, les Angevins ne les virent s'entretuer qu'avec une satisfaction vengeresse, et ils n'applaudirent même que trop bruyamment aux révulsions de cette malfaisance contrariée. Mais, dans la même soirée, la mousqueterie des mêmes postes élargit plus insolemment sa zone d'évolutions oiseuses, sur la provocation d'un soldat de l'armée royale qui, ayant tenté d'entrer par la porte Saint-Michel, s'y heurta contre une prohibition maintenue le 8 août au regard des royalistes jusqu'au licenciement prochain de leurs adversaires. Furieux d'une consigne purement provisoire mais dont la portée lui échappe, en invectivant de ses jurons les soldats du poste il dégaine, en blesse un, mais en même temps essuie une riposte mortelle et tombe. Là-dessus Marie de Médicis envoya, de quatre à cinq heures du soir, rassurer à son de trompe les Angevins par des déclarations énergiquement protectrices. En même temps, un de ses gentilshommes alla dans les divers postes séparer les mêlées en refoulements bipartites, de manière à former de la porte Lyonnaise à la porte Saint-Michel deux haies adverses de piques dressées et de mousquets pointés sur leurs fourchettes avec leurs mèches allumées, si bien que sous ce croisement de menaces, survivant à des explosions encore retentissantes, la population n'osait circuler d'un quartier à l'autre. En même temps toute l'enceinte urbaine se referma sur le frais arrivage[24] d'une provision de vivres pour six mois. A qui eût envisagé sainement cette coïncidence, rien n'eût semblé plus heureux que de voir cette cité affamée par les curées insurrectionnelles se concentrer dans un ravitaillement restaurateur, en s'isolant des amorces d'une récidive d'hostilités adhérente encore au pied de ses remparts. Mais les Angevins n'étaient encore que trop fraîchement remis des transes de la veille pour que le moindre semblant d'atteinte à leur affranchissement progressif ne ravivât pas leurs paniques. Dans cette phase transitoire de leurs vicissitudes, ils interprétaient encore les précautions défensives les plus sages comme des menaces, et empoisonnaient tous leurs remèdes. En se voyant emprisonnés comme dans un ravitaillement de blocus, ils se crurent replongés dans les horreurs d'un siège à soutenir contre un retour offensif de l'armée royale, dont l'explosion de la porte Saint-Michel venait de donner le signal. Que dis-je ? A leurs yeux le signal partait de plus haut : il n'en fallait accuser que ceux pour qui la paix n'était qu'une déchéance et un trouble-fête. Si, dès après le traité des Ponts-de-Cé, Vendôme était accouru à Brissac, ce n'avait été, se disait-on, que pour y mieux relancer la reine-mère jusque dans sa réconciliation ; et, sous la couverture d'un ralliement officiel, il l'y a disputée aux revendications filiales pour la ramener à sa suite sur le théâtre de son règne aboli. En attendant que sous son nom se rallume la guerre civile, nul autre que lui n'a pu fomenter la rixe si grièvement significative de la porte Saint-Michel. C'est bien là le même homme — car on ne se demandait pas s'il n'avait en cela que conjuré des éclats de jubilation trop provocateurs au regard des restes encore armés de ses bandes —, c'est bien là le même homme qui, au lendemain de la paix, avait interdit les feux de joie dressés sur nos places publiques. Du même souffle dont il attise la guerre, il éteint, il confisque notre allégresse. C'en est fait, déjà se rouvre pour nous la série des malheurs que n'a qu'un instant conjurés et que ne reviendra plus détourner de nous le Père Joseph, désormais trop absorbé à Brissac dans sa propagande de guerre sainte pour ne nous abandonner pas aux illusions d'une paix fourrée. Déjà se reforme devant nous ce lamentable défilé des bouches inutiles, pour lesquelles le ravitaillement actuel n'aura été qu'une nouvelle et, cette fois, irrévocable sommation d'exil, d'un exil dont l'urgence rouvrira seule un instant devant nous nos portes condamnées.

C'est parmi de telles alertes que s'opérait jusque dans l'inviolabilité non encore entamée de leur dernier refuge de détresse une émigration d'un nouveau genre, et non certes la moins malheureuse. Après le combat des Ponts-de-Cé, le 15 août, Louis XIII et Marie de Médicis avaient décrété d'accord le transfert des blessés des deux armées à l'Hôtel-Dieu d'Angers. En cela tous deux s'inspiraient de sollicitudes générales d'humanité qui n'excluaient pas chez Marie de Médicis, dont se confirmait d'ailleurs par là la noble initiative, les sollicitudes de tutelle angevine. Car, sous le bénéfice d'une revendication par la charité chrétienne des victimes de la guerre civile, en principe les Angevins s'exonéraient d'une recharge de logements militaires aggravée des responsabilités d'une assistance médicale. En même temps une hospitalité, encore moins libératoire à leur égard qu'elle n'était universellement restauratrice, devait attirer sur le futur théâtre de l'apostolat des filles de Saint Vincent-de-Paul les faveurs de la gratitude royale. Ajoutons qu'en échange de leur patriotique naturalisation dans les solidarités de la souffrance, les invalides du combat des Ponts-de-Cé communiquaient aux malades indigènes gisant auprès d'eux, le privilège d'être traités par les chirurgiens du roi. Mais, dans ce sanctuaire de commisérations et d'égards, une telle réciprocité de services n'allait pas sans une équitable répartition du droit d'asile ; et malheureusement, quand les invalides du combat des Ponts-de-Cé, transférés le 17 août à Angers[25], affluèrent dans la grande salle de l'hospice, au lieu d'une fraternelle bienvenue d'hôtes discrets on ne vit là qu'une brutale invasion. Par une maladresse imputable ou aux administrateurs ou aux infirmiers, qui n'eussent dû admettre ces nouveaux venus que dans l'espace que laissaient disponibles les grabataires de la ville, il fallut que, pour leur faire place, ces malheureux déguerpissent, en se traînant à grand'peine, pour aller s'installer dans ces réduits de pis-aller affectés aux séquestrations d'épidémie[26]. Encore si, en se conformant aux ordres de Louis XIII, on n'avait fait bénéficier d'une aussi criante éviction que les soldats de l'armée royale, on n'eût peut-être vu là qu'une de ces fatales rigueurs attachées aux prérogatives inexorables de la victoire. Mais, quand on vit s'associer à l'intrusion des triomphateurs des Ponts-de-Cé les soldats de la reine-mère, ce fut plus que jamais un tollé général parti de ce groupe des victimes d'une aussi gratuite barbarie. Vraiment, s'écriaient ces spectres ambulants que l'exaspération galvanisait jusque dans l'épuisement de leur exode, ce n'était pas la peine que ces vainqueurs de notre souveraine, qu'hier encore nous acclamions comme nos vrais libérateurs à l'égard de la soldatesque de Vendôme, aient pénétré chez nous pour partager en pleine paix avec nos spoliateurs ce que ceux-ci avaient encore respecté jusque dans les horreurs de l'état de siège. Ainsi donc nous voilà traités en parias et en pestiférés. Nous sommes mis au ban de cette charité qui n'embrasse dans le même accueil et nos tyrans et nos vainqueurs que pour rejeter de son sein des concitoyens ! Ainsi ni la fièvre, ni la paralysie ne nous préservent d'une expulsion qui ne nous sauvera pas même des extrémités de la famine, puisque nos infirmités nous excluent même de l'émigration des bouches inutiles. Mais, d'ailleurs, les portes de notre ville n'ont point à se rouvrir pour tous les genres d'ostracisme ; et nous apprenons que jusque dans les entrailles de la charité il y a place pour les tortures de l'exil.

Quant à ceux que l'ébranlement général ne menaçait que d'une désertion de leurs foyers, cette fois irrévocable, ils ne se disaient, eux, emprisonnés que dans une enceinte qui ne les préserverait pas plus des invasions que des exils. La paix, se disaient-ils, une paix menteuse et perfide, ne nous a conféré que ce surcroît de malheurs qui consiste à nous voir pressés et comme broyés entre deux armées comme entre l'enclume et le marteau. Ce refoulement de nos frères égrotants dans nos hospices n'est qu'une des plus navrantes suites d'une coalition des revanches d'un Vendôme frustré de ses dernières saturnales avec les vengeances d'un souverain se repentant des amnisties qui lui ont interdit le châtiment de notre révolte. Ainsi nous voilà jetés comme dans une impasse où nous séchons de frayeur, sans qu'y puissent trouver grâce aucune des inviolabilités de la faiblesse, du dénuement et de la souffrance. Il ne nous reste plus qu'à nous voiler la face dans un désespoir qui tarit jusqu'à nos larmes, et où nous délaissent et se rient de nous tous les anges de concorde. Pendant ce temps-là, que fait à Brissac notre souveraine ? Tiraillée désespérément entre les revendications filiales et les obsessions insurrectionnelles, elle ne nous reviendra que solidarisée maternellement avec les inexorabilités de la victoire, ou en relapse de ses complicités de terrorisme. Elle ne nous apportera qu'une réconciliation scellée contre nous, une réconciliation dont la sincérité comme le mensonge nous sont également funestes. Tout ce que nous ignorons encore, c'est par quelle porte et sous quelles insignes elle reviendra flageller ses hôtes et ses protecteurs. Mais elle ne nous reviendra certainement qu'en ennemie, sous les auspices également funestes de Condé, de Luynes ou de Vendôme ; et le choix de ses trahisons déterminera seul contre nous l'évolution ou le retour de ses ingratitudes.

Heureusement ni l'ingratitude ni la trahison n'accompagnaient Marie de Médicis, lorsqu'au sortir de Brissac elle repassa par Angers pour sa visite d'adieu. D'ailleurs, aux yeux des Angevins la seule réapparition de Richelieu à sa suite excluait d'elle ce sinistre cortège. C'est ce dont ils s'assurèrent surtout quand, peu à peu, à l'hôtel-Dieu les malades indigènes recouvrèrent dans la grande salle les premières places libres, quand les portes de la ville se rouvrirent avec les derniers licenciements de rebelles, quand les stocks de ravitaillement s'écoulèrent en distributions normales. C'était pour les Angevins encore enfiévrés des transes d'une guerre civile à peine close, comme ce qu'éprouve un convalescent qui, après une nuit agitée, secoue ses cauchemars dans le rassérènement du réveil. Aussi, jusque dans le froid accueil encouru par une reine à qui on en voulait des seules alarmes nées de son absence et que dissipait son retour, les Angevins se reprenaient à respirer à l'aise, quand une dernière alerte revint assaillir leur quiétude.

Toujours au point de vue des sollicitudes restauratrices qui avaient suivi la Reine-mère à Brissac et qui revenaient à Angers avec elle, la soldatesque des Vendôme n'en avait dû évacuer l'enceinte que pour y céder la place à ses défenseurs naturels. C'est dire à quel point s'imposait aux Angevins la restitution consécutive de leurs armes, pour la protection autonome de leur liberté si fraîchement reconquise. Aussi, dès le dimanche 23 août, jour de son arrivée à Angers, on avait de sa part publié aux prônes des grand'messes, et les échevins avaient réitéré le lendemain l'invitation aux Angevins d'aller réclamer leurs armes, dont nous avons vu qu'on ne les avait dépossédés qu'en leur en garantissant en son nom la restitution par leur mise en réserve en lieu sûr. A cet égard, ces armes n'avaient pas été transférées toutes au château. Soit que l'espace manquât pour y tout recueillir, soit plutôt par un souci de créer des succursales de dépôt plus à portée des réclamations diverses, les armes enlevées aux quartiers de Saint-Maurille et de Saint-Michel-du-Tertre, et qui comptaient pour un tiers dans le dépôt total, avaient été consignées[27] en un des logis de la place limitrophe du Pilory, à savoir chez l'échevin Marchand, docteur en droit et avocat au présidial. Ce logis avait été marqué par les fourriers de la reine-mère pour l'hébergement de son aumônier, l'évêque de Maillezais. Mais, malgré les garanties protectrices attachées à la haute considération de cet hôte, une consignation chez l'échevin Marchand ne pouvait être que malheureuse, vu la réputation tarée de cet ancien lieutenant de la prévôté dont on réprouvait la judicature comme entachée de cyniques prévarications. C'est lui, se disait-on surtout à propos de sa procédure d'informations contre un escroc roué vif par arrêt du présidial, c'est lui qui, non content d'avoir, dans les réticences calculées de ses procès-verbaux d'interrogatoires, trafiqué de l'impunité de ses complices, a envoyé frapper de saisie son domicile pour s'adjuger ses rapines, par là soustraites aux revendications légales du greffe[28]. Comme si Marchand avait pris à tâche de justifier contre lui d'aussi graves rumeurs, le 24 août au matin, quand déjà s'opérait la restitution des armes, on vit détaler de son logis et filer dans la direction de la porte Saint-Michel un chargement qui n'était pas si soigneusement empaqueté qu'on n'en vit émerger une fourchette de mousquet. L'on s'attroupe, et d'un groupe à l'autre on se répète que ce n'est là rien auprès de tout ce que Marchand a expédié clandestinement, depuis quelques nuits, hors des murs de la ville, vers la villa suburbaine de son gendre et recéleur Lefèvre de la Barbée. Aussi, ajoutait-on, l'on se demandait quel beau zèle le poussait, le jour où nous dûmes livrer nos armes, à aller partout à la ronde presser là-dessus et talonner les retardataires. En cela, ce docile aide-de-camp de nos détrousseurs ne visait qu'à grossir sa criminelle cargaison, afin d'exhausser d'autant vis-à-vis des Vendôme et des Saint-Aignan, pour qui notre réarmement n'est qu'un leurre, l'escompte de ses rétrocessions interlopes. A moins qu'il n'aille dans un autre camp palper le marchandage de ses trahisons de contrebande. Mais que nous importe que ce soit avec Fouquet de la Varenne, ou avec Vendôme, ou avec Condé et Luynes, qu'il ait tarifé notre extermination ? Que nous importe par quelles avenues de notre cité et par laquelle de nos portes libérées si dérisoirement, pour retomber sur leurs gonds dès qu'elles leur auront livré passage, ces armées reviennent se retourner contre nous pour nous achever sur place ? La dérision, elle est partout autour de nous dans les promesses de délivrance, de restitution et de soulagement dont on nous abuse en nous liant pour l'exécution. Si l'on nous ravitaille, ce n'est que dans un huis clos de prison, et en quelque sorte pour un dernier repas de condamnés. Nous ne nous réintégrons dans nos hôpitaux qu'en désespérant d'y jamais cicatriser des plaies sans cesse rouvertes. Ce ne sont point là de ces cauchemars qui vont et reviennent mais qui passent. Ballottés entre des assassins et des bourreaux, on nous endormait tout à l'heure sur d'implacables réalités ; et voilà qu'aujourd'hui nous secouons quelques douces illusions dans un néfaste réveil.

Sur ces entrefaites, et sans languir dans des lamentations stériles, des meneurs plus expéditifs appréhendent et ramènent de la porte Saint-Michel le chargement délictueux, tandis que d'autres vont porter plainte au logis du maire. Voilà Lanier bien embarrassé pour concilier la justification de son rappel par une courageuse protection du droit de ses concitoyens, avec la convenance de ménager un collègue se recommandant à lui par le relief de son poste et l'honorabilité de sa famille. Enfin, par un habile à la fois et par un honnête moyen-terme, Lanier, s'abstenant de sévir trop prématurément contre Marchand sur la seule foi d'une inculpation tumultuaire, attendit la production de preuves palpables, et cependant autorisa verbalement de nouvelles enquêtes avec saisie de la cargaison dénoncée. En même temps, vu son immobilisation à son poste, à sa place il envoya un clerc d'une délégation sûre inviter discrètement Marchand ou à se disculper ou à prévenir une poursuite et fléchir ses accusateurs par des réparations amiables. Mais tant s'en faut que Marchand se soit rendu sur une aussi prévenante démarche, que là-dessus au contraire il éclate de rire, se targue de son innocence, affecte d'ignorer jusqu'aux rumeurs qui le poursuivent et jette le défi à la calomnie. Malheureusement de telles bravades ne reviennent au logis du maire que pour s'y achopper, pour ainsi dire, à l'éruption d'un flagrant délit. Car, dans l'intervalle, la cargaison capturée a reflué jusqu'au seuil de ce logis transformé en un bureau de police ; et là le plaignant à qui s'était décelée d'abord la fourchette accusatrice, confronte le mousquet qu'elle a trahi, et qu'on découvre, avec le signalement de précaution retenu par lui lors de la livraison de ses armes. L'identité saute aux yeux, et là-dessus les recognitions se pressent et se corroborent. Le maire dresse procès-verbal. Les vociférations redoublent, la fureur se propage comme une traînée de poudre, la foule se rue au logis de Marchand. Là surtout les bouchers et les couteliers crochètent les serrures et à coups de pierres défoncent les vitres, en sommant cet accapareur et ce concussionnaire éhonté de dégorger vite, sinon on l'écharpe, lui et les siens, dans l'embrasement de son logis. Sur ces entrefaites, des médiateurs ou timides ou malencontreux, et en tête de ceux-ci l'extravagant conseiller de Beaumont qui, dans sa frénésie de rodomontades, avait dévalé de sa fenêtre pour accourir l'épée à la main, perdaient pied dans la bagarre, lorsque, avec un dévouement plus autorisé, Lanier et le commandeur Laporte vinrent en retirer et sauver le malheureux échevin en l'emmenant prisonnier au château jusqu'à ce que, en son nom, Marie de Médicis ait, en son audience d'adieu du 30 août, garanti aux Angevins toutes les indemnités réparatrices. C'est cette même assurance qu'à son tour Richelieu vint, le même jour, réitérer par son ordre en une assemblée générale des corps de la ville, en annonçant de plus l'établissement d'un fond de réserve de deux cents mousquets pour obvier au déficit des appels, tandis qu'à l'inverse les armes non immédiatement réclamées étaient réservées pour des réclamations ultérieures. Enfin Richelieu, promenant infatigablement sur toutes les plaies à peine cicatrisées de la guerre civile son sceau de réconciliation, voulut, dans les restitutions mêmes qui en démontraient la sincérité, renouveler les protestations de confiance qui n'avaient jusqu'ici que si fallacieusement accompagné la soupçonneuse rigueur des spoliations de l'état de siège.

Ainsi il est à croire que, grâce à l'entremise de cette souveraine qui, aux yeux des Angevins, n'était retombée sur eux que pour les accabler de sa réconciliation, il est à croire que les dénonciateurs de Marchand, même à les supposer non désintéressés par les seules interceptations de la porte Saint-Michel, ont recouvré au moins par ailleurs l'intégral montant de leur dépôt. Qui sait même si, dans le détournement de son stock, Marchand avait visé à rien de plus qu'à en escompter la remise occulte à leurs légitimes possesseurs, plus à l'aise hors des surveillances urbaines. Certes le cas était déjà grave. Mais il n'y a là pour nous que cela de vraisemblable. Car, pour voir en Marchand moins des calculs de fiscalité que de trafic, il faut absurdement supposer ce praticien émérite, en vue du cas où ses aliénations l'auront dégarni de son dépôt vis-à-vis des revendications en nature, aveuglé sur l'impossibilité de répondre à la mise en demeure des récépissés de récolement. En tout cas il y eut là pour les Angevins bien plus encore de scandale que de péril, puisqu'autour de notre cité il n'y avait plus à armer ni camps ni citadelles. Dans la franchise et dans l'intégrité de sa réconciliation, Marie de Médicis n'avait désormais pas plus d'ennemis à craindre que de complicités à subir. Tout y était rentré dans l'ordre. Dans la restauration de leurs foyers, les Angevins n'avaient qu'à étaler ce qu'ils recouvrèrent de leurs armes, moins encore comme un gage de sincérité et un trophée de paix que comme une décoration d'honneur et, pour ainsi dire, un lustre de panoplie. Ils semblaient n'avoir repris aux remparts leur place privilégiée que pour ne la laisser plus ni violer ni prescrire. Et, une fois affranchis de l'assujettissement des corps de garde et de l'incommodité des rondes et des revues, notre placide bourgeoisie poursuivait le cours de ses sereines destinées, hors des tribulations de la guerre civile bannies de son sein jusqu'à la lointaine et courte échauffourée de la Fronde.

Pour l'instant les Angevins avaient donc chassé d'eux tous les mauvais rêves, dans la sécurité d'un réveil où ne leur eût point failli l'idéal, si à leurs épouvantes n'avait survécu l'amertume. C'est que les désastres de la guerre civile avaient engendré chez eux et laissaient à leur suite d'onéreuses liquidations. Après que Marie de Médicis, pour défrayer sa révolte, eut épuisé tour à tour et ses deux millions de ressources domaniales, et les soixante mille livres d'avances personnelles de Lanier, et jusqu'aux crédits de Richelieu, force lui avait été de rappeler aux Angevins qu'ils ne lui devaient pas le seul tribut de leurs détresses et de leurs avanies, de leurs opprobres et de leurs angoisses, que les paniques et les souffrances ne les dispensaient pas des contributions de guerre, et que, pour solder le bilan insurrectionnel, ils avaient encore des prélèvements à subir sur ce peu que leur avaient laissé les routiers et les écorcheurs de Vendôme. Ils durent donc se saigner aux quatre veines pour cette reine, se disaient-ils, dont ne s'épuisait pas l'ingratitude, et qui, après les avoir livrés en proie à ces harpies, ne les arrachait de leurs griffes que pour s'adjuger leurs restes. Ah ! si encore, dans ses réclamations fiscales, la reine-mère leur avait au moins, en retour, immédiatement tenu compte de ces désastres qu'elle ne pouvait raisonnablement pas et que, d'ailleurs, elle n'avait jamais entendu laisser à leur charge ! Nous voulons parler des incendies, des démolitions et des abatis pratiqués par les Vendôme, à la veille du combat des Ponts-de-Cé et comme mesure défensive, aux faubourgs Bressigny et de la Madeleine. Dès son séjour à Brissac, et en y recevant la visite de rentrée de Lanier, Marie de Médicis, pour mieux accentuer la salutaire portée de son rappel, l'avait préposé à l'estimation de ces ravages comme base d'équitables indemnités. Mais on ne sait pourquoi Lanier n'y procéda, avec l'assistance du greffier du présidial Poyet et des comptables de la ville, que le 21 août, à l'extrémité du séjour à Angers de la reine-mère ; si bien que, malgré l'empressement de ses sollicitudes en faveur de ces victimes particulièrement intéressantes de la guerre civile, elle eut le désagrément de partir, le 31 août, avant de les satisfaire. Et il fallut qu'avec sa note de dommages-intérêts, comprenant les dépenses de l'hôpital endetté pour le traitement des soldats, et grossie des frais d'entrée de Marie de Médicis[29] — car, dans leur mécontentement, les Angevins ne lui firent pas même grâce des manifestations d'allégresse provoquées par sa venue —, il fallut qu'avec cette note à exhiber comme une sommation d'huissier Lanier allât, bien loin sur les traces de Louis XIII et, d'étape en étape, traquer son auguste souveraine comme un débiteur en fuite[30].

C'est dire quels mornes adieux essuya, le 31 août, Marie de Médicis, en sa dernière heure d'existence angevine. C'est au point qu'on y eut grand'peine à comprimer, par respect pour celle qui redevenait plus que jamais la mère de Louis XIII, les anathèmes plus librement prodigués aux Vendôme[31]. Mais rien que le silence glacial et le vide creusé autour de son carrosse au sortir de l'audience de congé où elle avait pourtant délégué en Richelieu son plus acceptable organe[32] ; rien que ce vide mortel contrastait pour elle assez douloureusement avec les explosions et les débordements de sympathie qu'avaient su s'attirer d'avance, en un pareil jour, et l'habile bienveillance des Soissons et la naturelle affabilité des Nemours[33]. C'est que, en l'aggravation des mises en demeure prêtes à la suivre à la piste, se rouvrait dans les plus mauvais souvenirs des Angevins, comme une plaie béante, tout l'abîme de détresse ouvert sous son règne. Ils ne lui pardonnaient même pas la frayeur des maux dont elle les avait sauvés. On s'en prenait, si c'est possible, encore moins à sa révolte envisagée comme un fléau, qu'à sa réconciliation interprétée non plus certes comme un mensonge, mais au moins comme une ironie. En se rappelant les congratulations recueillies par elle au lendemain de la paix des Ponts-de-Cé, ils étaient comme honteux de s'en être réjouis trop vite et d'avoir été dupes de leur allégresse. Ils réprouvaient ces applaudissements comme d'odieuses bassesses. C'est au point que, quatre mois après le départ de la reine-mère, en décembre 1620, on voyait encore affichée à tous les murs de la ville une pasquinade à l'adresse du digne président du présidial Ayrault, demeuré court, à Brissac, dans sa harangue de félicitations où l'avait trahi ou une défaillance de mémoire, ou plutôt un accès d'émotion intempestive[34]. Celle qu'atteignaient au fond de tels brocards et escortaient seuls, le 31 août, les anathèmes populaires, recevait là le vrai châtiment de sa révolte. Mais, cette expiation une fois subie aux yeux de la postérité de ceux-là même qui semblaient ne s'être donné rendez-vous sur son passage que pour mieux affecter de s'y détourner d'elle et qui n'avaient guetté son départ que pour l'empoisonner de leur silence, elle se redresse de tout le sympathique souvenir d'un règne libéral dont les gages ont afflué sur nous jusque dans le paroxysme de la guerre civile ; elle s'impose à notre culte de toute la vénérabilité d'une protectrice des fondations de l'Oratoire et du Calvaire. Sa libéralité fut à la fois pour nous royale et florentine, artistique et pieuse, seigneuriale et populaire. Cette libéralité fut comme le sourire de sa disgrâce, sous ces arcs de triomphe qui chez. nous ont fêté sa venue ; et cela l'absout du reproche d'avoir oublié de telles ovations. A sa prétendue ingratitude ne, substituons pas la nôtre. Tenons-lui compte non seulement, des institutions dont elle nous a dotés ou des largesses dont elle nous a comblés, mais encore des misères qu'il n'a pas tenu à elle d'alléger, comme de celles dont elle nous a sauvés. Si elle n'a pas tari, elle a voulu au moins essuyer toutes nos larmes. Avec les fléaux d'une guerre d'ailleurs intrépidement bravée, elle nous en a du moins apporté avec elle, elle en a jusqu'au bout fixé près d'elle, elle y a appliqué jusqu'au dernier jour le préservatif et le remède. Elle n'a pas si exclusivement appartenu aux Soissons et aux Vendôme, qu'aux intervalles de leurs obsessions si pesantes pour sa faiblesse elle n'ait courageusement écouté tour à tour Richelieu et le Père Joseph : Richelieu, quand, elle envoyait sur le chemin des Ponts-de-Cé désarmer par sa soumission Louis XIII et prévenir sa victoire ; le Père Joseph, quand, après cette démarche agréée du vainqueur même qu'elle n'a pu arrêter mais qui a respecté son refuge, elle confondait et détrônait chez nous le terrorisme de la revanche. Elle a écouté tour à tour et exaucé le Père Joseph et Richelieu, l'un pour l'honneur et l'autre pour la sécurité de nos foyers.

 

Le Père Joseph ! Au moins, dans cette guerre civile dont nous achevons le récit, c'est à peine si l'on attente à son auréole. Mais Richelieu ! que de calomnies ont plu sur sa tête ! mais des calomnies d'ailleurs que brave aujourd'hui sa mémoire. Car, à y regarder de près, elles dérivent toutes d'une même source vénéneuse. On les a toutes, ou peu s'en faut, tirées du pamphlétaire à gages Matthieu de Morgues. C'est lui qui, pour attiser, après la journée des Dupes et dans son exil de Bruxelles ou de Cologne, les rancunes rétrospectives de Marie de Médicis, a accolé au nom de Richelieu la qualification de Judas et l'étiquette de cardinal de la trahison. C'est le Richelieu de Matthieu de Morgues qui, dès le principe de la guerre civile, en de ténébreux conciliabules ménagés par des agents interlopes, complotait avec Luynes l'assassinat de Concini ; qui ensuite, dans une fiction de disgrâce, ourdissait encore avec Luynes la ruine de leur souveraine ; lui qui, en même temps, soulevait et armait contre le favori en règne toute la France, mais pourquoi ? pour s'acquérir vis-à-vis de lui plus plausiblement le mérite de perdre et de lui livrer ses ennemis, dont il lui dresse une hécatombe. C'est bien le Richelieu de Matthieu de Morgues qui, d'une main, appelle bien au Logis-Barrault les Soissons et les Vendôme, rédige les manifestes, confisque les recettes royales, lance les commissions de guerre, mais qui, de l'autre main, écarte d'Angers Épernon et Mayenne pour tenir Marie de Médicis plus à la portée de ses vainqueurs, en l'enfermant dans une ville affamée. Le Richelieu de Matthieu de Morgues, c'est le concussionnaire éhonté qui, en grugeant à Marie de Médicis cent mille écus, dégarnit de munitions le château des Ponts-de-Cé. Et tout cela pour payer un chapeau de cardinal teint dans le sang versé au combat des Ponts-de-Cé, et lavé dans les larmes de tous les vrais serviteurs de la reine-mère. Voilà toutes les incriminations éparses dans cette officine d'impostures qui s'appellent : les Lumières pour l'histoire de France ; les Vrais et bons advis du François fidèle ; les Remonstrances du Caton chrestien ; les Très humbles, très veritables et très importantes Remonstrances au Roy. Ce sont ces incriminations qui ont passé des libelles de Matthieu de Morgues dans les annales atrabilaires de Levassor et dans les éphémérides mercenaires, et partant suspectes, de Vittorio Siri, et jusque dans la sérieuse, mais partiale biographie qu'a consacrée à Marie de Médicis Mme d'Arconville, une de ces biographies de complaisance dont les héros posent trop avec des auréoles de victimes ! Ah ! c'est que la haine d'un Matthieu de Morgues a suffi pour infecter tout un courant de littérature historique[35], alors même que ne s'y seraient pas déversées tour à tour les amères récriminations d'un Rohan[36] qui a rejeté la paix des Ponts-de-Cé, et d'un Épernon trop fier pour convenir de tout ce dont l'a avantagé sa fructueuse soumission, rien que parce que cette paix qui l'y a acheminé s'est conclue sans lui. Mais aujourd'hui ce virus d'animadversions qui a circulé plus d'un siècle dans les fastes du règne de Louis XIII, nous en tenons le contrepoison dans une réaction de justice d'abord essayée timidement par le candide Père Griffet[37], puis poursuivie avec embarras encore par Cousin qui, à travers Bentivoglio, écoute trop ou le Luynes encore inséparable de Condé, ou le Luynes déjà soucieux de proroger vis-à-vis de Richelieu l'échéance de la pourpre[38] ; enfin une réaction consommée de nos jours avec une résolution décisive par Avenel.

D'ailleurs la date seule des pamphlets de Matthieu de Morgues en infirme la portée. Quand on s'est érigé comme lui en un chevalier du malheur et en un soutenant d'une reine en disgrâce, on regarde et on vise en face son prétendu persécuteur. Quand ce persécuteur s'appelle Richelieu, on n'attend pas pour l'attaquer l'année 1643 pour D'atteindre plus que son cercueil ; et on ne date pas ses attaques d'Anvers pour se garer même des représailles posthumes. On ne lance pas ses réquisitoires dans le vide rassurant d'une éternelle contumace. On ne se résigne pas à l'inanité d'une vengeance sans courage parce qu'elle est sans péril. Obscur blasphémateur, on ne se détourne pas du char d'un Dieu triomphant pour laisser passer ses torrents de lumière, afin de n'avoir plus à cribler que son ombre. Autrement des diatribes si tardivement décochées s'usent dans la déconsidération de la postérité ; elles n'y apparaissent que comme des flèches de Parthe émoussées sur une tombe.

Il est vrai que, pour s'exempter de cet ajournement, Matthieu de Morgues eût dû se rendre compte que le dédaigneux silence de Richelieu était le seul accueil dont fussent dignes ses oiseuses invectives, à n'en juger que par sa première articulation qui est la complicité de Richelieu dans l'assassinat de Concini. Richelieu complice de l'assassinat de Concini ! Mais les auxiliaires d'une telle œuvre, en général, reçoivent séance tenante leur salaire, qu'on se garde de leur faire attendre et qu'on s'empresse même d'afficher, afin de les rendre irréconciliables avec ceux que cette œuvre a visés et qu'elle atteint de près. Luynes, à cette date de l'attentat du 17 avril 1617, n'avait pas encore appris à redouter Richelieu au point de lui faire attendre les récompenses prodiguées de suite à Vitry, à Ornano et à tant d'autres séides. Par son empressement il eût creusé entre Richelieu et Marie de Médicis un abîme que Richelieu n'eût certes jamais comblé pour la suivre à Blois, ou plus tard à Angoulême, à Tours et à Angers. En tout cas il n'eût pas choisi le cardinalat comme une récompense aussi odieuse que tardive. C'est bien assez de nous avoir dénoncé dans la pourpre de Richelieu une teinture du champ de bataille des Ponts-de-Cé, sans nous y faire voir encore le sang du maréchal d'Ancre.

Mais qu'est-ce à dire ? Voici cet assassin de Concini transformé en un promoteur de l'insurrection qui se dresse contre Luynes. Si ce ne peut être là la vengeance d'un complice négligé dans la distribution des salaires perçus par les Vitry et les Ornano, une si brusque évolution, que ne lui peuvent reprocher d'ailleurs ceux qui l'y ont suivi, demeure une énigme insondable. Ou plutôt nous y voilà. Ce n'est point une volte-face, c'est un jeu double. Richelieu crée la guerre civile pour se donner le mérite de l'éteindre. Il n'excite, il n'ameute tous ces mécontents qui s'appellent Soissons, Vendôme, Épernon, Mayenne et Rohan, que pour donner à Luynes une prise contre eux et se rendre, lui, nécessaire dans leur désarmement. Il ne les soulève que pour les mieux broyer dans leur chute. Mais y pense-t-on ? Armer la France entière afin de la trahir toute avec Marie de Médicis, et cela sur la foi d'un Luynes qui l'oublie après s'être aidé de lui pour monter au pouvoir ! Mais ce Luynes capable d'une telle ingratitude n'est pas un allié assez sûr pour que Richelieu tente de lui sacrifier en un si gros jeu toute la fleur de notre aristocratie, au risque de voir cette aristocratie, pour se venger de lui, retourner Luynes avec elle contre lui. C'est secouer à plaisir au-dessus de sa tète tout cet édifice insurrectionnel pour être plus sûrement écrasé sous ses ruines. Richelieu est déjà assez avisé pour pressentir ce péril, mais il n'est pas encore assez puissamment établi pour le braver ? Ne l'oublions pas, le Richelieu de Blois, d'Angoulême et d'Angers est encore un Richelieu qui s'essaye et qui tâtonne, un Richelieu qui interroge et qui mesure, qui compte et qui ménage, qui sonde les terrains et flaire les vents. Ce n'est point encore le Richelieu de la toute puissance, qui abat, qui tranche et qui foudroie, le Richelieu qui, avec une implacable sérénité, foule aux pieds tour à tour Montmorency et Cinq-Mars, Chalais et Marillac.

Si Richelieu a été le promoteur de la guerre civile, pourquoi donc attentait-il à la concentration de l'état-major de Marie de Médicis, en écartant d'elle Épernon[39] et Mayenne ? — C'est, dites-vous, justement parce qu'il ne fomentait d'une main que ce qu'il dissolvait de l'autre. — Mais alors, pourquoi soutenez-vous qu'en même temps il faisait appeler à Angers les Soissons et les Vendôme ? Et pourquoi surtout n'y appelait-il la comtesse de Soissons que pour y tenir éloigné d'elle son chevalier et son soutenant, en la personne de l'indéfectible Mayenne ? Et, s'il en écarte d'Angers Mayenne et Épernon, pourquoi, dès l'annonce de l'irrémédiable désastre qu'y essuya Marie de Médicis, au rebours de tous les calculs qu'on lui prête mais en tirant de ce chef sa justification de cette imprudence-là même, pourquoi entraînait-il alors la Reine-mère dans la direction d'Angoulême ? — C'est, dites-vous, qu'en même temps et sous main il faisait avertir Luynes pour qu'il interceptât leur fuite. — Mais par là Richelieu se perdait et se coupait en tous sens. Et sa tentative d'exode rapprochée de cette contre-démarche vis-à-vis de Luynes, était comme une épée à deux tranchants qui le séparait à la fois des deux camps adverses. Mieux valait cent fois dans cette intempestive retraite suggérée à la reine-mère la franchise du désespoir.

Richelieu promoteur de la guerre civile ! Mais quand on a remué ciel et terre pour un chapeau de cardinal, ainsi que le fera Retz trente ans après, on est homme à s'en vanter dans ses mémoires, fût-ce dans une pose de confessions, au lieu d'y offrir au public l'apologie de ses campagnes médiatrices. — Vous dites que c'est le souvenir de cette guerre civile plutôt que la jalousie temporisatrice de Luynes, qui a valu à Richelieu, de la part de Louis XIII, les ajournements expiatoires de la pourpre, et que voilà pourquoi cette pourpre, après avoir trempé dans la teinture, a mis si longtemps à sécher. — Mais d'abord, à votre point de vue, pourquoi ne tenir pas compte ici des ajournements dilatoires de Luynes ? Est-ce qu'un homme capable d'une connivence avec Richelieu pour perdre Marie de Médicis, n'eût pas pu tout aussi bien n'avoir pour Richelieu que des ingratitudes de complice ? Mais, en écartant d'entre Louis XIII et Richelieu l'interposition dilatoire de Luynes, les répulsions encourues vis-à-vis d'un souverain contre qui on a soulevé une guerre civile ne se prescrivent pas. Ou plutôt l'homme qui s'est montré par là assez redoutable pour enlever d'assaut cette pourpre que, de guerre lasse, on lui jette sur les épaules pour se débarrasser de lui, cet homme l'accepte toute fraîche, l'emporte et l'endosse comme l'honorable ensevelissement d'une éternelle disgrâce.

Aujourd'hui nous savons à qui Richelieu impute secrètement les ajournements de sa pourpre ; et de là dans ses mémoires, avons-nous dit, ces invectives contre Luynes, qui ont si longtemps abusé sur lui-même la postérité, au point de lui infliger le châtiment de ses rancunes en le transformant en rebelle. Mais si, de ce chef, on tient à condamner Richelieu par ce qu'on interprète là comme des aveux de rébellion, avant tout qu'on les prenne tels qu'ils sont, et qu'on le fasse au moins bénéficier de l'indivisibilité de tels aveux. N'envisagez pas dans ces mémoires, sincères ou non, l'ennemi de Luynes, sans y voir à côté le loyal réconciliateur de Marie de Médicis. Il est vrai que, quand il s'agit de flageller Richelieu ou plutôt l'ombre qui subsiste de lui, on trouve plus commode de le scinder d'avec lui-même et de ne garder de son apologie que les rancunes qui la tiennent en échec. Mais, puisqu'en cela on s'escrime au nom de Marie de Médicis, on sait assez à quoi s'en tenir sur des rancunes rétrospectives pour en faire la part chez son adversaire. Avant de prendre au mot les anathèmes de Richelieu contre Luynes, on envisage les calculs de jalousie qui les ont provoqués. On discerne dans leurs répercussions d'alarmes et de rancunes ce qui a pu, dans Richelieu, fausser les souvenirs, au lieu de retourner contre son cercueil des fantômes de griefs.

Mais passe encore pour la rébellion de Richelieu pourvu qu'il ait trahi Marie de Médicis, et avec elle tout ce qui s'est armé pour sa cause. Accuser Richelieu de trahison, voilà ce qu'on a surtout à cœur. Envisageons donc et serrons de plus près cette fameuse imputation. La trahison suppose des victimes. Car enfin laissons de côté le bien général dont vous ne disconvenez pas, sauf à dire que Dieu a tiré le salut des hommes de la perfidie d'un apôtre. Eh ! si nous osions vous suivre dans votre comparaison profanatrice, nous vous dirions : où est donc ici la victime piaculaire ? Est-ce Marie de Médicis ? Eh ! qu'a-telle donc perdu à la paix des Ponts-de-Cé ? Elle y a obtenu tout ce qu'elle a jamais exigé dans sa disgrâce, sauf, il est vrai, l'éloignement de Luynes. Mais Luynes maintenant se met à ses genoux et d'ailleurs lui sera au Louvre comme une garantie d'équilibre vis-à-vis de Condé[40]. Marie de Médicis a si peu perdu à la paix des Ponts-de-Cé que, en dépit du désastre qui l'a nécessitée, elle y a conservé tout ce que lui avaient assuré d'avance les préliminaires de La Flèche. Oui, Marie de Médicis n'a rien perdu à la paix des Ponts-de-Cé, puisque ces grands seigneurs qu'elle mettait son honneur à solidariser avec sa réconciliation, ont été réintégrés dans tout ce que Louis XIII leur avait enlevé au cours des hostilités sans en avoir disposé, et qu'ils n'ont pas même perdu l'espoir de recouvrer le reste. Ils n'ont, eux non plus, en définitive, rien perdu dans la victoire de Louis XIII, ces rebelles si particulièrement coupables qui avaient déserté sa cause au cours même de la guerre civile. Interrogez là-dessus les officiers de l'armée de Champagne débauchés par La Valette. Demandez surtout à Saint-Aignan ce que lui a coûté de plus qu'à ses compagnons d'armes, sur le champ de bataille des Ponts-de-Cé, son flagrant délit de transfuge[41].

Que dis-je ? Mais vous, Matthieu de Morgues, vous que ne soulève pas seulement un acharnement suborné, puisque cet acharnement survit à celle dont vous exploitiez la querelle comme à l'homme dont vous pourfendez la mémoire, et cela au point de susciter entre elle et lui une polémique de revenants ; vous qui, ne sachant comment secouer votre ennemi de son impassibilité sépulcrale, allez jusqu'à ramasser contre lui pour les ranimer de votre souffle de haine des bouffées de cendre froide, vous, Matthieu de Morgues, demandez-vous à vous-même ce qu'il vous en a coûté pour avoir été à Angers, près de Marie de Médicis et de ces Vendôme qui s'y agglutinaient à vous dans une contagion de fiel, un boutefeu de la guerre civile. Vous ne fûtes, pour cela, que temporairement éloigné d'auprès de la reine-mère, et cette rigueur si mitigée n'est pas même inscrite dans le traité des Ponts-de-Cé. Si tant est qu'une si bénigne exception aux amnisties générales soit imputable à Richelieu, vous n'oseriez jamais la reprocher même à son ombre, car cette ombre seule vous répondrait qu'une telle délicatesse de ménagements eût dû, plus que tout le reste, tarir vos calomnies dans leur source. A moins que vous n'en vouliez à Richelieu moins encore de ce peu de sévérité déployée contre vous, que de la dédaigneuse commisération qui vous épargne l'affichage et la perpétuité de votre peine, comme si vous vous sentiez humilié de cette miséricorde, aggravée de l'aumône faite à la vénalité de votre plume en dix années postérieures d'émargements dans ses secrétariats, et comme si, dans votre frénésie d'invectives, vous alliez jusqu'à renier des égards qui vous condamnent à la reconnaissance. Mais peut-être devez-vous l'amortissement de votre chute à l'entremise personnelle de Marie de Médicis. Et alors elle était donc moins trahie que personne, cette reine dont le crédit d'intercession dépassait la teneur des amnisties pour vous atteindre jusque dans votre inévitable exil. Ou plutôt ne serait-ce point elle qui. pour se débarrasser des compromissions attachées désormais à vos importunités, ne vous aurait que mollement soutenue et vous aurait laissé couler dans cet exil. Mais c'est qu'alors, en tenant si peu à vous, ou pour mieux dire en vous lâchant ainsi, elle vous jugeait d'avance un bien peu digne avocat de sa cause. Laissons donc de côté ici la personnalité de Matthieu de Morgues pour en revenir à ces mécontents que justifiait presque le traité des Ponts-de-Cé. Sans doute, en sortant indemnes de leur révolte, ils n'y ont, eux non plus, en général, rien gagné. Eh quoi ! ce n'était donc pas assez d'oublier, que dis-je ? d'innocenter expressément cette révolte, il la fallait encore récompenser et couronner ! Rien que d'y oser prétendre, c'est déjà de l'ingratitude.

Ah ! Richelieu a trahi avec eux tous Marie de Médicis sur le champ de bataille des Ponts-de-Cé pour y teindre sa pourpre. Mais demandez à tous ces membres ou alliés de sa famille ce que Richelieu hasardait d'y perdre en eux : un Brezé, un Pontchâteau, un Flocellière, ces deux-là surtout qui soutinrent dans la tranchée de Saint-Aubin le dernier choc des royalistes. Eh quoi ! Richelieu n'aurait donc gagné à sa mémorable trahison qu'un chapeau de cardinal baigné dans son propre sang ?

Une trahison sur le champ de bataille des Ponts-de-Cé, c'est celle de Vendôme et de Retz. Une vraie trahison, ou peut s'en faut, c'est aussi, dans le camp adverse, l'empressement perfide de Condé à intercaler la victoire des Ponts-de-Cé entre les préliminaires de La Flèche et la paix du lendemain. Mais on se tait sur toutes ces félonies étrangères à Richelieu, moins encore parce qu'il faudrait nommer un Henri de Bourbon, ou un Retz, ou un Vendôme, que parce qu'on conviendrait par là que, si pas une de ces félonies n'a nui à Marie de Médicis, c'est qu'elles ont eu toutes en Richelieu leur remède. Cela gênerait pour jeter sur sa tête tous les complots qui, aux Ponts-de-Cé, se croisent et se répondent d'un camp à l'autre. En vérité, pour emprunter à Matthieu de Morgues et rétorquer contre lui ses ampoules de folliculaire, en vérité, Richelieu est là le bouc émissaire chargé de toutes les infamies d'Israël.

Car, dans le désarroi de l'insurrection angevine, on s'en prend à lui de tout, depuis la famine d'Angers qui, au matin du combat des Ponts-de-Cé, n'a plus que trois jours de vivres, jusqu'au déficit ou à l'avarie, au château des Ponts-de-Cé, des poudres, des mèches et des balles. Mais, en laissant de côté l'imputation de cette grivelée de cent mille écus dont on ne trouve nulle trace dans la rigoureuse comptabilité dressée au service de la reine-mère par son trésorier d'Argouges, lequel des officiers de son état-major[42] a, de ces différents chefs, accusé Richelieu ? Personne ; et pourtant, dès qu'on l'a accusé de ne l'avoir trahie qu'en reportant du même coup les soupçons de trahison sur les chefs rebelles, afin de les mieux discréditer près de Marie de Médicis, une telle calomnie ne leur donnait que d'autant plus beau jeu pour lui rétorquer de telles charges. Mais, encore une fois, personne ne l'accuse, pas même l'équivoque et l'indiscret Marillac. Tandis que, avec ses rancunes de la journée des Dupes, qu'égalent seules ses rancunes contre Luynes ; tandis que Richelieu persifle et flétrit Marillac jusque dans son évacuation, d'ailleurs très justifiée, du champ de bataille des Ponts-de-Cé, Marillac, qui pourtant a dû essuyer dès Angers les antipathies précoces de Richelieu, ne fût-ce que dans leur désaccord sur la fameuse tranchée de Vendôme, Marillac, en constatant ce désaccord, loue sans réserve en Richelieu ses vigilances d'intendant, de trésorier et de munitionnaire. Si, pour se disculper de sa déroute, Marillac eût trouvé à mordre en Richelieu, certes, avec l'âcreté de son levain de cabale, il ne s'en fût pas fait faute, ainsi qu'il l'a fait à l'égard de Vendôme. Ah ! comme accusateur de Richelieu il y a justement Vendôme. Mais Vendôme et Chanteloube[43] c'est Mathieu de Morgues, et Matthieu de Morgues est jugé. Et encore est-ce du champ de bataille des Ponts-de-Cé que datent les imputations de Vendôme ? Cette date-là seule, et la précipitation de son retour à Angers, les rendraient suspectes. Mais enfin on n'en est encore là qu'à de vagues chuchotements et à des sourdines. Nous ne voyons encore là Vendôme charger tout haut que Marillac. Et, pour désigner Richelieu, ce déserteur qui n'a pas plus le courage des réquisitoires que des champs de bataille, même pour donner le change sur ses couardises, se cache derrière Matthieu de Morgues ; et, plus de vingt ans d'avance, il lui abandonne cette triste audace de viser un cercueil. Laissons donc Vendôme et Marillac au Logis-Barrault se prendre à partie et déblatérer à l'aise l'un contre l'autre, devant ce Richelieu que n'atteignent pas leurs éclaboussures. Constatons seulement que si, dans ses diatribes, Matthieu de Morgues accable Richelieu, en revanche, en attendant leur lointaine apparition, et sur le théâtre encore fumant du dernier désastre de Marie de Médicis, c'est tout le monde que les autres accusent, excepté lui. Vendôme, après avoir, dès leurs premiers désastres, accusé le grand-prieur qui le lui a bien rendu, se retourne contre Marillac, et Marillac accuse les Vendôme. César de Vendôme et Marillac accusent Retz. Retz accuse et, pour un plus, lapiderait son oncle, et l'oncle accuse le neveu. Duperron et Bellegarde, au quartier général de Trélazé, incriminent Condé. Les réquisitoires volent et rebondissent ; et, dans ce chassé-croisé de vitupérations, le seul nom de Richelieu passe intact.

Reste l'imputation, émanée d'Épernon et de Rohan, d'avoir isolé d'eux, ainsi que de Mayenne, Marie de Médicis. Mais, en les appelant à Angers, Richelieu n'y eût amené avec eux que le dernier terme de cette dissolvante division que Jeannin préconisait d'avance à Paris si malicieusement, en laissant filer de là sur Angers les Soissons et le grand-prieur. C'est du coup qu'on aurait redoublé d'anathèmes contre ce Machiavel qui n'aurait concentré que pour mieux dissoudre dans des ferments de coagulation l'état-major de sa souveraine. Et puis ces grands potentats, tout chevaleresques qu'on les suppose, étaient-ils si soucieux d'abdiquer leur aparté dans la condescendance d'une immigration angevine ? Et même eux qui, entre eux deux, ne pouvaient pas plus s'entendre sur une jonction à Angoulême qu'à Bordeaux, étaient-ils si empressés d'accueillir chez eux, comme une atteinte sur place à leur jalouse autonomie, Marie de Médicis escortée de Richelieu ? Tous deux, au fond, le devaient également redouter. Et avec cela, bien entendu, dans leur impossibilité de se séparer l'un de l'autre ou de se dédoubler tous deux à la fois entre Angoulême et Bordeaux, Richelieu et Marie de Médicis n'eussent embarrassé de leur présence l'un de ces deux alliés qu'en indisposant l'autre. Celui des deux que n'eût pas gêné la présence de Richelieu se serait certainement plaint de ne posséder pas Marie de Médicis. Et la complication de ces éventualités n'a pas dû, certes, être le moins cuisant des soucis de Richelieu, lorsqu'après la bataille des Ponts-de-Cé il poussait si à contre-cœur Marie de Médicis vers la Loire[44].

Et puis enfin, si ni Rohan, ni Épernon, ni Mayenne, écartés ou non d'Angers dans les derniers jours de la guerre civile, n'y ont pas paru, que savent-ils si on y a trahi Marie de Médicis, puisqu'ils n'y ont pas assuré de près sa défense, ni surveillé sa réconciliation ? Ils disent, ou du moins Épernon et Rohan, qu'ils n'en ont pas été mis à même et qu'une paix conclue sans eux leur est, par cela seul, suspecte. Mais, dans cette avalanche de soumissions dont la Déclaration d'innocence a donné le signal, lequel des premiers ralliés a, sur sa démarche, consulté ses collègues ? Épernon a-t-il consulté Mayenne ? Mayenne a-t-il consulté les protestants ? Dans le camp de ceux-ci, la Trémouille, d'Aubigné ou La Force se sont-ils consultés entre eux, ou ont-ils consulté Rohan ? Rohan lui-même, sur cet autre horizon de la guerre de Trente ans, a-t-il consulté Richelieu sur son évacuation de la Valteline qu'il a pris si à cœur de justifier contre lui et qui, même en la supposant justifiée par son apologie, a failli, certes, être plus malheureuse pour la France que la paix des Ponts-de-Cé ne l'a été pour toute l'insurrection angevine. D'ailleurs, encore une fois, ni Épernon ni Rohan ne sont recevables à reprocher à Richelieu cette paix, ni Rohan avec ses répudiations de sectaire, ni Épernon qui a si peu perdu à sa précipitation, qu'il s'est fait payer son ralliement d'autant plus cher qu'il l'a fait plus longtemps attendre.

Épernon est surtout irrecevable à reprocher à Richelieu son cardinalat de trahison si l'on envisage de ce chef, en regard de cette promotion si réprouvée, l'antériorité de ses propres satisfactions paternelles[45]. On constate par là que, dans cette Gallia purpurata des liquidations de la guerre civile, Épernon, en la personne de La Valette, a été, pour ainsi dire, récompensé de la tardivité de sa soumission, bien avant que Richelieu ne le fût de la prétendue noirceur dont cette soumission serait l'œuvre, et que, tout en récriminant à la fois et en rampant devant lui à la source des grâces, il l'écarte et le devance. Et, dès lors, on se demande à qui donc Épernon a été sacrifié quand, dans la contribution ouverte au lendemain de la paix des Ponts-de-Cé, on voit le privilège de ce rallié de la onzième heure primer celui de la trahison. Ne nous parlez donc plus d'une trahison dont le salaire ne passe qu'après la satisfaction de ses victimes. En général, quand on est aussi avisé que Richelieu, on ne risque que des trahisons dont on est certain de n'être pas dupe ; et si, à cette date de 1620, l'on est dupe, on ne l'est que d'une trop novice ambition.

Rappelez-vous plutôt, dirions-nous au duc d'Epernon, rappelez-vous plutôt la superbe leçon de désintéressement qu'au lendemain de la paix des Ponts-de-Cé, tel qu'un Condé à la paix des Pyrénées, vous donniez à Mayenne pour le convier à le suivre dans votre soumission. A cette date vous disiez que le seul contentement de Marie de Médicis vous devait désarmer. Pour être conséquent avec cette profession de chevalerie, abdiquez donc, pour le rejeter sur l'autel de la concorde, tout ce que vous avez obtenu de plus que cette satisfaction de votre souveraine : ou bien faites ce qu'ont fait simplement après vous Mayenne et La Force, qui, en se soumettant, ont, eux, accepté de bonne grâce, sans nulle posture de victime, l'un l'éventualité du gouvernement de Béarn, et l'autre l'expectative du bâton de maréchal. Surtout, en gémissant sur votre douloureuse immolation, n'allez pas supplier Richelieu de vous en adoucir l'amertume par un surcroît de faveur, ainsi que vous l'avez fait si humblement, et d'ailleurs longtemps après votre soumission. A cette date si reculée de votre requête, comment n'aviez-vous pas eu le temps de soupçonner sa trahison ? Ou, si vous la soupçonniez, comment ravaliez-vous votre morgue au point d'implorer à mains jointes l'homme qui n'aurait eu pour vous que des baisers de Judas, d'un Judas que vous caressiez en le supplantant ? Eh quoi ! dans le moment même où vous nous étalez votre décorum de victime, le démentiriez-vous au point de nous laisser douter si ce qui l'emporte entre le cardinal de la trahison et vous, c'est la perfidie ou la platitude ?

Et Marie de Médicis, quand s'est-elle donc, je ne dis pas plainte, mais aperçue de la trahison de Richelieu ? Ce n'est certainement pas à Brissac, puisqu'elle y couvre de sa munificence ce qui en fut le prétendu gage[46], en gratifiant d'une dot de cent mille livres[47] et de douze mille écus de pierreries Madeleine de Pontcourlay, quand cette nièce de Richelieu épouse un neveu de Luynes. Ce n'est pas même deux ans après, quand elle couronne cette prétendue trahison du chapeau de cardinal ; ni encore deux ans après, quand elle assure à Richelieu l'entrée au conseil. Mais quand donc ouvre-t-elle les yeux ? Oh ! un des plus malveillants biographes de Richelieu va naïvement nous l'avouer. Cependant, dit Leclerc, Marie de Médicis (en août 1620), ne s'aperçut nullement de ces artifices de Richelieu. Elle lui promit le chapeau de cardinal et l'entrée au conseil, jusqu'à ce qu'il la persécutât de la manière du monde la plus indigne. Cela veut dire que la journée des Dupes seule ulcéra contre Richelieu, dans Marie de Médicis, ses plus lointains souvenirs. Il y a désormais entre Marie de Médicis et Richelieu toute la distance qui sépare Angers, les Ponts-de-Cé et Brissac de Bruxelles et de Cologne ; et dans l'intervalle se place l'entrevue décisive du Louvre, où Louis XIII dut opter entre elle et lui. Encore une fois, ne perdons pas de vue que si, après coup, des impatiences d'ambition ont aveuglé Richelieu sur Luynes, des ressentiments d'exil ont aveuglé bien plus encore sur Richelieu Marie de Médicis.

Revenons et restons-en à cette entrevue bien plus heureuse de Brissac où Louis XIII embrassait Marie de Médicis et Richelieu, inséparables encore l'un de l'autre, en leur commun retour vers lui. Écartons de cette mémorable entrevue tant d'interprétations sinistres. Ne gardons de la Marie de Médicis angevine que le souvenir d'une reine qui n'a pas adopté l'Anjou comme un refuge, et un refuge sanctifié de sa disgrâce, sans l'ériger en même temps en un théâtre et en un gage de ses réconciliations. Retenons-y en même temps l'homme sur qui nous pouvons exercer, non moins que sur le Père Joseph, une revendication angevine, parce que tous deux n'y ont réconcilié qu'en sauvant et, par là même en relevant Marie de Médicis ; qu'en la sauvant ils ont sauvé Angers avec elle, et que, en sauvant Angers avec elle et par elle, ils nous ont, nous aussi, réconciliés avec son culte. En ce qui est de Richelieu, n'oublions pas surtout que c'est en venant chez nous s'attacher à Marie de Médicis au point d'embrasser son refuge, d'assumer sa disgrâce et d'adopter son quartier général ; n'oublions pas que c'est chez nous qu'il a trouvé la clef de son avenir et le nœud de ses grandeurs. En y saluant le prétendu cardinal de la trahison d'un vocable réparateur, disons que c'est dans le cardinal de la réconciliation que s'est élaboré le cardinal de la Rochelle, sous les auspices de l'ange gardien de la cité angevine doublé de l'apôtre de la dernière guerre de religion ; et tout cela au sein d'un asile consacré par de royales infortunes[48].

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Déjà, à la rencontre aux Ponts-de-Cé du frère de Luynes Brantes, Marie de Médicis avait maintenu devant lui son masque baissé, sans l'honorer qu'à peine d'une révérence perceptible.

[2] Tout ce que l'on a conjecturé de ce long colloque, c'est que Louis XIII et Marie de Médicis y confirmèrent leurs engagements réciproques du traité des Ponts-de-Cé. Du reste, il n'existe malheureusement, au chartrier de Brissac, nulle trace de la mémorable entrevue de ses augustes hôtes. Hors des chroniques et des mémoires contemporains nous n'avons là-dessus de révélations plus intimes que ce que nous fournit (Bibl. nat. fr., 3812) la correspondance de Louis XIII avec celui des ducs de Brissac (retenu alors dans son gouvernement de Bretagne) dont il empruntait la magnifique hospitalité.

[3] Le cardinal de Retz seul essuya le mauvais visage de Marie de Médicis qui, malgré ses dénégations, demeura invinciblement persuadée de sa complicité dans les défections de son neveu au combat des Ponts-de-Cé. — D'autre part, à travers l'empressement de ses obséquiosités, Condé ne put s'interdire envers Marie de Médicis quelques bravades comminatoires, dans l'éventualité d'une récidive de révolte.

[4] Ce fut, suivant les uns, dans une des chambres du château de Brissac appelée Chambre Judith, suivant d'autres, dans l'embrasure d'une des fenêtres de la salle des gardes, que Louis XIII et sa mère consommèrent ainsi la réconciliation ébauchée sur la route des Ponts-de-Cé à Brissac.

[5] Malheureusement le texte de cette allocution ne nous a pas été plus conservé que celui de la prédication de la guerre de religion donnée le même jour et dans la même église, sans doute à l'office du soir, par le Père Joseph. — Toujours dans la même journée Louis XIII y toucha les écrouelles. — L'église de Brissac est une nef du XVIe siècle, ornée de belles verrières.

[6] Voici les passages les plus caractéristiques de cette Déclaration d'innocence : Après avoir soigneusement examiné ses dispositions [de la Reine-Mère] nous avons trouvé que ses intentions n'ont eu d'autre but que le bien de nostre service et de nostre estas ce qui falot que nous recognoissons nostre dicte Dame et Mère innocente de toutes choses qui pourront estre advenues pendant ces derniers mouvements... Et après qu'elle nous a faict entendre que ceux qui l'ont assistée durant lesdicts mouvements n'ont eu que pareilles intentions aux siennes nous les recevons et voulons tenir pour nos bons et fidèles subjects et serviteurs. — Il y a à la Bibliothèque nat. fr., f° 3797, une variante, en brouillon, de ce texte de la Déclaration d'innocence inséré au Mercure français et auquel nous empruntons les précédentes citations. Mais, si le texte du Mercure français a prévalu, c'est sans doute parce qu'il répondait plus catégoriquement aux intentions de Louis XIII. — La Déclaration d'innocence, peu après sa publication, fut portée par Condé au parlement pour y être enregistrée le 27 août. Elle ne le fut au présidial d'Angers que le 5 septembre.

[7] Sont-ce là toutes les satisfactions que visait à ce moment le duc d'Epernon ? Aurait-il étendu ses Vues jusqu'à l'épée de connétable ? Pour l'affirmer il ne suffit pas de la seule allégation de Dupleix.

[8] Surtout si, avec Avenel, on ne place que longtemps après la démarche de Duperron et de Bellegarde, vers la fin de l'année 1620, cette missive chagrine : Monsieur... Je vous asseureré que quoy que vous ne vous soiez guerre souveneu de mes amis, ny de moy, en ces dernieres occasiouns, que cela ne diminue pas mon affection à vous fere service, et je veus crouere que ce defaut ne vient pas de la necessité des afferes de la reine mère du roy et de la grande cantité que vous en aviez sur les bras pour vostre particulier je vous supplie de vouloir fere souvenir Sa Majesté, autant que vous jugeres que son service le requiert, combien il luy importe en la repentasioum et à vous, en particulier, qui y aves la faveur absolue, que ceux qui lont servie aient empiré leur condition au lieu den tirer recompense.

[9] De son côté son collatéral, le cardinal de Guise, accourait de Sezanne (en Champagne), pour rejoindre aux Ponts-de-Cé l'armée rebelle avec six cents cavaliers levés autour de Metz, lorsqu'il apprit, chemin faisant, la déroute et la réconciliation de Marie de Médicis. En même temps, sur l'appel que lui adressèrent de Brissac, le 15 août, par l'envoyé Deshayes, à la fois Louis XIII et Marie de Médicis, il accourait à Brissac les assurer à son tour de son ralliement. — Il n'y eut pas jusqu'au duc de Retz que son oncle le cardinal n'ait réussi à retirer de la confusion de son ensevelissement au château de Beaupréau, pour le rameute à Brissac.

[10] A l'occasion d'une entreprise heureusement avortée contre le pont de Saumur, au carrefour de la Croix-Verte.

[11] Duplessis-Mornay avait transmis à La Trémouille là-dessus l'original même de la lettre de Louis XIII. — Ici mentionnons la sérieuse, bien que vaine entremise essayée par Duplessis-Mornay, concurremment avec Luynes, vis-à-vis du duc de Rohan, pour le convier an ralliement.

[12] Mém. de Richelieu, pp. 86-96, et Lettres, p 659. — Bassompierre, p. 143. — Fontenay-Mareuil, pp. 148-153. — Brienne, p. 343. — Rohan, p. 616. — Arnaud d'Andilly, f° 21-22. — Marillac, p. 75. — Herouard, 13 août. — Mém. de Pontis., p. 469. — Mercure français, pp. 290-291, 293, 298, 328, 329, 342. — Vitt-Siri, pp. 176, 200-201, 208-210. — La Nunz. di Fr., allegata des 11 et 13 août, 21 août, 6 septembre. — Lettres et mém. de Messire Philippe de Mornay : le roi à Duplessis-Mornay, 17 juillet, 16 août ; Jeannin à Duplessis-Mornay, 17 et 20 juillet ; Duplessis-Morray au roi, à Montbazon, à M. de Sceaux, 21 juillet ; Duplessis-Mornay à M. de Sceaux, 9 août ; Duplessis-Mornay au roi, 21 et 23 juillet, 9 août ; Duplessis-Mornay à Messire de la Trémouille, 9, 10, 12 août ; Duplessis-Mornay à Rohan, 14 août. — Vie de Messire Ph. de Mornay, pp. 534, 537, 538. — Dispacc. degl. amb. ven., 14 juillet, 22 et 23 août. — F. Colbert, 98. — F. fr., 3799, f° 99 ; 3802, f° 61-62 ; 3812, 81. — F. fr., divers : Supplém. fr., 920. — Arch. des aff. étr., F. fr., '773, p. 61. — Archives des La Trémouille dont je dois la communication à l'obligeance de M. le duc de La Trémouille. — Mairie d'Angers, Arch. anc., EE ; BB, 65. — Jehan Louvet, pp. 59-60, 62, 143, 319. — Rangeard, pp. 377-379. Déclaration du Roy de l'innocence de sa très honorée Dame et Mère, et de sa volonté touchant son très cher et très aimé cousin le Comte de Soissons, sa très chère et très amie cousine la Comtesse sa mère, les Princes, Ducs, Pairs, Officiers de la couronne et de tous autres qui ont assisté sa dite Dame et Mère durant ces dernies mouvements. Publiée au Parlement le 27 aoust 1620. A Paris, 1620. — Recueil de pièces concernant l'histoire de Louis XIII, depuis l'an 1627 jusqu'en l'année 1631, t. II. (Paris, Montalent ; 1716, pp. 275-276, 280-282.) Coppie de la lettre de M. le Prince de Piedmont à la Reyne-Mère sur les affaires présentes, 1620. — Lettres de Messieurs le Duc de Savoie et Prince de Piedmont au Roy et à la Reyne mère sur les affaires présentes. Paris, chez Isaac Mesnier, rue des Mathurins, 1620, Lb36 1380 et 1381 : Lettre de M. le Duc d'Espernon envoyée à M. Gammin, lieutenant de la citadelle de Xaintes, le 29 juin 1620. A Paris, Jouxte la coppie imprimée à Xaintes, par P. Cesbron, imprimée en ladite ville 1620. — Eod : Response de la lettre à M. d'Espernon par M. Gammin, lieutenant de la citadelle de Xaintes, pp. 6-7. — Lb36 1382 : Coppie d'une lettre escrite à M. d'Espernon par le sieur des Bardes, gentilhomme Poictevin, le 2e jour de juillet en laquelle discourant sur la naissance des troubles, il luy représente les malheurs qui en peuvent en suivre, avec le récit des misères de notre temps. Lyon. Jouxte la copie imprimée à Poictiers, 1620. Avec permission, pp. 6-7, 9-10, 12-13. — Lb36 1283 : Déclaration de M. le Duc d'Espernon, sur les plaintes et entreprises de sa personne, ensemble la sommation dentrer en soy mesure et de se ratine au service du Roy par L. b. X. A Paris, Jouxte la coppie imprimée à Poictiers, par Charles Pignon, imprimeur en ladicte ville, 1620. Avec permission ; pp. 4-8. — Lb36 1384 : Coppie de la lettre envoyée à M. le Duc d'Espernon par les habitants de Xaintes touchant celle qu'il avait escrite à M. Germain. — Eod. : La Justification de M. le duc d'Espernon. A Paris, Jouxte la copie imprimée à Xaintes, par Samuel Crespon, imprimeur et libraire en ladicte ville, 1620. Lb36 1447 : Entrevue, etc., pp. 10 et 11 et passim. — Ludovici XIII Itinenarium, pp. 37-38. — Roncoveri, pp. 329-330. — Gramond, 303. — Malingre, pp. 643, 670, 668-670. — Dupleix, pp. 140-141. — P. Griffet, pp. 270-271. — Levassor, pp. 591, 595, 597-599, 593. — Mme d'Arnouville, pp. 60, 69, 77-78, pp. 79-80. — V. Cousin, juin 1862, p. 346. — Leclerc, pp. 82, 87, 91. — Le véritable P. Joseph, p. 143. — Le P. Hervé, p. 22. — Batterel, pp. 84 et 85. — Hist. de la vie du duc d'Epernon, par Girard, pp. 349, 352-353. — Hist. du sieur d'Aubigné, p. 136. — Hist. du Mareschal de Toiras (1644), p. 8. — Le premier Président de Gourges et le duc d'Epernon, par Louis de Villepreux. Paris, Cotillon, 1870, pp. 19-22, et passim. — Louis XIII et le Béarn, par l'abbé Puyol (1872). p. 82. — Bouillé, Hist. des ducs de Guise, t. IV, p. 87. — Bazin, p. 369. — H. Martin, p. 163. — Dareste, p. 68. — B. Roger, pp. 487-488. — Bodin, pp. 464465. — C. Port, art. Brissac. — Godard-Faultrier, t. II, pp. 251-252.

[13] A côté de cette présentation officielle et des démarches officieuses parallèlement poursuivies à Rome en faveur de Richelieu par son ami l'abbé de la Cochère Sébastien Bouthellier, il serait intéressant de suivre les contre-démarches souterraines tentées par Luynes auprès du Nonce. Mais nous laissons cette tâche, comme excédent notre cadre, à l'éminent biographe de Richelieu M. Gabriel Hanoteaux.

[14] Les deux propositions du mariage entre une nièce de Luynes et La Valette et du mariage entre le neveu de Luynes Combalet et Mlle de Pontcourlay furent faites le même jour. Du moins Condé annonça les deux mariages à la fois à Bentivoglio. — C'est la coïncidence du mariage Combalet-Pontcourlay avec le dénouement de la guerre civile qui a fait dire plaisamment à Bantru, à propos du combat des Ponts-de-Cé : Les canons du côté du roi disaient : Combalet, et ceux de côté de la Reine-Mère : Pontcourlay.

[15] Cette lettre a subi en sa rédaction, dans le passage de l'original à la copie, divers changements significatifs. Les mots : Sur le subject de quoy je n'ay rien à vous dire ont pris la place de ceux-ci : et le seroy encore davantage quand sa recherche se terminera à vostre contentement et au mien, mais... Plus loin, au lieu de : Pour mon particulier, etc. (jusqu'à la fin), il y avait : Sinon que lorsqu'il y aura donné son consentement j'y donnerai aussi très volontiers le mien pour vous témoigner l'estime que je fais du père et du fils... On peut conjecturer de ces corrections jetées comme des sourdines sur des expressions d'affectueux assentiment, que ce ne fut pas sans regret et sans hésitations, que Richelieu rompt un mariage d'inclination pour imposer à sa nièce une alliance toute politique. — La lettre de Richelieu, sans date, a été classée par Avenel au commencement de l'année 1620. Mais on ne peut la rapporter (comme cela s'impose) à la rupture des fiançailles de Mlle de Pontcourlay avec Béthune, sans la reporter par là même à la date de la conclusion du mariage avec Combalet, décidé durant l'entrevue de Brissac.

[16] Le 20 novembre.

[17] Combalet décéda dès 1622 au siège de Montpellier, sans postérité.

[18] Hippolyte de Béthune finit par épouser, en 1629, Anne-Marie de Beauvilliers.

[19] Lettres de Richelieu (publ. Avenel), pp. 84, 647, 648, texte et n. — Fontenay-Mareuil, p. 153. — Montglat, p. 31. — A. d'Andilly, fb 21. — Vitt-Siri, p. 99-200, 212. — La Nunz. di Fr., 19 soin, 16 septembre, 18 novembre. — Disp. degl. amb. ven., 22 août. — Arch. des aff. étr. : Rome, n° 23, pp. 490-491. — Matt. de Mourgues : Très humble, très véritables et très chrétiennes remontrances au Roy, p. 21 ; Lumières pour l'hist. de France, p. 35. — Rangeard, p. 367. — Roncoveri, p. 429. — Gramond, pp. 302-303. 313. — Griffet, p. 274. — Levassor, p. 596. — V. Cousin, mai 1862, pp. 335-336. — Vie du cardinal de Bérulle, par l'abbé Gruget, p. 159. — La Duchesse d'Aiguillon, par A. Bonneau-Avenant, pp. 75-77, 79-82, 84. — Les Historiettes de Tallemant des Réaux, pp. 348-349. — H. Martin. p. 163. — Dareste, p. 68.

[20] Louis XIII partit le 17 août pour Montreuil-Bellay. Mais Marie de Médicis prolongea son séjour à Brissac jusqu'au 23.

[21] Dès l'année suivante, quand Louis XIII fut rentré de sa campagne du Béarn, Marie de Médicis alla jusqu'à lui offrir, comme gage de récompenses en faveur de ceux qui l'y avaient le mieux servi, la rétrocession de ses gouvernements d'Angers, des Ponts-de-Cé et de Chinon. — Quatre ans après, pour favoriser dans les sollicitudes militaires de Louis XIII des projets de concentration de troupes, Marie de Médicis lui offrit encore la mobilisation de ses garnisons d'Anjou.

[22] Au cours du défilé de cette revue devant Louis XIII, assisté de son état-major où le cardinal de Guise, fraîchement rallié, figurait auprès de sa personne, vint à passer un des plus brillants soldats de l'armée royale, Pontis, auteur des spirituels Mémoire : auxquels nous empruntons ce souvenir. Après avoir, aux débuts de la guerre civile, enrôlé autour de Nogent deux cents royalistes, il les menait ver ; l'est à l'armée de Champagne, quand surgit devant lui le cardinal de Guise, à la tête d'une escouade de six cents cavaliers, qui l'arrêta, mais sans le pouvoir contraindre qu'à une imposante retraite sur Sézanne. Aussi, lorsque la revue de Brk sac l'eut ramené devant lui, le cardinal se le fit présenter et proclama ce qu'il lui vouait de haute estime, en l'embrassant devant toute l'armée, intrigué de la distinction de cet accueil, Louis XIII interrogea là-dessus le cardinal, qui poussa par là le jeune Pontis dans la considération de Louis XIII ; et de là le commencement de sa fortune.

[23] C'est en considération de ses attaches angevines que Louis XIII, après la journée des Dupes et dans l'impossibilité de retenir près de lui Marie de Médicis, lui proposa l'Anjou comme sa plus souhaitable retraite. Mais, en recourant alors pour son dernier exil à l'hospitalité de l'Espagne, Marie de Médicis avait répudié toutes ses patries d'adoption.

[24] Datant du 8 août.

[25] Il y en avait 80 de l'armée royale, et près de 100 de celle de Marie de Médicis.

[26] Autrement dite la chartrye de l'hôpital.

[27] Sous le bénéfice d'un inventaire dressé par un Gasnier, conseiller-clerc au greffe de la prévôté.

[28] On criait aussi contre sa bâtardise, en se disant que ledit Marchand n'estoit legitime et qu'il avait été coreau (quid ?).

[29] Montant à 17.000 livres.

[30] Lanier devait aussi solliciter de Marie de Médicis, pour les Angevins, une réduction des impôts de l'année eu égard aux malheurs de la guerre civile. Dans son voyage, il tait accompagné de l'échevin Gobier. Ils partirent d'Angers le 4 septembre. Louvet ne nous dit ni où, ni quand ils atteignirent Marie de Médicis, ni quel fut le résultat de leur démarche. Il est à croire que, sur ces divers chefs de réclamation, Louis XIII poussa la condescendance filiale jusqu'à couvrir sa mère, en tout ou partie. — En ce qui est du montant de ses avances personnelles, Lanier en fut intégralement remboursé et en donna décharge à la reine-mère.

[31] César de Vendôme était revenu de Brissac à Angers le 17 août. Nous ignorons la date de son départ définitif d'Angers.

[32] Voici, d'après Louvet, la teneur de sa harangue : Messieurs, la reyne estant sur son partement pour aller trouver le roy, m'a envoyé en ce lieu pour vous dire qu'ayant recogneu vostre fidellité à son service, elle vous le recognoistra en touttes les occasions où Sa Majesté aura de pouvoir, tant de sa part qu'auprès du roy son filz, non seullement pour le général de la ville d'Angers, que pour touttes les communaultez de la province et de chascun de vous en particullier, et vous prie de croire que tout ce qui s'est passé a esté pour la conservation de sa personne sur les advis qu'on luy donnoit que ses ennemys se disoient asseurez à se rendre les maistres de vostre ville. Ce qu'elle a faict a esté par le mesme advis de conseil qui luy a esté donné lequel ne trouvait aultre remède pour sa conservation et que le désarmement qui a esté faict, elle entend que toutes les armes des habitants leur soient rendues et, s'il y a de la manque, qu'il soit prias dans le magasin du chasteau de ceste ville d'Angers d'aultres armes pour rendre à ceulz qui en auront perdu qu'elle estime estre aultant à son service entre les mains desditz habitants comme entre les siennes et a eu tant en affection cette province qu'elle ne l'a voullu quitter pour aultre qu'on luy a voulu donner et désire la conserver.

[33] Le comte de Soissons quitta Angers pour sa démarche de soumission à Brissac le 17 août ; on ne sait s'il revint de là à Angers. — Les Nemours quittèrent Angers le 1er septembre.

[34] Mairie d'Angers : Archives anciennes, EE et BB 65, pp. 179-180. — Jehan Louvet, pp. 56-60, 62-63 ; 129-132, 134-136 ; 138-140. — Rangeard, p. 379. — Cl.-Gabr. Pocquet de Livonnière, Hist. des illustres de l'Anjou (Bibl. d'Angers, mss. 10689, p. 18). — Mém. de Pontis (coll. Mich. Pouj.), 2e sérié, t. VI, p. 469. — Mém. de Puységur (publ. Tamisey de Larroque, Société bibliogr., 1843), passim, F. fr. 3812, f° 59. — Arch. nles : Maison de Marie de Médicis, 1620 KK, 187 : Tresorerie generalle de la Reyne-mère du Roy pour l'année finie le dernier décembre mil six cent vingt ; M. Florent Dargouges trésorier.

[35] Cette infection a rejailli jusque sur le Père Joseph, que son très suspect biographe Richard, dans le Vénérable P. Joseph capucin, accuse de complicité avec Richelieu. Mais l'unique accusation de cet historien si taré dont la crédulité publique tombe d'elle-même ; et il suffit de lui opposer là-dessus le silence absolu de Mathieu de Morgues.

[36] La suspicion encourue de ce chef par Rohan s'attache à l'historien Gramond, qui s'est inspiré si largement de ses Mémoires.

[37] Nous pouvons mentionner, comme appui de cette réaction de justice, les appréciations, sinon entièrement favorables, au moins modérées, de Fontenay-Mareuil. Signalons aussi les judicieuses annotations de la collection Petitot. — Mais nous laissons de côté, comme récusables sur le chapitre de Richelieu, le plaidoyer de Dupleix et le panégyrique d'Aubery.

[38] Là-dessus, disons-en autant de tous ceux dont Bentivoglio écoute trop les suggestions dilatoires qui ne sont elles-mêmes que des échos de celles de Luynes. Tels sont Retz, Arnould, Puisieux, etc. Remarquons, en même tempe, qu'aucune des insinuations de ce  genre n'émane de Bentivoglio comme provenant de Condé.

[39] Remarquons que, même en enregistrant de ce chef les récriminations du duc d'Epernon, son biographe Girard refuse de s'en porter garant.

[40] Écoutons, là-dessus, l'aveu qui échappe à Matthieu de Morgues :

... L'heureuse confusion [produite dans l'insurrection angevine par la déroute des Ponts-de-Cé]... je l'appelle heureuse, parce que le grand Dieu, qui seul peut tirer le bien du mal, fit naistre l'ordre du désordre, fit sortir de ce conseil de ténèbres la lumière de sa gloire et de la vostre, et fit produire à ces mouvemens le repos de la Reyne vostre bonne mère.

[41] Louis XIII poussa finalement la miséricorde envers Saint-Aignan jusqu'à assumer une quote-part de l'indemnité de sa destitution, qui d'abord devait demeurer toute à la charge de Marie de Médicis.

[42] Nous n'avons jusqu'ici interrogé spécialement, sur la prétendue trahison de Richelieu, que l'état-major de Marie de Médicis, parce que là surtout on avait intérêt à arguer de cette trahison pour expliquer ou pallier les désastres de la reine-mère, et que, dans le camp adverse, cette trahison ne pouvait qu'atténuer le prestige de la victoire. Mais, parmi les officiers royalistes, Bassompierre, qui croit avoir à se plaindre presque également de Richelieu et de Luynes, et qui, d'autre part, a reçu à Trélazé, le soir du combat des Ponts-de-Cé, sur les dernières démarches de la diplomatie du Logis-Barrault, les confidences de Duperron et de Bellegarde, n'est pas non plus une autorité négligeable quand il rapporte qu'il n'a pas tenu à Richelieu que ces ambassadeurs ne soient arrives à Trélazé avant l'engagement de la bataille.

[43] Sur les incriminations de Richelieu, Chanteloube nous semble encore avoir quelque peu déteint sur le vénérable Père de Bérulle. Du moins, nous en croyons surprendre la trace dans les biographies originaires de ce dernier. Cela peut s'expliquer par les affinités oratoriennes de Chanteloube et de Bérulle. Rappelons-nous aussi les antipathies instinctives et réciproques qui, de bonne heure, éloignèrent de Richelieu Bérulle, confiné par là dans une demi-disgrâce ; et surtout n'oublions pas les accointances de Bérulle avec la cabale déconcertée par la journée des Dupes.

[44] Ici se place cette lettre de Richelieu à l'archevêque de Toulouse : 2 août 1620. Monsieur, le roi est au Mans avec ses trouppes et fait estat de nous venir epousseter comme il faut. Toute l'espérance de traitter est rompue ; ces Messieurs n'en veulent point ouyr parler. En ceste extrémité, nous sommes résolus de faire ce que doibvent faire des gens à qui la necessité apprend à se deffendre. Je crois que vous devez mettre le meilleur ordre qu'il vous sera possible à Loches, et y laisser M. de la Hilière. Et cela estant, je me promects que vous voudrez estre de la feste...

Cette lettre, invoquée par Avenel comme une des pièces à produire au procès en faveur de Richelieu, ne nous semble pas absolument concluante. Cependant nous y voyons de libres allusions à des pourparlers de paix qu'avec sa rédaction si précautionneuse Richelieu eût dérobées à La Valette si elles lui eussent semblé de ce côté tant soit peu suspectables. — En voyant, en outre, Richelieu mander à Angers l'archevêque de Toulouse qui y eût d'ailleurs, au combat des Ponts-de-Cé, rencontré son frère Candale, nous nous assurons qu'il n'en écartait pas au moins la représentation du duc d'Epernon par les siens. — Enfin remarquons que, en informant La Valette des progrès de l'armée royale, Richelieu le mit à même et lui recommanda de s'observer, ce qui n'est pas le procédé des traîtres, qui endorment plutôt dans la sécurité ceux qu'ils trahissent.

[45] L'archevêque de Toulouse, La Valette, fut nommé cardinal dès le 21 janvier 1621, et Richelieu ne le fut qu'en 1622. — Ajoutons que, en ce qui est des calculs temporisateurs de Luynes à l'égard de Richelieu, on en suit les traces à travers Bentivoglio jusqu'à la satisfaction de La Valette. Ces calculs, à partir de cette date et s'ils lui ont survécu, deviennent moins perceptibles.

[46] Remarquons que, en ce moment-là même, Marie de Médicis montrait son plus mauvais visage au cardinal de Retz, comme soupçonné de connivence dans la défection de son neveu au combat des Ponts-de-Cé.

[47] Louis XIII, de son côté, dotait Combalet de cent cinquante mille livres.

[48] Lettres de Richelieu (Coll. Avenel), pp. 653 et 654, texte et n. Coll. Pet., notice sur Richelieu, pp. 33-34, 37-38. — Fontenay-Mareuil, p. 153. — Brienne, p. 342. — Recueil de pièces pour la défense de la reyne-mère et du roy très chrestien Louis XIII par messire Matthieu de Morgues, sieur de Saint-Germain (dernière éd., Anvers, 1643) : Lumières pour l'hist. de France, pp. 23-27, 28, 34, 83 et passim ; Très humbles, très véritables et très importantes remonstrances au Roy, pp. 20, 31-33, 50 ; Remonstr. du Caton chrestien, pp. 12, 14, 34, 61, 63-64 ; Vrais et bons advis de François fidèle, p. 13 ; Advertissement de Nicocléon à Cléonville, pp. 4-5 ; Vitt. Siri, pp. 98-99, 178-180 ; Levassor, t. III, pp. 500-501, 572-575, 593-594 ; t. IV, pp. 66-67, 71, 75, 77-79. — Mme d'Arconville, t. II, pp. 375-376, 553-554, 571 ; t. III, pp. 15 84, 60, 61, 75. — Girard, Vie du duc d'Epernon, passim. — Rohan, passim. — Gramond, p. 283. — La Nunz. di Fr., 22 août. — Batterel, t. I, l. III, n° 41 et 79. — Leclerc, pp. 90, 91 et passim. — Griffet, pp. 269, 270, 538. — Pièces curieuses, etc. ; Response au libellé intitule Très humble, très véritable, etc., p. 30. — V. Cousin, mai 1862, pp. 336-337, 340, 341, 343 ; juin, 312-313 ; septembre, 530-531. — L'Evêque de Luçon et le connétable de Luynes, p. M. Avenel (Rev. des quest. historiques, 5e année, t. IX, pp. 102-107). — H. Martin, p. 162. — Dareste, pp. 67-68. — Essai sur la vie et les œuvres de Mathieu de Morgues, abbé de Saint-Germain, par M. Claude Perraud (Le Puy, 1865), passim. — Fancan et la politique de Richelieu de 1617 à 1627, par Léon Geley (1884), pp. 28, 31, 78, 89, 92-93, 96, et passim.