LOUIS XV À VERSAILLES

 

CHAPITRE PREMIER. — LA VIE DU ROI À VERSAILLES.

 

 

I. — LE RETOUR DE LOUIS XV

 

Louis XIV avait mis près de cinquante ans à construire, à perfectionner, à parer des merveilles de tous les arts la maison définitive de la royauté française. Jamais le monde n'avait vu pareil ouvrage, et nulle demeure souveraine ne soutenait de comparaison avec celle que le Grand Roi bâtissait pour glorifier sa couronne et loger ses descendants. Les splendeurs de la Cour, dont elle faisait le cadre, devaient, dans la pensée de celui qui les avait réglées, durer autant que la France elle-même. Elles survécurent à peine trois quarts de siècle. La Révolution bouleversa en un instant ce spectacle magnifique, chassa les acteurs, renversa le brillant décor. La scène seule resta debout ; elle atteste encore, par les débris de sa grandeur, ce que signifia la création de Louis XIV et ce qu'un tel rêve eut d'immortel.

Le premier septembre 1715, le Roi mourut dans sa chambre placée au milieu du Château, qui figurait, pour l'imagination de ses sujets, le centre visible de la monarchie. Ses derniers jours y firent admirer la fermeté du prince et l'humilité du chrétien. Louis XV ne put jamais oublier l'instant où, tout enfant, amené auprès du lit royal, il reçut la bénédiction de son aïeul et ses paroles suprêmes : Mignon, vous allez être un grand roi ; mais tout votre bonheur dépendra d'être soumis à Dieu et du soin que vous aurez de soulager vos peuples. Il faut pour cela que vous évitiez, autant que vous le pourrez, de faire la guerre ; c'est la ruine des peuples. Ne suivez pas le mauvais exemple que je vous ai donné en cela ; j'ai souvent entrepris la guerre trop légèrement et l'ai soutenue par vanité... Soyez un prince pacifique... C'étaient des conseils bien différents que suggéraient dans Versailles tant d'orgueilleuses peintures. Le petit Roi, cependant, n'y passa point son enfance. Le 9 septembre, jour où le corps de Louis XIV était emmené à Saint-Denis, la Cour se transporta à Vincennes, dont l'air était jugé meilleur que celui de Versailles par les médecins de Paris et dont le château se trouvait tout meublé. Le Régent eut ainsi le temps de faire aménager les Tuileries, que le Roi vint habiter à partir du 30 décembre.

Versailles fut abandonné par la Cour pendant près de sept ans. Le retour n'eut lieu que le 15 juin 1722, à la grande joie de la population de la ville, qui s'était fâcheusement ressentie de son absence : Le Roi revint à Versailles, note le commissaire Narbonne, pour y faire son séjour habituel. Dans son carrosse se trouvaient Mgr le Duc d'Orléans, régent, M. le duc de Chartres, son fils, M. le duc de Bourbon, chargé de son éducation à la place du duc de Maine, à qui elle fut ôtée, M. le maréchal de Villeroy, son gouverneur, et l'évêque de Fréjus, son précepteur. Le Roi arriva sur les cinq heures du soir et, en descendant de_ carrosse, il alla d'abord à la Chapelle faire sa prière et se rendit ensuite à son appartement. Les bourgeois de Versailles avaient eu l'idée de faire tirer un feu d'artifice pour célébrer l'arrivée du Roi... ; mais, son Altesse Royale [le Régent] ne l'ayant pas jugé convenable, le feu d'artifice n'eut pas lieu.

La ville reprit de l'animation, vit augmenter sa population et renaître son commerce. Au Château, qui n'avait jamais cessé d'être entretenu, divers aménagements nouveaux furent nécessaires. Les plus intéressants se firent chez le Roi ; on consacra à sa commodité et à son divertissement, dans le comble de l'appartement privé, quelques pièces auxquelles plus tard devaient s'en ajouter tant d'autres.

Louis XV, qui avait alors douze ans, amenait à Versailles la petite Infante, âgée de cinq ans, qu'on avait demandée pour lui en mariage et qu'il devait bientôt renvoyer à son père, Philippe V. Le Roi et l'Infante, dit Saint-Simon, occupèrent les appartements du feu Roi et de la feue Reine. Le Régent habita l'appartement du rez-de-chaussée. C'est dans cette partie du Château qu'on doit évoquer le gouvernement du duc d'Orléans et ses plaisirs pendant les dix-huit derniers mois de sa vie. Son cabinet de travail est celui où il mourut subitement, auprès de la duchesse de Phalaris, le 2 décembre 1723. On peut citer le récit de Saint-Simon : La Falari... redoubla ses cris. Voyant que personne ne répondait, elle appuya comme elle put ce pauvre prince sur les deux bras contigus des deux fauteuils, courut dans le grand cabinet, dans la chambre, dans les antichambres, sans trouver qui que ce soit, enfin dans la cour et dans la Galerie Basse...

M. le Duc (de Bourbon), qui lui succède comme premier ministre, s'occupe sans retard du mariage du Roi. L'Infante, décidément trop jeune pour donner un héritier à la couronne, est renvoyée en Espagne à la grande colère de son père et au grand danger de la paix entre les deux peuples. L'embarras de trouver parmi les princesses qui pouvaient convenir au jeune roi de France fait choisir la fille du roi détrôné de Pologne, Stanislas Leczinski, qui vivait modestement en Alsace des libéralités françaises, et la jeune Marie Leczinska fut amenée par étapes, au milieu des réjouissances des provinces, à Fontainebleau où eut lieu le mariage le 5 septembre 1725. Chacun sait que cette union, malgré la disproportion des âges — la reine avait sept ans de plus que le roi —, fut d'abord parfaitement heureuse et que la naissance d'un dauphin après celle de ses trois sœurs aînées vint assurer pour l'avenir la transmission régulière de la couronne.

Il ne saurait être question ici de suivre l'histoire de soixante ans de règne. Nous voulons seulement conter l'existence personnelle du souverain en la replaçant, grâce aux mémoires du temps, dans le décor tout ensemble somptueux et intime où elle s'est déroulée. L'histoire anecdotique de la Cour exige, pour être suivie avec clarté, une connaissance exacte des intérieurs royaux. Ce qui en reste à Versailles permet, par bonheur, de reconstituer avec une entière précision le cadre de la vie privée et publique des princes. Nous avons sous les yeux, pour cette partie du Château, l'état où la Révolution l'a trouvée. Ces appartements, qui marquent nettement les variations du style français au cours du siècle, ne sont pas seulement un charmant musée de la décoration française ; c'est le lieu où s'évoquent tous les souvenirs de Louis XV et de Louis XVI. Le successeur de Louis XIV en a établi la disposition générale, après des modifications nombreuses ; tant par son désir de changements que pour les nécessités diverses de son service, il a imposé à ses architectes un remaniement continuel de ses intérieurs. Dès 1738, il a commencé la destruction de ceux de Louis XIV, et cette entreprise, une fois mise en train, a fait disparaître en quelques années tous leurs vestiges. Nous nous figurons à grand'peine les Cabinets fameux du Grand Roi ; pour les souverains du XVIIIe siècle, au contraire, nous trouvons dans Versailles le témoignage de leurs goûts personnels et le décor presque intact de leur existence.

 

II. — LA CHAMBRE DU ROI

 

Pendant la première partie de son règne, Louis XV se servit de la chambre à coucher de Louis XIV. S'il songea à l'abandonner, la raison s'en laisse deviner dans un passage du journal du duc de Luynes, source abondante de renseignements sur l'époque ; elle est à l'origine des premiers travaux qui allaient si vite entraîner la transformation complète des pièces au nord de la cour de Marbre. Le mari de la dame d'honneur de Marie Leczinska écrit, le 26 novembre 1737 : On ne peut trop parler des marques de bonté qui viennent du Roi... Il y a quelques jours que le Roi, parlant à son souper du grand froid qu'il faisait ici dans sa chambre à coucher, qui l'obligeait même de passer quelquefois dans son Cabinet, lorsqu'il se lève le matin avant que l'on soit entré chez lui, j'eus l'honneur de lui dire que, puisqu'il trouvait son Cabinet plus chaud, il me semblait qu'il en pourrait faire usage plus souvent. C'est sur cela qu'il me répondit : Lorsque je me lève avant que l'on soit entré, j'allume mon feu moi-même et je n'ai besoin d'appeler personne. Si je passais dans mon Cabinet, il faudrait appeler ; il faut laisser dormir ces pauvres gens, je les en empêche assez souvent.

Le duc de Luynes revient sur ces inconvénients le mois suivant, à propos d'un rhume de Louis XV : Comme sa chambre est extrêmement froide, on a tendu un lit dans le Cabinet de glaces [Cabinet du Conseil] et c'est là qu'il couche ; il entend la messe dans le même cabinet, l'autel entre les deux croisées.

La chambre où mourut Louis XIV était donc aussi incommode que majestueuse, et il n'est pas surprenant que son successeur, après une longue expérience, ait songé à s'en assurer une plus habitable et plus aisée à chauffer en cas de maladie. Telle est au moins la raison officielle ; une autre raison pouvait être de rapprocher le Roi de ses Petits Appartements et de Mme de Mailly, dont la faveur commence précisément à cette époque.

En tout cas, après l'installation d'une chambre à coucher nouvelle faisant partie de l'appartement privé, Louis XV, dut continuer à remplir dans l'ancienne toutes les obligations royales imposées par l'étiquette. Celle des audiences publiques n'avaient rien de gênant, ni celles du petit couvert, tant qu'il consentit à manger dans la chambre ; tous les courtisans y entraient pour le voir dîner et souper, et il se retirait ensuite clans son Cabinet, où ne le suivaient que les entrées particulières. Il n'en était pas de même pour le lever et le coucher ; pour la première fonction notamment, il devait être fort incommode au souverain de quitter en robe de chambre la pièce où il avait dormi, pour gagner, en traversant le Cabinet du Conseil, la Chambre de parade où allaient se présenter les entrées successives.

On ne croirait pas à tant de rigueur imposée au souverain, si l'on n'en trouvait mention dans nombre de récits. Le plus piquant est sans doute celui où Dufort de Cheverny, introducteur des Ambassadeurs, conte un tardif coucher de Louis XV après une heure du matin : Le Roi, après avoir fait son coucher en public, se relève, passe par son Cabinet, entre dans sa vraie chambre et referme la porte...

L'usage qu'il fait donc de la chambre parée se réduit au cérémonial du lever et du coucher et d'ordinaire, le reste de la journée, il n'y paraît plus. L'ancienne chambre de Louis XIV demeure l'entrée principale du Cabinet du Roi et sert, à certaines heures, comme de troisième antichambre à l'appartement du souverain. Le décor en était somptueux. C'était toujours celui de Louis XIV, à l'exception des deux cheminées qui furent ordonnées par Louis XV. Sous Louis XIV il n'y avait qu'une cheminée à droite, dans le mur du Cabinet du Roi, et c'était la plus belle de Versailles. Gabriel déclare dans un rapport qu'elle est d'un marbre ancien qui ne se trouve plus depuis longtemps. Ce marbre, approchant de la brèche violette, ne put être assorti suffisamment, lorsque le Roi, qui avait eu froid pendant sa toilette, demanda qu'on lui fit une seconde cheminée. On prit le parti d'en établir deux nouvelles.

Les tableaux placés de chaque côté du lit, et qu'on retirait pendant l'été, n'avaient pas changé depuis Louis XIV. C'est un témoignage du respect avec lequel on conservait la Chambre du Grand Roi. Les bordures, d'un poids énorme, étaient retenues sur les tapisseries par des écrous fixés dans le mur ; comme on les déplaçait tous les ans, elles étaient assez fatiguées et les vis manquaient de solidité. L'ameublement ne pouvait être conservé comme le décor mural ; celui de la grande Chambre du Roi en hiver est ainsi décrit dans un inventaire du Garde-Meuble royal : Deux pièces de tapisserie de velours cramoisi, ensemble de seize lez sur douze pieds quatre pouces de haut... Un riche ameublement de velours cramoisi brodé d'or, consistant en un lit à impériale et à colonnades, complet de ses étoffes avec entour de gros de Tours cramoisi garni de franges... Deux fauteuils, douze pliants, deux écrans, deux carreaux. Un beau lustre en cristal de roche à douze bobèches... Une pendule à répétition ayant dix-huit pouces de haut, à cadran d'émail et d'argent doré... Quatre portières des Saisons fond or. L'ameublement d'été, moins important que celui d'hiver, était de brocart de Lyon à fond violet et cramoisi.

Un balustre isole le lit royal. Seuls les plus hauts seigneurs et les gens de service peuvent le franchir. Dans cette pièce, l'étiquette se montre rigoureuse et le salut du lit royal y est d'usage. La journée du Roi y commence.

Un peu avant l'heure qu'il a fixée la veille pour son réveil, les garçons de la Chambre, appelés par le premier valet de chambre de quartier, ouvrent doucement les volets de la chambre privée, ôtent le mortier et la bougie qui sont restés allumés toute la nuit et enlèvent le lit de veille du premier valet de chambre. Ils emportent la collation de nuit. Un garçon de fourrière vient faire du feu, si c'est en été, ou remettre du bois, si c'est en hiver. Après leur départ, le premier valet de chambre s'approche du lit du Roi, écarte les grands rideaux et dit : Sire, voilà l'heure. Le Roi se lève, puis, gagnant la Chambre de parade par le Cabinet du Conseil, il franchit le balustre et se met dans le lit de Louis XIV. Le premier valet de chambre se dirige vers la porte de l'ail-de-Bœuf et annonce la présence du Roi au grand chambellan et au premier gentilhomme de la Chambre en année.

Les entrées vont être introduites. Le duc de Luynes les a énumérées en 1737 : Les entrées chez le Roi sont les familières, les grandes entrées, les premières entrées et les entrées de la Chambre. Les entrées familières sont dans le moment que le Roi est éveillé et lorsqu'il est encore dans son lit. Tous les princes du sang, hors M. le prince de Conty, outre cela M. le Cardinal [de Fleury], M. le duc de Charost, Mme de Ventadour et la nourrice sont les seuls qui les aient. Les grandes entrées, qui sont celles des premiers gentilshommes de la Chambre sont lorsque le Roi vient de se lever. Les premières entrées sont lorsqu'il est levé et qu'il a sa robe de chambre. L'entrée de la Chambre est lorsque le Roi est dans son fauteuil vis-à-vis de sa toilette, et ensuite entrent les courtisans. Les entrées familières, la Reine, les Enfants de France, les princes et princesses du sang viennent donc saluer le Roi, suivis du premier médecin et du premier chirurgien. Tout en leur pariant, il tend les mains au premier valet de chambre qui, d'une aiguière de vermeil, lui verse de l'esprit-de-vin parfumé. Il effleure des doigts l'eau bénite que lui présente le grand chambellan ou, à défaut, le premier gentilhomme de la Chambre, et murmure une prière. Le Roi sort du lit, tandis que les deux pages de la Chambre de service s'agenouillent et lui glissent les mules aux pieds.

Pendant ce temps, il fait appeler les grandes entrées, c'est-à-dire les grands officiers de la Chambre et de la Garde-robe, les premiers gentilshommes de la Chambre, le grand-maître et les maîtres de la Garde-robe, le premier valet de Garde-robe de quartier, le valet de Garde-robe ordinaire, le valet de Garde-robe de quartier. Avec eux, viennent, pour les besoins du service, le cravatier, le tailleur, le barbier ordinaire, les deux barbiers de quartier, l'horloger, les apothicaires de quartier. M. le duc d'Orléans, les dames d'honneur, les dames d'atours de la Reine et de Mesdames se présentent aussi.

Le grand chambellan ou le premier gentilhomme ou, en leur absence, un grand-officier tend la robe de chambre. Le Roi va à son fauteuil. Sur sa demande, la première entrée va être introduite. Le premier gentilhomme de la Chambre donne l'ordre à l'huissier. Les lecteurs de la Chambre et du Cabinet du Roi, les intendants des Menus-Plaisirs et affaires, les premiers valets de chambre et de garde-robe qui ne sont pas de quartier, se présentent. Le Roi s'est assis. Le grand chambellan, le premier gentilhomme de la Chambre ou le barbier en leur absence, ôte le bonnet de nuit. L'un des barbiers de service peigne le Roi et présente la perruque tandis que le premier valet de chambre tient un miroir. Puis les officiers de la Garde-robe s'approchent pour habiller le Roi qui demande en même temps sa Chambre. Il passe le haut-de-chausses et les bas qu'on lui présente. Un garçon de la Garde-robe lui chausse ses souliers aux boucles de diamants. Les deux pages de service relèvent les mules. Puis le premier valet de la Garde-robe présente, l'une après l'autre, les jarretières à boucles de diamants, que le Roi attache lui-même. L'un des deux barbiers le rase et le lave avec une éponge douce, d'eau mêlée d'esprit-de-vin, et enfin avec de l'eau pure.

Après la collation qui est apportée par les officiers de la Bouche et du Gobelet, le Roi ôte sa robe de chambre. Le maître de la Garde-robe lui tire la camisole de nuit par la manche droite et le premier valet de la Garde-robe par la manche gauche. Un valet apporte alors la chemise qui a été chauffée, s'il en est besoin, et qui est couverte d'un taffetas blanc. L'un des fils ou petits-fils de France ou, en son absence, le grand chambellan ou le premier gentilhomme de la Chambre, passe la chemise au Roi, tandis que deux valets soutiennent la robe de chambre pour le cacher. Sa Majesté se lève de son siège. Les valets apportent la veste et le cordon bleu. Le grand maître de la Garde-robe agrafe l'épée au côté du Roi, puis il lui passe la veste et lui met en sautoir le cordon bleu au bout duquel est attachée la croix du Saint-Esprit en diamants avec celle de l'ordre de Saint-Louis.

L'habillement s'achève. Tout en nouant la cravate choisie dans une corbeille, le Roi parle avec ses familiers, évoque la dernière chasse, annonce ses projets du jour. Le maitre de la Garde-robe présente enfin le chapeau, les gants, la canne et, aux grandes fêtes, le manteau et le collier de l'Ordre. Pendant ce temps, la Chambre est entrée. La liste en est longue. Ce sont tous les officiers de la Chambre, les huissiers du Cabinet, de la Chambre, des antichambres, les valets de chambre, les tapissiers, les porte-manteaux ordinaires ou de quartiers ; le porte-arquebuse, le garde général des meubles, l'imprimeur de Sa Majesté, le Grand-aumônier, les aumôniers de quartier, le maître de la chapelle, le maitre de l'oratoire, le confesseur du Roi, les conseillers d'État, les capitaines des Gardes du corps, le major des Gardes du Roi, les maréchaux de France, le colonel général des Gardes-françaises, le colonel du régiment du Roi, le capitaine des Cent-Suisses, le Grand veneur, le fauconnier, le Grand louvetier, le capitaine des levrettes, le Grand écuyer, le commandant pour la Grande écurie, le Grand prévôt, le Grand-maître des cérémonies, le maître et l'aide des cérémonies, les introducteurs des ambassadeurs, les gouverneurs et sous-gouverneurs des pages de la Chambre, le gouverneur des pages de la Grande Écurie, le premier maître d'hôtel du Roi, le premier architecte, les contrôleurs des bâtiments du Roi, le grand panetier, suivi des médecins servants, des médecins et chirurgiens-opérateurs, de l'oculiste-opérateur, du dentiste et des renoueurs.

Lorsqu'il y a des gens de qualité, comme des cardinaux, des ambassadeurs, des maréchaux, des gouverneurs de province, les huissiers de la porte font demander et le premier gentilhomme de la Chambre va les nommer au Roi qui ordonne qu'on les fasse entrer. Puis l'huissier laisse entrer les courtisans selon le discernement qu'il fait des personnes... Il est de son devoir de demander le nom et la qualité de ceux qu'il ne connaît pas ; et lorsqu'il le demande, qui que ce soit ne le doit trouver mauvais, parce qu'il est de sa charge de connaître tous ceux qu'il laisse entrer. Vers la fin, le défilé s'accélère, chacun satisfait d'user de son droit de voir le Roi et d'être vu de lui.

La foule des courtisans et des gens de service se presse derrière la balustrade. Le Roi est prêt. Il va s'agenouiller dans la ruelle pour la prière et le grand-aumônier récite à voix basse l'oraison, Quæsumus, omnipotens Deus.

Avant de quitter le balustre, le Roi va recevoir certaines audiences. Le cérémonial en est fixé par les registres des premiers gentilshommes de la Chambre. Les mémoires du temps en rapportent continuellement le détail.

Voici, par exemple, l'audience accordée au comte de Kaunitz, ambassadeur de l'impératrice Marie-Thérèse. Le comte Dufort de Cheverny, introducteur des ambassadeurs, vint prendre dans la Grande Cour l'envoyé extraordinaire de Sa Majesté catholique, qu'une suite magnifique de carrosses, d'officiers, de valets de pied en livrées galonnées avait amené. Entourés des pages et des gentilshommes de l'ambassade, accompagnés d'un prince de Lorraine, le comte de Pons, ils montèrent le grand escalier, entre une haie de Cent-Suisses en grand uniforme, ils traversèrent les appartements, garnis de gardes du corps sous les armes, tandis que les sentinelles frappaient du pied.

Arrivés à la chambre à coucher du Roi, raconte Dufort, nous le trouvâmes assis, entouré de tout son service et des grands officiers, de M. le prince de Turenne, grand chambellan en survivance, de M. le duc de Bouillon, son père, de tous les ducs, des grands d'Espagne, enfin des gens titrés. Dès que le Roi aperçut l'ambassadeur, il se découvrit et se leva. L'ambassadeur, escorté du prince et de l'introducteur, s'avança, suivi de son secrétaire de légation et de ses cavaliers d'ambassade ; il fit trois profondes révérences à des distances égales. Le Roi alors s'assit et se couvrit, l'ambassadeur en fit autant ; les princes, les ducs, les grands, se couvrirent aussi. L'ambassadeur commença son discours ; à chaque fois qu'il prononçait le nom de Leurs Majestés, soit étrangères, soit d'ici, il se découvrait ; le Roi en faisait autant, et tous ceux couverts les imitaient fidèlement. Le discours fini, le Roi répondit. Ensuite l'ambassadeur, debout, présenta le secrétaire de légation et tous les cavaliers de l'ambassade, et se retira dans la même forme, en faisant trois profondes révérences. Nous allâmes ensuite chez la Reine et chez toute la famille royale, faisant à peu près les mêmes cérémonies partout. Le prince de la maison de Lorraine cessa d'accompagner après M. le Dauphin et Madame la Dauphine.

Voici encore un récit du journal du duc de Luynes qui anime ce décor par le souvenir des anciens usages ; il raconte les harangues prononcées à l'occasion de la paix d'Aix-la-Chapelle

Aujourd'hui (21 février 1749), le Roi a reçu les harangues des Cours supérieures... L'usage est que le secrétaire d'Etat de la Maison du Roi aille chercher le Parlement, la Chambre des Comptes, la Cour des Aides et le Grand Conseil jusque dans le lieu où ils s'assemblent ; la Ville, la Cour des Monnaies, l'Université et l'Académie, seulement jusqu'à la porte de la Chambre du Roi. Il les reconduit jusqu'aux mêmes lieux où il les a pris. Le Roi reçoit toutes ces visites dans sa chambre ; il est assis dans son fauteuil, le dos tourné à la cheminée et son chapeau sur sa tête. Le capitaine des Gardes, le Grand Chambellan derrière le fauteuil ; M. le Chancelier, à la droite du fauteuil. M. le Dauphin a assisté aux harangues ; il était à la droite du Roi, un peu en avant de M. le Chancelier. — Après la harangue de l'Académie, M. de Richelieu a nommé au Roi, suivant l'usage, tous les Académiciens qui étaient présents ; on les nomme suivant l'ancienneté de leur réception ; il n'est point question d'autre rang. Il y en avait en tout vingt-trois.

Les divers défilés et audiences prévus par l'étiquette du lever sont terminés, le cérémonial de la Chambre de parade a pris fin ; le Roi qui n'a pas quitté l'intérieur du balustre se lève, précédé de l'huissier de la Chambre et suivi de son capitaine des Gardes. Il se dirige vers le Cabinet du Conseil. Le grand écuyer, le porte-arquebuse, le capitaine des Gardes y reçoivent ses ordres. Les entrées qui ont droit aux entrées du Cabinet rejoignent le Roi par la porte de la Grande Galerie. Une autre vie commence.

Toutes ces diverses étiquettes se renouvellent en partie pour le botter, le débotter, les concerts, etc., où les diverses charges et services ont leur rôle. Le soir, la cérémonie du coucher est aussi importante que celle du lever. La même étiquette minutieuse y préside, devant la Cour, dans !a Chambre de parade. Le duc de Luynes nous la décrit :

Toutes ces entrées, le soir, sont absolument égales au coucher du Roi, c'est-à-dire les familières, les grandes et les premières entrées demeurent à ce que l'on appelle le petit coucher, c'est-à-dire jusqu'à ce que le Roi soit dans son lit. Les autres sortent lorsqu'on avance le fauteuil du Roi auprès de la toilette. Lorsque tout le monde est sorti, le premier valet de chambre garde le bougeoir ou le donne sans ordre du Roi à qui il veut de ceux des courtisans qui restent. On garde le bougeoir jusqu'à ce que le Roi se lève de son fauteuil pour se mettre dans son lit. Alors on le rend, et on reste encore après l'avoir rendu jusqu'à ce tout le monde sorte. Les entrées de la Chambre, ainsi que les courtisans qui n'ont point d'entrées, sortent lorsque l'on dit : Passez, Messieurs, c'est-à-dire lorsque le Roi est déchaussé entièrement et que l'on avance son fauteuil auprès de sa toilette. Le Roi, le soir, en sortant de son cabinet, passe à son prie-Dieu dans son balustre près de son lit, ensuite vient ôter son cordon bleu et son habit. C'est dans ce moment que le premier valet de chambre tenant le bougeoir, le Roi dit : Un tel ; c'est pour donner le bougeoir. Le Roi prend sa chemise que lui donne le prince du sang, ou le grand chambellan, ou le premier gentilhomme de la Chambre, ou le grand-maître, ou le maître de la Garde-robe ; ensuite sa robe de chambre ; il s'assoit, on le déchausse, les pages de la Chambre lui donnent ses pantoufles, alors on avance le fauteuil près la toilette, on dit : Passez, Messieurs ; tout s'en va hors la première entrée, la grande et la familière, mais les entrées de la Chambre sortent.

Le Roi est couché, les portes de la Chambre de parade se sont refermées sur les derniers courtisans, sur les derniers princes ; il est resté seul avec son premier valet de chambre. Aidé de celui-ci, il se relève, passe sa robe de chambre, traverse le Cabinet du Conseil et gagne sa vraie chambre à coucher pour y prendre, en dehors de l'étiquette, son repos. Il n'a plus, à côté de lui, que le premier valet de chambre de quartier qui couche sur un lit de veille. Les valets de chambre sont quatre, nous renseigne Dufort de Cheverny, et servent chacun trois mois. Lorsqu'ils sont de service, ils couchent dans la chambre du Roi, avec un ruban qu'ils attachent à leur poignet, pour être prêts lorsque le Roi veut les appeler. Cette place de confiance, par l'intimité et le crédit qu'elle produit, deviendrait peut-être trop considérable, si le valet de chambre ne changeait pas tous les quartiers. Tout le monde peut se rappeler le crédit des Bontemps sous Louis XIV.

 

L'emplacement choisi en 1738 pour établir cette nouvelle chambre à coucher du Roi fut le Cabinet du billard, où l'on exposait encore, comme sous Louis XIV, de précieux tableaux de la collection royale et où l'on tenait les petits chiens de Sa Majesté. On l'élargit en abattant quelques murs. La création de l'alcôve et d'une petite garde-robe attenante la reporta plus loin, jusqu'à la cour des Cerfs, et lui donna des proportions assez spacieuses pour faire une chambre à coucher commode et propre à recevoir une décoration importante. Celle-ci fut confiée à Jacques Verberckt. Son art, qui est le type bien connu de la décoration du XVIIIe siècle, y triomphe avec éclat. On peut croire que son œuvre a subi quelque altération, car la chambre de Louis XV, telle qu'elle est venue jusqu'à nous, diffère un peu de celle qu'un texte du temps décrit. Elle fut remaniée plusieurs fois. Elle était meublée avec la plus grande richesse ; au-dessus des quatre portes, se trouvaient placés de précieux tableaux renfermés dans de riches cadres..., le portrait de François Ier par le Titien, ceux d'une princesse française, par Rubens, de Marie de Médicis, par Van Dyck, de Don Juan d'Autriche, par Antoine More. Ces tableaux se voyaient encore, au moment de la Révolution, au-dessus des portes de la pièce où Louis XV était mort. Louis XVI y coucha jusqu'au 6 octobre, fit refaire la garde-robe voisine et songea à remettre au goût moderne la chambre de son grand-père ; la pénurie du trésor royal parait avoir sauvé l'ouvrage de Verberckt. C'est là que se passa la dernière matinée de la famille royale à Versailles, la triste réunion du 6 octobre avant le départ pour Paris.

 

III. — LE CABINET DU CONSEIL

 

Il est à Versailles un point central vers lequel tous les regards sont fixés, où se discutent les grandes affaires comme les petites et où se prennent les décisions intéressantes pour la Cour ou importantes pour le royaume. Le nom éveille toutes les curiosités et chacun sait que presque tout y passe et presque tout y aboutit. Son nom revient dans toutes les conversations. C'est le Cabinet du Roi.

On l'appelle aussi le Cabinet du Conseil et c'est sous cette désignation que les visiteurs actuels de Versailles connaissent cette pièce, immédiatement voisine de la Chambre de parade et qui a pris sous Louis XV, en 1755, la forme somptueuse qu'elle présente. Sous Louis XIV, où elle jouait déjà le même rôle, et au début du règne de son successeur, elle était un peu plus étroite et la partie qui ouvre aujourd'hui sur la Galerie des Glaces était occupée par le cabinet des Perruques dont le nom indique suffisamment l'emploi. C'est le plus important des changements accomplis dans l'appartement intérieur sous Louis XV. Par son double caractère, en effet, ce salon placé entre les deux chambres à coucher, celle de parade et la véritable, tient un rôle continuel dans la vie du Château. Il prenait jour par deux fenêtres sur la cour de Marbre. La décoration qu'il présentait durant la première partie du règne de Louis XV est rappelée par le nom de cabinet des glaces qu'on lui donne souvent. La porte de glaces donnant sur la Galerie des Glaces, et qui était considérée comme l'accès des appartements intérieurs du Roi, parait dans beaucoup de récits du temps de Louis XV. Elle est le seuil de la vie royale. Seules les personnes qui ont les entrées peuvent la franchir. En certaines cérémonies, les délégations s'y arrêtent et le Roi les écoute de son cabinet.

Dès qu'il a quitté la Chambre de parade, la plupart de ses actes publics se passent dans ce Cabinet, et beaucoup d'étiquettes privées y sont établies.

C'est là que Louis XV travaille avec les ministres, chacun d'eux ayant son jour auprès de lui, et qu'il tient le Conseil d'État, le Conseil des dépêches, le Conseil des finances. C'est là qu'il donne audience particulière aux princes régnants, aux ambassadeurs à leur première visite, aux envoyés extraordinaires. C'est là qu'ont lieu la cérémonie de la remise de la calotte aux nouveaux cardinaux, leurs remerciements après la remise de la barrette faite à la Chapelle, les fiançailles des princes du sang, la signature du Roi aux contrats de mariage, le serment des maréchaux de France, des grands officiers de la Couronne et des charges de la Cour. C'est là que sont reçues les remontrances du Parlement, celles de la Cour des Comptes et de la Cour des Aides, et que sont accordées aux gens du Roi leurs audiences particulières. Celles du Premier président, au moment des querelles du Parlement avec la Couronne, sont toujours vivement commentées. Celles de l'archevêque de Paris n'ont pas moins d'importance, lors des conflits religieux qui se prolongent le long du règne, et c'est encore dans le Cabinet que le Roi reçoit le prélat, ainsi que les députations du Clergé ; il s'agit presque toujours d'audiences particulières, car les audiences publiques, qui comportent harangues, ont lieu, aussi bien pour le Clergé que pour les Cours supérieurs, la Ville, l'Université, dans la Chambre du lit.

La vie de la Cour de France semble tourner tout entière autour du Cabinet du Roi. On y tient les chapitres de l'Ordre, les réceptions et la réunion du premier janvier, qui précède la mise en marche de la procession des Cordons bleus se rendant à la Chapelle par l'Escalier des Ambassadeurs. La Cour y défile, les femmes après les hommes, pour présenter au Roi les félicitations d'usage, lors des événements heureux de la famille royale, ou les condoléances, lors des deuils ; ces révérences sont continuées ensuite chez la Reine et chez le Dauphin, la Dauphine et Mesdames. C'est enfin au Cabinet du Roi que se font les présentations à Sa Majesté des femmes de condition, qui seront ensuite présentées à la Reine.

Si l'on s'en tient aux habitudes quotidiennes du Roi, on comprend mieux encore l'importance du Cabinet. C'est là qu'a lieu le débotter, après lequel le Roi nomme pour ses soupers. C'est là qu'il donne l'ordre du Cabinet aux capitaines des Gardes et des Cent-Suisses, au premier maître d'hôtel, et, d'une façon générale, tous ses ordres particuliers, même aux personnes qui n'ont pas d'entrées. Au début du règne, Louis XV y joue quelquefois en petit comité.

Un grand nombre d'anecdotes du XVIIIe siècle se placent dans le Cabinet. Le Roi, par exemple, y fait venir le maréchal de Belle-Isle, quelques heures après son retour de la campagne de Bohême ; il y reçoit, ainsi que le Dauphin, la Toison d'Or des mains de l'ambassadeur d'Espagne ; on y assiste à des scènes attendrissantes à l'instant du départ de Madame Elisabeth pour l'Espagne, où elle va épouser l'infant Don Philippe ; Louis XV y entend la messe, avec la Reine, le Dauphin et Mesdames, au moment où vient d'expirer la Dauphine ; la famille royale s'y réunit encore à la mort de Madame Henriette, les darnes de la Reine attendant dans la Chambre du Roi, et le reste de la Cour dans l'Œil-de-Bœuf.

 

Il est indispensable, pour reconstituer la vie de Versailles, d'avoir présent à l'esprit l'étiquette des entrées chez le roi, dont on a déjà parlé ; le journal de Luynes en fait connaître le minutieux fonctionnement et montre leur importance dans la vie de Versailles :

5 avril 1754. — Les entrées de la Chambre ne font aucune différence au coucher. Au lever, elles entrent un moment avant les courtisans, quand on appelle la Chambre, lorsque le Roi sort de son prie-Dieu pour entrer dans son Cabinet de glaces. Les entrées de la Chambre entrent dans ce cabinet ; elles suivent le Roi par la porte de glaces lorsqu'il va à la messe, et rentrent aussi par cette même porte, mais seulement à sa suite. Le même droit d'entrées par la porte de glaces à la suite du Roi subsiste pour l'heure du sermon et des vêpres ; mais, pour les saluts, le Roi passe par sa garde-robe et ses cabinets, et, sortant et rentrant par la petite porte qui est dans la pièce du Trône, non seulement elles ne suivent pas le Roi par cette petite porte, mais même elles ne rentrent point alors par la porte de glaces ; elles ne rentrent dans le Cabinet qu'en faisant le tour par l'Œil-de-Bœuf et la Chambre. Elles entrent aussi au débotter, mais non pas à l'heure de l'ordre le soir ; c'est alors une entrée particulière, entrée de charges, charges qu'ont le Grand aumônier, le premier aumônier, les quatre capitaines des gardes, le capitaine des Cent-Suisses, les deux commandants des gendarmes et chevau-légers, le grand écuyer et le premier écuyer. Il y en a peut-être encore quelques autres que j'oublie, mais peu de gens ont ces entrées.

M. de Croy, qui obtient les entrées de la Chambre en 1763, ajoute quelques traits vifs et une précision intéressante, exemple de l'importance que les courtisans attachent à la gradation des faveurs. Le duc de Duras ouvre la porte du Cabinet et le pousse à l'intérieur, en disant à l'huissier du Cabinet : Le Roi accorde les entrées de la Chambre à M. le prince de Croy. — Et ce fut là toute la cérémonie. Le Roi n'y était pas ; nous restâmes longtemps à l'attendre. On s'assoit, chose commode, puisqu'on ne s'assoit pas dans la Chambre de devant. Il n'y avait presque que des princes du sang ou des ministres, ce qui rend cela très agréable et très commode pour faire ses affaires, d'autant qu'il n'y avait que cinq ou six personnes dans le royaume qui eussent cette grâce sans l'avoir par charge ; de sorte que je n'étais jamais flatté de sortir de la foule du public qui attend dans la Chambre, car, quoique cela s'appelle les entrées de la Chambre, c'est celles du Cabinet, et bien supérieures aux simples entrées de la Chambre, qui ne consistent qu'à faire entrer un peu plus tôt au lever public... Le Roi étant passé pour la messe, je rentrai au Cabinet avec lui, où je le vis jouer ou causer avec tous ses enfants, où il est charmant, étant le meilleur papa du monde... Je causai un peu avec les maréchaux d'Estrées et de Soubise et, voyant qu'on allait appeler pour le Conseil, je sortis fort aise, sans me laisser emporter d'avoir joui de cette agréable grâce. La faveur était donc de celles par où se laissait emporter la vanité de courtisans moins raisonnables que M. de Croy.

 

La plus grande partie de la journée de Louis XV à Versailles s'écoulait dans son Cabinet. Dufort de Cheverny a donné la liste des personnes qui s'y trouvaient admises et formaient l'intérieur du Cabinet. Il a montré le Roi dans l'intimité de cette pièce : Aimable dans son intérieur, et causant bien, personne n'aimait plus la conversation que lui par la variété de ses questions. Le rôle de Roi est difficile ; il ne prend modèle sur personne, il est partout lui ; on ne l'attaque jamais de questions, à moins que ce ne soit pour quelque chose du service. C'est donc à lui de faire tous les frais, et sur le genre qui lui plaît. Il ne peut parler que sciences ou arts ou chasse ; car s'il parlait de politique ou des personnes, chaque mot tirerait à conséquence. Aimant peu les sciences, quoiqu'il fût instruit, par goût ou par politique il ramenait toutes ses conversations sur la chasse du jour ou du lendemain...

Dufort de Cheverny a raconté aussi les scènes familières qui se passaient, en la présence du Roi ou en son absence. Il en est une assez singulière : Le Cabinet n'était composé presque que de jeunes gens, tous fort gais, ce qui plaisait au Roi, qui causait avec eux de préférence. Nous attendions tous le coucher du Roi, occasion pour ceux qui le pouvaient de se montrer assidûment. Le Roi avait un chat matou angora blanc, d'une grosseur prodigieuse, très doux et très familier ; il couchait dans le Cabinet du Conseil, sur un coussin de damas cramoisi, au milieu de la cheminée. Le Roi rentrait toujours à minuit et demi des Petits Appartements... Il n'était pas minuit, et Champcenetz nous dit : Vous ne savez pas que je puis faire danser un chat pendant quelques minutes ? Nous rions, nous parions. Champcenetz tire alors un flacon de sa poche, caresse le chat et fait couler abondamment dans ses quatre pattes de l'eau de mille fleurs. Le chat se rendort, et nous comptions avoir gagné. Tout à coup, sentant l'effet de l'esprit-de-vin, il saute à terre en faisant des pétarades, court sur la table du Roi, jurant, cabriolant, faisant des jetés-battus. Nous tous de rire aux éclats, lorsque le Roi arrive comme une bombe ; chacun reprend sa place, le ton de décence et le maintien grave. Le Roi demande ce qui tenait en gaieté : Rien, Sire, c'est un fait que nous racontions, dit Champcenetz. A l'instant le maudit chat reprend sa danse et court comme un enragé. Le Roi regarde : Messieurs, dit-il, qu'est-ce qui se passe ici ? Champcenetz, qu'a-t-on fait à mon chat ? je veux le savoir. L'interpellation était directe ; Champcenetz hésite et conte succinctement le fait, tandis que le chat battait des entrechats. On sourit du récit, pour voir dans les yeux du Roi comment il prendrait la chose ; mais son visage se renfrogne : Messieurs, reprit-il, je vous laisse ici ; mais si vous voulez vous amuser, j'entends que ce ne soit point aux dépens de mon chat. Cela fut dit si sèchement que personne depuis n'a fait danser le chat. Il n'en fut que cela.

Quantité d'anecdotes montrent la bonté du Roi pour son service. Premiers valets de chambre, comme Bachelier, Champcenetz, Binet, ou jeunes gens de ses intérieurs, en fonctions ou en survivance, n'ont que dévouement pour lui. C'est encore Dufort de Cheverny qui nous fait revivre l'atmosphère jeune et gaie du Cabinet.

Bontemps, le petit-fils de tous les Bontemps, serviteurs de Louis XIV, n'avait que seize ans. On attendait avec impatience qu'il eût l'âge pour remplir la place du premier valet de chambre que Louis XV lui avait conservée. Il passait ses journées dans le Cabinet : Le Roi, qui aimait les enfants, jouait avec lui, et le jeune homme, sans trop se familiariser, se prêtait de bonne grâce aux plaisanteries royales, qui finissaient souvent par le faire pleurer ; car le Roi lui tirait quelquefois les oreilles. Presque toujours dans l'intérieur, nous étions présents à toutes ces scènes. Un jour, à Versailles, Villepail — écuyer de la Petite Écurie — accompagnait le Roi à son débotter ; lorsqu'il fut fini, le Roi se leva et traversant son Cabinet, sa vraie chambre à coucher, passa dans la pièce avant son Cabinet intime et descendit chez Mme de Pompadour. Dès qu'il fut parti, l'intérieur devint une arène de polissonneries entre Bontemps et Villepail ; ce dernier, qui avait son fouet de poste, s'en servit et, voyant Bontemps prendre le fouet de chasse du Roi, s'enfuit par l'escalier. Bontemps se poste derrière la porte de la vraie chambre à coucher et s'enveloppe dans la portière, le fouet sur l'épaule. Il n'est pas un quart d'heure en faction que le Roi, qui avait donné rendez-vous à M. d'Argenson pour travailler, arrive précipitamment. Cet étourdi de Bontemps ne reconnaît pas la marche du Roi, se développe de la portière, le fouet en l'air, et reste pétrifié. Le Roi le devine, le prend par l'oreille et le traîne ainsi deux ou trois pieds... Bontemps criait : Sire, pardonnez-moi ! c'est Villepail qui m'a battu ; je croyais que c'était lui. Le Roi ne le laissa que quand il fut las de le secouer et de rire.

Sur cette simplicité et cette bonté du Roi, qui s'alliaient à une grande égalité d'humeur, d'autres échos nous parviennent encore à travers les mémoires de Luynes : Il y a huit ou dix jours, raconte-t-il, qu'étant ici à table, à son petit couvert et au fruit, et ayant voulu mettre du sucre dans de la crème, il se trouva qu'il n'y en avait point dans le sucrier ; il ne marqua pas la moindre impatience et dit même en badinant : On voit bien qu'il y en avait hier, et il attendit qu'on lui en eût apporté. Il y a trois jours que s'étant couché de meilleure heure qu'à l'ordinaire et, étant déshabillé pour prendre sa chemise, il se trouva qu'il n'y en avait point ; il dit : Ah ! la chemise n'est point encore arrivée, et cela sans la moindre émotion ; il s'approcha du feu, prit sa robe de chambre et attendit. J'étais présent à l'un et à l'autre. J'ai ouï conter qu'il y a quelque temps, étant à la chasse, étant prêt à monter à cheval, on lui avait apporté deux bottes d'un même pied ; il s'assit et attendit en disant : Celui qui les a oubliées est plus fâché que moi.

Une autre fois, à la chasse, le Roi vit la tristesse d'un de ses écuyers qu'il aimait et qu'il avait marié, le marquis de Villepail. Il le questionna. L'autre osa lui avouer une grosse perte de jeu. C'était la veille du jour de l'an. Le Roi lui envoya le lendemain une superbe écuelle de Sèvres dans laquelle il y avait mille louis d'or.

C'est par des traits de ce genre que se justifie le jugement du duc de Luynes : Dans l'habitude de la vie, écrit-il, il a une douceur de caractère et une facilité qui ne se démentent presque jamais.

 

Le travail avec les ministres retient longtemps le Roi dans son Cabinet. On voit des journées fort occupées, comme celle que note Luynes, le 3 mars 1755 : Hier dimanche, le Roi travailla avec M. de Mirepoix, deux ou trois fois avec M. le prince de Conti, tint Conseil d'État, travailla avec M. de Séchelles et outre cela avec M. le garde des Sceaux. Quelques années auparavant, ses longues présences dans son Cabinet laissaient place à des médisances de cour, dont il faut admettre l'exactitude, puisqu'on les trouve sous la plume d'un aussi sérieux témoin que Luynes.

Pour couper son labeur et prendre quelques instants de repos, il monte en effet dans ses Petits Appartements. Le travail des ministres avec le Roi se fait dans le Cabinet de Sa Majesté ; quelquefois, après le travail, le Roi passe dans sa garde-robe et monte tout de suite, par un escalier dérobé, chez Mme de la Tournelle. Après y avoir demeuré quelque temps, il redescend par le même escalier, rentre dans son Cabinet, où le ministre l'attend ; et comme le Roi sort du Cabinet suivi du ministre, on croit souvent que c'est la fin du travail.

C'est pendant le Conseil et dans son Cabinet que la mort du cardinal de Fleury est annoncée à Louis XV : On croyait depuis deux ou trois jours que M. le Cardinal mourait à tout moment ; cependant il n'est mort qu'aujourd'hui. Le Roi était au Conseil des finances, auquel les ministres n'assistent point. L'usage est que, lorsque le Roi travaille seul avec quelques ministres, le premier valet de chambre reste dans la Chambre ; lorsqu'il y a Conseil, personne n'y reste. Le Conseil était près de finir ; M. de Maurepas et M. Amelot ont demandé à entrer dans la Chambre ; le conseil étant fini, le Roi a été lui-même, sur-le-champ, ouvrir la porte du Cabinet. Ordinairement c'est quelqu'un de ceux du Conseil qui va ouvrir ; mais le Roi avait entendu la voix de M. de Maurepas et les avait vu passer tous deux dans la cour. Les deux ministres ont rendu compte à Sa Majesté de la mort de M. le Cardinal. Ceux qui étaient au Conseil se sont approchés du Roi un moment après ; après quoi, Sa Majesté est entrée dans sa garde-robe et a fermé la porte sur lui avec force.

C'est ici qu'étaient adressées les condoléances ou les félicitations qu'il était d'usage d'offrir à Leurs Majestés à l'occasion des événements qui survenaient dans la famille royale. Ainsi eurent lieu les premières révérences qui suivent la mort de Madame Henriette.

27 février 1752. — Le 22, mardi, furent les révérences. L'heure était donnée pour les hommes après la messe du Roi, et pour les femmes, à cinq heures... Il y avait un monde prodigieux, hommes titrés et non titrés, des conseillers d'État, des maîtres des requêtes, tous en manteaux et point en robes. Mesdames, qui étaient chez le Roi, sont sorties pour aller chez la Reine. M. le Dauphin était déjà entré chez le Roi, accompagné de presque tous ses menins ; il était suivi par tous les princes du sang... M. le duc d'Orléans était suivi de toute sa maison, qu'il a présentée aujourd'hui. Tout le monde était en pleureuses et en manteau long ; quelques-uns avaient des rabats et d'autres des cravates, gants noirs, crêpe pendant, etc. ; beaucoup de gens avaient des écuyers ou valets de chambre pour porter leur manteau ; ceux qui les portaient et qui n'étaient point gens de livrées avaient des habits noirs... Le Roi était debout dans le Cabinet de glaces. On avait ôté la table du Conseil. Immédiatement après les princes du sang, tout le monde est entré sans distinction.

A la naissance du duc de Berry, plus tard dauphin et roi (Louis XVI) d'autres révérences eurent lieu :

25 août 1754. — Hier, le Roi reçut des révérences, mais seulement des dames ; les gens de la Cour se présentèrent devant lui, mais ne passèrent point l'un après l'autre comme les dames ; il y en eut cependant qui firent des révérences chez M. le duc de Bourgogne, entrant par une porte et sortant par l'autre. Pour les darnes, elles allèrent chez le Roi, chez la Reine et chez toute la famille royale. Les dames de Mesdames avaient fait leur cour le matin, dans le Cabinet, au retour de la messe, à la suite de Mesdames ; elles étaient obligées de se trouver chez Mesdames pour attendre le moment des révérences ; ainsi il n'y en eut que deux qui allèrent chez le Roi. Ce fut à une heure après-midi que se firent les révérences ; c'était dans le Cabinet du Conseil, on avait ôté la table. Les dames entraient de la Chambre dans le Cabinet et ressortaient dans la Galerie. Le Roi était debout. Monseigneur le Dauphin ni Mesdames n'étaient point avec lui. J'étais dans le Cabinet du Roi, je comptais les dames qui passaient ; il n'y en eut que soixante-sept.

Les présentations comptaient parmi les événements notables de la vie de Versailles. Cela se faisait au souper, du temps du feu Roi ; présentement, c'est dans le Cabinet du Roi, ordinairement sur les cinq ou six heures de l'après-midi. En veut-on quelques récits ?

Voici, par exemple, le détail de la cérémonie qui a lieu dans le Cabinet du Roi, puis dans la Chambre de la Reine, au moment où Mme de la Tournelle devient duchesse de Châteauroux, le 22 octobre 1743 : La présentation a été faite. Il y avait huit dames, cinq assises, savoir : Mmes de Lauraguais, de Châteauroux, Mme la maréchale de Duras, Mmes les duchesses d'Aiguillon et d'Agenois, et trois debout : Mmes de Flavacourt, de Maurepas et de Rubempré. La présentation s'est faite une demi-heure après le débotter. Le Roi a fait attendre ces dames environ un demi-quart d'heure ; elles se sont assises dans la Chambre du Roi ; ensuite M. de Gesvres les a averties. Mme de Lauraguais est entrée la première dans le Cabinet ; au bout d'un temps fort court, le Roi s'est levé. Elles ont été de là chez la Reine ; là, il n'a point été question de présentation, ni de baiser la robe, mais seulement de prendre le tabouret. La Reine s'est d'abord approchée de Mme de la Tournelle et lui a dit : Madame, je vous fais compliment sur la grâce que le Roi vous a accordée ; ensuite elle s'est assise. Mme de Lauraguais et Mme de Châteauroux se sont assises à la gauche de la Reine, Mme de Luynes à la droite, ensuite Mme de Duras, Mme d'Aiguillon et d'Agenois. Les trois dames debout sont entrées. Il n'y avait pas une seule dame du palais de la Reine ; c'était un quart d'heure avant la comédie. La Reine s'est levée au bout de fort peu de temps, et elles sont allées chez M. le Dauphin et chez Mesdames.

Il est d'autres présentations que l'histoire enregistre. Dans le Cabinet furent présentées Mme de Pompadour et Mme du Barry qui reçurent l'une et l'autre, à la Cour, un accueil assez malveillant et qui durent se trouver elles-mêmes fort surprises du cérémonial auquel la faveur royale, seule, leur donnait droit.

On connaît le récit de la présentation de Mme de Pompadour. Elle doit avoir lieu à six heures ; toute la Cour est là, malveillante et moqueuse, pour juger les débuts de cette marquise improvisée. Il y avait, dit Luynes, un monde prodigieux dans l'Antichambre et la Chambre du Roi, niais assez peu dans le Cabinet. La princesse de Conti, chargée de la présentation, parait la première, fend la foule et entre dans le Cabinet du Roi, suivie de sa darne d'honneur et de trois autres dames en grand habit, étincelantes de diamants. Ce sont Mmes d'Estrades, de la Chau-Montauban et de Pompadour. La princesse dit les phrases d'usage, et la marquise fait les trois révérences. Le Roi n'est pas sans quelque gêne. La conversation fut fort courte, dit notre témoin, et l'embarras très grand de part et d'autre.

Mme de Pompadour avait été présentée dans le Cabinet tel qu'il existait au début du règne. C'est dans le Cabinet remanié en 1755, tel qu'il est conservé aujourd'hui, que la présentation de Mme du Barry eut lieu le 22 avril 1769. Un retard de la favorite avait inquiété le Roi. Il attendait dans le Cabinet, après le débotté, regardant d'une fenêtre à l'autre la cour royale pleine de curieux. Le carrosse franchissait enfin la grille et bientôt après le premier gentilhomme introduisait M' de Béarn, en grande toilette, chargée de la présentation. M' du Barry la suivait couverte des cent mille livres de diamants que les joailliers royaux lui avaient apportées la veille. Sous le somptueux habit et la coiffure étincelante apparurent ces belles épaules, cette gorge incomparable, ce teint de roses avivé de rouge, cette grâce des révérences et du sourire, et surtout, dans cette femme de cour improvisée, une aisance de gestes que n'apprend point le maître à danser. Le murmure de l'admiration fut un instant l'excuse du Roi ; lui-même eut son regard, d'ordinaire alourdi, tout illuminé de ce triomphe. Et tandis qu'il rentrait dans son intérieur, Mme du Barry, moins gênée que sa marraine, descendait chez la famille royale et traversait, saluée d'une curiosité insolente, les salons et les escaliers du Château remplis de ses sujets de demain.

 

Toutes ces scènes, sauf la dernière, se placent dans l'ancien Cabinet du Roi. En 1755, le décor change et la nouvelle pièce s'élargira de tout l'emplacement du Cabinet des perruques. Peu de morceaux de Versailles ont une histoire aussi certaine. Il est l'œuvre d'un sculpteur nouveau, préféré cette fois à Verberckt, qui occupait jusqu'alors au Château une place tout à fait prépondérante. Cet artiste est Jules-Antoine Rousseau. On peut juger du talent de ce maître longtemps oublié par la merveille du Cabinet du Roi. Son ouvrage comprend trois grands panneaux sculptés, dont deux avoisinent la cheminée et dont le troisième, moins large, y fait face. Leur composition s'accorde avec la destination officielle du salon. Des doubles coquilles d'or qui les surmontent descendent des guirlandes de fleurs et un trophée d'armes à la romaine entouré de lauriers, auquel est suspendu un médaillon encadré de branches d'olivier. L'un des médaillons rappelle le travail du Roi en temps de paix : un génie enfant, nu et debout sous un portique, tient une balance ; un autre retient un chien sous son bras et un troisième porte un livre et un miroir, tandis qu'à leurs pieds se tord un serpent. Il y faut voir sans doute les symboles de la fidélité et de la sincérité que le souverain doit rencontrer parmi les ministres qui le conseillent. Le second médaillon représente la guerre. Dans le troisième, soutenu par un trophée, jouent quatre petits génies parmi des attributs marins, tandis qu'un vaisseau à deux mâts passe, les voiles gonflées ; l'importance de la marine dans les conseils du Roi, à la veille de la guerre avec l'Angleterre, est ingénieusement évoquée par cette sculpture. Le chiffre royal aux L enlacés, l'écusson de France, les fleurs de lis indiquent la majesté de cette pièce où se débattent tarit de fois les destinées du royaume.

 

IV. — LES CABINETS

 

Par la porte de glace du grand Cabinet qu'ouvrent devant lui les huissiers, Louis XV, une fois le travail du Conseil ou les cérémonies officielles terminés, pénètre dans une partie du Château où peu de courtisans sont admis. Suivons-le dans le Cabinet de la Pendule. Ce n'est guère qu'un lieu de passage, mais il marque en quelque sorte les limites d'un nouveau domaine, plus intime, du Roi. Il mène au Cabinet intérieur. Après les grandes pièces d'étiquette, voici celles où le Roi mène sa vie privée.

Le Cabinet de la Pendule en est l'antichambre. Il ne doit jamais y rester d'une façon permanente que le premier valet de chambre pour y être toujours aux ordres du Roi et, pour le service, les huissiers qui doivent toujours demeurer dans la pièce près celle de la Pendule, dans le silence convenable. Ce n'est que par tolérance pure qu'on y laisse entrer les grands officiers de la Chambre, le premier gentilhomme et le Grand maître de la Garde-robe.

Le service n'est plus assuré, comme dans le Cabinet du Conseil et la Chambre, par les premiers gentilshommes. Il appartient aux premiers valets de chambre. Ceux-ci se montrent fort jaloux de leurs prérogatives. Dans un mémoire, ils les défendent et cela nous fait bien voir l'importance des fonctions auprès du Roi : Les premiers gentilshommes n'ont jamais eu aucune espèce de service à faire dans le Cabinet intérieur du Roi, et c'est par abus, quand ils admettent quelqu'un à l'audience intérieure... Leur service devait se borner tellement à la Chambre et au Cabinet du Conseil qu'anciennement on ne leur permettait pas de passer jamais le seuil de la porte du Cabinet du Conseil. Et les premiers valets ajoutent finement : Arrangement sage fait par nos Rois pour n'avoir pas à redouter l'importunité des grands dans leur intérieur.

Dans le plan général qui a modifié les intérieurs du Roi en 1738, ce Cabinet, où Verberckt va sculpter d'admirables boiseries, reçoit alors une disposition qu'il gardera jusqu'en 176o et qui lui fait d'abord donner pendant longtemps, dans l'usage de la Cour, le nom de Cabinet ovale. Il prit le nom de Cabinet de la Pendule, qui lui est resté, lorsqu'on y plaça, au mois de janvier 1754, l'horloge astronomique conçue par Passemant, ingénieur du Roi, exécutée par l'horloger Dauthiau et dont le bronze est signé de Caffiéri. Le duc de Luynes la décrit au moment de son installation : J'ai vu aujourd'hui chez le Roi la pendule de Passemant... Elle est dans une boîte de bronze doré très riche et bien travaillée ; elle est surmontée d'un globe de cristal contenant le soleil et toutes les planètes comme dans une sphère, suivant le système de Copernic. Les planètes font toutes leur mouvement régulièrement, comme elles le font dans le ciel. Vers le milieu de la boite sont des ouvertures où l'on voit l'année, le jour de la semaine, le mois et le quantième dudit mois et le quartier de la lune. Cette pendule est placée dans le Cabinet ovale après la chambre à coucher, auprès de la ligne méridienne. Elle fut posée en 1760 sur le massif revêtu de marbre, où on la voit aujourd'hui. Cette ligne méridienne de cuivre, placée par le Roi, existe encore dans le parquet et témoigne, ainsi que la pendule de Passemant, des goûts et des connaissances scientifiques de Louis XV.

***

Tout somptueux qu'il fût ce salon n'était qu'un lieu de passage entre la Chambre du Roi et son Cabinet particulier. Il s'ouvrait aussi sur la petite antichambre des Chiens qui donnait à la fois accès à l'escalier privé et à une salle à manger intérieure que le Roi avait désiré y placer lorsqu'il ne tenait pas le Grand couvert dans les pièces de parade. C'est dans cette salle à manger que Louis XV posséda à cet étage, que le Roi dîne avec ses filles et qu'ont lieu, pendant la première partie du règne, les soupers qui suivent le retour de la chasse et qui seront transportés au second étage au temps de la faveur de Mme de Pompadour, pour revenir, un peu plus tard, au temps de l'amitié, à l'étage que nous décrivons. Ces soupers procurent une faveur très recherchée ; on regarde l'honneur de souper dans les Cabinets comme égal à celui de monter dans les carrosses. C'est après avoir donné l'ordre que le Roi fait faire la liste des privilégiés appelés dans ses Cabinets. Le duc de Luynes montre comment le Roi fait ses invitations : Il y soupe presque toujours au moins une fois la semaine. Ces soupers commencent ordinairement à sept heures ou sept heures et demie. Ceux qui veulent se présenter pour avoir l'honneur de souper avec Sa Majesté entrent dans le Cabinet, s'ils ont les entrées, sinon demeurent dans la Chambre à la porte du Cabinet. Le Roi sort un moment de son Cabinet, regarde ceux qui se présentent et rentre aussitôt pour faire la liste. L'huissier nomme ceux qui sont sur cette liste, lesquels entrent à mesure qu'ils sont appelés et vont se mettre à table aussitôt. Ces soupers durent ordinairement jusqu'à minuit ou environ ; ils ne se font presque jamais que les jours de chasse.

Voici, d'après le Registre des Premiers Gentilshommes, l'étiquette qui règne aux soupers et au jeu qui les suit :

Les jours que les dames soupent avec le Roi, Sa Majesté après souper joue dans son Cabinet ovale. Les dames qui n'ont pas l'honneur d'y souper viennent après, en grand habit. Les dames mangent en grand habit avec le Roi. Toutes les princesses toujours ; une dame d'honneur pour toutes les princesses, quatre dames et huit hommes. La table de vingt couverts. M. le duc de Gesvres laisse entrer tous les hommes connus dans le Cabinet, en le faisant demander. Tous ceux qui veulent jouer jouent. Il fait donner des tables, fait les honneurs, fait asseoir les dames qui ne sont pas titrées.

La faveur d'être admis à ces soupers était tellement recherchée qu'on voyait des gens, d'ailleurs de grande naissance, essayer de s'y faufiler sans être sur la liste. Ainsi M. de Léon, qui était fort gourmand, ayant sollicité vainement, s'y introduisit par la complaisance du duc de Gesvres, le premier gentilhomme chargé d'écrire la liste. Le Roi s'en aperçut et ne fit d'autre affront à ce faux invité que d'éviter de lui adresser la parole et de lui envoyer les plats de poisson dont il semblait avoir fort envie.

Située au cœur de l'appartement royal, cette salle à manger donnait aux invités de Louis XV une flatteuse impression d'intimité ; on le devine dans les souvenirs du duc de Croy, qui s'étend toujours avec complaisance sur les soupers de son maitre. Voici, par exemple, comment il narre la faveur qu'il a reçue en février 1756, c'est-à-dire à l'époque où Mme de Pompadour, nommée dame du Palais de la Reine, se convertissait et se mettait â faire maigre. On assiste vraiment à la scène, tant le narrateur met de précision aux détails, tous importants à ses yeux :

Le 21 au soir, Mme de Pompadour devant avoir parlé au Roi pour me faire souper sans chasser — comme étant plus occupé à travailler pour son service —, je me présentai à l'ordre [dans le Cabinet du Roi]. Le prince de Soubise avait promis d'en parler aussi à la marquise, ainsi que le prince de Tingry, qui me fit tenir auprès de lui, parce que le Roi perçant la foule venait toujours lui dire un mot et cela pour voir tout le monde, M. de Tingry se mettant exprès bien loin. Il y avait un monde affreux et bien des chasseurs. Je fus appelé et nous nous trouvâmes trente-trois au souper. Il fallut deux petites tables... Je remarquai que la marquise était à l'ordinaire auprès du Roi, parée et comme à l'ordinaire fort gaie. L'on ne s'apercevait d'aucun changement dans l'extérieur, hors que c'était un samedi et qu'elle faisait maigre. On soupait alors dans une nouvelle salle à manger de niveau à l'appartement du Roi, et l'on se tenait dans son dernier cabinet qui faisait le bout de la petite galerie, contre son arrière-cabinet, qui était ouvert et où on voyait son bureau et tous ses répertoires et catalogues sur tous les états et grades ou charges, et tout rempli de livres et d'instruments, surtout la belle pendule. Il y avait aussi de belles fleurs. J'aurais bien voulu fouiller dans tout cela quelques heures. Mes connaissances dans les arbustes, qui étaient ma folie du jour, me servirent. On en parla et je me trouvai fort libre et badinant avec la marquise. Enfin, j'étais parvenu à une des choses que je désirais, qui était de souper là sans chasser et avec liberté, sans être tout à fait confondu dans la foule des chasseurs, et étant bien et librement avec tout le monde.

On voit par ce récit ce que sont devenus les anciens soupers des Petits Cabinets, donnés auparavant au second étage ou dans l'appartement des maîtresses. Le changement introduit dans les intérieurs de Louis XV par le nouveau rôle de Mme de Pompadour explique ces arrangements beaucoup plus décents. La salle à manger du Roi, qui prend jour sur la Cour des Cerfs, est, dit Blondel, décorée à la moderne et ornée de tableaux relatifs à Cornus, nouvellement exécutés par nos plus habiles peintres. A la place de ces tableaux, Louis XVI fera plus tard accrocher des plaques peintes de Sèvres, d'après les chasses royales d'Oudry, que j'ai eu la bonne fortune d'y faire revenir. Ce sera toujours la salle à manger particulière, et l'on y verra, sous des tables vitrées,... les pièces de la vaisselle d'or du Roi, aussi précieuse par le travail que par la matière. Mais il existe alors, depuis 1769, une autre salle à manger royale au même étage des Cabinets ; c'est celle des salles neuves reprises par Louis XV sur les appartements de Madame Adélaïde, et elle sert, pendant la fin de son règne et le règne suivant, aux soupers de chasse, dont l'usage n'est jamais interrompu.

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Que désignait cette singulière appellation Antichambre des chiens, qu'on trouve dans les mémoires ?

C'était, à côté de la salle à manger, une pièce carrée. Elle servait à loger les petits chiens de la Chambre du Roi, pour lesquels Louis XV avait une prédilection. Elle a une délicieuse frise en stuc représentant des chasses et des bordures de dessus de porte qui datent de Louis XIV. Elle est revêtue, dit une description du temps, d'ancienne menuiserie, qui encastre plusieurs tableaux et dans laquelle sont pratiquées plusieurs loges et banquettes pour les chiens du Roi. Cette antichambre est éclairée sur une petite cour intérieure que dessert un balcon pour la commodité du service, qui se fait ainsi sans pénétrer dans les salons. On l'appelle la Cour des Cerfs à cause des têtes de cerfs sculptées qui la décoraient.

 

Le cabinet ou antichambre des Chiens ouvre sur un degré particulier, qui monte depuis le bas et qui a son entrée par le vestibule qu'on prend sur la cour de Marbre. C'est par ce degré que le Roi sort ordinairement pour monter en carrosse dans la grande cour, sans traverser tout l'appartement pour venir au degré de la Reine. Il y a même une petite salle des gardes au bas, près le vestibule, pour que les deux côtés par lesquels on entre chez le Roi soient gardés.

Le degré du Roi, que Versailles a conservé sous sa dernière forme, a une extrême importance dans la journée royale. C'est celui que prend Sa Majesté pour presque toutes ses sorties officielles ou privées, l'escalier de Marbre ou degré de la Reine étant beaucoup trop éloigné des appartements qu'il habite. Il dessert les cabinets intérieurs et permet à Louis XV d'accorder, à l'insu de tous, ses audiences les plus intimes. Par l'Œil-de-Bœuf passent les entrées, les grandes charges, les ministres, la Reine et Mesdames avec leur service, toute la vie majestueuse de Versailles ; par les derrières se glissent la mante bien close d'une bonne fortune ou le portefeuille bourré de papiers des gens du secret.

On reconnaît encore, sur la cour de Marbre, la fenêtre qui a remplacé la porte où débouchait le passage de l'escalier privé ; mais, quand il allait en voiture, le Roi traversait plutôt la petite salle des gardes, placée sous le Cabinet d'angle, et sortait par la porte donnant sur la Cour Royale, où son carrosse était rangé au bas des degrés. C'est là, en descendant la dernière marche, à la sortie de la Salle des Gardes, que Louis XV a été frappé par Damiens, au moment où il allait monter en carrosse.

En octobre 1747, s'introduisait par le degré le prétendant Charles-Édouard, peu de mois avant son arrestation et son expulsion de France, pour une audience exceptionnellement privée, et comme secrète, accordée par Louis XV dans le Cabinet de la Pendule. Le duc de Gesvres la consigna sur le registre de la Chambre : Ce prince me fit avertir. J'allai le recevoir à la porte sur l'escalier du cabinet des Chiens. Il était suivi de MM. de Bouillon, de Turenne, et de trois de ses grands officiers. Le Roi était dans son grand Cabinet. Je marchais devant le prince. Tout ce qui l'avait suivi ressortit et resta dans le cabinet des Chiens. Le premier valet de chambre garda la porte de ce côté-là et ne resta pas dans le grand Cabinet. Je restai dans le Cabinet à la porte, du côté de la Chambre, où il n'y avait personne. La conversation finie, j'ouvris la porte que gardait le premier valet de chambre et je conduisis le prince jusqu'à l'escalier. — Le même jour, ce prince alla chez M. le Dauphin. Je le fis entrer par les derrières.

Voilà toutes les précautions prises pour que les entrevues du prétendant ne donnent pas ombrage au roi d'Angleterre.

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Le cabinet où Louis XV passe le plus long temps de sa journée fait l'angle de la cour de Marbre et de la cour Royale. Sa double exposition lui procure une vue fort étendue. Il surveille d'une part tout le mouvement des carrosses et des arrivants au pied du Grand escalier et, par l'autre fenêtre, son regard s'étend sur l'avenue de Paris et jusqu'aux lointains horizons boisés de Versailles. Sa Majesté, écrit Luynes, se tient presque toujours dans le cabinet qui est au bout du Cabinet ovale. Le grand bureau à cylindre de Riesener, orné de bronzes, qu'on admire au Louvre, y trouvera sa place. C'est le Cabinet intérieur ou intime. Le Conseil s'y tint même à certains moments. Sa proximité de l'escalier intérieur le rendait commode pour les réunions du Conseil, quand le salon habituel ne pouvait servir ; ce fut le cas pour le moment où, Louis XV gardant le lit après l'attentat de Damiens, le grand Cabinet du Conseil n'était qu'un passage et se trouvait encombré par les services médicaux et les entrées. Il a eu, au cours du règne de Louis XV, plusieurs formes différentes. Une description de 1741 le montre tendu de tapisseries de damas cramoisi bordé de galons d'or, sur lesquelles on met des tableaux des plus grands maîtres. On les arrange par symétrie ; ils sont au nombre de vingt-sept, dont six du Guide. Quelques-uns de ces tableaux restèrent pendant tout le règne. On connaît le plus beau des meubles qui l'ornait, le médaillier en forme de commode du Cabinet des Médailles de Paris.

C'est dans ce premier cabinet qu'on peut évoquer les belles conversations avec le maréchal de Noailles où le vieux serviteur fidèle, l'homme de guerre éprouvé, entretient son maître des besoins du royaume et achève avec une franchise de soldat son éducation royale. Leur correspondance en garde l'écho et montre l'application de Louis XV à s'informer des moindres détails et la conscience qu'il mit toujours à remplir ses devoirs de roi. Noailles s'était offert discrètement à lui faire profiter de son expérience : Je serai très aise de recevoir vos idées, lui avait répondu le Roi. Le maréchal précisa son rôle : Jusqu'à ce qu'il plaise à Votre Majesté de me faire connaître ses intentions et sa volonté, me bornant uniquement à ce qui regarde la frontière dont elle m'a donné le commandement, je parlerai avec franchise et liberté sur l'objet qui est confié à mes soins et je me tairai sur le reste... Si vous voulez, Sire, qu'on rompe le silence, c'est à vous de l'ordonner.

Louis XV comprit cette offre généreuse et le parti qu'il pouvait tirer d'un tel dévouement : Le feu Roi, mon bisaïeul, que je veux imiter autant qu'il me sera possible, m'a recommandé, en mourant, de prendre conseil en toutes choses et de chercher à connaître le meilleur pour le suivre toujours. je serai donc ravi que vous m'en donniez ainsi, je vous ouvre la bouche, comme le Pape aux cardinaux, et vous permets de me dire ce que votre zèle et votre attachement pour moi et mon royaume vous inspireront. Je vous connais assez et depuis assez de temps pour ne pas mettre en doute la sincérité de vos sentiments et votre attachement à ma personne.

Combien le maréchal était heureux de voir, aux moments difficiles, le Roi prêt à le rejoindre aux armées. De son cabinet, Louis XV lui écrivait : Si l'on mange mon pays, il me sera bien dur de le voir croquer sans que je fasse personnellement mon possible pour l'empêcher. Il insiste : Si ma présence était nécessaire à mon armée avant la fin de la campagne, je vous prie de m'en avertir et je vous promets que je ne serai pas longtemps à vous joindre, quelque part que ce fût. Je sais parfaitement le misérable état où nous sommes ; mais je vous avoue que je ne verrais pas de sang-froid prendre une de nos places, ni mettre nos frontières à contribution ou courir le risque d'être pillées, saccagées ou brûlées.

Ces nobles lettres qui montrent un Louis XV peu connu, ardemment attaché aux intérêts de la nation, ont été, presque toutes, écrites dans ce cabinet intime. On le voit, réfléchissant sur les dépêches de la journée, faisant part au maréchal de ses impressions, lui soumettant, pour le lendemain, les sujets qui le préoccupent. Le Roi travaille quelquefois tard dans la soirée et sa dernière lettre du jour est pour le conseiller fidèle. En voici une entre vingt. Il vient d'exposer avec lucidité les affaires compliquées de Turin. Il n'est pourtant pas satisfait et il avoue modestement que sa lettre n'est pas très bien conçue ; il est plus d'une heure, je vais demain à la chasse à Rambouillet, et votre ambassadeur sera vraisemblablement parti quand je reviendrai. De plus, je ne suis pas plus spirituel que cela, mais ce qui est sûr, c'est que je fais de mon mieux. La Bavière me tourne la tête si cela est possible, et ce qui m'a fait une peine extrême est ce que j'ai appris du régiment des Vaisseaux, quand il a su qu'il allait en Bavière... Bonsoir, je vais me coucher...

Le décor qui entourait les conversations du maréchal de Noailles et du Roi a change puisque les étoffes de tenture disparurent en 1753 pour faire place à des panneaux de Verberckt, d'après les projets de Gabriel. On les admire encore aujourd'hui ; ils sont parmi les plus beaux spécimens de sculpture du Château. Sept ans plus tard, Verberckt y travaille à nouveau, aidé par Rousseau. La frise, les bas-reliefs, les boiseries sont d'une exceptionnelle beauté. Les enfants font le sujet général de la décoration ; on les trouve partout. Ils jouent à la bascule, aux bulles de savon, tressent des guirlandes, vendangent, s'amusent avec un dauphin ou un petit chien ; une des plus jolies scènes traite avec originalité le motif classique du bouc aux enfants. C'est l'enfance déjà qui anime les panneaux du Cabinet de la Pendule et ceux, plus étroits, de la Chambre du Roi ; mais les ouvrages du Cabinet intérieur sont beaucoup plus intéressants, d'une invention plus délicate, d'une facture plus large. L'artiste s'est surpassé pour plaire à un Roi qui aimait assez l'enfance pour en faire un motif qu'il aurait continuellement sous les yeux.

 

Une porte franchie, et l'on pénétrait dans un arrière-cabinet ou cabinet particulier du Roi. Louis XV y avait établi sa pièce la plus intime, celle où il était sûr qu'aucun passage de services ne viendrait le déranger. Il contenait le grand et le petit bureau où le Roi avait pris l'habitude de travailler. A gauche de la fenêtre, un réduit, orné de spirituelles boiseries du meilleur goût, gardait la chaise-percée.

Le Roi passait quotidiennement à son labeur de longues heures. Il n'avait négligé aucun détail pour maintenir de l'ordre dans ses papiers et j'ai pu découvrir, en enlevant un grand tableau placé sous Louis-Philippe, une série de tablettes, blanc et or, destinées à supporter des cartons, que Louis XV avait fait établir dans la profondeur des boiseries. Elles ont survécu aux remaniements ultérieurs de cette petite pièce.

C'est dans cette retraite, écrit Blondel, que Sa Majesté tient ses papiers et où elle écrit, ou donne et reçoit ses dépêches. C'est donc, par conséquent, le siège mystérieux du secret du Roi et de son travail, continué pendant tant d'années à l'insu de la Cour et des ministres, avec le prince de Conti et le comte de Broglie. Ce secret politique du Roi, ai-je écrit dans Madame de Pompadour et la politique, fut si bien gardé que ceux même qui en soupçonnèrent l'existence n'en connurent jamais l'objet. Chaque jour, pendant des heures, ce souverain, qu'on croyait à ses plaisirs, s'asseyait à sa table de travail pour dépouiller, mettre en ordre, annoter les mémoires qu'il se faisait remettre sur les diverses parties du gouvernement ou les rapports que, de tous les coins de l'Europe, dei agents inconnus adressaient sous des couverts sûrs. Il surveillait ainsi, par des hommes d'un zèle éprouvé, les points délicats de sa politique étrangère. Il se défiait de ses propres ambassadeurs, trop souvent choisis pour leur nom, leur fortune ou leur cuisinier ; il n'appréciait guère l'aide de ses ministres, ni le fumeux génie d'un marquis d'Argenson, ni la banale éloquence d'un Puisieux, ni la mémoire gonflée de gazettes d'un Saint-Contest. Ses courriers privés de Saxe, de Pologne, de Prusse ou d'Angleterre, lui apportaient plus de vérités utilisables que les rapports à grandes marges des Affaires étrangères, souvent remplis de pompeux commérages. Il dirigeait ainsi deux politiques, qui soutenaient l'une et l'autre les intérêts du royaume, mais dont la secrète passionnait seule son esprit défiant et mystérieux.

La Cour ignora tout du secret de Louis XV, et les ministres eux-mêmes s'en doutèrent à peine, jusqu'au jour où le comte de Broglie remit à Louis XVI, pour se justifier devant lui, toute la correspondance du maitre qu'il avait servi. Mais, pendant bien des années au milieu du règne, certaines allées et venues du petit degré excitèrent la curiosité de Versailles. Le prince de Conti le montait sans être annoncé, quelquefois accompagné d'un secrétaire, et les deux cousins s'enfermaient ensemble tout au fond de l'appartement. Des courtisans, Argenson ou Luynes, jettent parfois sur leur journal des notes de ce genre : On est toujours étonné de l'immixtion de M. le prince de Conti dans les affaires de l'État... Ce prince porte souvent de gros portefeuilles chez le Roi, et travaille longtemps avec Sa Majesté. — Tout le monde demande quel est le sujet de ce travail ; il parait que personne ne le sait... Il y a des gens qui prétendent que M. le prince de Conti s'instruit sur différentes matières dont il vient rendre compte au Roi... Il a plusieurs secrétaires qui paraissent fort occupés. Mais rien ne transpire de ces entretiens répétés.

C'est de ce travail caché, qui lui enlève si souvent le Roi et dont il évite avec soin de lui parler, que se montrait jalouse Mme de Pompadour. Comment n'en prendrait-elle pas ombrage ? Que contiennent ces dépêches remises à Conti en pleine chasse, et les lignes griffonnées par lui sur la selle et qu'un courrier porte au Roi ? Quelle raison si pressante le fait arriver parfois de l'Isle-Adam à cheval et bride abattue, pour s'en retourner sur-le-champ ? Pourquoi tient-on la marquise hors de toute information, alors qu'elle donne au Roi tant de preuves de discrétion et d'attachement ? Conti, interrogé par elle, s'est dérobé. Les secrétaires d'État ne savent rien, et le comte d'Argenson, un peu mieux renseigné peut-être, puisqu'il a travaillé quelquefois avec le prince, se garderait bien de satisfaire la curiosité de sa belle ennemie. Désappointée dans ses recherches, Mme de Pompadour est en proie à une jalousie singulière. Elle sent que le Roi n'accorde pas assez de confiance au sérieux de son esprit pour la mêler aux secrets de politique. C'est alors qu'elle commence à s'instruire des choses qui jusqu'à présent ne l'intéressaient guère, et dont la connaissance peut seule lui procurer l'orgueil des suprêmes confidences.

 

Si Mme de Pompadour ni aucune favorite ne pénétrait dans cet arrière-cabinet, sanctuaire réservé au travail du Roi et qu'une porte secrète reliait seulement à l'appartement de Madame Adélaïde, la marquise eut accès maintes fois sans doute dans le beau cabinet d'angle voisin, où le Roi donnait ses audiences particulières. Un souvenir d'elle s'y rattache d'une façon émouvante.

Le soir du 17 avril 1764, à six heures, le convoi funèbre de la marquise de Pompadour se forme à l'église Notre-Dame de Versailles, où a lieu un premier office, et se met en marche pour transporter le corps à l'église des Capucines de Paris. Il fait un temps affreux, une pluie violente, un vent d'ouragan qui éteint les torches. Le cortège doit suivre l'avenue de Paris, en passant devant la Place d'Armes, en vue du Château et de l'appartement royal. Le Roi, qui sait tout ce qui se fait, se dirige du côté de son cabinet intérieur, dont une fenêtre donne vers la place. Laborde, premier valet de chambre qui racontera la scène, entre, espérant arriver à temps pour allumer, fermer les volets et éviter à son maître le triste spectacle. Mais le Roi est déjà sur le balcon, avec l'autre valet de chambre, Champlost. Il regarde en silence le convoi s'engager dans l'avenue ; absorbé par ses pensées, paraissant insensible au mauvais temps, il reste jusqu'à ce que la dernière voiture ait disparu.

Champlost a conté la scène à Dufort de Cheverny qui l'a notée : Enfin, le jour de l'enterrement de la Marquise arriva. Le Roi, par les ordres de qui tout se faisait, savait l'heure. Il était six heures du soir, en hiver, et par un temps d'ouragan épouvantable... Le Roi prend Champlost par le bras ; arrivé à la porte de glaces du Cabinet intime — donnant sur le balcon qui fait face à l'avenue de la cour —, il lui fait fermer la porte d'entrée et se met avec lui en dehors sur le balcon. Il garde un silence religieux, voit le convoi enfiler l'avenue et, malgré le mauvais temps et l'injure de l'air auxquels il paraît insensible, il le suit des yeux jusqu'à ce qu'il perdre de vue tout l'enterrement. Il rentre alors dans l'appartement ; deux grosses larmes coulaient encore le long de ses joues, et il ne dit à Champlost que ce peu de mots : Voilà les seuls devoirs que j'aie pu lui rendre !...

 

V. — LES PETITS APPARTEMENTS

 

Le Roi est fatigué de son travail, de ses audiences, du poids des étiquettes. Un juste besoin de distraction et de liberté s'empare de son esprit. Il quitte ses Cabinets du premier étage et, par un des escaliers intérieurs, il gagne en haut une partie réservée du Château où ses goûts successifs ont accumulé les collections et sa bibliothèque.

Personne ne viendra le déranger. C'est ce qu'on appellera, dans le langage de la Cour, les Petits Cabinets ou !es Petits Appartements. Cette partie des intérieurs du Roi est située au-dessus de sa chambre à coucher et des Cabinets voisins ; remaniée à maintes reprises, exhaussée, agrandie sans cesse, elle formait deux ou trois étages superposés, véritable labyrinthe de petites pièces et d'entresols s'éclairant par d'étroites cours. De ces trois étages d'une distribution compliquée, où s'enchevêtraient les passages et les escaliers de toute sorte, il ne reste plus que celui qui est à la hauteur des combles de la cour de Marbre et tout le coté ouest de la cour des Cerfs, le seul de cette cour intérieure qui soit demeuré à peu près intact. Depuis 1722, le Roi a fait aménager peu à peu ces Petits Cabinets selon des fantaisies successives. Il y a sa bibliothèque, sa collection de cartes géographiques, ses ateliers pour dessiner et pour tourner, ses cuisines particulières, ses offices, sa distillerie, sa confiturerie, une salle de bains et, sur une des terrasses supérieures, des volières remplies d'oiseaux rares. Nul ne pénètre dans ces parties du Château quand le Roi s'y trouve. Pour une affaire urgente, les ministres écrivent ; ils ne sont reçus que s'ils ont à amener un courrier de grande importance ; hors ce cas, les garçons bleus, qui font le service intérieur, n'introduisent jamais personne.

Ce fut surtout pour lui un domaine d'absolue intimité, et l'on définissait assez bien sa pensée, quand on y découvrait une suite de réduits délicieux accessibles à ses seuls confidents, qui, sans être absolument séparés de son palais, n'y avaient cependant de communication que ce qu'il fallait nécessairement pour le service. Ils faisaient partie de ces nids à rats, dont le marquis d'Argenson reprochait à son maître d'encombrer les maisons royales et qu'il disait coûter plus cher que les bâtiments de Louis XIV ; nous savons, par un compte de l'architecte Gabriel, que la dépense pour ceux de Versailles s'élevait déjà, en 1737, à près de six cent mille livres. L'amer critique de la Cour revient à diverses reprises sur ces plaintes : Chaque mois voit éclore quelque nouveau projet, et malheureusement il n'existe plus d'autres amusements pour Louis XV !

Le duc de Croy pense aussi à ces Cabinets de Versailles, quand il constate que ce malheureux goût des petits bâtiments et de ces petits détails coûtait immensément sans rien faire de beau à rester. Mais le roi y prenait tant de plaisir qu'il faisait consigner ces menus travaux dans un élégant manuscrit, calligraphié avec soin et dont quelques feuillets conservés attestent l'intérêt qu'il y portait.

 

On pardonnera à Louis XV de s'être occupé d'abord, et avec quelque passion, de sa bibliothèque. Elle se développa avec les acquisitions nouvelles et finit par remplir une grande partie du second étage sur la cour des Cerfs. Des armoires fermées de glaces contiennent les livres qui sont très bien choisis et très bien reliés ; d'autres, sans portes, renferment de très belles cartes qui se développent avec des rouleaux montés sur des ressorts. Il y a toute la littérature et toutes les œuvres de science du temps. Pour orner l'un des panneaux, l'imprimeur des Cabinets du Roi a mis, suivant la mode de son siècle, qui se retrouvera chez Marie-Antoinette, de faux dos de livres, et il a écrit sur les reliures de ces grands volumes in-folio un beau titre imaginaire : Description de pays inconnus.

Une anecdote de la fin de la Régence montre le genre de travaux auxquels se livrait le jeune souverain dans sa bibliothèque et en quel rigoureux particulier il y gardait sa liberté. Le duc de Gesvres s'y rend un jour, après une conversation avec la duchesse d'Orléans pour transmettre une requête urgente de cette princesse en faveur de ses neveux, MM. de Dombes et d'Eu, qui veulent avoir les entrées particulières : M. de Gesvres monta sur-le-champ chez le roi qui, dans ce temps-là, était dans le goût de dessiner et y travaillait dans ses petits-cabinets en haut. Plusieurs de ceux qui avaient coutume de lui faire leur cour familièrement étaient admis dans ce particulier et dessinaient en même temps. M. de Gesvres s'approcha du Roi, lui parla tout bas..., ajoutant que, sans rien interrompre de son amusement, il pouvait laisser tout le monde travailler, et sans rien dire qu'il sortirait tout seul, dans la petite galerie qui est auprès du cabinet où il dessinait. La faveur fut accordée séance tenante aux neveux du Régent.

Une autre bibliothèque fut établie par Louis XV au-dessus du cabinet du Conseil. Cette pièce, qui a gardé ses rayons et ses tablettes de marbre, s'éclaire par trois lucarnes percées dans le comble un passage secret à l'usage du Roi la faisait communiquer avec la plus intéressante partie de l'étage, la petite galerie.

 

Cette petite galerie d'en haut est la pièce des réunions intimes. Louis XV et ses familiers y passent de nombreuses heures. C'est là que Mme de Pompadour préside aux répétitions à l'époque où le théâtre des Petits Appartements fait l'amusement du Roi. C'est là que se groupent, après la chasse, avant de passer à table pour le souper, les chasseurs qui ont accompagné le Roi dans la journée et les invités qui ont obtenu la faveur de se joindre à eux. Elle n'a pas été sensiblement défigurée. La partie des mansardes qui la contient, éclairée par. les cinq premières fenêtres du comble, fut, à la fin du règne, l'appartement de Mme du Barry, et c'est alors seulement que la galerie s'est transformée.

C'est au moment où la dernière favorite vint occuper cette partie du Château, que la petite galerie et son salon furent mis en dorure. Les boiseries jusqu'alors étaient en ce vernis de Martin, dont les couleurs eurent à s'accorder avec une charmante décoration de peinture. Au retour de ses randonnées dans les environs de Versailles, il avait sous les yeux, pour lui rappeler son délassement favori, une suite de tableaux représentant différentes chasses d'animaux féroces exotiques, celles du lion, du tigre, de la panthère, de l'éléphant, du taureau sauvage et de l'ours, peints par Boucher, Carle Vanloo, Parrocel et Lancret.

 

A l'heure du jeu, le cercle familier et choisi du Roi passait dans un cabinet vert qui servait de salon de jeu. Jeudi dernier, raconte Luynes, tout le monde se rendit chez le Roi, dans sa petite galerie en haut. Il n'y avait que quatre dames et dix hommes, en comptant le Roi. Une demi-heure ou environ après, te Roi entra dans le cabinet qui joint à la petite galerie, qui est peint en vert, et donna à tirer pour le cavagnol ; il n'y eut point d'autre jeu devant et après souper, hors un tric-trac où le Roi ne joua point. A sept heures et demie, le roi descendit en bas pour donner l'ordre ; il revint aussitôt après.

La pièce servait, à d'autres moments, aux soupers des jours de chasse, dont la dépense était faite par un cuisinier spécial. J.-F. de Troy et Lancret avaient peint, pour la salle à manger des Petits Appartements, deux toiles célèbres, le Déjeuner d'huîtres et le Déjeuner de jambon. Il est assez curieux de trouver chez le Roi ces joyeuses compositions, où se marque si librement la sensualité gastronomique de l'époque. Ces sujets, dont l'un représente des seigneurs dans une salle magnifiquement décorée, et l'autre, une partie de jeunes gens à table, faisant la débauche..., sur un fond de paysage, convenaient à ces élégants soupers de Versailles, où Sa Majesté conviait ses compagnons de plaisir et quelques courtisans favorisés.

Pendant ces soupers, Louis XV s'humanisait un peu, s'intéressait au moins par une parole aux affaires de chacun, écoutait la plaisanterie des hommes d'esprit et daignait sourire. La faveur était grande d'y être nommé et la liste, toujours assez courte, dépendait du caprice du moment. Les courtisans les plus importants guettaient anxieusement, au débotter dans le Cabinet, le regard du maitre, pour être vus de lui l'instant où il songeait à désigner les convives. Il valait la peine d'y penser, car avec le Roi les absents avaient toujours tort, et c'était beaucoup qu'il eût aperçu à ses côtés, dans la familiarité d'un souper, le visage de l'homme qui sollicitait un cordon ou un commandement.

Parmi les témoignages qui les évoquent, choisissons le récit que faisait M. de Croy de son premier souper chez le Roi, faveur qu'il obtenait par Mme de Pompadour, ayant appris que l'on n'y avait guère d'accès que par la marquise. Enfin, un soir de janvier, ayant chassé comme à l'ordinaire, M. de Croy est, avec les autres courtisans, devant la porte du petit escalier ; l'huissier lit la liste et les élus montent à mesure qu'ils sont appelés, laissant derrière eux la foule humiliée des refusés. Après une courte anxiété, le prince a la joie d'entendre son nom, et le voilà à son tour dans ces Cabinets de Versailles, où sa première entrée sera une des grandes dates de sa vie.

Le 30 janvier 1747, raconte-t-il, ayant chassé à l'ordinaire, le Roi me marqua sur la liste que l'huissier lisait à la porte. On entrait à mesure par le petit escalier et on montait dans les petits-cabinets. J'y soupai donc pour la première fois à Versailles, car il y avait sept ou huit ans que j'y avais soupé deux fois de suite à la fin d'un voyage à Fontainebleau... Étant monté, l'on attendait le souper dans le petit salon ; le Roi ne venait que pour se mettre à table avec les dames. La salle à manger était charmante et le souper fort agréable, sans gêne ; on n'était servi que par deux ou trois valets de la garde-robe, qui se retiraient après vous avoir donné ce qu'il fallait que chacun eût devant soi. La liberté et la décence m'y parurent bien observées ; le Roi était gai, libre, mais toujours avec une grandeur qui ne le laissait pas oublier ; il ne paraissait plus du tout timide, mais fort d'habitude, parlant très bien et beaucoup, se divertissant et sachant alors se divertir. Il paraissait fort amoureux de Mme de Pompadour, sans se contraindre à cet égard, ayant toute honte secouée et paraissant avoir pris son parti, soit qu'il s'étourdit ou autrement, ayant pris le sentiment du monde là-dessus, sans s'écarter sur d'autres, c'est-à-dire s'arrangeant des principes (comme bien des gens font) suivant ses goûts ou passions. Il me parut fort instruit des petites choses et des petits détails sans que cela le dérangeât, ni sans se commettre sur les grandes choses. La discrétion était née avec lui ; cependant on croit qu'en particulier il disait presque tout à la marquise. En général, suivant les principes du grand monde, il me parut fort grand dans ce particulier, et tout cela fort bien réglé.

Je remarquai qu'il parla à la marquise en badinant sur sa campagne, et comme réellement voulant y aller au 1er mai. Il m'a paru qu'il lui parlait fort librement en maîtresse qu'il aimait, mais dont il voulait s'amuser et qu'il sentait qu'il n'avait que pour cela, et elle, se conduisant très bien, avait beaucoup de crédit, mais le Roi voulait toujours être maître absolu et avait de la fermeté là-dessus... Il me paraissait que le particulier des Cabinets... ne consistait que dans le souper et une heure ou deux de jeux après le souper, et que le véritable particulier était dans les autres Petits Cabinets, où très peu des anciens et des intimes courtisans entraient. Le Roi était, comme j'ai dit, fort d'habitude, aimant ses anciennes connaissances, ayant de la peine à s'en détacher et n'aimant pas les nouveaux visages ; et c'est, je crois, à cette humeur constante et d'habitude que plusieurs devaient la durée de leur apparente faveur, car, hors les véritables intimes dans le petit intérieur, les autres n'avaient, je crois, que très peu ou point de crédit.

Nous fûmes dix-huit serrés à table, à savoir, à commencer par ma droite et de suite : M. de Livry, Mme la marquise de Pompadour, le Roi, Mina la comtesse d'Estrades, la grande amie de Mme de Pompadour, le duc d'Ayen, la grande Mme de Brancas, le comte de Noailles, M. de la Suse, dit le Grand Maréchal, le comte de Coigny, la comtesse d'Egmont, M. de Croissy, dit Pilo, le marquis de Renel, le duc de Fitz-James, le duc de Broglie, le prince de Turenne, M. de Crillon, M. de Voyer d'Amenson et moi. Le maréchal de Saxe y était, mais il ne se mit pas à table, ne faisant que dîner, et il accrochait seulement des morceaux, étant extrêmement gourmand. Le Roi, qui l'appelait toujours comte de Saxe, paraissait l'aimer et l'estimer beaucoup, et lui y répondait avec une franchise et une justesse admirables. Min' de Pompadour lui était tout à fait attachée. On fut deux heures à table avec grande liberté et sans aucun excès. Ensuite le Roi passa dans le petit salon ; il y chauffa et versa lui-même son café, car personne ne paraissait là et on se servait soi-même. Il fit une partie de comète avec Mme de Pompadour, Coigny, Mme de Brancas et le comte de Noailles, petit jeu ; le Roi aimait le jeu, mais Mme de Pompadour le haïssait et paraissait chercher à l'en éloigner. Le reste de la compagnie fit deux parties, petit jeu. Le Roi ordonnait à tout le monde de s'asseoir, même ceux qui ne jouaient pas ; je restai appuyé sur l'écran à le voir jouer ; et Mme de Pompadour le pressant de se retirer et s'endormant, il se leva à une heure et lui dit à demi-haut (ce me semble) et gaiement : Allons ! allons nous coucher. Les dames firent la révérence et s'en allèrent, et lui fit aussi la révérence et s'enferma dans ses Petits Cabinets ; et nous tous, nous descendîmes par le petit escalier de Mme de Pompadour où donne une porte, et nous revînmes par les appartements à son coucher public à l'ordinaire, qui se fit tout de suite.

Ainsi se passa la première fois que je soupai dans les Cabinets à Versailles, et tout cela m'ayant paru simple et bien suivant le grand monde, et que je pouvais en être sans me mêler ni rien faire de mal, je résolus de m'y attacher assez et de faire ce qu'il faudrait pour y être admis de temps en temps..., et de ne m'y pas trop abandonner non plus pour ne m'y pas laisser emporter au torrent.

L'honnête homme qu'est le duc de Croy aurait pu être quelquefois scandalisé des propos que jetait par exemple la verve libertine de Richelieu. Le lendemain d'un jour où il avait soupé, il notait, avec une sorte de candeur, en sortant de chez son confesseur : Je crois que j'étais bien, là, le seul dans le cas. Cependant, je tâchais d'arranger tout cela ensemble, c'est-à-dire de faire la cour à mon maître, parce que cela convenait à mon état, sans, dans le fond, approuver son dérangement, mais, aussi, convenant que dans le désordre, cela me paraissait aussi bien arrangé que cela pouvait être, de sorte que je tâchais de me prêter convenablement, sans me corrompre. Et l'honnête courtisan conclut sans malice : Ce qui est fort délicat.

Aux racontars de la Cour s'ajoutait parfois le piment d'une anecdote leste. Le Roi laissait toute liberté aux convives, sans cependant, remarque encore Croy, que l'on eût envie de lui manquer car il y avait toujours quelque chose de majestueux en lui, qui, soit habitude et préjugé, ou autrement, faisait que l'on n'oubliait point que l'on était avec son maître.

Si la vivacité des propos paraissait franchir la borne, le Roi frappait trois coups sur la table, annonçant, comme eût fait l'huissier, une présence qu'on ne devait pas oublier : Messieurs, le Roi !

 

Dans les petits-cabinets, Louis XV était en son privé autant que peut l'être un simple particulier. C'était le coin de Versailles qu'il s'était réservé de préférence, qu'il disposait à son goût et où il aimait à vivre, sûr de n'y être jamais importuné. Il n'y conviait que fort rarement ses enfants eux-mêmes. On le voit en 1745 faisant les honneurs des curiosités rassemblées dans cette partie fermée de Versailles à la première Dauphine, qu'il cherchait à mettre à l'aise avec lui.

Certains inconvénients résultaient de la multiplicité des escaliers, des issues toujours plus nombreuses, des passages difficiles à garder et du petit nombre des gens de service. On y montait aisément des cours intérieures, qui étaient à peu près publiques à cause des appartements du rez-de-chaussée qu'elles desservaient.

On pouvait s'introduire aussi par l'escalier de l'attique des appartements. Le fait se produisit plusieurs fois. M. de Marigny, averti par le contrôleur de Versailles, dut prendre des décisions à cet égard : J'ai appris, monsieur, qu'une des portes de dégagement des petits-cabinets se trouvant presque toujours ouverte, quand le roi y mange, des personnes inconnues ont eu la facilité plusieurs fois de se procurer l'entrée de cet intérieur ; qu'elles s'étaient même avancées jusque dans la pièce où était le roi...

C'est la confirmation d'une anecdote des mémoires de Mme du Hausset, où l'on voit Louis XV violemment effrayé par la présence, dans sa chambre à coucher, d'un homme en manches de chemise. Ce n'était qu'un inoffensif cuisinier, qui s'était trompé d'escalier et avait trouvé toutes les portes ouvertes.

Le Roi, disait Marigny à ce propos, pouvait être assassiné dans sa chambre sans que personne en eût connaissance et sans qu'on eût pu savoir par qui.

Malgré ces inconvénients, les commodités sont considérables pour maintes circonstances de la vie quotidienne. Pendant les premières années d'une liaison célèbre, une présence a animé ce décor d'une vie somptueuse et retirée. C'est là que Mme de Pompadour rejoignait le Roi et qu'elle eut ses heures brillantes. Logée à peu de distance, à la même hauteur, sous les toits, dans l'attique du Nord, au-dessus des grandes pièces de Louis XIV, elle pouvait à tout moment et à l'insu de tous, par une communication secrète, se rendre chez le Roi ou le recevoir chez elle.

Son appartement, qui la rendait si voisine du Roi, se trouve conservé à peu près intact. Des balcons, la vue est magnifique et fort étendue. On entre par une antichambre aux boiseries simples. Elle donne accès à gauche sur une vaste pièce avec une large alcôve ; le voisinage d'un petit réchauffoir dallé de marbre permet d'y évoquer les soupers les plus intimes. A droite, la chambre à coucher montre une alcôve étroite entre deux cabinets munis d'armoires. La boiserie, d'un dessin élégant et simple, est formée de grands panneaux à coquilles dans le goût de Verberckt. On retrouve dans ces pièces que le hasard des temps a respectées la vie intime de la marquise. On y imagine, à l'heure de la toilette, les hommes de la Cour et les femmes les plus brillantes montant, quelquefois par le fauteuil volant, vers ce sanctuaire des Grâces où Mme de Pompadour entourée à sa toilette comme une reine, peut remarquer un propos et le répéter au Roi.

On peut évoquer ici la favorite pendant les six ans où elle fut maîtresse du Roi avant de devenir, plus tard, pour quatorze ans, son amie et sa conseillère. Quelle puissance donnée à la femme par ces longues heures de tête-à-tête, et quel champ ouvert à l'ingéniosité de son esprit ! C'est alors seulement que le Roi est à l'aise auprès d'un être aimable, qui le devine, le distrait, l'intéresse, combat son pitoyable ennui par l'activité d'une fantaisie jamais lassée, par des projets sans cesse variés de spectacles, de fêtes, de jeux, de voyages et de constructions. La marquise connaît tous les bons écrivains de France et peut réciter des scènes entières de comédie. D'autres fois, après s'être risquée à parler affaires, à servir un protégé, quand le front royal se rembrunit, elle se met au clavecin, chante l'opéra en vogue ou l'une de ces simples chansons du temps, fraîches et joyeuses, qui conviennent aux harmonies délicates de sa voix.

***

Pendant un temps, les Petits Appartements allaient connaître une présence plus vertueuse. Après la mort de Mn' de Pompadour, la Cour s'inquiéta un jour de voir s'installer la Dauphine Marie-Josèphe de Saxe dans les jolis salons aux vernis clairs, aux gais tableaux, où le roi avait donné longtemps ses soupers de chasseurs et gardait toujours ses habitudes de vie intime. Louis XV voulant lui assurer, après la mort du Dauphin, plus de tranquillité et en même temps la rapprocher de sa personne, avait décidé de lui réserver la plus belle partie de ses Petits-Cabinets. La princesse y passa son dernier hiver, occupée de bonnes œuvres et de l'éducation de ses enfants, dont les trois fils devaient régner. Elle y mourut le 13 mars 1767, et l'on ne manqua pas de la déclarer empoisonnée au bénéfice de M. de Choiseul. Le lendemain, on descendit le corps et on l'exposa découvert sur un lit de parade, et une foule étonnante du peuple l'y alla voir.

Les Petits-Cabinets de Louis XV devaient connaître une autre fortune. On ne se doutait pas alors de la singulière succession qui les attendait. Jamais encore maîtresse royale n'y avait vécu, pas même Mme de Pompadour qui, si elle en faisait les honneurs, n'y habitait point ; l'audacieux privilège accordé à la dernière montre quel goût extrême eut le roi pour elle et combien cette passion le poussait à braver l'opinion. Les lieux remis à neuf à l'intention de Mme du Barry, et fort peu remaniés depuis, restent aujourd'hui désignés par son nom et remplis de son souvenir. Elle n'y fut pas logée dès son arrivée au Château, mais seulement en 1770 ; au moment du mariage du Dauphin, la comtesse commence à y recevoir la Cour. Le duc de Croy le constate dans un tableau assez curieux de Versailles à cette date.

Je remarquai que petit à petit on allait de plus en plus chez la comtesse. Elle était établie au logement des Cabinets, là même où était morte Madame la Dauphine. Elle gagna, de tout cela, d'être tout à fait à découvert, comme dame de la Cour ; elle allait à toutes les fêtes, pêle-mêle avec les autres ; on s'y habituait ; voilà en quoi elle gagnait. Mais elle ne paraissait pas être d'un esprit intrigant. Elle aimait la parure, à se trouver à tout, sans marquer d'envie de se mêler d'affaires. Elle paraissait respectueuse avec les autres dames, ne s'aventurant pas trop. Tout cela faisait conjecturer qu'on s'y habituerait petit à petit et que peut-être elle n'ambitionnerait pas d'être autrement qu'elle n'était.

Rien n'assura mieux que l'attribution de ce logis à quel degré s'élevait le crédit de la maîtresse nouvelle, malgré la violente opposition que lui faisaient M. de Choiseul et son parti. S'ils eussent connu les détails que nous ont révélés la correspondance des Bâtiments, à l'occasion de cette installation surprenante, une matière inespérée eût été offerte aux nouvellistes à la solde du ministre ou aux familiers de Mme du Deffand.

Point d'argent pour les princes, pour la dauphine Marie-Antoinette ; rien ne se termine des travaux partout commencés dans le Château ; l'Opéra même reste en souffrance ; seule, Mme du Barry est contentée. Elle occupe son logis neuf dès décembre 1770, et ce petit succès coïncide avec sa grande victoire, la disgrâce et l'exil de Choiseul.

Les principales intrigues de son règne éphémère s'évoquent pour nous dans ces chambres aujourd'hui abandonnées. Il faut y replacer par l'imagination ce mobilier d'une élégance incomparable, que décrivent les inventaires. Mme du Barry y avait mis ses plus beaux objets : sa grande commode de porcelaine de France peinte à Sèvres d'après des sujets de Watteau, sa commode d'ancienne laque à magots, sa table à écrire, son forte-piano marqueté de bois de rose et revêtu de bronzes de Gouthière, son thermomètre et son baromètre de Passemant, dont la cage de bronze doré était garnie de médaillons de Sèvres, la pendule des Grâces par Germain, où l'Amour indiquait l'heure et que gardait la chambre à coucher, une bibliothèque reliée en maroquin rouge et vert, toute aux armes et à la devise, un meuble de salon doré par Cagny, monté en satin blanc brodé de soie, comprenant douze grands fauteuils ovales, un canapé et vingt-quatre chaises, dont une grande pour le Roi. Parmi les tableaux, des scènes flamandes de Van Ostade et de Teniers, quelques Drouais, une collection de jeunesses de Greuze et, partout, dans ces chambres aux plafonds bas, éclairés en mansardes, un choix de raretés presque aussi riche qu'à Louveciennes.

Le Roi venait à toute heure du jour dans ce petit logis doré à neuf, pimpant et frais. Il n'avait pour cela qu'un étage à gravir soit par l'escalier à rampe de fer à son chiffre, au pied duquel l'avait blessé Damiens, soit par un escalier intérieur. Les gens de la comtesse en livrée chamois et argent l'introduisaient auprès de leur maîtresse. De sa bibliothèque même, un passage secret le conduisait de plain-pied dans la chambre où la comtesse, enfouie dans les dentelles, sur un lit doré, donnait ses audiences du matin. Ici, dans cet étroit appartement voisin des cabinets où le Roi s'amusait à cuisiner lui-même, c'étaient les petits soupers servis par le nègre Zamor, la vie familière un peu bourgeoise et aussi la continuelle obsession des affaires qui montaient chaque jour l'escalier derrière le Roi.

Souvent, avec des familiers, on faisait de la musique ; la favorite jouait de la harpe, son instrument préféré. Parfois la conversation s'engageait sur des questions scientifiques ou sur quelques-unes des lectures que la comtesse venait de faire dans les élégants volumes reliés à ses armes, de sa bibliothèque. Le soir, lorsqu'il n'y avait pas spectacle, le Roi aimait tenir le jeu chez elle. Autour des tables se groupaient les partenaires habituels. C'est là qu'un soir de 1773 mourut un des courtisans les plus aimés du Roi, le marquis de Chauvelin. Après la partie de whist il était allé s'adosser à la chaise de la maréchale de Mirepoix qui jouait à une autre fable. Il plaisantait avec elle. Le Roi, qui était du côté opposé au marquis, ayant remarqué de l'altération sur son visage, lui a demandé s'il ne se trouvait pas mal. Il est à l'instant tombé raide mort. Le Roi s'écria : Un prêtre ! l'absolution ! et ne fut tranquille que lorsqu'on l'assura que le pouls n'avait pas tout à fait cessé de battre et que le marquis avait pu recevoir l'absolution. Cette mort, qui accentuait en lui sa constante préoccupation des choses religieuses et funèbres, lui laissa beaucoup de tristesse.

Quelques mois après, à l'heure où le Roi lui-même allait mourir, Mme du Barry dut s'arracher à ce théâtre de ses heures brillantes. Le rôle des Petits Appartements était fini.