MADAME VIGÉE-LE BRUN

PEINTRE DE MARIE-ANTOINETTE

 

IV. — 1790-1801.

 

 

LE séjour de Madame Vigée-Le Brun en Italie inaugure cette existence errante qu'elle va mener si longtemps et où elle va perdre par degrés, tout en s'assurant beaucoup d'argent et de renommée, le talent délicieusement original que la France de Louis XVI a vu grandir. L'Italie, tout d'abord, ne la dépayse pas entièrement. Elle y rencontre, dans les arts, les écoles qu'elle a étudiées par les collections et au milieu desquelles elle a vécu, puisque les magasins de son mari étaient remplis de leurs œuvres ; dans la société, elle retrouve une partie de ses amis, que l'émigration jette peu à peu au delà des Alpes, des compatriotes établis depuis longtemps et, des étrangers à qui la vie de Paris est familière. Ses travaux bénéficient de circonstances aussi favorables, et presque tous les portraits qu'elle peint à cette époque demeurent dans sa meilleure manière.

Elle dut, dès la première heure, se mettre au travail. M. Le Brun, fidèle à ses habitudes, n'avait point donné d'argent, et cent louis, qu'elle avait reçus du bailli de Crussol pour son portrait, au moment du départ, furent son seul viatique pour la longue route. L'isolement, du moins, ne lui pesa point, car, en chaque ville, elle rencontra des gens de sa connaissance, fiers de recevoir l'illustre peintre et de lui faire les honneurs du pays. A Turin, elle logea chez Porporati, le graveur excellent, qu'elle avait beaucoup vu à Paris en 1787, et qui avait fait des démarches pour graver le grand tableau de la Reine avec ses enfants ; à son retour, elle peignit le portrait de la fille de l'artiste piémontais, que le burin de celui-ci a interprété. A Parme, elle était accueillie par le comte de Flavigny, ministre de Louis XVI à la cour de l'Infant, et par sa femme, qui la présentait à la sœur de Marie-Antoinette. Un de leurs amis, le vicomte de Lespignière, qui se rendait à Rome, se chargea d'y accompagner les voyageuses ; elles purent ainsi, en toute sécurité, traverser les montagnes, et leur voiturin fut suivi constamment par celui de ce gentilhomme, qui se prêta aux arrêts de l'artiste. Elle voulait voir, dans les grandes villes seulement, les monuments et les œuvres d'art consacrés. Elle n'eût pas omis un des palais de Bologne où figuraient des peintures de la fameuse école alors en honneur dans l'enseignement universel de l'art ; à Florence, elle prit de vives jouissances aux galeries Médicis et Pitti et les analysa avec intelligence, mais sans daigner remarquer une seule œuvre antérieure à Raphaël. Partout, ses confrères lui rendaient hommage : à peine arrivée à Bologne, elle recevait le directeur de l'Académie des Beaux-Arts, lui apportant ses lettres de réception ; le jour où elle visita, à Florence, la galerie des portraits de grands peintres peints par eux-mêmes, on lui laissa entendre qu'elle y pourrait envoyer le sien ; et la proposition lui sembla si flatteuse qu'elle se mit au travail dès son arrivée à Rome.

A Rome, ce sont d'abord les artistes français qui lui font un accueil enthousiaste. L'ami Ménageot, qui administre depuis deux ans le palais Mancini, reçoit à la, descente de voiture la mère et la fille, leur donne l'hospitalité dans un petit appartement du palais, avance l'argent nécessaire à leurs premiers besoins. Le jour même de l'arrivée, il mène l'impatiente voyageuse à Saint-Pierre et au Jugement dernier ; le lendemain, au musée du Vatican, puis au Colisée. Les jeunes pensionnaires du Roi, dont plusieurs ont dîné chez elle à Paris, viennent en corps lui présenter leurs hommages. Parmi eux sont Girodet, Fabre et Lethière ; ils lui offrent la palette de leur camarade Drouais, mort prématurément et qui fut un des mieux doués parmi les élèves peintres ; ils demandent en échange quelques-uns des pinceaux dont elle s'est servie. Elle ne reste pas longtemps à l'Académie ; le train des voiturins, qui ont leur remise dans une rue latérale, les chants et la musette des Calabrais devant une Madone éprouvent ses oreilles trop délicates elle est chassée successivement de la place d'Espagne et de trois autres domiciles par les bruits divers qui la poursuivent, et le souvenir de cette odyssée et de ces souffrances, qu'elle retrouvera dans presque toutes les villes, tient autant de place dans ses récits que ses observations un peu banales devant les antiques renommés ou les peintures de Raphaël.

Madame Vigée-Le Brun visite Rome avec enchantement. Accompagnée d'abord de Ménageot et -du peintre Denis, aucun palais, aucune villa n'échappe à sa curiosité ; initiée par eux aux itinéraires que consacrent l'admiration des siècles et la routine des ciceroni, elle cherche bientôt l'agrément des promenades solitaires. On ne se lasse point de revoir ce Colisée, ce Capitole, ce Panthéon, cette place Saint-Pierre, avec sa colonnade, sa superbe pyramide, ses belles fontaines, que le soleil éclaire d'une manière si magnifique, que souvent l'arc-en-ciel se joue sur celle qui est à droite en entrant. Elle connaît les points de vue fameux, les aspects les plus goûtés au clair de lune, les villas dont s'entretiennent les étrangers. Elle a, du reste, comme il convient, choisi son coin préféré, sur les hauteurs du Monte-Mario, où elle va dîner avec les œufs frais de l'osteria et le poulet froid qu'apporte son fidèle Germain, en vue de la belle ligne lointaine des Apennins. Partout elle se livre à des émotions d'artiste, rêve, crayonne, ne s'ennuie jamais. Les journées passées à Frascati, à Tivoli, à la villa Adriana, sont parmi les mieux remplies de sa vie. Tous les artistes ont dû sentir, comme moi, qu'il est impossible de marcher autour de Rome sans éprouver le besoin de se servir de ses crayons ; je n'ai jamais pu faire un petit voyage, pas même une promenade, sans rapporter quelques croquis ; toute place m'était bonne pour me poser, tout papier me convenait pour faire mon dessin. Il lui arrive de prendre un coucher de soleil de la terrasse de la Trinité-des-Monts, au dos d'une lettre de change de M. de Laborde.

Il n'existe pas une ville au monde, observe-t-elle, dans laquelle on puisse passer le temps aussi délicieusement qu'à Rome, y fût-on privé de toutes les ressources qu'offre la bonne société. Mais notre Parisienne est trop sociable pour négliger ces ressources, dont Rome abonde en tous les temps et que lui offrent naturellement, outre les Français établis dans la ville, tous ceux que les troubles du royaume viennent d'y jeter. Parmi les premiers, le plus illustre est le cardinal de Bernis, qui achève péniblement auprès de Pie VI la mission diplomatique et religieuse que Louis XV lui a confiée ; son accueil reste toujours magnifique, sa maison aussi grandement hospitalière, aussi recherchée des étrangers et des Romains. Madame Le Brun raconte le beau dîner diplomatique, donné en son honneur, où elle a vu le cardinal manger ses deux petits plats de légumes, assis entre elle et Angelica Kaufmann. L'ancien ami de Madame de Pompadour rend agréable le séjour de Rome à tous ces nobles voyageurs qui deviennent des émigrés, et parmi lesquels l'artiste retrouve son cher Vaudreuil, Madame de Polastron, qui n'a pas rejoint encore le comte d'Artois, tous les Polignac, le duc et la duchesse de Fleury, le duc et la duchesse de Fitz-James, et cette pauvre princesse de Monaco, qui aura le dangereux courage de retourner en France pendant la Terreur. L'artiste prétend avoir évité de fréquenter la famille de Polignac, par prudence, en considération des parents et des amis qu'elle avait en France. Des lettres de Vaudreuil la contredisent sur ce point, tout en rendant de nouveaux hommages aux charmes de sa société ; il dit au comte d'Artois son regret de quitter Rome à la suite de ses amis : Les arts y charmaient mes ennuis ; ma tendresse pour le cardinal, sa bonté pour moi m'attachaient à cette ville, et mon bon ange y avait amené Madame Le Brun que j'aime tendrement.

L'amitié la plus intime réunit alors Madame Vigée-Le Brun à la duchesse de Fleury, cette Aimée de Coigny que son mari avait cru prudent d'emmener en Italie, pour soustraire sa jeunesse moins aux dangers de l'émeute révolutionnaire qu'aux séductions déjà victorieuses de M. de Lauzun. L'artiste aima son imagination ardente, sa curiosité de l'art, sa passion pour les paysages ; je trouvais en elle une compagne telle que je l'avais souvent désirée. Et, comme elle ne peut passer sous silence les scandales trop connus d'une vie orageuse, elle en excuse au moins les débuts : Songeant combien elle était jeune, combien elle était belle, je tremblais pour le repos de sa vie ; je la voyais souvent écrire au duc de Lauzun... et je craignais pour elle cette liaison, quoique je puisse penser qu'elle était fort innocente. Madame Le Brun était-elle vraiment assez naïve pour croire à cette innocence ? Madame de Fleury, en tout cas, pouvait s'amuser à égarer une bonne âme, qui ne s'aperçut même point des assiduités de lord Malmesbury, très vite rival de l'absent, et se contenta de prendre en la compagnie de la jeune duchesse un très vif plaisir de sympathie. Elles se rencontraient le soir chez lady Clifford, rendez-vous de la société anglaise, ou à la conversazione du prince Camille de Rohan, ambassadeur de Malte, chez qui les étrangers venaient, suivant l'usage romain, raconter ce qu'ils avaient vu dans la journée et se renseigner sur les promenades du lendemain. Le peintre et la grande dame couraient la campagne ensemble, allaient à la découverte dans les villas inhabitées, s'intéressaient aux fouilles et aux trouvailles des paysans. Elles finirent par s'installer quelque temps à Genzano, dans une espèce de palais ayant appartenu à Carlo Maratta, au bord du charmant lac de Némi. Elles goûtèrent extrêmement le pittoresque du pays ; on avait loué des ânes, dont un pour la petite Le Brun, et ce furent chaque jour des excursions dans les monts Albains, au bois de Lariccia, le long de la galerie d'Albano ; c'étaient des lieux qu'Hubert Robert avait recommandés à son amie, et qui furent toujours motifs de peintres. Madame Vigée-Le Brun y fit beaucoup de paysages, à l'huile et au pastel ; mais l'on peut regretter qu'elle n'ait préféré reproduire les traits de la jeune compagne, au visage enchanteur, au regard brûlant, avec qui elle faisait si bon ménage dans la grande maison de Genzano.

Tous ses portraits romains sont des portraits d'étrangers. Il y avait à Rome une clientèle toute prête, que la bonne Kaufmann ne suffisait point à satisfaire ; la Française nouvelle venue dut à sa renommée quelques belles commandes. Elle peignit lord Bristol, une jeune Portugaise nommée Madame Silva, Mademoiselle Roland, maîtresse et bientôt femme de lord 'Wolseley, probablement l'élégante en robe de satin rayé, qui joue de la harpe, debout auprès d'une table où est posé un vase étrusque ; miss Pitt, fille de lord Camelford, une beauté de seize ans, qui devint une Hébé sur les nuages, tenant la coupe d'usage, où l'aigle vient boire. L'aigle fut peint d'après nature ; le cardinal de Bernis, qui en possédait un, l'envoya chez l'artiste, qui eut grand'peur de son bec et grand'peine, comme on peut le croire, à le faire tenir en paix. Le plus pittoresque de ces portraits de Rome fut celui d'une Polonaise, la comtesse Potocka, née Cetner, qui avait été princesse de Lambesc par un mariage précédent ; elle fut placée de face, les mains croisées, appuyée sur un rocher surplombant un ravin où tombent des cascades. Il y a évidemment, dans cette disposition pittoresque à l'excès, un souvenir de la promenade faite par l'artiste, avec ses confrères Ménageot et Denis, aux classiques cascatelles de Tivoli.

 

Au mois d'avril, la Semaine sainte étant passée, Madame Vigée-Le Brun suivit l'exemple des étrangers et se proposa d'aller séjourner quelque temps à Naples. Elle s'y rendit par la route de Terracine et prit son logis à Chiaia, à l'hôtel du Maroc, dans un de ces beaux sites de la Marine, que décrivent si abondamment les Souvenirs. Fêtée, dès son arrivée, par le monde diplomatique, elle eut tout aussitôt des portraits à faire, dont le premier fut celui de la comtesse Catherine Vassilievna Skavronsky, femme de l'ambassadeur de Russie ; c'était une nièce de Potemkine, jolie comme un ange et d'une grâce alanguie et paresseuse ; son bonheur était de vivre étendue sur un canapé, enveloppée d'une grande pelisse noire et sans corset ; et elle était si indifférente, même à sa beauté, qu'on ne lui voyait jamais porter les magnifiques diamants de son écrin et qu'elle ne faisait plus ouvrir les caisses de Paris, remplies des plus belles parures de Mademoiselle Bertin, que sa belle-mère commandait pour elle. Cette belle-mère, qui l'adorait autant que son mari, fit graver par G. Morghen, l'année suivante, la toile de Madame Le Brun, qui la représente sur son divan regardant amoureusement un médaillon conjugal. L'artiste fit trois fois la délicieuse image de la jeune femme, qui devait, après la mort de l'ambassadeur, épouser le bailli Litta, expressément relevé pour elle des vœux de Malte par le Saint-Père. Le séjour de Madame Le Brun à Naples dut beaucoup d'agrément à cette hospitalière famille et aussi à l'accueil du baron de Talleyrand, ambassadeur de France, et du chevalier Hamilton, ambassadeur d'Angleterre. Le fils du premier lui fit faire la visite de Capri ; le second, la tournée d'Ischia et de Procida, qui dura cinq jours. L'Anglais avait dans sa felouque, avec les musiciens, une Mrs. Hart, qui était sa maîtresse et dont il allait faire, peu de temps après, la célèbre lady Hamilton.

On sait quelle beauté prestigieuse avait cette femme et la singulière aptitude de son visage à se prêter à toutes les expressions.

Priée par le chevalier Hamilton, séduite par le charme étrange qu'offrait un tel modèle et qu'un si grand nombre d'artistes ont cherché à rendre, Madame Vigée-Le Brun la peignit trois fois. Elle en fit d'abord une Ariane, ainsi qu'elle l'écrivait à Madame du Barry, une Ariane gaie, qui fut sans doute transformée en Bacchante au bord de la mer, puis une Sibylle, enfin une Bacchante dansant avec un tambour de basque. Elle savait beaucoup d'anecdotes sur la célèbre aventurière, qui, paraît-il, manquait d'élégance et s'habillait très mal hors de ses poses. Le portrait en Sibylle fut fait à Caserte, où elle habitait alors, et le peintre y amena un jour la duchesse de Fleury et la princesse Joseph de Monaco, qui assistèrent à la séance. Elle avait coiffé Mrs. Hart d'un châle tourné autour de la tête en forme de turban, dont un bout retombait et faisait draperie. Cette coiffure l'embellissait tellement et l'expression prise par le modèle était si particulière que ces dames, invitées à dîner par le chevalier Hamilton, ne reconnurent point tout d'abord la jeune femme quand, ayant repris sa toilette ordinaire, elle vint les retrouver au salon. La Sibylle, dont le peintre n'exécuta alors qu'un buste, fut répétée à Rome, en 1792, en une grande toile, avec son attitude inspirée, le beau corps drapé de rouge franc, le front serré d'un turban vert pâle. Ce portrait fameux fut un de ceux auxquels Madame Le Brun attacha le plus de prix ; elle le garda et le transporta avec elle pendant ses voyages, le déroulant, à chaque arrêt, pour en faire juger les connaisseurs. Elle ne consentit à s'en défaire que fort tard, pour la duchesse de Berry.

Madame Vigée-Le Brun se plut extrêmement à Naples ; elle monta plusieurs fois au Vésuve, assista aux fêtes populaires, visita les ruines classiques, poussant jusqu'aux temples de Pæstum, faisant de l'archéologie à l'occasion, comme tout le monde en fait en ce bienheureux pays. De nombreuses pages des Souvenirs sont consacrées à ce séjour et comptent parmi les mieux venues. On peut y comparer une des lettres qu'elle écrivit alors, où se retrouvent plusieurs des impressions développées abondamment, et d'un tout autre style, par le rédacteur de l'ouvrage. D'autres lettres reprises et insérées au milieu des récits, une à Hubert Robert sur Rome, une à Brongniart sur le Vésuve, ont subi tout un remaniement littéraire ; celle que Madame du Barry reçut de son amie, dans l'été de 1790, est authentique :

Madame la Comtesse,

Voilà des siècles que je désire me rappeler à votre souvenir et à vos bontés. Ce n'est point oubli, je vous assure ; mais j'ai si peu de moments à moi, M. Robert a dû vous informer combien je m'occupais de vous, Madame la Comtesse, et l'ai prié souvent de me donner de vos nouvelles ; j'espère qu'il aura eu l'honneur de vous le dire. Je suis actuellement à Naples, qui est un séjour délicieux ; la nature s'est plu à embellir ce beau climat ; le ciel y est pur ; la vue de la mer, qui encadre la ville, qui surmonte la terrible (sic) en amphithéâtre, font tout ensemble un coup d'œil pittoresque et charmant. Je vais m'y promener souvent, et c'est un grand plaisir de suivre le coteau de Pausilipe qui, de même en amphithéâtre, nous montre des maisons de campagne de distance en distance. J'y ai fait aussi mes courses d'antiquités, en parcourant les lieux qu'a si bien décrits Virgile. Ces tristes restes de monuments détruits ne sont plus que des vestiges informes, et cependant on les voit avec un respect, un sentiment que l'on ne peut décrire. Ce qui m'a le plus enchantée est la vue du promontoire de Misène, Procita, Iscya. Du haut du lac Averne, on découvre ces trois îles se détachant dans l'étendue de la vaste mer. C'est une vue vraiment poétique ; le jour le plus pur éclaire ces masses d'une manière aérienne, le calme qui y règne, tout cela produit un effet magique ; l'on croit rêver en regardant. Je suis allée aussi à Pæstum ; ce voyage est très fatigant, mais j'avoue qu'on ne tient pas au désir de voir des monuments de 3 ou 4.000 ans si près de soi, la distance n'étant que de 25 lieues. C'est là où l'on voit trois temples, dont un, celui de Junon, bien conservé ; sa forme extérieure est presque en son entier ; il est d'ailleurs noble et imposant comme tout ce qu'ont fait les Anciens. Nous ne sommes en coin-paraison que des pygmées. Ce n'est pas qu'il ne reste aussi des choses qui ont leur échelle très petite, car la ville de Pompéia est d'une proportion de petitesse incroyable. Le temple qu'on y voit, celui d'Isis, est très petit, les maisons aussi ; mais il faut croire que c'était un faubourg ou bien quelque chose comme cela.

Mais, pour en revenir à Naples et à ce qui l'entoure, j'avoue qu'il faut voir ce pays comme une lanterne magique délicieuse ; mais y fixer ses jours, il faut être accoutumé à l'idée et à la terreur qu'inspirent ces volcans. Ce mont Vésuve fait peur, et surtout, comme l'on n'en peut douter, tous ces lieux d'alentour sont toujours en attendant ou éruptions ou tremblements de terre, ou même la peste qui existe à deux ou trois lieues pendant la grande chaleur. Les lacs où l'on met rouir le lin produit (sic) aux habitants des campagnes un air infecté, qui leur donne la fièvre et la mort. Voilà le revers de la médaille. Sans tous ces petits inconvénients, tout le inonde habiterait ce délicieux climat. Je comptais n'y rester que six semaines ; mais j'y ai tant de tableaux à faire que j'y suis pour six mois ; cela retarde mon doux projet de Luciennes, celui de terminer votre portrait au mois d'octobre. Mais que je reviendrai avec plaisir ! Car là tout est beau, tout est bien, point de revers de médaille.

Je peins ici Madame de Skavronski, l'ambassadrice de Russie, qui est fraîche, jolie et excellentissime personne. Je devais commencer par vous instruire que j'ai aussi les enfants de la Reine : les deux aillés sont déjà fort avancés. Le Roi et la Reine, à qui j'ai eu l'honneur d'être présentée avec le tableau que j'ai fait à Rome, m'ont reçue avec une bonté et une grâce parfaites. En tout, je n'ai qu'à me louer de l'indulgence que l'on m'a accordée à Rome et à Naples, et même dans les villes où je n'ai fait que passer. L'on m'a reçue de toutes les Académies ; cela ne fait que !n'encourager à mériter de si flatteuses distinctions. Je peins aussi une très belle femme, Madame Hart, qui est amie du ministre d'Angleterre ; j'en fais un grand tableau d'Ariane gaie, sa figure prêtant à ce choix. Mais je crains bien, Madame la Comtesse, d'abuser de votre complaisance en vous faisant tous ces détails ; cette lettre est déjà trop longue ; j'ai compté sur l'intérêt que vous avez eu la bonté de me témoigner ; pardonnez-moi donc de causer aussi longtemps avec vous. Soyez assurée par là même que je ne vous oublie pas et que ce sera pour moi un grand bonheur d'être au moment où je pourrai vous en dire encore davantage. Malgré toutes les jouissances que les arts me procurent dans ce voyage, je retournerai avec un grand plaisir pour revoir tout ce qui m'attache à ma patrie ; c'est le mot, n'est-ce pas ? Avant d'y revenir, je veux revoir encore ma chère Rome, que j'idolâtre par tout ce qu'elle renferme de divin. Ah ! c'est là où je voudrais vivre avec mes parents et amis.

Mais enfin, je veux en finir, car si je décrivais Rome, je ne quitterais pas la plume de sitôt, et ce qui m'occupe en ce moment, c'est la prière que je vous fais, Madame la Comtesse, de me donner de vos nouvelles, et si votre santé est aussi bonne que je l'ai laissée. Parlez-moi aussi de M. le duc de Brissac ; se souvient-il de moi ? Si vous voyez Madame l'ambassadrice de Portugal, Madame la comtesse de 13runoy, rappelez-moi, je vous prie, à leur souvenir en les assurant de mes hommages respectueux. C'est avec les mêmes sentiments que j'ai l'honneur d'être,

Madame la Comtesse,

Votre très humble et très obéissante servante,

LE BRUN.

Je vous prie aussi de ne pas m'oublier auprès de M. et Madame de Boisséson ; comment se portent-ils et ce qui leur appartient ? — La Reine est accouchée hier d'un prince, ce qui cause une joie générale à Naples.

La reine Marie -Caroline fut enchantée de voir dans ses états l'artiste qui était le peintre attitré de sa sœur, la reine de France. Elle eut aussitôt l'idée d'utiliser sa présence pour avoir de jolis portraits de ses deux filles, dont elle négociait le mariage. Un matin, Madame Le Brun vit entrer chez elle le baron de Talleyrand, chargé de lui faire part du désir royal. L'artiste se mit sans délai au travail et, toute flattée qu'elle fût, ne trouva pas près de ses modèles princiers le même agrément qu'avec les autres. La fille aînée de la Reine, la princesse Marie-Thérèse, était fiancée à l'empereur François II ; la cadette, Marie-Louise, laide et grimacière, allait épouser le grand-duc de Toscane. Il fallut ensuite peindre Marie-Christine, plus tard reine de Sardaigne, et le prince royal. Mais Marie-Caroline, satisfaite de l'artiste, avec qui librement elle pouvait parler de sa haine contre la révolution de France, tenait elle-même à avoir son image de cette main habile à flatter les reines. Un voyage à Vienne avec le Roi en empêcha l'immédiate exécution. Madame Le Brun en profita pour revenir à Rome, en mars 1791, passer la Semaine sainte et revoir ses amis. Ménageot écrivait à M. d'Angiviller : Madame Le Brun, qui a eu les plus grands succès à Naples, compte venir incessamment passer six semaines à Rome, pour se refaire du travail et de l'air de Naples, qui avaient altéré sa santé ; elle retournera à Naples en même temps que le Roi et la Reine, dont elle doit faire les portraits.

Les six semaines de repos si nécessaire se réduisirent à quelques jours ; à peine arrivée, l'artiste dut repartir pour Naples, où Leurs Majestés napolitaines venaient de rentrer, et elle peignit alors le tableau où Marie-Caroline rappelle si curieusement Marie-Antoinette dans le dernier portrait fait à Versailles. L'attitude est en partie la même ; la coiffure, le fichu, le collier ressemblent à ceux que porte la reine de France ; le livre sur les genoux est placé identiquement ; seul le bras gauche, accoudé sur un coussin, fait reposer la tête sur la main d'une façon assez maladroite. Mais la grande différence est dans l'interprétation du visage ; en peignant Marie-Antoinette, Madame Le Brun se souvenait de tant d'études faites d'un jeune visage et en conservait naturellement la grâce sous ses pinceaux ; mise en présence de Marie-Caroline quadragénaire, et voyant pour la première fois ces traits usés avant l'âge, ravagés par les passions et les ambitions de tant d'années, il lui fut impossible de leur rendre une fraîcheur qu'ils n'eurent d'ailleurs jamais. C'est donc presque une vieille femme dure et sans bonté que nous fait entrevoir l'artiste, malgré l'effort trop visible d'une flatterie impuissante.

Elle se trouve plus à l'aise avec l'excellent Paesiello, le musicien de la Cour, qu'elle représente dans le feu de la composition du Te Deum chanté à l'occasion de l'heureux voyage des souverains. Ses yeux se lèvent vers le ciel, sa bouche s'entr'ouvre, tandis que ses doigts courent sur le clavier. L'œuvre, justement célèbre, est plus près de la vérité que tant d'effigies conventionnelles dont Madame Vigée-Le Brun va être désormais prodigue. Au Salon du Louvre où elle l'envoie, roulé avec une toile de Ménageot, le Paesiello fait sensation ; il y mérite l'éloge de David et soutient la réputation de l'auteur. Mais c'est le moment du triomphe incontesté de Madame Labille-Guiard, désormais débarrassée de l'illustre rivale et toute vouée aux célébrités nouvelles. Une quantité de ses pastels représentent les hommes du jour : Robespierre, les frères Lameth, Barnave, Victor de Broglie, M. d'Orléans, d'autres Constituants encore ; ces modèles, Madame Le Brun rougirait de les peindre, elle qui est attachée si fidèlement aux idées de ses princes. Elle reçoit, à cette époque, de pénibles nouvelles de France. Ce n'est plus M. d'Angiviller qui a présidé à l'ouverture du Salon, le dernier que fera l'Académie royale ; le directeur général des Bâtiments, dénoncé, menacé comme tant d'autres serviteurs du Roi, a dû quitter son poste et fuir en Allemagne. Tous les liens de société sont détruits ; Madame Le Brun apprend avec indignation que plusieurs de ses anciens familiers, tels que Chamfort et Ginguené, servent bruyamment la Révolution, et Delille lui écrit : La politique a tout perdu ; on ne cause plus à Paris !

 

A Rome même, où elle revient après avoir travaillé pour la reine de Naples, elle trouve déjà bien changé le milieu qu'elle a connu l'année précédente. Le cardinal de Bernis a dû remettre au Pape ses lettres de rappel ; la France n'est plus représentée auprès du Saint-Siège ; les Français sont mal vus dans la ville. car beaucoup professent des idées révolutionnaires ; les artistes surtout, qui sont nombreux, les affichent volontiers, et il n'est pas jusqu'aux jeunes pensionnaires du Roi qui ne causent les plus grands soucis à leur honnête directeur. L'arrestation de la famille royale à Varennes est une nouvelle réjouissante pour ces jacobins ; elle consterne Madame Le Brun et ses amis. Sa dernière joie, pendant ce séjour, est de faire le portrait de Mesdames Adélaïde et Victoire, qui viennent d'arriver à Rome, heureuses de trouver à leur disposition l'artiste qu'elles n'avaient jamais fait appeler à Versailles. C'est qu'alors on boudait volontiers Marie-Antoinette, on critiquait ses goûts autant que sa conduite ; dans le malheur survenu, devant la menace des événements, on la plaint, on la soutient même, on approuve sa politique. Madame Adélaïde va louer sa fermeté et son courage, et Madame Victoire, après le Dix-Août, ira jusqu'à la nommer notre malheureuse et héroïque reine. Tels sont à présent les sentiments de la petite cour de Mesdames, où se trouve parmi les fidèles la comtesse d'Osmond, dont la fille a pour camarade de jeu celle de Madame Le Brun. Celle-ci est naturellement très goûtée dans le cercle des vieilles princesses, que les patriotes de Rome appellent déjà les demoiselles Capet et que la Révolution viendra chasser bientôt de l'abri qu'elles ont cru trouver à l'ombre du Vatican.

Madame Vigée-Le Brun quitte Rome bien avant les événements tragiques qui précipiteront les représailles ; mais elle a pu savoir que le gouvernement pontifical prenait déjà des mesures sévères contre ses compatriotes, en expulsant des États romains de nombreux artistes imprudents dans leurs propos. Elle a conservé la date de son départ, le 14 avril 1792, et le souvenir de ses regrets. Elle a décrit la noble vallée du Tibre, les cascades de Terni qu'elle dessina, l'aspect de Spolète et de Pérouse, les peintures de Raphaël rencontrées sur le chemin, telle que la Madone de Foligno, encore à sa place primitive. Elle a dit le plaisir qu'elle avait eu à donner aux chefs-d'œuvre de Florence plus de temps qu'à son premier passage. Elle y trouvait installé dans la galerie des portraits d'artistes celui qu'elle avait envoyé de Rome, le 26 août précédent, avec une belle lettre au grand-duc de Toscane. Le chevalier Pelli, directeur de la galerie grand-ducale, rappelait dans son rapport le succès qu'avait eu à Rome et à Naples la réplique qu'elle en avait faite pour lord Bristol, et il ajoutait : Questo ritratto rappresenta la Brun sedente in atto di cominciar quello della regina Maria Antonietta, e de più che mezza figura, in habito nero, dipinto alla Van Dyck con una franchezza et con una intelligenza singolare, onde pare uscito dal penello di un uomo di sommo merito, più che da quello di una femina. On sait que Vivant Denon, gravant à l'eau-forte cette œuvre fameuse, remplaçait par la tête de Raphaël celle de Marie-Antoinette, qui est indiquée sur l'original et que Madame Le Brun avait tenu à y mettre pour rappeler au souvenir de tous son titre de peintre de la Reine ; mais le prudent graveur ne trahissait pas tout à fait sa compatriote, car elle avait copié, précisément à Florence, le portrait de Raphaël par lui-même qui ne quitta jamais son atelier.

Elle rencontra Denon à Venise, où elle se rendit, non sans avoir visité Sienne, Parme et Mantoue. L'ancien diplomate n'était plus qu'un artiste, parcourant à nouveau pour son seul plaisir cette Italie qu'il avait appris à aimer au service du Roi. Sa présence rendit infiniment agréable à Madame Le Brun le séjour au milieu des dernières élégances de la déclinante Sérénissime. Il se fit son cicérone, la conduisit, le lendemain de son arrivée, à la cérémonie du mariage du Doge avec la mer, lui montra les églises où les peintres vénitiens n'avaient pas de plus fervent commentateur que lui. Elle s'enthousiasma pour les fresques du Tintoret et aussi pour les pastels de la Rosalba. Elle ne fut pas moins ravie par la belle amie de son guide, cette signora Isabella Marini, d'origine grecque et née Teotochi, qui épousa plus tard le comte Albrizzi, et qui était, à cette date, la beauté célèbre et représentative dont Venise ne peut se passer. Comme elle y joignait beaucoup d'esprit, son salon devenait le rendez-vous de l'Europe. Madame Le Brun prit plaisir à peindre sa tête charmante, les sombres cheveux retenus par une bandelette blanche retombant en boucles sur les épaules demi-nues, beauté presque romantique de la sage, de la divine Isabella, que va servir Foscolo.

Madame Vigée-Le Brun quitte Venise pour rentrer en France. Elle s'arrête à Padoue, où elle remarque pour la première fois des peintures antérieures à celles qu'elle admire avec son temps, les fresques très bien composées de Giotto, qu'elle croit avoir vues à la basilique de Saint-Antoine, et celles d'un certain Montigni, qui n'est autre que Mantegna, dont les figures, dit-elle, et tous leurs accessoires sont de la plus grande finesse. Elle visite Vicence et passe une semaine à Vérone, en la compagnie de nobles dames italiennes fort spirituelles. A Turin, elle voit la reine de Sardaigne, la bonne Madame Clotilde de France, pour laquelle elle a des lettres de Mesdames, mais qui refuse de se faire peindre ; le gros Madame a renoncé au monde, coupé ses cheveux et fini par devenir méconnaissable de maigreur. Madame, comtesse de Provence, après un fâcheux séjour à Coblentz, a trouvé asile dans son cher Piémont ; elle reçoit affublement son peintre d'autrefois, lui donne pour compagne de promenade sa fidèle lectrice, cette Madame de Gourbillon qui a organisé la fuite de Paris et dont Madame Vigée-Le Brun fait le portrait. Elles gémissent ensemble sur le malheur des temps, et caressent cependant, comme tous les émigrés d'alors, l'espoir d'un prompt rétablissement de l'ordre et du châtiment légitime des rebelles. Porporati ayant offert à l'artiste d'habiter, pendant les chaleurs d'août, une ferme qu'il a en pleine campagne, aux environs de Turin, elle y prend, avec sa fille, tout le plaisir des lieux enchanteurs et solitaires, quand les nouvelles de France viennent l'arracher à ses rêves de retour : La charrette qui apportait les lettres étant arrivée un soir, le voiturier m'en remit une de mon ami M. de Rivière, frère de ma belle-sœur, qui m'apprenait les affreux événements du Dix-Août et me donnait des détails épouvantables. J'en fus bouleversée ; ce beau ciel, cette belle campagne, se couvrirent à mes yeux d'un voile funèbre. Je me reprochai l'extrême quiétude, les douces jouissances que je venais de goûter ; dan s l'angoisse que j'éprouvais, d'ailleurs, la solitude me devenait insupportable, et je pris le parti de retourner aussitôt à Turin. En entrant dans la ville, que vois-je, mon Dieu ? Les rues encombrées d'hommes, de femmes de tout âge, qui se sauvaient des villes de France et venaient à Turin chercher un asile. Ils arrivaient par milliers, et le spectacle était déchirant. La plupart d'entre eux n'emportait ni paquets, ni argent, ni même de pain, car le temps leur avait manqué pour songer à autre chose qu'à sauver leur vie... Madame fit porter de nombreux secours ; nous parcourûmes la ville, accompagnées de son écuyer, cherchant des logements et des vivres pour les malheureux, sans pouvoir en trouver autant qu'il fallait. Pendant ces tristes jours, les mauvaises nouvelles se multiplient ; M. de Rivière arrive lui-même, ayant fait un voyage difficile, ayant vu mille horreurs le long de la route et le massacre des prêtres au Pont-de-Beauvoisin, rassurant cependant l'artiste sur la vie de ses parents et de ses amis.

Il ne peut plus être question de rentrer à Paris. Au reste, Madame Le Brun est sur la liste des émigrés et sous le coup des lois qui les frappent. C'est en vain que son mari a tenté de lui faire appliquer l'exception stipulée en faveur des artistes absents de France pour leurs travaux. Une pétition à la Convention, présentée le 10 frimaire an II, n'a pas reçu de réponse. Le Brun, rallié prudemment aux idées nouvelles, défend sa femme devant l'opinion par un plaidoyer mis en brochure qui ne suffira pas à détruire la légende de la maîtresse de Calonne. Il faut que l'artiste se résigne à l'exil.

Elle loue d'abord, avec M. de Rivière, une vigne sur le coteau de Moncalieri ; le calme champêtre et le caractère paisible des habitants la reposent de ses émotions et lui font reprendre les pinceaux. Puis elle se décide à gagner Milan, où de nombreuses curiosités l'attirent. Elle y est reçue avec honneur, se plaît aux galeries, aux concerts, aux promenades en voiture : En tout, dit-elle déjà, Milan me faisait bien souvent penser à Paris, tant par son luxe que par sa population. Elle admire les environs, si ravissants que je ne cessais d'en faire des croquis, et, lorsqu'elle va au lac Majeur, elle reçoit du prince Borromée la permission d'habiter la délicieuse Isola Bella. Le comte Wilczek, ambassadeur d'Autriche, qui l'a prise en affection, lui conseille alors d'aller à Vienne, où il se porte garant de l'excellent accueil qu'elle recevra, s'offrant à la recommander partout ; la France lui restant fermée, elle s'y décide, et trouve à point d'obligeants Polonais, pour faire la route de compagnie. La belle traversée des montagnes du Tyrol et de Styrie lui offre une suite d'enchantements ; puis elle s'installe à Vienne, avec ses nouveaux amis, commençant à comprendre, après avoir eu jusqu'alors les yeux tournés vers Paris, qu'une vie toute nouvelle, la vie de l'artiste expatriée s'ouvre devant elle.

 

Elle vécut les deux tragiques années 1793 et 1794 dans la capitale où retentirent le plus directement les premiers événements révolutionnaires. Quelques émigrés de marque s'y étaient fixés, et le inonde de la Cour suivait avec un intérêt ému les péripéties du drame où était engagée la vie de la sœur de l'Empereur. Vienne apprit avec stupeur la mort de Louis XVI, et les nouvelles, dès lors, se succédèrent. si terribles, que l'entourage de Madame Le Brun, afin de ménager une sensibilité devenue maladive, s'entendit pour ne pas les laisser parvenir jusqu'à elle. Elle ne sut le procès et l'exécution de sa chère souveraine que par un mot de son frère, qui ne lui manda aucun détail : Je n'appris rien par les journaux, car je n'en lisais plus, depuis le jour qu'ayant ouvert une gazette chez Madame de Rombeck, j'y trouvai le nom de neuf personnes de ma connaissance qu'on avait guillotinées ; on prenait même un grand soin, dans ma société, de me cacher tous les papiers nouvelles.

L'horrible événement fit, tout auprès d'elle, une victime : la duchesse de Polignac, toujours très délicate et dont la santé s'était fort altérée depuis la Révolution, ne put survivre à la mort de Marie-Antoinette. Elle s'était retirée avec les siens dans un village auprès de Schœnbrünn, et Madame Vigée-Le Brun, qui vint se fixer quelque temps dans le voisinage, la voyait dépérir de jour en jour. Les lettres de Vaudreuil racontent avec émotion la fin prématurée de cette femme si aimée et longtemps si heureuse, qui expirait, usée par la souffrance, le 5 décembre 1793 : Elle est morte victime de son chagrin, de son attachement, de sa reconnaissance, nous cachant ses peines pour ne pas augmenter les nôtres... Peu de moments avant la fin, ses mains se sont jointes pour prier ; puis elle les a rapprochées serrées contre son cœur, et c'est ainsi que son dernier souffle, doux et pur comme son âme, s'est évaporé. Son visage céleste, avant et après la mort, a conservé sa beauté et son calme inaltérable... Quelle année funeste ! Roi, Reine, amie, j'ai tout perdu. Le duc de Polignac, la duchesse de Guiche, la comtesse Diane, entouraient le lit de mort de la pauvre duchesse ; Madame Vigée-Le Brun partageait le désespoir de toute cette famille à laquelle tant de liens l'unissaient. Elle traçait pour eux une fois encore, et de mémoire, les traits vieillis et douloureux de celle qu'elle avait peinte autrefois, dans tout l'éclat de sa suave beauté ; une gravure en était aussitôt exécutée, et le comte d'Artois s'associait délicatement à cette commémoration, en écrivant à Vaudreuil : J'ai appris que Madame Le Brun avait fait un portrait de celle que nous pleurerons toujours, et que le comte Jules le ferait graver. Fais-moi un plaisir auquel j'attache beaucoup de prix : je veux que tu arranges avec Madame Le Brun que ce soit moi qui paie son ouvrage, et je veux être chargé également des frais de la gravure. Ce sera une véritable consolation pour moi, et mes amis ne me la refuseront pas. La gravure de Fisher, tirée à Vienne en 1794, probablement pour les seuls amis, fut reproduite à Londres par J. Smith, afin de satisfaire aux demandes des émigrés et de tant d'âmes sensibles en Europe, que touchait profondément le souvenir de la Reine et de ses amitiés.

La société viennoise, qui avait reçu avec empressement le peintre de Marie-Antoinette, ne lui permettait pas de s'absorber dans le chagrin qui aurait été nuisible à sa santé et à son travail. Elle était de tous les concerts, de toutes les fêtes, de tous les bals ; et. Dieu sait si l'on valsait ardemment à Vienne, et si l'on jouait avec entrain la comédie de salon en cette année 1793 ! Elle vit un grand bal à la Cour, et y retrouva, fort, enlaidie déjà, la jeune impératrice qu'elle avait peinte à Naples, et qui avait perdu sa ressemblance avec sa mère et, avec notre chère reine de France. On l'avait d'abord invitée chez la comtesse de Thun, ce qui suffit pour l'introduire dans la plus haute société. Elle fréquenta surtout, par la suite, la maison du baron et de la baronne Stroganoff, où elle rencontra un fort brillant compatriote, le comte de Langeron, qui devait gagner plus tard quelque gloire militaire contre son pays et bornait alors ses ambitions à plaire aux Viennoises et à tenir les premiers rôles dans leurs comédies. On la trouvait encore chez la comtesse de Tries, veuve du banquier, et chez la comtesse de Rombeck, sœur du comte Cobentzl, qui avait fait de son salon le centre des quêtes et des loteries charitables de la ville.

L'artiste avait été recommandée au vieux Kaunitz, toujours curieux des choses françaises, qui l'appela aussitôt ma bonne amie et l'invita plusieurs fois à ses diners, où son goût, son jugement, sa verve, toujours vive malgré son grand âge, émerveillaient les convives. Le prince exposa l'Hamilton-Sibylle dans son palais, pendant quinze jours, et en fit les honneurs à la Cour et au public. Parmi tant de nobles demeures ouvertes à Madame Vigée-Le Brun, il en était une presque française : Une personne, dit-elle, que je retrouvai avec bonheur à Vienne fut Madame la comtesse de Brionne, princesse de Lorraine ; elle avait été parfaite pour moi dès ma plus grande jeunesse, et je repris la douce habitude d'aller souvent souper chez elle, où je rencontrais fréquemment ce vaillant prince de Nassau, si terrible dans un combat, si doux et si modeste dans un salon.

Toutes les jolies femmes qui voulaient connaître l'artiste, toutes les désœuvrées qui venaient par mode admirer la fameuse Sibylle, souhaitaient avoir leur portrait ; elle s'arrangeait pour l'accorder seulement à celles dont le visage l'inspirait. C'est ainsi qu'elle fit la très belle comtesse Kinska, née comtesse de Dietrichstein, la baronne de Mayern-Faber, la comtesse Pälffy, une princesse Eszterhazy rêvant au bord de la mer, assise sur des rochers, la comtesse Sophie Haugwitz en Muse, avec un manteau rouge, et la jeune princesse de Lichtenstein, de qui l'expression douce et céleste donna l'idée de la représenter en Iris s'élançant dans les airs. Mademoiselle de Frics n'était pas jolie, mais excellente musicienne, ce qui lui valut d'être peinte en Sapho, chantant et s'accompagnant de la lyre.

Une société fort agréable, écrit Madame Le Brun, était celle des Polonaises ; presque toutes sont aimables et jolies, et j'ai peint quelques-unes des plus belles. Elle les trouvait réunies le plus souvent chez deux grandes dames, la princesse Czartoryska, mère du prince Adam, et la princesse Lubomirska, qu'elle avait connue à Paris et qui était la tante du prince Henri, peint par elle en Amour de la Gloire ; elle le représentait de nouveau à Vienne, en Amphion jouant de la lyre, avec trois naïades qui l'écoutent et qui seraient, suivant une tradition, Mesdames de Polignac et de Guiche et la jeune Brunette Le Brun. Elle peignait encore la comtesse Séverin Potocka, la princesse Sapieha et la comtesse Zamoyska dansant avec un châle une de ces élégantes et tranquilles danses polonaises, qui conviennent à merveille aux beautés de ce pays, car on a tout le temps d'admirer leur taille et leur visage. Les relations de Madame Vigée-Le Brun avec les Polonais, les portraits assez nombreux qu'elle a faits d'eux, ont laissé croire qu'elle avait séjourné elle-même à Varsovie, et les historiens de l'art national l'inscrivent parmi les peintres étrangers qui se sont arrêtés en Pologne pour y travailler. Elle ne devait cependant traverser la capitale de l'ancien royaume ni à l'aller ni au retour de son voyage en Russie.

 

Madame Le Brun avait retrouvé à Vienne un des plus anciens amis, et des plus précieux, qu'elle eût dans la haute société européenne. C'était le prince de Ligne, avec qui ne tarissaient point les causeries sur les choses de France et sur les souvenirs de la malheureuse Marie-Antoinette. Le prince aimait aussi raconter ce voyage en Crimée avec la grande Catherine, qu'il avait mis en si jolies lettres pour la marquise de Coigny. Faisant part à l'artiste de son admiration pour l'Impératrice, il l'engageait à aller se présenter à elle, lui promettant de grands avantages à travailler en Russie. Le comte Rasomovsky, ambassadeur de Catherine Vienne, dont elle avait peint la femme, et quelques Russes de passage lui donnaient les mêmes assurances. Dès le début de l'année 1794, elle était décidée à se rendre à Saint-Pétersbourg. Le comte d'Artois, sollicité par M. de Vaudreuil, lui envoyait un passeport, qui devait en même temps lui servir de certificat : Je réponds, écrivait-il, qu'elle sera bien reçue et que je suis charmé qu'elle fasse ce voyage. Une autre lettre du prince au protecteur de l'artiste montre qu'il avait dû repousser une demande plus indiscrète : Je suis au désespoir, mon ami, de ne pouvoir pas donner à Madame Le Brun une lettre pour l'Impératrice ; mais tu en sentiras facilement l'impossibilité, quand je te dirai que je n'en ai donné qu'au seul Calonne, et à aucun autre. D'ailleurs, sois bien sûr que ce que j'ai fait est plus que suffisant, et que la réception sera aussi aimable que lucrative. Ce n'était point de l'eau bénite de cour, car il écrivait quelques jours après : J'ai su par des lettres de Russie que Madame Le Brun y serait reçue à merveille et qu'elle y était attendue avec impatience ; je m'empresse de te le dire.

Les voies ainsi préparées, Madame Vigée-Le Brun tarda plus d'un an à se mettre en route. Les charmes de Vienne, la société toujours chère de M. de Vaudreuil, les portraits de femmes sans cesse demandés, repoussèrent longtemps son départ. Au dernier moment, elle céda encore à la tentation d'habiter le site le plus beau des environs de Vienne, l'ancien couvent de Kahlenberg, qui domine la plaine du Danube. Joseph II en avait fait présent au prince de Ligne, qui devait plus tard le répare et y cloutier de grandes fêtes à la société viennoise. Le prince proposa à l'artiste d'honorer sa montagne par la présence du génie ; il écrivit à cette occasion des vers, qui sont assurément parmi ses plus mauvais et Madame Le Brun n'a pas manqué de nous les conserver. Flattée de l'invitation, curieuse d'un séjour aussi singulier, elle fut s'enfermer pendant trois semaines dans les immenses bâtiments de Kahlenberg, avec sa fille, la gouvernante et M. de Rivière. Celui-ci s'était attaché à ses pas, l'avait suivie à Vienne et passait son temps à faire des miniatures de ses portraits. En descendant du couvent, où l'avaient ravie l'immensité des horizons et la splendeur des clairs de lune, elle fit ses adieux à Vienne, le 10 avril 1795, pour se rendre en Russie.

Les étapes de ce long voyage lui laissèrent des souvenirs de tout genre, où ses études d'art tiennent une place. A Dresde s'arrêtant quelques jours, elle fréquenta assidûment la galerie fameuse et resta en adoration devant la Madone de Saint-Sixte. La salle réservée aux œuvres de Rosalba lui fait dire qu'elles sont d'une vérité enchanteresse. L'électeur, raconte-t-elle, me fit prier d'exposer dans cette belle galerie ma Sibylle, qui voyageait avec moi, et pendant une semaine toute la Cour y vint voir mon tableau. Je m'y rendis moi-même le premier jour, afin de témoigner à l'électeur combien j'étais vivement touchée et reconnaissante de cette haute faveur. Elle ne quitta point Dresde sans rendre visite à Mengs, comme elle avait fait à Vienne pour Casanova. Dans la capitale de la Prusse, elle ne passa que cinq jours et n'eut aucun artiste à visiter. Elle énumère les curiosités des palais royaux de Berlin, de Potsdam, de Charlottenbourg, ne trouvant à citer, parmi les tableaux, qu'une Assomption de Charles Le Brun, qui, sous les traits d'un des apôtres, donne les traits de l'illustre peintre. Elle découvrit un vrai coin de France, à Reinsberg, résidence du prince Henri. La comtesse de Sabran, son fils et le chevalier de Boufflers y étaient établis, et le. spirituel portrait de la comtesse, celui qu'avait gravé Berger, tiré du cabinet de S. A. B. Mgr le prince Henri de Prusse, se montrait en bonne place dans les collections. Le chevalier s'était fait cultivateur sur des terres données par le prince, mais sans abdiquer son rôle de grand seigneur et d'homme de lettres. On menait dans ce beau lieu, raconte Madame Le Brun, la vie la plus douce et la plus agréable. Il y avait une troupe de comédiens français, qui appartenait au prince. On a donné pendant mon séjour quelques comédies assez bien jouées, ainsi que plusieurs concerts, car le maître avait conservé toute sa passion pour la musique. Il fallut s'arracher à ces agréments, qui contrastaient si fort avec les souffrances de tant de familles françaises errant à travers l'Allemagne. Pour faire la pénible route de Kœnigsberg et de Riga, Madame Le Brun eut la surprise de trouver une quantité de comestibles et de vins, de quoi nourrir un régiment prussien, que l'excellent prince, par une dernière attention pour son amie, avait fait placer dans les coffres de la voiture.

 

L'artiste est enthousiasmée par le premier aspect de Saint-Pétersbourg, où elle arrive le 25 juillet, et son admiration pour la magnificence des monuments, des palais, des quais et des perspectives ne se démentira pas un seul instant pendant son long séjour. Elle est mandée à Tsarkoïé-Sélo, où la conduit le comte Eszterhazy, ambassadeur de France, scion le titre accordé à l'envoyé de Louis XVIII. Elle nous conte le mécontentement de l'ambassadrice, en la voyant paraître en toilette de mousseline pour l'audience impériale, l'extrême embarras qu'elle en éprouve, l'accueil affable de cette grande Catherine, dont le nom seul l'intimidait et qui sait la mettre parfaitement à l'aise, la visite de ces splendides jardins bordés par la mer, où lui apparaît, en tunique blanche, arrosant des œillets, la délicieuse princesse Élisabeth, femme d'Alexandre, enfin les tracasseries de cour qui, dès le premier jour, s'agitent autour de la nouvelle venue et l'empêchent d'occuper l'appartement au palais, que l'Impératrice lui avait destiné. Cette contrariété légère s'efface dans le plaisir qu'elle éprouve à recevoir aussitôt l'admirable accueil que réserve, à qui sait lui plaire, l'hospitalière société russe : Je ne saurais dire, écrit-elle, avec quel empressement, avec quelle bienveillance affectueuse un étranger se voit rechercher dans ce pays, surtout s'il possède quelque talent. Mes lettres de recommandation me devinrent tout à fait inutiles ; non seulement je fus aussitôt invitée à passer ma vie dans les meilleures et plus agréables maisons, mais je retrouvai à Saint-Pétersbourg plusieurs anciennes connaissances, et même d'anciens amis. De ces amis d'autrefois, le plus précieux fut le comte Stroganoff, qui le premier fêta l'artiste et déploya pour elle les magnificences du luxe moscovite. Les dîners sur les terrasses, au bord de la Néva, les soirées enchantées par la musique et la promenade en barque, les feux d'artifice tirés sur le grand fleuve, Madame Vigée-Le Brun a narré tout cela, avec la vivacité des souvenirs heureux ; et, aussi la vie de l'hiver, les spectacles, les concerts, les bals, les thés et les soupers, où tout lui plaisait des usages russes, en même temps qu'elle retrouvait toute l'urbanité, toute la grâce d'un cercle français. Elle approuvait le mot de la princesse Dolgorouky : Il semble que le bon goût ait sauté à pieds joints de Paris à Saint-Pétersbourg. Le salon de cette princesse rivalisait avec celui de la princesse Michel Golitzyne, moins belle qu'elle, mais plus jolie et fantasque à l'excès. Le comte de Choiseul — Gouffier, fort épris de celle-ci, supportait tout de son humeur bizarre, aux caprices incessants. La princesse Dolgorouky, que Potemkine avait adorée, montrait des façons plus paisibles et recevait les soins du comte Cobentzl, ambassadeur de l'empereur François II. Madame Le Brun fut invitée chez elle, à Alexandrovsky, dès l'été de son arrivée, et c'est là qu'elle organisa pour la première fois ces tableaux vivants, qui firent fureur l'hiver suivant à Saint-Pétersbourg. Elle aima ensuite, plus que toute autre, la maison de la princesse, de qui elle admirait et appréciait fort vivement le caractère et la beauté : Ses traits avaient tout le caractère grec, mêlé de quelque chose de juif, surtout de profil ; ses longs cheveux châtain foncé, relevés négligemment, tombaient sur ses épaules ; sa taille était admirable et toute sa personne avait à la fois de la noblesse et de la grâce sans aucune affectation. Nous pouvons juger de ces charmes par le portrait, où Madame Le Brun accorda à cette noble amie la faveur de la représenter dans l'attitude de sa Sibylle. L'œuvre achevée, la princesse lui envoya une fort belle voiture et un bracelet, formé d'une tresse de cheveux, sur laquelle des lettres en diamants faisaient lire : Ornez celle qui orne son siècle. L'inséparable de la princesse Dolgorouky était la princesse Natalie Kourakine, la bonté, la douceur même, qu'il était tout à fait impossible de voir sans aimer. C'est elle qui garda, en Russie, la grande affection de Madame Vigée-Le Brun ; celle-ci sera heureuse de la recevoir plus tard à Paris et lui déchera la première partie des Souvenirs, où le pays de la princesse tient tant de place.

Elle est prodigue d'anecdotes, presque toujours bienveillantes, sur cette société de Saint-Pétersbourg, qui se dispute sa présence aimable et couvre ses tableaux de billets de banque. Ses portraits illustrent parfaitement son récit ; ils sont presque aussi nécessaires, à qui veut connaître le monde russe aux dernières années du siècle, que ceux de Lampi, de Chtchoukine, de Borovikovsky, qui le peignent en même temps qu'elle. Elle ne leur est assurément pas inférieure comme peintre, ef pour la disposition des costumes, l'interprétation de certaines grâces de langueur orientale, elle ne craint point leur rivalité. Elle est comme toujours, heureusement servie par l'instinct de son sexe et son expérience des charmes féminins, et il lui arrive parfois de traduire avec justesse le caractère même des races. Ce sont bien les types divers de la beauté slave, qu'elle a su rendre, et quelques-uns avec des traits sensuels très particuliers. Telles, entre beaucoup d'autres, la princesse Anna Alexandrowna Golitzyne, qui rêve nonchalamment appuyée sur un coussin, la princesse Tatiana Vassilievna Youssouporf, née Engelhardt, qui noue auprès d'un autel rustique une couronne de fleurs, la princesse Marie Kotchoubey, née Vassiltchikoff, occupée à dessiner, la comtesse Anna Stroganoff, née princesse Troubetzkoi, arrangeant des fleurs dans un vase, la jeune princesse Anna Bélosselsky-Belozersky, Catherine Vladimirowna Apraxine, Vera Petrowna Vassiltchikoff, la princesse Koutousoff, femme du célèbre feld — maréchal, et surtout cette belle comtesse Marie Feodorowna Zouboff, née Lubomirska, qu'un délicieux arrangement montre couchée sur un grand divan et pressant sur sa poitrine une colombe. Quelques groupements maternels, où l'on savait qu'elle excellait, furent demandés à l'artiste ; la princesse Alexandra Petrovna Golitzyne a dans les bras un adorable enfant ; la princesse Catherine Nikolaewna Menchikoff au piano semble interrompre son jeu pour prendre le sien sur ses genoux ; enfin une grande toile représente la comtesse Catherine Samoïloff, née princesse Troubetzkoi, entre sa fille et son fils, à l'entrée d'un beau parc verdoyant et rempli des fleurs de l'été. Plusieurs de ces portraits, qui sont parmi les plus importants de Madame Vigée-Le Brun, manquent à ses listes ou s'y trouvent avec des noms méconnaissables.

La famille impériale la fit travailler souvent. On s'étonne que l'impératrice Catherine, si généreuse de son image aux artistes de son temps, n'ait pas autorisé Madame Le Brun à la peindre. Elle fut mécontente, suivant la tradition de Saint-Pétersbourg, du premier tableau qu'elle lui avait commandé ; c'était le double portrait de ses petites-filles, la grande-duchesse Alexandra Pavlowna et sa sœur Hélène. Les deux adolescentes enlacées, tenant et regardant le portrait de l'Impératrice, furent d'abord peintes en tuniques à la grecque, que le favori Platon Zouboff crut devoir faire supprimer ; la toilette à manches longues qui couvrit les bras nus déjà exécutés gâta le groupe, au dire de l'artiste. La vérité est que Catherine ne trouva point de ressemblance : Elle a fait des niaises de mes jolies petites-filles, disait-elle. Madame Le Brun, qui raconte les choses à sa manière, prétend qu'elle avait obtenu de peindre l'Impératrice, mais par malheur, quelques jours seulement avant sa mort. Elle se dédommagea par le portrait de la grande-duchesse Élisabeth Alexéewna, qu'elle représenta en pied, couronnée de roses et disposant des fleurs dans une corbeille. Elle la fit encore avec un châle violet, accoudée sur un coussin, et cc dernier tableau, dont on a des répliques, était destiné à la mère de la princesse, la margrave de Bade, à Carlsruhe. Elle peignit aussi la grande-duchesse Anna Feodorowna, née princesse de Cobourg-Gotha, femme du grand-duc Constantin Pavlovitch, et le grand-duc lui-même.

Ces travaux et sa renommée valaient à Madame Le Brun ses entrées à la Cour ; elle a décrit des galas chez l'Impératrice, et le bal le plus magnifique à ses yeux fut celui dont elle eut le très vif plaisir de faire le tour au bras du jeune prince Bariatinsky : L'Impératrice, très parée, était assise dans le fond de la salle, entourée des premiers personnages de la Cour ; près d'elle se tenaient la grande duchesse Marie, Paul, Alexandre, qui étaient superbes, et Constantin, tous debout. Une balustrade ouverte les séparait de la galerie où l'on dansait... Il me serait impossible de dire quelle quantité de jolies femmes je vis alors passer devant moi ; mais je ne puis m'empêcher de dire qu'au milieu de toutes ces beautés, les princesses de la famille impériale l'emportaient encore. Toutes les quatre étaient habillées à la grecque, avec des tuniques qu'attachaient sur leurs épaules des agrafes en gros diamants. Je m'étais mêlée de la toilette de la grande-duchesse Élisabeth, en sorte que son costume était le plus correct ; cependant les deux filles de Paul, Hélène et Alexandrine, avaient sur la tête des voiles de gaze bleue clairsemée d'argent, qui donnaient à leur visage je ne sais quoi de céleste. La magnificence de tout ce qui entourait l'Impératrice, la richesse de la salle, le grand nombre de belles personnes, cette profusion de diamants, l'éclat de mille bougies, faisaient véritablement de ce bal quelque chose de magique. A ces splendeurs l'artiste ne pouvait comparer celles des bals de Versailles, qu'elle n'avait point eu l'occasion de voir.

La paisible grandeur de la Russie, qu'admira Madame Le Brun aux derniers moments du règne de Catherine, fut altérée durant son séjour par la mort de l'Impératrice et le règne tyrannique de Paul Ier, que devait terminer l'assassinat. Elle était assurée d'une entière faveur auprès de l'impératrice Marie Feodorovna, qu'elle avait vue pour la première fois à Paris quand les grands-ducs héritiers y étaient venus sous le nom de comte et comtesse du Nord. L'empereur Paul, qui avait voulu de la main de Borovikovsky son portrait en grand apparat, où les insignes de l'autocratie se mêlent à ceux de la grande-maîtrise de Malte, avait commandé, en 1799, à l'artiste française une somptueuse image officielle de l'impératrice Marie. Elle est en grand panier, une couronne de diamants sur la tête ; un rideau soulevé laisse apparaître la colonnade d'un palais impérial ; des plans se déroulent sur un tabouret. L'Empereur assista souvent aux séances de pose, avec ses deux fils aînés, et Madame Le Brun put observer de près ses yeux plus qu'animés et une sorte d'élégance dont il ne manquait point, malgré son nez camard et sa fort grande bouche garnie de dents très longues, qui le faisaient ressembler à une tête de mort. L'étrange souverain, qui terrorisait sa noblesse, aimait les arts et les artistes. Il fut très bienveillant pour Madame Le Brun et il se montrait tel encore pour un vieux peintre français ; que celle-ci avait eu la joie inattendue de trouver à Saint-Pétersbourg ; c'était Doyen, le meilleur ami de son père, le conseiller de ses premiers essais de peinture, installé en Russie, où Catherine l'avait appelé afin d'exécuter d'importantes commandes pour les palais impériaux.

La bonne impératrice Marie, toujours d'embonpoint un peu fort et de visage très noble sous ses superbes cheveux blonds, ne gardait de son séjour en France que des souvenirs agréables ; le sort de cette famille royale, qui l'avait si bien reçue, lui inspirait une grande commisération. Elle dut s'intéresser à un projet que Madame Le Brun formait alors. Poursuivie par la pensée des malheurs de Louis XVI et de Marie-Antoinette, elle voulait faire un tableau qui les représentât dans un de ces moments touchants et solennels qui avaient dû précéder leur mort. Pour avoir le détail véridique des scènes, des costumes et du décor, elle écrivit à Cléry, dernier valet de chambre du Roi, réfugié à Vienne ; ce qu'il lui raconta l'émut à tel point, qu'elle reconnut impossible, dit-elle, d'entreprendre un ouvrage pour lequel chaque coup de pinceau m'aurait fait fondre en larmes. Elle se borna, un peu plus tard, à envoyer à Madame Royale, à Mittau, par l'entremise du comte de Cossé, un portrait de Marie-Antoinette fait de mémoire, dont la princesse, dans sa lettre de remerciement, parut sincèrement touchée. Madame Le Brun avait chez elle, à ce moment, un des plus importants portraits de sa malheureuse souveraine ; à l'occasion sans cloute d'un envoi de toiles de maîtres que son mari lui adressait pour les exposer en Russie, elle faisait venir de France son grand tableau, le dernier peint, où la Reine est en velours bleu. Les grands-ducs et toute la Cour vinrent le voir, le dimanche matin, jour où elle ouvrait son atelier ; elle y convia aussi les Français, alors nombreux dans la ville ; le prince de Condé ne prononça pas une parole ; il fondit en larmes.

L'émigration française se réunissait volontiers autour de Stanislas-Auguste, roi détrôné de Pologne, qui vivait à Saint-Pétersbourg, honoré et mélancolique. L'artiste manquait rarement ses petits soupers, où n'étaient pas moins fidèles l'ambassadeur d'Angleterre et le marquis de Rivière, le grand ami du comte d'Artois, qui prenait plaisir à la causerie royale, pleine d'une sincère bonté et animée d'une foule d'anecdotes. Madame Le Brun dit, à propos de la passion sincère de Poniatowski pour les arts : Rien ne me touchait autant que de l'entendre me répéter souvent qu'il aurait été heureux que j'eusse été à Varsovie lorsqu'il était encore roi. Elle fit de lui deux bons portraits, l'un qu'elle emporta en France, l'autre costumé à la Henri IV, avec un chapeau à plumes, qui lui fut demandé par la comtesse Mniszek, nièce du roi. Elle n'ajoutait d'ailleurs à son œuvre féminine que bien peu de portraits d'hommes, ceux, par exemple, du prince Bariatinsky, du magnifique Alexandre Kourakine et de son frère, le prince Alexis, époux de sa chère amie, la princesse Natalie. Les maris des femmes qu'elle peignait s'adressaient de préférence à Lampi ou aux peintres russes. Ceux-ci voulurent témoigner à l'aimable Française l'estime qu'ils avaient pour elle. L'Académie de Saint-Pétersbourg, dont Doyen était l'un des officiers, décida de la recevoir parmi ses membres ; elle a raconté la cérémonie fort solennelle de la réception, qui eut lieu le 16 juin 1800 et que présidait un autre de ses amis, le comte Stroganoff. Elle peignit alors pour l'Académie un portrait qui la représente au travail, sa palette à la main, qu'elle disait plus tard à ses familiers le meilleur qu'elle eût fait d'elle-même.

Un grand chagrin gâte les souvenirs de son séjour en Russie. Il ébranla sa santé, qui avait résisté jusqu'alors à des excès de travail. Sa fille était devenue une personne accomplie, dit-elle, pour les grâces, l'intelligence et l'instruction ; elle avait eu partout les meilleurs maîtres, savait l'anglais et l'allemand, chantait l'italien à merveille, s'accompagnait sur le piano et la guitare et possédait d'heureuses dispositions pour la peinture, qui donnaient à l'artiste le doux espoir de revivre en elle. Mais la gouvernante amenée de France exerçait sur l'enfant une influence qui finissait par la détacher de sa mère. À dix-sept ans, l'amour s'en mêla ; elle s'éprit d'un M. Nigris, secrétaire du comte Tchernycheff, et toute la société de Saint-Pétersbourg s'intéressa, sans discrétion, au bonheur de Brunette. Madame Le Brun avait rêvé un autre gendre, le peintre Guérin, de qui la jeune renommée arrivait jusqu'à elle ; il y eut longtemps des malentendus, des aigreurs. Enfin, le consentement de M. Le Brun étant arrivé de Paris, le mariage eut lieu ; la mère donna pour dot tout ce qu'elle avait gagné à Saint-Pétersbourg, et presque aussitôt, sentant détruit chez l'enfant le sentiment dont elle avait fait le charme de sa vie, ne retrouvant plus le même plaisir à aimer une fille qu'elle jugeait ingrate, elle saisit l'occasion de se dépayser et fut vivre quelque temps à Moscou.

Elle passa cinq mois dans la vieille capitale de l'empire, honorée et choyée comme elle l'avait été à Saint-Pétersbourg. Elle y eut à faire aussitôt une foule de portraits et partagea son temps entre le travail et les distractions mondaines offertes de toute part. La comtesse Stroganoff et la maréchale Soltikoff rivalisèrent d'amabilité pour elle ; elle observa d'autres aspects de la somptuosité russe chez le prince Alexandre Kourakine et le comte Boutourline ; mais sa santé s'altérait de plus en plus. Elle revint à Saint-Pétersbourg au lendemain de la mort tragique de l'empereur Paul ; elle vit l'allégresse qui suivit l'avènement d'Alexandre ; elle eut le temps de faire du nouvel empereur et de l'impératrice Élisabeth des études au pastel, qui devaient lui servir pour des tableaux à l'huile ; mais elle sollicita bien vite de Leurs Majestés une permission, donnée à contrecœur, de quitter leurs états. Elle se trouvait à bout de forces et ne pouvait se rétablir qu'en changeant de climat. Elle repartit de Saint-Pétersbourg, le cœur plein de reconnaissance, et non sans regretter tant d'amitiés chères qu'elle y avait nouées et qu'elle s'imaginait pouvoir y retrouver un jour.

 

La route fut dure et difficile pour une malade. Elle souffrit de la chaleur, de la mauvaise nourriture, de la fâcheuse organisation des relais, des maladresses du bon père Rivière, et aussi de la déconvenue de ne plus trouver à Mittau la famille royale de France, qu'elle espérait y rencontrer. Son supplice s'atténua à Kœnigsberg ; elle se reposa à Berlin, où elle arriva vers la fin de juillet 1801, et elle se sentit tout à fait rassérénée dès qu'une autre Majesté, la reine Louise, l'eût conviée à faire son portrait. Il fallut aller s'établir à Potsdam, où séjournait la reine de Prusse. Madame Le Brun lui trouva ce visage céleste qu'elle attribuait aisément aux personnes augustes, et s'émut devant cette beauté d'une éblouissante fraîcheur, que rendaient plus éclatante encore le grand deuil et une couronne d'épis de jais : Plus je voyais, dit-elle, cette charmante reine, plus j'étais sensible au bonheur de l'approcher. Elle parut désirer voir les études que j'avais faites d'après l'empereur Alexandre et l'impératrice Élisabeth ; je m'empressai de les lui porter, ainsi que mon tableau de la Sibylle que je fis remettre sur châssis. La reine Louise eut pour elle mille prévenances, jusqu'à détacher de ses beaux bras, pour les mettre aux siens, des bracelets dans le genre antique, dont l'artiste lui faisait compliment. Il en résulta deux études au pastel et quelques autres de la famille du prince Ferdinand, que Madame Le Brun devait copier à l'huile dès son retour à Paris.

Elle songeait sérieusement à revenir dans son pays et dut voir, à ce sujet, le général Beurnonville, ambassadeur de France à Berlin ; elle avait aperçu déjà, en Russie, et avec une horreur qu'elle ne dissimule point, les cocardes tricolores ; mais c'était sa première visite à un représentant du régime nouveau. Elle eut la surprise de trouver un citoyen fort bien élevé, qui l'engagea de la manière la plus flatteuse à regagner une patrie où l'ordre et la paix étaient complètement rétablis. Les obstacles venant d'être levés, elle ne demandait qu'à se laisser convaincre.

Sous les divers gouvernements révolutionnaires, Le Brun avait multiplié les démarches pour obtenir que sa femme fût rayée de la liste des émigrés. Mais la notoriété publique signalait sans cesse les relations et les menées de la citoyenne Le Brun, et les autorités du Directoire refusaient encore d'entendre les voix qui s'élevaient pour elle. En vain, Madame Tallien elle-même, en brumaire an VII, a-t-elle écrit de sa main au ministre de la Police en faveur d'une femme inoffensive, dont le talent fait l'admiration de l'Europe et semble assurément manquer aux élégances nouvelles. En vain, le 8 thermidor suivant, Barras a-t-il reçu une députation de douze artistes réputés, lui apportant une pétition solennelle, signée de deux cent cinquante-cinq noms. On y lit de Madame Le Brun l'éloge le plus touchant et la défense la plus habile : Artiste, son but en voyageant fut d'étudier et de produire. Elle l'a rempli. Comment resterait-elle confondue dans la masse errante et coupable des émigrés ? Mais au juste intérêt que ses talents inspirent, au vif désir que nous éprouvons de la revoir au milieu de nous, se joint l'inquiétude que nous donne l'état alarmant de sa santé. Qu'elle ne soit point perdue pour son pays, citoyens Directeurs, que la France qui l'a vue naître recueille et ses derniers travaux et ses derniers soupirs ! C'est à la grande Nation qu'il appartient de protéger ses grands talents. Nous réclamons votre justice, citoyens Directeurs, et nous redemandons la citoyenne Le Brun au nom des lois, au nom de l'honneur national et en votre nom. Trois pages de signatures réunissent l'élite des arts, des lettres et des sciences. Ce sont les peintres David, Fragonard, Greuze, Girodet, Isabey, Lagrenée, Prud'hon, Regnault, Robert, Van Spaendonck, Suvée, Carle Vernet, Vien, Vincent ; les sculpteurs Dejoux, Gois, Houdon, Julien, Pajou ; les architectes Brongniart, Chalgrin, Fontaine, Percier, Peyre, Raymond ; les graveurs Bervic, Duvivier ; les musiciens Gossec, Méhul, Martini ; les littérateurs Cailhava, Chénier, Colin d'Harleville, Ducis, François de Neufchâteau, Legouvé, Mil-lin, Parny ; les savants Cuvier, Fourcroy, Lacépède, Lamarck, Parmentier... Tant d'efforts seraient inutiles, si le tout-puissant David, ne se décidait à s'acquitter enfin, par de pressantes démarches personnelles, du devoir de l'amitié. La radiation devient définitive, par un arrêté des Consuls du 5 juin 1800, et Madame Le Brun reçoit à Berlin les pièces qui lui permettent de rentrer en France.

Tout l'invitait à en profiter ; les lettres de ses amis se faisaient pressantes. Elle voulut revenir en passant par Dresde, où elle retrouva la princesse Dolgorouky ; et elle s'arrêta aussi à Brunswick, dans la famille de M. de Rivière. Elle revit enfin avec émotion cette patrie, théâtre de tant de crimes si atroces, où elle pleurait tant de personnes chères. Le mari nota sur ses carnets le jour mémorable du retour : Du 6 octobre 1789, qu'elle est partie, au 18 janvier 1802, font douze années, trois mois et douze jours qu'elle est absente.