MADAME VIGÉE-LE BRUN

PEINTRE DE MARIE-ANTOINETTE

 

III. — 1787-1789.

 

 

LES peintures de Madame Vigée-Le Brun nous permettent de suivre, avec les variations de la mode, les progrès de certains sentiments et de certaines attitudes morales chez les femmes de son temps. Le retour à la nature, que Jean-Jacques Rousseau et ses lectrices ont tant prôné, s'est attesté dans le portrait dès l'époque où débutait l'artiste. On rechercha alors les arrangements les plus simples, en abandonnant le grand habit, le costume de cour ou d'apparat, qu'il était ordinaire de peindre sous le règne de Louis XV. Au temps de Louis XVI, le goût de la simplicité s'exagère au point de donner naissance à une complication nouvelle ; et la convention qui s'impose est à peine moins artificielle que celle de Nattier, jugé pourtant si suranné. Comme aux jours des Hébés et des Dianes chasseresses, les femmes tiennent à être représentées sous l'imprévu du travesti ; il leur faut toujours le piquant de la fiction, et ce n'est plus à la mythologie, mais à la vie rustique, qu'elles le demandent.

Toutes les idées du moment se dirigent dans le même sens. Il ne suffit plus aux nobles demeures de s'entourer du jardin à l'anglaise, tracé en méandres savants et que l'on croit plus rapproché de la nature que le jardin rectiligne de nos pères. En ces parcs déjà transformés, on doit mettre maintenant des fabriques tout à fait champêtres et, s'il se peut, un décor de village au crépi à demi ruiné ; on y introduit la maison de chaume et le moulin, qui mire dans l'étang son mur couvert de mousse. De même, pour l'image féminine, le chapeau de paille ou le mouchoir noué sur les cheveux, la grande écharpe de linon uni, ne marquent pas suffisamment que l'idéal de la vie des champs s'est entièrement emparé des âmes ; il devient indispensable d'adopter de véritables déguisements, qui métamorphosent sur la toile la grande dame en villageoise.

Telle est la révélation que nous fait, par le seul classement de ses œuvres, le peintre des femmes. Des portraits comme ceux de la duchesse de Polignac, puis de la duchesse de Caderousse, ont indiqué l'évolution qui s'accomplit ; les suivants montrent où elle vient aboutir. Voici ce qu'a demandé la comtesse de Puységur pour apparaître à jamais en laitière. Elle a voulu les bras nus, la poitrine largement découverte sous un corsage de laine rouge sans nul ornement ; la jupe de laine brune la plus rude ; les deux mains, fort belles au reste, croisées sur la cruche de grès posée au bord de la margelle d'un puits. Point de rouge assurément, et le teint frais de la femme des champs ; rien ne révélerait donc, sous le chapeau de paille dénué de ruban et de fleurs, que cette belle paysanne a sa place à la Cour, sans le doigt de poudre qui reste sur les cheveux et qu'on n'a pas voulu sacrifier. Cette laitière a été peinte en 1786 ; une autre le fut deux ans plus tard ; c'est la jeune marquise de La Guiche, qui tient des bleuets d'une main, de l'autre sa cruche, et dont la seule élégance est une écharpe de soie jetée sur le rustique corsage. Entre les deux dates, le Hameau de la Reine s'est achevé, embelli, prêté aux plus inattendues fantaisies ; il est devenu l'amusement de la femme de France qui suit le plus ardemment, le plus aveuglément, les indications de la mode ; et pour se promener parmi les vaches de sa prairie, pour les traire elle-même avec l'aide de sa fermière, pour battre son beurre et le découper sur les tablettes de marbre, Marie-Antoinette a porté plus d'une fois ces vêtements, qui évoquent le joli rêve des laiteries de Rambouillet et de Trianon.

Il n'y a pas de portrait peint représentant Marie-Antoinette en travesti de laitière, analogue au profil dessiné, gravé par Ruotte, qui se rapporte à ce moment de sa vie. Mais qu'elle ait souhaité une telle image, on n'en peut douter ; un jour qu'elle était à Trianon, coiffée en cornette de paysanne, pour une répétition de Rose et Colas à laquelle assistait Madame Le Brun, elle lui demanda de la peindre en ce costume. Il est dommage que l'artiste n'ait pas parlé de cet épisode et qu'on ait égaré le croquis fait ce jour-là, selon l'ami qui nous le raconte. Au reste, la Reine n'a pas eu le temps de satisfaire son caprice, car cette mode extrême a été fort courte. On aimerait à croire que, devenue plus sage et comprenant mieux les exigences de son rang, elle se soit privée de l'amusante satisfaction que d'autres s'accordaient autour d'elle. Le portrait en gaulle, dont la simplicité affectée avait fait murmurer le public du Salon, pouvait la mettre en garde contre une fantaisie piquante chez une beauté de cour, puérile et déplacée chez la Reine. En tout cas, les derniers portraits qu'elle demande à Madame Vigée-Le Brun sont ceux où le caractère royal est le mieux marqué, où l'on trouve, à défaut d'une ressemblance que le modèle n'exige point, la majesté de la souveraine unie aux grâces de la femme.

 

Le plus célèbre de tous, celui qui parut au Salon de 1787, y ajoutait la glorification d'une maternité, de laquelle Marie-Antoinette était fière et dont elle commençait à comprendre tous les devoirs. On peut remarquer qu'elle décida cette commande dès l'époque du Salon de 1785 ; le comte d'Angiviller, qui reçut l'ordre de s'en occuper, écrivait à l'artiste, le 12 septembre : La Reine m'ayant, Madame, fait part de l'intention où elle était de se faire peindre en grand, avec ses trois enfants, je lui ai proposé de vous charger de cet ouvrage, ce qu'elle a agréé... C'est avec un vrai plaisir que je vous fais part des intentions de Sa Majesté à cet égard... Je suis bien flatté d'avoir à vous annoncer cette marque de distinction particulière que la Reine fait de vos talents. Jusqu'alors, tous les portraits de la Reine avaient été ordonnés directement par elle à Madame Vigée-Le Brun ; celui-ci fut commandé, suivant les formes ordinaires, par les Bâtiments du Roi. Le premier peintre Pierre fut chargé de demander une esquisse très poussée, que la Reine voulait avoir ; puis l'artiste se mit au travail, de manière à n'avoir plus besoin. pour le terminer, que des études des têtes. Les arrangements et la date de la commande expliquent une particularité de ce tableau sur laquelle on a souvent discuté, la présence d'un berceau vide, assez maladroitement placé dans une composition où tous les autres morceaux sont harmonieux et nécessaires. L'esquisse fut faite pendant la dernière grossesse de la Reine, et le tableau commencé devait montrer dans ses langes la princesse Sophie-Hélène-Béatrice, née à Versailles le 9 juillet 4786. Cette petite Madame Sophie, de qui l'histoire n'a guère parlé, mourut le 19 juin de l'année suivante, et la place resta vide dans le berceau qu'on ne pouvait plus supprimer et dont le Dauphin soulève d'un geste assez inutile le léger rideau.

On admit volontiers, quand ce tableau fut exposé en août 1787, que cette couchette énigmatique fût celle du petit duc de Normandie, assis sur les genoux de sa mère, auprès de Madame Royale debout, qui la caresse ; mais on adressait à toute la composition un reproche dont l'expression ne laisse pas d'être intéressante : Cette composition est simple, facile, bien groupée ; mais il en résulte une critique très juste et qui n'échappe à aucun observateur un peu réfléchissant, c'est que les airs de tête ne répondent en rien à la situation : la Reine, soucieuse, distraite, semble plutôt éprouver de l'affliction que la joie expansive d'une mère qui se complaît au milieu de ses enfants. L'air sérieux de la fille fait supposer que déjà, dans un âge susceptible de participer aux chagrins de sa mère, elle cherche à la consoler par sa tendresse affectueuse. Le duc de Normandie, loin d'avoir l'expression d'un enfant en pareille position, qu'exprime Virgile par ce vers si ingénu : Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem ! ne montre aucune gaieté ; on le juge triste, sinon par réflexion, au moins par sympathie. Enfin, le geste du Dauphin est un hors-d'œuvre qui l'isole de cette scène intéressante. Cette gravité dans l'expression de la Reine, on l'attribue volontiers aux chagrins que lui apportait le déclin du règne, surtout après l'affaire du Collier, alors que se déchaînait contre elle une opinion savamment excitée ; à vrai dire, il y a plutôt dans le visage une placidité insignifiante, qui tient à l'insuffisance de la pose accordée à l'artiste. Il est sûr que ce portrait de Marie-Antoinette est un des moins ressemblants. Les critiques le reprochaient à leur façon à Madame Vigée-Le Brun, lorsqu'ils regrettaient qu'elle eût donné à la Reine un éclat, une fraîcheur, une pureté, que ne peuvent conserver les chairs d'une femme de trente ans ; sa carnation éclipse celle de Madame, un peu dans l'ombre il est vrai, celle du Dauphin supposé éloigné, mais celle même du duc de Normandie, personnage saillant avec elle et qui ne devrait être qu'un assemblage de lis et de roses.

Dans cette œuvre où elle avait cherché surtout la noble ordonnance, la magnificence du décor et la richesse des colorations, Madame Vigée-Le Brun ne s'était pas beaucoup préoccupée de la ressemblance de ses modèles. Madame Royale et son frère aîné avaient été traités de même, quand elle avait peint, en 1784, d'après deux études séparées, l'agréable groupe assis dans un bocage, où la princesse et son frère tiennent dans leurs mains un nid de fauvettes. De la Reine, qui se prêtait toujours avec complaisance à son travail, elle avait obtenu une pose nouvelle ; elle a dit expressément que la dernière séance qu'elle eut de Marie-Antoinette lui fut accordée à Trianon, en vue de ce grand tableau. Elle donne quelques détails sur ces séances, demeurées parmi ses plus doux souvenirs, et nous tenons d'elle plusieurs anecdotes sur la Reine qui ne sont pas sans valeur pour la mieux connaître. Marie-Antoinette ne lui cachait pas les amertumes de sa vie ; comme l'artiste avait l'occasion de remarquer son air de tête imposant, elle répliquait vivement, songeant à tant de méchants mots dits sur elle : Si je n'étais pas reine, on dirait que j'ai l'air insolent, n'est-il pas vrai ? Sa grâce d'accueil était parfaite, comme pour tous ceux qu'elle aimait, et Madame Vigée-Le Brun cite d'elle des traits de bonté vraie, celui-ci par exemple, dont nous donnons le premier récit écrit sous la dictée de l'artiste, un peu moins dramatisé que celui qui a été tant reproduit : Un jour, elle manqua au rendez-vous que lui avait donné la Reine pour une séance, parce qu'elle avait été indisposée. Le lendemain, elle y alla pour s'excuser de sa non venue ; elle se présenta à l'huissier de la chambre, M. Campan, et lui demanda à parler à la Reine. Celui-ci, arrogant comme tous les gens en place, la reçut avec un air froid et presque colérique, et lui dit : C'était hier, Madame, que la Reine vous attendait ; elle va promener aujourd'hui ; vous avez dû voir sa voiture qui l'attend, et certes, elle ne s'amusera pas à vous donner séance. Madame Le Brun insista, disant qu'elle voulait seulement prendre les ordres de la Reine et qu'elle se retirerait aussitôt. Toute émue et pensant, avec étonnement toutefois, que Sa Majesté s'était fâchée contre elle, par la mauvaise humeur qu'elle endurait par ricochet de la part de M. Campan, elle fut admise. Mais quelle fut sa surprise, quand elle entendit la Reine lui dire qu'elle ne voulait point qu'elle eût fait ainsi une course inutilement. Elle décommanda sa calèche pour lui donner séance. D'autres détails sont venus s'ajouter à cette petite scène : l'empressement ému de Madame Le Brun, la boîte de couleurs renversée, la Reine ramassant elle-même les brosses sur le parquet, pour éviter une fatigue à la jeune femme, alors dans une grossesse avancée. L'anecdote brodée ainsi, et qui soude ensemble des souvenirs distincts, n'a d'ailleurs rien d'invraisemblable ; c'est une jolie transposition du geste de Charles-Quint ramassant les pinceaux du Titien.

L'étiquette ne gênait guère la Reine ni l'artiste, malgré l'habit paré que celle-ci était obligée de porter pour ses séances. M. de Breteuil y parut un jour et déchira cruellement dans sa conversation toutes les femmes de la Cour. Marie-Antoinette se laissait aller à l'écouter ; elle était sûre de la discrétion du témoin, et, près de lui, se sentait toujours en confiance. Le sentiment maternel, très fort chez toutes les deux, et surtout une réelle communauté de goûts, contribuaient à diminuer les distances ; quand Marie-Antoinette, dans les repos de Madame Le Brun, chantait avec elle les duos de Grétry, leur musicien préféré, il n'y avait plus, dans le cabinet royal, que deux femmes, aimant les mêmes choses, capables d'échanger une sympathie sincère et qui auraient pu être deux amies.

Le succès de la toile où la Reine est entourée de ses enfants fut considérable à la Cour. Après le Salon, on l'exposa dans la grande galerie de Versailles ; M. d'Angiviller présenta l'auteur à Louis XVI, qui causa avec elle devant le tableau et lui dit : Je ne me connais pas en peinture, mais vous me la faites aimer. Il déclara peu après l'intention, qu'il ne réalisa point, de commander son propre portrait à l'artiste qui avait satisfait son cœur de père. Un récit manuscrit, écrit sous la dictée de Madame Le Brun, assure qu'il ne tint qu'à elle d'obtenir, outre les dix-huit mille livres des Bâtiments, une récompense plus haute pour son œuvre : Le Roi en manifesta son contentement au comte d'Angiviller, qui lui proposa d'accorder à Madame Le Brun le grand cordon noir ; mais celle-ci, ayant appris la proposition du comte, alla le trouver et le supplia de ne point reparler au Roi de cette distinction, car ses ennemis s'en seraient encore servis pour la calomnier. M. d'Angiviller n'en parla plus, et comme de tous temps, à ce qu'il paraît, il a fallu demander une distinction pour l'obtenir, Madame Le Brun n'en obtint pas.

La faveur de ses souverains était d'un prix immense aux yeux de l'artiste. Elle savait comment conserver et accroître celle de la Reine. Dans son dernier portrait fait du vivant du modèle, celui qui est daté de 1788, elle se montrait avant tout préoccupée de conserver leur agrément juvénile à des traits qui durcissaient trop visiblement, et elle y réussissait une fois encore. De ce portrait existent deux exemplaires, que différencie seulement la présence d'un collier de quatre rangs de perles dans celui que garde Versailles. Marie-Antoinette, tenant un livre à ses armes, est assise dans un grand fauteuil Louis XV, devant une table qui supporte la couronne et un des vases de cristal remplis de fleurs dont elle aimait à orner ses appartements. L'architecture du fond n'est pas moins majestueuse que dans le tableau où sont les enfants ; la robe de soie blanche, bordée de fourrure, s'étale en plis magnifiques sous le manteau de velours bleu ; l'aigrette de plumes domine avec grâce le grand turban de soie blanche sur les cheveux abondants ; mais quelle confiance peut inspirer le peintre de ce visage, dont les lignes sont trop pures, dont le menton révèle à peine l'embonpoint venant avec l'âge, et qui diffère si complètement de tous les autres portraits de la Reine à la même époque ?

Madame Vigée-Le Brun avait vu reparaître à ses côtés, au Salon de 1787, son éternelle rivale, Madame Labille-Guiard. Auprès du portrait de la Reine, on admirait un tableau presque aussi important, qui représentait Madame Adélaïde dans ses appartements, en grand manteau de velours rouge ; Madame Guiard y joignait un vigoureux portrait de Madame Élisabeth et une tête d'étude au pastel, faite en vue du portrait de Madame Victoire. De tels morceaux, d'une exécution moins souple dans les chairs que ceux de Madame Le Brun, mais supérieurs dans les accessoires et les étoffes, permettaient à bien des connaisseurs d'afficher leur préférence pour l'artiste que les tantes du Roi avaient adoptée et à qui un brevet royal venait de conférer le titre de peintre de Mesdames. Le peintre de Marie-Antoinette était persuadée que Madame Guiard essayait, par tous les moyens imaginables, de la noircir dans l'esprit de ces princesses. Elle se défendait du moins, devant le public, par une exposition d'une richesse extraordinaire : un grand tableau de famille, la marquise de Pezay et la marquise de Rougé avec ses enfants ; d'autres portraits : la comtesse de Béon, le jeune baron d'Espagnac, Madame de La Briche, Madame de Lagrange ; plusieurs portraits et études sous le même numéro, puis trois morceaux qui formaient un ensemble amusant et nouveau dans son œuvre.

Il s'agissait de portraits d'acteurs, dont l'artiste avait pris les modèles parmi les habitués de sa maison. Le chanteur Cailleau, retiré depuis longtemps de la Comédie-Italienne, était peint en costume de chasse, fusil en main, gibecière au côté ; un critique reprochait à ce comédien sur le retour de déployer avec grâce les trente-deux perles dont sa bouche est ornée. Madame Molé-Raymond, pensionnaire du Roi à la Comédie-Française, portait un costume de bourgeoise ; les cheveux flottants sous un grand chapeau bleu, les mains dans l'énorme manchon du moment ; on la trouvait hardie et provocante comme une promeneuse du Palais-Royal ; mais son rire de bonne humeur désarmait les censeurs tentés de crier au mauvais goût. Enfin, l'actrice à la mode, la sensible Dugazon, était représentée dans son rôle du jour, Nina ou la Folle par amour, au moment pathétique où, faisant un bouquet sur un banc de jardin, elle croit. brusquement entendre la voix de Germeuil, son amant. Le sujet, alors si populaire, eût assuré le succès du tableau ; mais l'exécution était d'une qualité rare et valait le sentiment exprimé : Jamais, racontera Madame Le Brun, on n'a pu nous rendre Nina, Nina tout à la fois si décente et si passionnée, et si malheureuse, si touchante que son aspect seul faisait fondre en larmes les spectateurs... J'étais trop enthousiaste de Madame Dugazon pour ne pas l'engager souvent à venir souper chez moi ; nous remarquions que, si elle venait de jouer Nina, elle conservait encore ses yeux un peu hagards, en un mot qu'elle restait Nina toute la soirée.

A ce même Salon de 1787, Madame Vigée-Le Brun présentait encore le portrait de sa fille de profil, tenant un miroir où l'image se reflétait de face ; cette jolie étude enfantine avait été gravée à l'eau-forte et au lavis par son ami le comte de Paroy,, qui l'exposait dans une salle voisine, ainsi qu'un portrait de Madame Le Brun au lavis. Les amateurs de l'artiste pouvaient, d'ailleurs, satisfaire en ce sens toute leur curiosité, car elle s'était peinte pour eux dais le fameux tableau où elle tient sa fille en robe blanche sur ses genoux, ayant elle-même un châle violet, un jupon de satin jaune et une large écharpe de mousseline blanche roulée dans les cheveux. Le charme incontestable de l'œuvre et aussi ce qui s'y mêle de préciosité irritante se trouvent assez bien marqués dans une critique du temps : La joie brille en ses yeux ; elle triomphe de porter un si précieux fardeau et rend à son enfant tous les sourires qu'elle en reçoit. Une mignardise que réprouvent également et les artistes, et les amateurs, et les gens de goût, dont il n'y a point d'exemple chez les anciens, c'est qu'en riant elle montre les dents. Cette affectation est surtout déplacée dans une mère ; elle ne compasse point de la sorte ses mouvements... Plus délicat et plus simple sera l'autre groupe de la mère et de l'enfant, exécuté pour M. d'Angiviller, où Madame Vigée-Le Brun, en robe blanche, ceinte d'une écharpe rouge, a les cheveux retenus par une bandelette. C'est l'épanouissement complet, mais sûrement idéalisé, de cette beauté reconnue des contemporains, qui devait être faite surtout de grâce vivante, d'expression caressante et mobile. Les traits sont beaucoup moins purs dans le portrait de David, ébauché vraisemblablement à cette époque ; le cou est fort, le visage large, la bouche spirituelle, mais grande. Il y a loin de cette image à celle que traça d'elle-même l'artiste délicieusement coquette. Son pinceau enjoliva tant de ses contemporaines qu'on lui pardonne volontiers cette supercherie, qui fit sa bouche si menue, ses yeux si grands, dans un ovale délicatement arrondi.

Madame Vigée-Le Brun, avant la Révolution, était avec David en relations des plus cordiales. Il venait chez elle et, lorsqu'elle a cru devoir flétrir, sur ses vieux jours, la carrière jacobine du peintre, elle n'a point insisté sur l'intimité à laquelle est dû son portrait ; elle a même passé sous silence quelques services reçus de l'obligeance de son grand confrère. C'est ainsi que, dans l'été de 1787, lorsque Madame Le Brun fit reconstruire son atelier, il prit quelque temps, au Louvre, les élèves qu'elle avait chez elle et encourut de ce chef un blâme de M. d'Angiviller. Accusé de violer le règlement, qui interdisait le mélange des cieux sexes dans l'éducation des artistes, il répondit au directeur général : J'ai en dépôt chez moi trois demoiselles, élèves de Madame Le Brun, qui doit les reprendre lorsque son bâtiment sera fini ; elles sont absolument éloignées de l'atelier de mes élèves, avec lequel elles n'ont aucune communication... Leurs mœurs sont irréprochables ; elles appartiennent à des parents dont la réputation est établie de la manière la plus honorable, et c'est à cette seule considération que je me suis attaché pour rendre un service passager, gratuit et tendant à maintenir d'heureuses dispositions. Les jeunes filles n'en furent pas moins expulsées du Louvre, mais nous apprenons, par la correspondance échangée à propos de cet incident, que Madame Vigée-Le Brun, imitant Madame Labille-Guiard, avait alors plusieurs élèves ; celles dont s'était chargé David étaient Mademoiselle Duchosal et les filles de M. Le Roux de la Ville, dont l'aînée devint Madame Benoist, l'Émilie des Lettres de Dumoustier et l'un des peintres de la cour impériale.

Il y a, dans le tableau de David, achevé et signé seulement en l'an XI, quelques détails de costume probablement contemporains du fameux souper grec, qui est une des anecdotes les plus célèbres de la vie parisienne de l'époque. Au retour de ses voyages, Madame Vigée-Le Brun porte, dans son atelier, une robe blanche serrée par une ceinture jaune et haute soutenant les seins, vêtement devenu alors d'usage courant ; elle est chaussée de sandales à l'esclavage, et une grande écharpe jaune posée sur la chaise d'acajou est brodée d'un dessin à palmettes. Mais elle inaugura peut-être ce costume, la gracieuse hôtesse de la rue de Cléry, le jour où, par une fantaisie d'artiste conforme aux goûts de toute sa société, elle improvisa ces divertissements à l'antique qui intriguèrent la Ville et la Cour, et dont finit par s'occuper l'Europe entière. L'épisode dut contribuer pour une bonne part à l'avènement des modes nouvelles. N'oublions pas, en effet, que le groupe d'écrivains, d'artistes, d'homme de naissance ou de finance qui se réunissaient autour de Madame Le Brun, donnait le ton sur bien des points. Le rôle revenait aux particuliers, puisque la Cour ne le remplissait plus ; il leur appartenait, au lendemain des grands succès de David au Salon, de diriger à son tour la mode dans les voies où les arts s'étaient engagés avec assurance ; il fallait lui indiquer le parti qu'elle pouvait tirer, pour son incessant renouvellement, de cette antiquité familière, révélée du côté latin par les fouilles d'Herculanum, et qui revivait, pour le monde grec, dans le Voyage du jeune Anacharsis.

Après trente années de préparation, le livre de l'abbé Barthélemy paraissait en 1787, et bénéficiait d'un engouement sans exemple pour un ouvrage d'érudition. Ce n'est pas seulement que l'abbé fût un savant aimable, qui avait appris chez Madame de Choiseul et Madame de la Reynière l'art d'intéresser à la science les gens du monde ; c'est aussi que l'antiquité hantait toutes les cervelles et que les femmes elles-mêmes, ayant épuisé les fanfreluches du siècle, y pressentaient, pour leur luxe et leur parure, des ressources inconnues. Le livre de Barthélemy vint précisément inspirer la soirée grecque de Madame Le Brun, qui en a fait mettre dans ses Souvenirs un long et complaisant récit. Une narration plus courte et plus ancienne, due à Aimé Martin, suffira à rappeler quels détails essentiels se présentaient à la mémoire de l'artiste, quand elle contait cette histoire :

Les Voyages du jeune Anacharsis venaient de paraître ; Madame Le Brun en faisait la lecture avec son frère Vigée, lorsque la description d'un repas fit naître à ce dernier l'envie de goûter des sauces grecques. Cette idée plaît à Madame Le Brun et met en mouvement sa vive imagination. Plusieurs amis devaient justement souper le soir avec elle. Son cuisinier était habile ; elle l'appelle, lui décrit, lui ordonne les sauces et se charge elle-même de décorer la salle du festin. Un grand paravent est disposé pour servir de fond au tableau ; on dresse une table d'acajou ; les chaises sont drapées à la manière des lits antiques ; le comte de Paroy, qui habite le même hôtel, envoie un long manteau de pourpre et les plus beaux vases étrusques de son riche cabinet ; M. de Cubières fait apporter sa lyre d'or, dont il jouait avec une rare perfection. Tout s'arrange, tout prend un air de fête. Au milieu de ces préparatifs, arrive le poète Lebrun ; il se croit à Athènes ; vite, l'enchanteresse l'environne des plis du manteau de pourpre, le décoiffe et pose une couronne de fleurs sur ses cheveux épars. Sous ce costume, c'était Pindare, Homère, Anacréon. Plusieurs beautés célèbres, Mesdames de Bonneuil, Vigée, Chalgrin, fille de Vernet, arrivent successivement ; les coiffer à la grecque, les revêtir de tuniques, les transformer en Athéniennes, tout cela ne fut qu'un jeu pour Madame Le Brun... Les mêmes ajustements qui embellissaient ses compositions embellirent pour cette fois ses convives. Chaudet, Ginguené, Vigée, M. de Rivière, couverts de riches draperies, prirent place au festin. Les dames, qui toutes étaient musiciennes, qui toutes avaient des voix charmantes, Madame Le Brun avec elles, chantaient en chœur : Le Dieu de Paphos et de Cnide ; sa lyre d'or en main, M. de Cubières accompagnait cet air divin de Gluck ; Pindare- Lebrun, le front couronné de fleurs, récitait les odes d'Anacréon et présidait cette poétique assemblée. Des raisins de Corinthe, des figues, des olives, une volaille et deux anguilles avec des sauces grecques, des gâteaux de miel, quelques entremets légers, couvraient la table. Deux jeunes esclaves vêtues de longues tuniques, Mademoiselle de Bonneuil et Mademoiselle Le Brun, circulaient autour des convives et leur versaient des vins de Chypre dans des coupes d'Herculanum.

Deux personnes en retard, M. le comte de Vaudreuil et M. Boutin, arrivent au milieu de la fête ; on leur ouvre les deux battants, ils restent immobiles de surprise. Chacun alors se leva à son tour, pour jouir de l'ensemble du tableau. Les poètes se récriaient sur l'heureuse disposition du banquet ; les gens de cour sur la grâce des costumes, tous sur la beauté des jeunes Grecques. Mais les artistes remarquaient que la couleur sombre des vases antiques et de la table d'acajou faisait ressortir en lumière tous les personnages, ce qui donnait en même temps de l'inspiration aux figures et de l'éclat aux tableaux.

Dès le lendemain, le bruit de cette fête charmante se répandit dans tout Paris. Madame Le Brun fut priée de la renouveler ; elle s'y refusa, ne voulant pas changer en une froide comédie un moment d'inspiration. Pour se venger, on dit au Roi que le souper avait coûté vingt mille francs ; le Roi en parla avec humeur au marquis de Cubières, qui n'eut pas de peine à le détromper. Mais l'envie et la renommée ne renoncent pas si facilement à leurs exagérations ; ce souper devait faire le tour de l'Europe ; partout, dans ses voyages, Madame Le Brun en entendit raconter des merveilles ; à Rome, il avait coûté trente mille francs ; à Vienne, cinquante mille ; à Saint-Pétersbourg, soixante mille ; à Londres, quatre-vingt mille : En vérité, me disait un jour Madame Le Brun, si j'étais allée jusqu'en Chine, je crois qu'on ne m'en aurait pas tenue quitte pour un million !

De cet épisode, qu'il nous plaît de juger significatif pour l'histoire des mœurs, l'artiste gardait surtout un souvenir d'amertume, qui se rattachait péniblement pour elle aux prétendues libéralités de M. de Calonne. Au reste, l'antiquité, retrouvée une fois de plus par les artistes, ne devait pas laisser de grandes traces dans l'œuvre même de Madame Vigée-Le Brun ; son départ de France, qui allait survenir presque aussitôt, l'éloigna du milieu où les tendances nouvelles n'auraient pas manqué de l'influencer. Elle s'y fût prêtée sans doute, car aucun peintre ne laissa plus volontiers inspirer par la mode, et ses derniers portraits faits à Paris témoignent abondamment de sa souplesse.

Ce fut une pure fantaisie d'artiste de prendre pour modèles ces beaux Hindous cuivrés que le sultan du Maïssour, Tipoo Saïb, envoya au roi Louis XVI, en 1787, afin de lui demander son alliance contre les Anglais. Madame Vigée-Le Brun les vit à l'Opéra, les trouva si pittoresques qu'elle les voulut peindre, et, comme l'interprète l'assura qu'ils ne consentiraient à poser que sur la demande de Sa Majesté elle-même, elle put obtenir cette faveur de la Cour. Elle a raconté comment elle fut reçue à l'hôtel qu'habitaient les ambassadeurs indiens ; ils lui jetèrent, à l'entrée, de l'eau de rose sur les mains et posèrent ensuite avec complaisance. Le plus âgé, de qui la tête était superbe, fut représenté assis avec son fils près de lui. Un autre, de très haute taille et portant aussi la barbe blanche, se nommait Davich Khan ; elle le fit en pied, tenant son long poignard recourbé, vêtu d'une robe de mousseline blanche serrée à la taille par une ceinture rayée, et d'une veste parsemée de fleurs brodées. Ces tableaux, exposés en 1789, rappelèrent alors au public l'immense curiosité qu'avaient excitée, au cours de leur séjour à Paris, ces magnifiques personnages. Ils s'étaient plu aux courtes séances pendant lesquelles l'artiste avait rapidement brossé leur image, et ils l'avaient invitée, avec son amie, la jolie Bonneuil, à un étrange repas étalé sur le parquet, où elles devaient se tenir presque couchées autour des plats servis avec les doigts par leurs hôtes. Le meilleur souvenir qu'elle garda d'eux fut cette pièce de mousseline à larges fleurs brodées d'or et de couleurs, que Madame du Barry détacha pour elle des présents qu'ils lui avaient portés ; sous le Consulat, elle en improvisa, un soir, une merveilleuse robe de bal.

Le duc de Brissac, pour qui Madame Vigée-Le Brun travailla si souvent, l'avait introduite à Louveciennes, dans l'admirable résidence de sa maîtresse. Elle y fut appelée pour séjourner en 1786, et fit son premier portrait d'après nature de cette beauté mûrissante, mais encore savoureuse. Madame du Barry vivait dans ce petit château que Louis XV lui avait donné et auquel, au temps de sa faveur, elle avait ajouté le joli pavillon dominant les bords de la Seine. Le jardin, le château, le pavillon regorgeaient d'œuvres d'art ; sous l'appartement qu'occupait le peintre, se trouvait une galerie fort peu soignée, dans laquelle étaient placés sans ordre des bustes, des vases, des colonnes, des marbres les plus rares et une quantité d'autres objets précieux ; en sorte qu'on aurait pu se croire chez la maîtresse de plusieurs souverains, qui tous l'auraient enrichie de leurs dons. Drouais, Fragonard, Vien, Pajou, Allegrain avaient orné les salons, que décoraient les bronzes fameux de Gouthière. Au milieu de ces richesses, Madame du Barry restait simple dans sa toilette et dans sa façon de vivre ; les amis qu'elle recevait, et dont plusieurs appartenaient à la Cour, célébraient à l'envi la grâce de l'accueil et le charme du séjour. Madame Vigée-Le Brun, qui habita le château à plusieurs reprises, parle de la comtesse avec reconnaissance ; elle a laissé, sur ses conversations et ses amitiés, des témoignages qui concordent parfaitement avec tant d'autres, tous favorables à l'ancienne maîtresse de Louis XV. Ses deux amies les plus intimes étaient la marquise de Brunoy et la belle Madame de Souza, née Canillac, femme de Don Vincente de Souza-Coutinho, ambassadeur de Portugal. M. de Brissac toujours présent mettait pourtant la plus grande réserve extérieure dans ses rapports avec la dame du logis. Plusieurs hommes considérables venaient la visiter : le marquis d'Armaillé, le prince de Beauvau, et le baron de Breteuil, ministre de la Maison du Roi, qui avait à Saint-Cloud son habitation d'été. M. de Montville, dont l'artiste avait fait autrefois le portrait, habitait aussi dans le voisinage et fréquentait la châtelaine ; il venait les prendre pour les conduire à son domaine célèbre, le Désert, situé sur la lisière de la forêt de Marly. C'était une habitation construite à la chinoise, au milieu d'un jardin anglais rempli de bâtiments curieux et bizarres, devenu un but de promenade pour les amateurs et dont la Reine vint s'inspirer durant ses travaux au Petit-Trianon. Riche, aimable, élégant, ami des arts, et cependant le mortel le plus ennuyé de France, M. de Montville est un des contemporains qui auraient mérité de Madame Vigée-Le Brun plus qu'une simple mention dans ses souvenirs.

Elle trouvait, semble-t-il, quelque solitude dans ce charmant Louveciennes. Habituée au mouvement de la vie de Paris, aux relations nombreuses, aux châteaux de financiers, toujours bruyants de l'arrivée ou du départ d'hôtes nouveaux, elle s'étonnait que Madame du Barry pût vivre dans un isolement, qu'elle exagère probablement par les comparaisons venues à son esprit. L'occupation principale de la comtesse consistait à visiter les pauvres des environs et à leur porter ses secours elle-même ; elle menait l'artiste dans ses charitables promenades, et le soir, au coin du feu, repassait devant elle ses souvenirs. Sobre de détails sur Louis XV et sa cour, elle parlait toujours avec le plus grand respect pour l'un et le plus grand ménagement pour l'autre. Tous les jours, après diner, nous allions prendre le café dans ce pavillon si renommé pour le goût et la richesse de ses ornements. Par cette fréquentation intime, Madame Vigée-Le Brun se pénétrait de l'âme de son modèle. Le premier de ses portraits reproduisit, par une fantaisie de la comtesse, la disposition d'une miniature de Lawreince, faite vingt ans plus tôt, au temps de sa rayonnante jeunesse. Elle est en buste, le peignoir serré à la taille par un ruban mauve, avec un chapeau de paille orné de fleurs et d'une plume grise. Madame du Barry, sûre de son splendide automne, a voulu le comparer à la fraîcheur de son printemps. De beaux cheveux se déroulent autour du cou nu ; le sourire est exquis et plein de promesse ; c'est, dit l'artiste, celui d'une coquette, car ses yeux allongés n'étaient jamais entièrement ouverts. Madame Vigée-Le Brun l'enseigne exactement sur une femme qui inspirait encore des sentiments passionnés : Elle était grande, sans l'être trop ; elle avait de l'embonpoint ; la gorge un peu forte, mais fort belle ; son visage était encore charmant, ses traits réguliers et gracieux ; ses cheveux étaient cendrés et bouclés comme ceux d'un enfant, son teint seulement commençait à se gâter. Elle ne mettait pas de rouge cependant, et c'est une fâcheuse restauration qui en barbouilla le second portrait par Madame. Le Brun, que l'auteur revit avec chagrin dans cet état, après la Révolution. Le modèle, vêtu de satin blanc, y tient une couronne et s'appuie sur un piédestal. Ce deuxième portrait était destiné, comme le premier, à M. de Brissac. Après la mort tragique de celui-ci, le chapeau de paille passa aux mains du duc de Rohan-Chabot, qui écrivait à la comtesse : Celui que je garde est si agréable, si ressemblant et si piquant, que j'en suis extrêmement content et transporté du bonheur de le posséder...

Le troisième portrait de Madame du Barry fut commencé seulement au mois de septembre 1789 ; interrompu par le départ de l'artiste, elle ne l'acheva que beaucoup plus tard, après son retour d'émigration. La tête était d'une ressemblance ravissante : Il est parlant, et d'un agrément infini, disait encore M. de Rohan-Chabot. Et certes, à le retrouver dans une collection française, même it voir la copie de la Bibliothèque de Versailles, on comprend la séduction exercée par cette femme sur ses contemporains. Très belle encore en ses quarante-six ans, l'ancienne favorite, assise au pied d'un arbre de son domaine, rêve, les yeux mi-clos, dans une attitude abandonnée. Elle tient un léger bouquet fait d'un lis et d'une rose. Échappées du voile blanc qui la couronne, les boucles entourent voluptueusement le paisible visage. L'extrême simplicité du portrait raconte une époque, mais aussi un caractère, ce que le peintre a rarement essayé ; le sourire y revêt toute la science des tendresses et la mélancolie de les avoir vécues.

 

Il faut marquer, au reste, dans l'œuvre du portraitiste, une évolution nouvelle. Aux années qui précèdent immédiatement la Révolution, l'influence de David devient prépondérante, et David lui- même, par ses nobles portraits presque sévères, traduit des âmes déjà changées. Les déguisements champêtres disparaissent de l'œuvre de Madame Vigée-Le Brun ; on ne les lui demande plus, et on n'exige pas encore les arrangements à l'antique, qui vont bientôt envahir la mode. Elle exécute alors des tableaux sérieux et graves, qui semblent refléter le sérieux des esprits et la gravité des événements. Les accessoires n'encombrent plus ou ne servent qu'à mieux évoquer le lieu, à mieux définir le personnage ; l'attitude apprêtée pour la pose disparaît et le corps prend son pli naturel sous le vêtement de tous les jours. C'est ainsi que David va concevoir ses images célèbres de Madame Chalgrin, de Madame de Pastoret et quelques autres ; et déjà Madame Vigée-Le Brun peint Madame du Barry au jardin, Madame de Sabran, Madame Lenormand. Ces deux derniers portraits, qu'on peut choisir parmi ceux que lui doit cette courte période, sont d'une liberté piquante, et tout à fait voisins de composition : la grande dame croise ses bras sur un coussin, la bourgeoise s'y accoude en tenant une brochure ; mais elles ont, l'une et l'autre, la tête encadrée de leurs boucles descendant sur le fichu et sont vêtues d'une mousseline qu'une ceinture serre à la taille. Elles offrent, malgré la diversité des traits, la même expression spirituelle, le même agrément sans prétention, qui ont fait dans tous les temps le véritable attrait de la femme française. Cette fois encore, Madame Vigée-Le Brun, inspirée par son siècle, conseillée par ses propres modèles, fait presque à nos yeux œuvre d'historien.

Elle ne s'assujettissait, d'ailleurs, à aucune manière et se montrait artiste de race, en appropriant au caractère de chacune de ses contemporaines des ressources infiniment variées de composition. En même temps qu'elle se peignait si simplement, les bras nus, avec sa fille, pour M. d'Angiviller, elle saisissait Madame Perregaux, la femme du banquier, dans un de ces mouvements vifs qui rappellent ses portraits de théâtre. Penchée au bord d'une galerie d'où elle écarte un rideau, la jeune femme en collerette, sous un grand chapeau à plumes, est fixée dans une attitude imprévue ; elle semble prêter l'oreille, et ses yeux malicieux répondent déjà à des paroles lointaines. L'œuvre plaisait particulièrement à son auteur, qui en demandait le prêt, par ce joli billet, pour la faire figurer au Salon :

Madame Le Brun envoie savoir des nouvelles de Madame Perregaux, et elle la prie de vouloir bien avoir la bonté de lui envoyer son portrait ou de donner des ordres dans le cas où elle l'enverrait chercher, Madame Le Brun ayant reçu l'avertissement que tous les artistes de l'Académie aient à envoyer leurs tableaux pour avoir la grandeur de chacun, afin de pourvoir à l'ordre des places au plus tôt. Comme le portrait de Madame Perregaux est le plus charmant de tous à cause de sa ressemblance, Madame Le Brun le met à la tête de sa collection, et prie le bien aimable original de ne point l'oublier et de recevoir l'assurance de ses tendres sentiments.

Ce Salon de 1789 s'ouvre au milieu du trouble des esprits, dans le mois qui suit la destruction de la Bastille. Les toiles qu'y réunit Madame Vigée-Le Brun sont des genres les plus divers. A côté de pittoresques études, comme les envoyés Indiens, et de cette belle page de réalité qu'est le portrait d'Hubert Robert, voici le jeune prince Lubomirski en Amour de la Gloire, tenant une couronne de myrte et de laurier, allégorie élégante qu'une illustre famille flattée a payée douze mille francs ; à côté d'un portrait du Dauphin, qui est, à cette date, le futur Louis XVII, voici un délicieux buste de la fille de l'ami Brongniart, une brunette en marmotte, et la belle Madame Rousseau, femme d'un autre architecte du Roi, peinte en 1787, portant une enfant dans ses bras, encore avec la coiffe et le corsage des paysannes, que les grandes dames ont abandonnés. L'artiste présente enfin, en indiquant des préoccupations nouvelles, le fameux portrait de la duchesse d'Orléans. Nul ne trouve indiscret qu'on révèle au public le caractère sentimental d'une princesse et qu'on fasse part à tous des secrets chagrins de sa destinée. C'est que la mélancolie est à la mode et qu'il est intéressant de verser des pleurs. La duchesse nonchalamment assise, porte une robe de mousseline rayée sous un léger vêtement de satin blanc. Accoudée sur un coussin de velours rouge, elle appuie la tête sur la main, et du turban de gaze s'échappent de longues boucles blondes. Ses yeux sont tristes, et le médaillon attaché à la ceinture semble peint pour l'expliquer : une femme éplorée, les cheveux épars, est au pied d'un saule ; un chien la regarde, emblème de la fidélité ; sur une urne se lit le mot Amitié. Cette composition émeut les âmes sensibles, et intéresse tout le monde par la curiosité qui s'attache à la femme du prince adversaire de la Cour, prêt à recevoir le nom d'Égalité. La duchesse d'Orléans est respectée de tous les partis ; le duc de Brissac écrit de sa terre d'Anjou à Madame du Barry, à propos de l'exposition : Je pense qu'il y a eu fort peu de portraits, surtout de Madame Le Brun, qui a exposé celui de Madame la duchesse d'Orléans ; elle est faite pour être généralement estimée et aimée, et peut paraître en public en quelque temps que ce soit.

L'artiste, depuis longtemps attaquée de tous côtés, n'était pas aussi sympathique que la princesse ; l'opinion lui en voulait de la faveur constante dont elle avait joui auprès de la Reine, et elle partageait l'impopularité de tout un groupe de ses modèles, les familiers de Marie-Antoinette, dénoncés par les brochures, honnis dans les clubs, et qui commençaient à émigrer. Déjà la famille de Polignac, Madame de Polastron, M. de Vaudreuil, étaient partis pour la Suisse, afin d'y attendre le rétablissement de l'ordre ; beaucoup de gens de cour se disposaient à les imiter. Paris était dans une effervescence dangereuse ; Madame Vigée-Le Brun, tentée, elle aussi, de quitter une ville aussi troublée, l'aurait fait sans les portraits promis qui la retenaient. Plus tard, elle raconta souvent les émotions qu'elle avait éprouvées en ce commencement de la Révolution. Dès 1788, se rendant avec Robert à Romainville, chez le maréchal de Ségur, elle avait remarqué que les paysans ne les saluaient plus ; quelques-uns même les menaçaient du bâton. Dans l'été de 1789, étant à Marly, chez Madame Auguier, sœur de Madame Campan et comme elle attachée au service de la Reine, l'artiste voyait avec stupeur la maréchaussée fraterniser avec les pires malandrins du pays. Les salons n'étaient pas moins inquiétants. Un soir, chez elle, Ginguené avait osé lire une ode à M. Necker, où il proclamait qu'on ne pouvait régénérer la France sans répandre du sang ; M. de Vaudreuil et le peintre s'étaient regardés sans rien dire, devinant en un instant cette âme haineuse qui en révélait tant d'autres. L'amer mépris de Lebrun-Pindare pour une société dont il avait vécu, éclatait en paroles violentes. Dînant à Malmaison, Madame Vigée-Le Brun rencontrait l'abbé Sieyès et plusieurs ardents amateurs de la Révolution, et elle écoutait avec effroi leurs prédictions ; le maître du logis, hurlait contre les nobles, et l'abbé lui-même annonçait qu'on irait trop loin.

Parmi ses anecdotes sur 1789, l'artiste en narre quelques-unes qui ont leur prix : Je me rappelle parfaitement qu'un soir où j'avais réuni du monde chez moi pour un concert, la plus grande partie des personnes qui m'arrivaient entraient avec l'air consterné ; elles avaient été le matin à la promenade de Longchamp ; la populace, rassemblée à la barrière de l'Étoile, avait injurié de la façon la plus effrayante les gens qui passaient en voiture ; des misérables montaient sur les marchepieds en criant : L'année prochaine, vous serez derrière vos carrosses et c'est nous qui serons dedans, ainsi que mille autres propos plus infâmes encore. Ces récits, comme vous pouvez croire, attristèrent beaucoup ma soirée. Elle pensait être personnellement en danger. Installée, cette année même, dans la maison de la rue du Gros-Chenet, celle qu'on disait payée par les libéralités de Calonne, elle la croyait spécialement marquée pour le pillage. On jetait du soufre dans ses caves ; les gens de la rue la menaçaient du poing quand elle paraissait à sa fenêtre. Comme sa santé s'altérait parmi tant d'émotions et d'imaginations fiévreuses, Brongniart et sa femme, qui avaient leur logement à l'Hôtel des Invalides, lui offrirent pendant plusieurs jours l'hospitalité ; puis elle séjourna rue de la Chaussée-d'Antin, chez M. de Rivière, père de sa belle-sœur Vigée. Elle pouvait se croire en sûreté dans la maison d'un ministre étranger ; mais le spectacle de la rue, les manifestations bruyantes de la populace, les conversations toujours agitées qui l'entouraient, continuaient à l'énerver ; elle ne travaillait presque plus. On lui conseilla de s'absenter et d'aller en Italie, ce qu'elle projetait depuis que son ami Ménageot était devenu directeur de l'Académie de France à Rome. Elle avait compté passer le mois de septembre à Louveciennes, où elle commençait le dernier portrait de Madame du Barry ; mais, obligée de faire une course à Paris, elle y trouva la situation si alarmante, qu'elle se décida au voyage, renvoyant à son retour l'achèvement des portraits entrepris.

Le départ n'était point aisé ; on surveillait les sorties de la capitale ; sa voiture chargée ayant excité les soupçons du voisinage, des gardes nationales en armes envahirent son salon pour lui signifier qu'elle eût à renoncer à ses préparatifs. Elle dut s'accommoder de la diligence, ce qui amena un retard de quinze jours, car toutes les personnes qui émigraient, ayant les mêmes raisons de prudence, envahissaient les voitures publiques. Les trois places pour elle, sa fille et sa gouvernante, se trouvaient retenues au 6 octobre, le soir même de la tragique journée où le Roi et la Reine étaient conduits à Paris par l'émeute. A minuit, brisée de peur et de fatigue, elle fut traînée au bureau des messageries par son frère, son mari et le fidèle Robert, qui suivirent à la portière les voyageuses à travers le terrible faubourg Saint-Antoine, jusqu'à la barrière du Trône. Le trajet de Paris à Lyon fut sinistre ; la pauvre femme craignait toujours d'être reconnue sous son déguisement d'ouvrière mal vêtue, malgré le fichu qu'elle faisait tomber sur ses yeux. Auprès d'elle, un individu mal odorant ne parlait que de mettre les gens à la lanterne ; un jacobin forcené pérorait dans la voiture et dans les auberges ; il circulait partout de terribles nouvelles de la capitale, qui la disaient à feu, et le Roi et la Reine massacrés. L'enfant n'était pas moins effrayée que la mère. A Lyon, continuant de se cacher, elles passèrent trois jours dans la maison d'un négociant, qui les recommanda comme des parentes à un voiturier du pays pour les mener jusqu'à la frontière.

Madame Le Brun ne respira librement que lorsqu'elle eut franchi le Pont-de-Beauvoisin ; mais la beauté des Alpes de Savoie, l'inattendu des spectacles de montagne, du chemin des Échelles, du Mont-Cenis, lui apportèrent très vite une distraction bienfaisante et, lorsqu'elle arriva à Turin, les inquiétudes et les incommodités du voyage étaient effacées de son souvenir par le pittoresque nouveau que ses regards de peintre venaient de découvrir. Jamais auparavant elle n'avait pu prévoir que son art s'intéresserait à autre chose qu'à la figure humaine ; par une illusion assez fréquente, la nature alpestre lui fit croire qu'elle était capable de rendre l'émotion qu'elle en tirait. Elle s'y essaiera désormais ; on la verra partout, et surtout en Suisse, composer, presque toujours au pastel, d'innombrables paysages de rochers, de lacs et de cascades, d'un arrangement enfantin, d'une exécution maladroite, qui diminueraient ses titres d'artiste si l'on voulait y attacher quelque importance. Personne, il est vrai, ne s'en soucie, et l'on note seulement pour mémoire que l'École française a dû la vocation d'un médiocre peintre de montagne aux troubles révolutionnaires, qui arrachèrent un grand portraitiste à ses modèles de Paris.