LOUIS XV À VERSAILLES

 

CHAPITRE IV. — LA TOUR CHEZ LA FAMILLE ROYALE.

 

 

Louis XV, comme Louis XIV, n'a cessé d'attirer les artistes à Versailles et de s'intéresser à leurs travaux. J'aime y regarder vivre ceux de son temps, les plus humbles et les plus illustres, ceux qu'on emploie à parer ces chambres exquises, comme les grands portraitistes à qui les souverains confient, pour la postérité, leurs traits augustes. Je vois grimper François Lemoyne à son échafaudage du salon d'Hercule et installer dans le Salon de la Paix l'image de son souverain donnant la paix à l'Europe et présentant à la France ses premiers enfants ; je sais comment Boucher a surveillé l'installation de ses grisailles, dans quelle pièce de son appartement Nattier a peint la reine Marie Leczinska ; je connais ou j'imagine sous quelles fenêtres, en bonne lumière, le peintre des Grâces a fait poser tant de fois Mesdames de France. Mais c'est surtout La Tour, avec sa boîte à pastels, que je me plais à suivre vers le milieu du règne de Louis XV, allant et venant dans le grand château.

 

Il y est entré pour la première fois en décembre 1739, mais sans éclat, pour peindre Mme de Mailly et les petites Mesdames. Sa réputation commençait à peine. C'est maintenant le maître à la mode, le triomphateur des Salons du Louvre, qui reparaît à Versailles, mandé par Leurs Majestés, et qui vient y chercher la consécration suprême.

Un carrosse de la Cour est allé le quérir à Paris, en sa maison proche de l'Oratoire Saint-Honoré. On le dépose dans la cour royale, au pied du grand escalier de marbre. Il a mis pour le voyage son surtout de velours noir, son jabot de dentelle et une perruque fraîchement poudrée ; le voici, montant les degrés majestueux, son carton sous le bras, le tricorne à la main. Les gardes de la porte et les huissiers sont avertis : M. de La Tour va chez la Reine.

Le cabinet doré s'ouvre sur une petite cour étroite revêtue de treillages ; c'est le coin d'intimité des reines, qui servira aussi à Marie-Antoinette pour ses audiences de peintres. Dans les trumeaux chantournés règne depuis peu la beauté d'une Adélaïde en Diane et d'une Henriette en Flore. La Reine attend La Tour dans sa bergère devant la table à ouvrage. Elle sait accueillir les artistes ; ne tient-elle pas elle-même les pinceaux ? Mais celui-ci lui plaît entre tous, car il a traité son cher Dauphin d'une façon qui contente son cœur de mère. Elle sourit, tandis qu'il lui met l'éventail au bout des doigts ; les traits s'ébauchent sur le papier, tout mimés d'une causerie familière. Quel charmant morceau naît d'une collaboration confiante ! La reine Marie, en simple fanchon de dentelle, a jeté sur ses épaules un mantelet de chambre ruché et fanfreluché. C'est la toilette des femmes du temps qui ont quitté le rouge et ne cherchent plus à séduire que par leur esprit. Le peintre a subi l'honnête enchantement, car aucun de ses modèles ne l'a mieux inspiré. Il marque d'un crayon respectueux mais fidèle les yeux irréguliers, les paupières plissées légèrement, le petit nez au spirituel retroussis, qui n'a rien de l'idéal du grand siècle. Vraiment, la reine peut le remercier ; elle ne voudra plus d'autre image ; aucun artiste n'a mieux rendu ses yeux de malice et ses lèvres de bonté.

 

Un autre jour, c'est chez M. le Dauphin que La Tour arrive. Il est reçu dans cet arrière-cabinet du rez-de-chaussée, qui deviendra bibliothèque, et sans doute a-t-il installé son chevalet et son tabouret dans le large ébrasement que décorent les panneaux de Verberckt. Dès que le prince est assis, La Tour se sent à l'aise. Il n'a plus devant lui qu'un gros garçon sans morgue, plus intelligent qu'on ne le croit dans Paris, et qui dit volontiers sa pensée. Disciple de Rousseau, notre peintre se croit des devoirs de citoyen, il offre des conseils qui ne lui sont pas demandés et engage Monseigneur à bien élever ses enfants, à se méfier des fripons qui l'entourent. Quand il se lâche sur ces sujets, il est intarissable et ne prend nulle garde à la qualité de l'écouteur. N'a-t-il pas, un jour, tiré de sa poche une brochure nouvelle ?

— Je n'aime pas les brochures, dit le prince.

— Vous aimerez celle-là, réplique La Tour ; elle traite du mot Patrie ; né pour gouverner la nation, vous devez savoir ce qu'elle pense.

— Je ne lis point les nouveautés, dit encore le Dauphin.

Il aime pourtant l'Émile, et voilà une admiration commune.

Au cours du travail, de l'appartement voisin, sans bruit, Madame la Dauphine est venue juger de la ressemblance qui s'esquissait. Comment ne s'intéresserait-elle pas au portrait d'un mari qu'elle adore et dont le public jugera d'après cette image au Salon prochain ? L'hiver suivant, à son tour, elle souhaitera avoir le sien ; mais, quand elle le fera demander à La Tour, celui-ci sera de méchante humeur ; il refusera d'aller à Versailles en une saison où les jours sont courts et sombres. Ce sont de mauvais prétextes, et qui pourraient lui coûter la suite de ses commandes de la Cour, si l'on n'était indulgent pour ses lubies. Son bon ami Silvestre, directeur Ce l'Académie, arrange les choses. Le portrait, plusieurs fois renvoyé, est enfin exécuté.

Marie-Josèphe a posé très simplement en robe de chambre en damas blanc des Indes, coiffée d'une cornette de nuit à rubans gris de lin ; une décoration de diamants pend d'un nœud rose sur la robe, dont les garnitures de soie sont assorties à celles de la cornette. Les yeux bleus ont cet air un peu triste, que la Princesse montre souvent aux premières années de son séjour en France. Elle tient dans la main de la musique de chant. Chacun trouvant le pastel charmant, elle en voudra un second pour l'envoyer à Dresde, à son père l'Électeur de Saxe, et La Tour, bien payé, s'y prêtera de bonne grâce.

Madame la Dauphine rêve à présent d'un portrait en pied, où elle aura auprès d'elle son fils aîné, le duc de Bourgogne, dont La Tour a esquissé une préparation délicieuse. Elle décide un jour, avec lui, de la composition et des accessoires. Elle sera au clavecin, son fils devant elle, dans son petit uniforme de dragon ; il y aura, sur la console, le buste du Dauphin, au mur le portrait de Louis XV, sur le pupitre une image de la Reine ; par la baie des jardins, on verra jouer sur la pelouse les autres enfants ; une vraie scène de famille, prête à plaire à M. Rousseau. La Tour est tenté par le sujet. Aussitôt rentré chez lui, il commence une belle esquisse, très poussée, qui annonce un de ses plus grands tableaux. Hélas ! le tableau ne sera pas fait : Bourgogne est mort, et de ce charmant enfant, dont l'intelligence rappelait comme le nom l'élève de Fénelon, il ne restera dans la famille royale qu'un souvenir de deuil.

 

C'est maintenant pour le Roi qu'est appelé La Tour. Il a mis pied à terre devant la petite salle des gardes, à l'angle à droite de la cour de marbre, d'où l'on va chez Sa Majesté par les derrières. A l'escalier privé, les garçons bleus l'ont introduit dans le cabinet du Roi, qui l'attend. C'est une pièce éblouissante, où de grandes glaces reflètent le mobilier de Beauvais et le riche bureau royal. Mais il y a deux fenêtres d'orientation différente. La Tour se fâche : Que veut-on que je fasse dans cette lanterne ? Il ne faut, pour peindre, qu'un seul passage de lumière. Le Roi répond qu'il a choisi cette pièce pour être moins dérangé : Je ne savais pas, Sire, réplique le peintre, que vous ne fussiez pas le maître chez vous. Louis XV, conciliant, va pousser les volets intérieurs, change de place son fauteuil.

Avec son grand air de souverain, le Roi est timide devant les inconnus, mais il connaît La Tour et laisse aller la causerie. Dès que celui-ci s'est jeté sur son papier, il se croit dans son atelier. Il bavarde, et l'occasion lui paraît bonne de dire au monarque son sentiment sur les affaires publiques. Il parle, en franc picard, il n'est pas content des ministres : Et puis, Sire, nous n'avons pas de marine ! Cette fois, une voix coupante le rappelle à ses crayons : Point de marines, monsieur La Tour ! vous oubliez celles de Vernet...

 

Il y a un autre portrait de Versailles, le plus célèbre. C'est celui de M' de Pompadour. Pour celui-là encore, les dates permettent de dire où La Tour a travaillé. C'est dans l'appartement d'en bas, au rez-de-chaussée, sur le parterre. Si La Tour l'a peint dans le grand cabinet, comme tout le fait supposer, c'est à la neuvième ou dixième fenêtre à partir de la terrasse. Le jour, qui vient du nord, est excellent. Le peintre y étudiera plus tard le mobilier, les livres, les cartons d'estampes. Dès le début, on projette un grand tableau, où Mme de Pompadour sera en pied, assise dans ce brillant intérieur où ses goûts favoris s'affirmeront. Elle veut que La Tour la produise au Salon dans un éclat discret et laisse à l'avenir sa plus belle image.

Que de peines pour l'obtenir, et que de précautions à prendre pour mener le chef-d'œuvre à bonne fin ! La marquise sait combien La Tour est irritable, aisé à blesser et prompt à se créer lui-même des tourments. Elle se garde de lui reprocher d'avoir tardé plus de deux ans à se rendre à ses appels ; elle l'enchante, au contraire, de ses compliments, de l'amitié que son frère a pour lui ; elle s'intéresse à une santé dont il se plaint sans cesse, à ses succès, qui sont un honneur pour le royaume, à ses confrères de l'Académie, sur lesquels elle demande des anecdotes.

C'est un duel que ces longues poses, entre l'artiste qui cherche à fixer des traits mobiles et charmants, et la jeune femme, qui se livre et se dérobe à la fois dans ses manèges de coquette. Jamais elle n'a déployé plus de grâces que devant cet homme laid, sans gêne, qui s'est débarrassé de sa perruque, a détaché ses jarretières et a mis habit bas, pour être plus à son aise. Elle tient par-dessus tout à laisser dans les yeux qui la scrutent la grâce vivante de ses mouvements et la séduction de son sourire. Une des préparations l'inquiète, car elle a été faite un jour où elle était plus fatiguée qu'à l'ordinaire, après un souper trop prolongé et une trop courte nuit. Elle voudrait qu'on ne s'en servît point, car, étant femme, elle désire, avant toute chose, de la jeunesse et de la fraîcheur.

En dépit de tant de prévenances, il est difficile de tenir le bonhomme en humeur égale. Il a imposé de n'être jamais dérangé pendant les séances. Or, un jour, la porte s'ouvre, et l'on entre sans être annoncé. La Tour affecte de ne pas reconnaître le Roi et, d'un ton rogue : Il était convenu, Madame, que personne n'entrerait aujourd'hui. Est-ce ainsi que vous tenez vos promesses ? Il se lève, ferme la boîte, fait mine de se rhabiller, puis, orgueilleux d'être prié, consent à continuer son travail. Il a dû, ce jour-là, quitter le château assez satisfait, ayant montré aux plus hauts personnages, suivant son mot, qu'il n'est pas fait pour ce pays-là ; mais il ne se doute pas qu'il a prêté à rire aux chambrières.

Il est revenu maintes fois à Versailles. Il lui arrive même, au jour de la Saint-Louis, traversant les appartements à dix heures du matin, d'être volé dans sa poche d'une tabatière d'or guilloché portant trophées de chasse, d'amour et de musique en or de couleur ; et l'on a sa plainte au Châtelet de Paris. On le retrouve, chez Mme de Pompadour, lorsqu'il achève le grand pastel destiné au Salon de 1755. Quelques accessoires, quelques détails de toilette restent à régler, sans parler des honoraires que tant de dérangements feront monter à vingt-quatre mille livres.

Cette fois, La Tour n'a pas manqué de faire visite au docteur Quesnay, le médecin du Roi, qui est aussi celui de la marquise et habite tout au-dessus d'elle un petit entresol encombré de livres et de dossiers. Le peintre a retrouvé là quelques amis, de ces philosophes qui se réunissent volontiers chez le docteur pour causer, tout en dînant, d'économie et de politique. Que de critiques aux institutions et que de libertés dans ces propos, quand ils sont tenus par d'Alembert, Duclos, Helvétius ou Marmontel ! Le piquant est qu'on est sous les fenêtres du Roi, à deux pas de la marquise, qui n'ignore pas ces réunions et y parait même quelquefois. Ce sont les grands virtuoses de l'Encyclopédie, et notre La Tour est heureux de tenir sa partie dans le concert. Il a, lui aussi, ses idées sur la morale, sur la métaphysique, sur la constitution de l'État, et sa verve un peu fumeuse amuse ces gens d'esprit, qui tous ont posé ou poseront dans son atelier.

Il en est un, le plus brillant, le plus écouté, qui lui témoigne une amitié particulière. C'est le seul que La Tour n'ose contredire et dont il reçoive les paradoxes comme des oracles ; c'est, pour tout dire, son cher Diderot. Je ne me résigne pas à croire que Diderot et La Tour ne se sont pas retrouvés chez Quesnay, en ce Versailles inconnu, qui voit, dans l'agitation de sa vie quotidienne, tant de rencontres singulières. Sans doute, a-t-on pu un jour apercevoir ensemble, se promenant côte à côte dans les jardins du Grand Roi, le maître du portrait vivant et l'écrivain qui a le mieux compris son génie et célébré la gloire de son œuvre.